De nos jours la publicité nous dit
soyez originaux, achetez tel habit, telle voiture que n'auront pas les autres,
faites telles vacances qu'ils ne font pas, et qui vous en distingueront. Et la
publicité se contente d'inculquer une morale qu'on retrouve assez ailleurs, jusque
dans les écoles. L'originalité ainsi promue se caractérise par le fait
qu'elle est conçue comme mesurable par une différence visible entre le
supposé original et la foule de ceux qui n'ont pas cette manière de se
distinguer. Rien n'empêche d'ailleurs que, dans cette vision, chacun ou presque
puisse affirmer son originalité. Une casquette d'une couleur inhabituelle, et
mise à l'envers ou de guingois, peuvent faire l'affaire comme une voiture d'un
modèle unique. Si c'était là que se
trouvait l'originalité, et si la recherche d'une telle originalité était le
signe de l'individualisme, alors la foule innombrable des moralistes qui voient
dans celui-ci la tare de nos sociétés ne se tromperait peut-être pas trop.
Seulement, ils sont victimes d'une illusion grossière, car une telle recherche
n'est d'habitude que la compensation d'une réelle absence d'originalité, ou
d'un manque d'individualité, si bien que l'accent mis sur ces différenciations
extérieures pour elles-mêmes est plutôt l'indice de l'indigence de
l'individualisme chez nos contemporains. Il
est vrai que les individus se caractérisent par le fait qu'ils ne se confondent
pas les uns avec les autres, et qu'ils sont donc différents, et cela d'autant
plus qu'ils sont plus individualisés. Mais il ne suffit pas, à l'inverse,
d'afficher quelques différences superficielles pour s'individualiser. On est
d'autant plus individuel qu'on est plus libre ou autonome. Et c'est cette
liberté qui est la racine de la différence entre les individus. Cependant cette
distinction n'est pas désirée pour elle-même par l'individualiste. Il n'en
défend le respect que comme la condition de sa liberté, au contraire de ceux
qui, faute de pouvoir développer leur individualité, déguisent leur indigence
sous une différenciation superficielle recherchée pour elle-même, ou plutôt
arborée comme signe d'une supposée originalité qu'ils n'ont pas. Si
la liberté différencie les individus, c'est parce qu'elle consiste en
l'autonomie grâce à laquelle nous trouvons en nous-mêmes, dans notre
constitution individuelle particulière, l'essentiel des raisons de ce que nous
faisons, de ce que nous vivons, de ce que nous pensons. Parce que cette
constitution particulière diffère de celle des autres, nous différons
d'autant plus d'eux que nous sommes davantage responsables de nos actions, de
nos sentiments et de nos réflexions. Au contraire, en estimant son originalité
au degré de différence extérieurement perceptible entre soi et les autres, on
s'est déjà placé au point de vue commun pour en juger, et on a du même coup
prouvé son manque d'originalité ou sa dépendance par rapport à cette
perspective des autres sur soi.
|