LA DIMENSION DE LA PROFONDEUR DANS L'ÉCRITURE SUR ORDINATEUR
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Aujourd’hui, presque tout le monde écrit sur
ordinateur. Utilisé comme une sorte de machine à écrire
perfectionnée, l’outil de traitement de texte joue le même rôle de
permettre la mise au point du manuscrit avant l’impression. On peut
discuter des avantages et des inconvénients de ce nouvel instrument d’écriture,
car il est certain qu’il a une influence sur la manière d’écrire.
Mais ce n’est pas cette question qui nous intéresse, et nous
entendons l’écriture sur ordinateur dans un sens plus fort que celui
de l’utilisation de l’ordinateur pour accomplir la fonction
traditionnelle de l’écriture destinée à l’impression sur papier.
Car dans son rôle de machine à écrire perfectionnée, l’ordinateur
n’est jamais qu’un instrument pour écrire comme jadis sur papier,
comme on le voit bien par le fait que les logiciels destinés à
faciliter cette écriture sont orientés vers l’impression ultime du
texte et s’efforcent de nous représenter déjà sur l’écran la
page qui sera l’aboutissement de notre opération d’écriture. Ici,
c’est donc bien encore d’une écriture sur papier qu’il s’agit,
dans laquelle l’ordinateur sert seulement d’intermédiaire pour s’effacer,
une fois sa tâche accomplie, le texte étant finalement imprimé sur
papier.
La situation change lorsque l’écrit élaboré sur
ordinateur n’est plus destiné à cette impression sur papier, mais à
une lecture directe sur ordinateur, et c’est alors qu’il y a
véritablement, dans le sens où nous prenons ici l’expression, une
écriture sur ordinateur.
C’est le cas par exemple quand des textes sont
destinés à être publiés sur Internet et à y être lus. Mais ici
encore, l’ordinateur et Internet sont souvent de simples instruments
servant en réalité à l’écriture sur papier. De nombreux textes mis
à disposition sur Internet ne sont pas tant destinés à être lus sur
l’écran qu’à être imprimés individuellement par ceux qui
désireront les lire. Tel est le cas évidemment des nombreux textes
disponibles dans des formats où la mise en page répond aux exigences
de l’impression et non d’une lecture à l’écran. Internet sert
alors de nouvel instrument dans l’écriture sur papier, non plus pour
l’écriture proprement dite, mais pour l’archivage et la diffusion
de sortes de manuscrits prêts à être imprimés au besoin. Car, même
si le lecteur peut, s’il le veut, lire ces textes sur son écran,
celui-ci ne lui sert alors que d’un substitut imparfait pour le
papier, qui en est la vraie destination et la référence à partir de
laquelle se comprend la représentation sur écran.
Et même lorsque les textes publiés sur Internet
renoncent à la division en pages et ne présentent pas un format propre
à l’impression sur papier, ils restent néanmoins souvent des sortes
de brouillons de textes destinés à l’impression, qu’ils soient
déjà imprimés ailleurs dans des livres ou des revues, ou qu’ils
attendent en réalité ou en principe la possibilité de telles
publications. Ce par quoi ils diffèrent en effet du texte imprimé
apparaît comme des manques par rapport à celui-ci, plutôt que comme
des caractéristiques propres qui lui seraient étrangères. Ainsi, la
mise en page peut être absente de ces textes, mais elle se présente
alors comme une perfection qui pourra encore y être ajoutée, et sans
que rien ne vienne s’y substituer et doive manquer une fois que le
texte aura pris la forme d’un imprimé sur papier. Certes, dans la
mesure où rien n’interdit non plus de considérer de tels textes
comme ayant trouvé leur forme définitive sur Internet et ne requérant
pas l’impression sur papier, on peut bien les considérer comme
relevant d’une écriture sur ordinateur en un sens large, c’est-à-dire
au sens où l’imprimé, d’une manière générale, est
représentable sur l’ordinateur et peut y être adapté pour y prendre
une forme un peu différente, quoique sans distinction formelle
essentielle.
Mais ce que nous considérons plus précisément
comme écriture sur ordinateur proprement dite, c’est celle qui
aboutit à des textes n’ayant plus sur papier d’équivalent
véritable, voire possible, ou dont la transposition sur papier ne
pourrait s’effectuer qu’au prix de la perte d’éléments
essentiels présents sur ordinateur.
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Dans l’état actuel de la technique, il est
certainement plus agréable de lire la version imprimée d’un texte
plutôt que sa version numérique à l’écran. Et il n’est donc pas
étonnant que, de ce point de vue, nous jugions la première supérieure
à la seconde. Est-ce la raison pour laquelle on attribue généralement
une plus grande valeur à l’imprimé qu’à l’écrit sur
ordinateur ? Il est peu vraisemblable que cette raison suffise à
justifier le sentiment vif très répandu que les écrits les plus
profonds se trouvent dans les livres, tandis que ne reste sur
ordinateur, et notamment sur Internet, que ce qui est relativement
superficiel, si l’on tient compte du fait que les nombreuses grandes
œuvres qui s’y trouvent numérisées attendent d’être
réimprimées d’abord sur papier pour être lues. Tout le monde
accorde en effet qu’Internet peut être une source importante d’informations,
et ceux qui l’ont parcouru reconnaissent sa valeur sur ce plan, quoiqu’on
se fie souvent moins aux informations trouvées là qu’à celles d’une
encyclopédie, par exemple, les autorités ne s’étant pas encore
fermement établies sur Internet comme dans le monde de l’imprimé.
Quoi qu’il en soit, une fois qu’un système de garanties aura été
instauré sur Internet, on ne voit pas qu’il y ait lieu de le juger
inférieur aux imprimés dans cette fonction d’information. Bien au
contraire, les outils informatiques y rendent la quantité d’informations
accessible bien plus grande, et la recherche plus rapide et efficace.
En revanche, lorsqu’il s’agit de la pensée, de
la réflexion, de l’expression littéraire, le sentiment de l’opposition
entre la profondeur du livre et la superficialité des médias
électroniques et d’Internet paraît dominer.
Pour une part, ce sentiment vient de l’attachement
à une déjà longue tradition du livre, dans laquelle l’essentiel de
la culture passait par les livres, de sorte que le livre lui-même
semble encore le véhicule indispensable de la culture. C’est ainsi qu’on
voit aujourd’hui un affairement inquiet autour du phénomène de la
lecture, avec de nombreuses enquêtes sur les habitudes de lecture des
gens, dans lesquelles on veut voir des indices sûrs de leur degré de
culture, comme s’il allait de soi que la lecture était une activité
bonne en soi, surtout lorsqu’il s’agit de livres, de quelque nature
qu’ils soient. Or l’équation entre la lecture et la pensée est
fort imparfaite, et l’on sait que beaucoup lisent pour ne pas penser,
comme d’autres regardent la télévision dans le même but.
Toutefois, indépendamment de ces habitudes
traditionnelles de lier le livre à la culture, n’y aurait-il pas des
raisons plus sérieuses d’attribuer à la lecture des livres une
profondeur qu’on ne retrouve pas dans les modes de lecture présents
chez ceux qui utilisent Internet ? Les métaphores servant à
désigner ces types de lecture sont déjà parlantes. Alors qu’on se
plonge dans la lecture d’un livre, on navigue sur Internet, ou bien on
surfe. L’image représente le lecteur comme s’enfonçant dans le
livre, plongeant sous la surface, pénétrant dans la profondeur, tandis
qu’elle décrit au contraire l’explorateur d’Internet comme
glissant toujours sur la surface. Bref, selon ces expressions, la
lecture du livre est une activité profonde, une descente dans la
profondeur, tandis que l’exploration d’Internet demeure
superficielle puisqu’on s’y maintient exclusivement à la surface.
Ce parcours superficiel d’Internet peut avoir lieu de proche en
proche, en suivant les vagues comme elles se présentent, sans autre but
que de se tenir dessus et de continuer à en suivre le mouvement, ou
bien il peut prendre la forme d’une véritable navigation, par
laquelle nous cherchons à nous repérer sur cette surface et à nous
diriger dans une direction prévue. Dans tous les cas, dans cette
navigation ou cet exercice de glissade, seule la superficie nous
intéresse, et ce qui se trouverait éventuellement dessous n’est pas
pertinent pour notre activité, car même, si nous en venions à
plonger, ce serait alors le naufrage, c’est-à-dire la fin malheureuse
de notre parcours, l’accident qu’il s’agit donc d’éviter.
A vrai dire, l’opposition entre les deux types de
lecture ne correspond pas toujours à la distinction entre la lecture du
livre et la lecture sur Internet, mais elle peut se trouver déjà entre
plusieurs façons de lire l’imprimé lui-même. Car ne dit-on pas
aussi qu’on parcourt un livre ? Et dans ce cas, ne veut-on pas
signifier justement qu’on ne s’y plonge pas, qu’on n’entre pas
dans sa dimension de profondeur, mais qu’on en parcourt justement la
seule surface, une activité qui se rapproche au moins des formes de
parcours d’Internet. Plus encore, on peut survoler un livre, alors qu’on
ne survole guère Internet. Et dans un tel survol, on ne suit plus même
la surface, mais on la parcourt sans la toucher, d’au-dessus, à vol d’oiseau,
plus vite encore qu’en surfant ou naviguant. Le livre semble donc
inviter à se lancer dans une dimension verticale, de profondeur ou de
hauteur, là où Internet tendrait à limiter le mouvement à sa seule
surface.
Mais ces métaphores, qui confirment l’idée que la
profondeur est dans notre esprit liée au livre, et la superficialité
à l’ordinateur ou du moins à Internet, sont-elles arbitraires,
dérivées de la seule réaction de notre tradition du livre à un
nouveau média qui ne s’est pas encore implanté et que nous sommes
portés à percevoir comme superficiel parce qu’il n’a justement pas
encore, comme le livre, de profondes racines dans notre
culture ?
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Évidemment, nous savons que le livre se prête aussi
à une lecture superficielle, et qu’on peut donc non seulement en
parcourir la surface, mais s’y limiter aussi, même si ce n’est pas
la façon la plus appropriée de lire. Il y a donc une surface de l’imprimé,
comme il y en a une autre des écrits sur ordinateur, et on peut glisser
sur ces deux surfaces, quoique apparemment de manière différente.
Si l’on peut suivre aussi la surface d’un
imprimé, c’est parce que l’écrit s’y présente comme une sorte
de fil étalé en lacets relativement réguliers sur les pages. Or lire
consiste à suivre ce fil, et c’est ainsi qu’on se trouve conduit à
parcourir systématiquement la surface des pages à sa suite. Dans ces
conditions, la lecture de l’imprimé est donc bien aussi un certain
parcours de surface, et l’on ne voit pas où viendrait s’insérer
dans la superficie de la page la dimension de la profondeur.
En revanche, la manière dont cette surface est
structurée par les lacets réguliers du fil du texte permet de
comprendre la possibilité de passer à la perspective surplombante que
suppose le survol. Car il s’agit alors de ne plus suivre strictement
le fil, mais de profiter de la régularité de son trajet sur la surface
pour prendre des raccourcis, en sautant et en constituant ainsi une
sorte de point de vue surplombant d’où il devient possible de se
faire une idée générale de son allure, sans s’astreindre au détail
de son trajet. Cette possibilité vient donc du fait que la progression
du fil du texte est systématique dans le livre, avançant en principe
de manière ordonnée dans un seul sens, sans bifurcations, du début à
la fin, de sorte que la disposition régulière sur la page permet cette
forme de progression par sauts.
Par opposition, on voit aussitôt pourquoi l’idée
de survoler Internet n’a guère de sens, vu qu’au lieu d’être
structurée par le déroulement d’un unique fil, elle se déploie en
tous sens, à travers des bifurcations incessantes, sans début ni fin..
Il y a bien des fils, sans doute, mais relativement courts, et se
connectant de tous côtés à d’autres. Pour cette raison, il semble
qu’on soit astreint à s’en tenir au strict parcours de la surface,
puisque celle-ci, au lieu de se structurer par le déroulement d’un
seul fil, se déploie au contraire en réseau, de telle sorte que, par
rapport à l’ensemble de ce réseau, on se trouve toujours au centre,
les notions de début et de fin n’ayant plus de sens que relativement
au parcours subjectif du navigateur.
Même les instruments de recherche, qui paraissent
offrir une possibilité de prendre des raccourcis importants, n’autorisent
pas en réalité le survol. Car ils servent à trouver des informations
plus ou moins précises, et non à se faire l’idée grossière d’un
sens. Qu’on pense à cet égard à la fonction différente dans le
livre de la table des matières et des index. L’une facilite le survol
et le prépare en nous donnant une vue rapide de l’organisation du
texte à travers ses principales articulations, tandis que l’autre
brise au contraire son organisation pour nous amener aussitôt à
quelques informations qu’on peut espérer glaner, au mieux,
indépendamment du sens global de l’œuvre. Or, tandis que les index
sont à bien des égards avantageusement remplacés par les moteurs de
recherche, en revanche, malgré l’existence de ce qu’on nomme les
portails, il n’y a pas de véritable table des matières sur Internet,
sinon dans des textes particuliers reproduisant plutôt la forme du
livre.
S’il est facile de voir comment, par sa structure,
l’imprimé autorise le survol et ouvre pour ainsi dire au-dessus de
lui un espace d’où on peut le considérer, la manière dont se
constitue la dimension de la profondeur semble en revanche plus
mystérieuse. La structure du livre, organisant sa surface sous la forme
d’un empilement de pages nous incite à une première hypothèse,
puisque par là, le livre acquiert une certaine épaisseur, qui n’est
pas contingente, dans la mesure où elle indique la dimension de la
surface totale des pages, et par conséquent la longueur du texte. Or,
pour lire, nous ouvrons le livre, et pénétrons dans son épaisseur, et
nous nous y enfonçons à mesure que nous progressons. N’est-ce pas
déjà une manière de pénétrer sa profondeur, de nous y
plonger ? Il est vrai qu’à chaque moment nous nous trouvons à
la surface d’une nouvelle page, et qu’en ce sens, nous ne nous
enfonçons pas. Mais pourtant, par rapport à la première surface,
celle de la couverture et du titre, nous avons bien pénétré dans le
livre, dans sa profondeur en un sens.
C’est ce qui n’arrive pas à l’écran, qui nous
présente toujours la même surface matérielle aux divers moments,
même lorsque nous progressons dans une lecture continue.
Matériellement, donc, nous n’avons pas face à l’écran le même
sentiment de pénétrer sous la surface première, même si c’est pour
y découvrir d’autres surfaces encore. Tandis que nous tournons les
pages d’un livre et passons de l’une à l’autre, chacune
présentant la partie du texte qui y est inscrite et qui lui est liée
à elle seule, de sorte qu’il faut bien accéder à de nouvelles pages
pour accéder au texte correspondant, au contraire, à l’écran, ce
sont les diverses parties du texte elles-mêmes qui viennent occuper
toujours la même surface, où, quand celui-ci a l’aspect d’un
discours relativement continu, c’est lui qui défile sur le plan
immuable de l’écran. On comprend donc qu’on puisse se plonger,
presque littéralement, dans le livre, mais non dans l’écran d’un
ordinateur.
Cependant, bien que la configuration matérielle du
livre puisse être propice au sentiment que la lecture peut nous y
plonger, ce sentiment ne se réduit pas à l’impression d’avoir
pénétré dans le livre en l’ouvrant et en y avançant en empilant
les pages à gauche, comme si elles s’accumulaient au-dessus de celles
qui restent à lire. Il faut aussi que la lecture nous absorbe, que nous
entrions vraiment dans le texte et nous y laissions prendre. C’est
alors que nous pouvons avoir l’impression qu’il est devenu un milieu
propre de vie, qui a son volume distinct de l’espace réel qui nous
entoure, et dans lequel nous sommes entrés au point qu’il constitue
alors notre espace vécu et nous abstrait par là de l’espace réel.
Or ne peut-on être absorbé également dans son exploration d’Internet ?
Sans doute, et on peut même se trouver fasciné par son écran et ce
qui s’y dessine au point d’en oublier aussi la réalité
extérieure. Mais ici encore, n’y a-t-il pas une nuance ? Alors
qu’on peut être absorbé par la lecture d’un livre, n’est-on pas
justement plutôt fasciné par l’écran ? Dans les deux cas, on
en vient à oublier le monde extérieur, mais si dans l’un on
pénètre un volume, n’avons-nous pas le sentiment que, dans l’autre,
on se déplace sur une surface, sur laquelle la profondeur n’apparaît
pour constituer un espace imaginaire que comme sur un miroir ?
En effet, la profondeur exige un volume, et non
seulement une surface. Et par conséquent, ce qui est profond a
également un poids, comme l’eau, alors que les pures surfaces ne
pèsent pas. De plus, ce poids doit se sentir proportionnellement à la
profondeur atteinte. Or, si l’écran a un poids, c’est un poids qui
ne dépend aucunement de ce qui y apparaît, et qui ne nous concerne pas
en principe, parce qu’il se tient seul et se présente pour nous comme
sans poids. Au contraire, les livres, nous les manipulons, et ils
pèsent d’autant plus que leur volume est plus grand, c’est-à-dire
d’autant plus que le texte est, en principe du moins, plus long. Et l’on
sait comment, à mesure que nous tournons les pages, ce poids se
déplace d’un côté à l’autre, nous laissant sentir notre
progression. Ce phénomène paraît avoir fort peu de lien avec la
profondeur dont nous parlons à propos des textes eux-mêmes. Et
pourtant, la lecture qui suit le fil du discours ne se limite pas à le
suivre, comme si seul nous concernait le segment qui apparaît chaque
fois devant nous, tandis que le fil déjà parcouru se perdait aussitôt
dans le néant. Pour lire vraiment, il ne faut justement pas laisser se
perdre le fil déjà parcouru, mais il faut le recueillir et le porter
avec soi pour continuer à le suivre. Bref, en quelque sorte, ce fil
régulièrement étalé sur les pages, on ne le suit pas juste pour en
connaître le trajet, mais également pour le récolter, le rouler en un
peloton grossissant à mesure qu’on avance, et devenant par
conséquent de plus en plus lourd à mesure que les pages s’accumulent
du côté gauche, qui représentent justement la partie déjà
moissonnée. Le fait qu’il faut avoir présent à l’esprit ce qui
est déjà lu pour pouvoir comprendre la suite nous place donc bien dans
cette situation d’une plongée où le poids de l’élément liquide
augmente progressivement au-dessus de nous, même si c’est
naturellement tout le ballot qui s’enfonce sous la première surface
où il a commencé de se former.
A l’inverse, quand nous nous déplaçons sur
Internet, glissant d’un côté et de l’autre, bifurquant sans cesse,
ne suivant que des fils rapidement rompus, nous n’avons pas à
recueillir un tel peloton, tout juste éventuellement à glaner ici et
là des brins éparts, qu’on peut consommer sur le champ ou laisser
quelque part sans s’en charger pour poursuivre toujours aussi léger
à chaque embranchement. Et si l’on se lance dans la poursuite d’un
long fil discursif, entreprenant la lecture d’un de ces textes qui
conviendraient aux livres, alors le défilement sur l’écran, qui
laisse physiquement disparaître toute la partie lue et ne nous laisse
pas encore percevoir celle qui suit, semble vouloir contredire l’effort
que nous faisons pour le recueillir et lui donner une consistance et un
volume. Comme le recueil du fil lu au fur et à mesure de la lecture est
essentiellement une activité intellectuelle, il est certes possible de
réussir à lire en dépit de cette sorte de résistance, mais celle-ci
nous fournit une raison supplémentaire de notre tendance à lire ce
genre de texte sous la forme d’imprimés plutôt qu’à l’écran,
et c’est un motif qui ne devrait pas disparaître avec le
perfectionnement des écrans.
Certes, le livre ne contraint pas à la véritable
lecture, nous avons vu au contraire qu’il ne peut bien sûr empêcher
la lecture superficielle, dont on voit qu’elle consiste justement, du
moins en partie, dans cette absence de recueil du fil du discours, ou
dans le fait qu’on n’en retienne que des bribes, de telle façon que
le parcours du fil s’opère simplement en surface.
Si la lecture sur écran contrarie la plongée, c’est
également par un autre trait que la disparition sensible du texte à
mesure de son défilement nous affecte. Nous avons déjà remarqué que,
tandis que dans le livre, le lien entre les pages matérielles et le
texte qui s’y trouve imprimé est fixe, immuable, au contraire le
même écran forme le lieu unique sur lequel viennent se présenter tour
à tour tous les contenus, tous les textes disponibles, sans jamais s’y
imprimer. Pour désigner cette différence, on pourra dire que le lien
du texte à la page de papier est statique, tandis que son lien à l’écran
est dynamique. Or ces deux modes de relation entre le texte et son
support influencent très différemment la lecture.
A cause de sa stabilité, le livre permet d’un
côté le passage extrêmement rapide du survol, mais il appelle
également à un ralentissement du rythme de la lecture, correspondant
à sa propre immobilité et à la sorte de durée indéfinie que
représente l’imprimé, qui demeure tel quel, matériellement présent
à tout moment. Parce que l’imprimé reste là, sans disparaître pour
faire place à autre chose, disponible aussi longtemps que nous le
voulons, sans effort, il invite également l’œil à se reposer aussi
bien qu’à progresser, à relire comme à lire, c’est-à-dire, à
glisser sur la surface, mais aussi à s’arrêter et à méditer. Or c’est
cette activité de l’esprit qui, au lieu de poursuivre toujours sa
course en regardant vers l’avant, se retourne sur son trajet, le
reprend, et en repassant sur ses traces, les approfondit, provoquant la
plongée par laquelle nous atteignons la profondeur, qui est toujours à
la fois celle du texte lui-même et celle de la réflexion par laquelle
il se recueille en nous.
En revanche, non seulement sur Internet la
multiplicité des bifurcations nous maintient en halène dans une
activité trépidante de sélection, et nous porte donc à un rythme
rapide de décisions ininterrompues, tournées toujours vers l’avenir,
vers la suite du parcours à effectuer et à déterminer, contraire au
calme de la méditation, mais l’écran lui-même est le lieu de
modifications perpétuelles à mesure que les textes y défilent, il est
le lieu de modifications incessantes des textes eux-mêmes, qui s’y
déplacent, y changent de couleur, appellent à des interventions du
lecteur, et se modifient d’eux-mêmes de toute manière, prêts
toujours à disparaître pour faire place à d’autres contenus, de
telle sorte que, à cause de l’aspect dynamique qui le caractérise, l’écran
nous suggère à tout moment le mouvement et le caractère provisoire de
tout arrêt, incitant l’esprit du lecteur à envisager sans cesse de
nouvelles modifications et à s’y projeter. Cet effet est d’autant
plus fort qu’il est difficile de conserver longtemps un même contenu
sur l’écran, étant donné qu’il sert à afficher d’autres choses
qui s’y substituent lorsque nous voulons les voir, et qu’il n’est
pas aussi facile non plus que dans le livre, laissé ouvert par exemple,
de revenir au même endroit après l’avoir quitté. Bref, l’arrêt,
le retour de la méditation sont défavorisés, et du même coup l’accès
à la dimension de la profondeur est rendu plus difficile à celui qui
lit sur l’écran, alors que simultanément l’invitation à glisser
sans cesse plus loin sur la surface est très séduisante.
Il semble donc que ce ne soit pas sans raison que
nous attribuions au livre la profondeur, et à l’ordinateur un
caractère plus superficiel, peu favorable à la méditation et à la
véritable lecture.
4
Avouons pourtant que les arguments que nous avons
avancés jusqu’ici pour justifier le sentiment commun que le livre est
plus profond que l’ordinateur sont eux-mêmes encore un peu
superficiels. Or qu’entend-on justement lorsqu’on juge superficiels
une œuvre, un discours ou une pensée ? On dit qu’on s’en
tient à la surface, qu’on y reste, ce qui suppose que, dans le sens
qui nous intéresse, la surface est d’abord ce qui se présente à
nous sans difficultés, ce qui nous est accessible de manière directe.
Mais encore, cet accès direct doit se comprendre en un sens
particulier, car la surface même peut être fort étendue et requérir
des explorations pour nous y laisser trouver ce que nous cherchons, sans
pour autant que la nécessité de cette exploration lui retire son
caractère superficiel. Autrement dit, tout ne nous est pas
immédiatement accessible sur la surface, mais en revanche dès que nous
y percevons quelque chose, il se livre à nous directement, sans
difficulté de compréhension. C’est pourquoi on peut s’en tenir à
la surface tout en travaillant beaucoup à l’explorer. Au contraire,
ce qui est profond ne se livre pas à la simple vue, mais requiert des
efforts spécifiques pour être compris. Et nous savons déjà que ce
qui les caractérise, c’est une certaine activité de la pensée, une
forme de méditation et de réflexion qui ne se satisfait pas de ce que
donne la simple perception immédiate.
Nous avons vu que la véritable lecture, celle qui
convient aux œuvres profondes et qui nous permet de nous plonger réellement
dans leur matière, recueille sans cesse ce qui a déjà été lu pour
le faire intervenir dans la compréhension de ce qui est lu. Par là, le
texte apparaît sous un aspect différent de celui qu’il présente à
première vue. Il acquiert un contexte qui en modifie le sens. Or ces
nouveaux sens se produisent dans le mouvement de réflexion ou de
méditation qui tisse ce nouveau contexte, à la fois à partir du reste
du texte et de l’ensemble des idées disponibles dans l’expérience
du lecteur. Et plus l’enrichissement du contexte fait naître de
nouveaux sens qui ne pouvaient pas être perçus à une lecture
superficielle du texte, plus nous avons le sentiment de pénétrer dans
sa profondeur. Et ce sentiment vient de la distance toujours plus grande
que nous percevons entre la surface, ou le sens superficiel qui se
donnait dès le premier abord, et les nouveaux sens acquis grâce à
cette reprise et condensation par la pensée du texte et de ses
contextes, à mesure que ce qui apparaissait à la surface nous
apparaît plus éloigné, plus inconsistant ou plus pauvre que ce que
nous comprenons actuellement.
Toute lecture commence donc par parcourir la surface,
par glisser le long des signes, pour en saisir ce qui se donne
superficiellement, puisque c’est ce que nous en percevons d’abord,
ce qui en eux appartient à notre monde familier, c’est-à-dire à ce
qui se donne aussitôt à nous. Et tant que ce sens immédiat nous
semble satisfaisant, nous ne sommes guère incités à le remettre en
question, à nous y arrêter pour y chercher quelque profondeur cachée.
C’est quand quelque chose dérange cette compréhension immédiate, y
résiste, ne fait pas sens tout en semblant promettre un sens, que nous
pouvons désirer nous arrêter, reprendre le parcours autrement, tourner
autour de l’obstacle, chercher à l’intégrer à notre univers. En
quelque sorte, ces freins qui paraissent s’opposer intentionnellement
à notre glissade pour modifier notre mouvement, sont comme des signes
de la profondeur. Et quand nous les rencontrons, notre regard se trouve
invité à changer de direction, et notre mouvement, de nature.
Quant à ces signes de la profondeur, s’ils en sont
bien des indices, ils n’en garantissent pas la présence. Ils peuvent
également être trompeurs ou illusoires. Par exemple, notre lecture se
trouve souvent arrêtée ou ralentie par des maladresses, des erreurs de
toute sorte, des incohérences qui ne cachent rien d’autre, mais qui
pour un instant nous arrêtent et nous incitent en vain à chercher un
sens qui les expliquerait. Dans d’autres cas, le texte utilise
intentionnellement de tels signes pour inciter le lecteur à chercher
une profondeur illusoire, et à en avoir au moins le sentiment s’il ne
la découvre pas réellement. Et il arrive ainsi qu’avec l’expérience,
nous repérions immédiatement un certain nombre de ces signes
illusoires, dont le sens nous devient familier comme simples signes
vides de profondeur. C’est ainsi que nous lisons les clichés,
poétiques ou autres, comme de tels signes illusoires de profondeur,
sans plus nous y arrêter une fois qu’ils sont assimilés à ce qui se
présente comme n’ayant d’autre sens que superficiel, si bien qu’ils
peuvent se renverser et se transformer plutôt alors en signes de
superficialité. C’est d’ailleurs justement parce que les clichés
sont comme des signes officiels de profondeur qu’ils ne peuvent être
qu’illusoires, puisqu’une profondeur communément reconnue n’est
par là qu’un élément de la surface, si bien que de tels signes en
viennent à signifier le contraire de ce qu’ils prétendent, et nous
avertissent en fait que la seule profondeur qu’ils signifient, ce sont
les mirages superficiels de la profondeur.
Et de même, certains signes de profondeur, qui se
sont révélés pour nous de bons indices à un moment, deviennent
ensuite les signes directs de ce qu’ils nous ont déjà permis de
découvrir, de sorte que, devenus lisibles immédiatement, ils font
désormais partie de la couche superficielle. C’est pourquoi ce qui
est profond pour les uns ne paraît pas tel pour d’autres, non
seulement lorsque ceux-ci ne sont pas capables de l’activité de
pensée qui leur permettrait de découvrir les sens cachés, mais
également lorsqu’ils ont déjà effectué cette opération qui leur
est devenue familière au point qu’elle ne leur réclame plus d’attention.
Si la profondeur ne se confond pas avec ce qui la
signale, il est toutefois important qu’elle puisse s’annoncer à la
surface où nous nous tenons, pour que nous puissions la soupçonner et
la rechercher dans les discours qui y prétendent. Et par suite, la
dimension de la profondeur exige en pratique dans un texte à la fois
les moyens de la produire et de la signifier. Et il nous faut donc voir
si l’écriture sur ordinateur dispose de ces deux types de moyens.
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Si nous ne nous sommes pas trompés dans notre
diagnostic selon lequel l’ordinateur, vu surtout à travers les
réseaux qu’il forme grâce à Internet, favorise fortement l’exploration
de la surface, au détriment de la profondeur, il faut donc qu’il
dispose de moyens particulièrement efficaces pour détourner de ce
mouvement de glissade afin d’inviter le lecteur à changer d’attitude
et à se tourner vers la dimension de la profondeur qu’il pourrait
éventuellement produire. Or le rythme, la vitesse de croisière
relativement élevée de la navigation, la disposition à scruter sans
cesse les possibilités qui se présentent devant soi et à choisir vite
son chemin sur la surface, l’instabilité matérielle de la
représentation sur écran, la mobilité de la représentation dynamique
exigent des freins très efficaces pour ralentir ce rythme de lecture,
pour arrêter le regard sur un objet et déclencher l’intérêt pour
les sens cachés qu’il peut promettre à l’enquête réflexive.
Le livre aussi a du reste également besoin de ce
genre de freins pour empêcher la vitesse extrême du survol et toutes
les formes de lecture rapide ou automatique qui suivent le fil du texte
de manière continue, dans un mouvement tendu vers la fin. Nous avons vu
qu’il n’existe pas de signes assurés de la profondeur, et encore
moins de signes officiellement reconnus, puisqu’ils deviennent du
simple fait de leur valeur commune des signes de superficialité et de
présence de la fausse profondeur du cliché. Il y a néanmoins certains
dispositifs généraux qui structurent de tels signes. Ainsi, la
présence de paradoxes est une forme de signe caractéristique de la
profondeur dans le discours philosophique. En effet, placé face au
paradoxe, le mouvement de la compréhension immédiate est arrêté,
puisque le paradoxe contredit les opinions admises et place la pensée
face à une contradiction. Arrivé à un paradoxe, le lecteur doit donc
décider ou bien de le rejeter comme une erreur simplement, ou bien de
tenter de le saisir autrement qu’il n’apparaît immédiatement. Et s’il
choisit la seconde solution, alors le mouvement de la pensée qui
analyse le texte au lieu de se laisser porter par lui, et qui tente de
le reconstruire autrement en modifiant les contextes qui pourraient lui
donner un sens, se trouve enclenché, avec la plongée vers la
profondeur ou du moins sa possibilité.
Or le paradoxe est d’autant plus efficace dans sa
fonction qu’il apparaît dans un discours plus cohérent. Car, dans un
discours inconsistant, où les absurdités sont nombreuses, où la
prétention au sens est faible, il est naturel de rejeter aussitôt
comme des absurdités supplémentaires les contradictions savamment
construites du paradoxe. C’est pourquoi le livre, dans la mesure où
il développe de longs fils de discours dont le lecteur peut apprécier
la cohérence, se trouve en situation de donner au paradoxe sa
véritable efficacité, le lecteur cherchant déjà à rassembler les
éléments du discours qu’il parcourt et se trouvant plus prêt à s’arrêter
à la moindre bizarrerie superficielle pour chercher à l’intégrer à
la cohérence qu’il a déjà reconnue et qu’il s’attend à voir s’étendre
à l’ensemble du discours. Il est certain qu’en revanche le parcours
plus aléatoire d’Internet ne prête pas au paradoxe ce contexte de
lecture favorable à sa reconnaissance. Il faut donc que le procédé
devienne plus frappant, à la fois par l’augmentation de la
prétention à la vérité et par la radicalité de la négation de la
logique superficielle qui devrait permettre sinon de glisser par-dessus.
La difficulté est certes importante, mais non pas insurmontable en
principe. Il est possible par exemple de créer la perplexité en jouant
sur la manière même dont le parcours s’effectue, comme en
introduisant des chemins qui n’ont pas de sens évident dans l’expérience
habituelle du surfeur, bien qu’ils laissent soupçonner un autre sens,
en introduisant par exemple un autre jeu dans l’usage des liens
hypertextuels.
6
L’essentiel est bien sûr de pouvoir creuser la
profondeur elle-même dans les textes sur ordinateur, indépendamment du
fait qu’il soit possible ou non de la signaler efficacement, même si
une profondeur qui resterait imperceptible à tous manquerait peut-être
de sens, d’autant qu’elle réside moins dans le texte lui-même que
dans l’effet qu’il produit sur la pensée.
Nous avons vu comment le livre paraissait avoir un
avantage matériel déjà sur l’ordinateur, dans la mesure où l’empilement
des pages les dispose dans un sens perpendiculaire par rapport à celui
de leur surface, c’est-à-dire dans le sens de l’épaisseur et de la
profondeur. Quoique cette disposition n’interdise pas assurément de
parcourir l’ensemble des pages comme si elles se suivaient sur une
seule surface, la progression dans l’épaisseur du livre donne au
moins le sentiment de pénétrer simultanément dans sa profondeur.
Certes, nous avons vu aussi que cette profondeur ne se confond pas avec
celle qui nous intéresse au premier chef, et qui est celle de la
pensée que suscite le texte. Mais précisément, il est utile déjà
que les conditions matérielles du livre soient favorables à la
conscience de cet aspect du texte, et qu’elle aide à mettre le
lecteur dans une disposition propre à le percevoir.
A cet égard, la manière naturelle de parcourir à l’écran
un texte équivalent à celui qu’on trouve généralement dans le
livre, c’est de le faire défiler dans le sens vertical, car la
division en pages n’a ici d’autre pertinence que de rappeler la
disposition du livre. Il est donc normal que, loin de retrouver son
effet originaire, l’imitation de cette disposition ne produise pas une
forte impression, restant purement extérieure et contingente ;
voire, comme la division en pages virtuelles sur l’écran ne vaut que
par référence au livre, elle suscite plutôt le sentiment de son
absence et du caractère non originaire, de simple copie, du texte
paraissant à l’écran. Or lorsqu’il s’agit de savoir si l’ordinateur
peut devenir un lieu autonome pour des textes capables de profondeur, il
est préférable de laisser de côté ces imitations de la structure du
livre lorsqu’elles n’ont plus de raison réelle sur l’ordinateur.
Il faut admettre par conséquent que le défilement continu du texte
comme tel ne suggère rien d’autre que le glissement d’une même
surface et chercher à atteindre la profondeur par d’autres moyens.
Parmi ceux-ci, tous ceux qui valent pour le livre,
mis à part ceux qui s’appuient sur sa structure matérielle, valent
également lors d’une lecture à l’écran. Il s’agit alors de
caractéristiques de la structure du texte lui-même, et celle-ci, en
tant qu’il s’agit d’un discours continu, ne subit aucune
modification lorsqu’il est représenté à l’écran. C’est
pourquoi, une fois acceptés les inconvénients de ce mode de lecture,
rien n’empêche de se plonger également dans sa lecture et d’en
pénétrer la profondeur, selon les mêmes mécanismes que nous avons
déjà décrits à propos du livre. Simplement, l’ordinateur n’apporte
toujours rien de nouveau sur ce plan.
En décrivant ce qui se passe lorsque nous naviguons
sur Internet, nous avons décrit un dispositif qui tend à nous
maintenir à la surface. Il s’agit des liens hypertextuels, qui sont
présents partout et nous incitent à passer rapidement d’un segment
textuel à un autre, plus ou moins relié associativement au premier,
mais rompant ou affaiblissant les liens contextuels. Il pourrait donc
sembler que c’est dans la mesure où l’on renonce à l’usage de
ces liens pour s’en tenir au développement continu du discours, comme
on le connaît dans le livre, qu’on peut espérer rejoindre la
profondeur. Et pourtant, si l’usage habituel des liens hypertextuels
produit effectivement l’effet de rupture contextuelle qu’on connaît
dans la navigation sur Internet, il n’est pas du tout nécessaire de s’en
tenir à cet usage, et il est même possible de leur faire jouer un
rôle tout contraire.
Il est vrai que ces liens opèrent une sorte de
rupture, dans la mesure où ils nous font passer d’un écran à un
autre, et non plus simplement glisser sur un grand écran virtuel comme
lorsque nous faisons défiler le même texte. D’un certain point de
vue, l’effet peut être comparé à celui qui se produit lorsque nous
tournons une page, avec cette différence pourtant qu’en tournant la
page, on ne rompt pas le fil du discours, mais on le suit, tandis que,
par le lien hypertextuel, on se trouve généralement renvoyé à un
autre texte qui ne continue pas simplement le fil du premier. Ou, s’il
le fait, c’est d’habitude en nouant les deux segments en quelque
sorte, comme c’est le cas, par exemple, si à un moment se présentent
deux trajets possibles pour continuer ce fil, et que nous devons en
choisir un, sachant qu’à partir du nœud où nous avons fait le
choix, un autre aurait été possible. La conscience de cette autre
suite que nous n’avons pas choisie introduit donc une sorte de
coupure, dans la mesure où nous savons justement que le fil du texte ne
se poursuit pas simplement dans le segment que nous lisons, mais qu’il
se poursuit aussi bien ailleurs, de telle sorte que nous tenons bien un
fil, mais non plus le fil tout court. Et lorsque la coupure est plus
marquée, alors, selon la force du lien, nous pouvons oublier l’écran
antérieur afin de recommencer pour ainsi dire la lecture à neuf, ou
bien au contraire conserver le contexte de l’écran antérieur et
chercher à y situer notre lecture actuelle. Dans le premier cas, nous
passons d’un écran à l’autre en surfant, et en ne laissant pour
ainsi dire pas de trace, en oubliant largement le trajet antérieur, et
en restant donc à la surface. Dans le second cas, c’est le contraire
qui se passe. Nous cherchons à rattacher le nouvel écran au
précédent, nous construisant un trajet plus vaste en tentant de
surmonter les moments de rupture, en cherchant à nouer les fils, et
pour cela nous devons justement tenir compte de la rupture afin de la
surmonter. Or dans cet effort, loin de considérer ce qui se présente
selon son apparence immédiate, nous tentons de le comprendre à partir
du contexte né de notre trajet antérieur, comme lorsque nous suivons
un discours continu, et nous provoquons ce décalage qui construit
justement la profondeur.
Lorsque notre lecture passe par des changements d’écrans
effectués grâce à des liens propres à nous inciter à renouer les
parties reliées, alors on voit combien l’effet est plus important que
le fait de progresser dans un livre en tournant les pages, puisque, à
chacun de ces changements d’écrans, le nœud reste à faire, le lien
exact demeurant problématique, et réclamant une intervention de la
réflexion que le discours continu peut bien exiger aussi, mais sans que
soit marqué ainsi dans son déroulement le lieu matériel, si l’on
peut dire, où cette exigence se fait valoir explicitement. Bref, ces
mêmes liens qui permettent de bifurquer à tout moment en naviguant sur
Internet, et qui nous maintiennent à la surface lorsqu’ils permettent
de passer sans cesse de certains contenus à d’autres qui se
saisissent dans la même immédiateté et donc dans la même relative
indépendance les uns par rapport aux autres, deviennent au contraire
des instruments puissants pour créer la profondeur lorsque le rapport
de ce qu’ils relient est calculé pour créer un décalage qui n’abolit
pas le sentiment d’une cohérence possible entre les divers écrans.
Sous son apparente platitude, l’écran peut donc
faire apparaître la profondeur par sa manière d’enchaîner des plans
reliés mais différents. Car s’il est vrai que la profondeur se
caractérise par une certaine distance par rapport à la surface, alors
la représentation à l’écran est un excellent moyen de la créer.
Lorsque je passe d’un écran à l’autre, le seul fait que j’aie
choisi telle possibilité plutôt que d’autres me fait éprouver cette
existence des possibilités abandonnées comme douées d’une forme de
présence en quelque sorte sous la surface de ce qui s’affiche
maintenant à l’écran. Et c’est d’ailleurs peut-être aussi un
autre sens de la métaphore de la navigation, puisque, si elle a bien
lieu à la surface, c’est en flottant sur un élément qui n’est pas
solide, mais dans lequel on peut toujours s’enfoncer et où on peut se
faire engloutir, si bien qu’en restant à la surface on ne perd jamais
tout à fait la conscience de cette profondeur qu’on déjoue. Pour
celui qui surfe, la profondeur apparaît comme les virtualités non
réalisées, alors que ce sont celles qui se réalisent qui constituent
la surface. Pour celui qui choisit un chemin parmi d’autres pour
continuer un fil cohérent, au contraire, la perspective se retourne
également, et son propre trajet lui apparaît comme contingent, comme l’une
de ces possibilités qui forment la profondeur, et dans laquelle on s’enfonce
en avançant de cette manière. Et le phénomène est encore accentué
quand le passage d’un écran à l’autre représente l’accès à
une nouvelle explication, qui modifie le sens de ce qui a déjà été
lu, et l’approfondit, de telle sorte que le nouvel écran ne vient pas
se placer au-dessus du précédent, mais au-dessous, donnant accès à
une plus grande profondeur.
Ainsi, généralement, le dynamisme de l’écriture
sur ordinateur peut être utilisé pour introduire ces décalages dans
un texte qui se présente comme cohérent et paraît exiger la
compréhension de cette cohérence, de telle manière qu’ils incitent
alors à l’activité de la réflexion par laquelle le texte est
repensé et acquiert sa profondeur.
7
Profond ou non, le texte se présente toujours sur
une surface, et sa profondeur ne peut donc pas consister dans une sorte
d’écriture qui passe matériellement sous la surface, même si nous
avons vu comment le livre pouvait produire en un certain sens un tel
effet par l’empilement des pages. C’est donc par un écart que doit
creuser le texte par rapport à la surface la plus superficielle que se
produit la profondeur.
Dans le discours continu, une façon de procéder
consiste à tordre le fil du discours de telle manière qu’il forme
une sorte de spirale descendant progressivement, en réenvisageant les
choses dans de nouvelles perspectives qui les enrichissent d’aspects
inédits, de sorte que leur compréhension s’accroît et se modifie à
mesure. Dans de tels discours, qui par leur forme peuvent correspondre
à celui que je prononce à présent, le premier tour de la matière
traitée la présente dans son apparence normale, superficielle, banale
ou accessible à tous sans effort particulier de réflexion. Les tours
suivants accumulent les décalages par rapport au premier et
introduisent des vues plus inhabituelles, qui ne sont accessibles que
progressivement en réexaminant de manière critique les vues
antérieures et en ajoutant par la pensée les déplacements effectués
pour en acquérir de nouvelles.
Ce procédé convient au discours continu, mais il a
l’inconvénient que, s’enfonçant régulièrement sous la première
surface, il peut paraître manquer de signes de profondeur nettement
marqués et évidemment perceptibles, ce qui peut par exemple inciter le
lecteur à constater simplement une étrangeté croissante, sans s’apercevoir
que le discours quitte peu à peu la surface et exige l’effort de
pensée nécessaire pour faire apparaître l’essentiel, dans la
dimension de la profondeur.
Pour cette raison, on peut préférer procéder
autrement, par des sauts, qui ne puissent passer inaperçus, et, plutôt
que de descendre continûment en spirale, étager des surfaces. Cette
méthode peut par exemple conduire à privilégier un exposé
systématique, différencié en sections distinctes qui représenteront
ces diverses surfaces, se supposant entre elles dans l’ordre où elles
se succèdent. Ainsi, on pourra définir certaines notions dans une
section, puis les utiliser dans la suivante, qui aboutira à de
nouvelles définitions, et ainsi de suite. L’inconvénient de cette
méthode réside dans le fait que la profondeur semble éventuellement
nous faire découvrir chaque fois de nouveaux objets, comme si en
plongeant dans la mer, on y découvrait toujours de nouveaux poissons en
fonction de la profondeur atteinte, plutôt qu’elle ne suppose une
véritable modification de ce qui était déjà perçu à la surface. Et
dans cette mesure on n’évite guère une compréhension relativement
superficielle de ce qui se présente en surface.
Pour casser cette routine de lecture, il conviendrait
de ne pas progresser continûment d’un plan à l’autre, mais d’obliger
à des passages plus fréquents, voire incessants de l’un à l’autre.
Ici, la forme du livre se prête moins facilement à cet exercice,
étant donné que, pour provoquer ce mouvement, il faut briser la forme
du discours continu et introduire entre les plans des chemins qui ne se
laissent pas entièrement intégrer au fil du discours. Néanmoins, le
livre a pu servir également à la représentation de structures plus
complexes de ce genre, où le fil doit être comme cassé à la lecture
et renoué avec lui-même en toute sorte d’endroits.
Un exemple très frappant de cette structure dans l’écriture
livresque se trouve dans le Tractatus logico-philosophicus de
Wittgenstein. Celui-ci se présente sous la forme d’un ensemble de
thèses distinctes, mises à la suite dans le livre comme pourrait l’être
un ensemble d’aphorismes. Comme il arrive d’habitude dans ce genre
de recueils, la relative discontinuité du discours marquée par la
séparation entre les divers fragments peut inciter à une lecture qui
ne suive pas leur ordre sur les pages. Mais d’un autre côté, il est
toujours possible de les lire dans l’ordre que leur a donné l’auteur,
et qui reçoit même une certaine préférence de ce fait. Wittgenstein
ne s’est évidemment pas satisfait de cette organisation floue, et il
a désiré structurer bien plus précisément la suite de ses thèses. C’est
pourquoi il les a numérotées selon un système bien connu depuis, et
utilisé pour organiser certaines tables des matières. Le premier
chiffre marque la division principale, et chaque chiffre subséquent une
nouvelle division de celle-ci. Comme il l’explique, ces chiffres
marquent ainsi des relations de dépendance, la thèse 1.1 étant par
exemple à comprendre comme une explication de la thèse 1. Si l’on
suit l’ordre du livre, on lit systématiquement les thèses avec, à
leur suite immédiate, leurs explications, et les explications de
celles-ci. Comme les thèses qui expliquent les précédentes ne se
comprennent pas sans elles, mais leur donnent un sens plus profond, on
peut donc les situer toutes à certains niveaux de profondeur en
fonction du nombre des chiffres qui les désignent. Le lecteur est donc
invité à tenir perpétuellement compte de ce système de repérage
chiffré afin de faire le point et de situer sa position, pour
déterminer à quelle profondeur il se trouve.
Ce système, quoique représentable dans le livre, ne
s’y trouve guère à l’aise, parce qu’il tente d’y représenter
une forme d’espace qui ne correspond pas à la forme du livre et qui
tend à la faire éclater, à moins que, à l’inverse, la forme du
livre ne finisse par effacer en partie cet espace que l’auteur voulait
y représenter, comme, pour autant que je sache, cela arrive le plus
souvent dans la lecture non avisée du Tractatus. Nous trouvons
donc dans cet ouvrage une tentative d’écrire sur une série de plans
superposés d’une manière qui contrarie la structure du livre et qui
de ce fait parvient difficilement à s’imposer.
En revanche, la structure choisie par Wittgenstein se
laisse très aisément représenter sur ordinateur, au point que la
convenance paraissait si évidente que la transposition n’a pas
manqué d’être effectuée. Et en lisant cette version présente sur
Internet, le lecteur perçoit immédiatement la structure de l’œuvre
qu’il cherchait avec peine dans le livre. En effet, l’ordinateur
permet de réaliser ce que le livre interdisait, d’écrire sur
plusieurs plans séparés, de relier ces plans les uns aux autres, de
telle manière que le passage entre eux puisse avoir lieu à volonté
selon les progressions voulues par Wittgenstein, et que, d’autre part,
l’organisation des différents plans homogènes devienne visible. C’est
ainsi par exemple qu’il est possible de saisir immédiatement, sur un
même écran, les sept thèses du premier niveau, qui forment une
progression entre elles, alors que, dans le livre, on ne peut les
ramener sur une même page, et qu’il faut un travail fastidieux pour
aller les recueillir une à une. De cette manière, les deux formes de
profondeur que crée le texte de Wittgenstein, par la progression des
thèses sur un plan, et par l’étagement des plans, deviennent
perceptibles et efficaces, alors qu’elles ne l’étaient guère dans
le livre. On voit ici comment, loin d’empêcher la dimension de la
profondeur, l’ordinateur vient la rendre possible dans des cas où des
auteurs, limités à la structure du livre, avaient tenté de l’y
représenter, sinon vainement, du moins par des moyens relativement
ineffectifs. Il est certain que si Wittgenstein avait disposé de l’ordinateur
comme nous, son souci d’une profondeur articulée de manière complexe
y aurait trouvé l’outil adéquat pour la représenter et la
réaliser.
8
Maintenant que nous disposons de ces moyens, à ma
connaissance, les philosophes n’ont guère cherché à les mettre à
profit pour y créer de nouveaux espaces où la profondeur gagne de
nouvelles structures, mais ils se sont plutôt contentés d’accuser la
superficialité de l’usage qu’on en fait généralement. Pourtant, l’usage
de structures simples me paraît être déjà efficace pour créer ce
type d’effets. J’ai pour ma part exploré plusieurs voies, parmi
lesquelles je me limiterai à exposer une structure simple à travers
deux exemples.
Ne croyant pas que, quel que soit son usage de la
théorie, la philosophie soit une activité essentiellement théorique,
j’estime indispensable de déployer les puissances du discours
philosophique pour œuvrer véritablement dans cette discipline, et c’est
pourquoi il convient à mon sens de trouver les formes de discours
adéquates aux diverses modalités de la pensée. Notamment, en tant que
la philosophie veut agir dans la réalité, particulièrement dans la
sphère morale et politique, elle ne me paraît pas pouvoir se
satisfaire du mode de discours descriptif ou explicatif. C’est
pourquoi, lorsque j’ai voulu pratiquer le genre du manifeste, j’ai été
conduit à recourir à une structure hypertextuelle.
Il me fallait pouvoir frapper directement l’esprit
par une série de thèses, aisément saisissables, brèves, très
affirmatives, proclamant nettement les maximes définissant l’attitude
à manifester. Quoique ces maximes ne soient pas dépourvues de
structuration interne et d’éléments rapides d’argumentation, leur
but est moins de convaincre par le raisonnement que de dessiner une
attitude et de la proposer au lecteur en s’adressant d’abord à ses
personnages actifs, en tant qu’ils sont eux-mêmes dirigés par un
certain nombre de maximes, parfois similaires, mais souvent également
opposées à celles que je propose. Il s’agit donc d’abord de
provoquer une sorte de confrontation, positive ou négative, des
attitudes éthiques et politiques, plutôt que de conduire
progressivement à des conclusions. Néanmoins, si ces thèses se
démarquent les unes des autres par le fait qu’elles se présentent
chacune comme relativement autonome, elles s’enchaînent également,
et se complètent pour manifester une attitude cohérente dans leur
ensemble. Ceci explique qu’elles devaient se trouver sur une seule
surface, que j’hésite à nommer une page, puisque la page est là
pour être tournée et se composer avec d’autres pages, et que ses
dimensions sont trop restreintes pour atteindre à la surface
nécessaire pour ces thèses. Nommons plutôt ce support une affiche, qu’il
était possible de réaliser sur ordinateur sous la forme d’un seul
plan virtuel défilant à volonté sur l’écran.
Mais il me fallait en deuxième lieu un second plan,
ou plutôt une série de seconds plans, pour donner à ces thèses un
complément plus argumentatif, afin à la fois d’entrer davantage dans
la confrontation qui doit se produire sur le premier plan, celui de l’affiche,
et d’étoffer leur sens. Dans l’imprimé, il aurait fallu placer ces
textes polémiques et explicatifs ou bien chacun d’entre eux à la
suite de la thèse correspondante, ou bien sur d’autres pages, à la
suite de l’affiche, en trouvant le moyen d’établir la liaison par
des renvois à partir des thèses. La première solution interdisait la
saisie cohérente directe de l’ensemble des thèses et effaçait ou
atténuait la différence de niveau entre les deux types de textes. La
seconde introduisait directement dans la suite des thèses la marque de
la présence du second niveau. Et toutes les deux avaient le grave
défaut de permettre le passage direct, au second niveau, de l’un à l’autre
des textes polémiques et explicatifs, leur donnant par là un poids et
un mode de rapport entre eux qui ne convenait pas.
Sur ordinateur, la solution à ces problèmes de
structure devenait possible, puisqu’il suffisait de placer pour ainsi
dire les textes du second niveau en dessous des thèses, en ne les
rendant accessibles qu’à travers elles, par des liens hypertextuels.
De cette manière, l’affiche se présente d’abord dans son
autonomie, sans compter que ces liens peuvent être cachés jusqu’au
moment où le lecteur agit lui-même sur les thèses en y promenant sa
souris et découvre la modification qui lui dévoile l’existence d’un
passage à l’autre niveau du texte. D’autre part, la lecture du
second niveau reste clairement subordonnée à celle du premier niveau,
chaque thèse ne donnant accès qu’à la partie qui la concerne plus
spécifiquement. Et ainsi, c’est justement la dimension de la
profondeur qui se trouve ici rendue possible de manière claire et
adéquate grâce à l’usage de techniques de représentation du
discours sur ordinateur.
Le second exemple de l’usage de ces techniques est
proche du premier dans la structure utilisée, et analogue, quoique
différent, quant au problème résolu. Il y a quelques années déjà
qu’étudiant les essais de Hume, j’avais le sentiment que l’un d’entre
eux, le premier de la collection, qui lui sert ainsi d’introduction,
représentait une sorte de condensé très dense de la philosophie
morale de Hume, et qu’il fallait le lire comme une miniature, en
déchiffrant comme à la loupe le détail de sa structure. La solution
qui se présentait à moi, selon la tradition, était d’écrire une
étude, qui aurait pu prendre la forme d’un article d’une trentaine
de pages ou plus, dans lequel serait développé, expliqué, le petit
essai de deux à trois pages sur la délicatesse de goût et de passion.
Un essai de ce genre aurait pu paraître parent d’autres que j’ai
écrits et dans lesquels j’entrais aussi dans l’analyse détaillée
de textes d’auteurs classiques. Et pourtant, cette façon de faire ne
me paraissait pas convenir. Car une grande partie de la force de l’essai
de Hume, de son sens aussi, réside dans sa forme, dans l’extrême
concentration qui invite à un regard attentif aux moindres nuances, et
incite à découvrir mille liens qui deviennent apparents au fil des
relectures. Un commentaire étendu aurait dissipé cet effet, dû à la
concentration de l’essai de Hume et à la subtilité de son écriture.
Certes, j’aurais pu expliquer cet effet, montrer cette subtilité. Et
pourtant, je les aurais dissipés néanmoins en les étalant, et j’aurais
détourné le lecteur de la lecture directe du texte de Hume, en lui
offrant une apparence d’équivalent dans cette explication. Un autre
procédé que j’aurais pu envisager, celui d’annoter simplement le
texte, ne convenait pas non plus à cause de la lourdeur qu’auraient
représentée des notes d’une telle importance (sans compter que les
revues ne publient plus guère des articles d’une forme par trop
éloignée de la norme académique actuelle). L’avantage aurait été
pourtant que les notes auraient au moins gardé un rapport plus étroit
au texte original, et n’en auraient pas détourné le regard du
lecteur autant qu’une étude séparée. Or c’est en réfléchissant
aux possibilités des hyperliens, à la manière dont ils permettent d’écrire
en quelque sorte sous le texte, plutôt qu’à côté de lui comme dans
les notes, de telle façon que de tels commentaires hypertextuels se
rapportent d’une manière un peu différente au texte commenté, que j’ai
pensé découvrir la solution pour donner à l’essai de Hume le
commentaire qui lui convienne. Dans la version actuelle de ce
commentaire, l’essai de Hume demeure central, et il apparaît pour
lui-même dans la traduction que j’en ai mise sur Internet. On peut le
lire en effet sans passer au commentaire, et sans même voir du tout les
explications qui l’accompagnent. En déplaçant la souris pourtant, on
s’aperçoit qu’il est possible de passer sous le texte pour y
découvrir une série de commentaires qui s’y rapportent très
exactement, et de telle façon qu’il soit impossible de lire l’ensemble
des commentaires à part, comme une étude, sans revenir chaque fois au
texte de Hume, qui se représente chaque fois aussi dans sa parfaite
autonomie. De cette manière, le commentaire demeure suffisamment
discret pour enrichir la lecture de l’essai, plutôt que d’en
détourner. Il va de soi qu’il faut user ici d’une écriture fort
différente de celle d’une étude suivie, ne serait-ce que parce que
chaque commentaire doit pouvoir être abordé à part, sans impliquer
les autres, tout en se composant avec eux d’un autre côté.
Ainsi, dans ce cas, l’idée générale d’une
utilisation des hyperliens pour annoter un texte trouve une réalisation
concrète du fait qu’elle vient indiquer une solution à un problème
philosophique, celui du statut à donner au commentaire d’un essai
très puissamment développé sur les deux plans de l’argumentation et
de l’élaboration littéraire, qui s’y trouvent liés en un tout
indissoluble, de telle manière que, pour le faire saisir, il serait mal
avisé (et contraire même à la doctrine que Hume défend dans cet
essai) d’utiliser à son égard les procédés habituels du
commentaire suivi, ou même des notes, que la publication sur papier ne
nous permet pas de faire aussi abondantes, ni aussi discrètes que ce qu’autorisent
les méthodes de l’hypertexte. Et c’est encore la dimension de la
profondeur, celle du texte de Hume, qui reçoit ainsi une
représentation dans la manière dont le commentaire la signale en se
plaçant sous lui.
Ces deux exemples montrent des structures assez
simples permettant de traiter la dimension de la profondeur par des
techniques propres à l’ordinateur. D’autres structures bien plus
complexes sont également possibles, en constituant par exemple de
véritables labyrinthes, comme je me suis appliqué à en réaliser un
dans une œuvre lisible sur ordinateur uniquement, intitulée Jeux de
concepts, mais dont je n’aborderai pas l’analyse ici.
Québec, 2005
Renvois :
Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, http://www.kfs.org/~jonathan/witt/tlph.html
G. Boss, Manifeste de l’individualisme, http://www.gboss.ca/manifeste/
Hume, De la délicatesse de goût et de passion, http://www.gboss.ca/hume_del/
G. Boss, Jeux de concepts, http://www.grandmidi.com/l114.html
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