LA FORMATION DES ÉLITES

 

Dès qu’on parle de la nécessité d’une sélection, d’exigences intellectuelles, on entend certains répliquer qu’ils ne veulent pas d’une université élitiste. Ce qu’ils entendent par là, c’est justement que le système d’enseignement ne doit pas sélectionner et favoriser les meilleurs, l’élite, mais s’adresser à tous indépendamment de leurs capacités. Et en général, nos universités leur donnent largement raison, à tel point que, dans cet esprit, elles ont depuis longtemps presque renoncé à la fonction de sélection dans nombre de disciplines — un abandon qui provoque l’opposition de quelques-uns, dont je suis. Convient-il donc de former l’élite, ou est-il préférable de donner dans nos universités un enseignement sans exigence quant aux capacités intellectuelles requises chez les professeurs et les étudiants ?

S’agissant d’entraînement sportif ou de formation en médecine, le problème paraîtrait sans doute infiniment plus simple à la plupart. La société veut des sportifs de pointe et des médecins capables. Or, comme la nature et l’éducation de base n’ont pas réparti les aptitudes de manière égale, chacun sait qu’il est nécessaire pour arriver à ce but d’opérer des sélections, qui sont donc généralement acceptées. Pourquoi la situation paraît-elle différente en philosophie (pour m'en tenir à cet exemple) ?

Les raisons sont nombreuses. J’en envisagerai seulement trois. Premièrement, il n’est pas aussi facile de mesurer la performance d’un philosophe que celle d’un sportif ou d’un médecin, au point qu’on se demande si même cette évaluation a un sens. Deuxièmement, tandis qu’il n’est pas important ni même opportun que la majorité devienne experte en médecine, la philosophie concerne au contraire tout le monde, et elle est même, selon les philosophes, l’activité essentielle d’une vie véritablement humaine, si bien que chacun devrait se soucier de s’y former. Troisièmement, la philosophie étant fondamentalement inutile selon le sens de l’utilité que retient notre civilisation économiste, elle est une activité dévalorisée dans notre entourage, et l’on imagine faussement qu’elle représente un passe-temps sans exigences intellectuelles particulières.

Concernant le premier point, il est vrai que nous n’avons pas de critères objectifs pour mesurer la sagesse de quelqu’un, et que si c’est celle-ci que vise la philosophie, comme l’affirme notre tradition, alors toute évaluation du degré de philosophie ou de sagesse d’une personne est aventureuse, sinon impossible. Cependant, dans la mesure où il existe une formation philosophique, il y a tant chez le maître que chez le disciple l’idée d’un passage possible d’un état philosophiquement moins satisfaisant à un état supérieur, et par conséquent cette formation implique la possibilité d’une évaluation, même si celle-ci ne se laisse pas effectuer selon des critères purement objectifs. D’autre part, lorsque nous apprenons la philosophie, nous nous inscrivons dans une tradition particulière où l’approche de la sagesse se fait selon des moyens qui, eux, comportent davantage de possibilités d’évaluation plus objective, dont notamment tous les aspects de la maîtrise du discours : aptitudes linguistiques, logiques, rhétoriques, argumentatives, interprétatives, etc. Il serait donc faux de conclure que nous n’avons pas de critères d’évaluation en philosophie parce que la sagesse est fondamentalement sa propre norme.

Il est vrai également que la philosophie concerne en principe tout le monde, et il importe qu’elle s’adresse autant que possible au plus grand nombre. Mais cela ne signifie pas qu’elle soit immédiatement accessible à tous, indifféremment. Sinon, il n’y aurait pas lieu de l’enseigner comme une discipline particulière. Nous avons vu qu’il y a une maîtrise au moins des moyens de la philosophie, indispensable à ceux qui s’y vouent plus spécialement, et qui espèrent peut-être contribuer justement à la répandre plus largement. Or où former ces maîtres de l’art philosophique, sinon à l’université, qui est la plus haute école dans nos systèmes d’éducation ? Ce qui ne signifie pas que la philosophie doive se renfermer dans de quelconques murs. Elle doit se diffuser au contraire dans toute la société.

Mais, il faut l’avouer, la société actuelle nous dit souvent que la philosophie n’importe pas, qu’elle n’est que l’occupation sans conséquences de quelques oisifs, et qu’il est donc indifférent que nous ayons ou non d’habiles philosophes. Seulement, cet argument vaut peut-être pour ceux qui sont fermés à la philosophie, mais non pour ceux qui l’aiment, qui en ont senti l’exigence et ont décidé de s’y consacrer, c’est-à-dire pour ceux à qui je m’adresse maintenant. Et les adeptes de la philosophie, les lecteurs attentifs de Platon, d’Abélard, de Descartes ou de Wittgenstein, ne peuvent avoir de l’activité philosophique l’idée d’une occupation qui n’impose pas les plus hautes exigences intellectuelles et morales.

La philosophie requiert le dévouement et la formation d’une élite, autant et plus que toute autre discipline. Mais faut-il pour autant devenir élitiste en philosophie ?

Remarquons premièrement que l’élite signifie généralement deux choses assez différentes. On peut utiliser le terme, sans connotations péjoratives, pour désigner les meilleurs dans un art, une science, une discipline. Mais il sert aussi souvent à désigner, avec une nuance critique, une classe sociale au pouvoir qui prétend s’arroger toute forme de maîtrise. Une éducation est donc élitiste, au sens négatif, quand elle est réservée exclusivement ou principalement à une telle élite sociale. On la nomme parfois élitiste également lorsqu’elle se donne pour but de ne former que les meilleurs dans chaque discipline, et ne se soucie plus des autres. Les deux situations doivent être distinguées pour en juger. L’élitisme du premier genre est en principe exclu par les idéaux démocratiques, qui n’admettent pas comme légitime que l’individu soit favorisé en fonction de sa classe sociale. La seconde forme n’est pas incompatible de la même manière avec la démocratie, qui n’exclut pas la formation des élites, mais l’exige en principe, en tant qu’elle réclame la formation de tous selon leurs capacités. Nous pourrions donc parler d’élitisme, dans le deuxième sens, à propos de l’idée qu’il faut former les élites au détriment des autres. Le contraire de cet élitisme serait l’abandon de l’enseignement supérieur au profit d’un enseignement massifié et donné en fonction seulement des capacités moyennes ou inférieures en toute discipline. Dans les deux cas, il y a préférence des uns et sacrifice des autres. Or, s’il est facile de s’accorder pour éviter les deux extrêmes, il est naturellement plus difficile de savoir où situer la pondération optimale. Et c’est là l’un des objets intéressants du débat démocratique sur la formation et la culture.

Notre société ne souffre certainement pas d’élitisme dans le sens d’une attention exclusive à la formation des élites intellectuelles. Bien au contraire, dès que les exigences techniques et économiques ne s’imposent pas, elle tend à abandonner cette formation et à se tourner uniquement vers un enseignement de plus bas niveau, qui sacrifie ses élites. Tenter de leur redonner leurs chances de développement ne revient donc pas à tomber dans un quelconque élitisme, et encore moins à s’opposer à l’esprit de la démocratie, c’est au contraire respecter cet esprit comme les exigences de la philosophie même.

En revanche, demander que les études soient coûteuses, vouloir toujours davantage vendre les diplômes, comme nous le voyons faire, c’est bien tomber dans la pire forme d’élitisme, celle qui réserve la formation à ceux qui détiennent le pouvoir social, dont nous savons bien qu’il est chez nous celui de l’argent. Prétendre donc que payer ses études soit la condition essentielle pour pouvoir jouir de la formation supérieure, renoncer au principe de la sélection par l’évaluation des aptitudes elles-mêmes, c’est justement sacrifier à l’élitisme social et antidémocratique.

Or j’ai bien peur que nos universités n’aient choisi de sacrifier les élites intellectuelles en faveur de l’élitisme de l’argent, et que si l’on y clame si fort son aversion face à un fantôme d’élitisme supposé devoir être engendré par une sélection plus efficace, c’est afin de cacher d’une part le choix de la massification des études, jusqu’au plus haut niveau, et de l’autre celui de l’élitisme de l’argent que celle-ci prépare.


Gilbert Boss
Québec, 1996