De
la collaboration
en philosophie
Nous sommes à l’heure du travail en
équipe. Les
chercheurs individuels, en tout domaine, ne font plus le poids, il faut
partout
les atteler à plusieurs à de mêmes chars. Les moralistes aveugles
peuvent
donc se rassurer. Les épouvantails de l’individualisme que poste
partout leur
imagination ne correspondent à rien dans la réalité. D’individus, nous
n’en
reconnaissons plus, pas même où l’on en voyait jadis les modèles, chez
les
artistes et les philosophes notamment. Les philosophes, on le sait,
sont des
chercheurs, et les chercheurs, on le sait, ne font rien de bon qu’en
équipes.
On les pousse donc aussi à se rassembler comme tout le monde, pour
s’atteler
à des tâches communes, afin qu’ils deviennent enfin efficaces comme les
autres chercheurs.
Mais les philosophes peuvent-ils bien
travailler ainsi en
équipe ? Toute la tradition philosophique semble nous prouver le
contraire. Les œuvres des philosophes, plus encore que celles des
écrivains ou
des autres artistes, sont le fait d’individus isolés, parfois de
solitaires.
Les œuvres produites en collaboration sont très rares, et ne réunissent
pas
plus de deux associés, intimement unis, comme dans le cas du petit
ouvrage De
la liberté, que Mill écrivit avec sa femme, ou d’un autre petit
livre, De
la sujétion des femmes, qu’il écrivit avec sa fille. Il doit donc y
avoir une raison dans la nature même de la philosophie pour rendre
compte du
caractère individuel que manifeste cette activité dans les faits à
travers
toute une longue tradition, qui traverse des cultures et des modes bien
diverses.
Pour savoir ce qui retient les
philosophes de se réunir en
équipes, commençons par voir en quoi consiste un travail d’équipe et ce
qui
le rend possible et efficace, notamment en recherche. Nul doute en
effet que,
dans les sciences, le travail en équipe se révèle favorable, jusqu’à un
certain point au moins. Il doit donc y avoir quelque chose dans la
recherche
scientifique, en un sens large, qui appelle cette organisation et qui
ne se
retrouve sans doute pas en philosophie.
Dans une certaine mesure, qui est très
vraisemblablement la
mesure exacte dans laquelle le travail en équipe est efficace, la
recherche
scientifique peut être planifiée. On peut définir un but, un objectif
de la
recherche, une méthode pour l’atteindre, et une série d’étapes et
d’opérations
diverses nécessaires pour arriver au résultat. Celui-ci sera en
principe un
résultat unique, collectif, résultant de tous les efforts divers qui y
conduisent. En effet, quoique les opérations des membres de l’équipe
puissent être extrêmement diverses, quoiqu’elles puissent réclamer des
compétences très différentes les unes des autres, elles ne divergent
pas
pourtant, mais sont ordonnées à un même but. On aura finalement
élaboré,
prouvé ou infirmé une même théorie, ou un même fragment de théorie. Par
conséquent, les équipes de recherche se caractérisent par le fait
qu’elles
permettent le concours de plusieurs activités diverses. Autrement dit,
le
travail de recherche se produit à travers une série d’opérations
distinctes
qui se composent en une seule opération et aboutissent à un résultat
commun.
Bref, cette opération, la recherche projetée et réalisée, se
caractérise
par le fait qu’elle permet une division des tâches et du travail, sans
affecter l’unité du tout composé.
Or, lorsqu’on demande aux chercheurs de
se rassembler pour
collaborer en équipes, c’est ce modèle, généralement efficace en
sciences,
qu’on veut leur faire imiter. On suppose donc que toute recherche
intellectuelle a la nature de la recherche scientifique et permet la
planification, la division du travail et l’aboutissement à un résultat
commun des divers efforts individuels des membres de l’équipe. Et
effectivement, partout où une telle planification est possible, le
travail en
équipe est une solution qu’on peut envisager et qui a quelque chance
d’être
efficace.
Pourquoi donc la philosophie ne
permettrait-elle pas une
telle approche ?
La constatation que la philosophie est
constamment l’œuvre
d’individus, et non d’équipes, laisse supposer qu’elle n’autorise pas
le type d’organisation du travail que nous venons de décrire et qui est
si
courant et efficace en science. Imagine-t-on en effet qu’une œuvre
philosophique résulte d’une division et répartition du travail entre
plusieurs philosophes se spécialisant chacun dans une partie de
l’œuvre ?
Imagine-t-on par exemple Spinoza rassemblant autour de lui quelques
spécialistes, un éthicien, un logicien, un théologien, un physicien,
etc., et
leur confiant la tâche de réaliser chacun une partie ou un aspect de
son Éthique ?
Une telle idée ne peut paraître vraisemblable qu’à celui qui n’a aucun
sens de ce qu’est la philosophie. Le philosophe en voit aussitôt le
ridicule,
avant même d’en saisir la raison exacte et de pouvoir mettre le doigt
sur ce
qui rend un tel projet insensé.
Pour tenter d’expliquer cette
impossibilité, je proposerai
l’idée suivante : les philosophies sont des constructions de
systèmes d’idées,
dont le caractère systématique est tout à fait essentiel et primordial.
J’ai conscience, bien sûr, du caractère
paradoxal d’une
telle idée (qui ne prétend d’ailleurs pas donner une définition totale
de
la philosophie, mais seulement un trait essentiel). Car ne sait-on pas
que,
parmi les philosophes, certains s’affichent comme des adversaires
résolus des
systèmes en philosophie ? Et ils sont nombreux, constituant des
courants
entiers, comme le cynisme ou le scepticisme, rassemblant parmi eux de
grandes
figures, comme les Montaigne, Kierkegaard, Nietzsche. Il serait
évidemment
absurde de prétendre les rejeter hors du champ de la philosophie. Il
reste donc
à leur découvrir une passion du système comme chez les autres
philosophes, si
notre idée doit subsister. Et il suffit d’y prendre garde, pour se
convaincre
aussitôt que ces adversaires des systèmes ne mènent pas leurs critiques
des
constructeurs de systèmes à partir d’une quelconque indifférence au
caractère systématique de la philosophie, mais au contraire par une
exigence
de systématicité plus grande que celle de leurs adversaires. C’est
ainsi que
le sceptique ne rejette pas les systèmes dogmatiques en abandonnant
leur
exigence de cohérence systématique, mais en accusant au contraire les
dogmatiques d’avoir admis trop facilement des incohérences et d’avoir
ainsi
présenté comme satisfaisants des systèmes déficients. Il serait facile
de
montrer que, par exemple, les critiques de Kierkegaard à l’égard de
Hegel
viennent d’une plus grande exigence de rigueur, qui lui interdit
d’accepter
les jeux de mots superficiels par lesquels le supposé systématicien
prétendait cimenter son bâtiment, ni la façon dont il négligeait
d’intégrer
au système les conditions mêmes de sa production concrète, qui la
rendaient
absurde. Bref, ce que les critiques philosophiques du système
attaquent, c’est
les systèmes abstraits et imparfaits proposés par les prétendus
systématiciens, plutôt que le système comme tel, qui représente au
contraire
l’idéal qui dirige leur critique. Et même les sceptiques, lorsqu’ils
renoncent à proposer des systèmes établis, ils le font encore au nom
d’une
exigence systématique telle qu’elle interdit de s’arrêter à aucun
système pour le considérer comme satisfaisant.
De l’autre côté, on pensera que
l’exigence de
cohérence systématique n’est pas propre aux philosophes, mais se
retrouve
dans toute science. En général, c’est vrai. Mais la différence réside
dans
le statut de cette exigence de part et d’autre. En philosophie, elle
est
radicale, essentielle et primordiale, avons-nous dit. En quelque sorte,
pour un
philosophe, une blessure du système est toujours mortelle. En revanche,
quoique
la cohérence systématique soit souhaitable pour les sciences, et même
indispensable à certains degrés, elle n’a pas pourtant l’importance
qu’elle
a en philosophie. Chacun sait bien que le bâtiment des sciences est
fort
éclaté, divisé et subdivisé en mille disciplines, qui se subdivisent
sans
cesse à leur tour, et dont les rapports sont parfois assez lâches, de
telle
manière que le supposé système des sciences supporte de nombreuses
incohérences sans en souffrir trop. Et l’on peut même penser que ce
sont des
esprits de caractère plus philosophique qui se montrent profondément
insatisfaits de cet état, s’abstraient du travail d’équipe et
entreprennent périodiquement des refontes d’ensemble, comme un Einstein.
Or, précisément, l’extrême exigence de
cohérence
systématique interdit la planification et division du travail qui rend
possible
le travail d’équipe. Il est en effet exclu, dans un système dont la
cohérence doit être rigoureuse dans toute son étendue, d’isoler des
parties
pour les travailler à part, sans se préoccuper constamment de leur
rapport au
reste. Chaque modification à un endroit quelconque du système est
susceptible
d’en entraîner d’autres ailleurs, et parfois en des régions lointaines,
de
sorte que le penseur systématique doit sans cesse envisager toutes les
parties,
calculer les répercussions les plus lointaines de toute modification
qu’il
envisage, et mettre toujours en jeu l’ensemble de ses idées dans
l’examen
et la transformation de chacune. Et cette nécessité d’avoir
perpétuellement
sous les yeux le système entier de ses idées interdit au philosophe
aussi bien
la planification d’une recherche sectorielle — qui supposerait la
possibilité de traiter d’un problème à part du reste, et de l’abstraire
des effets imprévisibles susceptibles de résulter de son traitement sur
l’ensemble
du système —, que la division des tâches — supposant une telle
séparation
de secteurs du système. Quelle que soit la partie qu’il travaille plus
directement, c’est toujours l’ensemble qu’il travaille aussi. Pour
mener
un travail en commun, il faudrait donc chez les collaborateurs une
capacité de
considérer toujours ensemble cette totalité du système impliqué ;
et,
vu qu’il s’agit d’un système qui s’étend à tous les aspects de la vie
humaine, il faudrait qu’ils partagent l’expérience même de la vie à un
degré extrême. Ceci explique sans doute que de telles collaborations
n’ont
guère lieu en philosophie, sinon dans des cas tels que celui d’un Mill
avec
sa femme, sa compagne de vie avec laquelle il partageait constamment
toutes ses
idées.
Sinon, la tentative de constitution
d’équipes en
philosophie représente une entrave à la pensée philosophique, que
ressentent
bien ceux en qui se font vraiment valoir les exigences philosophiques,
et qu’on
voit tenter de garder leur autonomie, et de ne participer aux équipes
que
marginalement, parfois seulement comme les savants qu’ils sont
également par
ailleurs. Autrement, l’observation semble confirmer cette
incompatibilité en
montrant une tendance des équipes en philosophie à se tourner vers les
sciences para-philosophiques, comme l’histoire des idées, et à
abandonner le
terrain de la philosophie proprement dite.
S’ensuit-il que les philosophes soient
incapables de
collaboration ? Loin de là. C’est notre obnubilation par le modèle
du
travail d’équipe pour toute collaboration qui nous incite à le croire.
En
réalité, les philosophes ont même une forme de collaboration très
étendue,
qui leur permet de communiquer à travers le temps comme l’espace, grâce
à
leurs écrits, et grâce également à la nature de la philosophie et de la
collaboration qu’elle requiert. Contrairement à la plupart des
sciences, qui
ne permettent qu’une collaboration assez limitée avec les savants du
passé,
parce que ceux-ci deviennent inutiles à mesure que l’état actuel de la
science leur échappe davantage, la philosophie, dont l’exigence
systématique
peut être égale à diverses époques, autorise parfaitement
l’intervention
des philosophes du passé dans l’élaboration des philosophies du
présent,
comme il est aisé de le remarquer dans les œuvres des penseurs actuels,
où
ils continuent à être couramment discutés.
Quelle est donc cette forme de
collaboration philosophique,
qui exclut le travail d’équipe ? Je soutiens que c’est la
collaboration sous la forme de la discussion. Et de même qu’il y a une
communauté scientifique, qui se découpe naturellement en équipes de
recherche, de même il existe une communauté philosophique, qui se
trouve
naturellement reliée par la discussion.
Qu’est-ce que la discussion en
effet ? C’est le mode
de confrontation systématique des idées dans le discours. Autrement
dit, la
discussion est la manière dont le discours confronte les idées selon
leurs
liens logiques divers, évalue leurs rapports logiques (en un sens
large) et par
conséquent leur capacité de tenir dans le contexte des autres idées
complémentaires, contraires, concurrentes ou indifférentes. Dans la
discussion, le discours parcourt les liens systématiques de plusieurs
idées,
souvent en concurrence les unes avec les autres, et sonde la cohérence
de ces
liens.
On tend à ne voir dans la discussion
qu’une sorte de
discours entre plusieurs partenaires réels, chacun défendant une thèse
précise. Elle prend en réalité bien des formes outre celle-là. Les
participants à une discussion peuvent aussi bien confronter ensemble
diverses
idées pour les modifier en commun, plutôt que de s’opposer entre eux.
Car c’est
la confrontation des idées, et non celle des personnes, qui est
essentielle
dans la discussion. De même, la confrontation ne doit pas non plus
prendre
obligatoirement la forme d’une sorte de lutte entre des idées figées,
les
unes finissant par exclure les autres. Elle conduit plus naturellement
à une
modification des idées en jeu, par leur contact.
C’est pourquoi, loin de représenter
seulement un épisode
extérieur à la formation des systèmes, la discussion représente le mode
même de leur construction. En ce sens, elle est nécessaire dans toutes
les
sciences dans l’exacte mesure où le système importe ; et en
philosophie, où le système est essentiel et primordial, elle se révèle
absolument indispensable et constitutive. C’est dire que le philosophe
qui
pense seul ne se retire pas pour autant de la discussion, mais la mène
en
lui-même, comme le savent bien tous ceux qui s’observent dans leurs
réflexions philosophiques. Or cette discussion intime n’est pas séparée
de
la discussion extérieure, avec laquelle elle se trouve au contraire en
continuité, si bien que, aussi seul soit-il dans la réalité physique,
le
philosophe se trouve en fait relié par les fils d’une grande discussion
à un
réseau de philosophes de toutes époques. Et cela se vérifie aisément en
lisant les ouvrages philosophiques, que l’on voit sans cesse engagés
dans des
discussions, avec d’autres philosophes nommément cités, et bien
davantage
encore avec d’autres, présents de manière anonyme.
C’est dire que la collaboration
philosophique est loin d’être
impossible ou rare. Elle est constante. Mais sa forme est particulière,
et
irréductible à la collaboration des équipes. Alors que celles-ci
peuvent
conduire des recherches communes, menant à des résultats communs grâce
à la
division du travail, les philosophes demeurent toujours
individuellement
responsables de l’ensemble du système qu’ils élaborent, sondent et
modifient, et ne peuvent en confier la charge d’aucune partie à quelque
collaborateur extérieur. Ils ne peuvent non plus par conséquent
prétendre
parvenir ensemble à un résultat objectif commun.
Cela ne signifie pas que la discussion
ne soit pas une
véritable collaboration, qui conduise à un progrès, du moins
lorsqu’elle
est bien menée ou, ce qui revient au même, lorsqu’elle est une
discussion
authentique. Il y a d’abord un progrès de la discussion elle-même, qui
est l’élément
commun qui se produit objectivement ; et il en résulte surtout un
progrès
dans l’élaboration du système d’idées de ceux qui y sont engagés. Ce
progrès peut parfois rapprocher les pensées des uns et des autres, et
c’est
ce que, fasciné par le modèle du travail d’équipe aboutissant à une
œuvre
commune, on considère souvent à tort comme le seul vrai résultat
positif d’une
discussion, comme si l’on ne discutait jamais que pour tomber
finalement d’accord.
Mais la discussion peut, à l’inverse, conduire également à accentuer
les
divergences, à renforcer les désaccords, à modifier les positions de
part et
d’autre sans les assimiler les unes aux autres. Et, dans la mesure où
ces
résultats consistent en un progrès de la systématisation dans les
pensées
des partenaires de la discussion, il faut bien considérer celui-ci
comme
positif philosophiquement, même quand il renforce des divergences,
comme il
arrive souvent dans les discussions des philosophes, dans celles qui se
déroulent oralement comme dans celles qui se déploient dans leurs
écrits. Et
loin de s’affliger de la persistance des différences dans ce genre de
discussion menée pour elle-même, et non en vue d’un accord qui la
justifierait seul, on peut même considérer la collaboration
philosophique
comme bien plus féconde que la collaboration scientifique, parce qu’au
lieu
de ne produire qu’un seul résultat, elle en produit une multiplicité,
autant
que la discussion a eu de participants sérieux.
Gilbert Boss
Québec, 2003
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