Il est très étrange qu'on puisse
concevoir nos sociétés comme étant à la fois des sociétés de masse et des
sociétés individualistes. Cette confusion se comprend par le fait qu'on ne
conçoit les différences entre les gens que sous la forme de distinctions de
groupes. Tant que des groupes se distinguent par leurs moeurs, leurs intérêts,
la société s'articule entre ces groupes et elle ne peut faire masse. En
revanche, croit-on, dès que les groupes se dissolvent, les individus se
confondent les uns avec les autres, parce qu'ils n'ont plus entre eux de
différences autres que très superficielles. C'est pourquoi les sociétés de
masse paraissent être celles dans lesquelles les différences entre les
individus ne sont plus justement que les différences individuelles. Et
ne nous trouvons-nous pas effectivement dans des sociétés dans lesquelles les
individus se confondent dans la masse? Oui, mais n'est-il pas alors mal avisé
de les nommer individualistes, puisque les individus ne s'y différencient pas
vraiment? D'où vient cette idée qu'entre les individus, il n'y a pas d'autres
distinctions que superficielles tant qu'ils ne se distinguent pas par
l'appartenance à des groupes différents? Il faut croire que le modèle auquel
on se réfère est celui justement du statut des individus dans ces groupes, qui
sont déjà des masses plus petites pour les individus qu'ils comportent, et
dans lesquelles les différences individuelles sont réduites au minimum parce
que c'est le caractère du groupe qui est imprimé autant que possible à
chacun. Il va de soi que, dans ces conditions, lorsque les groupes fusionnent en
une plus grande masse, les différences qui restent sont ces différences
minimes entre les membres d'un même groupe. Or
précisément, les groupes qui définissaient les individus ne pouvaient le
faire d'une manière aussi importante que parce qu'ils se les assimilaient
fortement. La façon la plus fréquente de sociabiliser les gens est de réduire
le plus possible leur individualité en les formant dans des moules communs, de
manière à ce que leur identité principale et la seule vraiment respectée
soit celle de leur groupe social. Il est évident que dans de tels groupes, les
gens restent peu individualisés. Et si la société élimine peu à peu les
distinctions entre ses groupes, tout en y substituant simplement la plus grande
société, la masse a augmenté sans changer de nature, puisqu'elle résulte du
fait que ceux qui étaient définis différemment par les différents groupes,
sont à présent définis de la même façon par la même société, et font
davantage masse, étant plus nombreux à fusionner dans la même identité
essentielle. Les mille petits conformismes, fort contraignants, des groupes
divers ont fait place à un grand conformisme plus largement unifié. Il
n'y a toujours pas ici d'individualisme, tout au contraire. Il y aurait même
lieu de discuter pour savoir si l'individu avait davantage de chances de
s'affirmer et de se développer dans les groupes diversifiés et leurs
interstices ou dans la grande masse plus amorphe. Il est certain que
l'individualisation requiert l'assouplissement des pressions au conformisme dans
les petites comme dans les grandes masses. Car à mesure qu'il s'individualise
davantage, l'individu peut moins reconnaître son identité dans celle que la
société, petite ou plus grande, veut lui imposer. Cela ne signifie pas que les
individus ne puissent former des groupes d'affinités, qui se caractérisent par
certaines ressemblances de leurs membres. Mais alors le mouvement est l'inverse du
précédent. Ce n'est plus la société qui impose
aux individus de se conformer à un modèle, mais ce sont ceux-ci qui s'associent par des affinités
selon des qualités découlant de leur propre individualisation. C'est
pourquoi, même quand ils se rencontrent avec la majorité des autres sur
certains points, les individualistes ne forment pas avec eux des masses, mais
des associations libres.
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