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Philosophie et pratique >>

 

L'éducation sentimentale
(3)

Hiver 2021

Annonce

S’il fallait régler le comportement d’un robot pour le faire penser et agir de la meilleure manière, c’est en le programmant que nous devrions nous y prendre. Il faudrait élaborer une sorte de morale qui définisse le meilleur comportement dans les diverses situations, et l’exprimer sous la forme d’un système de règles, en reliant le repérage des situations avec leurs caractéristiques pertinentes aux principes de comportement. La difficulté principale consisterait en l’élaboration de ce système. Mais une fois élaboré, puis implémenté dans le robot, celui-ci agirait immédiatement selon la morale qu’on lui aurait ainsi donnée. Il en va tout autrement pour les hommes, auxquels il ne suffit pas qu’on inculque un système moral, selon la logique la plus parfaite, pour qu’ils se mettent aussitôt à régler leur conduite selon ses règles. Toute la part émotionnelle de l’homme résiste à une telle façon de se diriger selon un système de règles rationnellement conçu. Et quand il se met à raisonner et à subir l’influence de la raison, ses sentiments sont toujours déjà déterminés par sa constitution psychologique et par une éducation antérieure. Plus encore, sa façon de raisonner est déjà orientée par ses passions. Si la philosophie vise à atteindre la sagesse, la plus grande perfection dans la pensée et l’action, la meilleure vie, elle doit donc réaliser ce projet au sein même de la vie passionnelle, sous la forme d’une éducation sentimentale. Comment accomplir ce tour de force ? C’est le problème qui nous occupera dans ce séminaire.

Lectures :

  • Montaigne, Essais
  • Stirner, L'unique et sa propriété
  • Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra
  • Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion
  • Musil, L'homme sans qualités
  • Hesse, Le jeu des perles de verre
  • Gilbert Boss, Jeux de concepts
  • Collectif Utopies, @
 

Introduction

Thème

A la suite de deux autres séminaires sur l’éducation sentimentale, celui-ci abordera le thème sous l’angle du projet philosophique. Le premier séminaire de la série envisageait cette éducation dans la perspective de l’action de la philosophie, se demandant si la philosophie pouvait l’effectuer par elle-même. Dans ce cas, il s’agissait de savoir comment cette éducation pouvait avoir lieu à partir de celle que le philosophe a déjà reçue et qui détermine sa manière d’agir et de penser, ce qui suppose un diagnostic philosophique, objet du second séminaire. Maintenant, il reste à découvrir comment conduire philosophiquement l’éducation sentimentale elle-même. Il faut que le philosophe se conçoive comme éducateur, et d’abord comme éducateur de soi-même. En soi, la figure de l’éducateur est loin d’être rare. Tous les parents, déjà, n’en sont-ils pas des exemples ? Officiellement ou non, nombreux sont ceux qui se chargent d’éduquer les jeunes et les adultes. Non seulement tout homme a été éduqué, mais la plupart ont joué le rôle d’éducateur. Si l’on se tourne vers les écoles, on y voit les modèles d’une éducation ramenée pour l’essentiel à l’enseignement de savoirs théoriques et techniques. C’est alors la raison et certaines habiletés pratiques qui concentrent l’attention. Et il semble que les sentiments ne représentent qu’une sorte de résidu, un aspect de la psychologie dont il ne faut tenir compte qu’à cause de son côté perturbateur, afin d’imposer une discipline qui fasse taire les passions ou les modère pour les rendre moins dérangeantes. C’est pourquoi on perçoit souvent l’éducation des sentiments comme une étape première, concernant d’abord la petite enfance et servant de préliminaire à l’éducation avancée, à l’éducation véritable, celle de la raison, culminant éventuellement dans l’acquisition des sciences et des techniques, y compris celles des arts. Dans cette perspective, la philosophie trouvera d’ordinaire sa place d’abord parmi les sciences, en un sens large, ou en marge de celles-ci, bref, comme une branche du savoir, réalisant à son tour une démarche de la raison. Mais tandis que les sciences supposent effectuée la pacification passionnelle nécessaire à la considération rationnelle et objective de la réalité, un certain aspect ou une certaine conception de la philosophie lui attribue un intérêt pour la vie passionnelle, dans les considérations morales et dans la recherche de la sagesse. On se représente en général cette action de la philosophie comme celle d’une raison non seulement développée de manière à saisir les vérités objectives, mais également tournée vers la discipline des passions, destinée à soumettre celles-ci aux préceptes de la raison. Dans cette mesure, l’éducation des sentiments représente bien une préoccupation essentielle de la philosophie, car elle ne se contente pas d’étudier objectivement les sentiments, comme la psychologie (du moins la psychologie théorique ou scientifique), mais les envisage comme une matière à traiter moralement ou pratiquement. Cette représentation du rôle de la philosophie en tant qu’éducatrice des sentiments pose plusieurs problèmes. D’abord, il faut savoir si la raison est capable de connaître les valeurs qui doivent diriger cette éducation. Or on pourra douter que les valeurs existent sous la forme d’idées éternelles, saisissables comme des entités logiques et mathématiques. Et sinon, prises en elles-mêmes et non comme des phénomènes historiques, peuvent-elles faire l’objet de science objective ? Et si la philosophie n’est pas capable de se fonder sur une connaissance assurée des valeurs, à quel avantage pourra-t-elle prétendre sur d’autres modes d’éducation ? Ensuite, même s’il était possible de connaître les valeurs, de tirer d’elles des préceptes concernant les divers sentiments et la forme à leur donner, de dessiner le modèle d’un homme dont le régime affectif serait équilibré, il resterait à savoir comment utiliser ces idées pour agir sur les sentiments, les régler et les transformer. Car on sait bien qu’il ne suffit pas de savoir ce que seraient les meilleures dispositions passionnelles pour les réaliser de ce fait. Au contraire, l’idée répandue de la lutte entre la raison et les passions exprime la résistance manifeste des sentiments aux conseils de la raison. On peut s’en étonner, parce que les conclusions de la raison semblent devoir emporter la décision. Mais d’un autre côté, il n’est pas surprenant que les passions, jugées étrangères à la raison, ne se laissent pas influencer par la nécessité logique. Ce qui est étrange, c’est que la raison et les passions puissent trouver le moyen de se saisir réciproquement et de lutter.

Le projet d’une éducation philosophique des sentiments ne va donc pas de soi. S’il est vrai que la philosophie procède par la raison, alors il faut résoudre les problèmes concernant la connaissance des valeurs ou des principes moraux, ainsi que celui des moyens d’agir par la raison sur les sentiments. Or que la philosophie soit foncièrement rationnelle, c’est ce qui se constate, semble-t-il, par le fait qu’elle se déploie essentiellement dans le mode du discours, procédant par arguments de caractère rationnel, s’exprimant et se développant à travers la discussion, examinant des thèses, les démontrant, critiquant ces démonstrations, élaborant des concepts, posant la cohérence et la consistance comme des critères essentiels. En outre, les projets semblent également requérir l’élaboration rationnelle, et trouver en elle leur achèvement en tant que projets. Il faut concevoir d’abord un but, et lorsqu’il s’agit d’atteindre la sagesse, un idéal, un modèle du sage, dont on puisse énoncer les qualités. Et s’il importe que ce sage n’ait pas qu’une intelligence abstraite, il faut connaître les passions qui conviennent à sa nature, les vertus que requiert la sagesse, les vices qui sont incompatibles avec elle, bref la structure optimale de son organisation passionnelle. Il faut ensuite calculer les schémas des opérations nécessaires ou utiles pour réaliser cette organisation, pour mener donc l’éducation sentimentale du philosophe. Voilà, semble-t-il, le travail de la raison requis pour l’élaboration du projet. Ensuite, sa réalisation réclamera d’autres facultés pour effectuer le travail en suivant les guides préparés par la raison, les lignes du plan abstrait qu’elle aura tracées. Alors, ce sont les dispositions passionnelles qui seront mobilisées, l’admiration de l’idéal, le désir de l’atteindre, le courage de se lancer dans l’entreprise, la détermination à la poursuivre, la patience d’en surmonter peu à peu les difficultés. Mais je relis cette liste fort incomplète, et je m’étonne de voir qu’elle paraît énumérer déjà les vertus du sage qu’il s’agissait d’acquérir. Pourrais-je m’en passer et ne me fier qu’à la pure raison ? Non, car alors, j’en resterais à la conception abstraite du plan, et ce ne serait plus véritablement un projet, mais tout au plus un objet de contemplation, dont je me satisferais, demeurant dans le rêve plutôt que de me tourner vers la réalité pour chercher à me rendre moi-même réellement sage selon l’idéal posé. Ne sommes-nous pas pris dans un cercle vicieux, l’acquisition des vertus les supposant déjà ? Et à vrai dire, le cercle est encore plus étroit que nous ne l’avons encore perçu. Car nous avons supposé qu’une fois le projet rationnellement conçu, il nous fallait recourir à la vertu pour le réaliser. Mais précisément, si ce projet n’était qu’une idée de la raison, il resterait un objet de considération rationnelle, n’exigeant aucune réalisation, se satisfaisant en soi, c’est-à-dire qu’il ne serait pas un projet. L’intelligence contemplerait simplement l’idéal du sage, comme idéal, comme un soleil admirable, éclatant, chaud, parfait, au plus haut point réjouissant, et la sagesse du philosophe s’épuiserait dans cette contemplation de toutes les vertus qui n’exigerait l’acquisition d’aucune autre que l’intelligence elle-même. Et encore, cette idée reste fort abstraite et irréelle. La capacité d’admirer, de contempler, de mener l’intelligence à sa perfection propre, c’est le résultat d’un effort, c’est déjà celui d’un projet qui a dû se réaliser. Il suppose la vertu, non seulement conçue, mais exercée. Et surtout, il suppose le désir ou la volonté de réalisation de cette œuvre de l’intelligence. De même notre projet de devenir sage implique le désir ou la volonté de le réaliser. En d’autres termes, il est dès le départ le produit d’un sentiment, d’un bon sentiment ou d’une vertu, le désir de sagesse, ou l’amour de la sagesse si l’on veut. Et nous retrouvons notre cercle à l’origine de tout le processus, la recherche de la vertu supposant la vertu, dans le projet lui-même. A aucun moment nous ne pouvons nous asseoir sur la pure raison. Non, elle ne peut nous fournir le soleil de l’idéal que nous évoquions, car il est évidemment une représentation de notre imagination échauffée par la passion. Et sa seule contemplation est déjà un acte passionnel. Comment éviter donc le paradoxe d’une éducation du sentiment par le sentiment lui-même, si la raison ne peut lui servir de guide indépendant ? Les lignes tracées sur le plan n’existent et ne deviennent des chemins esquissés que par les sentiments qui les animent, qui en ont fait des projections schématiques d’eux-mêmes, projetées sur la réalité pour la transformer. Est-il absurde de penser que le sentiment puisse être capable de progrès par lui-même ?

Si l’on prend l’expression dans son acception populaire, alors, en vérité, il n’est pas pertinent de se référer à l’idée de la sagesse comme celle d’une « vie menée sous la conduite de la raison », ni de se fier à la représentation de « la lutte entre la raison et les passions » qu’on associe à une telle conception de la vie morale. Dans la réalité, on ne voit pas généralement la logique exercer son autorité sur les passions, mais plutôt l’inverse, c’est-à-dire les arguments sous leurs atours logiques obéissant de fait aux passions. Lorsqu’on observe les sociétés, le phénomène moral ou psychologique étonnant est plutôt celui de rares personnes se sentant intimement obligées de conformer leur conduite, et plus rarement encore leurs sentiments, à la force logique de leurs raisonnements. L’attrait de l’idée d’une morale fondée sur la raison réside dans l’espoir de fournir à la morale une assise indépendante des aléas de notre histoire individuelle et collective, et de s’assurer ainsi un point de départ absolu, perpétuellement accessible en principe, grâce auquel il soit toujours possible, à condition d’en faire l’effort, de recommencer entièrement à nouveau, sans passif, comme si l’on pouvait renaître moralement à tout moment. C’est ce qui semble arriver dans le domaine de la connaissance lorsqu’on s’en tient à la pure logique, comme dans les mathématiques, où les vérités paraissent éternelles parce qu’on peut toujours les trouver et les redécouvrir comme dans leur origine, indépendamment de ses croyances actuelles. Ainsi, la raison paraît représenter une sorte de faculté hors du temps qui nous livre les vérités les plus solides parce que, justement, immuables et indestructibles. Et l’on a d’autre part la longue et imposante expérience de la puissance et de l’efficacité du commandement, de la parole impérative, dans les relations humaines. L’idéal ne serait-il pas alors que la raison commande aux passions ? Quoi qu’il en soit, cet espoir est vain si, en fin de compte, c’est la passion qui meut la raison, et non pas celle-ci qui régente les passions, comme nous l’apprend l’expérience la plus courante. Pour en tenir compte, posons donc que ce soient les passions qui dirigent, et partant qui doivent encore conduire elles-mêmes leur propre éducation. Si l’on en reste à une perspective abstraite, théorique, on demeure enfermé dans le paradoxe que nous avons déjà signalé, mais qui peut disparaître dans la pratique, si l’on envisage que des êtres, tels que les sentiments, puissent progresser par eux-mêmes. Seulement, dans ce cas, il faut abandonner l’idée de points de repères extérieurs fixes et assurés. Nous ne pouvons plus voir une lumière à l’horizon qui nous dirige en indiquant la direction de notre but véritable. Pour faire moralement le point dans notre navigation, nous n’avons rien d’autre que notre condition présente, l’état, riche et divers, passablement chaotique, de nos propres sentiments. C’est eux qui nous poussent à leur gré. C’est eux qui nous ont mis en route et qui ont choisi le chemin. À leur lumière changeante, selon leur impulsion capricieuse, nous sommes arrivés à notre état actuel, qui définit notre horizon. Et si nous éprouvons le désir d’une vie plus satisfaisante, plus sensée, plus consistante, plus sage, c’est encore à partir d’une insatisfaction née de nos passions à l’égard de la situation morale qu’ils ont engendrée, au niveau aussi bien individuel que social. Notre histoire n’est pas seulement un destin qui nous a déposés par hasard ou selon une nécessité quelconque, inconnue, où nous sommes, et dont nous pourrions nous échapper en sautant dans le monde véritable pour recommencer ; elle définit ce qui nous détermine et à partir de quoi nous devons la continuer avec les moyens qu’elle nous fournit. Alors que l’éducation sentimentale des autres, telle qu’elle a généralement lieu dans la société, vise la conformité à un modèle donné, qui est celui de l’éducateur, de sa société, au contraire, lorsque c’est l’éducateur qui la pratique sur lui-même en la concevant lui-même, parce qu’il ne se satisfait pas de celle qu’il a reçue, ni des modèles qui l’ont guidée, il s’agit pour lui d’inventer ses modèles à partir de ses propres sentiments, et de découvrir les moyens d’agir sur ses propres passions à partir de ceux-ci. L’aventure paraît fort risquée, et elle l’est. On voit qu’en faire le projet ne revient pas à dessiner un chemin qu’il suffira ensuite de suivre. Il faut en quelque sorte prévoir l’incertain, non pas pour lui enlever son incertitude, mais pour en tenir compte. Un tel projet qui comporte l’idée de progresser chaque fois à partir de la situation atteinte est paradoxal aussi en ce qu’il projette nécessairement de projeter encore, en ce qu’il est inévitablement un projet de projet.

Position du problème

L’homme est un étrange animal. Il ne se satisfait ni de ce qu’il a ni de ce qu’il est, ni de son environnement ni de lui-même, et désire les modifier tous deux. Il rêve non seulement de vivre ailleurs, mais également de devenir un autre. On ne voit guère les autres animaux soucieux de transformer leur habitat, ni surtout de chercher à se perfectionner eux-mêmes. Ici ou là, comme les fourmis ou les castors, ils se construisent un milieu propre. Plus rarement ils s’exercent, au-delà de leur court apprentissage de jeunesse, à s’améliorer. Généralement ils restent satisfaits de leur condition et ne paraissent pas même songer à en changer. Un chat ou un chien ne semblent pas avoir l’idée de vouloir être un vrai chat ou un vrai chien, un bon chat ou un bon chien, bref autre chose que ce qu’ils sont naturellement. S’ils font des efforts, c’est pour vivre leur vie naturelle, chasser pour se nourrir, bouger ou se reposer quand l’envie les y pousse. Comment vivre ? Voilà un souci qui ne les touche pas, comme s’ils le savaient par nature. Et c’est même avec étonnement, voire avec admiration que les hommes perçoivent l’assurance avec laquelle les autres animaux suivent naturellement leur voie, sans autre inquiétude que d’en être empêchés. Quand un animal commence à montrer quelque souci de sa manière de vivre et de sa conformité à un modèle différent de ce qu’il est immédiatement, c’est d’habitude au contact de l’homme, sous la pression du dressage.

Par leur spontanéité naturelle, bien des animaux nous offrent l’image d’une vie heureuse, ou du moins de moments totalement heureux, et il nous arrive de les envier malgré l’orgueil que nous donne l’opinion de la grande supériorité de notre intelligence et de notre esprit. Dans cette comparaison, nous les voyons comme exempts d’une pénible charge qui nous pourrit la vie, celle de devoir chercher comment vivre, tandis que la nature les a adaptés à leurs conditions de vie et leur a appris comment se comporter en presque toute circonstance. Pour cette raison, ils connaissent certes la peur, mais non pas comme nous l’angoisse, cette étrange crainte qui ne porte pas sur une menace venue de notre environnement, mais sur nous-mêmes, liée à notre incapacité de vivre en paix et de reposer dans la certitude de faire ce qu’il faut. Notre inquiétude ne se confond pas avec celle des animaux lorsqu’ils se sentent la proie possible d’autres. S’ils se trouvent obligés à épier ce qui se passe autour d’eux, c’est par un mouvement naturel représentant un aspect essentiel de leur adaptation à leur milieu, pour assurer leur survie comme instinctivement. L’homme en revanche, dans une situation semblable, ne se contente pas d’être inquiet des éventuels dangers, il s’inquiète souvent aussi de savoir s’il a raison de s’inquiéter, ou de s’inquiéter au point où il le fait, ou de la manière dont il le fait. Son souci n’est pas seulement alors de savoir si sa peur est pertinente pour sa survie, mais aussi de savoir si elle convient à une bonne ou digne façon de vivre. Il se demande si sa peur est compatible avec le courage, si elle révèle en lui de la lâcheté, de la pusillanimité. Et souvent, à propos de sa peur ou d’autres choses, de son hésitation naît justement l’angoisse. Il sent que la vraie vie lui échappe.

Chez les animaux la phase d’éducation est courte, voire inexistante. Elle consiste apparemment en une sorte de dernière mise au point chez l’individu des aptitudes et tendances innées de l’espèce. On sait que chez l’homme elle est au contraire particulièrement longue. On dirait qu’il s’agit de poursuivre le travail inachevé de la nature pour créer un être capable de vivre selon l’ensemble de ses aptitudes dont plusieurs ne sont naturellement qu’esquissées. Les hommes sont si habitués à se considérer comme imparfaits dans l’enfance, et requérant une éducation, qu’ils entreprennent de considérer aussi certains animaux comme susceptibles d’amélioration, et ils ont mené leurs opérations de dressage assez efficacement sur certaines espèces suffisamment intelligentes et dociles.

Alors que les animaux d’une même espèce ont des comportements très semblables, par contre, chez les hommes, à cause de l’importante influence de leur éducation, les façons de vivre diffèrent beaucoup et manifestent d’importantes variations sur le canevas des caractéristiques générales de l’espèce. Ce phénomène de la diversité des cultures est évident et frappant. D’un côté, pour ceux qui vivent assez exclusivement dans leur société, dans la même culture, cette dernière a poursuivi la formation naturelle d’une manière si efficace qu’ils tendent à considérer simplement leur propre culture comme naturelle, et ils en viennent presque à croire que leur manière de vivre est la seule possible ou vraie pour les hommes, toutes les autres ne représentant que des perversions, des sortes de maladies ou de dépravations. De l’autre côté, ceux qui ont assez bien connu plusieurs cultures différentes en viennent presque à douter au contraire que sous les variations culturelles puisse se trouver un noyau naturel commun à l’humanité, tant ils sont impressionnés par l’extraordinaire force avec laquelle les hommes sont modelés par l’éducation et les mœurs.

Si l’on entend par nature d’un être une structure stable qui le constituerait et expliquerait l’ensemble varié de ses comportements, alors il faut avouer que l’homme ne paraît pas en avoir — ni peut-être certains animaux doués d’une assez grande sensibilité. Il paraît bien difficile de désigner des caractéristiques humaines fixes, que l’homme ne pourrait modifier d’aucune façon, pas même par la science qui représente l’un de ses pouvoirs de transformer les choses, et parmi elles, lui-même. Si l’on entend le concept de nature en un sens plus large, comme signifiant une structure dont il n’est pas exclu qu’elle puisse se modifier à partir d’elle-même et prendre ainsi des formes en partie imprévisibles, alors on n’hésitera pas à attribuer à l’homme une certaine nature, par laquelle il se distingue précisément des autres animaux notamment grâce à l’importance en elle de ce pouvoir de se modifier si évident dans ses effets les plus visibles tels que les variations culturelles.

Or qu’est-ce qui dans la nature humaine rend compte de ce pouvoir ? La tradition répond d’habitude l’intelligence ou la raison. Car c’est cette faculté, croit-on, qui distingue essentiellement l’homme des autres animaux. Et par opposition à l’instinct qu’on attribue à ceux-ci, et qui est censé les conduire comme s’ils étaient programmés d’avance, de manière définitive et très rigide, l’intelligence est réputée libre, capable de s’appliquer en principe à toute chose, nouvelle ou non, et d’en acquérir la connaissance, ou du moins de la chercher. Selon les circonstances que l’homme considère dans les diverses situations, il en tirera des connaissances et des conclusions pratiques différentes. Selon les voies qu’il découvre pour réaliser ses fins, il devra envisager de manières diverses les moyens d’y parvenir, et, réfléchissant à ses propres capacités, il en viendra à vouloir développer aussi des habiletés appropriées, diverses également. Voilà engagé semble-t-il le mouvement de perfectionnement par lequel l’homme transforme les choses et lui-même, quittant les comportements inflexibles de l’instinct et se développant au gré des circonstances, de ses recherches et connaissances.

A première vue cette idée d’une distinction essentielle entre l’homme et les autres animaux située dans la présence de la raison chez l’homme seul est plausible. La simple observation nous permet de constater une présence constante, évidente, du raisonnement chez les hommes qui les distingue clairement de tous les autres animaux. Cette différence saute aux yeux par la manière dont se manifeste pour nous le raisonnement, en tant qu’il implique l’usage de la langue, de systèmes de signes relativement abstraits, permettant de former des arguments susceptibles d’être explicités dans un ordre logique. En effet, tandis qu’on trouve bien chez plusieurs espèces animales des sortes de langages, par lesquels ils peuvent communiquer dans une certaine mesure, ce ne sont pas des langues à proprement parler, permettant véritablement de raisonner, et par exemple de discuter en suivant les règles d’une logique telle que la nôtre. Celle-ci implique un système de signes articulés très complexe, avec une grammaire permettant de construire selon des schémas prescrits un nombre indéfini de propositions rigoureusement construites, agencées à leur tour dans des ensembles cohérents, permettant d’effectuer des sortes de calculs explicites.

On a souvent tiré de ces constatations l’idée que seul l’homme était intelligent, et que les animaux étaient guidés par le seul instinct. A moins d’entendre l’intelligence dans un sens très restreint, c’est évidemment une erreur, car il est facile de montrer que bien des animaux manifestent de l’intelligence dans leurs actions et décisions, et qu’ils sont capables de sortes de raisonnements analogues aux nôtres, bien qu’ils ne parlent pas et demeurent incapables de calculs étendus. Afin de distinguer l’intelligence des animaux de la nôtre, nous pourrions pour l’occasion distinguer l’intelligence de la raison, la première constatant des relations entre des objets et les combinant directement, la seconde étendant très largement ce genre d’opération par l’usage de langues. Selon ces définitions, on pourrait dire que les hommes et d’autres animaux partagent l’intelligence à certains degrés, tandis que les hommes seuls, à notre connaissance, sont capables de raison. Et il est alors intéressant de remarquer que l’intelligence est une aptitude naturelle, qui peut certes être développée, tandis que la raison est nécessairement artificielle, puisqu’elle requiert toujours l’usage d’un artifice, sans lequel elle serait impossible, celui d’une langue, que personne ne possède sans l’avoir apprise, parce qu’elle est déjà elle-même une création humaine, un élément de culture, comme on le voit bien par la grande variété des langues parmi les hommes.

La particularité qu’ont les hommes de s’inquiéter de leur manière de vivre, plutôt que de jouir d’un bonheur immédiat, viendrait-elle de leur plus grande intelligence, devenue créatrice d’outils aptes à permettre de véritables raisonnements explicites et indéfiniment étendus, bref viendrait-elle du fait que ces êtres intelligents se sont en outre rendus capables de raison ?

L’intelligence élargit le domaine de réalité accessible à l’esprit et à l’action. Et par conséquent, plus elle est grande, plus la réalité visible devient vaste, plus le domaine de l’action s’étend, et avec lui celui des possibilités d’action, donc des soucis possibles. La plus grande facilité à se satisfaire et à se reposer qu’on admire parfois chez les animaux, n’est-elle pas due en effet à la plus grande limitation du champ de leur conscience, qui les empêche de s’inquiéter de toute une partie de la réalité qu’ils ne perçoivent pas et que nous percevons ? Car comment pourraient-ils se soucier de ce dont ils ignorent l’existence réelle ou probable ? D’ailleurs, la restriction de ce qui peut les concerner n’est pas seulement celle de l’espace, elle est surtout celle du temps. Les animaux sont plus étroitement liés au présent, parce que le passé et le futur dépendent des projections de l’intelligence. Voyant moins loin, en un sens, les animaux sont moins effrayés des dangers futurs et moins excités par les opportunités à venir. N’est-ce pas la raison pour laquelle ils sont moins inquiets et plus portés à jouir du présent ? Ajoutons maintenant à la plus grande intelligence naturelle de l’homme l’énorme extension que celui-ci lui a donnée par la raison, la possibilité de calculer aussi loin qu’on le veut, jusqu’à la mort et au-delà, et l’on voit bien tous les sujets de soucis, de désirs et de craintes, qui naissent pour les hommes de cette extension. N’ont-ils pas raison de dire, en regardant les esprits simples, les enfants et les animaux, bienheureuse ignorance ?

Le rôle plus important de la réflexion et du souci de soi dans la pensée humaine serait-il également l’effet de l’intelligence et de la raison ? L’hypothèse paraît plausible. Posons que l’intelligence consiste pour l’essentiel en la faculté de percevoir les relations entre les choses. Plus on perçoit de relations, plus on en perçoit de sortes diverses, plus on peut en percevoir à la fois, plus distinctement on les perçoit, mieux on s’en souvient, et plus on est intelligent. En outre la raison, comme nous l’avons remarqué, est un puissant outil pour étendre encore ce pouvoir. Or le fait que l’intelligence ne soit pas infaillible lui donne une forme d’opacité qui peut lui permettre de se voir et de se reconnaître elle-même. En effet, si nous étions capables de percer la réalité avec la plus grande certitude, notre pensée serait toujours vraie et elle se confondrait avec la réalité, de telle sorte qu’elle ne pourrait pas se percevoir et deviendrait en quelque sorte transparente pour elle-même, aucun doute ne venant jamais la troubler. En revanche, chaque fois que nous nous trompons et que les faits ou d’autres raisonnements viennent contester notre prétendue connaissance, une opposition nous apparaît, et nous percevons comme distincts notre intelligence et son objet. La conscience de cette distinction rompt la confiance dans notre capacité de connaître et la soumet à la possibilité constante du doute. Voilà une raison pour laquelle l’intelligence semble devoir mener à la réflexion, en elle-même déjà. Ajoutons maintenant la considération de l’extension qu’elle se donne par la raison, c’est-à-dire le calcul symbolique en un sens large. Contrairement à l’intelligence elle-même, qui peut s’exercer spontanément, sans prendre conscience de soi tant qu’elle réussit et ne reçoit de contestation ni de l’intérieur ni de l’extérieur, le raisonnement symbolique implique la considération des symboles, dans lesquels l’intelligence se projette et s’instrumente. La raison devient donc une sorte de miroir d’elle-même, où, précisément, avec plus ou moins de justesse, elle se réfléchit évidemment. Une intelligence capable de raisonnement logique n’évite donc pas la réflexion et le doute. Et par conséquent il paraît plausible d’expliquer par cette faculté le souci caractéristique des hommes pour leur manière d’être et de vivre.

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Cette explication n’est plausible cependant que si l’on considère en quelque sorte les mécanismes de la pensée comme l’essentiel. Alors, il est vraisemblable en effet que l’intelligence et la raison engendrent cette structure du retour sur soi qu’on peut nommer réflexion. Mais la présence de ce mécanisme entraîne-t-elle, avec le doute, l’insatisfaction de sa condition présente et le désir de vivre autrement qui nous paraissaient caractériser l’homme parmi les autres animaux ? Dans une certaine mesure, en fonction de leur degré d’intelligence, les animaux sont également capables d’un certain degré de réflexion. Ils savent tenir compte dans leurs actions des caractéristiques de leur corps, et non seulement de celles des choses hors d’eux, et, avec un peu d’expérience, plusieurs sont capables de se reconnaître dans un miroir, au lieu d’imaginer y voir un congénère. Ils n’en viennent pas pour autant à désirer vivre une autre vie que la leur, et leur contentement, lorsqu’ils ne sont pas tourmentés par leurs besoins, n’est pas celui de mener la vraie et bonne vie, mais uniquement celui qui vient de la satisfaction de leurs désirs plus immédiats. Du reste, à vrai dire, on ne voit pas pourquoi un simple accroissement de leur intelligence et la capacité même de développer l’outil intellectuel de la raison devraient faire naître ce désir. Le plus « intelligent » des robots ne manifeste aucune insatisfaction de ce qu’il est et ne semble pas devoir jamais en manifester, pas plus que de nous démontrer, comme les animaux, le moindre désir ou sentiment, quoiqu’il puisse être programmé pour en simuler.

Nous avons vu que les hommes se différenciaient des autres animaux par la grande variété de leurs manières de vivre, très visible dans la multiplicité de leurs cultures, comme d’ailleurs dans la diversité de leurs caractères et de leurs mœurs individuelles. La rigidité de l’instinct nous paraissait aux antipodes de cette grande souplesse. C’est pourquoi nous en cherchions la source dans ce qu’on situe généralement à l’opposé de l’instinct, l’intelligence. Celle-ci se signale le plus manifestement dans la puissance des calculs de la raison. Mais, s’il faut bien constater le caractère admirable avec lequel elle semble pouvoir s’appliquer à toute chose, contrairement à l’instinct, spécialisé, il faut avouer aussi qu’on l’admire pour son extrême constance, obéissant à l’éternelle et immuable logique. Loin que la raison nous donne la clé de la variété des cultures et mœurs, elle représente l’espoir de ceux qui sont mus par l’idéal (que plusieurs attribuent au philosophe) d’unifier les pensées et comportements des hommes pour unir toute l’humanité sous une même règle immuable, les comportements ne variant plus que pour les adapter aux circonstances diverses par des calculs effectués selon ces mêmes règles sûres et invariables. Loin que la raison ne s’oppose aux instincts, elle en conserve la parfaite rigidité dans sa soumission aux règles immuables et irrésistibles de l’éternelle logique.

Pour découvrir l’origine de la variété des mœurs humaines, il vaudrait mieux se tourner vers une faculté plus fantasque, l’imagination. D’ailleurs ne distingue-t-elle pas les hommes des animaux aussi bien que l’intelligence ? Car, même si l’on n’accède pas de l’extérieur aux pensées des animaux, à leurs rêves, lorsqu’ils se reposent comme immergés dans le seul bonheur de vivre, et paraissent parfois se laisser aller à une mystérieuse méditation, on remarque néanmoins à leurs actions qu’elles ne manifestent pas l’extravagance de celles des hommes. On ne risque guère davantage de se tromper en attribuant à ces derniers une plus grande imagination qu’une plus grande intelligence. Et l’on comprend facilement pourquoi l’animal imaginatif ne cesse de rêver de mille choses et notamment d’une autre vie que la sienne. Seulement, remarquera-t-on, l’imagination est capricieuse jusqu’à la folie, sans règle pour discerner le bien, divaguant en tout sens, sans jugement. Si ses inventions sont parfois attrayantes, elles provoquent aussi la répulsion, la frayeur et nous entraînent dans le cauchemar. Elle est bien incapable d’orienter notre désir vers la voie de la perfection, et il n’est pas étonnant qu’elle suscite la méfiance des gens raisonnables.

Comme dans notre désir d’une autre manière d’être et de vivre, ni l’intelligence ni l’imagination ne jouent le premier rôle, mais un rôle secondaire plutôt, si important soit-il, il nous faut chercher ailleurs la raison principale de ce désir. Or si nous n’avions pas l’habitude de hiérarchiser la raison et les passions en plaçant la première clairement au-dessus des secondes, il nous sauterait aux yeux que ce désir s’explique par une cause de même nature que lui, à savoir justement une certaine constitution de nos désirs ou sentiments.

Ce qui permet d’imaginer une sorte de sagesse entièrement basée sur la raison et destinée à maîtriser les passions et à les domestiquer, c’est le préjugé selon lequel chez l’homme la raison n’est pas seulement l’instrument principal de la science ou de la connaissance théorique, ainsi que du calcul technique, mais également la source de vérité concernant les principes pratiques, valeurs ou idéaux. Dans cette représentation, ou bien le désir de perfectionnement est bon et il naît donc de la raison, ou bien il est mauvais et doit être considéré comme une puissance anarchique étrangère à la raison que celle-ci doit réprimer. On trouve des défenseurs des deux membres de cette alternative. Les uns croient au progrès et le voient comme un mouvement conduit par la raison à travers le développement des sciences et des techniques. Les autres voient l’homme comme un être dont la place dans l’ordre naturel est naturellement définie, si bien que la raison doit s’efforcer au contraire de nous y maintenir et ramener, et d’affaiblir ou d’éteindre le malheureux désir d’être plus que ce que nous sommes par nature. A vrai dire, ce sont là les deux pôles entre lesquels se situent concrètement les positions morales réelles, fixant un degré plus ou moins grand de progrès raisonnable, qu’il faut viser, mais non dépasser, pour d’une part accomplir la nature humaine, qui exige une éducation, et d’autre part éviter de déshumaniser l’homme. Ainsi le désir de perfectionnement est à la fois bon, produit de la raison elle-même, et mauvais, résultant de la spontanéité passionnelle anarchique. On voit à quel point cette conception met la raison au défi de s’attaquer à un ensemble de contradictions qu’elle ne peut ni accepter sans perdre sa rigueur logique, ni résoudre. Laissons donc ce préjugé se dissoudre lui-même pour ceux qui y réfléchissent.

Ces problèmes ne se posent pas lorsqu’on cherche à comprendre à partir de lui-même le désir humain de ne pas se contenter de la manière de vivre que lui dicte la nature, ni même parfois de celle que lui prescrit la société. Car le désir ou le sentiment n’est pas un accident de la nature humaine, mais son propre principe vital tel qu’il s’éprouve et se rapporte à soi. Autrement dit, pour formuler un paradoxe apparent, dans son désir de se dépasser, c’est la nature même de l’homme qui le pousse incessamment à abandonner et à transformer son état antérieur ou actuel, c’est-à-dire sa nature telle qu’elle lui est donnée. Et que ce mouvement vital soit une tentative de perfectionnement, cela ne résulte pas d’une quelconque adéquation à des valeurs extérieures à lui que la raison ou quelque autre faculté de les saisir lui révélerait, mais du fait qu’il est provoqué et animé par un désir. Car pourquoi une chose serait-elle bonne pour moi, sinon parce que je la désire ? Peut-on imaginer qu’une chose soit bonne sans être désirable, ou qu’elle soit désirable sans être désirée ? Et quand je la nomme bonne, que dis-je d’autre que cela, qu’elle est l’objet du désir ? Certes, je pourrai distinguer ce qui est vraiment bon de ce qui ne fait que le paraître. Mais que cette distinction signifie-t-elle d’autre que ceci : ce que je désire à un moment ou d’une certaine façon peut contredire un désir plus grand ou en venir à me décevoir et à ne plus être désiré ? Quand je considère mon désir dans le contexte d’autres désirs, il peut ou bien s’affirmer, se confirmer parmi eux, et être vrai en ce sens, ou bien se faire éclipser par d’autres, et être faux en ce sens. Tout cela a lieu dans le jeu des désirs, et ne dépend pas de valeurs qui seraient dans les choses elles-mêmes ou dans un quelconque ciel idéal au-delà de nous.

Mais, si nous admettons que le désir définit ce qui est bon, n’en demeure-t-il pas moins que, pour que le désir puisse devenir désir de dépassement comme c’est le cas chez l’homme, cela suppose qu’une autre faculté, telle que la raison ou l’intelligence, lui présente de nouveaux objets auxquels il puisse s’attacher ? Car, encore une fois, ce qui distingue l’homme de l’animal, n’est-ce pas précisément sa faculté de penser toute chose susceptible de se présenter à l’esprit ou dans l’expérience, bien au-delà de ce qui intéresse ses appétits ? Or, dira-t-on, le désir peut être plus ou moins fort par lui-même, mais il ne s’étend que dans la mesure où l’intelligence peut connaître toujours plus que ce à quoi il s’est déjà attaché. Nous avions remarqué que l’animal, une fois ses appétits satisfaits, reste lui-même entièrement satisfait et se repose, comme si le reste du monde n’existait plus pour lui. Son intelligence, dans la mesure où il en a, ne se réveille et ne devient active qu’au moment où ses appétits se réveillent d’abord, limitant sa recherche à leurs objets habituels. Chez l’homme au contraire, elle tend à s’exercer pour elle-même, ouvrant sans cesse au désir un monde nouveau, dans lequel celui-ci pourra sélectionner ce qui l’attire et qu’il déclarera ainsi bon selon lui.

Nous avons en effet tendance à penser que la volonté choisit ses objets parmi ceux que lui présentent l’expérience et l’intelligence. Dans ces conditions, il faut que les objets soient d’une manière ou de l’autre connus avant d’être choisis ou désirés. De là vient la nécessité d’attribuer à une autre faculté la fonction d’acquérir ces connaissances, de manière désintéressée, afin que nous puissions ensuite éventuellement nous y intéresser. Mais cette façon de voir implique l’oubli de l’activité de cette faculté et de ses conditions, comme si la connaissance était en somme purement passive. Pourtant, on niera difficilement que, sans curiosité, nous ne connaîtrions rien. Même l’animal est curieux des objets de son appétit. Quoiqu’on puisse distinguer la curiosité intéressée de la pure curiosité, ne visant que la seule connaissance, il n’en reste pas moins que la curiosité est toujours un désir, et qu’elle est toujours intéressée, même si c’est uniquement à connaître. Or, sans curiosité, l’intelligence ne s’appliquerait à rien, aussi universelle puisse-t-elle être en soi. Aussi loin qu’elle pousse ses recherches, aussi loin la curiosité, c’est-à-dire le désir, la pousse. Bref, ce n’est pas l’étendue de la raison ou de l’intelligence qui étend le champ de nos désirs, mais c’est d’abord l’étendue de nos intérêts, de notre curiosité, de nos désirs donc, qui stimule nos recherches et élargit le champ de nos connaissances. C’est donc bien au désir lui-même qu’il faut attribuer notre tendance à nous projeter toujours au-delà de ce que nous avons et de ce que nous sommes.

Mais le désir est aveugle par lui-même, objectera-t-on, et il a besoin de l’intelligence pour connaître aussi bien les objets extérieurs que lui-même. Il est vrai qu’on parle parfois d’une pulsion aveugle qui nous entraîne sourdement comme malgré nous, ou à notre insu. Il y a en nous bien des aspects obscurs, assurément, et cela même dans nos activités intellectuelles ou rationnelles, car nous ne sommes certainement pas toujours conscients de toutes les étapes d’un calcul que nous effectuons, par exemple, sans que nous en tirions la conséquence que notre raison est aveugle, parce qu’elle s’accompagne généralement de conscience au contraire. Il en va de même pour nos sensations, plus ou moins claires, et par conséquent plus ou moins obscures. Il en va de même pour nos désirs, qui visent plus ou moins clairement leurs objets, manifestant ainsi une variation caractéristique de la conscience, capable de degrés. En un mot, ne puis-je pas savoir précisément ce que je veux ? Et la volonté est bien un désir, un désir décidé pourrais-je dire. Je sais ce que je veux quand je veux vraiment quelque chose. Et lorsque je ne sais pas ce que je veux, par cette expression je signifie que je ne veux rien véritablement. — Il reste pourtant l’objection que le désir n’est pas réflexif, que par lui-même il n’est pas conscient de soi. Je suis certes conscient de mes désirs, à divers degrés, mais ne dois-je pas les connaître par un autre acte de l’esprit, en les regardant de l’extérieur, tandis qu’en eux-mêmes, entièrement tournés vers leur objet, ils ne se perçoivent pas ? A l’examen, cela ne correspond pas à mon expérience. Quand j’ai soif, par exemple, je ne commence pas par désirer boire de l’eau, pour m’apercevoir ensuite que j’ai soif. La soif elle-même s’affirme en moi, consciente d’elle-même, et sans cela, je ne la remarquerais pas. Considérons de nouveau ce désir notable qu’est la volonté. Quand elle s’affirme, non seulement je sais ce que je veux, mais je sais du même coup que je le veux. A la limite, une volonté inconsciente pourrait même être considérée, à strictement parler, comme une notion contradictoire, quoiqu’on dise parfois qu’on voulait une chose inconsciemment, un peu de la même façon qu’on se dit poussé par des pulsions obscures.

Le désir n’a donc pas besoin d’une autre faculté, intelligence ou raison, pour lui apporter ce qui le caractérise chez l’homme, en tant qu’aspiration vitale au changement, vers une autre vie, un autre monde, une nouvelle forme d’être, un dépassement des limites naturelles, données. Il connaît par lui-même ses objets, il est leur principe d’évaluation, il pose ses propres fins et il se connaît ou se réfléchit spontanément. La forme différente qu’il prend chez l’homme par rapport à celle qu’on trouve généralement chez les autres animaux, n’est pas l’indice, l’effet visible, d’une différence plus fondamentale, cachée, telle que la présence d’une particulière intelligence ou raison. Elle est elle-même ce qui constitue cette différence.

Mais, s’inquiétera-t-on, que deviennent alors l’intelligence et la raison ? Ont-elles disparu au profit du seul désir ? On ne pourrait guère le croire. Et l’on a raison en un sens. Car il est évident que nous, les hommes, vous lecteur et moi-même, sommes particulièrement intelligents et rationnels, capables d’en remontrer sur ce point à tous les autres animaux, aussi évolués soient-ils, chiens, éléphants ou singes, dont nous avons d’ailleurs admis que l’intelligence n’a pas suffi à engendrer la raison. Il n’est pas question de disputer cela. Nous avons découvert que le désir était intelligent, et il serait même possible de montrer qu’il est calculateur et rationnel chez l’homme. Par conséquent, l’intelligence est sauvegardée quand on la rattache au désir, et nous avons même vu que c’est la condition pour qu’elle s’exerce et existe donc réellement. Cependant, il faut avouer qu’elle prend une figure différente dans sa nouvelle place et son nouveau rôle. Elle n’est plus une faculté indépendante, une, surplombant le monde des passions étalées sous son regard, vues de son point de vue unique et toujours identique en principe. Au lieu de cela, elle apparaît ici comme liée aux désirs eux-mêmes, se multipliant comme eux, et se divisant en mille perspectives différentes correspondant notamment aux mille principes d’évaluation que sont les désirs eux-mêmes. Et la raison à son tour, outil de l’intelligence, devient ici instrument des désirs ou passions, plutôt que de pouvoir prétendre à leur commander.

Nous retrouvons ainsi la perspective paradoxale à partir de laquelle se conçoit l’éducation sentimentale du philosophe, telle qu’elle est abordée dans l’actuelle série de recherches et définie déjà dans leurs deux introductions précédentes comme une éducation des sentiments à partir d’eux-mêmes.

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S’il est vrai que l’homme est tel que par nature il reste incomplet, ou que sa nature exige qu’il participe lui-même à son achèvement en se donnant le complément de ce qu’on pourrait nommer généralement une culture, alors l’éducation est pour lui bien plus qu’une circonstance contingente, c’est une nécessité. Mais pourquoi cette éducation ne pourrait-elle pas se réduire à un dressage, à un apprentissage pratique, à une transmission de savoirs théoriques ? Pourquoi implique-t-elle une éducation sentimentale ?

Si l’homme se caractérisait essentiellement par sa grande intelligence comme toute une tradition nous l’affirme, en dehors de l’exercice de l’habileté du corps et du dressage à l’obéissance aux lois et coutumes, c’est principalement ce qui caractérise l’intelligence, à savoir la théorie sous ses diverses formes, qui devrait faire l’objet de son éducation. Et c’est ainsi que celle-ci est généralement conçue dans les écoles. Quant aux sentiments, ils sont conçus comme représentant la spontanéité individuelle, ne méritant d’attention que dans la mesure où ils dérangent les comportements attendus et exigent alors d’être réprimés pour restaurer le règne de la loi, de la coutume et de la raison. Même lorsqu’un despote ne se satisfait pas de l’obéissance de ses sujets, mais réclame d’eux de l’amour, n’est-ce pas les démonstrations typiques de ce sentiment qu’il désire et impose, se souciant peu de ce qui se passe réellement dans leur cœur ? Il faut l’indiscrétion de certains moralistes et de prêtres pour se mêler de régler aussi les sentiments.

En y réfléchissant un peu, on voit vite que cette représentation est fausse. Premièrement les moralistes et les prêtres ne sont pas juste des personnages marginaux. Leur rôle est l’un des plus répandus, presque chacun se sentant la vocation de le jouer, même sans y prétendre officiellement. En réalité, dans la vie courante et jusque dans les institutions, on se soucie beaucoup des sentiments des gens, et l’on cherche à les influencer et à les soumettre à des normes. Deuxièmement, l’éducation commence toujours par celle des sentiments, et celle-ci ne cesse jamais dans les sociétés. En effet, ce que le nourrisson apprend en premier, c’est à réagir aux expressions de sa nourrice et de ceux qui s’occupent de lui. Il se laisse impressionner par les expressions des visages familiers, s’exprime lui-même, découvre assez vite l’influence réciproque qu’ont les sentiments manifestés de part et d’autre, prend plaisir à partager ceux qui s’harmonisent et se renforcent mutuellement, et subit fortement la séduction de l’approbation et la pression intimidante de la désapprobation. Cette impression est si forte qu’elle continue à dominer toute la vie des hommes. On voit ceux-ci tenter sans cesse de s’accorder suffisamment avec les sentiments de leur société ou de la partie au moins de leur société qui leur importe le plus. Ils s’inquiètent toujours de percevoir les sentiments des autres autour d’eux, soit pour les partager en y conformant les leurs, soit pour tenter de produire l’accord en sens inverse, en imposant les leurs propres à leur entourage. Ce partage des sentiments représente le lien tenant ensemble les sociétés. Il constitue la base des cultures, de leur morale et de l’adhésion à un mode de vie commun, qui est en premier lieu une manière commune de sentir, grâce à laquelle on jouit de la familiarité parmi les siens.

Que notre éducation ait commencé par former nos sentiments, et qu’elle ait continué à le faire bien au-delà de l’enfance, nous pouvons aisément nous en souvenir et l’observer. Qu’elle ait opéré par les sentiments eux-mêmes, c’est ce que nous pouvons encore constater en éprouvant à quel point les sentiments des autres agissent sur les nôtres, en nous rappelant le rôle qu’ils jouaient dans la formation de notre univers émotif durant notre enfance, ainsi qu’en réfléchissant sur l’effet que, par l’expression de nos propres sentiments, nous tentons sans cesse de provoquer sur les manières de sentir des autres, et spécialement de ceux que nous sommes chargés d’éduquer. Les plus persuadés de l’importance de l’enseignement théorique, verbal, rationnel, dans l’éducation, ne peuvent pas ne pas se rendre compte du rôle essentiel que joue à cet égard, dans la parole, le ton sur lequel les choses sont dites et, dans l’écrit, les dispositifs par lesquels la langue écrite tente de le reproduire. Or le ton, c’est l’expression du sentiment dans la voix.

Retenons que, par son effet et ses moyens, l’éducation sentimentale se passe essentiellement dans le monde émotionnel. On contestera davantage en revanche qu’elle y trouve également ses objectifs, ses règles et ses critères.

L’éducation des sentiments est doublement nécessaire, elle est indispensable, parce que sans elle nous ne pourrions arriver à maturité, elle est également inévitable, parce que notre enfance dépend des soins des plus âgés et que nous ne pouvons pas vivre avec d’autres sans un assez haut degré d’harmonisation des sentiments. Or, parce que cette harmonisation a lieu spontanément, même si elle est souvent aussi intentionnelle, elle n’implique pas de projet élaboré et réfléchi. Quand ses éducateurs expriment leurs sentiments à l’enfant et attendent de lui une réponse émotionnelle adéquate, la plupart du temps ils n’ont pas réfléchi à ce qu’ils faisaient et à l’effet qu’ils voulaient produire. Et s’ils y ont pensé, comme lorsque certains sentiments de l’enfant résistent à l’influence de son entourage, ils ont simplement rendu plus explicites leur but de les adapter à ceux du milieu et les moyens d’exercer plus efficacement la pression pour les y inciter ou contraindre. Ils se seront d’ailleurs souvent concentrés sur la manière de régler ses actions, sans se rendre compte qu’ils visaient à travers elles l’effet sur les sentiments. Ils lui demandent par exemple de rester tranquille, et ils désirent ce résultat lui-même, mais ils veulent surtout le rendre plus calme, plus patient, moins capricieux, moins colérique, moins exubérant, etc. Quand il y pense, l’éducateur trouve donc son but déjà donné : il faut que l’enfant en vienne à sentir pour l’essentiel comme sa société, ou en d’autres termes, il doit acquérir la culture à laquelle il devra appartenir. Dans les situations normales ce but va simplement sans dire, il est senti et s’impose comme naturel. Non seulement il définit en général ce que doit viser l’éducation, mais, jusqu’à un certain point, il l’indique aussi dans le détail. Pour cette raison, contrairement à ce que tend à croire l’esprit théorique, le mouvement le plus naturel n’est pas de déduire les cas particuliers du principe plus général, mais de s’en tenir au contraire aux cas particuliers, pour ne remonter à un degré supérieur de généralité que sous la pression de la nécessité, lorsqu’il n’est plus possible de s’en tenir à son sens direct. Et cette attention aux cas particuliers est même nécessaire, parce qu’une culture consiste précisément en une multitude de sentiments organisés entre eux, chacun d’entre eux valant pour lui-même autant que par son rapport aux autres. On le voit bien d’ailleurs quand une culture meurt et que survit une nostalgie s’attachant à certains rites ou objets, valant comme expressions de la culture disparue, mais également précieux par eux-mêmes, et le demeurant encore pour des générations qui ont perdu le souvenir de la culture dont ils proviennent. Bref, dans une culture vivante, pratiquement, les fondements de l’éducation sentimentale ou culturelle ne posent aucun problème, et la plupart des questions de détail se résolvent d’elles-mêmes, presque sans être remarquées.

Outre cette éducation qu’on pourrait nommer naturelle pour signifier qu’elle a lieu spontanément, sans beaucoup de réflexion, dans toute société, comme moyen nécessaire pour l’adaptation et l’intégration des individus, il y en a une autre, délibérée, méditée. Toute société a une culture, si l’on veut comprendre le terme de manière large, pour désigner non seulement les grandes cultures ou civilisations, mais aussi les manières de sentir et mœurs des petites sociétés, jusqu’aux plus petites dans lesquelles il y a un sentiment de solidarité et d’appartenance, telles que les familles. La référence à la culture ne fait donc défaut que lorsque celle-ci, à quelque niveau que ce soit, se trouve en crise ou en ruine. Et encore, elle subsiste dans la crise, et même, pour quelque temps, après la ruine. Seulement, alors, elle manque de force, se trouve en conflit avec d’autres et ne parvient plus à guider entièrement l’éducation, laissant l’éducateur dans l’indécision sur plusieurs points, ses propres sentiments étant souvent devenus incertains. Dans de telles circonstances, il devient nécessaire de réfléchir, ne serait-ce que pour choisir à quelle culture ou éléments de cultures se rallier. La tendance est d’habitude de limiter le plus possible cet effort de réflexion et de laisser se reconstituer au plus vite une nouvelle communauté sentimentale à laquelle se fier. Il n’empêche que ces situations sont l’occasion pour les esprits les plus aventureux de se lancer plus loin dans la réflexion, de se rendre attentifs à d’autres sentiments plus discrets, d’en provoquer d’autres par des expériences réelles ou imaginaires, de modifier en eux d’abord, en d’autres ensuite si possible, les équilibres de leurs sentiments, de manière à donner les premiers rôles à de nouveaux. Si ces tentatives ont du succès et se répandent, la culture est modifiée à mesure, et l’éducation naturelle peut avoir lieu normalement dans cette nouvelle culture. Parfois, ces aventuriers du sentiment aboutissent à de nouvelles structures qui les convainquent à tel point qu’ils cherchent à persuader les hommes non seulement par l’influence directe des sentiments, mais également par tous les moyens disponibles qu’ils ont pu mobiliser et inventer, dont les symboles, la parole et le discours, créant ainsi, lorsque les sentiments mobilisés sont très puissants et dominants, des religions, extérieurement identifiables par ces signes qu’elles ont utilisés.

Comment celui qui, ayant abandonné sur certains points le sol natal de la culture, a réfléchi, modestement ou à plus grande échelle, aux sentiments qui devaient être cultivés chez ceux qu’il cherche à éduquer, parvient-il à se convaincre qu’il a trouvé les vrais ou les bons ?

Si l’on écoute les explications que donnent les moralistes, on se trouve souvent renvoyé à des conceptions que nous avons écartées, notamment celle de valeurs transcendantes révélées par des esprits supérieurs ou des dieux, ou directement perçues par une faculté spéciale qu’on nommera de différentes façons, comme l’intelligence, la raison, la conscience ou le cœur. Laissons ces justifications fondées sur l’idée que ce sont les valeurs qui suscitent les désirs, et non, à l’inverse, les désirs qui définissent les valeurs, ainsi que l’expérience nous l’apprend suffisamment. En réalité, ces illusions viennent aussi de la culture, car, exprimant la façon de sentir de la société, celle-ci nous apparaît comme douée d’une autorité étrangère à nous et à chacun de ceux qui y participent, et donc supérieure à l’homme. Sa voix est toujours celle de l’homme, mais celle de la société étant comme plus forte que celle des individus, elle produit une sorte d’écho qui nous revient, comme de loin, transmué, mystérieux et doué d’une puissance et d’une autorité souveraines, plus sublimes que celle de l’homme, de la société, voire de la culture. Au vrai, c’est toujours la culture, la société ou l’homme, qui s’exprime et imprime nos sentiments. Cependant cette influence comme irrésistible de la culture ne rend plus compte de la persuasion de ceux qui l’ont quittée en partie pour valoriser de nouveaux sentiments.

Dans la perspective selon laquelle le principe de valorisation est toujours le désir ou sentiment, que ce soit de façon directe ou indirecte, il faut bien admettre que, comme c’était le cas lorsque l’autorité était celle de la culture, la référence ultime de ceux qui dérogent et innovent par rapport à elle, reste encore le sentiment. La question est donc de savoir comment certains sentiments peuvent acquérir une telle autorité davantage que d’autres, puisque l’ordre moral suppose la prééminence de certains sentiments par rapport à d’autres.

Nous avons vu que le sentiment était réflexif et donc conscient de soi. Non seulement il est par lui-même conscient de lui-même, mais il s’évalue lui-même, s’affirmant activement et tendant à se maintenir, à s’accomplir ou à se satisfaire, et par là à faire exister son objet. Par exemple, cette manière de se poser en s’affirmant est particulièrement caractéristique de l’amour sous toutes ses formes, car il est bien conscient de soi, à divers degrés, parfois sourdement, parfois de manière éclatante, il s’affirme positivement, il cultive l’objet aimé, le valorise évidemment comme bon, le contemple en pensée et par les sens, et cherche activement à le rendre présent dans la réalité. Par cette capacité de s’affirmer activement, les sentiments sont tout à fait autonomes. Le problème est évidemment que, chacun s’affirmant lui-même, il semble que, sans recourir à un point de vue extérieur, il est impossible d’évaluer encore ces affirmations, de les sélectionner et de les hiérarchiser. De toute façon, si l’évaluation est toujours l’acte du désir, alors il faudrait encore que ce point de vue soit constitué d’un ou de plusieurs sentiments, et l’on ne voit pas pourquoi l’évaluation de ces derniers vaudrait davantage que celle des autres. D’ailleurs pour les évaluer encore comparativement, il faudrait qu’ils deviennent encore les objets d’autres sentiments, et ainsi à l’infini. Cependant cette aporie n’apparaît et ne tient que par la référence à un point de vue illusoire et extérieur au sentiment, qui conserve l’idée de celui-ci comme d’un objet relativement inconscient et passif. Sinon, l’on verrait bien que la montée à l’infini vers le principe ultime de l’évaluation n’a pas de sens du point de vue des sentiments.

Entrons donc dans la perspective des sentiments et voyons comment ils se hiérarchisent. On aurait tort de croire que, comme en logique, une affirmation est une affirmation, simplement, égale à une autre, ne pouvant différer de valeur qu’en étant soit vraie, soit fausse. L’affirmation des sentiments est dynamique au contraire, et plus ou moins forte, de sorte que ces affirmations se hiérarchisent déjà par là. J’aime telle chose, mais j’aime plus encore telle autre, et moins telle autre encore. Et tout naturellement, je suis davantage déterminé à suivre l’impulsion de l’amour le plus grand ou le plus fort. Cet avantage ne résulte pas d’une délibération que j’aurais faite en prenant du recul pour examiner objectivement mes sentiments. Il est l’effet d’une sorte de confrontation directe des passions elles-mêmes, dans laquelle la plus forte s’impose. Autrement dit, dans cette lutte des passions, les sentiments se hiérarchisent eux-mêmes, sans recours à un point de vue étranger.

Faut-il donc conclure que l’évaluation passionnelle n’aboutit à aucun autre ordre qu’à celui, fluctuant, de la lutte anarchique des passions ? Ce serait le cas si les sentiments ne pouvaient se rapporter les uns aux autres qu’à travers cette lutte directe, chacun pour ainsi dire enfermé en lui-même. Mais, tant s’en faut, ils se pénètrent mutuellement au contraire à divers degrés, autant qu’ils peuvent s’opposer et s’exclure réciproquement. Et ce rapport intime se marque particulièrement dans la façon dont certains sentiments se spécialisent pour ainsi dire dans cette fonction de hiérarchisation. En effet, la structure réflexive qui caractérise chaque sentiment se reproduit en quelque sorte dans leur ensemble par le fait que certains sentiments ont principalement pour objet d’autres sentiments et qu’ils s’affirment en les évaluant. Ces sentiments qu’on pourrait considérer comme de second degré jouent donc en réalité le rôle que, faute d’en tenir compte, on croit devoir attribuer à une autre faculté, d’ordre supposément supérieur, telle que la raison. Ainsi, je peux aimer une personne, mais je peux aussi aimer ou détester, ou être fier ou honteux, par exemple, de cet amour, et par là l’évaluer, le favoriser ou le défavoriser (avec un succès plus ou moins grand selon la dynamique du rapport des sentiments). Pour marquer leur fonction morale, de critiques et de guides des autres sentiments, nous les avions nommés sentiments moraux dans les précédentes introductions. Ensemble ils forment ce que nous appelons la conscience dans son sens moral, ne prononçant pas seulement des jugements intelligibles, mais des approbations et désapprobations sensibles et effectives. Ces sentiments peuvent à leur tour devenir l’objet d’autres sentiments, de troisième degré pour ainsi dire, qui forment ce que nous avions appelé le goût, puis ceux-ci à leur tour, l’objet de sentiments d’un quatrième degré, formant le goût du goût ou goût philosophique. Rien n’interdit d’en concevoir d’autres d’un degré supérieur encore, mais qui deviennent plus purement spéculatifs, sans guère de correspondants concrets, et qu’il ne nous est donc pas utile de nommer. Comme nous l’avions remarqué, il n’y a pas de raison de monter à l’infini, la source n’étant pas pour ainsi dire en haut, mais en bas, puisqu’il faut qu’il y ait déjà des sentiments pour qu’il puisse se former des sentiments de ces sentiments.

Quand une culture est en crise, ou silencieuse sur certains problèmes, réclamant des individus une réflexion propre, c’est en réalité la conscience morale, et dans les cas plus graves le goût lui-même qui défaillent. Or la conscience morale est la réflexion morale que l’éducation des sentiments a installée en nous comme la voix efficace de notre culture qui nous guide. L’exigence d’un point de vue supérieur pour mener la réflexion sur cette conscience et l’évaluer, est bien justifiée, mais elle ne conduit pas à la nécessité logique d’admettre l’existence d’une autre faculté, étrangère et supérieure aux sentiments, puisque ceux-ci forment eux-mêmes ces principes d’évaluation supérieurs sous la forme du goût. Ainsi la perspective du sentiment contient-elle entièrement en elle-même le principe de sa propre critique, de sa propre réforme, de sa propre évolution.

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Au lieu de recourir à une solution paresseuse en supposant une faculté spéciale telle que la raison pour rendre compte de l’insatisfaction à l’égard du monde et de lui-même qui distingue l’homme des animaux, on peut à présent expliquer ce sentiment d’insatisfaction par le jeu des sentiments eux-mêmes. La plus grande puissance de nos sentiments, leur plus grande imagination et intelligence, suffit à expliquer l’extension et la force de nos désirs au sujet des choses du monde, et par conséquent le désir de le modifier en conséquence. Quant à l’autre insatisfaction, celle qui concerne notre propre manière d’être, c’est évidemment la capacité qu’ont nos sentiments de se prendre pour objet et de former une conscience morale qui en est responsable, alors que les autres animaux se contentent apparemment de vivre en fonction de leurs sentiments de premier ordre. Si cette hypothèse vaut concernant la vie affective les animaux, elle confirme que les sentiments comme tels se suffisent, de telle façon que les plus simples d’entre eux suffisent effectivement à une vie simple. C’est leur complication et l’apparition de sentiments de sentiments qui poussent l’homme à vouloir modifier fortement son milieu pour le rendre compatible avec ses sentiments, et à se modifier lui-même pour répondre à sa conscience, faisant naître ainsi le souci du sens de la vie, qui semble étranger aux autres animaux. Ainsi, avec l’éducation sentimentale, la formation d’une conscience socialement constituée, puis, plus sporadiquement, la conscience de cette conscience ou le goût, naît la culture, en tant qu’organisation sentimentale engendrée, maintenue et développée par les sentiments. Ceux-ci engendrent la culture, car, par nature, ou instinct, elle n’existe pas. Or elle devient si familière, si naturelle pour ceux qui ont reçu l’éducation leur permettant d’y participer, qu’ils tendent à la prendre elle-même pour naturelle et se scandalisent à l’idée qu’elle puisse continuer à changer et que des hommes sacrilèges osent envisager de la modifier. Les sentiments maintiennent aussi la culture, car, étant une organisation sentimentale, elle n’existe que par eux et l’éducation qui conserve et transmet cette organisation. Or elle devient si familière qu’elle semble aussi inébranlable que la nature, et il arrive qu’on finisse par oublier qu’elle repose sur l’éducation sentimentale, qu’on en néglige l’importance et laisse sa culture périr. La culture est aussi développée par les sentiments, car ils en sont le cœur, ou le ressort qui ne se détend jamais tout à fait tant qu’elle vit. Or elle devient si familière qu’on oublie l’importance de ce ressort et qu’on tombe dans l’illusion de pouvoir la traiter et l’améliorer comme les objets habituels des sciences et de la technique.

Si les hommes sont comme naturellement insatisfaits, le degré auquel ils le sont varie beaucoup. Cela dépend sans doute d’une variation individuelle de la constitution sentimentale. Cela dépend aussi extrêmement du caractère des diverses cultures et de leur état actuel, puisque c’est la culture qui définit l’essentiel de la conscience morale des membres d’une société. Or, comme la culture résulte des efforts accomplis pour accomplir l’homme en lui donnant une manière de vivre satisfaisante et une organisation de sentiments permettant non seulement l’unité sociale, mais également le plus haut degré de satisfaction possible, son effet habituel, voulu, est de calmer l’inquiétude native, en formant une conscience assez stable et efficace pour permettre de décider de la plupart des problèmes moraux. Certaines sociétés semblent avoir accordé tant d’importance à cet aspect qu’elles paraissent s’y être concentrées et qu’elles ont figé leur culture une fois le but atteint, décourageant toute tentative de la faire évoluer encore et de réintroduire ainsi l’inquiétude combattue. C’est apparemment un trait typique de la culture de nombreuses tribus indigènes, mais pas seulement. Dans combien de grandes civilisations les mœurs, les sciences, les techniques et les arts sont-ils restés statiques durant des siècles ? Quel que soit le rôle majeur que doivent jouer l’invention et l’innovation dans la création des cultures, il semble qu’une fois atteint un état où les manières de vivre trouvent un sens relativement satisfaisant, elles tendent à s’y arrêter, comme si la menace du changement entraînait plus d’angoisse que les améliorations n’apporteraient de nouvelles satisfactions. Dans ces conditions, les raisons du changement, en dehors des petites optimisations ponctuelles, viennent soit des effets fâcheux, devenus perceptibles, d’une dégradation insensible, soit d’influences extérieures, de bouleversements de l’environnement ou du contact avec d’autres cultures. Mais il a bien fallu aussi que toutes les cultures aient eu une ou plusieurs phases dans lesquelles une certaine liberté de sentiments et le goût de l’invention aient été valorisés, pour qu’elles aient pu se développer. Et se pourrait-il même que certaines cultures se fondent sur un principe de progrès ? C’est, avec des aléas divers, ce qu’il peut nous sembler de la culture occidentale, méditerranéenne et européenne, avec ses prolongements mondiaux plus récents. Alors, une certaine inquiétude, dans certaines limites, un goût de la nouveauté, un désir de progrès, ne sont pas ressentis comme négatifs, mais comme faisant partie d’une disposition sentimentale relativement stable qui les intègre et leur donne leur place dans la conscience morale.

Toutes les raisons de changement dans la culture favorisent l’apparition d’un usage critique et inventif du goût. Et quand ce goût lui-même qui guide la critique et l’invention reste celui de la culture concernée, alors les progrès envisagés et réalisés, quoique innovants, restent dans l’esprit de cette culture et la modifient, la réforment, l’améliorent sans l’altérer. Les améliorations s’y intègrent en la renforçant. Nommons innovateur celui qui les découvre et les introduit. C’est un personnage souvent perçu comme un peu étrange, légèrement inquiétant, mais finalement apprécié dès qu’on a compris l’avantage que peuvent procurer ses innovations et qu’on se met à sentir qu’elles sont faites selon le goût indéfinissable, mais reconnaissable, de la culture commune. Et une fois reconnu dans ce rôle, on le considérera peut-être même aussi comme un sage, un de ces modèles dont la conscience est parfaite et suffisamment dynamique pour permettre de résoudre des problèmes qui embarrassent l’homme du commun. Plusieurs artistes inventifs, certains réformateurs politiques, voire religieux font partie de cette catégorie des innovateurs culturels. Faudrait-il compter parmi eux les philosophes ?

Par bien des aspects le philosophe s’apparente aux innovateurs. Il est stimulé par les mêmes cultures dynamiques ou les mêmes phases dynamiques des cultures. Il est un homme de goût, porté à la critique de sa conscience, et par conséquent de celle qui caractérise la culture de sa société. Il désire la modifier, l’améliorer et y consacre une grande partie de son énergie. Par cette attitude, il apparaît souvent comme inquiétant. Et il lui arrive parfois d’être pris pour un bienfaiteur et un sage, ce qu’il observe avec un sourire. En effet, il sait qu’il diffère aussi beaucoup des innovateurs. D’abord, il ne se rapporte pas de la même manière qu’eux au goût et à la culture de sa société. Sa critique est plus radicale et affecte davantage le goût lui-même. Par conséquent les modifications de sa conscience qu’il envisage sont plus importantes, allant souvent très au-delà de ce que pourrait supporter la culture de sa société. Et le progrès de la culture commune n’est pas son but ultime, mais éventuellement un moyen d’y parvenir. L’inquiétude qu’il provoque chez les bonnes gens est justifiée, et s’il peut apparaître parfois comme un sage, c’est dans la mesure où, pour demeurer secret, il en prend volontairement le déguisement. D’où vient cette essentielle différence par rapport à son parent le plus proche, l’innovateur ? Intérieurement, il ne s’est pas seulement écarté du consensus moral sur divers points, il en est entièrement sorti et il s’est efforcé de s’en dégager tout à fait. Cette opération n’a pas été accomplie d’un coup, bien que souvent il ait senti sa radicale étrangeté bien avant d’avoir brisé réellement par sa critique les liens formés par son éducation, et peut-être même ne finira-t-il jamais de les examiner et de les rompre. Cependant, c’est du mouvement intérieur de ses sentiments que je parle. Il suppose cette rupture possible sur chaque point, sans exception en principe, sans que cette rupture n’implique l’abandon effectif de toute la culture acquise par l’éducation. Seule est indispensable la disposition à la remettre toujours en question et à ne l’accepter que sous la condition de l’examen critique. Cette attitude vient d’un rapport particulier, propre au philosophe, avec le goût. En effet, il faut pour exercer la critique philosophique changer de point de vue, s’élever au-dessus de celui du goût, auquel se tient l’innovateur, pour prendre celui du goût du goût, à partir duquel il devient possible d’évaluer le goût lui-même, et par conséquent les principes mêmes de la culture commune. Par là, aussi sociable et cultivé puisse-t-il rester en pratique, le philosophe s’est individuellement, dans son for intérieur, entièrement isolé de sa société, ayant situé son plus haut désir au-dessus de ce qui constitue le lien social et culturel, une conscience et un goût communs, ou, en d’autres mots, se trouvant animé d’un désir puissant, persistant et dominant d’évaluer constamment et de réinventer le cas échéant tous les aspects de sa conscience et de sa culture.

Si l’on se demande ce qui fait le sens de la vie pour les vivants capables de sentiments, on pourra dire que pour les animaux il est tout entier dans les désirs immédiats, et que par conséquent, ne faisant jamais défaut pour eux, la question du sens de la vie ne se pose pas dans leur perspective ; tandis que chez l’homme, il dépend également, et d’une manière importante, de la conscience, par laquelle il évalue le sens de ses sentiments, et par conséquent de sa manière de vivre, de telle façon que, pouvant être perçu comme manquant ou insatisfaisant, ce sens peut faire l’objet de questions morales ; de plus, chez les innovateurs, il est également plus ou moins puissamment défini par le goût, si bien que divers aspects de la morale, ou de la conscience, qui donnent leur sens à la vie dans chaque culture, peuvent être ressentis comme en manquant et poser des questions existentielles ; et enfin, chez le philosophe, ayant le goût du goût, c’est le sens tout entier tel que présent dans sa culture, qui est l’objet de son intérêt, de sa réflexion et de son attention. Autrement dit, plus on monte dans la hiérarchie morale des sentiments, plus l’inquiétude morale croît et devient vertigineuse, tant qu’elle ne se retourne pas en intérêt passionné.

Ce dynamisme de la construction de l’ordre des sentiments de bas en haut, pour ainsi dire, est caractéristique du monde sentimental et il est essentiel de le comprendre pour saisir ce que signifie l’inquiétude humaine et la tentative constante chez les hommes de renverser la perspective pour placer le désir dans la dépendance de valeurs assurées et fixes, rivées à un ciel immuable au-dessus de nous. Les sentiments les plus immédiats ont pour objets des états du corps et les choses de la réalité extérieure. Tant qu’on vit totalement en eux, comme les animaux, il n’apparaît nul désir de s’assurer de la valeur de ces objets. C’est l’apparition de la conscience, de sentiments en prenant pour objets d’autres, qui introduit ce souci, car c’est par eux que la valeur est objectivée, en tant que l’objet des sentiments évalués. Si j’aime les cerises, celles-ci n’apparaissent pas comme douées d’une valeur indépendante du fait que je les aime, parce que toute leur valeur leur est justement donnée par ce sentiment, directement, spontanément, du seul fait qu’il les prend pour objet. En revanche, lorsque j’estime qu’il est mal d’aimer les cerises, c’est ce dernier sentiment qui devient l’objet de mon sentiment réflexif de répugnance face à mon amour des cerises. Je voudrais plutôt leur être indifférent ou les détester. J’envisage donc les cerises comme objet possible de divers sentiments les évaluant différemment, et partant comme pouvant recevoir différentes valeurs. Je peux alors me demander quelle est leur « vraie » valeur, et désirer attacher celle-ci aux cerises indépendamment de l’amour pour elles sur lequel je réfléchis. Ma condamnation de cet amour pourra donc se poser comme vraie en se référant à la vraie valeur des cerises, qui, rapportée à cet amour, apparaîtra comme extérieure à lui. Voilà comment dans la lutte des sentiments moraux avec les plus immédiats, naît aisément l’illusion d’une valeur indépendante de ceux-ci, plus stable comme le sont souvent les sentiments moraux, et apparemment transcendante par rapport aux sentiments. On peut donc comprendre pourquoi plus la réflexion morale prétend s’élever, plus elle tend à chercher les valeurs hors des sentiments et au-dessus d’eux, projetant ainsi dans cette représentation le désir de dominer les sentiments inférieurs dans la hiérarchie morale, et de s’imposer à eux. En vérité, c’est en revenant au dynamisme des sentiments et de la construction de cette hiérarchie à partir d’eux et par eux qu’on retrouve l’ordre réel des évaluations et la raison de l’inquiétude et de l’angoisse propres aux hommes et sans doute inconnues des autres animaux.

Il y a bien sûr une autre raison, complémentaire de la précédente, à l’illusion de l’objectivité des valeurs. C’est avec l’apparition de la conscience qu’elles sont objectivées, avons-nous dit, à cause de la manière dont les sentiments non moraux sont évalués par les sentiments moraux. A cela, il faut ajouter que la conscience morale est non seulement une création humaine en général, mais, concrètement, une création sociale au sein des individus. C’est en effet l’éducation des sentiments qui engendre principalement les sentiments moraux et qui les utilise pour régir autant que nécessaire et dans la mesure du possible l’ensemble de nos sentiments. Or, bien que nos sentiments moraux soient effectivement les nôtres, nous les sentons également comme dépendant moins de nous que de la société avec laquelle nous les partageons. Ce phénomène est similaire pour les autres productions culturelles, dont la plus remarquable est la langue, qui est bien la nôtre, intimement, nous exprimant, et que nous sentons néanmoins comme créée et régie par la communauté de ceux qui la parlent comme nous, de sorte que nous l’éprouvons aussi comme étrangère à nous, individuellement. Et, de même que pour la conscience morale, il en résulte l’illusion d’une sorte d’indépendance objective de la langue, comme si celle-ci pouvait exister par elle-même, en dehors de ceux qui l’utilisent. Dans le cas des sentiments moraux, alors qu’ils sont précisément des sentiments, c’est-à-dire qu’ils sont réellement sentis, et éprouvés comme miens, ils semblent avoir toutefois une forme donnée indépendamment de moi. Mais cet aspect qui m’échappe, semblant s’imposer de l’extérieur, je suis tenté de l’imaginer sous la forme d’une sorte de valeur objective hors de moi, et même hors de toute la communauté humaine, dans laquelle chaque individu éprouve comme moi qu’elle le dépasse. Et comme en réalité c’est la société qui nous lie par ce lien qu’est la conscience elle-même, nous lui appartenons intimement, et elle agit au cœur de notre vie affective comme une force presque irrésistible.

De même que ma langue n’est pas en moi comme un corps étranger, mais qu’elle m’appartient dans la mesure où j’en participe, de même la conscience morale est à la fois celle de ma société et la mienne. En effet, je peux non seulement utiliser la langue à ma façon, dans une assez large mesure, mais je peux aussi influencer un peu la langue commune, lancer certaines innovations, de nouveaux mots, de nouvelles tournures, ce qui me fait sentir qu’elle est bien mienne, quoique non sous mon seul contrôle. De même ma conscience semble construite en moi comme un produit de ma société, sans pourtant échapper entièrement à mon contrôle. Car je peux sur certains points modifier les sentiments qui la composent, et parfois influencer mon entourage à accepter mes innovations, de sorte que j’agis alors par là sur la conscience commune. Ici encore, comme pour la langue, mes interventions restent limitées. Si je me mettais à trop changer la langue, j’en viendrais à en inventer en fait une nouvelle, et je ne serais plus compris, si bien que je me serais par là mis en dehors de la communauté linguistique à laquelle j’appartenais. Et je sens la résistance aux innovations, par la résistance des autres, qui n’est pas qu’extérieure, parce que je la sens immédiatement en moi, comme si elle venait de la langue elle-même. Il en va de même pour la conscience, où des modifications de surface n’entraînent pas une résistance très forte, tandis que d’autres, plus importantes, me demandent une plus grande énergie, en viennent à dépasser mes forces. Et si néanmoins je parviens à ces révolutions personnelles de ma conscience, je me mets aussi à l’écart de ma société et de son monde moral, risquant un rejet encore bien plus fort que si je m’étais fabriqué une langue personnelle originale. Et de même qu’il y a une sorte de sens de la langue qui me fait sentir les limites dans lesquelles mes productions linguistiques originales y appartiennent encore, de même il y a un sens moral grâce auquel je sens les limites au-delà desquelles mes déviations me rendent étranger à la morale commune. Ce sens de ce qui convient à la morale constitutive de ma culture, est ce que j’ai nommé le goût. C’est lui qui fait sentir à l’innovateur moral si ses inventions restent bien dans l’esprit de la morale qu’il veut améliorer, et qu’il respecte.

Il en va autrement du philosophe, qui soumet le goût au goût du goût, c’est-à-dire à une évaluation à partir de sentiments d’ordre supérieur par rapport à ceux qui forment les cultures. Dans ses critiques et inventions, il sent bien, lui aussi, la résistance du goût et de la conscience de la culture commune. Cette résistance est assez forte pour empêcher généralement les hommes de former des sentiments de goût pour critiquer leur conscience morale, et plus encore pour former un désir de critiquer ce goût, un phénomène rare à cause de sa difficulté, plus en ce qui concerne la dynamique passionnelle que la capacité intellectuelle, à supposer qu’on puisse les distinguer suffisamment. Quelles que soient les conditions favorables à la philosophie dans une culture, telles que celles qui favorisent l’innovation en valorisant à un certain niveau la critique, la discussion et le progrès culturel, il reste que la critique du principe de chaque culture ne trouve pas immédiatement d’appui en celle-ci, mais une résistance déterminée. C’est pourquoi le désir philosophique est foncièrement individuel. Il doit lui-même se fonder sur son énergie propre, c’est-à-dire sur celle qu’il concentre dans la structure sentimentale qu’il domine chez le philosophe individuel. L’extrême puissance passionnelle requise par la formation d’un goût du goût dominant s’explique par la nécessité de produire trois niveaux de réflexion sentimentale au-dessus du simple désir direct, présent chez l’animal, dont seuls le premier, et le second en partie, ont fait l’objet de l’éducation sentimentale donnée par la société, ainsi que par la résistance de la culture commune à toute critique, à mesure que celle-ci la remet davantage en cause, ce qui est au plus haut point le cas chez le philosophe, dont le sentiment dominant vise l’évaluation perpétuelle de tout sentiment.

Ce caractère foncièrement individuel de la philosophie exile-t-il le philosophe de toute société, voire de l’humanité ? En un sens oui. Il a en principe comme suspendu, remis fondamentalement en question tout ce qui relie intimement les hommes, leur conscience morale, leur culture. En pratique pourtant, il conserve à quelque degré les sentiments moraux et le goût que lui a donnés son éducation, au moins, pour une part, sous forme de souvenirs ou de traces, qui lui permettent de comprendre ceux chez lesquels dominent ces sentiments, même si de leur côté ceux-ci ne peuvent guère comprendre les siens, ni surtout son goût du goût. Et puis il y a les autres philosophes avec lesquels il partage ce goût, principe d’un lien amical. Mais si les philosophes peuvent par là former une société, cette dernière est d’une nature particulière, où personne n’est soumis à une morale et culture commune, chacun étant créateur de sa propre morale et de sa propre culture, ce qui n’empêche pas des affinités, même fortes. De toute façon, ils ne sont qu’un petit nombre épars. D’ailleurs, quels que soient leurs liens d’amitié et l’aide qu’ils puissent s’apporter, le goût du goût les oblige à reprendre eux-mêmes leur propre éducation sentimentale, à partir de leurs propres sentiments.

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Pour mener lui-même l’éducation de ses propres sentiments, le philosophe ne peut donc plus se référer à aucune autorité extérieure. Il sait qu’il n’y a pas de valeurs en soi qu’il puisse chercher à connaître pour lui servir de phares. Sa conscience et sa culture font partie de la morale de sa société, et avec la remise en question de sa première éducation, il conteste du même coup l’autorité de ceux qui la lui avaient donnée. L’enseignement des autres philosophes, aussi précieux, aussi crucial soit-il, ne peut représenter non plus une autorité, étant soumis à la critique, lui aussi, et ne prétendant pas d’ailleurs à l’autorité s’il est véritablement philosophique, orienté par le goût du goût et visant à la culture de celui-ci.

Toute l’entreprise de l’éducation philosophique des sentiments tient donc sur ces sentiments mêmes, et plus particulièrement sur ceux qui forment le goût du goût. Inutile de demander comment l’autorité de celui-ci se justifie. Nous avons vu qu’il s’affirmait et se justifiait de lui-même. Mais il n’est pas pour autant inné chez le philosophe. Il est apparu à un moment de sa vie, souvent dans la jeunesse, un peu après la sortie de l’enfance ou au début de l’âge adulte. Il faut que la conscience morale soit formée pour qu’elle puisse susciter un désir critique à son égard, et il faut que ce désir, ou le goût, soit né pour qu’il puisse susciter à son tour un désir de le voir s’exercer sans cesse et se développer. Il y a donc toujours une histoire individuelle de la genèse de l’esprit philosophique, qui peut prendre bien des formes, bien des voies, bien des rythmes, et dans laquelle jouent des rôles décisifs bien des circonstances intérieures et extérieures. Inutile de chercher ici à les repérer et à en définir des types et les causes les plus courantes. Il suffit de constater que la réflexion philosophique a nécessairement un présupposé historique, dont elle ne peut faire fi, parce qu’elle s’exerce à partir de lui, et est donc dans cette mesure aussi définie par lui. Vu que nous nous trouvons dans une démarche philosophique, nous pouvons considérer ce présupposé comme donné, accessible à notre réflexion, la connaissance de son existence n’exigeant pas pour nous d’autre démonstration ou justification.

Nous voilà donc adeptes de l’exercice du goût, en ayant le goût. Avons-nous pour autant un projet philosophique de rééducation de nos propres sentiments ? Ou bien peut-être notre goût nous entraîne-t-il spontanément ? Car ce goût philosophique, ce n’est pas un idéal que nous nous sommes donné tout en y restant encore étrangers, de sorte qu’il faudrait élaborer des stratégies pour l’atteindre et le réaliser. En effet, dans ce cas, qu’est-ce qui nous pousserait à le poursuivre ? Si c’est lui qui nous attirait, il exercerait sur nous une force extérieure à nous, du type de celle que certains attribuent aux valeurs, alors que ce goût représente au contraire notre propre puissance. Par conséquent, notre puissance philosophique s’exerce d’elle-même, si bien qu’on peut dire en ce sens qu’elle est spontanée, et que pour s’exercer, elle n’attend aucun dessein prémédité. Est-ce à dire que l’élaboration d’un projet soit inutile, puisque le mouvement a déjà lieu et se détermine spontanément ? Une telle conclusion supposerait une conception de la spontanéité comme signifiant un mouvement plus ou moins aveugle, et en tout cas non réfléchi. Or en ce sens, le désir philosophique ne peut guère être spontané, parce que la réflexion ne peut lui demeurer étrangère vu qu’il se situe comme au sommet d’une pyramide réflexive, non pas de manière contingente, mais constitutive, étant lui-même la réflexion multipliée de cette pyramide. C’est pourquoi, dans la mesure où le projet signifie la puissance de se projeter de manière réfléchie, il semble devoir non pas représenter une instance extérieure au désir philosophique spontané, mais en faire partie au contraire, aussi paradoxal que cela paraisse.

Cependant, comme pour la saisie des valeurs, il nous semble que l’élaboration d’un projet doive requérir l’intervention de la raison, ou, si l’on veut, de l’intelligence. Décidément, cette faculté à laquelle nous attribuons tant de vertus se présente comme indispensable pour accomplir tout genre de pensée par lequel nous croyons pouvoir distinguer l’homme de l’animal. Et il est évident en effet que l’homme se caractérise par sa capacité et sa tendance à former sans cesse des projets, parfois étendus et complexes, dont on n’observe pas l’équivalent chez les autres animaux. Ce qui justifie notre idée de la nécessaire intervention de la raison dans les projets, au moins dès qu’ils sont relativement compliqués, c’est qu’ils paraissent exiger des calculs. En effet, pour qu’il puisse y avoir un projet, il faut d’abord qu’il y ait une fin à réaliser. Et l’on peut admettre qu’elle soit posée par le désir ou la volonté. Mais il faut ensuite que nous découvrions une voie pour y parvenir, c’est-à-dire un ensemble de moyens permettant de la réaliser. Or l’agencement de ces moyens implique un calcul causal permettant de découvrir l’enchaînement des causes et des effets en partant des causes à notre disposition au moment présent pour les relier au dernier effet à produire qui sera notre fin. Une fois accordé que le désir pose la fin, le calcul des moyens ne semble plus relever de lui, mais d’une faculté différente, mettant en œuvre une connaissance objective du monde et de ses lois, tout à fait étrangères au monde des sentiments, incapable par lui-même de se soumettre directement l’ordre causal ou de le connaître en s’y projetant. Car le sentiment seul, quand il se projette pour traiter les moyens comme ses fins, n’atteint pas la réalité, mais demeure dans la rêverie où tout lui obéit et tout devient possible au sein de la fiction, la plupart du temps sans pouvoir du tout se réaliser. Tout au plus, de son seul mouvement, il conduit à des tentatives d’actions magiques, fondées sur l’idée que la force du désir, concentrée à l’extrême, secondée éventuellement par les moyens fantastiques qu’il se forge en imagination et représente éventuellement dans des symboles matériels, finit par avoir un effet réel.

Admettons pour l’instant que le projet suppose une fin donnée et donc voulue. Laissons de côté les cas où cette fin serait de l’ordre de la fiction, car on peut bien aussi projeter d’imaginer ou de rêver. Il y a de nombreux projets, plus limités ou plus habituels, qui se font en un instant, parce que nous voyons immédiatement comment les réaliser sans avoir à recourir à une opération plus difficile et explicite de calcul. Mais dès qu’ils sont de plus grande ampleur, plus nouveaux, plus complexes, alors l’opération de calcul se rend sensible. Et s’il s’agit en outre d’un projet collectif, alors la recherche des moyens et de leurs agencements les plus efficaces devient encore davantage réfléchie et explicite, au point de donner lieu souvent à un projet de faire un projet, ce qui paraît montrer à quel point le projet implique un mode de penser différent du sentiment dans sa projection spontanée vers sa fin. Il est évident alors que nous raisonnons, à partir d’une expérience du monde réel, objectif, et de connaissances d’ordre scientifique en un sens large, nous intéressant à l’ordre causal, à ses lois et aux enchaînements concrets que nous pouvons construire et reconstruire en fonction de l’état actuel des choses. Tandis que la fin visée est bien marquée par le désir de l’atteindre, en revanche le calcul causal semble indépendant des sentiments, et ne pouvoir même qu’être troublé par leur intervention, justement parce que les sentiments ne suivent pas l’ordre des causes, mais sautent immédiatement à ce qui les intéresse. On sait en effet que si le désir de la fin est si extrême que la pensée de celle-ci occupe sans cesse entièrement l’esprit, son impatience en vient même à empêcher le sobre calcul nécessaire pour la rendre réellement possible, et détruit ainsi concrètement le projet qu’il avait initié. L’ordre causal et sa connaissance ne sont pas du domaine du sentiment, qui désire sans cesse le renverser, l’ignorer, pour sauter à la fin qu’il se pose. Sans une manière contraire de penser, par un raisonnement objectif, sans passion, attentif à la réalité telle qu’elle est, et non telle qu’on la voudrait, l’ordre des causes nous reste inconnu au-delà de la connaissance immédiate, quasi instinctive et très limitée que nous en avons comme les autres animaux.

Si cette représentation courante était la vraie, alors notre projet philosophique d’éducation sentimentale se réduirait à la réflexion sur notre goût, de manière à définir la fin qu’il pose, avant de transmettre la question à d’autres disciplines d’ordre scientifique, traitant l’homme et les sentiments eux-mêmes dans la perspective objective, telles que la psychologie, la neurologie, l’anthropologie, la sociologie ou l’histoire. Et c’est à ces dernières que reviendrait la tâche d’élaborer la partie du projet concernant les moyens de sa réalisation, sous la supervision éventuelle du philosophe, évaluant l’adéquation des solutions proposées à la fin définie et peut-être à redéfinir plus finement.

Pour désigner la façon dont le désir se projette, nous avons utilisé l’image du saut, le montrant passant par dessus les obstacles réels pour arriver directement au but. Seulement, nous avons déjà remarqué que, en sautant par dessus l’obstacle de la réalité, on courait le risque de ne pas y retomber du tout, mais de rester en l’air, suspendu dans la pure rêverie. Cependant, est-il bien vrai que le sentiment soit étranger à l’ordre causal déterminant la marche du monde objectif ?

En vérité, l’idée d’une relation causale à la fois logiquement nécessaire et fondée dans l’ordre réel du monde, indépendamment de notre pensée, est tout à fait contestable, gratuite et, à vrai dire, fausse. Aussi attentivement que nous observions, objectivement, une relation causale particulière dans le monde réel, nous ne repérons rien qui corresponde au lien supposé entre la cause et l’effet, et partant moins encore à une relation nécessaire. Nous observons des successions de phénomènes et, si nous élargissons le champ d’observation, des répétitions de certaines de ces successions que, lorsqu’elles semblent constantes, nous qualifions de relations causales, dans lesquelles le premier événement, la cause, précède toujours l’effet qui lui succède, et est toujours suivi de celui-ci. Nous pouvons certes nommer lois de la nature ces régularités causales, mais ce n’est qu’une manière de les désigner, en exprimant ainsi également notre impression qu’elles sont immuables, comme si un législateur tout puissant les avait décrétées et en assurait rigoureusement le respect. Ni l’observation ne peut confirmer cette impression, ni la raison ne peut découvrir la nécessité que ces lois naturelles soient respectées ou constituent le fondement logique de la nécessité du lien causal. Nous ne pouvons qu’en faire l’hypothèse ou le postuler afin d’autoriser la raison à s’y référer comme à une règle pour elle obligatoire ou nécessaire. Bref, ce n’est ni l’observation la plus assidue et minutieuse du monde réel, ni la perspicacité intellectuelle ou rationnelle qui fondent notre impression de la nécessité causale, mais au contraire cette impression qui fonde et autorise le raisonnement causal et toute la recherche des lois, toute la confiance de la science dans sa capacité d’atteindre et de comprendre une réalité objective indépendante de notre perception subjective et de ses limites.

Or, si nous nous tournons vers cette impression qui fonde la confiance en l’éternité d’un ordre réel des choses, il se pose la question de savoir d’où elle vient, ou plutôt en quoi elle consiste. Revenons donc au fait. Nous percevons des régularités constantes de successions dites causales entre ce que nous nommons des causes et des effets. Au lieu de nous en tenir là, notre pensée se projette plus loin et prolonge indéfiniment ces régularités à l’ordre entier des choses, passées, présentes et futures, avec l’impression que cette projection est justifiée, d’autant qu’elle tend à se vérifier, quoique cette vérification soit à son tour toujours limitée et ne permette pas par elle-même de conclure qu’elle doive valoir au-delà de ce que nous avons effectivement vérifié. Autrement dit, elle conserve toujours le caractère hypothétique d’une projection risquée du connu sur l’inconnu. Logiquement, nous pourrions tout aussi bien soit rester dans le doute, et attendre la suite de notre expérience effective pour nous prononcer, soit nous montrer circonspects, et nous attendre à ce qu’un hasard si heureux, si improbable, ne se prolonge pas, et que ces régularités cessent ou soient altérées. Or ce n’est pas ce que nous faisons, ni ce que nous sommes portés à faire. Nous sentons un élan presque irrésistible à avoir confiance dans la perpétuation de ce miracle, au point qu’au contraire, c’est son interruption qui paraîtrait miraculeuse. Mais précisément, ce n’est ni l’observation ou l’expérience objective, ni la logique qui nous imposent cette croyance, mais un sentiment. Il en a d’ailleurs les caractéristiques. Alors que la logique est binaire, tranche entre oui et non, sans intermédiaire, notre confiance en l’ordre causal est dynamique, et dans chaque cas particulier, elle présente des degrés divers, une histoire de renforcement ou d’effacement. Nous estimons certaines régularités plus ou moins probables, et notre confiance dans le fait d’avoir affaire à une vraie relation causale varie des degrés les plus faibles aux plus forts, généralement en fonction de la quantité des répétitions régulières connues de nous, en fonction aussi du renforcement reçu d’autres coïncidences, de régularités analogues ou correspondantes, ou d’affirmations d’autres hommes, par la contagion des sentiments.

Contrairement au supposé lien causal objectif, le sentiment de croyance en son existence se laisse observer dans chaque cas particulier de causalité que je perçois. Par exemple, je regarde une goutte d’eau tomber. Je sais qu’elle va tomber jusqu’au sol, je le sais avant qu’elle n’y arrive, et je sais qu’elle s’écrasera de la manière particulière dont l’eau le fait, en projetant de plus petites gouttelettes rebondissant sur les côtés de son point d’impact, de sorte que, pourrait-on dire, ma pensée précède la perception qui viendra la confirmer. Mais j’interpose ma main, et déjà, avant qu’elle ne l’ai touchée, je la vois s’écraser et rebondir sur ma main, et je sens déjà le petit impact particulier de froid humide caractéristique. N’est-il pas étrange que je l’aie senti à l’avance, au point que je serais stupéfait si la sensation réelle ne se produisait pas ? Je n’ai fait ici aucun calcul, mais j’ai senti très concrètement l’effet prévu, ou plutôt c’est ce sentiment de l’effet qui constituait ma prévision. Cet étrange sentiment, qui n’est pas encore ni la sensation physique effective, ni le sentiment de la présence réelle de la chose, il irait de soi de le nommer un pressentiment, et c’est ce que je ferai. Or ce n’est pas le fait qu’il y ait une relation causale objective qui cause le pressentiment correspondant, au moment où elle se produit sans s’être encore accomplie. En effet, le pressentiment apparaît également lorsque je m’imagine une cause et que je suis presque irrésistiblement poussé à sentir aussi, dans le monde imaginaire, son effet habituel. Alors le pressentiment est simplement plus faible, comme ce qui arrive d’habitude dans ce mode. La puissance réelle supposée de la cause réelle ne devrait pas pouvoir intervenir ici, et en vérité il n’y a pas non plus de raison de croire qu’elle intervienne dans la réalité. Le rapport semble inverse : ce n’est pas la puissance causale réelle qui cause le pressentiment, mais celui-ci qui fait apparaître comme relation causale la succession dans laquelle il se mêle, en venant s’y ajouter, s’y mélanger et la faire sentir d’une façon différente de la simple succession.

Dans cette perspective, loin que le calcul causal n’introduise dans nos prévisions un élément étranger au sentiment, que la raison aurait découvert au sein du monde réel purement objectif, c’est le sentiment qui fournit au projet non seulement les fins dont ce calcul a besoin, mais également le principe de la recherche des moyens, le principe de causalité, c’est-à-dire le pressentiment, ou du moins l’une de ses formes. Autrement dit, ce qui, dans le projet, rend possible la projection du désir, ce n’est pas une capacité de calcul hétérogène à lui, mais l’une de ses formes propres, celle du pressentiment. Quant au calcul rationnel, symbolique, il joue certainement son rôle dans les projets complexes, mais secondairement, comme une prolongation des facultés du sentiment, ainsi que nous l’avions montré dans les précédentes introductions en analysant la manière dont la logique est elle-même une production du sentiment.

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Cependant, le pressentiment ne se réduit pas à constituer notre sens causal au sens strict. Il est à la base de tous les liens du même genre par lesquels les sentiments projettent leur activité dans le temps et sentent comme plus ou moins puissantes les forces intervenant dans leur champ d’action et comme plus ou moins possibles et probables leurs effets. Pris en lui-même, le sentiment plein, si je puis dire, comme le pur amour de l’objet présent, s’accomplit dans le présent auquel il communique toute sa force ou son intensité, donnant au temps son centre de gravité et se concentrant même tout entier dans le flux de la durée. A la limite, plus rien n’est pressenti, parce que tout est senti. Si, par impossible, ce sentiment était seul, sa réalité serait absolue et son présent serait éternel. Mais revenons à la vie que nous connaissons, où la lutte des passions est notre sort, où les sentiments sont divers et nombreux, où ceux-ci se mélangent, se distinguent et s’opposent de mille façons, dans un flux perpétuellement changeant où le champ des possibilités et du pressentiment est immense.

Si l’on essaie de concevoir la fiction paradoxale d’un pur monde physique, d’une pure réalité objective, alors il faut convenir que cette pure réalité ne pourrait donner lieu à aucun pressentiment, de même d’ailleurs qu’en principe elle exclurait d’elle tout sentiment, quoique pouvant comprendre l’un et l’autre comme phénomènes psychologiques objectifs, dépouillés de leur subjectivité. A la rigueur, ce monde pourrait tolérer le sentiment comme une manière subjective de le considérer et de réagir à lui, tandis qu’il ne donnerait pas prise au pressentiment, parce que dans son déterminisme il ne laisserait entrevoir aucune possibilité indéterminée. En effet, là où rien n’est possible parce que tout est donné réellement, il n’y a rien à pressentir, mais seulement à sentir, comme dans l’exemple de l’amour parfaitement réalisé. Ou inversement, sans pressentiment rien n’est possible, tout est juste réel. Examinons cela, qui importe beaucoup pour la compréhension de ce qu’est un projet du point de vue du sentiment.

Ce qui distingue le pressentiment du sentiment présent, pour ainsi dire, c’est d’abord un rapport différent à la réalité. Nous avons vu que le pressentiment annonçait et commençait à réaliser ce qui allait devenir l’objet du sentiment effectif, éprouvant la réalité elle-même. Lorsque le pressentiment est très fort, comme dans le cas de la causalité, il se confond presque avec le sentiment effectif, alors que quand il est plus faible, comme dans le cas de vagues probabilités, il en reste évidemment distinct. Malgré cette différence de degrés, le pressentiment se caractérise toujours par le fait qu’il n’est pas vraiment le sentiment réel, qui pourra toujours le contester en ne réalisant pas en fin de compte ce que le pressentiment suggérait et commençait à réaliser. En d’autres termes, la possibilité la plus probable, la plus vraisemblable, n’est pas encore la réalité même, qui peut toujours l’infirmer. Pour exprimer cette distance entre le pressentiment et la réalité, disons que son domaine est celui de la fiction. Or, à nouveau, il faut aussi inverser le rapport : le domaine de la fiction est celui du pressentiment, car c’est lui qui la crée. Il produit les possibilités et fabrique les mondes fictifs, représentant le principe actif de ce que nous nommons généralement imagination et fantaisie. Mais on se représente la production d’images dans l’imagination comme une activité légère, gratuite, susceptible après coup de mille interprétations et combinaisons tout à fait arbitraires, toutes les conditions de la réalité et de la logique étant en quelque sorte suspendues. Si maintenant l’on rapporte cette activité au pressentiment, alors le lien avec la réalité est davantage marqué, vu que le pressentiment la vise et tend toujours vers elle, selon une tension qui est celle du désir. En effet, le désir se satisfait en se réalisant ou, ce qui revient au même, en réalisant son objet. A lui seul, il semble bien que chaque désir affirmerait totalement son objet et se confondrait avec lui dans un présent éternel, pour reprendre l’expression que nous avons déjà utilisée. Dans la mêlée de la multitude de sentiments qui nous animent, cet accomplissement simple est compromis et la réalité éclate. C’est à travers mille obstacles que les sentiments cherchent leur réalisation. Et les voilà se projetant en pressentiments et se lançant dans la fiction à la recherche de leur réalité. Alors, plus la vie sentimentale est complexe, plus les pressentiments se multiplient, et avec eux les possibilités et les fictions, tandis que plus elle est simple chez les animaux, plus est restreinte aussi l’imagination. Voilà pourquoi ce n’est pas l’imagination qui permet la plus grande projection du désir, mais, inversement, la complexité de la vie passionnelle qui ouvre et étend l’espace imaginaire.

Cher lecteur, vous êtes peut-être inquiet de me voir aller. Ne suis-je pas en train de m’enfoncer dans la broussaille, dans le brouillard, pour finir par me retrouver en rêve dans les nuages ? Depuis que je ne me contente plus d’envisager de diriger le projet par les sentiments en posant par eux les fins, mais que je cherche en outre à ramener le raisonnement sur les moyens, et la causalité par conséquent, au sentiment à travers le pressentiment, ne suis-je pas en train de perdre tout ce qu’il y avait de solide, de rigoureux, dans les projets, pour nous perdre dans la confusion des élans les plus arbitraires et subjectifs de notre esprit, les simples pressentiments ? Certes, je conçois que la logique et les calculs les plus exacts sont des constructions du sentiment, et que par conséquent, ils ne disparaissent pas dans la perspective sentimentale, quoique devenus secondaires. Mais on pourra craindre justement que le fait de leur donner ce statut dérivé n’entraîne quelque perte de rigueur. Et si la causalité est maintenant affaire de pressentiment, alors comment nous y fier, même si nous parvenons à former la fiction d’un monde qu’elle gouvernerait rigoureusement ? Et justement, nous voilà déjà obligés de nous lancer dans la fiction, alors que nous désirons établir des projets réalistes et effectifs.

En vérité, c’est justement par le pressentiment que nous pouvons faire mordre nos raisonnements, fictifs sans doute, sur la réalité. Pour nous en persuader, revenons au raisonnement causal, c’est-à-dire à ce qui le fonde, le pressentiment qui, à l’apparition de la cause, nous fait pressentir l’effet, c’est-à-dire l’imaginer et le considérer comme appartenant à l’ordre réel, si bien que nous croyons fermement qu’il doit s’effectuer réellement. Sans ce premier mouvement du pressentiment, par lequel nous imaginons l’effet à partir de la cause perçue, sans l’avoir encore perçu lui-même, nous ne serions pas capables de rien prévoir, et le raisonnement causal serait impossible. Et sans le deuxième mouvement du pressentiment, par lequel nous sentons comme quasiment réel l’effet imaginé, l’ordre causal serait purement hypothétique, comme nous l’avons déjà remarqué, et il le resterait à jamais, rien ne pouvant prouver que l’ordre qu’il constitue doive se perpétuer toujours, au-delà de ce que nous en expérimentons effectivement. Tout projet implique donc d’une part la fiction, pour dépasser ce que nous éprouvons immédiatement comme réel, et d’autre part le poids de réalité que le pressentiment lui donne, pour la rattacher justement à la réalité qui nous intéresse.

La crainte de voir les projets se déployer dans la fiction vient du fait qu’on conçoit celle-ci comme s’éloignant de la réalité et construisant des mondes qui ont toujours moins de rapports avec elle à mesure qu’ils sont justement plus fictifs. Et c’est un reproche qu’on adresse volontiers à ceux qui aiment se plonger dans l’élaboration de projets pour le plaisir de la fiction elle-même, dans laquelle ils finissent par se perdre, sans plus reprendre pied dans la réalité. Selon cette crainte, loin que la fiction se rapporte au réel, et tende à y retomber, elle est comme un ballon qui de lui-même monte toujours, jusqu’à ce que l’air lui manque pour le soutenir et le pousser encore. Alors, les pressentiments, et les intuitions, visions, divinations correspondantes, ne sont plus que des fantaisies gratuites, capricieuses, détournant de toute action réellement pertinente. Mais cette méfiance systématique face au pressentiment et à la fiction se justifie-t-elle ? Autrement dit, tout usage de la fiction est-il nécessairement fantasque ?

Revenons à la considération du rôle indispensable du pressentiment pour la perception de la causalité, constitutive de l’ordre du monde réel, et conditionnant toute action, celle-ci visant toujours à produire quelque effet. Lorsqu’en présence d’une cause, je pressens aussitôt son effet et agis en fonction de lui, l’imagination semble se borner à produire quelques possibilités directement liées à la perception présente, ainsi qu’aux actions à accomplir et à leurs effets. Pour beaucoup d’animaux, leur champ imaginaire ne dépasse guère ce premier cercle de possibilités suggérées aussitôt par la perception directe de la réalité. Et pourtant, c’est déjà dans un prolongement fictif de cette réalité perceptive première qu’ils vivent et interagissent avec le monde réel très restreint qui leur apparaît. Pour que celui-ci s’étende, il faut que la fiction soit devenue plus ample et plus complexe également. Il faut que ma perception sensible suggère sans cesse une multitude de possibilités, en suggérant à leur tour d’autres, dont certaines se rattacheront plus étroitement aux perceptions présentes, notamment par les relations causales, dont d’autres se rattacheront à leur tour plus directement à celles-ci, et ainsi de suite, jusqu’aux possibilités les plus invraisemblables ou fantaisistes, reliées au reste seulement par de faibles analogies. Or, parmi tout ce foisonnement immense d’images ou de possibilités qui entourent notre perception réelle, seule une partie, rattachée principalement par des liens de causalité à cette perception, nous représente le monde réel, celui dans lequel nous vivons et agissons effectivement. Mais précisément, cette partie, c’est une partie de fiction, une fiction elle-même. Ce que nous nommons la réalité, le monde réel, c’est en vérité la fiction réelle, elle-même entourée d’autres fictions, qui, exclues de la première, sont reconnues par nous comme simples fictions imaginaires. En fait, la distinction entre ces deux types de fictions n’est pas tranchée. Nous ne savons jamais très bien où passe exactement la frontière, et nous ne cessons de nous interroger pour savoir si telles possibilités font partie du monde réel ou des mondes imaginaires, de la fiction réelle ou des fictions fictives, et nous débattons par exemple sans cesse pour établir même les faits, puis pour décider de ce qui est réellement possible ou non. On voit bien d’ailleurs dans ce dernier cas à quel point la frontière entre la réalité et l’imagination doit passer à l’intérieur même de la fiction, l’idée d’une possibilité réelle supposant déjà le mélange de la réalité et de la fiction. Ce mouvement graduel entre la réalité et la fantaisie est caractéristique de la dynamique du pressentiment, qui varie continûment entre les degrés les plus forts et les plus faibles.

L’orientation interne du pressentiment vers la plus grande force, et donc vers la réalité, se marque également dans la relation mutuelle des fictions, qui tendent à s’organiser en niveaux, dont le premier, la base, est constitué par la fiction réelle, constitutive du monde réel. Les fictions dérivées viennent s’y insérer tout en s’en détachant, car quand un homme raconte une histoire, celle-ci ne se confond pas avec la réalité, quoiqu’elle en fasse bien partie, puisque cette histoire est réellement racontée, et comprise dans la réalité comme fiction. Ces fictions reproduisent les objets et l’ordre de la première fiction réelle, à laquelle elles se réfèrent en s’y trouvant comprises, et elles peuvent contenir également d’autres fictions, fictives par rapport à elles, reproduisant en elles-mêmes de cette façon la distinction entre la réalité et la fiction. C’est ainsi que dans un récit peuvent apparaître des personnages racontant d’autres récits, reconnus comme fictifs par rapport à la réalité constituant comme le sol du premier récit. Cette manière dont chaque fiction tend à s’affirmer en elle-même comme la réalité correspond à la manière dont le pressentiment tend à se poser comme le sentiment qu’il vise à introduire.

N’est-il pas étrange que, tandis que le sentiment s’efforce de se réaliser et de poser son objet dans la réalité entière, ou le pur présent, il en vienne à se projeter dans le pressentiment, et dans le monde de la fiction ? Nous avons remarqué que s’il était seul, il se réaliserait en effet totalement, mais que dans la lutte des passions, il en était empêché par les autres, qui cherchent à se réaliser également. Pourquoi nos passions ne s’accomplissent-elles simplement pas toutes ? Pourquoi doivent-elles lutter entre elles pour le faire ? Cela vient certainement du fait que leur multiplicité n’est pas celle d’objets distincts et indépendants les uns des autres. Notre expérience nous montre que les sentiments se mêlent à divers degrés et se distinguent de même. Chacune a son objet, mais peut-être qu’aucune n’a son objet vraiment propre, non modifié par d’autres. Imaginons que, malgré ce partage des objets, chacune conserve pourtant, autant qu’elle se distingue des autres, son objet propre. Alors, quand elle ne peut le poser à part, parce que les autres le modèlent à leur façon, ne pourrait-elle pas s’efforcer de le maintenir quand même, quoique plus faiblement, tout en continuant à le rendre réel ? Et ne retrouvons-nous pas ici le pressentiment, lui-même plus ou moins fort selon que le sentiment parvient mieux ou moins bien à s’imposer ?

Si tel était le cas, alors c’est dans la fiction que se projetterait tout sentiment non accompli, tout désir tendu vers son objet encore absent, c’est-à-dire présent comme possibilité seulement. Mais où se projetterait-il ? Dans la fiction, vraiment ? Mais celle-ci est l’effet de sa projection, et ne lui préexiste donc pas. Il se jette en avant, dans son mouvement. Autrement dit, exclu du présent comme pure réalité, il se tend vers un autre présent possible, dans l’ordre du temps, c’est-à-dire dans un futur fictif prolongeant la durée actuelle. La bataille perdue pour la présence pleine se poursuit en une bataille pour le futur. Mais dans cette lutte, tous les sentiments n’ont pas la même force, ni les mêmes possibilités de s’allier à d’autres, et les fictions qu’ils engendrent se distinguent selon ce rapport de puissance et s’étagent et se multiplient en tout sens, refoulant à la périphérie les fantaisies les plus extraordinaires et invraisemblables. Bref, voilà esquissée la figure du projet dans sa dynamique sentimentale.

Le futur semble devenu, si l’on peut dire, le lieu de la fiction, ou plutôt le temps fictif. Mais le passé n’aurait-il pas un rôle équivalent, vu qu’il donne abondamment lieu à des fictions et représente une autre manière de se rapporter à la réalité non actuelle, par la mémoire ? Dans cette hypothèse, nous aurions deux temps de la fiction, mais requérant une explication très différente, parce qu’on ne peut guère imaginer que le souvenir soit une projection en arrière du sentiment présent, ni qu’on puisse pressentir ce qui s’est déjà passé. Pourtant, une telle idée n’est pas toujours dénuée de sens, dans la mesure où nous considérons, plutôt que le passé réel, l’histoire, car cette discipline comporte une proportion inévitable de projection du présent sur le passé, rendant très difficile l’établissement véritable des faits passés. Il est vrai que cela arrive dans une histoire qui se construit, à partir de documents et de témoins, plutôt que dans la mémoire. Pourtant, ici encore, on sait que la mémoire n’est pas toujours fidèle, même lorsque c’est notre propre vie qui en est l’objet. Elle est évidemment encline à modifier le passé, à l’embellir souvent, ou à le rendre compatible avec notre façon actuelle de penser. Nos souvenirs constituent en somme une sorte d’histoire personnelle que nous nous racontons, que nous construisons, comme une fiction ou série de fictions, de manière analogue à celles que nous projetons dans le futur. Cependant, il ne semble pas que nos désirs puissent être tournés vers le passé, une époque disparue, derrière le sentiment actuel, tourné, lui, pour sa réalisation, vers le présent ou le futur, dans le sens du flux de la durée. Comment le passé pourrait-il être un enjeu pour le désir ? Pourtant c’est bien le cas, et certains sentiments tels que la nostalgie ou le regret s’orientent clairement vers le passé, vers une période révolue qu’il s’agit de maintenir vive, de reproduire, de savourer, de comprendre, de travailler, d’effacer peut-être. Nul doute que le passé n’ait sa place dans la fiction de la réalité, dans le monde réel, où son poids est même senti comme plus grand que celui du futur, car ce qui a été nous semble plus réel et plus assuré que ce qui sera peut-être, quoiqu’il n’ait pas non plus la réalité entière du présent. Dans la mesure où le passé existe sous la forme d’une histoire, d’une représentation, il est une fiction, construite comme les autres, par le pressentiment, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Suivons en effet les démarches de cette construction, et nous remarquons qu’elle procède selon les mêmes principes, et notamment selon l’ordre causal, en donnant un poids plus grand à la direction inverse pour remonter de l’effet connu à la cause encore inconnue, de telle sorte que les événements passés sont seulement pressentis, dans une démarche qui va également vers le futur, celui de la construction de l’histoire passée. C’est l’ordre temporel et causal objectivement considéré dans cette histoire qui, plaçant certains moments avant le présent sur le fil du temps représenté dans le récit, nous les fait situer et renvoyer dans le passé. Ainsi s’explique pourquoi le fil de nos souvenirs dépend d’une histoire construite au présent, en fonction de désirs qui s’y projettent dans une sorte de futur réinterprété comme antérieur.

Avouons que cette description est fort difficile à accepter, malgré une certaine évidence qu’il faut lui accorder. Elle semble attribuer au passé une réalité moindre, plus dérivée que celle du futur, alors que nous sentons le contraire. Tandis que le futur nous paraît toujours incertain, le passé nous semble assuré, indestructible, comme éternel, en dépit du fait qu’il a perdu la réalité entière du présent, et que la mémoire peut l’oublier ou le déformer. Tandis que dans la fiction réelle, la construction du futur et du passé procède selon les mêmes principes, nous sommes portés à voir celle du passé comme une sorte de reconstruction, parce qu’elle vise à retrouver ce qui existe déjà, tandis que le futur, n’étant pas encore, n’existe pas lorsque nous cherchons à le deviner ou à le façonner. Si j’envisage une même scène, telle qu’une excursion en montagne, une fois comme un souvenir, une autre fois comme une possibilité future que j’envisage, alors, bien que dans les deux cas cette scène ne soit pas présente, bien que celle que je me rappelle avoir vécue soit irrémédiablement tombée dans ce qui n’est plus, j’aurai l’impression que la scène passée fait néanmoins partie de mon vécu réel, qu’elle m’appartient en un sens et me constitue, que rien ne peut plus même me l’enlever, faire qu’elle n’ait pas été, tandis que la scène future n’est toujours qu’une vague possibilité, qui sera ou ne sera pas, et qui ne fera peut-être jamais partie de ma vie réelle. D’où nous vient ce sentiment du poids réel du passé ?

Nous ne pouvons guère l’attribuer au fait que nous saisirions derrière nos souvenirs l’être réel du passé. Car la réalité nous est donnée dans le sentiment, soit comme présent, dans ce qui est senti actuellement, directement, soit comme fictif, c’est-à-dire comme doué d’une présence ou réalité moindre, comme situé dans ce qui tend au présent, à la réalité pleine, c’est-à-dire comme ce qui peut arriver, ou ce qui est possible, et par conséquent futur. Il n’y a pas de place ici pour la saisie d’un passé réel, d’une réalité distincte et plus pleine que celle de la fiction. Et de toute façon, nous ne pouvons concevoir vraiment le passé comme présent, comme peut l’être à sa façon, à quelque degré, le souvenir actuel, c’est-à-dire en tant que souvenir actuellement senti, à la manière dont l’est justement la fiction considérée comme telle. Je me laisse aller à mes souvenirs, et je revois un paysage, auquel je m’arrête, cherchant à le préciser, à en reconstituer l’atmosphère, à situer le moment où je l’avais vu. Il y a naturellement une présence de ce paysage, analogue à celle qu’aurait un paysage imaginé. Je précise peu à peu l’image en la complétant et en la mettant davantage au point, au fur et à mesure qu’elle acquiert plus de consistance, comme je peux le faire également pour les inventions imaginaires. Et en reconstituant une série d’autres souvenirs, je parviens à reconstituer aussi un enchaînement de caractère causal, plus ou moins précis, qui me permet de situer le juste moment de ma contemplation du paysage sur le fil fictif-réel du temps. Rien ne semble différer de ce qui se passe lorsque j’imagine. Pas plus dans un cas que dans l’autre je n’atteins une réalité derrière la fiction. En soi, le temps passé est aussi inexistant que le temps encore futur. Pour les deux, c’est la force de la fiction, du pressentiment, qui les rattache plus ou moins au réel du présent.

Abandonnons donc l’hypothèse contradictoire d’une réalité du passé extérieure à celle du souvenir, d’un présent restant tel, tout en ayant disparu. Il semble alors qu’en dehors de la constitution fictive d’une ligne du temps, séparée en deux par le moment présent, et construite de part et d’autre par le pressentiment, et notamment la construction d’enchaînements causaux, il n’y ait rien qui donne une particulière réalité au passé. Nous voyons bien dans les romans ou au cinéma comment nous lisons ou regardons des scènes qui viennent prendre place sur la ligne du temps du récit, sans que les événements ne doivent nous être présentés dans l’ordre chronologique. Or il n’est pas question ici que nous puissions nous référer à une sorte de passé réel extérieur pour comparer avec lui les événements fictifs représentés. Et la construction des rapports temporels se fait de la même manière pour toute la ligne du temps, passé et futur. Car ce qui n’est ni l’un ni l’autre est perçu comme le présent de la fiction, par opposition, dans le récit fictif, à la fiction d’un présent soit passé soit futur.

Pourquoi donc ressentons-nous malgré tout le passé comme plus réel que le futur ? Cela ne devrait-il pas être dû à une certaine qualité du sentiment ou du pressentiment qui constitue l’un et l’autre ? Le futur, disions-nous, est ce en quoi se projette le sentiment lorsqu’il n’est pas entièrement réalisé et qu’il tend vers sa pleine réalisation, la pressentant de diverses façons, à divers degrés. Ce qui exclut cette réalisation pleine, nous avions pensé le découvrir dans la lutte des passions, dans laquelle elles s’excluent plus ou moins les unes les autres. La lutte pour le présent se prolonge en quelque sorte dans une lutte pour le futur. Dans le souvenir, il semble que ce soit dans le passé que se fasse la projection d’une réalité que le sentiment affirme sans pouvoir la rendre entièrement présente non plus, et sans chercher à y arriver en la faisant advenir dans la direction où coule la durée. Qu’y a-t-il donc dans le souvenir que je sente comme différent de ce qui est imaginé et penchant plutôt du côté du futur ? Car il n’est pas nécessaire que je fasse toujours l’opération de situer les événements sur la ligne du temps pour sentir qu’ils appartiennent au passé plutôt qu’à un futur indéterminé. Ce poids plus grand, qui lui donne quelque semblant de réalité, se manifeste directement dans la façon dont j’éprouve le souvenir, avant de devenir capable justement de le situer sur la ligne du temps, et il m’indique déjà que j’ai affaire justement à un souvenir, même si ce sentiment est aussi parfois trompeur. On dirait que le sentiment ne tend pas vers lui comme vers une possibilité, si bien que j’hésite à nommer possibles les événements passés. N’y aurait-il donc pas une deuxième manière dont je sens le passé à côté de celle de la construction de la fiction et de la ligne temporelle ?

L’impulsion qui pousse le sentiment vers le possible ou le futur, qui fait pressentir sa réalité probable, nous semble à la réflexion venir du passé, comme si c’était l’ordre passé qui se trouvait projeté en avant. Cette manière de prolonger le mouvement déjà plus ancien, la sorte d’inertie dynamique qui semble le conditionner, correspond à ce que nous nommons l’habitude. Et celle-ci, vue objectivement, apparaît comme une tendance à reproduire justement l’ordre passé, dans l’action et la pensée. Elle paraît répéter le passé avec une force d’autant plus grande que la répétition du même acte, de la même pensée a été plus grande et plus dominante ou uniforme dans le passé. Mais la répétition n’est pas la seule à pouvoir produire une habitude ou une forte habitude. Il arrive qu’une seule expérience marquante tende immédiatement à la reproduction d’actions ou de pensées. Or, quelle que soit la façon dont elle s’est formée, cette habitude, si l’on veut bien donner un sens assez large à ce terme, n’est pas immédiatement l’objet du pressentiment, elle le conditionne ou le constitue plutôt, puisque nous avons vu que le pressentiment est généralement d’autant plus fort que l’habitude est plus grande. En ce sens, l’habitude semble représenter la puissance même du sentiment, sa capacité de se réaliser, plutôt qu’un objet de désir, bien qu’il en soit un aussi dans l’affirmation de soi du désir. Se pourrait-il alors que la construction de la fiction du passé réponde justement au mouvement par lequel le sentiment se réfléchit et se situe parmi les autres ? On comprendrait alors que le souvenir conserve ce poids de réalité qui est celui du sentiment actuel, tel qu’il s’est constitué dans une histoire qu’il porte implicitement, et qu’il peut exprimer dans la fiction. Dans ce cas, les souvenirs ne s’appuieraient pas sur une réalité qu’ils décalqueraient, et qui se maintiendrait on ne sait comment dans un passé rendu éternel pour demeurer accessible, mais ils s’appuieraient sur la force du sentiment qui se réfléchit et se pressent, constituant la fiction de son histoire. Il arrive même que ce mouvement réflexif constitue l’essentiel de certains sentiments, comme la nostalgie. Car ici, ce vers quoi s’oriente le désir, son futur, c’est lui-même, représenté comme son propre passé et s’achevant dans la fiction qui le reconstruit sans cesse.

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Si notre ambition était avant tout de satisfaire notre curiosité en cherchant à comprendre le mieux possible le complexe de rapports entre la lutte des passions, la durée vécue, le temps objectivé, l’exercice de la puissance passionnelle, la manière dont y interviennent le passé et le futur, le rôle des jeux de la fiction, et ainsi de suite, c’est tout un champ qui s’ouvrirait à nous. Mais ce que nous en avons aperçu devrait suffire pour notre dessein d’entrer aussi lucidement que possible dans nos démarches de projets philosophiques d’éducation des sentiments. Voire, la manière dont nous avons abordé ces sujets nous aura déjà peut-être rendus perplexes et arrêtés dans notre mouvement. A quoi bon se soucier de tels projets éducatifs, se demandera-t-on, si de toute manière le jeu des forces passionnelles se déploie de lui-même et décide de tout sans que nous ayons à nous en mêler ? Cette impression est illusoire, et vient du fait que nous considérons objectivement la scène, comme si l’action se passait chez quelqu’un d’autre que nous. Car en réalité le mouvement des passions, c’est le mien, j’y suis plus qu’impliqué, il me constitue. Je le sens bien, notamment par l’effort qui se fait, ou plutôt que je fais et qui me laisse sentir que c’est bien moi qui agis. D’autre part, nous savons que nos projets se situent eux-mêmes au sein de ce mouvement et y jouent un rôle par la manière dont ils influent, de l’intérieur, sur le jeu passionnel dont ils font partie. En effet, la projection fictive des passions est certes bien leur expression, mais elle est également un aspect de leur affirmation active, de sorte que les projets ne restent pas sans influence. Et lorsque la configuration passionnelle se caractérise par un haut degré de réflexion, cette influence peut être tout à fait décisive. Or c’est particulièrement le cas chez le philosophe.

Étant donné que ce point de vue réflexif, celui du goût du goût, est présupposé par notre projet d’éducation philosophique de nos propres sentiments, il ne peut s’agir dans ce projet de chercher à commencer par engendrer ce goût du goût à partir d’autres sentiments d’un degré réflexif inférieur. Cela ne signifie pas pourtant que ce niveau réflexif soit inné, donné à l’origine, et non produit à partir des sentiments de niveau inférieur. Seulement, cette production ne s’est pas effectuée par nous à dessein, puisque ce genre de projet est impossible avant l’apparition de son résultat visé. Au départ, peu importe que nous ne connaissions pas le processus par lequel il s’est produit, il nous suffit de prendre simplement pour acquis son existence, constitutive de ce que nous, philosophes, sommes à présent. Toutefois dans la mesure où notre projet comporte naturellement le dessein de maintenir et de renforcer notre goût du goût, et de le faire éventuellement naître chez d’autres, il nous importera beaucoup de découvrir les moyens d’y parvenir.

En effet, le goût du goût fait le philosophe, et son caractère réflexif entraîne naturellement le désir d’être philosophe, de le rester et de le devenir davantage. Ce désir est donc notre premier guide. Et l’adéquation de nos sentiments à ce désir est le premier critère servant à les évaluer et à estimer leur importance dans la perspective de notre projet. Car comment pourrions-nous vouloir sentir d’une façon telle qu’elle nous détourne d’être philosophe ? Certes, nous ne le pourrions pas sans détruire notre propre projet, dont l’origine et le ressort se trouve dans le goût du goût. Par conséquent, à propos de tous nos sentiments, de ceux qui nous animent et de ceux que nous pressentons, nous nous demanderons s’ils favorisent ou non l’attitude philosophique, qui nous importe au premier chef. Mais naturellement ce critère ne peut pas être considéré comme un principe abstrait dont il serait possible de déduire les sentiments qu’il faudrait avoir et, éventuellement, le modèle du philosophe. Les sentiments sont singuliers et infiniment variés, tout comme leurs compositions et leurs variations dans les diverses situations, qui produisent des effets tout aussi variés, imprévisibles à partir de calculs abstraits. Quoiqu’on puisse dessiner des caractères philosophiques idéaux, en réalité il y a une infinité de manières d’être philosophe, et cela non seulement pour des individus différents, mais également pour la même personne, qui change sans cesse et doit s’adapter au mouvement continuel de ses conditions concrètes de vie, de ses sentiments et de leurs configurations, même si elle peut avoir un style propre dans sa manière de changer. Par exemple, l’un cherchera un équilibre aussi stable que possible, capable de s’adapter à un grand nombre de situations et de se maintenir par de légères fluctuations presque imperceptibles, tandis qu’un autre préférera chevaucher des passions fougueuses entraînant des déséquilibres marqués. On imagine bien qu’ils n’évalueront pas les sentiments de la même façon pour savoir à quel point ils conviennent à l’attitude philosophique.

S’il est vrai que les sentiments contiennent leur passé en eux-mêmes, voire que ce passé est identique au dynamisme qui les constitue intimement, alors la tension par laquelle ils se projettent dans le futur ne se distingue pas non plus de celle qui condense en eux leur histoire réelle. C’est pourquoi nous ne pouvons jamais partir d’une sorte de désir entièrement libre dans le sens où il serait neutre et capable de s’élancer dans n’importe quelle direction, comme si, justement, il avait pu se délivrer entièrement de son passé et subsister néanmoins. Ce n’est pas seulement parce que nos sentiments ont déjà subi une éducation depuis notre enfance que l’éducation philosophique ne peut pas faire fi de ce que nous sommes devenus. En deçà de cette éducation, il y a déjà une histoire de nos désirs, dont l’origine nous échappe, et qui leur a donné une forme particulière, sans laquelle ils ne seraient rien. Chercher ce que nous désirons, ou ce que nous désirons désirer, projeter lucidement, cela implique de chercher à connaître et à évaluer lucidement ce que nous sommes. Telle est la fonction d’un diagnostic de nos sentiments. Et si notre but est de projeter une éducation philosophique de ces sentiments, ce diagnostic doit être à son tour philosophique, c’est-à-dire mené à la lumière du goût du goût. Dans cette mesure, ce n’est que par abstraction, par la fixation d’un certain angle de vue, qu’il diffère du projet philosophique lui-même. On ne peut donc pas le concevoir comme servant à défricher le terrain pour préparer la construction en lui offrant un sol net. Et inversement, par rapport à l’exercice de diagnostic philosophique de nos sentiments, c’est par un accent seulement, un effet de perspective, que se distingue le projet philosophique d’éducation sentimentale que nous entreprenons. Et l’on peut ajouter d’ailleurs que l’effectuation du projet n’est pas non plus une opération réellement distincte à son tour. Pour cette raison, tout ce que nous avons remarqué à propos du diagnostic philosophique de nos sentiments reste entièrement pertinent.

Peut-être objectera-t-on encore ici que le projet d’une éducation philosophique de nos sentiments est foncièrement contradictoire parce qu’il implique un désir de maîtrise et que toute maîtrise suppose la distinction réelle entre le maître et ce qu’il domine. Dans la conception de la présence de différentes facultés en nous, on peut concevoir que l’une d’entre elles, la raison habituellement, entreprenne de soumettre l’autre, les passions ici, à l’idée qu’elle s’en fait. Certes, il est bien difficile de voir comment cela pourrait se passer concrètement, et une telle ambition est sans doute illusoire, mais elle évite, dira-t-on, la contradiction directe d’une maîtrise dans laquelle le maître et le serviteur sont identiques. — Il est illusoire en effet d’imaginer que la raison, conçue comme toute différente des passions, puisse agir sur elles et les transformer. Et si, comme nous le soutenons, elle n’est à son tour qu’une construction passionnelle, alors, nous retrouvons la contradiction dénoncée. Pourtant, nommons provisoirement raison le goût du goût, juste à cause de la similitude de leur position dans cette question de la maîtrise délibérée des passions, car le goût du goût est bien le principe évaluateur des passions, comme la raison dans la conception morale traditionnelle. Or cette nouvelle raison a l’avantage sur l’ancienne d’être passionnelle et de pouvoir agir ainsi sur les autres passions, de sorte qu’il n’est pas illusoire de lui attribuer ce pouvoir. En outre, comme elle se distingue des autres sentiments par sa position réflexive à un niveau supérieur, elle ne se confond pas simplement avec eux, et il n’est pas contradictoire de lui attribuer un désir de maîtrise ainsi qu’une maîtrise réelle dans la mesure où elle s’impose effectivement. Simplement, cette nouvelle raison diffère beaucoup de l’ancienne en ce qu’elle n’est pas éternelle et immuable, mais pleinement dans la durée et le mouvement, non pas universelle, mais parfaitement singulière, quoiqu’elle ne soit pas étrangère à la généralité en tant qu’elle présente mille ressemblances avec d’autres sentiments. Et précisément à cause de ces différences essentielles, ne lui conservons pas cette appellation trop trompeuse de raison.

Toutefois, quelle que puisse être notre insistance sur le fait que ce sont les sentiments qui constituent les points de vue à partir desquels doit s’envisager leur éducation, ne nous trouvons-nous pas concrètement dans la situation de prendre la perspective de la raison, en un sens plus large que celui selon lequel nous attribuions son nom au goût du goût ? Car je discours à présent, et, espérons-le, logiquement. J’utilise donc les moyens de la raison et je m’impose ses exigences. Et en vous invitant à aborder la question du projet philosophique d’éducation sentimentale, n’est-ce pas une discussion que je vous propose ? Et si je vous demande de consulter les sentiments eux-mêmes en les envisageant de l’intérieur, si je considère la projection elle-même comme acte des pressentiments, ne nous tiendrons-nous pas en fait dans le discours ? Non seulement la logique est d’ordre rationnel, mais la langue est une structure générale, commune à une société, ayant sa réalité objective, même si elle a des aspects subjectifs aussi, et pour l’utiliser il semble que nous soyons obligés de prendre le point de vue de la raison en un sens large. Dès lors, dès que, comme les philosophes, nous discourons, notre projet de concevoir l’éducation des sentiments par les sentiments n’est-il pas compromis ?

Je pourrais rétorquer bien sûr que l’usage du discours ou de la raison ne fait pas problème s’il est vrai que la raison est elle-même une production du sentiment, et que par conséquent, loin qu’elle n’impose au sentiment une perspective étrangère à celui-ci, c’est elle qui dépend de la sienne, et qui s’illusionne en croyant s’en émanciper. Une telle réponse suffirait certes pour écarter formellement, superficiellement, l’objection, mais non pour résoudre la difficulté qu’elle pose effectivement. Car si la raison tend à s’illusionner en croyant s’émanciper vraiment du sentiment, ou plutôt si le sentiment tend à s’illusionner par l’usage de la raison, il reste vrai que cet usage risque de nous empêcher de prendre la perspective du sentiment en nous gardant dans l’illusion que nous voulions éviter. Or la discussion est un moyen si essentiel de la philosophie qu’on n’envisagerait guère de s’en passer. Comment donc sortir de ce piège, si toutefois nous le pouvons ?

L’usage normal de la langue, pour lequel elle est faite en priorité, suppose un point de vue objectif, indépendant des perspectives subjectives. C’est évident dans les sciences, les techniques, les discours sur les choses et les hommes, y compris notre propre personne. Et même lorsque nous voulons exprimer un fait subjectif, nous le transposons largement dans cette perspective. Si je dis « je suis joyeux », je me réfère certainement à un sentiment intime, et non à un fait objectif observable par tous. Et pourtant le terme que j’ai choisi classe mon sentiment parmi d’autres qui forment des représentations communes, objectives, des sentiments, et dont on peut discuter, pour chercher des termes plus appropriés par exemple. Si je veux insister sur le caractère subjectif de ce que je veux dire, je serai porté à m’exprimer par le ton, la modulation de ma voix, par des expressions corporelles, des mines et des gestes. Ou, si je veux utiliser la langue pour m’exprimer, il me faut devenir poète et la traiter d’une manière inhabituelle, la retournant en partie contre elle-même, une opération plus difficile et risquée. — Or ce procédé du poète est intéressant pour nous, puisqu’il indique une tentative d’échapper au biais objectif de la langue. Ne suffirait-il pas de l’imiter pour résoudre notre problème, apparemment très similaire au sien ? La suggestion est tentante, et nous sentons pourtant qu’elle ne convient pas vraiment. Ce que le philosophe gagnerait à se faire poète, en inventant un usage langagier déviant, plus apte à l’expression intime et singulière, il le perdrait de l’autre côté en se privant des structures logiques de la langue, indispensables pour donner de la rigueur au raisonnement. Comment donc trouver l’art paradoxal d’une sorte de poésie de la discussion ?

La tendance des théoriciens est de croire que la langue a pour but de servir à l’usage qu’ils en font, c’est-à-dire à dupliquer la réalité dans une représentation qui en fait ressortir la structure logique — ce qui leur permet des calculs (mathématiques ou non). Une autre manière de le dire serait que la langue sert essentiellement à la raison ou au discours rationnel. Dans cette conception, la raison forme une sorte de règne à part, qu’il s’agit de mettre en correspondance avec la réalité pour lui permettre de donner une connaissance vraie et efficace de celle-ci. En dehors de l’effort pour faire correspondre par des expériences choisies le modèle théorique au monde réel, c’est dans ce modèle abstrait que la raison s’exerce et règne, selon ses propres principes. Autrement dit, son efficacité dans la réalité dépend de la mise en relation avec celle-ci, qui n’est plus véritablement de son ressort, mais de celui de la langue, qui, en donnant une signification aux mots, met en adéquation les termes de la théorie avec les choses de l’expérience. Ainsi, la plus rationnelle des sciences, les mathématiques, constitue des systèmes de symboles ou de concepts qui, dans cette conception, sont tout à fait autonomes par rapport à l’expérience, et ne lui sont appliqués qu’extérieurement. Par conséquent, la langue ainsi comprise n’a d’effet sur la réalité que par le fait qu’elle assure à la théorie sa fonction de représentation du réel. Mais toute cette conception de la théorie n’est qu’une fiction sentimentale qui s’est en fin de compte illusoirement émancipée de sa source. C’est pourquoi dans la perspective théorique les sentiments n’apparaissent plus en eux-mêmes, mais uniquement dans leur reflet objectif à l’intérieur de cette fiction. Et dans la mesure où la langue correspond à l’usage qu’en fait la théorie, elle forme bien un obstacle à la saisie intérieure des sentiments. Heureusement, les langues ne se réduisent pas à leur aspect théorique, mais servent à bien d’autres choses, comme l’expression des sentiments, le commandement, la séduction, l’intimidation, l’humour, et ainsi de suite, avec l’inconvénient, il est vrai que la fonction théorique se mêle intimement avec les autres, de sorte qu’elle les affecte, empêchant dans cette mesure l’expression intime du sentiment. Car, en réalité, le discours ne se referme pas sur lui-même, mais reste lié aux sentiments dont il résulte, et réagit sur eux, déjà en contribuant à diriger l’attention. C’est pourquoi il importe de trouver les moyens de plier le discours à l’expression des sentiments.

Certes, l’exemple du poète peut nous inspirer. Mais si l’on veut tenir compte des caractéristiques du discours rationnel, pour en conserver la puissance, c’est des moyens de le retourner contre lui-même qu’il nous faut. En d’autres termes, il nous faut une sorte de poésie de la raison. La formule est paradoxale. Supposons qu’elle surgisse, non dans un poème, mais dans un discours philosophique rationnel. Elle semblerait impliquer une contradiction. Et si elle résultait de raisonnements qui la justifiaient, elle provoquerait l’étonnement et le sentiment qu’une erreur a dû se produire. Nous réviserions les raisons de construire cette formule invraisemblable, et si elles nous paraissaient fortes, convaincantes, nous resterions à la méditer pour y donner un sens malgré les réclamations immédiates de notre raison, qui situe, supposons-le, la poésie et le discours rationnel dans deux catégories incompatibles. Pour découvrir son sens, le calcul serait naturellement nécessaire, en tant que le paradoxe l’implique, mais il ne pourrait suffire, de sorte que nous devrions chercher ailleurs, remonter à ce qui sous-tend la raison abstraite, notre expérience, le monde de nos sentiments. Et c’est au moment où la formule cesserait de nous paraître absurde, incongrue, de nous répugner, et qu’elle nous semblerait au contraire révéler un sens vrai, acceptable, séduisant, que nous l’aurions comprise, de l’intérieur, par la manière dont elle nous aurait renvoyé à la construction sentimentale. Bref, voilà l’un des moyens extrêmement importants que nous cherchions afin de poétiser la raison, c’est l’usage du paradoxe (un usage qui n’est bon que si le paradoxe induit vraiment ce type de renversement de l’attention et de découverte d’un nouveau sens éclairant, car on peut produire naturellement nombre de paradoxes tout à fait gratuits et sans aucune utilité).

Une autre façon de produire dans le discours l’arrêt du calcul et le renversement de l’attention se découvre dans les diverses formes d’humour ou d’ironie. En effet, le raisonnement théorique habituel se développe sur un seul et même plan, celui des concepts abstraits, de sorte que l’humour, interrompant son trajet à partir de considérations qui ne se découvrent pas sur ce plan seul, mais renvoient à une perspective sentimentale apparemment étrangère à l’argument, oblige à un arrêt et à une méditation similaires à ceux que produit le paradoxe. Et peut-être peut-on du reste compter l’humour comme une forme de paradoxe. Entre parenthèses, il faut bien l’avouer, tandis que la science est une affaire sérieuse, les philosophes se complaisent souvent dans l’humour, ce qui fait à juste raison douter du sérieux de leur discipline.

Citons encore une autre catégorie de moyens de rapporter le discours au sentiment. Les divers procédés pour s’adresser au lecteur ou à l’interlocuteur en tant qu’individu vivant, et de lui faire réaliser par là qu’il n’est pas qu’une raison suivant la ligne de l’argument, peuvent également avoir l’effet de le faire sortir de l’illusion de s’être installé dans un monde séparé, et de lui permettre de retrouver en lui le vivant, et donc les sentiments, derrière le raisonneur. Cet effet peut être produit par des manières explicites de s’adresser à lui, mais également par une façon de donner à l’argument un tour qui produise des sentiments anormalement violents dans ce genre de discours ou incongrus par rapport à ceux qu’on en attendrait.

Ces exemples suffiront pour montrer qu’une forme d’art poétique du discours philosophique existe bien et que cet art n’est pas plus dépourvu de moyens que la poésie elle-même. Par conséquent, le discours du philosophe n’est pas, comme on pourrait le croire à tort, dépourvu d’effets réels sur la vie de ceux qui s’y livrent vraiment. Et l’on voit donc que le projet philosophique a bien la capacité, non pas de préparer seulement une action concertée, mais d’y engager déjà ceux qui le conçoivent, notamment dans notre cas en initiant l’éducation sentimentale désirée ou pressentie.

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Mais concrètement, en quoi notre discussion pourra-t-elle consister ?

D’abord, il va de soi que notre projet se révèle être en réalité une série de projets individuels. Car si nous ne voulons pas nous contenter de remarques générales, plus ou moins théoriques, sur ce que pourrait être un projet philosophique d’éducation des sentiments, et prendre au contraire la perspective réelle, celle des sentiments eux-mêmes, alors cette perspective est chaque fois individuelle, singulière. Même s’il y a des sentiments plus ou moins partagés, et qui sont éventuellement ressentis comme tels, il n’en reste pas moins que, en eux-mêmes, ces sentiments demeurent également singuliers. La configuration actuelle de nos sentiments est propre à chacun et différente de celle des autres, enveloppant une histoire individuelle malgré l’histoire commune que nous partageons en participant, et même intimement, à celle de notre société. Et, de l’autre côté, les modèles de philosophes que nous pourrons désirer être et devenir sont tout aussi singuliers lorsqu’ils sont considérés dans la perspective intérieure à ce désir, puisqu’il n’y a pas de modèle unique du philosophe et de sa constitution sentimentale.

Dans ces conditions, l’idée de discuter d’un tel projet peut paraître vaine à première vue. Pourquoi vouloir discuter si nous n’avons rien de commun ? — Peut-être en somme la chose commune entre nous est-elle ce projet de discuter de nos divers projets. Et l’on se demandera quel sens il peut avoir, puisque nos problèmes respectifs ne seront pas les mêmes, et n’auront donc pas les mêmes voies de solution. Pourtant, nous ne pouvons nier non plus qu’il y ait des analogies entre nos sentiments, certes tout à fait singuliers en eux-mêmes. A vrai dire, les objets dont nous nous occupons dans la vie courante et dans les sciences, et que nous considérons comme objectifs et communs à tous, partant aptes à être traités aussi en commun, ne nous sont présents, eux aussi, que sous des perspectives différentes et singulières, dont nous avons appris à faire abstraction. Le point de vue fictif auquel nous nous plaçons alors, dans la considération des choses envisagées objectivement, est une construction, dont nous avons montré qu’elle pouvait être comprise comme l’œuvre des sentiments, et dérivée donc de leurs perspectives tout à fait singulières. Par conséquent ce fait n’est pas aussi paradoxal qu’il ne paraît à première vue, quand on observe au premier abord la distance, et presque l’opposition, entre les points de vue des sentiments et celui de la pensée objective, les uns étant tout à fait singuliers, et l’autre général. Car si cette généralité objective est une construction sentimentale, il faut que les sentiments eux-mêmes aient la capacité et l’intérêt de produire la généralité et de communiquer. Or nous avons vu que cette aptitude et cette inclination sont justement caractéristiques des sentiments, qui à travers les frontières individuelles entrent entre eux en sympathie et tendent à s’imiter, au point même de paraître se confondre, comme c’est le cas notamment dans leur éducation, qui en permet comme le partage à l’intérieur des divers groupes sociaux, des plus restreints aux plus larges. Et l’avantage du point de vue du sentiment, c’est justement qu’en lui la singularité n’interdit pas la communication, mais qu’elle la permet à divers degrés. C’est pourquoi le fait que nous ayons nécessairement des projets différents lorsque nous les envisageons du point de vue des sentiments, n’empêche pas leur communication et leur discussion.

En nous plaçant à un assez haut niveau de généralité, nous pourrions dire qu’il s’agit pour nous de peindre le portrait du philosophe idéal. Mais cela ne signifie pas bien entendu qu’il faille le concevoir comme une sorte de modèle universel, valable pour tous, et qu’il s’agirait de réaliser une fois conçu abstraitement. Ce portrait, c’est d’abord celui d’un idéal singulier, celui qui correspond très précisément à un désir individuel de se transformer à son image, même si celle-ci peut attirer et inspirer à divers degrés plusieurs personnes. Dans certains romans, un personnage peut avoir cet effet de séduire plusieurs lecteurs quoiqu’il ait des traits tout à fait individuels et ne corresponde peut-être exactement qu’à la projection du désir de son auteur. Alors, le lecteur naïf pourra tenter d’imiter tous ses traits directement, sans réfléchir à la différence entre lui et son modèle qui exigerait sa réinvention pour correspondre intimement à l’évolution possible de son propre désir. Mais précisément, c’est bien différemment que le lecteur plus lucide s’en inspirera et se l’appropriera, en pressentant en lui son propre idéal. Et surtout, ce modèle ne peut rester une figure plus ou moins objective, celle d’un homme que nous observerions pour tenter d’imiter ses comportements et attitudes. S’il est un modèle de vie dans la perspective du sentiment, c’est en tant qu’il nous fait pressentir avant tout une certaine configuration sentimentale propre à réaliser notre désir le plus haut et le plus entier, notre goût du goût et l’humeur la plus heureuse. Enfin, le modèle recherché ne peut pas être un idéal statique, un état final de parfait repos, qui figerait le désir et annulerait le pressentiment, mais, né de la réflexion passionnelle, il doit justement refléter le mouvement et le dynamisme de la passion qui l’anime.

Pour autant que nous puissions voir, la philosophie a des conditions nécessaires d’existence, à savoir d’une part l’apparition dans notre vie sentimentale des niveaux de sentiments moraux et esthétiques, la conscience, le goût et le goût du goût, ainsi que d’autre part la puissance passionnelle de ces derniers, capable d’entraîner le mouvement et le développement de toute notre vie sentimentale. Dans cette mesure, le maintien et l’intensification de ces sentiments caractéristiques de la philosophie représentent des buts primordiaux de l’éducation sentimentale philosophique. Cette éducation concerne d’abord, essentiellement, les sentiments du philosophe évalués et modifiés par lui-même. Mais il est vrai qu’il n’est pas indifférent de s’intéresser aux conditions extérieures qui la facilitent, c’est-à-dire principalement l’état de la culture ambiante, pour savoir à quel point elle est ou peut être rendue propice à la vie philosophique, et aussi dans quelle mesure elle la contraint.

En ce qui concerne l’organisation hiérarchique des sentiments, elle joue un rôle essentiel pour la possibilité de ce que nous pouvons nommer simplement le bonheur, malgré les nombreux sens que peut avoir ce terme. Car le philosophe ne recherche-t-il pas le bonheur comme tout le monde ? Seulement, il est vrai, il le recherche autrement, d’une manière plus réfléchie, plus raisonnée, plus critique, plus systématique. Et c’est pourquoi il le pense autrement aussi. Comment ? C’est justement pour nous la question.

Pour la plupart, qui se contentent de vivre sagement dans le cadre de ce que l’éducation sociale et l’expérience courante a fait d’eux, il consiste principalement dans le sentiment de sécurité, de paix, de confort que leur donne la conscience de leur conformité avec les modèles approuvés et les sentiments partagés de leur milieu. S’ils réfléchissent, comme ils le font naturellement, à ce qui module leur bonheur, le fait croître et diminuer dans la vie courante, ils trouvent rapidement le lien que ces variations ont avec certaines sensations et certains sentiments, selon qu’ils sont ressentis en tant que plaisirs ou déplaisirs. Et qui ne remarque pas, plus ou moins, que ces plaisirs et déplaisirs sont liés à certains sentiments et aux situations qui permettent ou non leur satisfaction ? Dans cette perspective, le bonheur signifie surtout, outre le sentiment de paix lié à la conformité sociale, la chance et l’habileté qui mènent à l’abondance des plaisirs et à la rareté des déplaisirs. Mis à part le rôle inévitable que joue la chance, il existe aussi un art ou des arts du calcul des plaisirs. Cet art est d’abord celui de savoir se débrouiller dans le monde pour trouver ou créer les situations les plus favorables aux plaisirs. Il est ensuite, à un niveau plus raffiné, la réflexion sur les sentiments en fonction de leur capacité de procurer des plaisirs ou des peines, afin de favoriser, à partir de l’éducation morale acquise et de l’expérience, les plus féconds et à réprimer les autres. Cet art réflexif semble être la voie conduisant à la philosophie si on la suit jusqu’aux niveaux supérieurs de réflexion et de poursuite de sa propre éducation sentimentale. Aux premiers niveaux de réflexion, quoique plus rare que la simple recherche des plaisirs dans le monde, une certaine recherche morale de la distinction entre les bons sentiments et les mauvais en fonction de leur tendance à amener les plaisirs ou les peines, est relativement fréquente. Mais sous les deux formes du calcul des plaisirs que nous avons distinguées, les sentiments sont d’habitude envisagés comme des entités distinctes, souvent définies par le vocabulaire psychologique et moral courant. Et l’on sait alors dans cette sagesse populaire, différente selon les peuples, que du côté des bons sentiments on trouve l’amour, la compassion, l’humanité, le courage, le respect, l’admiration, etc., tandis que du côté des mauvais on trouve la haine, l’envie, la cruauté, la luxure, la peur, l’orgueil, etc., et que même certains sont ambigus, comme la volupté, la timidité, l’insouciance, etc. Et certes, on peut disputer sur ces évaluations.

Un plus haut degré de réflexion fait voir dans les sentiments non seulement une diversité et une mobilité bien plus grandes, des perspectives très variées, mais aussi l’importance pour le bonheur des complexes de sentiments et des humeurs, et notamment des rapports hiérarchiques moraux et esthétiques entre eux. Il n’est pas question de nier l’importance des plaisirs et des peines particulières, comme ceux qui sont liés à la gourmandise, au plaisir de bouger, à la sociabilité, à la solitude, au confort, au repos, à la turbulence, à la crainte, à la colère, etc. Mais la composition des sentiments est une étrange chimie dans laquelle les sentiments composés acquièrent des qualités parfois très différentes de celles des composants, voire opposées à elles. Comme en musique, où de pures notes, agréables en elles-mêmes, peuvent se composer dans un accord harmonieux ou dissonant, puis ces accords à leur tour produire par une suite d’accords harmonieux un effet fade et ennuyeux, et par une suite d’accords dissonants au contraire une impression de particulière beauté, les sentiments peuvent voir leur sens inversé selon les compositions dans lesquelles ils entrent, et réciproquement celles-ci par modification parfois minime de leurs composants. La peur, envahissant l’esprit, entraînera la lâcheté, tandis que se mélangeant avec un fort sentiment de fierté, par exemple, elle produira le courage. Mais je ne fais ici que rendre attentif à un phénomène, sans prétendre donner de recettes, puisque les moindres circonstances peuvent jouer un rôle décisif et renverser le résultat. L’approche de l’effet juste est pour cette raison celle du pressentiment, dans laquelle le sentiment se projette et le sent d’avance, ou du moins tente de le sentir.

La complexité de ces compositions sentimentales se complique encore du fait de la hiérarchie des sentiments selon le degré de leur évaluation par rapport aux autres. Je suis en colère, et des réflexions sur les raisons de ma colère me calment. D’autres sentiments présentent son objet différemment et le transforment de telle manière que ma colère devient en partie sans objet. Ou bien, au milieu de ma colère, ma fierté m’en représente l’image ridicule, et la fait tomber — ou l’exaspère, selon le rapport de force. Dans le premier cas, la lutte est latérale, sur un même plan, et elle dépend essentiellement de l’objet en jeu. Dans le second cas, la lutte est verticale ; la colère étant un sentiment immédiat et la fierté un sentiment moral dans cet exemple, celle-ci est moins dépendante de l’objet de la colère, agissant davantage sur la colère elle-même (quoique, bien entendu, cette colère ne soit pas abstraite de son objet). On peut aussi imaginer que la fierté ici provoque une colère morale contre la colère immédiate. Ou au contraire, il se peut que le sentiment du ridicule s’accompagne d’une joie de la comédie, qui ne condamne plus du tout de la même façon la colère immédiate. Bref, le jeu des sentiments et de leurs retournements dans ces compositions intégrant les sentiments des niveaux moraux et esthétiques supérieurs, peuvent opérer les retournements les plus divers, et placer la raison abstraite tentant de les démêler face aux pires contradictions et paradoxes.

Pour nous, c’est dans ce domaine étrange que nous fait entrer notre projet d’éducation philosophique des sentiments, avec la lumière du pressentiment dominant les calculs de la raison.


Gilbert Boss


 

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