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REMARQUES SUR LA NOTION D’ACCOMMODEMENT RAISONNABLE

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L’automne de l’année 2007, il y a eu une effervescence dans l’opinion québécoise au sujet de questions qui ont trouvé une désignation commune dans l’expression d’accommodement raisonnable. L’affaire est telle qu’une commission menée par deux universitaires a été formée pour enregistrer tous ces remous à travers la province, et peut-être pour les amplifier encore, dans l’espoir, qui sait ? de leur donner une direction. A écouter les rumeurs, on se fait vite une idée de ces accommodements comme concernant le rapport du peuple québécois avec tout ce qui peut apparaître comme réclamant quelque forme de tolérance, c’est-à-dire principalement les étrangers, les minorités culturelles et les diverses communautés religieuses, avec leurs convictions et pratiques. On comprend alors le problème agité comme se posant à peu près ainsi : jusqu’à quel point est-il raisonnable de s’accommoder des traditions diverses qui s’affirment au Québec, et de les accommoder en leur reconnaissant officiellement une place, voire des lieux réservés, privilégiés ? Selon la morale officielle, il faut se montrer aussi tolérant que possible, parce que la tolérance est devenue l’une des grandes valeurs de notre société, et il faut accorder aux diverses traditions des droits particuliers lorsqu’elles ne sont pas compatibles avec la loi commune, tant que les privilèges demandés restent raisonnables. Selon les sentiments d’une grande partie de la population, ces accommodements sont choquants et dangereux, parce qu’ils menacent l’opinion et les mœurs locales, c’est-à-dire aussi le bien-être qu’on trouve à vivre chez soi, pour l’essentiel avec des gens qui partagent les mêmes sentiments et attitudes.

On devine les débats et les réactions provoqués par ce genre de questions. Les uns, sortant de leur réserve habituelle, affirment leur méfiance, voire leur haine larvée de tout ce qui est étranger à leur mode de vie, et qui leur enlève le sentiment d’une identité nationale capable de les porter et dans laquelle ils puissent reposer. Les autres s’indignent de voir surgir des sentiments racistes jusqu’à présent cachés sous les discours officiels, mais pourtant invisibles seulement à ceux qui ne voulaient pas les voir, et affichent leur orthodoxie morale, leur humanisme et leur idéal de tolérance. D’autres voient dans cette situation une opportunité de faire progresser leur religion et de l’imposer davantage dans l’espace public. Bref, il y a lieu ici pour mille débats sur les rapports entre l’État et les diverses communautés culturelles et religieuses, ainsi que sur l’attitude du bon citoyen face à la diversité des croyances et des mœurs. Quel que soit l’intérêt de telles questions, ce n’est pas celles qui nous retiendront maintenant.

Ce genre de problème est général, à divers degrés, il se pose partout et en tout temps, même si les importants mouvements migratoires actuels, les changements que provoquent dans les mœurs l’évolution des sciences et des techniques, ainsi que les modifications corrélatives de l’ordre économique mondial et local, lui donnent un poids particulier aujourd’hui. Dans nos sociétés multiculturelles, comme on aime les appeler, il faut décider jusqu’où doit aller la tolérance, et quels accommodements il est raisonnable de faire entre les diverses cultures sur un même territoire, sous une même loi. On comprend donc que le principal des discussions sur ce type d’accommodement porte sur la détermination des limites du raisonnable. J’aimerais plutôt m’interroger sur une question plus fondamentale, à savoir s’il est sensé ou raisonnable de se poser ce genre de questions en ces termes. Car le plus étonnant n’est-il pas que la réflexion sur la régulation du rapport des cultures et sur la place de la religion se soit fixée sur le problème d’un accommodement et de son dosage ?

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La bizarrerie sera d’autant plus évidente si l’on cherche l’origine de cette expression telle qu’elle apparaît dans ces débats. Elle semble venir en effet d’un principe de jurisprudence qui n’a pas du tout pour but ou pour ambition de régler le type de questions qui remuent actuellement l’opinion. Il s’agit d’assouplir les rapports entre employeurs et employés, en obligeant les premiers à tenir compte, raisonnablement, dans l’aménagement des conditions de travail, de certaines exigences particulières des seconds, afin de respecter leur droit de n’être pas discriminés selon certaines caractéristiques. Voici comment l’article 10 de la charte québécoise définit ce droit de n’être pas discriminé :

« Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap. »

On voit que si l’origine ethnique et la religion font partie des critères selon lesquels il est interdit de discriminer les gens, ce n’est que parmi bien d’autres. Et de fait, l’application juridique n’a concerné ces aspects que dans une faible minorité des cas.

La notion d’accommodement raisonnable dans cette fonction résulte de l’idée que, pour s’appliquer concrètement, le principe de la reconnaissance égale des droits doit non seulement prendre la forme de l’exclusion d’une discrimination directe, mais également celle de l’obligation d’aménager les conditions du milieu de travail de telle façon qu’il n’en résulte pas une discrimination indirecte non justifiée. Ainsi, réclamer des employés un certain degré de force physique peut être considéré comme un moyen d’exclure les femmes, si la mesure n’est pas justifiée par le fait que le travail à effectuer exige bien ce degré de force. On pourra donc considérer dans ce cas qu’une femme a le droit d’exiger un accommodement raisonnable, si avec un degré de force inférieur, elle peut accomplir la tâche, sans introduire de perturbations autres que très légères.

On conçoit aisément qu’un tel procédé puisse se répandre. Pourquoi faudrait-il le limiter au monde du travail ? N’y a-t-il pas partout dans le monde tel que nous l’aménageons des dispositifs matériels, techniques, juridiques, coutumiers, qui peuvent défavoriser une catégorie de personnes définie par certains traits correspondant à la liste des critères selon lesquels il est interdit de discriminer ? Ainsi, un escalier est un obstacle pour ceux qui ne peuvent se déplacer qu’en chaise roulante, et il peut empêcher leur accès à un lieu ou le leur rendre difficile. Pourquoi, dans ces conditions, ne pas demander un accommodement, dans la mesure où il peut être accordé à des conditions raisonnables, sous la forme d’un autre chemin d’accès, par exemple ? Et l’on voit bien comment, concernant la religion, les coutumes liées à une culture, de tels accommodements pourront être réclamés pour permettre certaines pratiques et obtenir qu’on en mette éventuellement les moyens à disposition. Les responsables de biens plus ou moins publics de diverses sortes, tels que propriétaires de locaux commerciaux, autorités publiques, législateurs, juges ou autres, vont être amenés à devoir répondre à de telles demandes. Et une partie d’entre celles-ci pourront concerner des dérogations à des règles ou à des lois.

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A première vue, cette manière de régler les conflits résultant de différences de constitutions, de caractères et de mœurs apparaît comme très naturelle, et semble découler en droite ligne de l’idéal de tolérance. Car n’est-ce pas ainsi qu’on manifeste sa tolérance à l’égard des autres, en assouplissant ses propres règles et exigences pour faire place à celles d’autrui ? Pourtant, cette manière de procéder, qui prétend défendre la différence des cultures, des mœurs et des opinions, peut aboutir également à l’effet inverse. Prenons un exemple fictif, ce qui a l’avantage de permettre d’envisager une situation extrême, un peu caricaturale, pour mieux mettre en évidence certains traits. Imaginons donc un grand restaurant, spécialiste du poulet, et n’offrant aucune autre viande. Son succès lui permet de devenir important, de croître à la dimension d’une chaîne de restaurants, employant un nombreux personnel, de tout âge, race et religion. Imaginons que l’organisation soit telle que les employés se voient offrir un repas gratuit, qui leur permette de manger sur place et de ne pas interrompre leur travail plus qu’un temps assez restreint. Cependant, pour des raisons religieuses, ou diététiques, une partie des employés exclut le poulet de son alimentation. Sera-t-il raisonnable d’obliger ces restaurants à leur offrir un autre repas, ou une compensation financière ? Plus encore, les clients pourront-ils raisonnablement exiger que, pour pouvoir venir avec leurs amis ennemis du poulet, il y ait d’autres plats qui n’en comportent pas ? La réponse à ces questions suppose de longs débats, qui pourront aboutir à une réponse positive ou négative. Peu importe la réponse effective. La pression exercée par la possibilité qu’elle soit positive sur ce type de restaurants représentera un frein. Et plus la conception d’un entrepreneur sera originale, plus il y aura de chances qu’un grand nombre d’employés ou de clients voie des inconvénients au fait que l’adaptation demandée sera plus grande. Et par conséquent, la probabilité qu’on trouve raisonnable la nécessité d’accorder des accommodements croîtra en proportion. Bref, à terme, cette pratique tendra à imposer partout ce qui est simplement « raisonnable » et ne réclame pas d’autres accommodements, c’est-à-dire ce qui se trouve le mieux accommodé au plus grand nombre, en tenant partout compte des différences les plus habituelles ou normales.

Cette conclusion paraîtra étrange, parce que, à présent, les accommodements semblent bénéficier aux membres de groupes minoritaires et leur permettre de s’affirmer plus publiquement. En revanche, si l’on étend le principe et si l’on y recourt plus fréquemment, il faut envisager le moment où ce seront surtout les groupes majoritaires qui s’en réclameront. On a déjà vu dans ce sens les employés d’une entreprise se plaindre parce qu’ils se voyaient obligés à prendre des repas préparés selon les normes de la communauté minoritaire qui les employait. On pouvait certes leur répondre que, si cela ne leur convenait pas, rien ne les obligeait à travailler là. Mais c’était alors une discrimination à l’embauche. Dans cette même ligne, ne pourrait-on pas imaginer, à l’extrême, une église forcée à engager des membres d’autres communautés religieuses, et à adapter en partie ses institutions pour les accommoder ? Dans ce sens, faut-il même tolérer que l’église catholique discrimine du point de vue du sexe ? Ne serait-il pas raisonnable que l’on ouvre aux femmes les fonctions réservées aux hommes dans cette église, si l’on ne peut pas prouver que, pour une raison différente de la différence sexuelle proprement dite (telle qu’un degré de force physique), ou à l’inverse une raison liée au sexe et à la nécessité de son usage (telle qu’une hypothétique nécessité de produire du sperme en temps et lieu), elles ne peuvent pas être accomplies aussi bien par les deux sexes ? Or qui pourrait prétendre, pour refuser cet accommodement, qu’une femme, dont on ne connaîtrait pas le sexe, serait incapable d’officier à une messe aussi parfaitement que n’importe lequel de ses confrères masculins ? ou de devenir une évêque, cardinale ou papesse aussi passable que n’importe quel homme ?

Or notons que, pour arriver à ce genre de problèmes, il n’est pas même nécessaire de sortir du cadre juridique dans lequel la notion d’accommodement raisonnable trouve son sens technique précis, comme moyen de garantir l’absence de discrimination dans le monde du travail. Nos exemples en sont tirés directement.

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A vrai dire, l’accommodement raisonnable tend bien vers une sorte de société statique, où l’individu sera soumis à ce qui paraît raisonnable dans sa société, c’est-à-dire à ce qui sera conforme à l’opinion dominante, mais non pas vers une société entièrement uniforme, sans classes. Au contraire, il tend à recréer des classes et des statuts privilégiés, quoique de façon un peu différente de la société féodale, puisque ce sera moins la naissance qu’une série de différences reconnues qui les constitueront. Ainsi, les hommes et les femmes reforment des classes auxquelles un individu appartient toute sa vie, tandis que la grossesse est un statut privilégié provisoire (quoique accessible à une seule de ces deux classes). Car, sous prétexte de la lutte contre la discrimination, ce sont les privilèges qu’on réintroduit, ici comme dans toutes les formes de discriminations positives, fort à la mode depuis des décennies.

Que cette lutte puisse prendre la forme d’accommodements est aussi très révélateur de ce qui est en jeu. Nous avons des systèmes de lois dont il est difficilement possible de ne pas remarquer, en toute sorte d’occasions, qu’ils sont fort oppressifs. Au lieu de remédier à cela pour corriger ce défaut, on préfère recourir à des palliatifs, et imposer des accommodements dans un certain nombre de cas plus typiques et plus visibles. Restons encore dans le cadre du monde du travail, où l’on a trouvé nécessaire de procéder ainsi. Le problème est ici que le pouvoir des employeurs sur leurs employés est évidemment exorbitant et lèse fortement la liberté de ces derniers. Il n’y a là certes rien de nouveau : il s’agit de l’héritage de l’esclavage et de la servitude. Seulement, pour une population qui a pris l’habitude de se répéter qu’elle était libre, et dont les lois affirment qu’elles garantissent les libertés individuelles, il est devenu impossible de ne pas se rendre compte du fait que le monde du travail, notamment, ne répondait pas à cette notion que les gens se font d’être en principe libres. Et c’est pourquoi l’on s’efforce de donner l’impression que le système juridique veille bien à protéger cette liberté en corrigeant çà et là quelques abus, tout en maintenant en place le système oppressif, quoiqu’on ne puisse le faire qu’en y introduisant quelques contradictions supplémentaires.

Il serait pourtant assez simple, au niveau purement législatif, de remédier plus radicalement à cette situation. Il suffirait d’interdire dans les rapports de travail d’exiger davantage des employés que ce qui est strictement requis pour l’effectuation du travail, c’est-à-dire pour parvenir au résultat clairement défini pour lequel un employé est engagé. Par exemple, ni la présence en un lieu précis, ni le respect d’un horaire arbitrairement défini ne sont indispensables à de nombreux travaux, bien qu’ils soient la plupart du temps exigés. Ou encore, en dehors de certains cas spéciaux, où il s’agit de distinguer clairement certaines fonctions par un uniforme ou des signes distinctifs, il n’est pas indispensable au travail effectué d’en porter, et surtout pas, par exemple, de porter sur soi la marque ou le nom de l’entreprise, comme cela est fréquemment exigé, et constitue clairement une marque de servitude imposée, sur le modèle de la livrée des valets d’autrefois. Il ne s’agit pas de nier le caractère publicitaire que peut aussi avoir cette pratique, ni de l’interdire purement et simplement, mais de considérer que de contribuer à la publicité d’une entreprise en portant certains habits, c’est un autre travail, qui peut éventuellement se combiner avec un travail principal, mais doit être rémunéré à part, et ne peut pas être imposé à celui qui ne l’a pas choisi. Ces exemples sont très directement visibles et ont un caractère banal, mais une étude plus fouillée révèlerait partout dans le monde du travail de telles exigences qui briment la liberté individuelle, sans qu’on puisse le justifier par le fait que, en les abandonnant, le travail requis ne pourrait pas être accompli.

Mais les situations concernées par l’accommodement raisonnable sont-elles bien de ce genre ? Principalement, oui. En y réfléchissant, dans la plupart des cas où un accommodement peut être vraiment raisonnable, c’est qu’une exigence générale, pour l’ensemble des employés, selon des pratiques habituelles souvent dans l’ensemble des entreprises, était elle-même abusive ou non raisonnable si l’on considère que la servitude du travail doit être strictement limitée par la liberté individuelle, à laquelle l’accommodement doit faire une petite place.

Revenons à un exemple proche de celui que nous avions déjà pris ci-dessus, du régime alimentaire des employés d’une entreprise. Supposons que l’horaire soit prévu en tenant compte du fait que les employés mangent à la cantine de l’entreprise. L’un d’entre eux, obèse, est contraint par sa maladie à un régime particulier, dont les préparations demandent du temps au moment même des repas, ainsi que des installations particulières. On peut imaginer que, s’il est possible de constater qu’en rentrant à midi chez lui, et en modifiant son horaire, par exemple, il peut faire son travail de manière satisfaisante, il pourra se réclamer du fait qu’il a droit à ne pas être discriminé pour un handicap et obtenir un accommodement. En revanche tel autre employé, de taille considérée comme normale, qui demandera un accommodement semblable pour pouvoir suivre un même genre de régime, se le verra refuser, parce qu’il n’aura pas le prétexte du handicap à invoquer. Et pourtant, il pourra avoir des raisons personnelles fort importantes de garder sa ligne, y compris celle de ne pas devenir obèse. Voici donc notre employé « normal » discriminé, parce qu’il n’entre pas, comme le handicapé, dans les catégories privilégiées sur ce point. Et pourtant, s’il était raisonnable de tenir compte des besoins particuliers de ce dernier, les mêmes raisons devaient valoir pour l’autre, qui se trouve discriminé. Certes, les directeurs de l’entreprise estimeront alors qu’un droit général de se réclamer de telles faveurs serait une cause de désorganisation. Mais l’argument ne vaut que si l’on place au-dessus de la liberté individuelle la facilité de l’organisation de l’entreprise, et les principes selon lesquels ils la conçoivent, qui prévoient le maintien des employés dans la servitude bien plus que ne l’exige leur travail, une fois réduit à l’essentiel.

Mais, dira-t-on, certains travaux exigent vraiment des conditions de travail plus dures, qui restreignent la liberté qu’on peut avoir dans d’autres, et ne permettent pas de tenir compte sur certains points de désirs individuels, autrement justifiés. Sans doute, et dans ce cas, ce sera également une raison pour refuser un accommodement. Ou sinon, si celui-ci est imposé, alors que le même traitement accordé à l’ensemble des employés rendrait la marche de l’entreprise impossible, il faudra bien considérer qu’il représente un privilège, et que l’ensemble des employés qui n’en jouissent pas sont discriminés. Remarquons également qu’il n’est pas ici question de la souplesse avec laquelle la direction d’une entreprise organise spontanément le travail de manière à tenir compte le mieux possible de diverses situations particulières, mais bien du droit à l’accommodement, qui constitue un privilège légal.

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La situation est la même lorsqu’on considère l’usage plus général de la notion d’accommodement, pour permettre par exemple à telle communauté ethnique ou religieuse des actions interdites aux autres. Ici également, la raison première pour laquelle on en vient à considérer nécessaires des accommodements, c’est le caractère inutilement oppressif de la loi commune, réglant mille actions de la vie qu’on pourrait sans inconvénient majeur laisser libres. Et cette raison reste souvent la même quand, à première vue, elle semble être inverse. Ainsi, il pourrait sembler que, dans les écoles, l’exclusion de l’enseignement religieux confessionnel, donné dans le but d’implanter une croyance religieuse particulière chez les élèves, vienne du fait que la loi intervient trop, en interdisant quelque chose qui devrait rester libre. En réalité, c’est parce que certaines églises avaient eu jusque récemment la permission d’imposer leurs croyances et leurs règles au peuple, qu’on peut interpréter leur exclusion de l’enseignement public comme attaquant la liberté, alors qu’il s’agit au contraire de supprimer une contrainte traditionnelle, qu’on imposait arbitrairement aux individus auparavant. Mais il est courant que ceux à qui on enlève un pouvoir oppressif se plaignent de voir limiter leur liberté. Et ils ont raison certes, dans la mesure où c’est aussi une liberté que de pouvoir dominer les autres et les rendre esclaves. Seulement, ce n’est pas la liberté qu’on estime légitime dans les sociétés civilisées, ni celle que doit protéger la loi pour rendre générale la liberté individuelle, celle pour chaque citoyen d’agir à sa façon dans les limites où cela permet notamment de laisser la même liberté aux autres. Or l’éducation est nécessairement imposée aux enfants, et il ne devrait pas être question de laisser à certains la liberté de leur imposer arbitrairement les croyances qu’ils veulent leur inculquer, mais uniquement de leur donner l’éducation qui les prépare le mieux à leur vie de citoyens libres.

Pour voir comment il s’agit bien de demander des privilèges sous prétexte d’accommodement, prenons un cas fictif, qui pourrait paraître extrême, quoiqu’il soit bénin en réalité. Imaginons une communauté religieuse traditionnelle, dont l’une des croyances serait que, sous peine de se voir damner, il ne faut en aucune circonstance se couvrir les parties sexuelles. Nos lois interdisent un tel comportement innocent (que notre climat rend déjà fort improbable), et l’on conçoit qu’il serait raisonnable d’accorder à cette communauté le droit de se vêtir et de se dévêtir à sa façon plutôt que d’en condamner les membres à perdre leur bien le plus précieux, leur salut tel que le leur représente leur religion, et à se voir plongés dans la crainte affreuse d’un inévitable et terrible châtiment. Mais s’il importe peu en fin de compte qu’un certain nombre de gens se montrent publiquement dans un tel appareil, comment justifier qu’il soit tout à fait interdit aux autres de le faire ? Et si telle autre personne, indépendante de cette communauté, peut-être influencée par leurs croyances, peut-être non, en venait à croire aussi qu’il est de la plus haute importance pour elle de se comporter de la même manière sur ce point délicat, faudrait-il lui accorder le même accommodement ? Si on le lui refuse parce qu’elle n’appartient pas à cette communauté, on la discrimine pour des raisons ethniques ou religieuses, dans l’application même d’un principe supposé devoir permettre d’éviter ou d’atténuer cette discrimination. Et sinon, pourquoi n’accorderait-on pas le droit à tous ceux qui ont la même fantaisie, quoiqu’ils n’y accordent pas une portée aussi grande ? Bref, la solution juste et raisonnable n’est-elle pas de maintenir pour tous ou d’abolir pour tous l’obligation de décence concernant certaines parties de notre corps, selon qu’on pense que la société serait gravement affectée par le fait qu’on puisse les voir publiquement en réalité et non seulement en image, ou bien qu’il n’est pas grave au contraire de les laisser se montrer, du moins pas au point d’interdire toute divergence de comportement par rapport à celui qui nous paraît généralement le plus décent ?

Impossible de ne pas voir que l’accommodement raisonnable lutte contre une discrimination en en produisant une autre, ou en renforçant la même. Comme toutes les autres formes de discrimination, celle-ci tend à enfermer les individus dans les classes, groupes ou communautés dont on tient compte pour prendre les décisions d’accorder ou non ces privilèges.

En réalité, cette supposée souplesse par laquelle notre société croit faire preuve d’une grande largeur d’esprit, n’est qu’un moyen de refuser la critique, par une tolérance qui, plutôt que de se manifester par un intérêt pour les raisons des autres, renvoie ceux-ci à leur identité, à leur ghetto, pour toutes les différences qui pourraient contester l’ordre établi et son bien-fondé. Vous défendez telles conceptions ? leur dit-on, fort bien, mais nous ne voulons rien en savoir. Nous vous accorderons un petit espace, clos si possible, où vous pourrez vous livrer à vos pratiques étranges, en silence. Nous ne vous disputerons pas vos croyances, pourvu que vous ne discutiez pas les nôtres. Que chacun retourne dans sa communauté et dans le cadre de ses mœurs, sans discuter. C’est ainsi que, selon cette conception, nous tolérons ceux qui ne pensent pas comme nous, par un accord selon lequel nous nous abstenons de nous critiquer mutuellement. Un tel multiculturalisme empêche en réalité la rencontre des cultures, en les cloisonnant même lorsqu’elles partagent un même territoire global.

Et celui qui n’a pas de communauté, qui n’en veut pas, qui a le dégoût de ces sociétés closes, statiques ? celui qui ne veut pas ou ne peut pas s’identifier à tel groupe reconnu comme digne d’être protégé ? - Qu’il se tienne à l’écart et ne dérange pas les autres ! Mais il ne faut pas qu’il prétende à des traitements de faveur, lui, parce qu’il n’est qu’un individu flottant, sans assises dans une tradition ou communauté, sans véritable identité officielle, et donc exclu des privilèges.

Mais pourquoi trouverait-il raisonnable cette approche par accommodements destinée à préserver ce qu’il conteste, et à interdire, sous le faux prétexte de tolérance, le droit de soumettre à la critique tout ce que font les autres, de chercher à les sortir de leurs préjugés, en exposant également les siens à leur critique, et de faire évoluer la civilisation en augmentant sa liberté et la leur ?


Gilbert Boss
Québec, 2008