LA DISSERTATION DE HUME SUR LES MATHÉMATIQUES
1
En 1755, Hume envoyait à son imprimeur
le manuscrit d'un volume de quatre dissertations, « The Natural
History of Religion », « Of the Passions », « Of
Tragedy » et « Some Considerations previous to Geometry &
Natural Philosophy ». Mais, après avoir montré cette dernière
dissertation à un mathématicien reconnu de l'époque, Lord Philip
Stanhope, il renonça à la publier et la détruisit, si bien que nous
n'en avons plus de trace. L'ensemble de ce volume fut d'ailleurs à
plusieurs reprises remanié, pour contenir cinq ou six dissertations,
avant d'aboutir aux quatre qui furent effectivement publiées. Pour
certains des textes prévus dans les projets intermédiaires, ce sont des
considérations de prudence, sur des conseils d'amis et plus encore des
menaces de procès à cause de leur caractère scandaleux pour la
religion, qui menèrent à leur retrait, alors que nous ne connaissons
pas les véritables motifs qui conduisirent à la suppression de la
dissertation sur les mathématiques, en dehors d'une très vague allusion
de Hume aux critiques de Stanhope [1].
Et comme nous ne savons pas si, comme pour la dissertation sur les
passions qu'elle devait accompagner, elle se ramenait pour l'essentiel
à un résumé d'une partie du Traité (la deuxième partie du
premier livre), nous ne pouvons pas estimer ce que nous avons perdu
avec ce texte.
Comme finalement, après diverses
reconfigurations, les quatre dissertations ont paru, avec les trois
autres essais, et avec le remplacement de celui qui nous intéresse par
l'essai sur la tragédie, nous pouvons tenter à partir de ce petit
ensemble auquel les considérations sur les conditions de la géométrie
et de la philosophie naturelle devaient appartenir, de nous faire une
idée du genre de textes dont il s'agissait. Hume leur donne le titre de
dissertations. Mais, pour deux d'entre eux au moins, ils pourront
entrer aussi dans la catégorie des essais. Et toutes ces dissertations
semblent également faire partie de la nouvelle forme que Hume a donnée
à sa philosophie lorsqu'il a décidé de laisser derrière lui le Traité
et d'exposer ses idées dans un autre genre littéraire. Nous savons en
effet que, selon son diagnostic des raisons de ce qu'il avait éprouvé
comme un échec de sa première œuvre, le défaut du Traité ne
résidait pas dans la doctrine, dans l'argumentation, bref dans ce qu'on
pourrait nommer le contenu, mais dans la forme. A partir de ce qu'il
écrit à propos des essais qui reprennent, développent et élaguent le
contenu du Traité, on comprend qu'il a jugé que cette première
œuvre lui a paru inadaptée à son public. Hume avait écrit un ouvrage
massif, articulé certes, mais développant une recherche longue,
cohérente, exigeant une attention soutenue et continue d'un bout à
l'autre, et donc une grande disponibilité du lecteur, telle qu'on peut
la trouver éventuellement chez les professionnels de la philosophie,
libres d'y consacrer la grande partie de leur temps et de leurs
préoccupations. Or on sait qu'à l'époque de Hume ce public se trouvait
pour l'essentiel dans les universités, encore très marquées par une
scolastique desséchée, refermée sur elle-même, et une faible curiosité
pour les nouveautés de la modernité, auxquelles appartient la recherche
menée par Hume dans le Traité, à propos duquel il insiste
lui-même très fortement sur son caractère novateur. Il se rend compte
que son vrai public n'est pas celui des universitaires, mais qu'il se
trouve dans le monde, chez ceux qui mènent une vie active, dans le
souci des affaires, et que la curiosité et le plaisir des arts et des
lettres pousse à lire dans les intervalles plus limités de leurs
loisirs. Inutile donc de réclamer de tels lecteurs la longue
concentration continue qu'exige la compréhension du Traité.
Hume, s'étant lui-même consacré à ses recherches en vrai philosophe et
savant, doit donc, pour faire connaître ses idées, se faire, comme il
dit, ambassadeur du monde de ceux qui s'y consacrent auprès d'un public
qui s'y intéresse sans pouvoir abandonner ses affaires, en y réservant
seulement des loisirs brefs et discontinus. On comprend donc que, dans
ces considérations, le genre littéraire des essais se soit imposé comme
le plus convenable, par la relative concision des textes et l'usage
plus important de la rhétorique pour attirer plus rapidement
l'attention sur le sujet abordé. Voilà donc le rôle de l'essai.
Mais dans ce genre, ou à partir de lui,
Hume a élaboré d'autres formes. On sait qu'outre les essais proprement
dits, rassemblés en des volumes, sans prétention par là de les lier
fortement dans une structure d'ensemble, pour les laisser au contraire
offerts à une lecture irrégulière qui les choisit librement, au gré des
intérêts actuels du lecteur, il a composé aussi d'autres livres où le
lien et la progression des essais sont plus marqués et s'imposent en
exigeant presque une lecture continue, entrecoupée éventuellement, mais
dans l'ordre voulu. Ce sont les essais sur l'entendement humain, puis
ceux qui traitent des principes de la morale. Or de tels essais dans
lesquels l'ordre joue un rôle important, composent en réalité un genre
un peu différent, nouveau, auquel Hume, renommant ses essais sur
l'entendement humain, donnera le nom fort approprié d'enquête [2]. Une fois reconnue la nature de ce
nouveau genre, c'est directement en fonction de ses exigences qu'il
développe ensuite ses idées sur les principes de la morale, dans un
livre qui, conçu dès l'origine et consciemment dans le style de
l'enquête, en représente l'accomplissement littéraire. En quelque
sorte, le dynamisme de l'enquête crée le suspens, l'invitation à
participer à la recherche, à tenter d'anticiper, qui, comme dans le
roman policier un siècle après, permet de soutenir l'attention de
l'esprit et l'exercice de l'intelligence sur un plus long parcours.
La dissertation semble être un autre
développement de l'essai. Si l'on considère les deux exemples qui sont
restés distincts des essais proprement dits, la dissertation sur les
passions et la dissertation sur l'histoire naturelle de la religion,
ils paraissent se caractériser déjà par une longueur plus grande que
celle des autres essais. Comme les enquêtes, ces dissertations
présentent un argument développé. Elles peuvent avoir aussi, comme la
dissertation sur les passions, un ton plus théorique, lié à un exposé
systématique d'une matière, ce qui les rapprocherait de petits traités.
Elles ont chacune un objet relativement précis, quoique assez complexe,
tel que le jeu de l'association des impressions et des idées dans la
formation et la transformation des passions, et la genèse imaginaire et
affective des idées religieuses à travers l'histoire. La première de
ces deux dissertations reprend une partie du Traité dans une
forme et une intention partiellement nouvelles. La seconde représente
un développement original.
2
De ces remarques, pouvons-nous donc
tirer quelques conclusions sur la nature des considérations sur les
conditions de la géométrie et de la philosophie naturelle ? Il est
probable que cette dissertation ait repris les développements
correspondants du Traité. Mais rien n'interdit de penser
qu'elle ait comporté des réflexions nouvelles par rapport à lui, et il
est fort probable que ces chapitres aient été au moins restructurés en
fonction d'une intention propre, sans doute un peu décalée. A ce
propos, l'association dans le titre de la géométrie et de la
philosophie naturelle est intéressante. Mais on ne sait pas si les
considérations annoncées concernent à la fois les deux disciplines, ou
si elles portent sur chacune d'elles ainsi que sur leur relation.
L'orientation donnée par le titre est
décalée par rapport à celle de la partie du Traité abordant la
géométrie dans le cadre d'une recherche sur l'espace et le temps.
Certains aspects en avaient été repris dans l'Enquête sur l'entendement
humain, notamment l'importante réfutation de l'idée d'une divisibilité
infinie, constituant dans ce contexte un moment de la réflexion sur
l'étendue pertinente du doute et sur la signification du scepticisme.
Maintenant, dans la dissertation, il s'agit de réflexions préalables
par rapport à deux sciences majeures dans la conception moderne de
l'approche mathématique et expérimentale de la nature. Il semble donc
que l'accent doive être mis sur des questions portant sur la nature et
sans doute la méthode de ces sciences.
Cet objectif aurait été mieux désigné
par un titre mettant en rapport les mathématiques avec la science de la
nature, et non seulement la géométrie. Car il est évident que
l'arithmétique et l'algèbre y jouent également un rôle essentiel. Mais
il est vrai aussi que d'une part la physique étudie essentiellement la
nature dans ses dimensions spatio-temporelles, qui sont également, sous
une autre forme, l'objet de la géométrie, et que d'autre part, depuis
Descartes, les sciences du calcul trouvent l'une de leurs fonctions
principales dans leur usage au service de la géométrie. Dans cette
mesure, la référence à la seule géométrie ne signifie pas
obligatoirement leur exclusion, mais peut-être juste l'accent sur la
principale des disciplines mathématiques dans ce contexte, et ainsi sur
celle qui donne le mieux le sens de l'usage des mathématiques dans la
philosophie naturelle. Supposons donc que cette dissertation ait visé
une réflexion sur les conditions des mathématiques — avec un accent sur
la géométrie — et de la philosophie naturelle, étant entendu qu'il y a
une dépendance entre ces disciplines dans la science moderne.
Le but de la dissertation (ou du moins
son but principal, car il y en a certainement plusieurs) pourrait donc
être d'examiner quels sont les divers modes de connaissance de ces
disciplines et la manière dont elles se composent entre elles, afin
d'en tirer quelques principes de méthode, ainsi que des considérations
sur la nature et la portée des connaissances qu'on peut en tirer.
3
On sait que Hume distingue fortement
entre deux formes principales de connaissance, hiérarchisées également
par leur degré de certitude. Il y a, au sommet, si l'on peut dire, ou à
la base, un véritable savoir, tout à fait certain, ou une connaissance
parfaite, entière, définitive. On trouve en second lieu une forme de
connaissance imparfaite, seulement vraisemblable, toujours plus ou
moins sujette au doute, pouvant toujours être renversée, qui n'est que
probable et varie entre tous les degrés possibles, excepté les deux
extrémités, la probabilité totale se confondant avec le premier genre
de connaissance parce que, justement, la certitude y remplace la
probabilité, et l'absence de probabilité de l'autre côté correspondant
à l'ignorance ou au doute le plus entier. Ces deux modes de
connaissance correspondent à des objets distincts, à savoir aux
relations d'idées du côté de la certitude, et aux questions de faits
pour la probabilité. Cette division de la connaissance ne tient pas
compte des faux savoirs ou des illusions, qui, quoique fréquents et
prétendant au savoir, n'y ont pas de prétention légitime et sont
l'objet d'une critique destructrice. Et c'est pourquoi, ayant identifié
la science certaine aux mathématiques, Hume peut conseiller à la fin de
l'Enquête sur l'entendement humain de jeter au feu tous les livres
savants qui ne traitent ni de problèmes de mathématiques ni de
recherches de faits.
Or précisément, pourquoi les
mathématiques, et plus spécifiquement l'arithmétique et l'algèbre,
jouissent-elles du privilège d'atteindre la certitude ? C'est bien
sûr parce qu'elles ne s'occupent que de relations d'idées, sans se
soucier d'établir des faits. Mais la question rebondit. Pourquoi les
relations d'idées sont-elles certaines ? C'est parce qu'elles sont
saisies immédiatement, par perception directe. Et cela, il convient de
l'expliquer.
Lorsqu'on remonte à l'origine de toute
pensée, de toute expérience, on retrouve à leur base les perceptions
elles-mêmes, incontestables parce que tout les suppose, y compris nos
doutes. Ces perceptions sont plus ou moins vives, plus ou moins simples
ou complexes, plus ou moins claires ou floues, mais elles s'imposent
absolument telles qu'elles sont. Autrement dit, en elles-mêmes, elles
sont absolument certaines.
Comme elles sont multiples, elles
donnent lieu à comparaison en tant qu'elles sont en relation les unes
avec les autres. Or leur relation n'est pas quelque chose d'autre qui
viendrait s'ajouter à elles, comme de l'extérieur. La relation se
perçoit et n'est rien d'autre que perception. Simplement, dans ces
perceptions où apparaissent les relations, plusieurs perceptions se
distinguent. Ou si l'on veut, la relation est une perception complexe
dans laquelle des perceptions plus simples se distinguent sans se
séparer, même si elles sont séparables. Et la relation est une qualité
de cette perception complexe. Ainsi la ressemblance entre deux
perceptions n'est pas quelque chose qui s'ajoute à elles, mais un
aspect de la perception des deux, ou si l'on veut de leur comparaison,
directement perçu. Pas plus que la couleur d'une tache ne se présente
concrètement comme quelque chose de différent d'elle, la relation entre
deux choses n'est séparable d'elles. C'est pourquoi les relations comme
telles sont immédiatement perçues, ou, en d'autres termes, font l'objet
d'une connaissance intuitive, entièrement certaine. Telle est la
ressemblance, telles sont par exemple les différences de degrés des
qualités, et tels sont aussi les rapports spatiaux et temporels ou les
rapports de quantité. Tant qu'on ne considère donc que la relation dans
son apparence immédiate, elle apparaît nécessairement telle qu'elle est
en elle-même, dans sa certitude intuitive.
Ce qui caractérise les relations de
quantité, c'est qu'elles sont susceptibles d'être étendues au-delà de
la perception immédiate, par la démonstration (ou le calcul), sans
perdre leur certitude. Au départ, dans l'intuition, les divers objets
discrets sont saisis et comparés d'une seule vue. Il est facile par
exemple de voir par la seule intuition directe qu'un groupe de trois
objets est plus grand qu'un autre de deux objets, ou qu'un groupe de
trois objets peut être décomposé en un groupe de deux objets d'un côté,
et un objet unique, de l'autre. On peut remarquer aussi que ces groupes
sont plus facilement comparés lorsqu'on les place dans un certain
ordre, en deux colonnes d'objets alignés un à un, par exemple, où
apparaît aussitôt l'égalité, lorsque les colonnes sont d'égale hauteur,
chaque objet de l'une correspondant à l'un de l'autre. Et non seulement
l'inégalité se perçoit également aussitôt, mais aussi sa grandeur,
celle de la partie de la plus grande colonne qui dépasse l'autre. Tout
cela, ce sont des jeux de l'imagination ou de la perception sensible
qui ne sortent pas de l'intuition, et auxquels Hume ne fait allusion
qu'en passant, mais susceptibles d'être examinés davantage s'il avait
voulu rendre le phénomène plus évident dans sa dissertation.
Et il aurait pu montrer également
comment le calcul peut dépasser largement les limites de l'intuition
directe. Pour cela, il faut former des idées abstraites, et avant tout
celles des nombres. On sait que pour Hume les idées générales ou
abstraites ne sont rien de séparable des perceptions concrètes
auxquelles elles correspondent, mais qu'elles n'en sont distinguées que
par une distinction de raison. En effet, le trait commun à plusieurs
choses n'est qu'une ressemblance entre elles, et l'on sait que la
ressemblance, comme les autres relations, ne s'ajoute pas aux choses
perçues, mais n'en représente qu'un aspect lorsqu'elles sont perçues
ensemble et comparées. Or il est facile de constater la ressemblance
entre les divers groupes formés d'un objet, ou de deux, ou de trois, et
ainsi de suite, en augmentant leur nombre jusqu'aux limites de notre
capacité perceptive. Ensuite, nous avons vu comment il est possible de
décomposer les groupes et par conséquent comment on peut comparer les
groupes plus importants. Mais les idées abstraites ne deviennent
consistantes et utilisables à plus grande échelle que par le fait qu'on
y joint des noms. Une fois les noms donnés aux nombres, et ordonnés
dans une suite stable, ils appellent les idées intuitives
correspondantes et s'y substituent dans le calcul. On aura nommé de
même les opérations qui s'appliquent généralement aux nombres, telles
que l'addition et la soustraction, avec toutes leurs combinaisons et
complexifications, de manière à en systématiser également l'usage.
En somme, on peut imaginer un processus
semblable pour d'autres relations, comme pour la contiguïté spatiale.
Ainsi, je peux constater intuitivement que, sur une ligne, un objet
placé à droite d'un autre placé à droite du premier, se trouve
également à la droite de celui-ci, et je peux nommer cette relation
particulière et faire des démonstrations, également certaines. Quel est
donc l'avantage des relations de quantité ? Pour le voir,
examinons la géométrie, une science de l'espace jugée généralement
rigoureuse également, et que Hume ne considère pas comme aussi certaine
que l'arithmétique.
4
En tant qu'étude de l'espace et des
rapports des figures qui peuvent s'y dessiner (en tant qu'étude aussi
du temps dans la mesure où l'on considère les déplacements), les idées
sur lesquelles porte la géométrie dépendent de la nature de l'espace,
et donc de sa perception. Or on sait que l'idée théorique que s'en font
souvent les géomètres, et les personnes cultivées, sous leur influence,
est fausse et même absurde. En quelque sorte, on pourrait dire qu'ils
conçoivent l'espace comme le contenant de tous les contenus, non
contenu à son tour dans aucun autre contenant. Pour le concevoir, il
faut donc le vider de son contenu, c'est-à-dire de toutes les choses
qui y prennent place. Cette opération mentale accomplie, il nous reste
un vide infini en largeur, hauteur et profondeur, qui, lieu possible de
toutes choses, ne possède rien d'elles que leur caractère étendu, les
rendant propres à remplir l'espace. Vu que, pour nous en tenir d'abord
à l'espace visuel, tout ce que nous voyons concrètement en parcourant
des yeux l'espace, ce sont précisément ces objets qui le remplissent et
qui se manifestent par des taches de couleurs de diverses formes,
l'espace vide du géomètre est invisible, car notamment il n'a pas de
couleur. Étant donné que la géométrie conçoit son espace comme
homogène, et sans limites (car s'il en avait, il serait un contenu dans
un plus vaste contenant), et que rien ne limite donc sa grandeur ni sa
petitesse, c'est-à-dire l'accroissement infini de tout espace et sa
division infinie, il faut le concevoir comme infini en grandeur et en
petitesse. Aussi, puisque nous ne voyons que des étendues finies, cet
espace géométrique est également invisible dans son infinité.
Cette conception conduit à des
contradictions internes. Les géomètres supposent des points infiniment
petits, qui diffèrent des atomes en tant qu'ils n'ont plus de
dimensions, car ils pourraient sinon être divisés encore. Or de tels
points ne peuvent être contigus sans se confondre, n'y ayant aucune
distance entre un de leurs côtés et l'autre, opposé. Si ces points
doivent former l'espace comme les atomes forment les corps composés, il
n'est pas possible de procéder en les ajoutant côte à côte, puisqu'ils
se confondraient en un seul. On s'imagine qu'en les multipliant à
l'infini on surmontera la difficulté, ce qui n'est évidemment pas le
cas. On se trouve plongé dans les contradictions de l'idée d'un infini
en acte, où les opérations d'addition, de soustraction, de
multiplication et de division ne fonctionnent plus, toutes ne donnant
jamais que l'infini (ou rien).
Mais surtout, un tel espace n'est pas
représentable, et selon le principe humien qu'une idée ne peut avoir
aucune qualité simple qui ne se trouve dans l'impression, il faut donc
affirmer que nous ne le pensons pas et que nous n'en avons aucun
concept, contrairement au sentiment erroné du géomètre métaphysicien.
Qu'est donc l'espace, selon ce que nous
percevons effectivement ? C'est à chaque moment, pour la vue, un
ensemble de taches colorées, contiguës, parmi des configurations sans
cesse variables dans la durée. Certes, il ne manquera pas de logiciens
bornés pour protester contre le cercle apparent dans cette définition,
venant de ce que la chose définie s'y retrouve parce que la contiguïté
suppose déjà un rapport spatial, et par conséquent une référence à
l'idée d'espace. Il suffit cependant de leur rappeler que les relations
ne sont pas quelque chose qui vient s'ajouter de l'extérieur aux choses
mises en relation, mais qu'elles sont les qualités du composé lui-même.
Ainsi, la définition de l'espace n'est ici qu'une description, qui se
réfère, pour prendre sens, à la perception effective. Alors il faut
comprendre que ces taches colorées — expression qui ne définit pas ce
que nous voyons, mais le nomme —, se composent par contiguïté — ce
terme à son tour nommant juste ce que nous voyons dans ce genre de
scènes visuelles, dont l'idée abstraite générale est ce que nous
nommons l'espace. Sinon, on retombe dans l'erreur du géomètre
métaphysicien qui croit devoir vider l'espace pour le penser à part de
ce qui le remplit, et finit par ne plus rien penser et par tomber dans
des absurdités.
Il est vrai que ces notions de vide et
de plein ne sont pas explicables par l'idée d'un espace réduit à une
sorte de surface composée de taches visuelles contiguës. Il semble même
exclu, au contraire, qu'une telle composition puisse laisser des vides,
qui seraient comme des trous dans la vision, invisibles, et donc non
perceptibles par la vue. Et pourtant, nous avons bien des idées du vide
et du plein. Pour ramener leur notion et leur différence à la
perception, il faut s'adresser à un autre sens que la vue. Le plein se
manifeste au toucher (et aux sensations musculaires), lorsque quelque
chose exerce une résistance à la pression que nous exerçons sur lui par
notre corps, tandis que le vide signifie l'espace de mouvement libre
pour nos membres. Et c'est d'ailleurs aussi le toucher qui nous donne
la sensation de la distance, notamment dans la profondeur, qui semble
manquer d'abord aux tableaux que nous offre la vue seule. Il y a des
intervalles de sensations de résistance lorsque nous bougeons, et c'est
ce que nous appelons la distance lorsque nous comparons ces mouvements
et leur attribuons une grandeur. En somme, la distance implique la
durée ou la succession, bref, le temps, de sorte que nous n'avons pas
d'idée de distance sans recours à la sensation du temps et à
l'estimation de la durée du libre mouvement d'un endroit à l'autre.
L'espace en profondeur est donc d'abord à la fois tactile, musculaire,
cinétique et temporel. C'est par association d'idées que, pour
l'essentiel, la vision intègre à son tour cette dimension de la
profondeur et de la distance. Et celle-ci n'est perceptible que parce
que l'espace que nous expérimentons n'est ni entièrement vide, ni
entièrement plein, mais mélangé. S'il était vide, nous bougerions sans
jamais rencontrer de résistance ni toucher quoi que ce soit, et nous ne
pourrions penser la distance. S'il était entièrement plein, nous ne
pourrions même bouger, ni par conséquent percevoir aucune distance.
Mais il ne faut pas non plus imaginer l'espace comme constitué de corps
offrant une résistance absolue, d'un côté, et de vides parfaits entre
eux, de l'autre. La résistance comme le vide se présentent en fait à
tous les degrés intermédiaires possibles, si bien qu'ils sont perçus
relativement l'un par rapport à l'autre. L'air est vide par opposition
à l'eau de la mer qui vient remplir l'espace sous lui, et celle-ci est
vide par rapport aux poissons qui l'habitent ou au fond marin, en
fonction des degrés divers de résistance qu'ils offrent à nos
mouvements. Toutes ces sensations sont intimement associées aux espaces
visuels correspondants, au point que l'habitude nous permette de les
voir en quelque sorte (ou plutôt que la vue les suscite aussitôt en
nous).
On voit que cet espace effectivement perçu, et donc seul vraiment
pensé, n'est ni infiniment grand, ni infiniment divisible. Je peux
certes ajouter des distances, mais je les perds vite de vue dès
qu'elles dépassent ma capacité de voir et d'imaginer. Je peux certes
diviser une surface, mais ma vue aboutit à des sortes de points
visuels, des sortes d'atomes perceptifs, que je ne parviens plus à
diviser. Il y a un maximum et un minimum dans cet espace perçu. Mais
par une fiction de l'imagination, je peux me projeter dans une certaine
mesure au-delà. Arrivé au maximum, je peux par l'imagination le réduire
à des proportions plus petites, et recommencer l'augmentation, comme si
celle-ci venait s'ajouter au premier espace. De même, arrivé au point
tactile ou visuel, je peux l'imaginer plus grand et reprendre la
division. Ainsi, lorsque je regarde au microscope un point à peine
visible, je ne pénètre pas dans cet espace, à proprement parler, mais
je l'agrandis optiquement, quoique le jeu de l'imagination me donne le
sentiment de pénétrer dans le point que je percevais à peine au départ,
à l'œil nu. Cette opération se laisse répéter plusieurs fois et me
donne l'impression que je pourrais la continuer indéfiniment. Voilà
comment naît l'illusion d'une augmentation ou d'une division à
l'infini, et à la limite l'aboutissement à l'idée d'un espace
infiniment grand et d'un point infiniment petit, lorsque j'oublie les
conditions concrètes de l'opération de l'imagination et ses propres
limites effectives. Or ces limites ne sont pas pensées de manière
précise, justement, et leur indétermination favorise ainsi l'illusion
de leur dépassement perpétuellement possible.
Il y a un autre aspect par où les
limites de l'espace restent en partie indécises. Si nous pouvions
identifier parfaitement les points perceptifs, cela nous donnerait la
possibilité de les utiliser comme des éléments discrets, comptables et
calculables pour composer les diverses figures dans l'espace. Nous
pourrions dire par exemple que telle ligne, telle que perçue, résulte
de l'alignement de tant de points visibles exactement, et la comparer
ainsi à telle autre ligne pour définir le rapport de leur longueur avec
la même précision qu'on compare deux nombres d'objets discrets. Mais
ces atomes perceptifs n'en sont pas vraiment. En effet, l'expérience
nous apprend que les points visibles sont foncièrement imprécis.
Reprenons l'expérience de Hume. Faisons une petite tache, ronde par
exemple, sur une feuille. Fixons la feuille au mur et reculons
progressivement, jusqu'à ce que la tache devienne invisible. Tâchons
alors de définir exactement le moment où, en avançant ou reculant un
peu, celle-ci apparaît ou disparaît. Nous constaterons que cela
n'arrive pas d'un coup. Le point visible passe par différents états,
devenant plus petit, puis persistant dans sa même grandeur, mais
devenant plus flou, moins fort, moins stable, finissant par fluctuer en
apparaissant et redisparaissant comme de lui-même, sans que je
m'éloigne davantage, me laissant incertain si je le vois alors que ses
contours se brouillent. Ainsi, ce point se mélange imperceptiblement
avec ses voisins et ne s'en laisse pas distinguer nettement, empêchant
la séparation grâce à laquelle je pourrais les compter.
C'est toute la géométrie qui se trouve
affectée par ces limitations et imprécisions de la perception de
l'espace par laquelle cette science est conditionnée. Pour échapper à
ces imperfections, elle procède par la fiction, ainsi que nous l'avons
vu, faisant partout intervenir une idée d'infini qui n'est en fait que
la répétition indéfinie, mais toujours finie en réalité, d'une
opération, puis oubliant les conditions de cette fiction et produisant
l'illusion d'une répétition effectivement infinie. C'est ainsi qu'en
répétant « infiniment » la division, on croit parvenir au
point géométrique, et qu'en répétant « infiniment »
l'addition ou la multiplication, on arrive à l'infiniment grand. C'est
ainsi qu'en répétant les opérations pour mesurer toujours plus
précisément une longueur, en la comparant à une autre et en divisant
sans cesse l'excédent ou le manque, on feint d'arriver à la saisie
d'une égalité parfaite. C'est ainsi qu'en corrigeant à répétition les
inégalités d'une droite ou d'une courbe, on se donne l'illusion de
parvenir à penser une droite parfaitement droite, ou une courbe
parfaitement régulière. C'est ainsi qu'en grossissant sans cesse la
zone de rencontre entre la circonférence d'un cercle et sa tangente, on
croit pouvoir déterminer un point unique, inétendu, où seul elles se
touchent, et concevoir un angle devenu infiniment petit entre elles.
C'est ainsi qu'on imagine un basculement infiniment petit où deux
sécantes se redressant dans la même direction voient leur point
d'intersection s'éloigner indéfiniment, pour disparaître subitement à
l'infini. Bref, multipliant toujours la même sorte d'illusion, le
géomètre finit par s'imaginer qu'il étudie l'espace géométrique du
métaphysicien qu'il est devenu, plutôt que l'espace réellement perçu et
pensé.
D'ailleurs, la géométrie comme telle
peut se passer de cette conception métaphysique de l'espace, car la
méthode de la répétition d'une opération est effectivement un moyen
d'accroître la précision autant que nécessaire, sans avoir besoin de la
fiction d'une possibilité de la répéter à l'infini et de poser le
résultat impensable de cette opération infinie. Il est vrai qu'alors,
au lieu de parvenir à une précision parfaite, mais illusoire, on se
contente d'une certaine précision, toujours imparfaite, mais suffisante
généralement pour les besoins réels, obtenue à partir d'une fiction
réalisable, celle par laquelle on additionne des opérations sur des
espaces effectivement différents, mais identifiés fictivement. Tant
qu'on reste capable de détisser la fiction en considérant le mouvement
effectif de l'imagination, on évite l'illusion, et on reste conscient
de l'imprécision foncière de la géométrie ou du caractère approximatif
de ses résultats.
5
Peut-être croira-t-on que cette
imprécision de la géométrie telle que pratiquée par l'examen, la
comparaison et la construction des figures, disparaît dans la mesure où
l'on leur substitue davantage le calcul arithmétique et algébrique,
apportant ainsi la précision et certitude de ces sciences dans la
géométrie. En vérité, l'application des nombres à la géométrie dépend,
dès le départ, de la nature des entités géométriques et de leurs
rapports. On peut bien postuler par exemple l'égalité numérique de deux
longueurs, mais c'est par une fiction dans laquelle on néglige
l'impossibilité de les mesurer l'une par l'autre de manière à établir
cette parfaite égalité qu'on leur suppose. Ainsi, la précision du
calcul laisse subsister derrière elle l'imprécision géométrique qu'on a
simplement décidé de négliger sans la supprimer. L'illusion de la
précision sera alors plus forte, mais non moins illusoire.
Au moins, se dira-t-on, cette
transposition dans le domaine des nombres permettra-elle de rendre les
calculs précis, même si c'est sur une base imprécise, qu'on retrouvera
toujours et qu'il ne s'agit pas d'oublier.
Mais, ceci dit, en quoi le raisonnement
arithmétique diffère-t-il de celui de la géométrie pour mériter le
titre de connaissance certaine ?
En fait, il n'est pas difficile de
trouver à propos des nombres les illusions et les absurdités que nous
avons décrites à propos de la conception métaphysique de la géométrie.
Il est évident que la même méthode de l'imagination est en effet à
l'œuvre dans le calcul portant sur les nombres et dans leur
constitution même. Nous avons vu que, pour les manipuler efficacement,
il fallait ordonner les choses à dénombrer et à comparer, en colonnes
par exemple. C'est déjà ce que nous faisons pour compter. Notre
intuition ne va pas loin. Supposons que nous puissions saisir
distinctement d'une seule vue à peu près un groupe de dix objets
distincts. Pour compter au-delà, il nous faut perdre de vue ces objets
et ne considérer que le groupe, auquel on ajoute d'autres objets et
d'autres groupes, comme nous le faisons en comptant dans le système
décimal, où, au-delà de dix, nous comptons en fait : dix plus un,
dix plus deux..., puis deux dix (ou vingt), trois dix (ou trente)...,
et, arrivés à dix dix, retenant de nouveau le groupe seul, cent, et
ainsi de suite. Notre manière de dénommer les nombres retient ce
rapport à ces groupements, et les chiffres eux-mêmes par lesquels nous
écrivons les nombres sont ordonnés de façon à pouvoir les saisir plus
facilement. C'est bien la méthode de l'imagination que nous avons vue à
l'œuvre en géométrie.
Or l'oubli des conditions de cette fiction conduit en arithmétique au
même emballement et aux mêmes absurdités qu'en géométrie. Nous feignons
de pouvoir compter à l'infini et de pouvoir achever cette opération qui
nous conduirait à un nombre infini. Cela vaut en grandeur comme en
petitesse, en divisant infiniment l'unité. Et ici encore, ce nombre
infini est contradictoire, échappant à toute représentation et à toutes
les opérations sur les nombres finis, restant infini lorsqu'on lui
ajoute un nombre, ou lorsqu'on en soustrait un... Bref, comme on peut
tomber dans l'illusion d'un espace géométrique métaphysique, on peut
tomber également dans une conception métaphysique des nombres. Et ici
encore, ces illusions peuvent être corrigées en revenant à la genèse
effective des nombres et en ressaisissant les conditions de la fiction
utilisée à bon escient lorsqu'elle ne s'emballe pas fallacieusement à
l'infini. De même que la géométrie est limitée par la perception
réelle, finie, de l'espace, de même l'arithmétique est limitée
notamment (et c'est aussi le cas pour la géométrie d'ailleurs) par la
perception réelle, finie, du temps, et celle-ci nous interdit de croire
possible une opération qui, pour se renouveler infiniment, supposerait
également un temps infini.
Malgré cette analogie, il reste que,
contrairement à la géométrie, l'arithmétique est exacte. Et cela vient
de son fondement, à savoir la quantité discrète ou la distinction
numérique. Alors que, notamment, l'espace ne peut se résoudre en des
points clairement séparables, parce qu'ils conservent toujours une
certaine confusion avec ceux qui leur sont contigus, le nombre se
réfère à des objets discrets, c'est-à-dire distincts et nettement
séparables, ou encore numériquement distincts. Dès que cette condition
est réalisée, quel que soit le domaine de perception, la numération est
possible. Et les relations arithmétiques sont précises parce que les
objets séparés, en tant que tels, permettent leur distinction nette,
excluant tout mélange, et parce qu'ils entrent dans des configurations
numériques à leur tour parfaitement distinctes. C'est pourquoi
l'intuition nette des objets et groupes numériquement distincts ne se
perd pas dans les calculs à travers les fictions de l'imagination, et
se retrouve exactement au bout de ses opérations. Il n'y a pas, par
exemple, à chercher un critère d'égalité par correction progressive
indéfinie, comme en géométrie, parce que ce critère est donné au départ
dans l'abstraction par laquelle les objets numériquement distincts sont
compris comme étant chacun une unité, en cela égale à toute autre.
Il résulte de ces considérations que
l'arithmétique est parfaitement précise, alors que la géométrie ne
l'est pas. Mais est-ce suffisant pour dire que l'une est une
connaissance véritable et certaine, et l'autre non ? En somme, la
ressemblance également reste imprécise, même dans l'intuition, ce qui
ne la rend pas moins certaine tant qu'on la perçoit en elle-même. Et le
point sur la feuille que j'éloigne de moi, malgré son flou, est certain
aussi, tant que je ne cherche pas à en faire l'objet d'un calcul, mais
me contente de le percevoir. Et d'ailleurs, nous savons que les
relations, saisies en elles-mêmes ou intuitivement, sont certaines tant
qu'on ne sort pas de leur intuition.
Il faut donc que ce soit la précision
des relations de quantité numérique qui autorise le passage à un
calcul, étendant l'intuition au-delà d'elle-même, sans perdre la
certitude liée à cette connaissance directe. Et c'est bien ce qui
semble se passer. Quand je compte, par exemple, je peux toujours
revenir à l'intuition pour vérifier chaque mouvement et m'assurer de sa
certitude perceptive directe, en suivant à nouveau intuitivement chaque
opération de l'imagination, et en m'assurant qu'aucune n'introduit rien
de nouveau ni aucune ambiguïté susceptible de rendre douteux le
résultat chaque fois atteint. Et je peux de même ramener toutes les
opérations arithmétiques à l'addition et à la soustraction, dont je
peux avoir l'intuition directe sur les petits nombres. Ainsi, quoique
je ne fasse pas le calcul intuitivement, je sais que je peux toujours
le reprendre pour le ramener à une série d'intuitions, où chacune est
certaine et chaque passage est certain également. Cela, c'est
l'exactitude propre à la perception des relations quantitatives
numériques qui le rend possible. Et inversement l'inexactitude relative
de la géométrie empêche de savoir à quel point les raisonnements et
démonstrations que nous faisons sur les figures abstraites doivent
correspondre à celles des objets concrètement perçus, même si l'on peut
compter sur une approximation généralement suffisante pour la pratique.
6
Néanmoins, à la rigueur, cette
distinction entre les deux disciplines n'est pas aussi tranchée qu'elle
ne semble. Pire encore, la connaissance mathématique n'est pas même
radicalement différente des connaissances de faits.
On sait que pour Hume le grand principe de la connaissance de la
réalité ou des faits est le raisonnement causal, que celui-ci
s'effectue de manière naturelle et instinctive ou de façon méthodique
et scientifique. Or la relation causale peut être vue sous deux angles,
en tant que relation philosophique (dans une saisie intuitive), ou en
tant que relation naturelle. Dans le premier cas, elle est l'objet
d'une connaissance certaine, comme les autres relations en tant que
telles, tandis que dans le second, elle est l'objet d'une croyance ou
d'une connaissance probable seulement. En tant que simple relation
d'idées, la causalité est une succession d'objets ou d'événements,
telle que notre mémoire nous présente toujours la même succession entre
ces objets ou événements semblables. Quoique la relation soit complexe,
puisqu'elle ne se perçoit pas entre deux objets présents seulement,
mais comprend également ceux de notre mémoire qui leur sont semblables,
elle est parfaitement intuitive et certaine en elle-même, envisagée
comme entièrement donnée dans la perception. C'est donc l'autre
perspective sur la causalité qui correspond à sa valeur de principe des
connaissances de fait. La relation causale se présente ici comme la
succession de deux objets ou événements de telle manière que
l'apparition de la cause ou de l'effet entraîne la formation de l'idée
de l'autre, corrélative, cette idée étant alors perçue comme plus vive,
ou, ce qui revient au même, comme l'objet d'une croyance. En effet,
c'est le degré de cette croyance qui correspond à la probabilité
d'existence réelle du fait cru. Or cette connaissance laisse subsister
un doute, puisqu'il est toujours possible et pensable que la suite de
nos perceptions infirme cette croyance. Tant qu'on s'en tient donc à la
comparaison des idées, ou à leur intuition, toute relation est l'objet
d'une connaissance certaine, y compris la causalité, qui reste alors
statique et ne permet de faire aucune prévision. En revanche, dès qu'on
quitte l'intuition et qu'on tente de connaître la réalité au-delà
d'elle, alors la croyance intervient, avec la possibilité d'un démenti,
et la connaissance se réduit à la probabilité, même lorsqu'il s'agit de
la plus grande vraisemblance et de vérités pratiquement incontestables.
A première vue, cette dégénérescence de
la connaissance en probabilité ne semble pas concerner les
mathématiques, dans la mesure où celles-ci ne visent pas à savoir ce
qui est réel ou non, mais se contentent d'étudier les relations
d'idées, même lorsqu'elles tentent par le calcul ou la démonstration de
sortir de la sphère pure de l'intuition. Mais dans les faits, plus les
calculs sont longs, plus ils supposent la croyance et impliquent par
conséquent la probabilité. Car pour effectuer ces calculs, il faut
quitter la pure intuition, et c'est d'ailleurs leur rôle que de le
permettre pour la prolonger en quelque sorte artificiellement. Le moyen
d'y parvenir, c'est non seulement le jeu de l'imagination par lequel on
remanie l'ordre des objets pour concevoir les nombres et effectuer sur
eux des opérations, mais également l'usage des signes, à savoir des
mots et des chiffres. Or comment savons-nous que ces opérations donnent
des résultats correspondant à ceux qu'aurait obtenus l'intuition si
elle avait vraiment pu s'étendre d'elle-même à ces calculs plus
complexes ? A vrai dire, nous ne pouvons pas le savoir, puisque
justement nous ne pouvons avoir de perception intuitive de
l'enchaînement de ces opérations. A défaut, nous devons nous fier au
travail de notre raison, au fait qu'elle procède bien tout à fait
régulièrement, et considérer ainsi notre faculté de calcul comme une
sorte de mécanisme dont le fonctionnement normal produit des effets
constants. Dès lors, la causalité intervient dans l'évaluation de ces
calculs et réduit leur valeur de connaissance à celle d'une
probabilité. D'ailleurs, on peut remarquer également que l'usage des
nombres et des chiffres se réfère à la mémoire, déjà du fait que nous
devons nous souvenir des associations entre les signes et des chiffres,
d'un côté, et les nombres abstraits, de l'autre, puisque c'est cette
association qui permet d'effectuer les calculs en opérant au-delà de
l'intuition stricte. Or l'expérience nous apprend que la mémoire, et
donc ce procédé de raisonnement discursif qui l'implique, n'est fiable
qu'à un certain degré, comme le montre le fait que les meilleurs
esprits sont sujets à commettre des fautes de calcul. La réflexion sur
l'usage du langage nous montre d'ailleurs généralement combien celui-ci
multiplie d'un côté nos capacités de penser abstraitement, certes, mais
combien aussi il nous fourvoie dans des illusions lorsque nous suivons
la grammaire ou la logique au-delà de ce que garantit la perception
effective. La critique humienne consiste du reste pour une large part à
débusquer le genre d'illusions dans lesquelles nous tombons en croyant
penser et avoir des idées réelles alors que nous nous sommes contentés
de nous fier à la logique superficielle de notre langue. En ce sens,
l'usage de la machine à calculer rend bien manifestes à la fois la très
grande régularité des opérations qu'elle permet d'effectuer, et le fait
que la confiance accordée à ses résultats s'appuie en réalité sur
l'ordre causal et appartient donc au domaine de la probabilité. Il
n'est pas nécessaire, comme Hume dans le Traité, de pousser à
l'extrême le scepticisme face à la raison calculante pour persuader que
l'arithmétique elle-même, dans la vie concrète, se réduit à la
probabilité et à la croyance, comme toute causalité. Et il va de soi
que ces conclusions concernent toute forme de raisonnement débordant de
l'intuition directe, dans la géométrie comme dans tout argument logique
tant soit peu étendu. C'est pourquoi, comme le remarque Hume, nous
vérifions nos calculs, nous demandons à d'autres de nous y aider, et
nous agissons de même avec toute sorte de raisonnements, pour ne nous y
appuyer avec confiance que lorsqu'ils ont passé diverses épreuves de
vérification, ce qui n'a pas lieu dans la certitude intuitive.
Toutes ces raisons valent généralement pour insinuer une défiance à
l'égard des mathématiques, y compris la géométrie, qui est non
seulement relativement imprécise par elle-même, mais affectée également
par les arguments en faveur du scepticisme face à la raison logique ou
calculatrice.
On peut en ajouter encore d'autres,
tirées de la critique humienne de l'identité. Car nous savons que les
calculs concernant les quantités numériques supposent la distinction
numérique, c'est-à-dire la possibilité de séparer les éléments
distingués. Or, quand cette distinction est intuitive, elle est tout à
fait certaine, tant que dure son intuition. Cela signifie entre autres
que les éléments distingués demeurent identiques au sens strict,
c'est-à-dire les mêmes durant une durée où ils restent continument
perçus comme ne changeant pas, pendant que d'autres perceptions se
succèdent dans le contexte perceptif. Pour étudier les rapports
quantitatifs entre des éléments numériquement distincts, il faut que
ceux-ci restent à la fois distincts et les mêmes. Si je constate que la
configuration de deux pommes jointe à une autre de deux pommes donne
celle de quatre pommes, il faut bien sûr que ces pommes ne se soient
pas transformées entre temps en autre chose, ni en des poires, ni
encore moins en des liquides. Mais lorsque je les quitte des yeux, ne
serait-ce qu'un instant, toute sorte de transformation peut survenir
sans que je l'aperçoive. Et l'on sait que le calcul permet précisément
de s'éloigner de la saisie intuitive. Cependant l'identité des choses
est
très relative, et d'autant plus qu'elles sont complexes. Nous pouvons
bien les considérer comme des substances identiques à elles-mêmes, se
perpétuant à travers les changements perceptibles, mais il s'agit d'une
opération complexe, faisant intervenir entre autres la causalité, et
souvent la dénomination. Les limites des substances comprises ainsi
comme complexes perceptifs sont floues, souvent clairement indécises et
arbitraires, au point que dans la vie concrète on hésite souvent à
reconnaître comme identique, au sens large, une chose qui s'est
modifiée, comme un bateau qu'on répare tant qu'on en change peu à peu
toutes les pièces. Étant donné que les calculs arithmétiques supposent
la claire distinction numérique, et par conséquent l'identité des
parties distinguées et énumérées, il s'ensuit que, dans la réalité où
cette identité n'est pas précise, ils perdent à leur tour leur
précision et leur certitude. Et le même raisonnement vaut pour les
figures de la géométrie qu'on meut, décompose et recompose, en
supposant que tous les éléments envisagés demeurent identiques à
travers tous ces arrangements et combinaisons dépassant largement ce
que l'intuition peut saisir directement.
Le mathématicien métaphysicien objectera
que ces critiques ne valent que pour les objets concrets auxquels on
applique les mathématiques, mais non pour celles-ci, prises en
elles-mêmes, dans leur monde idéal, où les objets dénombrés sont
considérés comme restant parfaitement identiques, et où les figures
sont tenues pour indéformables en tant que telles. Seulement nous
savons que la critique humienne a justement contesté la possibilité
d'un tel monde purement idéal. Les mathématiques ne s'émancipent pas
des limites de la perception effective. Et si l'on peut donc les poser
comme atteignant à des connaissances plus certaines, voire, pour
l'arithmétique, à une forme de science certaine, c'est dans une
perspective pratique, pour signifier seulement l'opportunité de les
considérer ainsi dans la vie et les recherches habituelles des
sciences, quand le philosophe est sorti de son bureau et s'abandonne
raisonnablement à la séduction de la croyance.
7
De même qu'il semblait que la géométrie
devait profiter de son alliance intime avec l'arithmétique et l'algèbre
pour devenir grâce à elles plus précise et certaine, de même il
pourrait sembler que l'importance du rôle que jouent les mathématiques
dans les sciences modernes de la nature confère à ces dernières une
rigueur et une certitude bien plus grandes que celles qu'elle tire de
son seul rapport à l'expérience. Aucun doute que la physique ne
s'appuie fortement sur la géométrie en tant qu'étude des rapports
spatiaux comme tels, la plupart des relations causales impliquant
directement l'espace, et presque toutes l'impliquant au moins de
manière dérivée. En outre les phénomènes de causalité sont déterminés
largement par des considérations de grandeur liées à la géométrie.
Ainsi, dans l'exemple humien favori des boules de billard, non
seulement la vitesse importe beaucoup, mais aussi la masse et la forme
des boules,
la trajectoire et le lieu précis d'impact, pour déterminer l'effet
exact, de sorte que la géométrie est essentielle pour le calculer, au
moins si l'on considère la chose théoriquement, parce que les joueurs
habiles arrivent à une précision comparable par la seule habitude.
Nous savons que la critique humienne de
la causalité a montré comment cette relation, loin d'atteindre à une
nécessité logique et à la certitude correspondante, n'arrive qu'à une
croyance ou connaissance de l'ordre de la probabilité, constamment, par
nature, sujette à se voir réduite par le doute sceptique, même si dans
la vie pratique, y compris la routine scientifique, elle offre des
preuves réelles, c'est-à-dire des arguments suffisants pour les besoins
de la vie, pour les prévisions communes et pour celles, plus raffinées,
des sciences, tout comme pour les usages techniques, où l'on doit
accepter les risques inhérents à la vie humaine et se contenter de les
réduire autant que possible, ce que permet notamment de faire la
science.
Or c'est certainement à l'homme simple
et naïf qu'il est le plus aisé de se persuader que la causalité n'est
qu'une affaire d'habitude, et qu'on ne peut s'y fier sans réserve. Son
défaut sera même l'inverse, à savoir la tendance à voir du hasard
partout, à s'en contenter et à feindre des sortes d'acteurs libres,
tels que les esprits et les dieux, agissant à leur tour plus ou moins
indépendamment des contraintes causales. Par contre, en divisant les
objets et les événements, en introduisant de multiples distinctions de
raison pour les classer plus finement et les compliquer encore par
leurs divers agencements, les sciences peuvent découvrir entre les
objets des nombreuses classes ainsi obtenues de nouvelles relations
causales plus constantes, si bien qu'elles augmentent beaucoup la
confiance dans la régularité causale de la nature et dans la
perspective de découvrir toujours davantage de telles régularités
derrière les événements qui paraissent encore relever à quelque degré
du hasard.
Dans la mesure où les sciences modernes
utilisent toujours davantage les raisonnements géométriques et les
calculs arithmétiques et algébriques, dont la précision et la certitude
sont plus grandes que celles des simples relations causales, la
familiarité constante avec ces modes de connaissance insinue la
croyance que les sciences de la nature sont largement du même ordre et
possèdent, elles aussi, une très haute certitude. On en vient
facilement à concevoir par exemple les lois de la nature qu'on découvre
par ces sciences comme des sortes de règles logiques quasiment
nécessaires, auxquelles les choses doivent se plier comme les
propositions d'un argument en forme ou les conclusions d'un calcul. Et
quand le caractère évidemment imparfait de ces sciences interdit de
croire qu'on soit déjà arrivé à établir effectivement les vraies lois
de la nature, du moins croira-t-on pouvoir estimer que le progrès y
conduira.
L'approche de Hume corrige les deux
erreurs inverses. Certes, l'observation systématique, méthodique des
régularités naturelles, l'invention de procédés pour en découvrir
toujours de plus cachées ou indirectes, l'usage de la géométrie et de
l'arithmétique augmentent le champ d'application du raisonnement causal
et la probabilité de nos prévisions. Mais ces méthodes scientifiques
n'abolissent jamais la nature seulement probable de tous nos
raisonnements sur les relations causales ou les lois de la nature.
Au contraire, rappelons-le, la géométrie
n'est pas non plus une science tout à fait exacte, ni certaine, comme
peut l'être l'arithmétique. Et de plus celle-ci à son tour, à la
rigueur, se révèle ne pas mériter d'être considérée comme parfaitement
certaine, lorsqu'on constate qu'en pratique elle implique la causalité
et se trouve ainsi sujette au doute si bien que dans cette mesure elle
tombe également dans la probabilité.
Comme la tentative de comprendre la
causalité conduit souvent à l'illusion qu'elle puisse être au fond une
relation d'ordre logique et comporter la nécessité, introduisant dans
la nature elle-même une connexion nécessaire ; comme, même cette
illusion détruite, la géométrie tend à produire une illusion similaire,
celle d'un espace géométrique pur ; et comme l'arithmétique à son
tour, de même que la logique d'ailleurs, incite à feindre un monde de
pures idées ordonné par la nécessité logique et ses lois absolues, le
risque est très grand que la science n'apparaisse au jugement des
savants eux-mêmes comme une nouvelle métaphysique.
Impossible de savoir objectivement
quelle était l'intention de Hume dans sa dissertation détruite, mais ne
se pourrait-il qu'elle ait visé à faire la critique d'une telle
tendance à comprendre métaphysiquement les sciences modernes de la
nature ?
________________________________________
1 Voir
E. C. Mossner, The
life of
David Hume, Clarendon Press,
Oxford, 1970, pp. 318 ssq.
2 Le
nom lui-même d'enquête
avait déjà
été utilisé, notamment par Hutcheson.
Gilbert Boss
Québec, 2015
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