On veut me faire croire que j'ai des devoirs absolus du fait que je suis homme, alors que toute obligation naît du droit, et que mon droit a sa source en moi.

Parce que je suis homme, me dit-on, j'ai notamment le devoir absolu de respecter et de promouvoir l'humanité en tout homme. Et qu'est-ce que cette humanité? La nature commune aux hommes, c'est-à-dire ce qui nous est commun avec les petits enfants et les vieillards, les sages et les sots, les habiles et les idiots, les bons et les méchants, les sains et les malades, les indemnes et les mutilés, les bien formés et les malformés. Bien habile qui saura extraire précisément cette humanité de la comparaison de tous ces êtres, reliés certes par une ressemblance, par un air de famille, mais par rien de vraiment commun à tous, et sûrement par rien de respectable dans ce qui leur restera de plus commun, comme sans doute le sang, la peau, les os, un cerveau, une tête ou deux.

Mais cela n'embarrassera pas nos moralistes qui sauront déterminer ce que doit être l'humanité, faute de pouvoir définir ce qu'elle est. Le malheur est que cette humanité peut se concevoir de bien des façons. Car entre les individus qui la composent, il y a, outre les ressemblances, et à travers elles, de nombreuses différences; et ce que nous estimons réside souvent dans ce qui fait la différence entre les uns et les autres, entre le sage et le sot, par exemple, ou entre le bon et le mauvais, des différences que l'on pourra encore comprendre d'ailleurs de manières fort diverses.

Quoi qu'il en soit, c'est parce que je suis un individu qui peut faire valoir ses droits et reconnaître ceux que d'autres font valoir aussi, que je peux entrer avec ceux-ci dans des rapports juridiques, former des sociétés qui fixent ces rapports par des lois, et me trouver engagé ainsi dans un réseau d'obligations, et non pas du fait que je suis homme et que je me trouverais originairement pris dans des liens d'obligation par rapport à quelque nature humaine, établie sans doute par quelque divinité aussi illusoire que cette nature même.

Comme mes obligations ne remontent pas en deçà de mon droit et que mon droit n'a pas d'origine antérieure à ma propre puissance individuelle, il me suffit de m'en rendre compte et de m'en assurer pour échapper à toutes les tentatives d'asservissement de ceux qui cherchent à me faire croire le contraire.