REMARQUES SUR LA NOTION D’ACCOMMODEMENT
RAISONNABLE
1
L’automne
de l’année
2007, il y a eu une effervescence dans l’opinion québécoise
au sujet de questions qui ont trouvé une désignation
commune dans l’expression d’accommodement raisonnable. L’affaire
est telle qu’une commission menée par deux universitaires a
été formée pour enregistrer tous ces remous à
travers la province, et peut-être pour les amplifier encore,
dans l’espoir, qui sait ? de leur donner une direction. A
écouter les rumeurs, on se fait vite une idée de ces
accommodements comme concernant le rapport du peuple québécois
avec tout ce qui peut apparaître comme réclamant quelque
forme de tolérance, c’est-à-dire principalement les
étrangers, les minorités culturelles et les diverses
communautés religieuses, avec leurs convictions et pratiques.
On comprend alors le problème agité comme se posant à
peu près ainsi : jusqu’à quel point est-il
raisonnable de s’accommoder des traditions diverses qui s’affirment
au Québec, et de les accommoder en leur reconnaissant
officiellement une place, voire des lieux réservés,
privilégiés ? Selon la morale officielle, il faut
se montrer aussi tolérant que possible, parce que la tolérance
est devenue l’une des grandes valeurs de notre société,
et il faut accorder aux diverses traditions des droits particuliers
lorsqu’elles ne sont pas compatibles avec la loi commune, tant que
les privilèges demandés restent raisonnables. Selon les
sentiments d’une grande partie de la population, ces accommodements
sont choquants et dangereux, parce qu’ils menacent l’opinion et
les mœurs locales, c’est-à-dire aussi le bien-être
qu’on trouve à vivre chez soi, pour l’essentiel avec des
gens qui partagent les mêmes sentiments et attitudes.
On devine
les débats
et les réactions provoqués par ce genre de questions.
Les uns, sortant de leur réserve habituelle, affirment leur
méfiance, voire leur haine larvée de tout ce qui est
étranger à leur mode de vie, et qui leur enlève
le sentiment d’une identité nationale capable de les porter
et dans laquelle ils puissent reposer. Les autres s’indignent de
voir surgir des sentiments racistes jusqu’à présent
cachés sous les discours officiels, mais pourtant invisibles
seulement à ceux qui ne voulaient pas les voir, et affichent
leur orthodoxie morale, leur humanisme et leur idéal de
tolérance. D’autres voient dans cette situation une
opportunité de faire progresser leur religion et de l’imposer
davantage dans l’espace public. Bref, il y a lieu ici pour mille
débats sur les rapports entre l’État et les diverses
communautés culturelles et religieuses, ainsi que sur
l’attitude du bon citoyen face à la diversité des
croyances et des mœurs. Quel que soit l’intérêt de
telles questions, ce n’est pas celles qui nous retiendront
maintenant.
Ce genre de
problème
est général, à divers degrés, il se pose
partout et en tout temps, même si les importants mouvements
migratoires actuels, les changements que provoquent dans les mœurs
l’évolution des sciences et des techniques, ainsi que les
modifications corrélatives de l’ordre économique
mondial et local, lui donnent un poids particulier aujourd’hui.
Dans nos sociétés multiculturelles, comme on aime les
appeler, il faut décider jusqu’où doit aller la
tolérance, et quels accommodements il est raisonnable de faire
entre les diverses cultures sur un même territoire, sous une
même loi. On comprend donc que le principal des discussions sur
ce type d’accommodement porte sur la détermination des
limites du raisonnable. J’aimerais plutôt m’interroger sur
une question plus fondamentale, à savoir s’il est sensé
ou raisonnable de se poser ce genre de questions en ces termes. Car
le plus étonnant n’est-il pas que la réflexion sur la
régulation du rapport des cultures et sur la place de la
religion se soit fixée sur le problème d’un
accommodement et de son dosage ?
2
La
bizarrerie sera
d’autant plus évidente si l’on cherche l’origine de
cette expression telle qu’elle apparaît dans ces débats.
Elle semble venir en effet d’un principe de jurisprudence qui n’a
pas du tout pour but ou pour ambition de régler le type de
questions qui remuent actuellement l’opinion. Il s’agit
d’assouplir les rapports entre employeurs et employés, en
obligeant les premiers à tenir compte, raisonnablement, dans
l’aménagement des conditions de travail, de certaines
exigences particulières des seconds, afin de respecter leur
droit de n’être pas discriminés selon certaines
caractéristiques. Voici comment l’article 10 de la charte
québécoise définit ce droit de n’être
pas discriminé :
« Toute
personne a
droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine
égalité, des droits et libertés de la personne,
sans distinction, exclusion ou préférence fondée
sur la race, la couleur,
le sexe,
la grossesse, l’orientation
sexuelle,
l’état civil, l’âge
sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion,
les convictions politiques, la langue,
l’origine ethnique ou nationale,
la condition sociale, le handicap
ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap. »
On
voit que si l’origine ethnique et la religion font partie des
critères selon lesquels il est interdit de discriminer les
gens, ce n’est que parmi bien d’autres. Et de fait, l’application
juridique n’a concerné ces aspects que dans une faible
minorité des cas.
La notion
d’accommodement raisonnable dans cette fonction résulte de
l’idée que, pour s’appliquer concrètement, le
principe de la reconnaissance égale des droits doit non
seulement prendre la forme de l’exclusion d’une discrimination
directe, mais également celle de l’obligation d’aménager
les conditions du milieu de travail de telle façon qu’il
n’en résulte pas une discrimination indirecte non justifiée.
Ainsi, réclamer des employés un certain degré de
force physique peut être considéré comme un moyen
d’exclure les femmes, si la mesure n’est pas justifiée par
le fait que le travail à effectuer exige bien ce degré
de force. On pourra donc considérer dans ce cas qu’une femme
a le droit d’exiger un accommodement raisonnable, si avec un degré
de force inférieur, elle peut accomplir la tâche, sans
introduire de perturbations autres que très légères.
On conçoit
aisément qu’un tel procédé puisse se répandre.
Pourquoi faudrait-il le limiter au monde du travail ? N’y
a-t-il pas partout dans le monde tel que nous l’aménageons
des dispositifs matériels, techniques, juridiques, coutumiers,
qui peuvent défavoriser une catégorie de personnes
définie par certains traits correspondant à la liste
des critères selon lesquels il est interdit de discriminer ?
Ainsi, un escalier est un obstacle pour ceux qui ne peuvent se
déplacer qu’en chaise roulante, et il peut empêcher
leur accès à un lieu ou le leur rendre difficile.
Pourquoi, dans ces conditions, ne pas demander un accommodement, dans
la mesure où il peut être accordé à des
conditions raisonnables, sous la forme d’un autre chemin d’accès,
par exemple ? Et l’on voit bien comment, concernant la
religion, les coutumes liées à une culture, de tels
accommodements pourront être réclamés pour
permettre certaines pratiques et obtenir qu’on en mette
éventuellement les moyens à disposition. Les
responsables de biens plus ou moins publics de diverses sortes, tels
que propriétaires de locaux commerciaux, autorités
publiques, législateurs, juges ou autres, vont être
amenés à devoir répondre à de telles
demandes. Et une partie d’entre celles-ci pourront concerner des
dérogations à des règles ou à des lois.
3
A première
vue,
cette manière de régler les conflits résultant
de différences de constitutions, de caractères et de
mœurs apparaît comme très naturelle, et semble découler
en droite ligne de l’idéal de tolérance. Car n’est-ce
pas ainsi qu’on manifeste sa tolérance à l’égard
des autres, en assouplissant ses propres règles et exigences
pour faire place à celles d’autrui ? Pourtant, cette
manière de procéder, qui prétend défendre
la différence des cultures, des mœurs et des opinions, peut
aboutir également à l’effet inverse. Prenons un
exemple fictif, ce qui a l’avantage de permettre d’envisager une
situation extrême, un peu caricaturale, pour mieux mettre en
évidence certains traits. Imaginons donc un grand restaurant,
spécialiste du poulet, et n’offrant aucune autre viande. Son
succès lui permet de devenir important, de croître à
la dimension d’une chaîne de restaurants, employant un
nombreux personnel, de tout âge, race et religion. Imaginons
que l’organisation soit telle que les employés se voient
offrir un repas gratuit, qui leur permette de manger sur place et de
ne pas interrompre leur travail plus qu’un temps assez restreint.
Cependant, pour des raisons religieuses, ou diététiques,
une partie des employés exclut le poulet de son alimentation.
Sera-t-il raisonnable d’obliger ces restaurants à leur
offrir un autre repas, ou une compensation financière ?
Plus encore, les clients pourront-ils raisonnablement exiger que,
pour pouvoir venir avec leurs amis ennemis du poulet, il y ait
d’autres plats qui n’en comportent pas ? La réponse à
ces questions suppose de longs débats, qui pourront aboutir à
une réponse positive ou négative. Peu importe la
réponse effective. La pression exercée par la
possibilité qu’elle soit positive sur ce type de restaurants
représentera un frein. Et plus la conception d’un
entrepreneur sera originale, plus il y aura de chances qu’un grand
nombre d’employés ou de clients voie des inconvénients
au fait que l’adaptation demandée sera plus grande. Et par
conséquent, la probabilité qu’on trouve raisonnable
la nécessité d’accorder des accommodements croîtra
en proportion. Bref, à terme, cette pratique tendra à
imposer partout ce qui est simplement « raisonnable »
et ne réclame pas d’autres accommodements, c’est-à-dire
ce qui se trouve le mieux accommodé au plus grand nombre, en
tenant partout compte des différences les plus habituelles ou
normales.
Cette
conclusion
paraîtra étrange, parce que, à présent,
les accommodements semblent bénéficier aux membres de
groupes minoritaires et leur permettre de s’affirmer plus
publiquement. En revanche, si l’on étend le principe et si
l’on y recourt plus fréquemment, il faut envisager le moment
où ce seront surtout les groupes majoritaires qui s’en
réclameront. On a déjà vu dans ce sens les
employés d’une entreprise se plaindre parce qu’ils se
voyaient obligés à prendre des repas préparés
selon les normes de la communauté minoritaire qui les
employait. On pouvait certes leur répondre que, si cela ne
leur convenait pas, rien ne les obligeait à travailler là.
Mais c’était alors une discrimination à l’embauche.
Dans cette même ligne, ne pourrait-on pas imaginer, à
l’extrême, une église forcée à engager
des membres d’autres communautés religieuses, et à
adapter en partie ses institutions pour les accommoder ? Dans
ce
sens, faut-il même tolérer que l’église
catholique discrimine du point de vue du sexe ? Ne serait-il
pas
raisonnable que l’on ouvre aux femmes les fonctions réservées
aux hommes dans cette église, si l’on ne peut pas prouver
que, pour une raison différente de la différence
sexuelle proprement dite (telle qu’un degré de force
physique), ou à l’inverse une raison liée au sexe et
à la nécessité de son usage (telle qu’une
hypothétique nécessité de produire du sperme en
temps et lieu), elles ne peuvent pas être accomplies aussi bien
par les deux sexes ? Or qui pourrait prétendre, pour
refuser cet accommodement, qu’une femme, dont on ne connaîtrait
pas le sexe, serait incapable d’officier à une messe aussi
parfaitement que n’importe lequel de ses confrères
masculins ? ou de devenir une évêque, cardinale ou
papesse aussi passable que n’importe quel homme ?
Or notons
que, pour
arriver à ce genre de problèmes, il n’est pas même
nécessaire de sortir du cadre juridique dans lequel la notion
d’accommodement raisonnable trouve son sens technique précis,
comme moyen de garantir l’absence de discrimination dans le monde
du travail. Nos exemples en sont tirés directement.
4
A vrai
dire,
l’accommodement raisonnable tend bien vers une sorte de société
statique, où l’individu sera soumis à ce qui paraît
raisonnable dans sa société, c’est-à-dire à
ce qui sera conforme à l’opinion dominante, mais non pas
vers une société entièrement uniforme, sans
classes. Au contraire, il tend à recréer des classes et
des statuts privilégiés, quoique de façon un peu
différente de la société féodale, puisque
ce sera moins la naissance qu’une série de différences
reconnues qui les constitueront. Ainsi, les hommes et les femmes
reforment des classes auxquelles un individu appartient toute sa vie,
tandis que la grossesse est un statut privilégié
provisoire (quoique accessible à une seule de ces deux
classes). Car, sous prétexte de la lutte contre la
discrimination, ce sont les privilèges qu’on réintroduit,
ici comme dans toutes les formes de discriminations positives, fort à
la mode depuis des décennies.
Que cette
lutte puisse
prendre la forme d’accommodements est aussi très révélateur
de ce qui est en jeu. Nous avons des systèmes de lois dont il
est difficilement possible de ne pas remarquer, en toute sorte
d’occasions, qu’ils sont fort oppressifs. Au lieu de remédier
à cela pour corriger ce défaut, on préfère
recourir à des palliatifs, et imposer des accommodements dans
un certain nombre de cas plus typiques et plus visibles. Restons
encore dans le cadre du monde du travail, où l’on a trouvé
nécessaire de procéder ainsi. Le problème est
ici que le pouvoir des employeurs sur leurs employés est
évidemment exorbitant et lèse fortement la liberté
de ces derniers. Il n’y a là certes rien de nouveau :
il s’agit de l’héritage de l’esclavage et de la
servitude. Seulement, pour une population qui a pris l’habitude de
se répéter qu’elle était libre, et dont les
lois affirment qu’elles garantissent les libertés
individuelles, il est devenu impossible de ne pas se rendre compte du
fait que le monde du travail, notamment, ne répondait pas à
cette notion que les gens se font d’être en principe libres.
Et c’est pourquoi l’on s’efforce de donner l’impression que
le système juridique veille bien à protéger
cette liberté en corrigeant çà et là
quelques abus, tout en maintenant en place le système
oppressif, quoiqu’on ne puisse le faire qu’en y introduisant
quelques contradictions supplémentaires.
Il serait
pourtant
assez simple, au niveau purement législatif, de remédier
plus radicalement à cette situation. Il suffirait d’interdire
dans les rapports de travail d’exiger davantage des employés
que ce qui est strictement requis pour l’effectuation du travail,
c’est-à-dire pour parvenir au résultat clairement
défini pour lequel un employé est engagé. Par
exemple, ni la présence en un lieu précis, ni le
respect d’un horaire arbitrairement défini ne sont
indispensables à de nombreux travaux, bien qu’ils soient la
plupart du temps exigés. Ou encore, en dehors de certains cas
spéciaux, où il s’agit de distinguer clairement
certaines fonctions par un uniforme ou des signes distinctifs, il
n’est pas indispensable au travail effectué d’en porter,
et surtout pas, par exemple, de porter sur soi la marque ou le nom de
l’entreprise, comme cela est fréquemment exigé, et
constitue clairement une marque de servitude imposée, sur le
modèle de la livrée des valets d’autrefois. Il ne
s’agit pas de nier le caractère publicitaire que peut aussi
avoir cette pratique, ni de l’interdire purement et simplement,
mais de considérer que de contribuer à la publicité
d’une entreprise en portant certains habits, c’est un autre
travail, qui peut éventuellement se combiner avec un travail
principal, mais doit être rémunéré à
part, et ne peut pas être imposé à celui qui ne
l’a pas choisi. Ces exemples sont très directement visibles
et ont un caractère banal, mais une étude plus fouillée
révèlerait partout dans le monde du travail de telles
exigences qui briment la liberté individuelle, sans qu’on
puisse le justifier par le fait que, en les abandonnant, le travail
requis ne pourrait pas être accompli.
Mais les
situations
concernées par l’accommodement raisonnable sont-elles bien
de ce genre ? Principalement, oui. En y réfléchissant,
dans la plupart des cas où un accommodement peut être
vraiment raisonnable, c’est qu’une exigence générale,
pour l’ensemble des employés, selon des pratiques
habituelles souvent dans l’ensemble des entreprises, était
elle-même abusive ou non raisonnable si l’on considère
que la servitude du travail doit être strictement limitée
par la liberté individuelle, à laquelle l’accommodement
doit faire une petite place.
Revenons à
un
exemple proche de celui que nous avions déjà pris
ci-dessus, du régime alimentaire des employés d’une
entreprise. Supposons que l’horaire soit prévu en tenant
compte du fait que les employés mangent à la cantine de
l’entreprise. L’un d’entre eux, obèse, est contraint par
sa maladie à un régime particulier, dont les
préparations demandent du temps au moment même des
repas, ainsi que des installations particulières. On peut
imaginer que, s’il est possible de constater qu’en rentrant à
midi chez lui, et en modifiant son horaire, par exemple, il peut
faire son travail de manière satisfaisante, il pourra se
réclamer du fait qu’il a droit à ne pas être
discriminé pour un handicap et obtenir un accommodement. En
revanche tel autre employé, de taille considérée
comme normale, qui demandera un accommodement semblable pour pouvoir
suivre un même genre de régime, se le verra refuser,
parce qu’il n’aura pas le prétexte du handicap à
invoquer. Et pourtant, il pourra avoir des raisons personnelles fort
importantes de garder sa ligne, y compris celle de ne pas devenir
obèse. Voici donc notre employé « normal »
discriminé, parce qu’il n’entre pas, comme le handicapé,
dans les catégories privilégiées sur ce point.
Et pourtant, s’il était raisonnable de tenir compte des
besoins particuliers de ce dernier, les mêmes raisons devaient
valoir pour l’autre, qui se trouve discriminé. Certes, les
directeurs de l’entreprise estimeront alors qu’un droit
général de se réclamer de telles faveurs serait une cause de
désorganisation. Mais l’argument ne vaut que si l’on place
au-dessus de la liberté individuelle la facilité de
l’organisation de l’entreprise, et les principes selon lesquels
ils la conçoivent, qui prévoient le maintien des
employés dans la servitude bien plus que ne l’exige leur
travail, une fois réduit à l’essentiel.
Mais,
dira-t-on,
certains travaux exigent vraiment des conditions de travail plus
dures, qui restreignent la liberté qu’on peut avoir dans
d’autres, et ne permettent pas de tenir compte sur certains points
de désirs individuels, autrement justifiés. Sans doute,
et dans ce cas, ce sera également une raison pour refuser un
accommodement. Ou sinon, si celui-ci est imposé, alors que le
même traitement accordé à l’ensemble des
employés rendrait la marche de l’entreprise impossible, il
faudra bien considérer qu’il représente un privilège,
et que l’ensemble des employés qui n’en jouissent pas sont
discriminés. Remarquons également qu’il n’est pas
ici question de la souplesse avec laquelle la direction d’une
entreprise organise spontanément le travail de manière
à tenir compte le mieux possible de diverses situations
particulières, mais bien du droit à l’accommodement,
qui constitue un privilège légal.
5
La
situation est la
même lorsqu’on considère l’usage plus général
de la notion d’accommodement, pour permettre par exemple à
telle communauté ethnique ou religieuse des actions interdites
aux autres. Ici également, la raison première pour
laquelle on en vient à considérer nécessaires
des accommodements, c’est le caractère inutilement oppressif
de la loi commune, réglant mille actions de la vie qu’on
pourrait sans inconvénient majeur laisser libres. Et cette
raison reste souvent la même quand, à première
vue, elle semble être inverse. Ainsi, il pourrait sembler que,
dans les écoles, l’exclusion de l’enseignement religieux
confessionnel, donné dans le but d’implanter une croyance
religieuse particulière chez les élèves, vienne
du fait que la loi intervient trop, en interdisant quelque chose qui
devrait rester libre. En réalité, c’est parce que
certaines églises avaient eu jusque récemment la
permission d’imposer leurs croyances et leurs règles au
peuple, qu’on peut interpréter leur exclusion de
l’enseignement public comme attaquant la liberté, alors
qu’il s’agit au contraire de supprimer une contrainte
traditionnelle, qu’on imposait arbitrairement aux individus
auparavant. Mais il est courant que ceux à qui on enlève
un pouvoir oppressif se plaignent de voir limiter leur liberté.
Et ils ont raison certes, dans la mesure où c’est aussi une
liberté que de pouvoir dominer les autres et les rendre
esclaves. Seulement, ce n’est pas la liberté qu’on estime
légitime dans les sociétés civilisées, ni
celle que doit protéger la loi pour rendre générale
la liberté individuelle, celle pour chaque citoyen
d’agir à sa façon dans les limites où cela
permet notamment de laisser la même liberté aux autres.
Or l’éducation est nécessairement imposée aux
enfants, et il ne devrait pas être question de laisser à
certains la liberté de leur imposer arbitrairement les
croyances qu’ils veulent leur inculquer, mais uniquement de leur
donner l’éducation qui les prépare le mieux à
leur vie de citoyens libres.
Pour voir
comment il
s’agit bien de demander des privilèges sous prétexte
d’accommodement, prenons un cas fictif, qui pourrait paraître
extrême, quoiqu’il soit bénin en réalité.
Imaginons une communauté religieuse traditionnelle, dont l’une
des croyances serait que, sous peine de se voir damner, il ne faut en
aucune circonstance se couvrir les parties sexuelles. Nos lois
interdisent un tel comportement innocent (que notre climat rend déjà
fort improbable), et l’on conçoit qu’il serait raisonnable
d’accorder à cette communauté le droit de se vêtir
et de se dévêtir à sa façon plutôt
que d’en condamner les membres à perdre leur bien le plus
précieux, leur salut tel que le leur représente leur
religion, et à se voir plongés dans la crainte affreuse
d’un inévitable et terrible châtiment. Mais s’il
importe peu en fin de compte qu’un certain nombre de gens se
montrent publiquement dans un tel appareil, comment justifier qu’il
soit tout à fait interdit aux autres de le faire ? Et si
telle autre personne, indépendante de cette communauté,
peut-être influencée par leurs croyances, peut-être
non, en venait à croire aussi qu’il est de la plus haute
importance pour elle de se comporter de la même manière
sur ce point délicat, faudrait-il lui accorder le même
accommodement ? Si on le lui refuse parce qu’elle n’appartient
pas à cette communauté, on la discrimine pour des
raisons ethniques ou religieuses, dans l’application même
d’un principe supposé devoir permettre d’éviter ou
d’atténuer cette discrimination. Et sinon, pourquoi
n’accorderait-on pas le droit à tous ceux qui ont la même
fantaisie, quoiqu’ils n’y accordent pas une portée aussi
grande ? Bref, la solution juste et raisonnable n’est-elle pas
de maintenir pour tous ou d’abolir pour tous l’obligation de
décence concernant certaines parties de notre corps, selon
qu’on pense que la société serait gravement affectée
par le fait qu’on puisse les voir publiquement en réalité
et non seulement en image, ou bien qu’il n’est pas grave au
contraire de les laisser se montrer, du moins pas au point
d’interdire toute divergence de comportement par rapport à
celui qui nous paraît généralement le plus
décent ?
Impossible
de ne pas
voir que l’accommodement raisonnable lutte contre une
discrimination en en produisant une autre, ou en renforçant la
même. Comme toutes les autres formes de discrimination,
celle-ci tend à enfermer les individus dans les classes,
groupes ou communautés dont on tient compte pour prendre les
décisions d’accorder ou non ces privilèges.
En réalité,
cette supposée souplesse par laquelle notre société
croit faire preuve d’une grande largeur d’esprit, n’est qu’un
moyen de refuser la critique, par une tolérance qui, plutôt
que de se manifester par un intérêt pour les raisons des
autres, renvoie ceux-ci à leur identité, à leur
ghetto, pour toutes les différences qui pourraient contester
l’ordre établi et son bien-fondé. Vous défendez
telles conceptions ? leur dit-on, fort bien, mais nous ne
voulons rien en savoir. Nous vous accorderons un petit espace, clos
si possible, où vous pourrez vous livrer à vos
pratiques étranges, en silence. Nous ne vous disputerons pas
vos croyances, pourvu que vous ne discutiez pas les nôtres. Que
chacun retourne dans sa communauté et dans le cadre de ses
mœurs, sans discuter. C’est ainsi que, selon cette conception,
nous tolérons ceux qui ne pensent pas comme nous, par un
accord selon lequel nous nous abstenons de nous critiquer
mutuellement. Un tel multiculturalisme empêche en réalité
la rencontre des cultures, en les cloisonnant même lorsqu’elles
partagent un même territoire global.
Et celui
qui n’a pas
de communauté, qui n’en veut pas, qui a le dégoût
de ces sociétés closes, statiques ? celui qui ne
veut pas ou ne peut pas s’identifier à tel groupe reconnu
comme digne d’être protégé ? - Qu’il se
tienne à l’écart et ne dérange pas les
autres ! Mais il ne faut pas qu’il prétende à
des traitements de faveur, lui, parce qu’il n’est qu’un
individu flottant, sans assises dans une tradition ou communauté,
sans véritable identité officielle, et donc exclu des
privilèges.
Mais
pourquoi
trouverait-il raisonnable cette approche par accommodements destinée
à préserver ce qu’il conteste, et à interdire,
sous le faux prétexte de tolérance, le droit de
soumettre à la critique tout ce que font les autres, de
chercher à les sortir de leurs préjugés, en
exposant également les siens à leur critique, et de
faire évoluer la civilisation en augmentant sa liberté
et la leur ?
Gilbert
Boss
Québec,
2008
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