L'ATHÉISME DE MONTAIGNE
1
Un préjugé très ancré veut
qu'il n'y ait pas eu d'athées avant une date relativement récente, qui
peut varier, mais qu'on situe généralement après 1600 (ou 1700 ou
1800). Selon cette opinion, le XVIe siècle en tout cas reste à l'abri
de l'athéisme. Et il serait anachronique, et donc faux, de parler par
exemple de l'athéisme de Montaigne.
Derrière ce préjugé, il
s'en trouve un autre qui sert à le justifier, à savoir l'opinion que la
pensée d'un homme est prisonnière de l'esprit de son époque. Ainsi,
dans une époque de foi, l'athéisme ne serait pas pensable par
quiconque, parce qu'il n'appartiendrait pas aux modes de penser de
l'époque.
Il est rare qu'un préjugé
persistant se maintienne sans aucun motif. Quelles sont donc les
raisons de croire qu'il y ait de tels cadres de pensée enfermant
l'esprit de tous ceux qui font partie de la société dans laquelle ils
s'imposent ? Plusieurs phénomènes culturels semblent manifester
quelque chose de ce type. Par exemple, il serait absurde d'attendre
d'un Français de la Renaissance qu'il parle et écrive la langue de la
France contemporaine, puisqu'elle n'existait pas encore à son époque.
Certes, on peut toujours imaginer quelqu'un qui se serait amusé à
l'inventer pour son propre compte, et qui ait décidé de l'utiliser.
Mais dans les faits, c'est tout à fait invraisemblable, parce qu'une
langue est généralement bien plus complexe que ce qu'un individu
parvient à inventer par lui-même, et qu'il est de plus tout à fait
improbable que, engagé dans une telle entreprise, il parvienne à
deviner la forme précise que la langue courante à son époque aura pu
prendre quelques siècles plus tard. N'est-il donc pas enfermé dans le
langage de son temps et de son pays ? On pourra de même envisager
d'autres domaines culturels. Ainsi, en peinture, on ne voit pas la
possibilité d'utiliser la perspective avant son invention. La science
offre de nombreux exemples du même genre, les inventions se succédant
dans un certain ordre, qui ne peut être simplement inversé, Einstein
supposant Newton, qui suppose à son tour Galilée, et ainsi de suite.
Une histoire des techniques permet de montrer de semblables dépendances
dans ce domaine. Bref, il est évident qu'un individu ne peut pas penser
comme s'il appartenait à une culture différente de la sienne, en
utilisant des ressources qui lui sont tout à fait étrangères. N'est-ce
pas une raison de conclure que toute pensée doit se développer dans le
cadre de la culture à laquelle elle appartient ?
Mais il y a un grand saut
entre les faits constatés concernant la dépendance des individus par
rapport à leur propre culture et la conclusion posant cette dernière
comme un carcan dont les limites sont rigides et interdisent tout
mouvement qui les transgresse. Le modèle d'une élaboration nécessaire
d'outils pour parvenir à réaliser une œuvre quelconque, et du progrès
indispensable pour parvenir à des outils très développés, ne soutient
pas du tout la conclusion qu'à chaque moment de cette évolution chacun
est restreint aux instruments déjà disponibles. Au contraire, la seule
constatation du progrès implique que chaque fois l'état de l'outillage
atteint ne soit pas fixe, mais serve au contraire à de nouvelles
inventions, de sorte qu'il n'y a pas de frontière, mais seulement des
zones où se produisent ou peuvent se produire les inventions, et qui
peuvent d'ailleurs se situer partout dans l'espace culturel, l'idée
d'un centre et de marges n'ayant guère de sens ici, à strictement
parler, puisque les inventions peuvent surgir en tout point. D'ailleurs
l'une des caractéristiques de l'invention est justement son caractère
imprévisible. Il le faut bien, car sinon il suffirait de prévoir les
inventions pour les faire, et s'en passer en somme. Ce surgissement
inattendu des inventions ne signifie pas qu'elles ne puissent être
expliquées une fois apparues. Mais l'explication n'est alors que
rétrospective, puisqu'elle prend pour l'un de ses points d'appui le
résultat même de l'invention et la transformation culturelle qu'elle a
produite. Bref, le modèle du progrès des cultures, loin de conduire
rationnellement à la conception de leurs divers états comme de prisons
successives, implique au contraire de les concevoir comme un espace
ouvert. Cela ne signifie pas que la culture actuelle ne représente pas,
en même temps qu'un champ d'opportunités, un ensemble de contraintes.
Car pour la dépasser, il faut effectivement partir d'elle. Mais encore
une fois, ce qu'elle rend possible n'est envisageable qu'une fois sa
découverte accomplie.
On croira peut-être que
cette ouverture ne reste indéfinie que pour celui qui vit dans la
situation culturelle envisagée, mais que, pour l'historien, qui
l'observe du surplomb où il se trouve grâce à la sienne, postérieure,
cette même culture située, vue dans son ensemble, manifeste ses
frontières effectives, et que, par conséquent, il devient possible de
considérer de l'extérieur tous ceux qui y participent comme enfermés en
elle. On dira peut-être que, certes, à priori, un génie du XIVe
siècle aurait pu inventer le télescope, mais que, dans les faits,
sachant que ce ne fut pas le cas, nous pouvons exclure le télescope des
outils possibles de cette époque. Mais il serait absurde en revanche de
vouloir réfuter la découverte d'un historien montrant l'invention d'un
tel instrument à cette époque en lui objectant qu'elle était encore
impossible alors. En effet, cette objection repose à son tour
entièrement sur le fait qu'aucune étude historique n'avait encore
repéré cet instrument à cette date. On voit que, du point de vue de
l'historien également, il est absurde de considérer les époques du
passé comme enfermées dans des cadres de pensée — à moins de supposer
une connaissance exhaustive de l'époque envisagée, ce que personne ne
considérera certes comme possible.
Il s'ensuit que ni pour
celui qui vit dans sa culture, ni pour l'historien qui la considère de
l'extérieur, celle-ci ne peut être raisonnablement considérée comme une
prison définissant les frontières indépassables de l'espace accessible
à ceux qui y vivent. Abandonnons donc le préjugé des cultures comme
cadres infranchissables, qui vient sans doute d'un désir de
simplification dans la considération de l'histoire, joint à la
prétention exorbitante et illusoire à une forme quelconque de
connaissance historique exhaustive.
Mais ne peut-on retenir une
version moins radicale de cette thèse ? Car si un historien, aussi
sérieux soit-il, nous racontait que Montaigne se rendait parfois à
Paris en avion, nous estimerions qu'il plaisante. Et aurions-nous
tort ? Somme toute, nous ne savons pas tout sur son époque.
Certes, mais il y a des choses que nous pouvons exclure pourtant. Nous
savons quelle culture scientifique et technique exigent la construction
d'un avion et les infrastructures nécessaires à son utilisation. Or
nous avons mille arguments pour exclure l'existence de ce mode de
transport en son temps : absence totale de témoins, de vestiges
d'avions et d'aéroports, de signes de la présence d'une science et de
techniques très éloignées de celles de l'époque, et inaccessibles à des
particuliers aussi géniaux qu'ils puissent être ou à de petits groupes
aussi actifs qu'on les imagine, etc. Dans de tels cas, ne faut-il pas
dire que l'aviation reste inaccessible à la Renaissance, même si elle a
pu en rêver ?
Et alors, quelle est la
distance entre une culture, telle que nous la connaissons, et les
éléments d'autres cultures que nous connaissons également, qui permet
d'exclure la présence de ceux-ci dans celle-là ? Il paraît
impossible de la définir en général, quoiqu'il faille avouer qu'elle
existe. De l'intérieur d'une culture, chacun peut tenter d'en sonder
les contours et les virtualités, mais c'est une opération ne valant que
pour le régime normal de la pensée, excluant justement les inventions
fortes, qui demeurent imprévisibles et ne se laissent pas fixer une
portée maximale à l'avance. Dans une perspective rétrospective, il
semble davantage pertinent de tenter ce genre d'exercice, étant donné
qu'on peut connaître à peu près les inventions effectuées, ou du moins
celles qui ont eu quelque influence ou ont laissé des traces. Il y a
des constructions, intellectuelles, scientifiques, techniques,
sociales, qui prennent du temps, et dont on peut évaluer
approximativement le rythme lorsqu'on en saisit la totalité, le
processus et l'achèvement. Tel est le cas pour la construction d'un
système de transport aérien du type de celui que nous connaissons. En
se fiant à cette expérience, il est possible d'exclure avec le plus
haut degré de vraisemblance qu'un tel processus ait eu lieu dans une
période historique assez bien documentée, en un temps relativement
bref, et sans laisser de traces. C'est notre expérience de ces choses
qui nous sert de critère pour refuser l'existence dans le passé ou
ailleurs d'un processus qui la contredirait trop fortement.
Cette considération vaut
naturellement pour les processus matériels, dont les contraintes nous
sont connues, et dont les traces sont d'habitude persistantes. Elle
vaut aussi dans une certaine mesure pour les constructions
intellectuelles, que nous sommes capables d'analyser pour fixer un
certain nombre d'étapes nécessaires à leur effectuation. Les sciences
et les techniques (surtout celles qui en dépendent) nous offrent un
grand nombre de tels progrès dans lesquels les étapes ou certaines
d'entre elles doivent se succéder dans un ordre déterminé — qu'il ne
faut pas confondre entièrement avec l'ordre historique des découvertes,
en partie contingent. Et lorsque ces entreprises impliquent des
opérations d'assez longue durée, il est alors possible d'exclure
qu'elles puissent avoir eu lieu en un temps inférieur à celui qui nous
paraît comme indispensable. C'est ainsi qu'on peut exclure que la
théorie de la relativité ait pu historiquement précéder la physique
newtonienne (j'entends bien sûr, non pas l'idée de la relativité, qu'on
trouve par exemple chez Descartes au contraire, mais la théorie
einsteinienne). D'autres manifestations culturelles impliquent une
telle succession d'étapes et permettent d'évaluer par là un temps
d'effectuation minimal. Il en va ainsi de l'évolution des langues, dont
les conditions historiques contingentes sont de plus extrêmement
nombreuses, au point qu'il est difficile de les concevoir comme pouvant
se dérouler plus vite que selon la durée historique qui a été en fait
la leur. Dans ce cas, l'évolution est une opération collective de large
envergure. Et dans de telles conditions, la durée historique effective
du processus paraît difficile à contracter. Plus l'invention est
individuelle, en revanche, moins sa durée minimale donne prise à une
évaluation fiable. Quels que soient leurs efforts, les historiens des
idées ne peuvent rendre compte de la construction d'une doctrine
philosophique originale à partir des éléments présents dans le milieu
culturel du penseur. Et par conséquent, ils ne peuvent montrer que
telle philosophie nouvelle n'était réellement pas possible avant telle
date. Ils peuvent certes repérer depuis quand certains matériaux
étaient disponibles, dont par exemple certains termes du langage
utilisé. A cet égard, aucune œuvre philosophique concrète n'était sans
doute possible avant le moment où elle est apparue. Mais on ne peut pas
en dire autant de cette philosophie en tant que réalité conceptuelle,
dans la mesure où, sans se détacher jamais entièrement de la matière de
son expression, elle conserve par rapport à celle-ci une certaine
indépendance, celle qui en permet diverses formulations, souvent chez
son auteur lui-même. Or si l'on considère ces idées ou concepts, tels
qu'ils peuvent s'exprimer de façons différentes, rien n'interdit de
penser qu'ils aient pu paraître dans plusieurs contextes historiques
divers. Même, les historiens des idées tendent généralement à montrer
comment, en considérant abstraitement celles-ci comme des entités
distinctes, on leur découvre toute une histoire antérieure à leur
reprise chez l'auteur étudié. Mais avouons que ces reconstitutions sont
généralement fort aventureuses. Il suffit pour nous de constater qu'il
n'est guère possible de fixer à une idée générale, dépouillée de son
expression concrète, une série de conditions culturelles suffisantes
pour en exclure la présence ou l'invention dans une quelconque
situation historique précise.
Or l'athéisme représente
justement une idée dont les présuppositions sont extrêmement peu
nombreuses, sa conception ne requérant que l'idée d'un dieu et de sa
négation, des conditions si élémentaires qu'elles ont vraisemblablement
été réalisées à presque toutes les époques historiques et dans toutes
les cultures, à part celles, hypothétiques, qui n'auraient eu aucune
notion de dieux.
On pourra répliquer que la
distance entre une culture et certaines inventions n'est pas seulement
d'ordre logique, mais également affectif. Qu'il y ait une histoire
possible des sentiments dominants dans les diverses cultures et leurs
divers départements, cela ne fait aucun doute. Chaque époque, chaque
pays, chaque milieu porte à éprouver certains sentiments
caractéristiques, qui peuvent être très différents, voire opposés, par
rapport à ceux d'autres époques, pays ou milieux. Mais que peut-on en
tirer, sinon qu'il est très vraisemblable qu'un homme ait connu et
éprouvé plus ou moins les sentiments de son temps et de son milieu, ou
des divers milieux dans lesquels il a vécu ? De là, il est
impossible de conclure à une limitation de sa sensibilité à celle de sa
société. Une expérience constante nous apprend au contraire que, même
si beaucoup n'ont guère d'autres opinions et sentiments que leurs
voisins, certains individus par contre en diffèrent fortement. Pour
enfermer quelqu'un dans l'atmosphère émotive de son milieu culturel
plus ou moins étroit, il faudrait déjà lui refuser le contact avec
d'autres cultures. Or dès que quelqu'un peut voyager, rencontrer des
étrangers, lire les ouvrages d'autres époques ou cultures, s'imprégner
de leurs œuvres d'art, entières ou en ruines, apprendre leur langue, et
ainsi de suite, il serait étrange que la sensibilité de ces diverses
cultures lui reste tout à fait étrangère. Ne peut-on pas croire un
Montaigne lorsqu'il nous avoue qu'il se sentait plus proche des Romains
rencontrés dans les livres que de ses voisins côtoyés en chair et en
os ? Certes, il n'était pas romain pour autant, parce qu'il était
également français et gascon. Mais ne pouvait-il être à divers degrés
tout cela ? Et sa sensibilité pouvait-elle demeurer à l'abri de
son contact avec la culture latine ? Voilà qui serait fort étrange
et contraire à tout ce que nous savons des hommes ainsi qu'à notre
propre expérience individuelle, pour peu que nous ayons quelque peu
voyagé en réalité et en esprit.
Or s'il est vrai que
l'athéisme correspond aussi à un état d'esprit, à une certaine
sensibilité, et non uniquement à une idée abstraite, il est absurde de
prétendre exclure la possibilité de cette sensibilité à une époque
quelconque, sinon pour les caractères les plus conventionnels.
2
Revenons donc au préjugé de
l'impossibilité de l'athéisme à la Renaissance indépendamment de
l'appui que pouvait lui donner l'illusion d'un cadre enfermant en son
aire l'esprit des membres d'une culture. Quelles raisons lui
reste-t-il ? J'en vois trois principales. Premièrement, personne
ne s'affirme athée en ces temps, selon les documents fort divers et
nombreux qui nous sont parvenus. Deuxièmement, les luttes et débats de
ce temps n'opposent pas la croyance en dieu et le refus de cette
croyance, mais les diverses façons de définir et de comprendre cette
croyance, partagée de fait par tous, de sorte que le terme même
d'athée, utilisé contre les mécréants, ne signifiait en réalité qu'une
mauvaise sorte de croyance. Troisièmement, même si quelqu'un avait
voulu nier l'existence de Dieu et de toute forme de divinité, les
outils conceptuels pour le dire et même le penser expressément lui
auraient manqué.
Concernant la première,
admettons ce résultat de l'enquête historique, tout en remarquant
qu'elle correspond à un moment de la recherche et que cette conclusion
négative n'est que provisoire, la découverte d'un tel aveu exprès
d'athéisme n'étant pas exclue. Mais admettons encore qu'il soit peu
vraisemblable, et partons simplement de ce fait, tel qu'établi
actuellement. Il faudra en conclure ou bien que personne à l'époque n'a
voulu s'avouer athée, ou bien que ceux qui l'ont voulu l'ont fait en
d'autres termes. Dans aucun de ces deux cas, comme nous le verrons,
l'absence d'aveu explicite d'athéisme ne prouve l'absence effective
d'athées.
Au sujet du fait que les
guerres de religion mobilisaient et opposaient des partisans de
conceptions différentes du christianisme, et non des chrétiens et des
non-chrétiens, ni des croyants et des athées, il suffit de remarquer
que l'un n'empêche pas l'autre, et que ces guerres religieuses
pouvaient pousser certes à prendre parti pour l'une des sectes en
conflit, ou à en inventer de nouvelles encore, mais également à se
dégoûter de toutes et à devenir indifférent à toute croyance. Et l'on
comprendrait dans ces conditions que les athées n'aient justement pas
ressenti le besoin de s'affirmer dans ces guerres de religions comme
représentants en quelque sorte d'une secte supplémentaire, surtout si
elle s'était de surcroît reconnue comme minoritaire. On peut même juger
que dans ces conflits l'athée trouvait un terrain favorable à ses
idées, en lui permettant de se glisser en quelque sorte dans les
interstices entre les sectes religieuses. Cela pouvait avoir lieu très
discrètement, ou avec davantage de fracas, comme lorsqu'un Giordano
Bruno, participant à la bataille en donnant des coups de tous les
côtés, parvenait à se faire excommunier successivement des trois
principales sectes de l'époque.
Enfin, à propos de l'idée
qu'un penseur du XVIe siècle n'aurait pas disposé des instruments
conceptuels adéquats pour exposer et penser même son athéisme, on
remarque aussitôt à quel point cette opinion réduit à une portion
incroyablement pauvre les outils intellectuels d'une culture qui n'en
manquait pourtant pas. Mais comment imaginer qu'il n'ait pas disposé de
ce que requiert l'athéisme, la notion d'un dieu et la négation de
l'existence d'un tel être ? Cette supposition est si absurde
qu'elle ne mérite pas d'autre examen. Répliquera-t-on que, certes,
l'athéisme ainsi abstraitement conçu pouvait être pensé par les hommes
de ce temps, mais qu'en revanche ils étaient dépourvus dès qu'il
s'agissait de comprendre le monde en se privant de la notion d'un
dieu ? Mais faudra-t-il les imaginer comme incapables de
comprendre par exemple Épicure ou Lucrèce, chez lesquels les dieux ne
jouent aucun rôle dans l'explication du monde, ou comme incapables de
scepticisme, pour saisir ce dont il s'agissait par exemple chez Sextus,
dont ils découvraient les œuvres ? Il semble que cette objection
doive signifier davantage l'incapacité de se passer de la croyance chez
celui qui la formule qu'un défaut conceptuel chez ceux à qui on
l'attribue arbitrairement, sans doute par simple projection. La lecture
du Montaigne de l'Apologie de Raymond Sebond, par exemple, ne révèle
pas chez ce penseur une capacité de comprendre et de développer le
scepticisme moindre que celle d'aucun auteur plus récent. Et si
certains penseurs ont cherché à faire servir le scepticisme à la foi,
il n'en demeure pas moins qu'il en est directement la contestation la
plus radicale, si bien que même un Pascal, désireux de défendre la
religion contre lui, savait combien il la met radicalement en question
en tant que tel.
Mais revenons à
l'impossibilité apparente de se dire athée à l'époque de Montaigne.
D'abord, le terme était loin d'être inexistant ou inutilisé. Au
contraire il était même relativement fréquent, quoique toujours
appliqué, non à soi-même, mais à d'autres pour les accuser. Ainsi,
l'athéisme que personne n'avoue, et qui semble absent selon ce type de
témoignage qu'est l'aveu, est en revanche très fréquent du côté de ceux
qu'on en accuse, selon le témoignage des accusateurs. La contradiction
paraîtra peut-être moins mystérieuse qu'il ne semble à première vue, si
on la reformule de la manière suivante : aux accusations ne
répondent pas d'aveux. Car alors, il s'agit évidemment d'un jeu des
plus habituels : on accuse les autres des pires choses, et ils
refusent de répondre par l'aveu de leur culpabilité. Or le fait même
que les accusations se multiplient sans que les aveux ne les confirment
manifeste que le terme d'athée correspondait à une accusation très
grave, et que par conséquent, s'il était une arme offensive appréciée,
il pouvait difficilement être adopté par ceux contre lesquels elle
pouvait être utilisée. L'aveu d'athéisme aurait été une accusation
radicale de soi-même. En affirmant la négation de tout dieu,
l'incroyance en un dieu quelconque, ce terme signifiait l'opposition
claire à la fois à toutes les religions mobilisant le terrain dans leur
lutte acharnée. En réalité, on accusait d'être athées même ceux qui
croyaient autrement en Dieu, et qui n'étaient pas athées dans le sens
strict. Et ce procédé est dans la logique de l'accusation, qui tend à
l'exagération, surtout contre des ennemis détestés, et il était naturel
de traiter ceux qui avaient des croyances différentes de celles du
parti de l'accusateur comme s'ils ne croyaient en rien, ou en aucun
dieu, puisque, en somme, leur dieu n'en était qu'un faux. L'aveu en
revanche aurait aussitôt pris le sens plein d'une incroyance radicale,
niant tout dieu. Qui choisirait de se mettre au ban de tous les
partis ? Qui même se plairait à se désigner lui-même par un nom
infamant ? Nous-mêmes hésiterions aujourd'hui à nous avouer
sérieusement égoïstes, ou franchement méchants, par exemple, même après
Stirner et Nietzsche. S'il était donc possible d'éviter un tel aveu, il
était naturel de s'en abstenir effectivement, et surtout en ces termes
signifiant le comble du blâme.
Or rien n'est plus facile
que de l'éviter en fait. Parmi toutes les conceptions de Dieu qui
circulent à l'époque, qui font l'objet de spéculations, de débats, de
luttes et de guerres, il faudrait manquer singulièrement d'imagination
pour ne pas parvenir à en trouver ou à en inventer une qui corresponde
aux idées suspectes qu'on a pu exprimer, volontairement ou par
imprudence. Certes, les théologiens et les églises prétendent définir
Dieu et en faire l'objet d'une croyance positive, quoique par ailleurs
cet objet tende toujours également à se retirer dans une sorte de
caractère inconcevable, si bien que la croyance elle-même semble se
vider et devoir se transformer en un autre rapport que celui des
croyances habituelles à l'existence des objets coutumiers du monde. La
foi s'accommode étrangement d'un objet ultimement inconcevable, mais
auquel il lui faut bien donner une forme, fût-elle paradoxale. Dans ces
conditions, cet objet de croyance qu'est Dieu peut devenir presque
n'importe quoi lorsqu'il est abordé par la spéculation. Et par
conséquent il n'impose pas dans cette mesure de doctrine précise,
incompatible avec une conception quelconque du monde. A la limite, en
insistant sur son caractère inconcevable, comme le fait souvent
Montaigne, on peut même se dispenser de penser quoi que ce soit sous
son nom, et justifier aussi bien l'athéisme, puisqu'il devient
équivalent de penser par Dieu l'être suprême ou rien. En effet, on peut
interpréter l'inconcevabilité de Dieu de deux manières et la comprendre
ou bien comme représentant l'une des propriétés d'un être qui en
possède également d'autres, ou bien comme signifiant que Dieu étant
inconcevable, on ne peut concevoir Dieu, ce nom restant simplement
dépourvu de sens. Et en vérité la seconde interprétation s'impose même
logiquement. Quant aux dogmes qui proposent des mystères, comme celui
de la Trinité, il suffit de les laisser impénétrables, pour n'avoir
rien non plus à penser en eux. En quelque sorte, à un certain niveau de
spéculation au moins, le christianisme laisse le champ libre à
l'athéisme, qui n'a pas besoin de se priver du terme de Dieu pour se
déployer. Or, si athée signifie le comble du blâme, Dieu est avant tout
le bien même, et donc ce à quoi il est au plus haut point louable de se
rapporter. Et chacun, même l'athée, a intérêt à s'accorder ce crédit à
peu près gratuit. Comme l'a très pertinemment expliqué Hobbes, Dieu est
un nom sans idée, dont la fonction est de servir au culte comme une
sorte de pôle d'attraction de la louange, si bien que les attributs de
Dieu ne signifient pas des propriétés de sa nature, mais les
expressions extrêmes de la louange ou de la flatterie. C'est pourquoi
il est indifférent que ces expressions soient en elles-mêmes (ou comme
désignant un objet) insensées ou absurdes, puisqu'elles n'ont justement
pas pour fonction de définir une idée, mais d'exprimer le caractère
hyperbolique de la louange. Pourquoi l'athée refuserait-il le culte,
sachant que celui-ci ne signifie rien objectivement, et qu'il est
compatible avec la conscience de l'absence de toute idée positive de
Dieu ? C'est ainsi que Montaigne peut s'affirmer catholique, parce
qu'il est né dans cette religion, tout simplement, et qu'il ne juge pas
utile de participer aux vaines disputes de ceux qui croient voir dans
la religion autre chose qu'une simple convention. Du point de vue
spéculatif, il n'y a donc aucune différence entre l'athée et le croyant
éclairé qui sait que sa croyance n'est croyance en rien, se réduisant à
une pure pratique cultuelle. Dans l'opinion générale pourtant, et selon
l'usage habituel des termes, l'athée désigne le méchant ou le mauvais
par excellence, tandis que le culte divin est le signe de la bonté même.
3
Mais sommes-nous vraiment
certains que Montaigne, lorsqu'il envisage la religion comme coutumière
plutôt que comme représentant une doctrine sur ce que les choses sont
réellement, est bien athée plutôt que religieux à sa manière ? Car
précisément, s'il ne se déclare pas athée, mais se pose au contraire
comme bon catholique, croyant, n'est-ce pas parce qu'il ne se conçoit
pas lui-même comme athée ? A vrai dire, dans les termes de
l'époque, on n'imagine guère qu'il se déclare athée même dans
l'intimité la plus stricte. En effet, rappelons que l'athée, dans le
sens habituel du terme en son temps, n'est pas celui qui soutiendrait
une position spéculative sur l'existence d'un être déterminé, Dieu,
pour la nier, mais plutôt, ou davantage, un personnage immoral qui nie
tout principe et se comporte sans référence à des valeurs moralement
défendables, en fonction de ses caprices, sans considérations morales.
Bref, niant Dieu, c'est l'existence du principe moral qu'un tel athée
refuse, non pas parce que les bonnes valeurs trouveraient leur
fondement dans un être défini nommé Dieu, mais parce que Dieu est le
nom même de ces principes, et notamment de la justice. Or si dire qu'il
n'y a pas de Dieu, c'est aussi nier l'existence de la justice, on
comprend que l'athée ne puisse faire cas dans sa vie de la justice, ni
des autres valeurs morales identifiées à Dieu. Voilà pourquoi ce sont
les connotations morales des termes d'athée et de Dieu qui comptent ici
en premier lieu. Et c'est la raison pour laquelle se professer athée
reviendrait à se proclamer immoral selon le sens habituel des termes à
l'époque. Il n'est donc pas étonnant que, même en l'absence de censure,
on ne songe guère à se poser comme immoral ou athée.
Mais est-ce une raison
d'affirmer qu'étant donné ce sens des termes à l'époque et la
répugnance des gens à se considérer comme athées en ce sens, l'athéisme
était donc impossible alors ? Il n'y a aucune raison de le croire.
Non seulement rien n'interdit à des hommes dépourvus de conscience
morale ou de souci de la morale de se voir eux-mêmes comme des athées,
tout en s'en cachant, mais surtout ce sens moral du terme, quoique
déterminant en ce temps, n'est pas le seul. L'athée est également celui
qui nie qu'il existe réellement ce genre de figures qu'on nomme dieux.
Et surtout, pour nous qui cherchons à savoir s'il existe des athées à
la Renaissance, la question n'est pas de découvrir s'il existe des
hommes dépourvus de tout principe moral, auxquels leurs contemporains
auraient appliqué les épithètes d'athée et de mécréant parmi d'autres,
mais bien de savoir si des hommes et notamment des penseurs de cette
époque sont athées au sens où nous entendons le terme aujourd'hui,
c'est-à-dire comme niant l'existence réelle de ces êtres qu'on nomme
des dieux, et plus particulièrement, en contexte chrétien, d'un Dieu
tout puissant, parfaitement bon, créateur du monde, soucieux du sort
des hommes, leur dictant des lois morales sanctionnées par des
récompenses et des punitions, etc. De telles conceptions d'un monde
sans dieux auraient inévitablement mérité à ces penseurs l'accusation
d'athéisme, en dépit du fait qu'ils l'auraient refusée pour leur part,
non à cause d'une hésitation dans leur négation des dieux, mais parce
qu'ils auraient rejeté l'accusation morale impliquée dans le terme,
aujourd'hui disparue en partie, du moins lorsque nous envisageons
l'athéisme dans une perspective objective ou scientifique en un sens
large. Il est donc tout à fait pertinent pour nous de déclarer athée un
penseur de ce temps qui aurait refusé quant à lui de se reconnaître
athée à cause des connotations morales du terme à son époque. Ceci dit,
il faut, lorsque nous nous posons le problème de l'athéisme à la
Renaissance, nous dégager de l'usage ancien du terme et l'utiliser
selon la définition que nous en donnons nous-mêmes.
Cela ne veut pas dire qu'il
suffise de nous référer à la signification du mot aujourd'hui pour
clarifier subitement le problème. Car, sans compter que sa connotation
morale n'a pas entièrement disparu, sa signification usuelle demeure
très ambiguë. D'abord, plusieurs tiendront pour athées ceux seuls qui
se déclarent explicitement tels. Dans ce sens, il n'y aura
effectivement probablement pas d'athées au XVIe siècle. Mais cette
constatation n'a guère d'intérêt, et ce n'est pas ce que nous désirons
savoir. D'autres, sans avoir cette exigence précise, ne considéreront
comme athées que ceux qui nient l'existence des dieux et ne
reconnaissent rien dans leur conception à quoi ils donnent le nom de
dieu. Ne tenant pas compte du fait que ce nom lui-même peut recouvrir
une multitude de conceptions très différentes, voire opposées, ils
classent croyants et athées selon des critères purement formels et
extrêmement superficiels. Un Hobbes, qui fait de Dieu un nom sans idée
correspondante, destiné à la pure pratique du culte, leur paraîtra
croyant parce qu'il retient ce nom, quoiqu'il nie toute réalité
correspondante. A l'inverse, ils tiendront pour athées des penseurs
attribuant à certains êtres les qualités habituelles des dieux, quoique
sous d'autres noms, tels que l'Histoire, les Valeurs, les Droits de
l'homme, l'Humanité, et ainsi de suite. Ajoutez par exemple une barbe à
l'Humanité (ce qui n'est pas trop difficile), et vous obtiendrez le
Dieu du petit peuple chrétien ; retirez-la-lui, et la plupart des
théologiens trouveront que ce personnage ressemble ainsi davantage à
leur propre idée de Dieu. Bref, il résulte de ce critère superficiel de
l'athéisme un autre classement facile à faire, mais d'un intérêt
également fort limité. Pour avoir une définition philosophiquement
intéressante, il nous faut donc la préciser nous-mêmes.
Or en quoi l'athéisme d'un
penseur nous intéresse-t-il ? Dieu (ou les dieux) tel qu'il est
l'objet d'une croyance positive, et non seulement une référence
symbolique dans une pratique religieuse, apparaît comme un être
supérieur aux hommes, notamment par sa puissance, susceptible
d'intervenir dans leur vie et d'avoir des exigences à leur égard, dont
certaines pourront éventuellement définir des codes moraux. Dans
certaines religions telles que le christianisme, un seul Dieu unique se
voit attribuer la toute-puissance, la bonté et la justice les plus
hautes, une providence infaillible, et la fonction de source et de
garantie de toutes les vraies valeurs. L'athéisme consiste à nier
l'existence de ces dieux, non pas du nom divin qu'ils portent, mais de
ce qui fait d'eux des dieux, leur puissance, leur providence, leur
caractère moral, et ainsi de suite. Selon les contextes, l'athéisme
prend des colorations diverses, en fonction des religions présentes et
des conceptions des dieux en vigueur, mais il se caractérise toujours
par la négation de l'existence de ce type d'êtres, quelle que soit la
forme sous laquelle ils se présentent. Et il aboutit toujours à devoir
concevoir un monde dépouillé de ce genre d'entités et un mode de vie
qui se passe de toute référence à elles (sinon dans l'obéissance
extérieure éventuelle à la religion du lieu).
Et alors, si l'on examine
les écrits d'un Montaigne selon ces critères, on découvre nombre de
passages contestant l'existence et l'intervention des dieux et plus
particulièrement du Dieu chrétien dans le monde et la vie du
philosophe. Mais est-ce suffisant pour le déclarer athée en notre
sens ? La question se complique en réalité par le fait que ces
passages sont souvent ambigus et qu'ils entrent en contradiction avec
d'autres passages apparemment beaucoup plus conformes à la religion
chrétienne.
4
Imaginons un penseur du
XVIe siècle, un Montaigne par exemple, qui ne croirait pas en
l'existence de ce genre d'êtres qu'on appelle d'habitude dieux, et qui
serait athée, donc athée en notre sens. Nous savons qu'il aurait
quelque difficulté à nommer sa position, le terme d'athée connotant une
immoralité contraire à une démarche conçue justement comme recherche de
la sagesse. Il ne serait pas tout à fait dépourvu cependant, car
d'autres appellations se proposent, moins connotées moralement, et
convenant donc mieux. Il est possible de puiser dans le vocabulaire de
l'Antiquité, sans aucune pédanterie même, pour s'attribuer d'abord le
titre le plus évident de philosophe. Vu que le philosophe cherche la
sagesse par ses facultés naturelles, par la raison, il se trouve sur
une autre voie que celle de la révélation religieuse et de la foi. Les
dieux sont pour lui des objets de spéculation qu'on peut soumettre à la
critique rationnelle, et la sagesse n'en a pas nécessairement besoin.
La perspective de leur négation est donc inscrite dans cette démarche.
Et le prestige de la pensée antique empêche de considérer comme
foncièrement immorale la philosophie, même si elle demeure suspecte
d'être d'une moralité inférieure à celle que réclame la vraie religion.
En outre, comme nombre de théologiens se sont efforcés de concilier
autant que possible la philosophie et le christianisme, on peut se
prétendre à la fois philosophe et chrétien, quoiqu'on puisse également
dissocier les deux. Toutefois, pour celui qui voudrait se déclarer
athée en notre sens, ces efforts de conciliation et la possibilité
d'interpréter certains modèles philosophiques de l'Antiquité comme
concevant un dieu analogue à celui des chrétiens, rendent le terme
moins propre à une insistance sur le caractère athée de celui qui
l'adopte. Pour remédier à cela notre athée pourra choisir plus
précisément le nom des sectateurs d'une philosophie antique
particulière, et se dire par exemple sceptique, comme Montaigne tend à
le faire. En effet, comme le doute sceptique est universel, les dieux
en font naturellement l'objet aussi, même si leur culte reste
généralement adopté dans la pratique. Cependant il convient ici
également de ne pas exagérer, et il faut atténuer la portée critique du
scepticisme en insistant sur ses compatibilités au moins apparentes
avec le christianisme, en supposant par exemple qu'il représente une
forme d'humilité dans la connaissance et qu'il conduit à reconnaître
l'inconcevabilité divine liée à l'infinité de Dieu. Cependant, de cette
façon encore, l'athéisme n'est pas clairement revendiqué tant que le
scepticisme est présenté comme compatible avec la religion et la
possibilité de la foi, bien qu'il lui soit en réalité contraire. De
toute manière, quel que soit le terme adopté pour désigner sa
conception, l'athée de l'époque se trouve contraint de le maintenir
dans l'ambiguïté pour éviter qu'on ne le comprenne véritablement comme
un synonyme d'athée, avec les connotations négatives qu'il s'agissait
d'éviter. Insister sur le fait qu'on est philosophe avant tout, se
déclarer sceptique, ce sont donc des manières ambiguës de s'affirmer
athée, qui ne peuvent donner qu'un soupçon d'athéisme en notre sens,
mais non une certitude, vu que des esprits religieux peuvent aussi
s'affirmer philosophes ou sceptiques en croyant sincèrement concilier
la philosophie et le scepticisme avec la foi.
Cependant le problème de
notre supposé athée ne vient pas uniquement de la difficulté de trouver
le bon nom pour baptiser sa pensée. Car l'ambiguïté des termes choisis
n'est pas seulement un inconvénient qu'il pourrait vouloir éliminer. Il
en a besoin au contraire afin d'éviter la condamnation morale et
légale. Et dans ce but, c'est toute l'expression de sa pensée qui devra
conserver ce même caractère ambigu. En effet, l'athéisme dans notre
sens est condamné dans sa société et considéré comme immoral en
lui-même. Inutile donc pour lui de s'évertuer à faire la distinction
entre le pur athéisme et l'immoralité qu'on lui attribue, puisqu'on la
refuse et qu'on tient d'habitude viscéralement à la confusion des deux.
Certes, dans l'idéal, notre philosophe peut vouloir expliquer la
différence et révéler la confusion. Mais dans la réalité, il sera
condamné, et exécuté, longtemps avant d'avoir terminé sa démonstration,
ou du moins avant d'avoir rendu son argument efficace. S'il était porté
à en douter, la violence des guerres de religion autour de lui le
persuaderait bien vite de la faiblesse de la raison chez le commun des
hommes. Or notre Montaigne n'a ni les moyens de créer une secte
philosophique si puissante qu'elle puisse vaincre par les armes, ni le
désir d'entretenir ce genre de guerre. Le mieux pour cet athée fictif
n'est-il pas de se retirer chez lui, dans son château au fond de la
campagne ou dans son arrière-boutique, pour méditer tranquillement dans
le secret, à l'abri des inquisitions et des accusations ?
Mais supposons-lui un désir
presque irrépressible de communiquer ses pensées et d'enseigner une
attitude plus sage que celle qui pousse ses contemporains à s'entretuer
pour des futilités théologiques. Il ne peut pas s'exprimer directement
pour faire voir le fond de sa pensée sans provoquer immédiatement une
réaction violente et semer tout au plus le genre de troubles qu'il
aimerait éviter. Il lui reste donc à chercher une manière cachée,
ambiguë, de faire passer discrètement son enseignement. Et pour cela,
il lui faut trouver une méthode pour parler et écrire en ne laissant
transparaître son athéisme que voilé, inaperçu de la foule de ceux dont
les préjugés font obstacle à la démarche rationnelle propre à faire
apparaître les distinctions nécessaires. Il devra donc travailler son
écriture sur deux plans, élaborant d'un côté le masque destiné à
protéger l'enseignement qui, présenté nu, ferait scandale, et de
l'autre les procédés destinés à laisser entrevoir le corps sous le
déguisement. Il n'est donc pas étonnant que notre Montaigne fasse du
masque et du déguisement un thème récurrent de ses Essais. Non
seulement il doit y réfléchir lui-même, mais il doit également conduire
ses bons lecteurs, ceux auxquels l'enseignement est destiné, à
découvrir celui-ci sous le voile. Cette opération complexe requiert un
art difficile de pondération pour trouver le juste degré d'opacité et
de transparence du voile, afin que la masse des esprits plus grossiers
ne voient que le masque, et s'en amusent éventuellement ou s'en
détournent, tandis que seuls les plus fins, les plus forts parviennent
à deviner puis à comprendre ce qu'il cache et révèle discrètement.
5
Maintenant, le Montaigne
réel est-il l'athée fictif que nous venons d'observer un instant ?
En un sens, cette question devrait demeurer indécidable. Car s'il est
vrai que ses Essais sont construits de manière à laisser
perpétuellement dans l'ambiguïté sa pensée, notamment à propos de Dieu,
toute tentative de prouver son athéisme devrait être vouée à l'échec, à
moins qu'ils ne puissent être pris en défaut. Autrement dit, plus
Montaigne aura été un artiste habile à jouer du déguisement, plus il
aura réussi à brouiller l'image de sa pensée pour éviter de la laisser
paraître nulle part en elle-même. Or, qu'il ait au moins réfléchi à la
question du déguisement, nous avons vu que cela ne fait guère de doute.
Mais l'a-t-il fait par esprit de jeu, sans autre intention que de
s'amuser et de nous amuser des effets que produisent les masques, qui
nous plaisent comme tels, ainsi qu'au carnaval ou dans les bals
masqués, ou bien avait-il d'autres desseins plus cachés
eux-mêmes ? Si nous voulons rester objectifs, plutôt que de
supputer les intentions profondes de l'auteur, dont certains esprits
objectifs affirmeront froidement qu'elles nous sont de toute manière
tout à fait inaccessibles, nous en serons réduits à trouver les
passages explicites qui prouvent l'athéisme de Montaigne. Or cette
tentative demeure vaine, d'abord parce que nous savons que, si
Montaigne avait l'intention de cacher le fond de sa pensée comme notre
personnage fictif, il se garderait bien d'un tel aveu direct, que
d'ailleurs on ne trouve pas en effet dans ses écrits. Mais pire encore,
même s'il s'amusait à de tels aveux, ceux-ci ne seraient pas décisifs
chez quelqu'un qui s'avance masqué et qui, si l'on peut dire, peut
parler aussi bien pour lui-même que pour son masque. Car comment
distinguer, là où, contrairement à l'acteur de théâtre ordinaire qui
redevient lui-même une fois la pièce jouée, ce sont des rôles plus
intégrés à sa vie, un peu comme ceux du bouffon, que l'auteur joue dans
son œuvre ? Surtout, les Essais sont composés en surface comme une
sorte de patchwork bigarré et souvent bizarre, où les morceaux les plus
contradictoires trouvent place, si bien que les connaisseurs peuvent
aisément opposer à chaque citation une autre de sens contraire. Et
comme cette œuvre ne présente pas un long argument continu, il est fort
difficile de situer ses divers passages dans un même contexte capable
de leur donner une cohérence d'ensemble plus ou moins évidente.
A vrai dire, cette
structure même, et la résistance qu'elle oppose à la lecture littérale,
représente un indice d'une intention de dissimuler son sens. Mais on
peut répliquer aussi qu'elle n'exclut pas ce que Montaigne affirme
souvent, à savoir qu'il ne veut que s'amuser sans se prendre jamais au
sérieux.
Qui décidera donc s'il faut
attribuer aux Essais un sens caché, et si les indices en eux d'une
forme d'athéisme sont à prendre davantage au sérieux que les
affirmations d'orthodoxie de l'auteur qu'on y trouve également ?
C'est bien sûr le lecteur, je veux dire le lecteur individuel, pour qui
la question se posera sans qu'une science ait pu la résoudre pour lui.
Et s'il accepte le défi que
lui pose le texte de réfléchir à son propre rapport avec lui, il pourra
trouver éventuellement des signes réfléchissant ce rapport. Car les
Essais comportent en eux-mêmes cette relation du lecteur à l'auteur,
sous diverses formes, dont la plus évidente se présente certainement
dans le fait que cette œuvre est émaillée de citations, tirées des
lectures de l'auteur. Cet écrivain est aussi un lecteur, qui nous
montre ce qu'il fait de ses lectures, et qui lit parfois directement
dans son propre texte, interprétant explicitement ses auteurs. Or
comment les traite-t-il d'habitude ? A première vue, le lecteur
scolastique imaginera retrouver le type de citations usuelles pour lui,
celles qui servent d'autorité. Dans cet usage, la citation représente
comme une couche supérieure au texte normal dans lequel elle
intervient, et lui donne un rapport à une autorité reconnue, à laquelle
le discours peut comme s'accrocher, pour en tirer à son tour une
parcelle de cette autorité. Or il est évident que ce n'est pas le rôle
des citations de Montaigne, qui ne donne généralement pas même ses
références. Serait-il plus pertinent de les comprendre selon un autre
modèle, celui des citations destinées à orner le texte ? Dans ce
cas, les auteurs cités sont présents pour leur qualité littéraire, à
laquelle on recourt pour faire rejaillir sur le texte, non plus
l'autorité, mais, disons, une certaine beauté empruntée, comme dans
l'usage des bijoux. L'interprétation est davantage plausible dans le
cadre des Essais. Mais elle ne convainc pas non plus vraiment, car le
rapport entre le texte de Montaigne et ces citations semble plus intime
et substantiel. Les auteurs semblent davantage convoqués à une sorte de
conversation, dans laquelle n'existe pas vraiment, quoi que Montaigne
en dise parfois, de décalage qualitatif entre les auteurs cités et son
propre texte. Certes, les citations sont présentées souvent comme des
modèles, à la fois quant à la pensée et quant à la qualité littéraire.
Mais Montaigne ne se place pas dans leur dépendance, il ne les imite
pas simplement, il s'en inspire et rivalise avec eux, et cela même,
parfois, très explicitement. Et il choisit les auteurs qui lui
paraissent les meilleurs, dans leurs meilleurs moments, non pour les
exposer, mais pour entrer avec eux dans la lice et penser en leur
compagnie. Ils ne lui fournissent pas des conclusions, mais des objets
de réflexion et des défis.
N'est-ce pas ainsi que le
lecteur est invité à lire les Essais eux-mêmes ? Alors, celui qui
saura si Montaigne professe ou non l'athéisme derrière les voiles qui
le cachent peut-être, ce sera celui qui sera entré dans cette
conversation exigeante et personnelle avec lui.
Peut-être apparaîtra-t-il à
un tel lecteur que cet athéisme voilé ne se cache pas uniquement pour
échapper aux censeurs de son temps, à ceux de l'institution et à tous
les censeurs privés, qui défendent aussi l'orthodoxie commune — et il y
en a une en tout temps et en tout lieu. Car le procédé vaut à un niveau
bien plus général, dans toute forme de pensée qui ne se transmet pas
par autorité, et qui ne délivre pas toutes faites des vérités, mais qui
se propose d'éduquer à les découvrir.
Gilbert Boss
Bruxelles, 2012
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