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LA DIMENSION DE LA PROFONDEUR DANS L'ÉCRITURE SUR ORDINATEUR

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Aujourd’hui, presque tout le monde écrit sur ordinateur. Utilisé comme une sorte de machine à écrire perfectionnée, l’outil de traitement de texte joue le même rôle de permettre la mise au point du manuscrit avant l’impression. On peut discuter des avantages et des inconvénients de ce nouvel instrument d’écriture, car il est certain qu’il a une influence sur la manière d’écrire. Mais ce n’est pas cette question qui nous intéresse, et nous entendons l’écriture sur ordinateur dans un sens plus fort que celui de l’utilisation de l’ordinateur pour accomplir la fonction traditionnelle de l’écriture destinée à l’impression sur papier. Car dans son rôle de machine à écrire perfectionnée, l’ordinateur n’est jamais qu’un instrument pour écrire comme jadis sur papier, comme on le voit bien par le fait que les logiciels destinés à faciliter cette écriture sont orientés vers l’impression ultime du texte et s’efforcent de nous représenter déjà sur l’écran la page qui sera l’aboutissement de notre opération d’écriture. Ici, c’est donc bien encore d’une écriture sur papier qu’il s’agit, dans laquelle l’ordinateur sert seulement d’intermédiaire pour s’effacer, une fois sa tâche accomplie, le texte étant finalement imprimé sur papier.

La situation change lorsque l’écrit élaboré sur ordinateur n’est plus destiné à cette impression sur papier, mais à une lecture directe sur ordinateur, et c’est alors qu’il y a véritablement, dans le sens où nous prenons ici l’expression, une écriture sur ordinateur.

C’est le cas par exemple quand des textes sont destinés à être publiés sur Internet et à y être lus. Mais ici encore, l’ordinateur et Internet sont souvent de simples instruments servant en réalité à l’écriture sur papier. De nombreux textes mis à disposition sur Internet ne sont pas tant destinés à être lus sur l’écran qu’à être imprimés individuellement par ceux qui désireront les lire. Tel est le cas évidemment des nombreux textes disponibles dans des formats où la mise en page répond aux exigences de l’impression et non d’une lecture à l’écran. Internet sert alors de nouvel instrument dans l’écriture sur papier, non plus pour l’écriture proprement dite, mais pour l’archivage et la diffusion de sortes de manuscrits prêts à être imprimés au besoin. Car, même si le lecteur peut, s’il le veut, lire ces textes sur son écran, celui-ci ne lui sert alors que d’un substitut imparfait pour le papier, qui en est la vraie destination et la référence à partir de laquelle se comprend la représentation sur écran.

Et même lorsque les textes publiés sur Internet renoncent à la division en pages et ne présentent pas un format propre à l’impression sur papier, ils restent néanmoins souvent des sortes de brouillons de textes destinés à l’impression, qu’ils soient déjà imprimés ailleurs dans des livres ou des revues, ou qu’ils attendent en réalité ou en principe la possibilité de telles publications. Ce par quoi ils diffèrent en effet du texte imprimé apparaît comme des manques par rapport à celui-ci, plutôt que comme des caractéristiques propres qui lui seraient étrangères. Ainsi, la mise en page peut être absente de ces textes, mais elle se présente alors comme une perfection qui pourra encore y être ajoutée, et sans que rien ne vienne s’y substituer et doive manquer une fois que le texte aura pris la forme d’un imprimé sur papier. Certes, dans la mesure où rien n’interdit non plus de considérer de tels textes comme ayant trouvé leur forme définitive sur Internet et ne requérant pas l’impression sur papier, on peut bien les considérer comme relevant d’une écriture sur ordinateur en un sens large, c’est-à-dire au sens où l’imprimé, d’une manière générale, est représentable sur l’ordinateur et peut y être adapté pour y prendre une forme un peu différente, quoique sans distinction formelle essentielle.

Mais ce que nous considérons plus précisément comme écriture sur ordinateur proprement dite, c’est celle qui aboutit à des textes n’ayant plus sur papier d’équivalent véritable, voire possible, ou dont la transposition sur papier ne pourrait s’effectuer qu’au prix de la perte d’éléments essentiels présents sur ordinateur.

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Dans l’état actuel de la technique, il est certainement plus agréable de lire la version imprimée d’un texte plutôt que sa version numérique à l’écran. Et il n’est donc pas étonnant que, de ce point de vue, nous jugions la première supérieure à la seconde. Est-ce la raison pour laquelle on attribue généralement une plus grande valeur à l’imprimé qu’à l’écrit sur ordinateur ? Il est peu vraisemblable que cette raison suffise à justifier le sentiment vif très répandu que les écrits les plus profonds se trouvent dans les livres, tandis que ne reste sur ordinateur, et notamment sur Internet, que ce qui est relativement superficiel, si l’on tient compte du fait que les nombreuses grandes œuvres qui s’y trouvent numérisées attendent d’être réimprimées d’abord sur papier pour être lues. Tout le monde accorde en effet qu’Internet peut être une source importante d’informations, et ceux qui l’ont parcouru reconnaissent sa valeur sur ce plan, quoiqu’on se fie souvent moins aux informations trouvées là qu’à celles d’une encyclopédie, par exemple, les autorités ne s’étant pas encore fermement établies sur Internet comme dans le monde de l’imprimé. Quoi qu’il en soit, une fois qu’un système de garanties aura été instauré sur Internet, on ne voit pas qu’il y ait lieu de le juger inférieur aux imprimés dans cette fonction d’information. Bien au contraire, les outils informatiques y rendent la quantité d’informations accessible bien plus grande, et la recherche plus rapide et efficace.

En revanche, lorsqu’il s’agit de la pensée, de la réflexion, de l’expression littéraire, le sentiment de l’opposition entre la profondeur du livre et la superficialité des médias électroniques et d’Internet paraît dominer.

Pour une part, ce sentiment vient de l’attachement à une déjà longue tradition du livre, dans laquelle l’essentiel de la culture passait par les livres, de sorte que le livre lui-même semble encore le véhicule indispensable de la culture. C’est ainsi qu’on voit aujourd’hui un affairement inquiet autour du phénomène de la lecture, avec de nombreuses enquêtes sur les habitudes de lecture des gens, dans lesquelles on veut voir des indices sûrs de leur degré de culture, comme s’il allait de soi que la lecture était une activité bonne en soi, surtout lorsqu’il s’agit de livres, de quelque nature qu’ils soient. Or l’équation entre la lecture et la pensée est fort imparfaite, et l’on sait que beaucoup lisent pour ne pas penser, comme d’autres regardent la télévision dans le même but.

Toutefois, indépendamment de ces habitudes traditionnelles de lier le livre à la culture, n’y aurait-il pas des raisons plus sérieuses d’attribuer à la lecture des livres une profondeur qu’on ne retrouve pas dans les modes de lecture présents chez ceux qui utilisent Internet ? Les métaphores servant à désigner ces types de lecture sont déjà parlantes. Alors qu’on se plonge dans la lecture d’un livre, on navigue sur Internet, ou bien on surfe. L’image représente le lecteur comme s’enfonçant dans le livre, plongeant sous la surface, pénétrant dans la profondeur, tandis qu’elle décrit au contraire l’explorateur d’Internet comme glissant toujours sur la surface. Bref, selon ces expressions, la lecture du livre est une activité profonde, une descente dans la profondeur, tandis que l’exploration d’Internet demeure superficielle puisqu’on s’y maintient exclusivement à la surface. Ce parcours superficiel d’Internet peut avoir lieu de proche en proche, en suivant les vagues comme elles se présentent, sans autre but que de se tenir dessus et de continuer à en suivre le mouvement, ou bien il peut prendre la forme d’une véritable navigation, par laquelle nous cherchons à nous repérer sur cette surface et à nous diriger dans une direction prévue. Dans tous les cas, dans cette navigation ou cet exercice de glissade, seule la superficie nous intéresse, et ce qui se trouverait éventuellement dessous n’est pas pertinent pour notre activité, car même, si nous en venions à plonger, ce serait alors le naufrage, c’est-à-dire la fin malheureuse de notre parcours, l’accident qu’il s’agit donc d’éviter.

A vrai dire, l’opposition entre les deux types de lecture ne correspond pas toujours à la distinction entre la lecture du livre et la lecture sur Internet, mais elle peut se trouver déjà entre plusieurs façons de lire l’imprimé lui-même. Car ne dit-on pas aussi qu’on parcourt un livre ? Et dans ce cas, ne veut-on pas signifier justement qu’on ne s’y plonge pas, qu’on n’entre pas dans sa dimension de profondeur, mais qu’on en parcourt justement la seule surface, une activité qui se rapproche au moins des formes de parcours d’Internet. Plus encore, on peut survoler un livre, alors qu’on ne survole guère Internet. Et dans un tel survol, on ne suit plus même la surface, mais on la parcourt sans la toucher, d’au-dessus, à vol d’oiseau, plus vite encore qu’en surfant ou naviguant. Le livre semble donc inviter à se lancer dans une dimension verticale, de profondeur ou de hauteur, là où Internet tendrait à limiter le mouvement à sa seule surface.

Mais ces métaphores, qui confirment l’idée que la profondeur est dans notre esprit liée au livre, et la superficialité à l’ordinateur ou du moins à Internet, sont-elles arbitraires, dérivées de la seule réaction de notre tradition du livre à un nouveau média qui ne s’est pas encore implanté et que nous sommes portés à percevoir comme superficiel parce qu’il n’a justement pas encore, comme le livre, de profondes racines dans notre culture ?

 

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Évidemment, nous savons que le livre se prête aussi à une lecture superficielle, et qu’on peut donc non seulement en parcourir la surface, mais s’y limiter aussi, même si ce n’est pas la façon la plus appropriée de lire. Il y a donc une surface de l’imprimé, comme il y en a une autre des écrits sur ordinateur, et on peut glisser sur ces deux surfaces, quoique apparemment de manière différente.

Si l’on peut suivre aussi la surface d’un imprimé, c’est parce que l’écrit s’y présente comme une sorte de fil étalé en lacets relativement réguliers sur les pages. Or lire consiste à suivre ce fil, et c’est ainsi qu’on se trouve conduit à parcourir systématiquement la surface des pages à sa suite. Dans ces conditions, la lecture de l’imprimé est donc bien aussi un certain parcours de surface, et l’on ne voit pas où viendrait s’insérer dans la superficie de la page la dimension de la profondeur.

En revanche, la manière dont cette surface est structurée par les lacets réguliers du fil du texte permet de comprendre la possibilité de passer à la perspective surplombante que suppose le survol. Car il s’agit alors de ne plus suivre strictement le fil, mais de profiter de la régularité de son trajet sur la surface pour prendre des raccourcis, en sautant et en constituant ainsi une sorte de point de vue surplombant d’où il devient possible de se faire une idée générale de son allure, sans s’astreindre au détail de son trajet. Cette possibilité vient donc du fait que la progression du fil du texte est systématique dans le livre, avançant en principe de manière ordonnée dans un seul sens, sans bifurcations, du début à la fin, de sorte que la disposition régulière sur la page permet cette forme de progression par sauts.

Par opposition, on voit aussitôt pourquoi l’idée de survoler Internet n’a guère de sens, vu qu’au lieu d’être structurée par le déroulement d’un unique fil, elle se déploie en tous sens, à travers des bifurcations incessantes, sans début ni fin.. Il y a bien des fils, sans doute, mais relativement courts, et se connectant de tous côtés à d’autres. Pour cette raison, il semble qu’on soit astreint à s’en tenir au strict parcours de la surface, puisque celle-ci, au lieu de se structurer par le déroulement d’un seul fil, se déploie au contraire en réseau, de telle sorte que, par rapport à l’ensemble de ce réseau, on se trouve toujours au centre, les notions de début et de fin n’ayant plus de sens que relativement au parcours subjectif du navigateur.

Même les instruments de recherche, qui paraissent offrir une possibilité de prendre des raccourcis importants, n’autorisent pas en réalité le survol. Car ils servent à trouver des informations plus ou moins précises, et non à se faire l’idée grossière d’un sens. Qu’on pense à cet égard à la fonction différente dans le livre de la table des matières et des index. L’une facilite le survol et le prépare en nous donnant une vue rapide de l’organisation du texte à travers ses principales articulations, tandis que l’autre brise au contraire son organisation pour nous amener aussitôt à quelques informations qu’on peut espérer glaner, au mieux, indépendamment du sens global de l’œuvre. Or, tandis que les index sont à bien des égards avantageusement remplacés par les moteurs de recherche, en revanche, malgré l’existence de ce qu’on nomme les portails, il n’y a pas de véritable table des matières sur Internet, sinon dans des textes particuliers reproduisant plutôt la forme du livre.

S’il est facile de voir comment, par sa structure, l’imprimé autorise le survol et ouvre pour ainsi dire au-dessus de lui un espace d’où on peut le considérer, la manière dont se constitue la dimension de la profondeur semble en revanche plus mystérieuse. La structure du livre, organisant sa surface sous la forme d’un empilement de pages nous incite à une première hypothèse, puisque par là, le livre acquiert une certaine épaisseur, qui n’est pas contingente, dans la mesure où elle indique la dimension de la surface totale des pages, et par conséquent la longueur du texte. Or, pour lire, nous ouvrons le livre, et pénétrons dans son épaisseur, et nous nous y enfonçons à mesure que nous progressons. N’est-ce pas déjà une manière de pénétrer sa profondeur, de nous y plonger ? Il est vrai qu’à chaque moment nous nous trouvons à la surface d’une nouvelle page, et qu’en ce sens, nous ne nous enfonçons pas. Mais pourtant, par rapport à la première surface, celle de la couverture et du titre, nous avons bien pénétré dans le livre, dans sa profondeur en un sens.

C’est ce qui n’arrive pas à l’écran, qui nous présente toujours la même surface matérielle aux divers moments, même lorsque nous progressons dans une lecture continue. Matériellement, donc, nous n’avons pas face à l’écran le même sentiment de pénétrer sous la surface première, même si c’est pour y découvrir d’autres surfaces encore. Tandis que nous tournons les pages d’un livre et passons de l’une à l’autre, chacune présentant la partie du texte qui y est inscrite et qui lui est liée à elle seule, de sorte qu’il faut bien accéder à de nouvelles pages pour accéder au texte correspondant, au contraire, à l’écran, ce sont les diverses parties du texte elles-mêmes qui viennent occuper toujours la même surface, où, quand celui-ci a l’aspect d’un discours relativement continu, c’est lui qui défile sur le plan immuable de l’écran. On comprend donc qu’on puisse se plonger, presque littéralement, dans le livre, mais non dans l’écran d’un ordinateur.

Cependant, bien que la configuration matérielle du livre puisse être propice au sentiment que la lecture peut nous y plonger, ce sentiment ne se réduit pas à l’impression d’avoir pénétré dans le livre en l’ouvrant et en y avançant en empilant les pages à gauche, comme si elles s’accumulaient au-dessus de celles qui restent à lire. Il faut aussi que la lecture nous absorbe, que nous entrions vraiment dans le texte et nous y laissions prendre. C’est alors que nous pouvons avoir l’impression qu’il est devenu un milieu propre de vie, qui a son volume distinct de l’espace réel qui nous entoure, et dans lequel nous sommes entrés au point qu’il constitue alors notre espace vécu et nous abstrait par là de l’espace réel. Or ne peut-on être absorbé également dans son exploration d’Internet ? Sans doute, et on peut même se trouver fasciné par son écran et ce qui s’y dessine au point d’en oublier aussi la réalité extérieure. Mais ici encore, n’y a-t-il pas une nuance ? Alors qu’on peut être absorbé par la lecture d’un livre, n’est-on pas justement plutôt fasciné par l’écran ? Dans les deux cas, on en vient à oublier le monde extérieur, mais si dans l’un on pénètre un volume, n’avons-nous pas le sentiment que, dans l’autre, on se déplace sur une surface, sur laquelle la profondeur n’apparaît pour constituer un espace imaginaire que comme sur un miroir ?

En effet, la profondeur exige un volume, et non seulement une surface. Et par conséquent, ce qui est profond a également un poids, comme l’eau, alors que les pures surfaces ne pèsent pas. De plus, ce poids doit se sentir proportionnellement à la profondeur atteinte. Or, si l’écran a un poids, c’est un poids qui ne dépend aucunement de ce qui y apparaît, et qui ne nous concerne pas en principe, parce qu’il se tient seul et se présente pour nous comme sans poids. Au contraire, les livres, nous les manipulons, et ils pèsent d’autant plus que leur volume est plus grand, c’est-à-dire d’autant plus que le texte est, en principe du moins, plus long. Et l’on sait comment, à mesure que nous tournons les pages, ce poids se déplace d’un côté à l’autre, nous laissant sentir notre progression. Ce phénomène paraît avoir fort peu de lien avec la profondeur dont nous parlons à propos des textes eux-mêmes. Et pourtant, la lecture qui suit le fil du discours ne se limite pas à le suivre, comme si seul nous concernait le segment qui apparaît chaque fois devant nous, tandis que le fil déjà parcouru se perdait aussitôt dans le néant. Pour lire vraiment, il ne faut justement pas laisser se perdre le fil déjà parcouru, mais il faut le recueillir et le porter avec soi pour continuer à le suivre. Bref, en quelque sorte, ce fil régulièrement étalé sur les pages, on ne le suit pas juste pour en connaître le trajet, mais également pour le récolter, le rouler en un peloton grossissant à mesure qu’on avance, et devenant par conséquent de plus en plus lourd à mesure que les pages s’accumulent du côté gauche, qui représentent justement la partie déjà moissonnée. Le fait qu’il faut avoir présent à l’esprit ce qui est déjà lu pour pouvoir comprendre la suite nous place donc bien dans cette situation d’une plongée où le poids de l’élément liquide augmente progressivement au-dessus de nous, même si c’est naturellement tout le ballot qui s’enfonce sous la première surface où il a commencé de se former.

A l’inverse, quand nous nous déplaçons sur Internet, glissant d’un côté et de l’autre, bifurquant sans cesse, ne suivant que des fils rapidement rompus, nous n’avons pas à recueillir un tel peloton, tout juste éventuellement à glaner ici et là des brins éparts, qu’on peut consommer sur le champ ou laisser quelque part sans s’en charger pour poursuivre toujours aussi léger à chaque embranchement. Et si l’on se lance dans la poursuite d’un long fil discursif, entreprenant la lecture d’un de ces textes qui conviendraient aux livres, alors le défilement sur l’écran, qui laisse physiquement disparaître toute la partie lue et ne nous laisse pas encore percevoir celle qui suit, semble vouloir contredire l’effort que nous faisons pour le recueillir et lui donner une consistance et un volume. Comme le recueil du fil lu au fur et à mesure de la lecture est essentiellement une activité intellectuelle, il est certes possible de réussir à lire en dépit de cette sorte de résistance, mais celle-ci nous fournit une raison supplémentaire de notre tendance à lire ce genre de texte sous la forme d’imprimés plutôt qu’à l’écran, et c’est un motif qui ne devrait pas disparaître avec le perfectionnement des écrans.

Certes, le livre ne contraint pas à la véritable lecture, nous avons vu au contraire qu’il ne peut bien sûr empêcher la lecture superficielle, dont on voit qu’elle consiste justement, du moins en partie, dans cette absence de recueil du fil du discours, ou dans le fait qu’on n’en retienne que des bribes, de telle façon que le parcours du fil s’opère simplement en surface.

Si la lecture sur écran contrarie la plongée, c’est également par un autre trait que la disparition sensible du texte à mesure de son défilement nous affecte. Nous avons déjà remarqué que, tandis que dans le livre, le lien entre les pages matérielles et le texte qui s’y trouve imprimé est fixe, immuable, au contraire le même écran forme le lieu unique sur lequel viennent se présenter tour à tour tous les contenus, tous les textes disponibles, sans jamais s’y imprimer. Pour désigner cette différence, on pourra dire que le lien du texte à la page de papier est statique, tandis que son lien à l’écran est dynamique. Or ces deux modes de relation entre le texte et son support influencent très différemment la lecture.

A cause de sa stabilité, le livre permet d’un côté le passage extrêmement rapide du survol, mais il appelle également à un ralentissement du rythme de la lecture, correspondant à sa propre immobilité et à la sorte de durée indéfinie que représente l’imprimé, qui demeure tel quel, matériellement présent à tout moment. Parce que l’imprimé reste là, sans disparaître pour faire place à autre chose, disponible aussi longtemps que nous le voulons, sans effort, il invite également l’œil à se reposer aussi bien qu’à progresser, à relire comme à lire, c’est-à-dire, à glisser sur la surface, mais aussi à s’arrêter et à méditer. Or c’est cette activité de l’esprit qui, au lieu de poursuivre toujours sa course en regardant vers l’avant, se retourne sur son trajet, le reprend, et en repassant sur ses traces, les approfondit, provoquant la plongée par laquelle nous atteignons la profondeur, qui est toujours à la fois celle du texte lui-même et celle de la réflexion par laquelle il se recueille en nous.

En revanche, non seulement sur Internet la multiplicité des bifurcations nous maintient en halène dans une activité trépidante de sélection, et nous porte donc à un rythme rapide de décisions ininterrompues, tournées toujours vers l’avenir, vers la suite du parcours à effectuer et à déterminer, contraire au calme de la méditation, mais l’écran lui-même est le lieu de modifications perpétuelles à mesure que les textes y défilent, il est le lieu de modifications incessantes des textes eux-mêmes, qui s’y déplacent, y changent de couleur, appellent à des interventions du lecteur, et se modifient d’eux-mêmes de toute manière, prêts toujours à disparaître pour faire place à d’autres contenus, de telle sorte que, à cause de l’aspect dynamique qui le caractérise, l’écran nous suggère à tout moment le mouvement et le caractère provisoire de tout arrêt, incitant l’esprit du lecteur à envisager sans cesse de nouvelles modifications et à s’y projeter. Cet effet est d’autant plus fort qu’il est difficile de conserver longtemps un même contenu sur l’écran, étant donné qu’il sert à afficher d’autres choses qui s’y substituent lorsque nous voulons les voir, et qu’il n’est pas aussi facile non plus que dans le livre, laissé ouvert par exemple, de revenir au même endroit après l’avoir quitté. Bref, l’arrêt, le retour de la méditation sont défavorisés, et du même coup l’accès à la dimension de la profondeur est rendu plus difficile à celui qui lit sur l’écran, alors que simultanément l’invitation à glisser sans cesse plus loin sur la surface est très séduisante.

Il semble donc que ce ne soit pas sans raison que nous attribuions au livre la profondeur, et à l’ordinateur un caractère plus superficiel, peu favorable à la méditation et à la véritable lecture.

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Avouons pourtant que les arguments que nous avons avancés jusqu’ici pour justifier le sentiment commun que le livre est plus profond que l’ordinateur sont eux-mêmes encore un peu superficiels. Or qu’entend-on justement lorsqu’on juge superficiels une œuvre, un discours ou une pensée ? On dit qu’on s’en tient à la surface, qu’on y reste, ce qui suppose que, dans le sens qui nous intéresse, la surface est d’abord ce qui se présente à nous sans difficultés, ce qui nous est accessible de manière directe. Mais encore, cet accès direct doit se comprendre en un sens particulier, car la surface même peut être fort étendue et requérir des explorations pour nous y laisser trouver ce que nous cherchons, sans pour autant que la nécessité de cette exploration lui retire son caractère superficiel. Autrement dit, tout ne nous est pas immédiatement accessible sur la surface, mais en revanche dès que nous y percevons quelque chose, il se livre à nous directement, sans difficulté de compréhension. C’est pourquoi on peut s’en tenir à la surface tout en travaillant beaucoup à l’explorer. Au contraire, ce qui est profond ne se livre pas à la simple vue, mais requiert des efforts spécifiques pour être compris. Et nous savons déjà que ce qui les caractérise, c’est une certaine activité de la pensée, une forme de méditation et de réflexion qui ne se satisfait pas de ce que donne la simple perception immédiate.

Nous avons vu que la véritable lecture, celle qui convient aux œuvres profondes et qui nous permet de nous plonger réellement dans leur matière, recueille sans cesse ce qui a déjà été lu pour le faire intervenir dans la compréhension de ce qui est lu. Par là, le texte apparaît sous un aspect différent de celui qu’il présente à première vue. Il acquiert un contexte qui en modifie le sens. Or ces nouveaux sens se produisent dans le mouvement de réflexion ou de méditation qui tisse ce nouveau contexte, à la fois à partir du reste du texte et de l’ensemble des idées disponibles dans l’expérience du lecteur. Et plus l’enrichissement du contexte fait naître de nouveaux sens qui ne pouvaient pas être perçus à une lecture superficielle du texte, plus nous avons le sentiment de pénétrer dans sa profondeur. Et ce sentiment vient de la distance toujours plus grande que nous percevons entre la surface, ou le sens superficiel qui se donnait dès le premier abord, et les nouveaux sens acquis grâce à cette reprise et condensation par la pensée du texte et de ses contextes, à mesure que ce qui apparaissait à la surface nous apparaît plus éloigné, plus inconsistant ou plus pauvre que ce que nous comprenons actuellement.

Toute lecture commence donc par parcourir la surface, par glisser le long des signes, pour en saisir ce qui se donne superficiellement, puisque c’est ce que nous en percevons d’abord, ce qui en eux appartient à notre monde familier, c’est-à-dire à ce qui se donne aussitôt à nous. Et tant que ce sens immédiat nous semble satisfaisant, nous ne sommes guère incités à le remettre en question, à nous y arrêter pour y chercher quelque profondeur cachée. C’est quand quelque chose dérange cette compréhension immédiate, y résiste, ne fait pas sens tout en semblant promettre un sens, que nous pouvons désirer nous arrêter, reprendre le parcours autrement, tourner autour de l’obstacle, chercher à l’intégrer à notre univers. En quelque sorte, ces freins qui paraissent s’opposer intentionnellement à notre glissade pour modifier notre mouvement, sont comme des signes de la profondeur. Et quand nous les rencontrons, notre regard se trouve invité à changer de direction, et notre mouvement, de nature.

Quant à ces signes de la profondeur, s’ils en sont bien des indices, ils n’en garantissent pas la présence. Ils peuvent également être trompeurs ou illusoires. Par exemple, notre lecture se trouve souvent arrêtée ou ralentie par des maladresses, des erreurs de toute sorte, des incohérences qui ne cachent rien d’autre, mais qui pour un instant nous arrêtent et nous incitent en vain à chercher un sens qui les expliquerait. Dans d’autres cas, le texte utilise intentionnellement de tels signes pour inciter le lecteur à chercher une profondeur illusoire, et à en avoir au moins le sentiment s’il ne la découvre pas réellement. Et il arrive ainsi qu’avec l’expérience, nous repérions immédiatement un certain nombre de ces signes illusoires, dont le sens nous devient familier comme simples signes vides de profondeur. C’est ainsi que nous lisons les clichés, poétiques ou autres, comme de tels signes illusoires de profondeur, sans plus nous y arrêter une fois qu’ils sont assimilés à ce qui se présente comme n’ayant d’autre sens que superficiel, si bien qu’ils peuvent se renverser et se transformer plutôt alors en signes de superficialité. C’est d’ailleurs justement parce que les clichés sont comme des signes officiels de profondeur qu’ils ne peuvent être qu’illusoires, puisqu’une profondeur communément reconnue n’est par là qu’un élément de la surface, si bien que de tels signes en viennent à signifier le contraire de ce qu’ils prétendent, et nous avertissent en fait que la seule profondeur qu’ils signifient, ce sont les mirages superficiels de la profondeur.

Et de même, certains signes de profondeur, qui se sont révélés pour nous de bons indices à un moment, deviennent ensuite les signes directs de ce qu’ils nous ont déjà permis de découvrir, de sorte que, devenus lisibles immédiatement, ils font désormais partie de la couche superficielle. C’est pourquoi ce qui est profond pour les uns ne paraît pas tel pour d’autres, non seulement lorsque ceux-ci ne sont pas capables de l’activité de pensée qui leur permettrait de découvrir les sens cachés, mais également lorsqu’ils ont déjà effectué cette opération qui leur est devenue familière au point qu’elle ne leur réclame plus d’attention.

Si la profondeur ne se confond pas avec ce qui la signale, il est toutefois important qu’elle puisse s’annoncer à la surface où nous nous tenons, pour que nous puissions la soupçonner et la rechercher dans les discours qui y prétendent. Et par suite, la dimension de la profondeur exige en pratique dans un texte à la fois les moyens de la produire et de la signifier. Et il nous faut donc voir si l’écriture sur ordinateur dispose de ces deux types de moyens.

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Si nous ne nous sommes pas trompés dans notre diagnostic selon lequel l’ordinateur, vu surtout à travers les réseaux qu’il forme grâce à Internet, favorise fortement l’exploration de la surface, au détriment de la profondeur, il faut donc qu’il dispose de moyens particulièrement efficaces pour détourner de ce mouvement de glissade afin d’inviter le lecteur à changer d’attitude et à se tourner vers la dimension de la profondeur qu’il pourrait éventuellement produire. Or le rythme, la vitesse de croisière relativement élevée de la navigation, la disposition à scruter sans cesse les possibilités qui se présentent devant soi et à choisir vite son chemin sur la surface, l’instabilité matérielle de la représentation sur écran, la mobilité de la représentation dynamique exigent des freins très efficaces pour ralentir ce rythme de lecture, pour arrêter le regard sur un objet et déclencher l’intérêt pour les sens cachés qu’il peut promettre à l’enquête réflexive.

Le livre aussi a du reste également besoin de ce genre de freins pour empêcher la vitesse extrême du survol et toutes les formes de lecture rapide ou automatique qui suivent le fil du texte de manière continue, dans un mouvement tendu vers la fin. Nous avons vu qu’il n’existe pas de signes assurés de la profondeur, et encore moins de signes officiellement reconnus, puisqu’ils deviennent du simple fait de leur valeur commune des signes de superficialité et de présence de la fausse profondeur du cliché. Il y a néanmoins certains dispositifs généraux qui structurent de tels signes. Ainsi, la présence de paradoxes est une forme de signe caractéristique de la profondeur dans le discours philosophique. En effet, placé face au paradoxe, le mouvement de la compréhension immédiate est arrêté, puisque le paradoxe contredit les opinions admises et place la pensée face à une contradiction. Arrivé à un paradoxe, le lecteur doit donc décider ou bien de le rejeter comme une erreur simplement, ou bien de tenter de le saisir autrement qu’il n’apparaît immédiatement. Et s’il choisit la seconde solution, alors le mouvement de la pensée qui analyse le texte au lieu de se laisser porter par lui, et qui tente de le reconstruire autrement en modifiant les contextes qui pourraient lui donner un sens, se trouve enclenché, avec la plongée vers la profondeur ou du moins sa possibilité.

Or le paradoxe est d’autant plus efficace dans sa fonction qu’il apparaît dans un discours plus cohérent. Car, dans un discours inconsistant, où les absurdités sont nombreuses, où la prétention au sens est faible, il est naturel de rejeter aussitôt comme des absurdités supplémentaires les contradictions savamment construites du paradoxe. C’est pourquoi le livre, dans la mesure où il développe de longs fils de discours dont le lecteur peut apprécier la cohérence, se trouve en situation de donner au paradoxe sa véritable efficacité, le lecteur cherchant déjà à rassembler les éléments du discours qu’il parcourt et se trouvant plus prêt à s’arrêter à la moindre bizarrerie superficielle pour chercher à l’intégrer à la cohérence qu’il a déjà reconnue et qu’il s’attend à voir s’étendre à l’ensemble du discours. Il est certain qu’en revanche le parcours plus aléatoire d’Internet ne prête pas au paradoxe ce contexte de lecture favorable à sa reconnaissance. Il faut donc que le procédé devienne plus frappant, à la fois par l’augmentation de la prétention à la vérité et par la radicalité de la négation de la logique superficielle qui devrait permettre sinon de glisser par-dessus. La difficulté est certes importante, mais non pas insurmontable en principe. Il est possible par exemple de créer la perplexité en jouant sur la manière même dont le parcours s’effectue, comme en introduisant des chemins qui n’ont pas de sens évident dans l’expérience habituelle du surfeur, bien qu’ils laissent soupçonner un autre sens, en introduisant par exemple un autre jeu dans l’usage des liens hypertextuels.

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L’essentiel est bien sûr de pouvoir creuser la profondeur elle-même dans les textes sur ordinateur, indépendamment du fait qu’il soit possible ou non de la signaler efficacement, même si une profondeur qui resterait imperceptible à tous manquerait peut-être de sens, d’autant qu’elle réside moins dans le texte lui-même que dans l’effet qu’il produit sur la pensée.

Nous avons vu comment le livre paraissait avoir un avantage matériel déjà sur l’ordinateur, dans la mesure où l’empilement des pages les dispose dans un sens perpendiculaire par rapport à celui de leur surface, c’est-à-dire dans le sens de l’épaisseur et de la profondeur. Quoique cette disposition n’interdise pas assurément de parcourir l’ensemble des pages comme si elles se suivaient sur une seule surface, la progression dans l’épaisseur du livre donne au moins le sentiment de pénétrer simultanément dans sa profondeur. Certes, nous avons vu aussi que cette profondeur ne se confond pas avec celle qui nous intéresse au premier chef, et qui est celle de la pensée que suscite le texte. Mais précisément, il est utile déjà que les conditions matérielles du livre soient favorables à la conscience de cet aspect du texte, et qu’elle aide à mettre le lecteur dans une disposition propre à le percevoir.

A cet égard, la manière naturelle de parcourir à l’écran un texte équivalent à celui qu’on trouve généralement dans le livre, c’est de le faire défiler dans le sens vertical, car la division en pages n’a ici d’autre pertinence que de rappeler la disposition du livre. Il est donc normal que, loin de retrouver son effet originaire, l’imitation de cette disposition ne produise pas une forte impression, restant purement extérieure et contingente ; voire, comme la division en pages virtuelles sur l’écran ne vaut que par référence au livre, elle suscite plutôt le sentiment de son absence et du caractère non originaire, de simple copie, du texte paraissant à l’écran. Or lorsqu’il s’agit de savoir si l’ordinateur peut devenir un lieu autonome pour des textes capables de profondeur, il est préférable de laisser de côté ces imitations de la structure du livre lorsqu’elles n’ont plus de raison réelle sur l’ordinateur. Il faut admettre par conséquent que le défilement continu du texte comme tel ne suggère rien d’autre que le glissement d’une même surface et chercher à atteindre la profondeur par d’autres moyens.

Parmi ceux-ci, tous ceux qui valent pour le livre, mis à part ceux qui s’appuient sur sa structure matérielle, valent également lors d’une lecture à l’écran. Il s’agit alors de caractéristiques de la structure du texte lui-même, et celle-ci, en tant qu’il s’agit d’un discours continu, ne subit aucune modification lorsqu’il est représenté à l’écran. C’est pourquoi, une fois acceptés les inconvénients de ce mode de lecture, rien n’empêche de se plonger également dans sa lecture et d’en pénétrer la profondeur, selon les mêmes mécanismes que nous avons déjà décrits à propos du livre. Simplement, l’ordinateur n’apporte toujours rien de nouveau sur ce plan.

En décrivant ce qui se passe lorsque nous naviguons sur Internet, nous avons décrit un dispositif qui tend à nous maintenir à la surface. Il s’agit des liens hypertextuels, qui sont présents partout et nous incitent à passer rapidement d’un segment textuel à un autre, plus ou moins relié associativement au premier, mais rompant ou affaiblissant les liens contextuels. Il pourrait donc sembler que c’est dans la mesure où l’on renonce à l’usage de ces liens pour s’en tenir au développement continu du discours, comme on le connaît dans le livre, qu’on peut espérer rejoindre la profondeur. Et pourtant, si l’usage habituel des liens hypertextuels produit effectivement l’effet de rupture contextuelle qu’on connaît dans la navigation sur Internet, il n’est pas du tout nécessaire de s’en tenir à cet usage, et il est même possible de leur faire jouer un rôle tout contraire.

Il est vrai que ces liens opèrent une sorte de rupture, dans la mesure où ils nous font passer d’un écran à un autre, et non plus simplement glisser sur un grand écran virtuel comme lorsque nous faisons défiler le même texte. D’un certain point de vue, l’effet peut être comparé à celui qui se produit lorsque nous tournons une page, avec cette différence pourtant qu’en tournant la page, on ne rompt pas le fil du discours, mais on le suit, tandis que, par le lien hypertextuel, on se trouve généralement renvoyé à un autre texte qui ne continue pas simplement le fil du premier. Ou, s’il le fait, c’est d’habitude en nouant les deux segments en quelque sorte, comme c’est le cas, par exemple, si à un moment se présentent deux trajets possibles pour continuer ce fil, et que nous devons en choisir un, sachant qu’à partir du nœud où nous avons fait le choix, un autre aurait été possible. La conscience de cette autre suite que nous n’avons pas choisie introduit donc une sorte de coupure, dans la mesure où nous savons justement que le fil du texte ne se poursuit pas simplement dans le segment que nous lisons, mais qu’il se poursuit aussi bien ailleurs, de telle sorte que nous tenons bien un fil, mais non plus le fil tout court. Et lorsque la coupure est plus marquée, alors, selon la force du lien, nous pouvons oublier l’écran antérieur afin de recommencer pour ainsi dire la lecture à neuf, ou bien au contraire conserver le contexte de l’écran antérieur et chercher à y situer notre lecture actuelle. Dans le premier cas, nous passons d’un écran à l’autre en surfant, et en ne laissant pour ainsi dire pas de trace, en oubliant largement le trajet antérieur, et en restant donc à la surface. Dans le second cas, c’est le contraire qui se passe. Nous cherchons à rattacher le nouvel écran au précédent, nous construisant un trajet plus vaste en tentant de surmonter les moments de rupture, en cherchant à nouer les fils, et pour cela nous devons justement tenir compte de la rupture afin de la surmonter. Or dans cet effort, loin de considérer ce qui se présente selon son apparence immédiate, nous tentons de le comprendre à partir du contexte né de notre trajet antérieur, comme lorsque nous suivons un discours continu, et nous provoquons ce décalage qui construit justement la profondeur.

Lorsque notre lecture passe par des changements d’écrans effectués grâce à des liens propres à nous inciter à renouer les parties reliées, alors on voit combien l’effet est plus important que le fait de progresser dans un livre en tournant les pages, puisque, à chacun de ces changements d’écrans, le nœud reste à faire, le lien exact demeurant problématique, et réclamant une intervention de la réflexion que le discours continu peut bien exiger aussi, mais sans que soit marqué ainsi dans son déroulement le lieu matériel, si l’on peut dire, où cette exigence se fait valoir explicitement. Bref, ces mêmes liens qui permettent de bifurquer à tout moment en naviguant sur Internet, et qui nous maintiennent à la surface lorsqu’ils permettent de passer sans cesse de certains contenus à d’autres qui se saisissent dans la même immédiateté et donc dans la même relative indépendance les uns par rapport aux autres, deviennent au contraire des instruments puissants pour créer la profondeur lorsque le rapport de ce qu’ils relient est calculé pour créer un décalage qui n’abolit pas le sentiment d’une cohérence possible entre les divers écrans.

Sous son apparente platitude, l’écran peut donc faire apparaître la profondeur par sa manière d’enchaîner des plans reliés mais différents. Car s’il est vrai que la profondeur se caractérise par une certaine distance par rapport à la surface, alors la représentation à l’écran est un excellent moyen de la créer. Lorsque je passe d’un écran à l’autre, le seul fait que j’aie choisi telle possibilité plutôt que d’autres me fait éprouver cette existence des possibilités abandonnées comme douées d’une forme de présence en quelque sorte sous la surface de ce qui s’affiche maintenant à l’écran. Et c’est d’ailleurs peut-être aussi un autre sens de la métaphore de la navigation, puisque, si elle a bien lieu à la surface, c’est en flottant sur un élément qui n’est pas solide, mais dans lequel on peut toujours s’enfoncer et où on peut se faire engloutir, si bien qu’en restant à la surface on ne perd jamais tout à fait la conscience de cette profondeur qu’on déjoue. Pour celui qui surfe, la profondeur apparaît comme les virtualités non réalisées, alors que ce sont celles qui se réalisent qui constituent la surface. Pour celui qui choisit un chemin parmi d’autres pour continuer un fil cohérent, au contraire, la perspective se retourne également, et son propre trajet lui apparaît comme contingent, comme l’une de ces possibilités qui forment la profondeur, et dans laquelle on s’enfonce en avançant de cette manière. Et le phénomène est encore accentué quand le passage d’un écran à l’autre représente l’accès à une nouvelle explication, qui modifie le sens de ce qui a déjà été lu, et l’approfondit, de telle sorte que le nouvel écran ne vient pas se placer au-dessus du précédent, mais au-dessous, donnant accès à une plus grande profondeur.

Ainsi, généralement, le dynamisme de l’écriture sur ordinateur peut être utilisé pour introduire ces décalages dans un texte qui se présente comme cohérent et paraît exiger la compréhension de cette cohérence, de telle manière qu’ils incitent alors à l’activité de la réflexion par laquelle le texte est repensé et acquiert sa profondeur.

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Profond ou non, le texte se présente toujours sur une surface, et sa profondeur ne peut donc pas consister dans une sorte d’écriture qui passe matériellement sous la surface, même si nous avons vu comment le livre pouvait produire en un certain sens un tel effet par l’empilement des pages. C’est donc par un écart que doit creuser le texte par rapport à la surface la plus superficielle que se produit la profondeur.

Dans le discours continu, une façon de procéder consiste à tordre le fil du discours de telle manière qu’il forme une sorte de spirale descendant progressivement, en réenvisageant les choses dans de nouvelles perspectives qui les enrichissent d’aspects inédits, de sorte que leur compréhension s’accroît et se modifie à mesure. Dans de tels discours, qui par leur forme peuvent correspondre à celui que je prononce à présent, le premier tour de la matière traitée la présente dans son apparence normale, superficielle, banale ou accessible à tous sans effort particulier de réflexion. Les tours suivants accumulent les décalages par rapport au premier et introduisent des vues plus inhabituelles, qui ne sont accessibles que progressivement en réexaminant de manière critique les vues antérieures et en ajoutant par la pensée les déplacements effectués pour en acquérir de nouvelles.

Ce procédé convient au discours continu, mais il a l’inconvénient que, s’enfonçant régulièrement sous la première surface, il peut paraître manquer de signes de profondeur nettement marqués et évidemment perceptibles, ce qui peut par exemple inciter le lecteur à constater simplement une étrangeté croissante, sans s’apercevoir que le discours quitte peu à peu la surface et exige l’effort de pensée nécessaire pour faire apparaître l’essentiel, dans la dimension de la profondeur.

Pour cette raison, on peut préférer procéder autrement, par des sauts, qui ne puissent passer inaperçus, et, plutôt que de descendre continûment en spirale, étager des surfaces. Cette méthode peut par exemple conduire à privilégier un exposé systématique, différencié en sections distinctes qui représenteront ces diverses surfaces, se supposant entre elles dans l’ordre où elles se succèdent. Ainsi, on pourra définir certaines notions dans une section, puis les utiliser dans la suivante, qui aboutira à de nouvelles définitions, et ainsi de suite. L’inconvénient de cette méthode réside dans le fait que la profondeur semble éventuellement nous faire découvrir chaque fois de nouveaux objets, comme si en plongeant dans la mer, on y découvrait toujours de nouveaux poissons en fonction de la profondeur atteinte, plutôt qu’elle ne suppose une véritable modification de ce qui était déjà perçu à la surface. Et dans cette mesure on n’évite guère une compréhension relativement superficielle de ce qui se présente en surface.

Pour casser cette routine de lecture, il conviendrait de ne pas progresser continûment d’un plan à l’autre, mais d’obliger à des passages plus fréquents, voire incessants de l’un à l’autre. Ici, la forme du livre se prête moins facilement à cet exercice, étant donné que, pour provoquer ce mouvement, il faut briser la forme du discours continu et introduire entre les plans des chemins qui ne se laissent pas entièrement intégrer au fil du discours. Néanmoins, le livre a pu servir également à la représentation de structures plus complexes de ce genre, où le fil doit être comme cassé à la lecture et renoué avec lui-même en toute sorte d’endroits.

Un exemple très frappant de cette structure dans l’écriture livresque se trouve dans le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein. Celui-ci se présente sous la forme d’un ensemble de thèses distinctes, mises à la suite dans le livre comme pourrait l’être un ensemble d’aphorismes. Comme il arrive d’habitude dans ce genre de recueils, la relative discontinuité du discours marquée par la séparation entre les divers fragments peut inciter à une lecture qui ne suive pas leur ordre sur les pages. Mais d’un autre côté, il est toujours possible de les lire dans l’ordre que leur a donné l’auteur, et qui reçoit même une certaine préférence de ce fait. Wittgenstein ne s’est évidemment pas satisfait de cette organisation floue, et il a désiré structurer bien plus précisément la suite de ses thèses. C’est pourquoi il les a numérotées selon un système bien connu depuis, et utilisé pour organiser certaines tables des matières. Le premier chiffre marque la division principale, et chaque chiffre subséquent une nouvelle division de celle-ci. Comme il l’explique, ces chiffres marquent ainsi des relations de dépendance, la thèse 1.1 étant par exemple à comprendre comme une explication de la thèse 1. Si l’on suit l’ordre du livre, on lit systématiquement les thèses avec, à leur suite immédiate, leurs explications, et les explications de celles-ci. Comme les thèses qui expliquent les précédentes ne se comprennent pas sans elles, mais leur donnent un sens plus profond, on peut donc les situer toutes à certains niveaux de profondeur en fonction du nombre des chiffres qui les désignent. Le lecteur est donc invité à tenir perpétuellement compte de ce système de repérage chiffré afin de faire le point et de situer sa position, pour déterminer à quelle profondeur il se trouve.

Ce système, quoique représentable dans le livre, ne s’y trouve guère à l’aise, parce qu’il tente d’y représenter une forme d’espace qui ne correspond pas à la forme du livre et qui tend à la faire éclater, à moins que, à l’inverse, la forme du livre ne finisse par effacer en partie cet espace que l’auteur voulait y représenter, comme, pour autant que je sache, cela arrive le plus souvent dans la lecture non avisée du Tractatus. Nous trouvons donc dans cet ouvrage une tentative d’écrire sur une série de plans superposés d’une manière qui contrarie la structure du livre et qui de ce fait parvient difficilement à s’imposer.

En revanche, la structure choisie par Wittgenstein se laisse très aisément représenter sur ordinateur, au point que la convenance paraissait si évidente que la transposition n’a pas manqué d’être effectuée. Et en lisant cette version présente sur Internet, le lecteur perçoit immédiatement la structure de l’œuvre qu’il cherchait avec peine dans le livre. En effet, l’ordinateur permet de réaliser ce que le livre interdisait, d’écrire sur plusieurs plans séparés, de relier ces plans les uns aux autres, de telle manière que le passage entre eux puisse avoir lieu à volonté selon les progressions voulues par Wittgenstein, et que, d’autre part, l’organisation des différents plans homogènes devienne visible. C’est ainsi par exemple qu’il est possible de saisir immédiatement, sur un même écran, les sept thèses du premier niveau, qui forment une progression entre elles, alors que, dans le livre, on ne peut les ramener sur une même page, et qu’il faut un travail fastidieux pour aller les recueillir une à une. De cette manière, les deux formes de profondeur que crée le texte de Wittgenstein, par la progression des thèses sur un plan, et par l’étagement des plans, deviennent perceptibles et efficaces, alors qu’elles ne l’étaient guère dans le livre. On voit ici comment, loin d’empêcher la dimension de la profondeur, l’ordinateur vient la rendre possible dans des cas où des auteurs, limités à la structure du livre, avaient tenté de l’y représenter, sinon vainement, du moins par des moyens relativement ineffectifs. Il est certain que si Wittgenstein avait disposé de l’ordinateur comme nous, son souci d’une profondeur articulée de manière complexe y aurait trouvé l’outil adéquat pour la représenter et la réaliser.

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Maintenant que nous disposons de ces moyens, à ma connaissance, les philosophes n’ont guère cherché à les mettre à profit pour y créer de nouveaux espaces où la profondeur gagne de nouvelles structures, mais ils se sont plutôt contentés d’accuser la superficialité de l’usage qu’on en fait généralement. Pourtant, l’usage de structures simples me paraît être déjà efficace pour créer ce type d’effets. J’ai pour ma part exploré plusieurs voies, parmi lesquelles je me limiterai à exposer une structure simple à travers deux exemples.

Ne croyant pas que, quel que soit son usage de la théorie, la philosophie soit une activité essentiellement théorique, j’estime indispensable de déployer les puissances du discours philosophique pour œuvrer véritablement dans cette discipline, et c’est pourquoi il convient à mon sens de trouver les formes de discours adéquates aux diverses modalités de la pensée. Notamment, en tant que la philosophie veut agir dans la réalité, particulièrement dans la sphère morale et politique, elle ne me paraît pas pouvoir se satisfaire du mode de discours descriptif ou explicatif. C’est pourquoi, lorsque j’ai voulu pratiquer le genre du manifeste, j’ai été conduit à recourir à une structure hypertextuelle.

Il me fallait pouvoir frapper directement l’esprit par une série de thèses, aisément saisissables, brèves, très affirmatives, proclamant nettement les maximes définissant l’attitude à manifester. Quoique ces maximes ne soient pas dépourvues de structuration interne et d’éléments rapides d’argumentation, leur but est moins de convaincre par le raisonnement que de dessiner une attitude et de la proposer au lecteur en s’adressant d’abord à ses personnages actifs, en tant qu’ils sont eux-mêmes dirigés par un certain nombre de maximes, parfois similaires, mais souvent également opposées à celles que je propose. Il s’agit donc d’abord de provoquer une sorte de confrontation, positive ou négative, des attitudes éthiques et politiques, plutôt que de conduire progressivement à des conclusions. Néanmoins, si ces thèses se démarquent les unes des autres par le fait qu’elles se présentent chacune comme relativement autonome, elles s’enchaînent également, et se complètent pour manifester une attitude cohérente dans leur ensemble. Ceci explique qu’elles devaient se trouver sur une seule surface, que j’hésite à nommer une page, puisque la page est là pour être tournée et se composer avec d’autres pages, et que ses dimensions sont trop restreintes pour atteindre à la surface nécessaire pour ces thèses. Nommons plutôt ce support une affiche, qu’il était possible de réaliser sur ordinateur sous la forme d’un seul plan virtuel défilant à volonté sur l’écran.

Mais il me fallait en deuxième lieu un second plan, ou plutôt une série de seconds plans, pour donner à ces thèses un complément plus argumentatif, afin à la fois d’entrer davantage dans la confrontation qui doit se produire sur le premier plan, celui de l’affiche, et d’étoffer leur sens. Dans l’imprimé, il aurait fallu placer ces textes polémiques et explicatifs ou bien chacun d’entre eux à la suite de la thèse correspondante, ou bien sur d’autres pages, à la suite de l’affiche, en trouvant le moyen d’établir la liaison par des renvois à partir des thèses. La première solution interdisait la saisie cohérente directe de l’ensemble des thèses et effaçait ou atténuait la différence de niveau entre les deux types de textes. La seconde introduisait directement dans la suite des thèses la marque de la présence du second niveau. Et toutes les deux avaient le grave défaut de permettre le passage direct, au second niveau, de l’un à l’autre des textes polémiques et explicatifs, leur donnant par là un poids et un mode de rapport entre eux qui ne convenait pas.

Sur ordinateur, la solution à ces problèmes de structure devenait possible, puisqu’il suffisait de placer pour ainsi dire les textes du second niveau en dessous des thèses, en ne les rendant accessibles qu’à travers elles, par des liens hypertextuels. De cette manière, l’affiche se présente d’abord dans son autonomie, sans compter que ces liens peuvent être cachés jusqu’au moment où le lecteur agit lui-même sur les thèses en y promenant sa souris et découvre la modification qui lui dévoile l’existence d’un passage à l’autre niveau du texte. D’autre part, la lecture du second niveau reste clairement subordonnée à celle du premier niveau, chaque thèse ne donnant accès qu’à la partie qui la concerne plus spécifiquement. Et ainsi, c’est justement la dimension de la profondeur qui se trouve ici rendue possible de manière claire et adéquate grâce à l’usage de techniques de représentation du discours sur ordinateur.

Le second exemple de l’usage de ces techniques est proche du premier dans la structure utilisée, et analogue, quoique différent, quant au problème résolu. Il y a quelques années déjà qu’étudiant les essais de Hume, j’avais le sentiment que l’un d’entre eux, le premier de la collection, qui lui sert ainsi d’introduction, représentait une sorte de condensé très dense de la philosophie morale de Hume, et qu’il fallait le lire comme une miniature, en déchiffrant comme à la loupe le détail de sa structure. La solution qui se présentait à moi, selon la tradition, était d’écrire une étude, qui aurait pu prendre la forme d’un article d’une trentaine de pages ou plus, dans lequel serait développé, expliqué, le petit essai de deux à trois pages sur la délicatesse de goût et de passion. Un essai de ce genre aurait pu paraître parent d’autres que j’ai écrits et dans lesquels j’entrais aussi dans l’analyse détaillée de textes d’auteurs classiques. Et pourtant, cette façon de faire ne me paraissait pas convenir. Car une grande partie de la force de l’essai de Hume, de son sens aussi, réside dans sa forme, dans l’extrême concentration qui invite à un regard attentif aux moindres nuances, et incite à découvrir mille liens qui deviennent apparents au fil des relectures. Un commentaire étendu aurait dissipé cet effet, dû à la concentration de l’essai de Hume et à la subtilité de son écriture. Certes, j’aurais pu expliquer cet effet, montrer cette subtilité. Et pourtant, je les aurais dissipés néanmoins en les étalant, et j’aurais détourné le lecteur de la lecture directe du texte de Hume, en lui offrant une apparence d’équivalent dans cette explication. Un autre procédé que j’aurais pu envisager, celui d’annoter simplement le texte, ne convenait pas non plus à cause de la lourdeur qu’auraient représentée des notes d’une telle importance (sans compter que les revues ne publient plus guère des articles d’une forme par trop éloignée de la norme académique actuelle). L’avantage aurait été pourtant que les notes auraient au moins gardé un rapport plus étroit au texte original, et n’en auraient pas détourné le regard du lecteur autant qu’une étude séparée. Or c’est en réfléchissant aux possibilités des hyperliens, à la manière dont ils permettent d’écrire en quelque sorte sous le texte, plutôt qu’à côté de lui comme dans les notes, de telle façon que de tels commentaires hypertextuels se rapportent d’une manière un peu différente au texte commenté, que j’ai pensé découvrir la solution pour donner à l’essai de Hume le commentaire qui lui convienne. Dans la version actuelle de ce commentaire, l’essai de Hume demeure central, et il apparaît pour lui-même dans la traduction que j’en ai mise sur Internet. On peut le lire en effet sans passer au commentaire, et sans même voir du tout les explications qui l’accompagnent. En déplaçant la souris pourtant, on s’aperçoit qu’il est possible de passer sous le texte pour y découvrir une série de commentaires qui s’y rapportent très exactement, et de telle façon qu’il soit impossible de lire l’ensemble des commentaires à part, comme une étude, sans revenir chaque fois au texte de Hume, qui se représente chaque fois aussi dans sa parfaite autonomie. De cette manière, le commentaire demeure suffisamment discret pour enrichir la lecture de l’essai, plutôt que d’en détourner. Il va de soi qu’il faut user ici d’une écriture fort différente de celle d’une étude suivie, ne serait-ce que parce que chaque commentaire doit pouvoir être abordé à part, sans impliquer les autres, tout en se composant avec eux d’un autre côté.

Ainsi, dans ce cas, l’idée générale d’une utilisation des hyperliens pour annoter un texte trouve une réalisation concrète du fait qu’elle vient indiquer une solution à un problème philosophique, celui du statut à donner au commentaire d’un essai très puissamment développé sur les deux plans de l’argumentation et de l’élaboration littéraire, qui s’y trouvent liés en un tout indissoluble, de telle manière que, pour le faire saisir, il serait mal avisé (et contraire même à la doctrine que Hume défend dans cet essai) d’utiliser à son égard les procédés habituels du commentaire suivi, ou même des notes, que la publication sur papier ne nous permet pas de faire aussi abondantes, ni aussi discrètes que ce qu’autorisent les méthodes de l’hypertexte. Et c’est encore la dimension de la profondeur, celle du texte de Hume, qui reçoit ainsi une représentation dans la manière dont le commentaire la signale en se plaçant sous lui.

Ces deux exemples montrent des structures assez simples permettant de traiter la dimension de la profondeur par des techniques propres à l’ordinateur. D’autres structures bien plus complexes sont également possibles, en constituant par exemple de véritables labyrinthes, comme je me suis appliqué à en réaliser un dans une œuvre lisible sur ordinateur uniquement, intitulée Jeux de concepts, mais dont je n’aborderai pas l’analyse ici.

 

Québec, 2005

 

 

Renvois :

 

Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, http://www.kfs.org/~jonathan/witt/tlph.html

G. Boss, Manifeste de l’individualisme, http://www.gboss.ca/manifeste/

Hume, De la délicatesse de goût et de passion, http://www.gboss.ca/hume_del/

G. Boss, Jeux de concepts, http://www.grandmidi.com/l114.html