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LA DISSERTATION DE HUME SUR LES MATHÉMATIQUES

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En 1755, Hume envoyait à son imprimeur le manuscrit d'un volume de quatre dissertations, « The Natural History of Religion », « Of the Passions », « Of Tragedy » et « Some Considerations previous to Geometry & Natural Philosophy ». Mais, après avoir montré cette dernière dissertation à un mathématicien reconnu de l'époque, Lord Philip Stanhope, il renonça à la publier et la détruisit, si bien que nous n'en avons plus de trace. L'ensemble de ce volume fut d'ailleurs à plusieurs reprises remanié, pour contenir cinq ou six dissertations, avant d'aboutir aux quatre qui furent effectivement publiées. Pour certains des textes prévus dans les projets intermédiaires, ce sont des considérations de prudence, sur des conseils d'amis et plus encore des menaces de procès à cause de leur caractère scandaleux pour la religion, qui menèrent à leur retrait, alors que nous ne connaissons pas les véritables motifs qui conduisirent à la suppression de la dissertation sur les mathématiques, en dehors d'une très vague allusion de Hume aux critiques de Stanhope [1]. Et comme nous ne savons pas si, comme pour la dissertation sur les passions qu'elle devait accompagner, elle se ramenait pour l'essentiel à un résumé d'une partie du Traité (la deuxième partie du premier livre), nous ne pouvons pas estimer ce que nous avons perdu avec ce texte.

Comme finalement, après diverses reconfigurations, les quatre dissertations ont paru, avec les trois autres essais, et avec le remplacement de celui qui nous intéresse par l'essai sur la tragédie, nous pouvons tenter à partir de ce petit ensemble auquel les considérations sur les conditions de la géométrie et de la philosophie naturelle devaient appartenir, de nous faire une idée du genre de textes dont il s'agissait. Hume leur donne le titre de dissertations. Mais, pour deux d'entre eux au moins, ils pourront entrer aussi dans la catégorie des essais. Et toutes ces dissertations semblent également faire partie de la nouvelle forme que Hume a donnée à sa philosophie lorsqu'il a décidé de laisser derrière lui le Traité et d'exposer ses idées dans un autre genre littéraire. Nous savons en effet que, selon son diagnostic des raisons de ce qu'il avait éprouvé comme un échec de sa première œuvre, le défaut du Traité ne résidait pas dans la doctrine, dans l'argumentation, bref dans ce qu'on pourrait nommer le contenu, mais dans la forme. A partir de ce qu'il écrit à propos des essais qui reprennent, développent et élaguent le contenu du Traité, on comprend qu'il a jugé que cette première œuvre lui a paru inadaptée à son public. Hume avait écrit un ouvrage massif, articulé certes, mais développant une recherche longue, cohérente, exigeant une attention soutenue et continue d'un bout à l'autre, et donc une grande disponibilité du lecteur, telle qu'on peut la trouver éventuellement chez les professionnels de la philosophie, libres d'y consacrer la grande partie de leur temps et de leurs préoccupations. Or on sait qu'à l'époque de Hume ce public se trouvait pour l'essentiel dans les universités, encore très marquées par une scolastique desséchée, refermée sur elle-même, et une faible curiosité pour les nouveautés de la modernité, auxquelles appartient la recherche menée par Hume dans le Traité, à propos duquel il insiste lui-même très fortement sur son caractère novateur. Il se rend compte que son vrai public n'est pas celui des universitaires, mais qu'il se trouve dans le monde, chez ceux qui mènent une vie active, dans le souci des affaires, et que la curiosité et le plaisir des arts et des lettres pousse à lire dans les intervalles plus limités de leurs loisirs. Inutile donc de réclamer de tels lecteurs la longue concentration continue qu'exige la compréhension du Traité. Hume, s'étant lui-même consacré à ses recherches en vrai philosophe et savant, doit donc, pour faire connaître ses idées, se faire, comme il dit, ambassadeur du monde de ceux qui s'y consacrent auprès d'un public qui s'y intéresse sans pouvoir abandonner ses affaires, en y réservant seulement des loisirs brefs et discontinus. On comprend donc que, dans ces considérations, le genre littéraire des essais se soit imposé comme le plus convenable, par la relative concision des textes et l'usage plus important de la rhétorique pour attirer plus rapidement l'attention sur le sujet abordé. Voilà donc le rôle de l'essai.

Mais dans ce genre, ou à partir de lui, Hume a élaboré d'autres formes. On sait qu'outre les essais proprement dits, rassemblés en des volumes, sans prétention par là de les lier fortement dans une structure d'ensemble, pour les laisser au contraire offerts à une lecture irrégulière qui les choisit librement, au gré des intérêts actuels du lecteur, il a composé aussi d'autres livres où le lien et la progression des essais sont plus marqués et s'imposent en exigeant presque une lecture continue, entrecoupée éventuellement, mais dans l'ordre voulu. Ce sont les essais sur l'entendement humain, puis ceux qui traitent des principes de la morale. Or de tels essais dans lesquels l'ordre joue un rôle important, composent en réalité un genre un peu différent, nouveau, auquel Hume, renommant ses essais sur l'entendement humain, donnera le nom fort approprié d'enquête [2]. Une fois reconnue la nature de ce nouveau genre, c'est directement en fonction de ses exigences qu'il développe ensuite ses idées sur les principes de la morale, dans un livre qui, conçu dès l'origine et consciemment dans le style de l'enquête, en représente l'accomplissement littéraire. En quelque sorte, le dynamisme de l'enquête crée le suspens, l'invitation à participer à la recherche, à tenter d'anticiper, qui, comme dans le roman policier un siècle après, permet de soutenir l'attention de l'esprit et l'exercice de l'intelligence sur un plus long parcours.

La dissertation semble être un autre développement de l'essai. Si l'on considère les deux exemples qui sont restés distincts des essais proprement dits, la dissertation sur les passions et la dissertation sur l'histoire naturelle de la religion, ils paraissent se caractériser déjà par une longueur plus grande que celle des autres essais. Comme les enquêtes, ces dissertations présentent un argument développé. Elles peuvent avoir aussi, comme la dissertation sur les passions, un ton plus théorique, lié à un exposé systématique d'une matière, ce qui les rapprocherait de petits traités. Elles ont chacune un objet relativement précis, quoique assez complexe, tel que le jeu de l'association des impressions et des idées dans la formation et la transformation des passions, et la genèse imaginaire et affective des idées religieuses à travers l'histoire. La première de ces deux dissertations reprend une partie du Traité dans une forme et une intention partiellement nouvelles. La seconde représente un développement original.

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De ces remarques, pouvons-nous donc tirer quelques conclusions sur la nature des considérations sur les conditions de la géométrie et de la philosophie naturelle ? Il est probable que cette dissertation ait repris les développements correspondants du Traité. Mais rien n'interdit de penser qu'elle ait comporté des réflexions nouvelles par rapport à lui, et il est fort probable que ces chapitres aient été au moins restructurés en fonction d'une intention propre, sans doute un peu décalée. A ce propos, l'association dans le titre de la géométrie et de la philosophie naturelle est intéressante. Mais on ne sait pas si les considérations annoncées concernent à la fois les deux disciplines, ou si elles portent sur chacune d'elles ainsi que sur leur relation.

L'orientation donnée par le titre est décalée par rapport à celle de la partie du Traité abordant la géométrie dans le cadre d'une recherche sur l'espace et le temps. Certains aspects en avaient été repris dans l'Enquête sur l'entendement humain, notamment l'importante réfutation de l'idée d'une divisibilité infinie, constituant dans ce contexte un moment de la réflexion sur l'étendue pertinente du doute et sur la signification du scepticisme. Maintenant, dans la dissertation, il s'agit de réflexions préalables par rapport à deux sciences majeures dans la conception moderne de l'approche mathématique et expérimentale de la nature. Il semble donc que l'accent doive être mis sur des questions portant sur la nature et sans doute la méthode de ces sciences.

Cet objectif aurait été mieux désigné par un titre mettant en rapport les mathématiques avec la science de la nature, et non seulement la géométrie. Car il est évident que l'arithmétique et l'algèbre y jouent également un rôle essentiel. Mais il est vrai aussi que d'une part la physique étudie essentiellement la nature dans ses dimensions spatio-temporelles, qui sont également, sous une autre forme, l'objet de la géométrie, et que d'autre part, depuis Descartes, les sciences du calcul trouvent l'une de leurs fonctions principales dans leur usage au service de la géométrie. Dans cette mesure, la référence à la seule géométrie ne signifie pas obligatoirement leur exclusion, mais peut-être juste l'accent sur la principale des disciplines mathématiques dans ce contexte, et ainsi sur celle qui donne le mieux le sens de l'usage des mathématiques dans la philosophie naturelle. Supposons donc que cette dissertation ait visé une réflexion sur les conditions des mathématiques — avec un accent sur la géométrie — et de la philosophie naturelle, étant entendu qu'il y a une dépendance entre ces disciplines dans la science moderne.

Le but de la dissertation (ou du moins son but principal, car il y en a certainement plusieurs) pourrait donc être d'examiner quels sont les divers modes de connaissance de ces disciplines et la manière dont elles se composent entre elles, afin d'en tirer quelques principes de méthode, ainsi que des considérations sur la nature et la portée des connaissances qu'on peut en tirer.

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On sait que Hume distingue fortement entre deux formes principales de connaissance, hiérarchisées également par leur degré de certitude. Il y a, au sommet, si l'on peut dire, ou à la base, un véritable savoir, tout à fait certain, ou une connaissance parfaite, entière, définitive. On trouve en second lieu une forme de connaissance imparfaite, seulement vraisemblable, toujours plus ou moins sujette au doute, pouvant toujours être renversée, qui n'est que probable et varie entre tous les degrés possibles, excepté les deux extrémités, la probabilité totale se confondant avec le premier genre de connaissance parce que, justement, la certitude y remplace la probabilité, et l'absence de probabilité de l'autre côté correspondant à l'ignorance ou au doute le plus entier. Ces deux modes de connaissance correspondent à des objets distincts, à savoir aux relations d'idées du côté de la certitude, et aux questions de faits pour la probabilité. Cette division de la connaissance ne tient pas compte des faux savoirs ou des illusions, qui, quoique fréquents et prétendant au savoir, n'y ont pas de prétention légitime et sont l'objet d'une critique destructrice. Et c'est pourquoi, ayant identifié la science certaine aux mathématiques, Hume peut conseiller à la fin de l'Enquête sur l'entendement humain de jeter au feu tous les livres savants qui ne traitent ni de problèmes de mathématiques ni de recherches de faits.

Or précisément, pourquoi les mathématiques, et plus spécifiquement l'arithmétique et l'algèbre, jouissent-elles du privilège d'atteindre la certitude ? C'est bien sûr parce qu'elles ne s'occupent que de relations d'idées, sans se soucier d'établir des faits. Mais la question rebondit. Pourquoi les relations d'idées sont-elles certaines ? C'est parce qu'elles sont saisies immédiatement, par perception directe. Et cela, il convient de l'expliquer.

Lorsqu'on remonte à l'origine de toute pensée, de toute expérience, on retrouve à leur base les perceptions elles-mêmes, incontestables parce que tout les suppose, y compris nos doutes. Ces perceptions sont plus ou moins vives, plus ou moins simples ou complexes, plus ou moins claires ou floues, mais elles s'imposent absolument telles qu'elles sont. Autrement dit, en elles-mêmes, elles sont absolument certaines.

Comme elles sont multiples, elles donnent lieu à comparaison en tant qu'elles sont en relation les unes avec les autres. Or leur relation n'est pas quelque chose d'autre qui viendrait s'ajouter à elles, comme de l'extérieur. La relation se perçoit et n'est rien d'autre que perception. Simplement, dans ces perceptions où apparaissent les relations, plusieurs perceptions se distinguent. Ou si l'on veut, la relation est une perception complexe dans laquelle des perceptions plus simples se distinguent sans se séparer, même si elles sont séparables. Et la relation est une qualité de cette perception complexe. Ainsi la ressemblance entre deux perceptions n'est pas quelque chose qui s'ajoute à elles, mais un aspect de la perception des deux, ou si l'on veut de leur comparaison, directement perçu. Pas plus que la couleur d'une tache ne se présente concrètement comme quelque chose de différent d'elle, la relation entre deux choses n'est séparable d'elles. C'est pourquoi les relations comme telles sont immédiatement perçues, ou, en d'autres termes, font l'objet d'une connaissance intuitive, entièrement certaine. Telle est la ressemblance, telles sont par exemple les différences de degrés des qualités, et tels sont aussi les rapports spatiaux et temporels ou les rapports de quantité. Tant qu'on ne considère donc que la relation dans son apparence immédiate, elle apparaît nécessairement telle qu'elle est en elle-même, dans sa certitude intuitive.

Ce qui caractérise les relations de quantité, c'est qu'elles sont susceptibles d'être étendues au-delà de la perception immédiate, par la démonstration (ou le calcul), sans perdre leur certitude. Au départ, dans l'intuition, les divers objets discrets sont saisis et comparés d'une seule vue. Il est facile par exemple de voir par la seule intuition directe qu'un groupe de trois objets est plus grand qu'un autre de deux objets, ou qu'un groupe de trois objets peut être décomposé en un groupe de deux objets d'un côté, et un objet unique, de l'autre. On peut remarquer aussi que ces groupes sont plus facilement comparés lorsqu'on les place dans un certain ordre, en deux colonnes d'objets alignés un à un, par exemple, où apparaît aussitôt l'égalité, lorsque les colonnes sont d'égale hauteur, chaque objet de l'une correspondant à l'un de l'autre. Et non seulement l'inégalité se perçoit également aussitôt, mais aussi sa grandeur, celle de la partie de la plus grande colonne qui dépasse l'autre. Tout cela, ce sont des jeux de l'imagination ou de la perception sensible qui ne sortent pas de l'intuition, et auxquels Hume ne fait allusion qu'en passant, mais susceptibles d'être examinés davantage s'il avait voulu rendre le phénomène plus évident dans sa dissertation.

Et il aurait pu montrer également comment le calcul peut dépasser largement les limites de l'intuition directe. Pour cela, il faut former des idées abstraites, et avant tout celles des nombres. On sait que pour Hume les idées générales ou abstraites ne sont rien de séparable des perceptions concrètes auxquelles elles correspondent, mais qu'elles n'en sont distinguées que par une distinction de raison. En effet, le trait commun à plusieurs choses n'est qu'une ressemblance entre elles, et l'on sait que la ressemblance, comme les autres relations, ne s'ajoute pas aux choses perçues, mais n'en représente qu'un aspect lorsqu'elles sont perçues ensemble et comparées. Or il est facile de constater la ressemblance entre les divers groupes formés d'un objet, ou de deux, ou de trois, et ainsi de suite, en augmentant leur nombre jusqu'aux limites de notre capacité perceptive. Ensuite, nous avons vu comment il est possible de décomposer les groupes et par conséquent comment on peut comparer les groupes plus importants. Mais les idées abstraites ne deviennent consistantes et utilisables à plus grande échelle que par le fait qu'on y joint des noms. Une fois les noms donnés aux nombres, et ordonnés dans une suite stable, ils appellent les idées intuitives correspondantes et s'y substituent dans le calcul. On aura nommé de même les opérations qui s'appliquent généralement aux nombres, telles que l'addition et la soustraction, avec toutes leurs combinaisons et complexifications, de manière à en systématiser également l'usage.

En somme, on peut imaginer un processus semblable pour d'autres relations, comme pour la contiguïté spatiale. Ainsi, je peux constater intuitivement que, sur une ligne, un objet placé à droite d'un autre placé à droite du premier, se trouve également à la droite de celui-ci, et je peux nommer cette relation particulière et faire des démonstrations, également certaines. Quel est donc l'avantage des relations de quantité ? Pour le voir, examinons la géométrie, une science de l'espace jugée généralement rigoureuse également, et que Hume ne considère pas comme aussi certaine que l'arithmétique.

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En tant qu'étude de l'espace et des rapports des figures qui peuvent s'y dessiner (en tant qu'étude aussi du temps dans la mesure où l'on considère les déplacements), les idées sur lesquelles porte la géométrie dépendent de la nature de l'espace, et donc de sa perception. Or on sait que l'idée théorique que s'en font souvent les géomètres, et les personnes cultivées, sous leur influence, est fausse et même absurde. En quelque sorte, on pourrait dire qu'ils conçoivent l'espace comme le contenant de tous les contenus, non contenu à son tour dans aucun autre contenant. Pour le concevoir, il faut donc le vider de son contenu, c'est-à-dire de toutes les choses qui y prennent place. Cette opération mentale accomplie, il nous reste un vide infini en largeur, hauteur et profondeur, qui, lieu possible de toutes choses, ne possède rien d'elles que leur caractère étendu, les rendant propres à remplir l'espace. Vu que, pour nous en tenir d'abord à l'espace visuel, tout ce que nous voyons concrètement en parcourant des yeux l'espace, ce sont précisément ces objets qui le remplissent et qui se manifestent par des taches de couleurs de diverses formes, l'espace vide du géomètre est invisible, car notamment il n'a pas de couleur. Étant donné que la géométrie conçoit son espace comme homogène, et sans limites (car s'il en avait, il serait un contenu dans un plus vaste contenant), et que rien ne limite donc sa grandeur ni sa petitesse, c'est-à-dire l'accroissement infini de tout espace et sa division infinie, il faut le concevoir comme infini en grandeur et en petitesse. Aussi, puisque nous ne voyons que des étendues finies, cet espace géométrique est également invisible dans son infinité.

Cette conception conduit à des contradictions internes. Les géomètres supposent des points infiniment petits, qui diffèrent des atomes en tant qu'ils n'ont plus de dimensions, car ils pourraient sinon être divisés encore. Or de tels points ne peuvent être contigus sans se confondre, n'y ayant aucune distance entre un de leurs côtés et l'autre, opposé. Si ces points doivent former l'espace comme les atomes forment les corps composés, il n'est pas possible de procéder en les ajoutant côte à côte, puisqu'ils se confondraient en un seul. On s'imagine qu'en les multipliant à l'infini on surmontera la difficulté, ce qui n'est évidemment pas le cas. On se trouve plongé dans les contradictions de l'idée d'un infini en acte, où les opérations d'addition, de soustraction, de multiplication et de division ne fonctionnent plus, toutes ne donnant jamais que l'infini (ou rien).

Mais surtout, un tel espace n'est pas représentable, et selon le principe humien qu'une idée ne peut avoir aucune qualité simple qui ne se trouve dans l'impression, il faut donc affirmer que nous ne le pensons pas et que nous n'en avons aucun concept, contrairement au sentiment erroné du géomètre métaphysicien.

Qu'est donc l'espace, selon ce que nous percevons effectivement ? C'est à chaque moment, pour la vue, un ensemble de taches colorées, contiguës, parmi des configurations sans cesse variables dans la durée. Certes, il ne manquera pas de logiciens bornés pour protester contre le cercle apparent dans cette définition, venant de ce que la chose définie s'y retrouve parce que la contiguïté suppose déjà un rapport spatial, et par conséquent une référence à l'idée d'espace. Il suffit cependant de leur rappeler que les relations ne sont pas quelque chose qui vient s'ajouter de l'extérieur aux choses mises en relation, mais qu'elles sont les qualités du composé lui-même. Ainsi, la définition de l'espace n'est ici qu'une description, qui se réfère, pour prendre sens, à la perception effective. Alors il faut comprendre que ces taches colorées — expression qui ne définit pas ce que nous voyons, mais le nomme —, se composent par contiguïté — ce terme à son tour nommant juste ce que nous voyons dans ce genre de scènes visuelles, dont l'idée abstraite générale est ce que nous nommons l'espace. Sinon, on retombe dans l'erreur du géomètre métaphysicien qui croit devoir vider l'espace pour le penser à part de ce qui le remplit, et finit par ne plus rien penser et par tomber dans des absurdités.

Il est vrai que ces notions de vide et de plein ne sont pas explicables par l'idée d'un espace réduit à une sorte de surface composée de taches visuelles contiguës. Il semble même exclu, au contraire, qu'une telle composition puisse laisser des vides, qui seraient comme des trous dans la vision, invisibles, et donc non perceptibles par la vue. Et pourtant, nous avons bien des idées du vide et du plein. Pour ramener leur notion et leur différence à la perception, il faut s'adresser à un autre sens que la vue. Le plein se manifeste au toucher (et aux sensations musculaires), lorsque quelque chose exerce une résistance à la pression que nous exerçons sur lui par notre corps, tandis que le vide signifie l'espace de mouvement libre pour nos membres. Et c'est d'ailleurs aussi le toucher qui nous donne la sensation de la distance, notamment dans la profondeur, qui semble manquer d'abord aux tableaux que nous offre la vue seule. Il y a des intervalles de sensations de résistance lorsque nous bougeons, et c'est ce que nous appelons la distance lorsque nous comparons ces mouvements et leur attribuons une grandeur. En somme, la distance implique la durée ou la succession, bref, le temps, de sorte que nous n'avons pas d'idée de distance sans recours à la sensation du temps et à l'estimation de la durée du libre mouvement d'un endroit à l'autre. L'espace en profondeur est donc d'abord à la fois tactile, musculaire, cinétique et temporel. C'est par association d'idées que, pour l'essentiel, la vision intègre à son tour cette dimension de la profondeur et de la distance. Et celle-ci n'est perceptible que parce que l'espace que nous expérimentons n'est ni entièrement vide, ni entièrement plein, mais mélangé. S'il était vide, nous bougerions sans jamais rencontrer de résistance ni toucher quoi que ce soit, et nous ne pourrions penser la distance. S'il était entièrement plein, nous ne pourrions même bouger, ni par conséquent percevoir aucune distance. Mais il ne faut pas non plus imaginer l'espace comme constitué de corps offrant une résistance absolue, d'un côté, et de vides parfaits entre eux, de l'autre. La résistance comme le vide se présentent en fait à tous les degrés intermédiaires possibles, si bien qu'ils sont perçus relativement l'un par rapport à l'autre. L'air est vide par opposition à l'eau de la mer qui vient remplir l'espace sous lui, et celle-ci est vide par rapport aux poissons qui l'habitent ou au fond marin, en fonction des degrés divers de résistance qu'ils offrent à nos mouvements. Toutes ces sensations sont intimement associées aux espaces visuels correspondants, au point que l'habitude nous permette de les voir en quelque sorte (ou plutôt que la vue les suscite aussitôt en nous). On voit que cet espace effectivement perçu, et donc seul vraiment pensé, n'est ni infiniment grand, ni infiniment divisible. Je peux certes ajouter des distances, mais je les perds vite de vue dès qu'elles dépassent ma capacité de voir et d'imaginer. Je peux certes diviser une surface, mais ma vue aboutit à des sortes de points visuels, des sortes d'atomes perceptifs, que je ne parviens plus à diviser. Il y a un maximum et un minimum dans cet espace perçu. Mais par une fiction de l'imagination, je peux me projeter dans une certaine mesure au-delà. Arrivé au maximum, je peux par l'imagination le réduire à des proportions plus petites, et recommencer l'augmentation, comme si celle-ci venait s'ajouter au premier espace. De même, arrivé au point tactile ou visuel, je peux l'imaginer plus grand et reprendre la division. Ainsi, lorsque je regarde au microscope un point à peine visible, je ne pénètre pas dans cet espace, à proprement parler, mais je l'agrandis optiquement, quoique le jeu de l'imagination me donne le sentiment de pénétrer dans le point que je percevais à peine au départ, à l'œil nu. Cette opération se laisse répéter plusieurs fois et me donne l'impression que je pourrais la continuer indéfiniment. Voilà comment naît l'illusion d'une augmentation ou d'une division à l'infini, et à la limite l'aboutissement à l'idée d'un espace infiniment grand et d'un point infiniment petit, lorsque j'oublie les conditions concrètes de l'opération de l'imagination et ses propres limites effectives. Or ces limites ne sont pas pensées de manière précise, justement, et leur indétermination favorise ainsi l'illusion de leur dépassement perpétuellement possible.

Il y a un autre aspect par où les limites de l'espace restent en partie indécises. Si nous pouvions identifier parfaitement les points perceptifs, cela nous donnerait la possibilité de les utiliser comme des éléments discrets, comptables et calculables pour composer les diverses figures dans l'espace. Nous pourrions dire par exemple que telle ligne, telle que perçue, résulte de l'alignement de tant de points visibles exactement, et la comparer ainsi à telle autre ligne pour définir le rapport de leur longueur avec la même précision qu'on compare deux nombres d'objets discrets. Mais ces atomes perceptifs n'en sont pas vraiment. En effet, l'expérience nous apprend que les points visibles sont foncièrement imprécis. Reprenons l'expérience de Hume. Faisons une petite tache, ronde par exemple, sur une feuille. Fixons la feuille au mur et reculons progressivement, jusqu'à ce que la tache devienne invisible. Tâchons alors de définir exactement le moment où, en avançant ou reculant un peu, celle-ci apparaît ou disparaît. Nous constaterons que cela n'arrive pas d'un coup. Le point visible passe par différents états, devenant plus petit, puis persistant dans sa même grandeur, mais devenant plus flou, moins fort, moins stable, finissant par fluctuer en apparaissant et redisparaissant comme de lui-même, sans que je m'éloigne davantage, me laissant incertain si je le vois alors que ses contours se brouillent. Ainsi, ce point se mélange imperceptiblement avec ses voisins et ne s'en laisse pas distinguer nettement, empêchant la séparation grâce à laquelle je pourrais les compter.

C'est toute la géométrie qui se trouve affectée par ces limitations et imprécisions de la perception de l'espace par laquelle cette science est conditionnée. Pour échapper à ces imperfections, elle procède par la fiction, ainsi que nous l'avons vu, faisant partout intervenir une idée d'infini qui n'est en fait que la répétition indéfinie, mais toujours finie en réalité, d'une opération, puis oubliant les conditions de cette fiction et produisant l'illusion d'une répétition effectivement infinie. C'est ainsi qu'en répétant « infiniment » la division, on croit parvenir au point géométrique, et qu'en répétant « infiniment » l'addition ou la multiplication, on arrive à l'infiniment grand. C'est ainsi qu'en répétant les opérations pour mesurer toujours plus précisément une longueur, en la comparant à une autre et en divisant sans cesse l'excédent ou le manque, on feint d'arriver à la saisie d'une égalité parfaite. C'est ainsi qu'en corrigeant à répétition les inégalités d'une droite ou d'une courbe, on se donne l'illusion de parvenir à penser une droite parfaitement droite, ou une courbe parfaitement régulière. C'est ainsi qu'en grossissant sans cesse la zone de rencontre entre la circonférence d'un cercle et sa tangente, on croit pouvoir déterminer un point unique, inétendu, où seul elles se touchent, et concevoir un angle devenu infiniment petit entre elles. C'est ainsi qu'on imagine un basculement infiniment petit où deux sécantes se redressant dans la même direction voient leur point d'intersection s'éloigner indéfiniment, pour disparaître subitement à l'infini. Bref, multipliant toujours la même sorte d'illusion, le géomètre finit par s'imaginer qu'il étudie l'espace géométrique du métaphysicien qu'il est devenu, plutôt que l'espace réellement perçu et pensé.

D'ailleurs, la géométrie comme telle peut se passer de cette conception métaphysique de l'espace, car la méthode de la répétition d'une opération est effectivement un moyen d'accroître la précision autant que nécessaire, sans avoir besoin de la fiction d'une possibilité de la répéter à l'infini et de poser le résultat impensable de cette opération infinie. Il est vrai qu'alors, au lieu de parvenir à une précision parfaite, mais illusoire, on se contente d'une certaine précision, toujours imparfaite, mais suffisante généralement pour les besoins réels, obtenue à partir d'une fiction réalisable, celle par laquelle on additionne des opérations sur des espaces effectivement différents, mais identifiés fictivement. Tant qu'on reste capable de détisser la fiction en considérant le mouvement effectif de l'imagination, on évite l'illusion, et on reste conscient de l'imprécision foncière de la géométrie ou du caractère approximatif de ses résultats.

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Peut-être croira-t-on que cette imprécision de la géométrie telle que pratiquée par l'examen, la comparaison et la construction des figures, disparaît dans la mesure où l'on leur substitue davantage le calcul arithmétique et algébrique, apportant ainsi la précision et certitude de ces sciences dans la géométrie. En vérité, l'application des nombres à la géométrie dépend, dès le départ, de la nature des entités géométriques et de leurs rapports. On peut bien postuler par exemple l'égalité numérique de deux longueurs, mais c'est par une fiction dans laquelle on néglige l'impossibilité de les mesurer l'une par l'autre de manière à établir cette parfaite égalité qu'on leur suppose. Ainsi, la précision du calcul laisse subsister derrière elle l'imprécision géométrique qu'on a simplement décidé de négliger sans la supprimer. L'illusion de la précision sera alors plus forte, mais non moins illusoire.

Au moins, se dira-t-on, cette transposition dans le domaine des nombres permettra-elle de rendre les calculs précis, même si c'est sur une base imprécise, qu'on retrouvera toujours et qu'il ne s'agit pas d'oublier.

Mais, ceci dit, en quoi le raisonnement arithmétique diffère-t-il de celui de la géométrie pour mériter le titre de connaissance certaine ?

En fait, il n'est pas difficile de trouver à propos des nombres les illusions et les absurdités que nous avons décrites à propos de la conception métaphysique de la géométrie. Il est évident que la même méthode de l'imagination est en effet à l'œuvre dans le calcul portant sur les nombres et dans leur constitution même. Nous avons vu que, pour les manipuler efficacement, il fallait ordonner les choses à dénombrer et à comparer, en colonnes par exemple. C'est déjà ce que nous faisons pour compter. Notre intuition ne va pas loin. Supposons que nous puissions saisir distinctement d'une seule vue à peu près un groupe de dix objets distincts. Pour compter au-delà, il nous faut perdre de vue ces objets et ne considérer que le groupe, auquel on ajoute d'autres objets et d'autres groupes, comme nous le faisons en comptant dans le système décimal, où, au-delà de dix, nous comptons en fait : dix plus un, dix plus deux..., puis deux dix (ou vingt), trois dix (ou trente)..., et, arrivés à dix dix, retenant de nouveau le groupe seul, cent, et ainsi de suite. Notre manière de dénommer les nombres retient ce rapport à ces groupements, et les chiffres eux-mêmes par lesquels nous écrivons les nombres sont ordonnés de façon à pouvoir les saisir plus facilement. C'est bien la méthode de l'imagination que nous avons vue à l'œuvre en géométrie. Or l'oubli des conditions de cette fiction conduit en arithmétique au même emballement et aux mêmes absurdités qu'en géométrie. Nous feignons de pouvoir compter à l'infini et de pouvoir achever cette opération qui nous conduirait à un nombre infini. Cela vaut en grandeur comme en petitesse, en divisant infiniment l'unité. Et ici encore, ce nombre infini est contradictoire, échappant à toute représentation et à toutes les opérations sur les nombres finis, restant infini lorsqu'on lui ajoute un nombre, ou lorsqu'on en soustrait un... Bref, comme on peut tomber dans l'illusion d'un espace géométrique métaphysique, on peut tomber également dans une conception métaphysique des nombres. Et ici encore, ces illusions peuvent être corrigées en revenant à la genèse effective des nombres et en ressaisissant les conditions de la fiction utilisée à bon escient lorsqu'elle ne s'emballe pas fallacieusement à l'infini. De même que la géométrie est limitée par la perception réelle, finie, de l'espace, de même l'arithmétique est limitée notamment (et c'est aussi le cas pour la géométrie d'ailleurs) par la perception réelle, finie, du temps, et celle-ci nous interdit de croire possible une opération qui, pour se renouveler infiniment, supposerait également un temps infini.

Malgré cette analogie, il reste que, contrairement à la géométrie, l'arithmétique est exacte. Et cela vient de son fondement, à savoir la quantité discrète ou la distinction numérique. Alors que, notamment, l'espace ne peut se résoudre en des points clairement séparables, parce qu'ils conservent toujours une certaine confusion avec ceux qui leur sont contigus, le nombre se réfère à des objets discrets, c'est-à-dire distincts et nettement séparables, ou encore numériquement distincts. Dès que cette condition est réalisée, quel que soit le domaine de perception, la numération est possible. Et les relations arithmétiques sont précises parce que les objets séparés, en tant que tels, permettent leur distinction nette, excluant tout mélange, et parce qu'ils entrent dans des configurations numériques à leur tour parfaitement distinctes. C'est pourquoi l'intuition nette des objets et groupes numériquement distincts ne se perd pas dans les calculs à travers les fictions de l'imagination, et se retrouve exactement au bout de ses opérations. Il n'y a pas, par exemple, à chercher un critère d'égalité par correction progressive indéfinie, comme en géométrie, parce que ce critère est donné au départ dans l'abstraction par laquelle les objets numériquement distincts sont compris comme étant chacun une unité, en cela égale à toute autre.

Il résulte de ces considérations que l'arithmétique est parfaitement précise, alors que la géométrie ne l'est pas. Mais est-ce suffisant pour dire que l'une est une connaissance véritable et certaine, et l'autre non ? En somme, la ressemblance également reste imprécise, même dans l'intuition, ce qui ne la rend pas moins certaine tant qu'on la perçoit en elle-même. Et le point sur la feuille que j'éloigne de moi, malgré son flou, est certain aussi, tant que je ne cherche pas à en faire l'objet d'un calcul, mais me contente de le percevoir. Et d'ailleurs, nous savons que les relations, saisies en elles-mêmes ou intuitivement, sont certaines tant qu'on ne sort pas de leur intuition.

Il faut donc que ce soit la précision des relations de quantité numérique qui autorise le passage à un calcul, étendant l'intuition au-delà d'elle-même, sans perdre la certitude liée à cette connaissance directe. Et c'est bien ce qui semble se passer. Quand je compte, par exemple, je peux toujours revenir à l'intuition pour vérifier chaque mouvement et m'assurer de sa certitude perceptive directe, en suivant à nouveau intuitivement chaque opération de l'imagination, et en m'assurant qu'aucune n'introduit rien de nouveau ni aucune ambiguïté susceptible de rendre douteux le résultat chaque fois atteint. Et je peux de même ramener toutes les opérations arithmétiques à l'addition et à la soustraction, dont je peux avoir l'intuition directe sur les petits nombres. Ainsi, quoique je ne fasse pas le calcul intuitivement, je sais que je peux toujours le reprendre pour le ramener à une série d'intuitions, où chacune est certaine et chaque passage est certain également. Cela, c'est l'exactitude propre à la perception des relations quantitatives numériques qui le rend possible. Et inversement l'inexactitude relative de la géométrie empêche de savoir à quel point les raisonnements et démonstrations que nous faisons sur les figures abstraites doivent correspondre à celles des objets concrètement perçus, même si l'on peut compter sur une approximation généralement suffisante pour la pratique.

6

Néanmoins, à la rigueur, cette distinction entre les deux disciplines n'est pas aussi tranchée qu'elle ne semble. Pire encore, la connaissance mathématique n'est pas même radicalement différente des connaissances de faits. On sait que pour Hume le grand principe de la connaissance de la réalité ou des faits est le raisonnement causal, que celui-ci s'effectue de manière naturelle et instinctive ou de façon méthodique et scientifique. Or la relation causale peut être vue sous deux angles, en tant que relation philosophique (dans une saisie intuitive), ou en tant que relation naturelle. Dans le premier cas, elle est l'objet d'une connaissance certaine, comme les autres relations en tant que telles, tandis que dans le second, elle est l'objet d'une croyance ou d'une connaissance probable seulement. En tant que simple relation d'idées, la causalité est une succession d'objets ou d'événements, telle que notre mémoire nous présente toujours la même succession entre ces objets ou événements semblables. Quoique la relation soit complexe, puisqu'elle ne se perçoit pas entre deux objets présents seulement, mais comprend également ceux de notre mémoire qui leur sont semblables, elle est parfaitement intuitive et certaine en elle-même, envisagée comme entièrement donnée dans la perception. C'est donc l'autre perspective sur la causalité qui correspond à sa valeur de principe des connaissances de fait. La relation causale se présente ici comme la succession de deux objets ou événements de telle manière que l'apparition de la cause ou de l'effet entraîne la formation de l'idée de l'autre, corrélative, cette idée étant alors perçue comme plus vive, ou, ce qui revient au même, comme l'objet d'une croyance. En effet, c'est le degré de cette croyance qui correspond à la probabilité d'existence réelle du fait cru. Or cette connaissance laisse subsister un doute, puisqu'il est toujours possible et pensable que la suite de nos perceptions infirme cette croyance. Tant qu'on s'en tient donc à la comparaison des idées, ou à leur intuition, toute relation est l'objet d'une connaissance certaine, y compris la causalité, qui reste alors statique et ne permet de faire aucune prévision. En revanche, dès qu'on quitte l'intuition et qu'on tente de connaître la réalité au-delà d'elle, alors la croyance intervient, avec la possibilité d'un démenti, et la connaissance se réduit à la probabilité, même lorsqu'il s'agit de la plus grande vraisemblance et de vérités pratiquement incontestables.

A première vue, cette dégénérescence de la connaissance en probabilité ne semble pas concerner les mathématiques, dans la mesure où celles-ci ne visent pas à savoir ce qui est réel ou non, mais se contentent d'étudier les relations d'idées, même lorsqu'elles tentent par le calcul ou la démonstration de sortir de la sphère pure de l'intuition. Mais dans les faits, plus les calculs sont longs, plus ils supposent la croyance et impliquent par conséquent la probabilité. Car pour effectuer ces calculs, il faut quitter la pure intuition, et c'est d'ailleurs leur rôle que de le permettre pour la prolonger en quelque sorte artificiellement. Le moyen d'y parvenir, c'est non seulement le jeu de l'imagination par lequel on remanie l'ordre des objets pour concevoir les nombres et effectuer sur eux des opérations, mais également l'usage des signes, à savoir des mots et des chiffres. Or comment savons-nous que ces opérations donnent des résultats correspondant à ceux qu'aurait obtenus l'intuition si elle avait vraiment pu s'étendre d'elle-même à ces calculs plus complexes ? A vrai dire, nous ne pouvons pas le savoir, puisque justement nous ne pouvons avoir de perception intuitive de l'enchaînement de ces opérations. A défaut, nous devons nous fier au travail de notre raison, au fait qu'elle procède bien tout à fait régulièrement, et considérer ainsi notre faculté de calcul comme une sorte de mécanisme dont le fonctionnement normal produit des effets constants. Dès lors, la causalité intervient dans l'évaluation de ces calculs et réduit leur valeur de connaissance à celle d'une probabilité. D'ailleurs, on peut remarquer également que l'usage des nombres et des chiffres se réfère à la mémoire, déjà du fait que nous devons nous souvenir des associations entre les signes et des chiffres, d'un côté, et les nombres abstraits, de l'autre, puisque c'est cette association qui permet d'effectuer les calculs en opérant au-delà de l'intuition stricte. Or l'expérience nous apprend que la mémoire, et donc ce procédé de raisonnement discursif qui l'implique, n'est fiable qu'à un certain degré, comme le montre le fait que les meilleurs esprits sont sujets à commettre des fautes de calcul. La réflexion sur l'usage du langage nous montre d'ailleurs généralement combien celui-ci multiplie d'un côté nos capacités de penser abstraitement, certes, mais combien aussi il nous fourvoie dans des illusions lorsque nous suivons la grammaire ou la logique au-delà de ce que garantit la perception effective. La critique humienne consiste du reste pour une large part à débusquer le genre d'illusions dans lesquelles nous tombons en croyant penser et avoir des idées réelles alors que nous nous sommes contentés de nous fier à la logique superficielle de notre langue. En ce sens, l'usage de la machine à calculer rend bien manifestes à la fois la très grande régularité des opérations qu'elle permet d'effectuer, et le fait que la confiance accordée à ses résultats s'appuie en réalité sur l'ordre causal et appartient donc au domaine de la probabilité. Il n'est pas nécessaire, comme Hume dans le Traité, de pousser à l'extrême le scepticisme face à la raison calculante pour persuader que l'arithmétique elle-même, dans la vie concrète, se réduit à la probabilité et à la croyance, comme toute causalité. Et il va de soi que ces conclusions concernent toute forme de raisonnement débordant de l'intuition directe, dans la géométrie comme dans tout argument logique tant soit peu étendu. C'est pourquoi, comme le remarque Hume, nous vérifions nos calculs, nous demandons à d'autres de nous y aider, et nous agissons de même avec toute sorte de raisonnements, pour ne nous y appuyer avec confiance que lorsqu'ils ont passé diverses épreuves de vérification, ce qui n'a pas lieu dans la certitude intuitive. Toutes ces raisons valent généralement pour insinuer une défiance à l'égard des mathématiques, y compris la géométrie, qui est non seulement relativement imprécise par elle-même, mais affectée également par les arguments en faveur du scepticisme face à la raison logique ou calculatrice.

On peut en ajouter encore d'autres, tirées de la critique humienne de l'identité. Car nous savons que les calculs concernant les quantités numériques supposent la distinction numérique, c'est-à-dire la possibilité de séparer les éléments distingués. Or, quand cette distinction est intuitive, elle est tout à fait certaine, tant que dure son intuition. Cela signifie entre autres que les éléments distingués demeurent identiques au sens strict, c'est-à-dire les mêmes durant une durée où ils restent continument perçus comme ne changeant pas, pendant que d'autres perceptions se succèdent dans le contexte perceptif. Pour étudier les rapports quantitatifs entre des éléments numériquement distincts, il faut que ceux-ci restent à la fois distincts et les mêmes. Si je constate que la configuration de deux pommes jointe à une autre de deux pommes donne celle de quatre pommes, il faut bien sûr que ces pommes ne se soient pas transformées entre temps en autre chose, ni en des poires, ni encore moins en des liquides. Mais lorsque je les quitte des yeux, ne serait-ce qu'un instant, toute sorte de transformation peut survenir sans que je l'aperçoive. Et l'on sait que le calcul permet précisément de s'éloigner de la saisie intuitive. Cependant l'identité des choses est très relative, et d'autant plus qu'elles sont complexes. Nous pouvons bien les considérer comme des substances identiques à elles-mêmes, se perpétuant à travers les changements perceptibles, mais il s'agit d'une opération complexe, faisant intervenir entre autres la causalité, et souvent la dénomination. Les limites des substances comprises ainsi comme complexes perceptifs sont floues, souvent clairement indécises et arbitraires, au point que dans la vie concrète on hésite souvent à reconnaître comme identique, au sens large, une chose qui s'est modifiée, comme un bateau qu'on répare tant qu'on en change peu à peu toutes les pièces. Étant donné que les calculs arithmétiques supposent la claire distinction numérique, et par conséquent l'identité des parties distinguées et énumérées, il s'ensuit que, dans la réalité où cette identité n'est pas précise, ils perdent à leur tour leur précision et leur certitude. Et le même raisonnement vaut pour les figures de la géométrie qu'on meut, décompose et recompose, en supposant que tous les éléments envisagés demeurent identiques à travers tous ces arrangements et combinaisons dépassant largement ce que l'intuition peut saisir directement.

Le mathématicien métaphysicien objectera que ces critiques ne valent que pour les objets concrets auxquels on applique les mathématiques, mais non pour celles-ci, prises en elles-mêmes, dans leur monde idéal, où les objets dénombrés sont considérés comme restant parfaitement identiques, et où les figures sont tenues pour indéformables en tant que telles. Seulement nous savons que la critique humienne a justement contesté la possibilité d'un tel monde purement idéal. Les mathématiques ne s'émancipent pas des limites de la perception effective. Et si l'on peut donc les poser comme atteignant à des connaissances plus certaines, voire, pour l'arithmétique, à une forme de science certaine, c'est dans une perspective pratique, pour signifier seulement l'opportunité de les considérer ainsi dans la vie et les recherches habituelles des sciences, quand le philosophe est sorti de son bureau et s'abandonne raisonnablement à la séduction de la croyance.

7

De même qu'il semblait que la géométrie devait profiter de son alliance intime avec l'arithmétique et l'algèbre pour devenir grâce à elles plus précise et certaine, de même il pourrait sembler que l'importance du rôle que jouent les mathématiques dans les sciences modernes de la nature confère à ces dernières une rigueur et une certitude bien plus grandes que celles qu'elle tire de son seul rapport à l'expérience. Aucun doute que la physique ne s'appuie fortement sur la géométrie en tant qu'étude des rapports spatiaux comme tels, la plupart des relations causales impliquant directement l'espace, et presque toutes l'impliquant au moins de manière dérivée. En outre les phénomènes de causalité sont déterminés largement par des considérations de grandeur liées à la géométrie. Ainsi, dans l'exemple humien favori des boules de billard, non seulement la vitesse importe beaucoup, mais aussi la masse et la forme des boules, la trajectoire et le lieu précis d'impact, pour déterminer l'effet exact, de sorte que la géométrie est essentielle pour le calculer, au moins si l'on considère la chose théoriquement, parce que les joueurs habiles arrivent à une précision comparable par la seule habitude.

Nous savons que la critique humienne de la causalité a montré comment cette relation, loin d'atteindre à une nécessité logique et à la certitude correspondante, n'arrive qu'à une croyance ou connaissance de l'ordre de la probabilité, constamment, par nature, sujette à se voir réduite par le doute sceptique, même si dans la vie pratique, y compris la routine scientifique, elle offre des preuves réelles, c'est-à-dire des arguments suffisants pour les besoins de la vie, pour les prévisions communes et pour celles, plus raffinées, des sciences, tout comme pour les usages techniques, où l'on doit accepter les risques inhérents à la vie humaine et se contenter de les réduire autant que possible, ce que permet notamment de faire la science.

Or c'est certainement à l'homme simple et naïf qu'il est le plus aisé de se persuader que la causalité n'est qu'une affaire d'habitude, et qu'on ne peut s'y fier sans réserve. Son défaut sera même l'inverse, à savoir la tendance à voir du hasard partout, à s'en contenter et à feindre des sortes d'acteurs libres, tels que les esprits et les dieux, agissant à leur tour plus ou moins indépendamment des contraintes causales. Par contre, en divisant les objets et les événements, en introduisant de multiples distinctions de raison pour les classer plus finement et les compliquer encore par leurs divers agencements, les sciences peuvent découvrir entre les objets des nombreuses classes ainsi obtenues de nouvelles relations causales plus constantes, si bien qu'elles augmentent beaucoup la confiance dans la régularité causale de la nature et dans la perspective de découvrir toujours davantage de telles régularités derrière les événements qui paraissent encore relever à quelque degré du hasard.

Dans la mesure où les sciences modernes utilisent toujours davantage les raisonnements géométriques et les calculs arithmétiques et algébriques, dont la précision et la certitude sont plus grandes que celles des simples relations causales, la familiarité constante avec ces modes de connaissance insinue la croyance que les sciences de la nature sont largement du même ordre et possèdent, elles aussi, une très haute certitude. On en vient facilement à concevoir par exemple les lois de la nature qu'on découvre par ces sciences comme des sortes de règles logiques quasiment nécessaires, auxquelles les choses doivent se plier comme les propositions d'un argument en forme ou les conclusions d'un calcul. Et quand le caractère évidemment imparfait de ces sciences interdit de croire qu'on soit déjà arrivé à établir effectivement les vraies lois de la nature, du moins croira-t-on pouvoir estimer que le progrès y conduira.

L'approche de Hume corrige les deux erreurs inverses. Certes, l'observation systématique, méthodique des régularités naturelles, l'invention de procédés pour en découvrir toujours de plus cachées ou indirectes, l'usage de la géométrie et de l'arithmétique augmentent le champ d'application du raisonnement causal et la probabilité de nos prévisions. Mais ces méthodes scientifiques n'abolissent jamais la nature seulement probable de tous nos raisonnements sur les relations causales ou les lois de la nature.

Au contraire, rappelons-le, la géométrie n'est pas non plus une science tout à fait exacte, ni certaine, comme peut l'être l'arithmétique. Et de plus celle-ci à son tour, à la rigueur, se révèle ne pas mériter d'être considérée comme parfaitement certaine, lorsqu'on constate qu'en pratique elle implique la causalité et se trouve ainsi sujette au doute si bien que dans cette mesure elle tombe également dans la probabilité.

Comme la tentative de comprendre la causalité conduit souvent à l'illusion qu'elle puisse être au fond une relation d'ordre logique et comporter la nécessité, introduisant dans la nature elle-même une connexion nécessaire ; comme, même cette illusion détruite, la géométrie tend à produire une illusion similaire, celle d'un espace géométrique pur ; et comme l'arithmétique à son tour, de même que la logique d'ailleurs, incite à feindre un monde de pures idées ordonné par la nécessité logique et ses lois absolues, le risque est très grand que la science n'apparaisse au jugement des savants eux-mêmes comme une nouvelle métaphysique.

Impossible de savoir objectivement quelle était l'intention de Hume dans sa dissertation détruite, mais ne se pourrait-il qu'elle ait visé à faire la critique d'une telle tendance à comprendre métaphysiquement les sciences modernes de la nature ?

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1 Voir E. C. Mossner, The life of David Hume, Clarendon Press, Oxford, 1970, pp. 318 ssq.

2 Le nom lui-même d'enquête avait déjà été utilisé, notamment par Hutcheson.


Gilbert Boss
Québec, 2015