LA PORTÉE DU
CONTRAT SOCIAL
CHEZ HUME ET SPINOZA
1
Au premier coup d’œil, les philosophies
de Hume et de
Spinoza apparaissent comme très opposées, autant que peuvent l’être une
philosophie de l’imagination, d’un côté, et une philosophie de
l’intellect,
de l’autre. Le rôle essentiel de l’expérience dans l’une, celui de la
démonstration à la manière géométrique dans l’autre donnent des
caractères extrêmement différents aux deux œuvres. On ne s’étonne pas
de
voir Hume passer de la forme du traité, avec son ambition plus
systématique,
à celle des essais et des enquêtes, mieux adaptée à des recherches plus
limitées, laissant apparaître l’aspect plus contingent de la
connaissance
entendue comme se développant essentiellement dans le domaine de la
probabilité. Et inversement, on comprend que Spinoza ait au contraire
favorisé
les traités systématiques, et qu’il ait même tenté encore, dans le
dernier
qu’il avait entrepris et qu’il a laissé inachevé, de mettre en évidence
par des renvois la cohésion systématique entre ses trois grands traités
qui
touchent à la politique.
En réalité, l’opposition n’est pas si
simple, et les
ambitions systématiques du jeune Hume n’ont pas totalement disparu
lorsqu’il
a décidé de passer du traité aux essais, comme on le voit par le fait
que les
divers sujets abordés dans la première œuvre sont généralement repris
sans
abandon des principes qui en permettaient l’explication plus
systématique.
Quant à Spinoza, on le voit multiplier les appels à l’enseignement de
l’expérience
justement dans son dernier traité inachevé sur la politique, et
prétendre,
non pas opposer la démonstration et l’expérience, mais les joindre,
afin que
son œuvre rassemble au sujet de la politique les points de vue trop
souvent séparés
de la réflexion philosophique et des résultats de l’expérience
pratique, et
réunisse ainsi les vues du philosophe et du politicien.
Quoi qu’il en soit de la différence
générale des deux
pensées, le fait est que le lecteur des développements des deux
philosophes
sur la politique est frappé par leur très grande ressemblance, malgré
les
différences évidentes de style. De manière plus ou moins directe, le
fond
théorique sur lequel se détache, et en lequel se confondent aussi en
grande
partie, les deux réflexions politiques est celui de la science
politique
hobbienne, même si les deux auteurs sont évidemment très discrets en
références explicites au philosophe maudit. C’est ainsi qu’on retrouve
l’essentiel
des thèses de Hobbes à la fois chez Hume et Spinoza. Tous les deux
reprennent
déjà la conception d’un état de nature déterminé par un jeu des
passions
tel que, sans organisation sociale, les hommes s’y trouvent en conflit
les uns
avec les autres, incapables de survivre isolés dans cet état de guerre,
et
donc obligés de rechercher la société comme le moyen de les tirer d’une
situation invivable. Tous deux considèrent l’état de nature comme
caractérisé par une liberté de principe totale, en deçà de toutes les
contraintes juridiques, qui ne sont que des institutions artificielles
apparaissant avec l’état social. Autrement dit, avec Hobbes, Hume et
Spinoza
adoptent un même point de départ pour leur réflexion politique, celui
de la
science naturelle, dans laquelle l’homme apparaît comme un être naturel
semblable aux autres, demandant à être étudié dans une science qui
s’est
dépouillée de tout point de vue moral à priori, et devient ainsi
capable de
saisir l’homme en deçà des jugements et des règles morales, comme la
source
dont va surgir, justement par la civilisation, le monde juridico-moral.
C’est
pourquoi on retrouve également chez Hume et chez Spinoza le
déterminisme
hobbien, qui nie tout libre arbitre, puisque c’est à condition d’être
soumis à la loi de la nature comme les autres êtres que l’homme peut
devenir
objet de science. Nos deux penseurs acceptent aussi l’idée du contrat
social
comme principe explicatif permettant de comprendre la relation
juridique du
citoyen à l’État. Ils suivent Hobbes dans sa méfiance face aux
prétentions
du pouvoir des prêtres, comme un des éléments perturbateurs majeurs
dans la
société, et adhèrent au principe de la soumission de la religion, au
moins
dans ses formes extérieures, à l’autorité politique. Ils acceptent
aussi l’exigence
d’une limitation naturelle du pouvoir de l’État sur l’individu,
déterminée par la nature de l’homme et l’impossibilité de modifier
directement en lui certains ressorts sans le détruire, comme lorsqu’on
veut
contraindre sa pensée par le commandement, dans l’espoir vain de
pouvoir
obliger quelqu’un à croire à l’encontre de ce qu’il croit en fait. De
même, la méfiance face au point de vue moraliste et utopiste, que
condamne la
vision déterministe du comportement humain, les conduit comme Hobbes à
insister en retour sur les limites étroites de ce domaine d’autonomie
individuelle dans lequel le pouvoir politique ne peut rien. Et c’est
pourquoi,
si tous les trois reconnaissent la possibilité de la rébellion, ils
s’opposent
à y voir autre chose qu’un moyen extrême, que la raison ne justifie pas
selon ses règles générales, si bien qu’il convient pour tous trois de
s’opposer
par exemple à la valorisation antique du tyrannicide. Le même refus du
libre
arbitre conduit également Hume et Spinoza à s’accorder dans le
sentiment
hobbien de l’inertie des sociétés et à refuser les ambitions de
bouleversements radicaux sous prétexte d’améliorations, pour préférer
les
réformes qui conservent le type de gouvernement en place. Et dans mille
autres
détails encore, on peut voir les deux penseurs se rejoindre dans le
fond
hobbien de leur pensée politique, comme par exemple dans l’idée que les
États sont entre eux comme des hommes à l’état de nature, non tenus par
les
principes qui régissent la morale du citoyen, ou dans cette autre idée
qu’une
capacité naturelle de se gouverner par la raison créerait
automatiquement une
société de sages et rendrait inutile l’institution de l’État. Bref, on
pourrait allonger indéfiniment la liste de ces points d’accord, et voir
comment c’est finalement la grande partie de la doctrine hobbienne qui
se
retrouverait comme lieu de convergence de celles de Spinoza et de Hume.
On peut donc supposer que c’est
essentiellement dans la
mesure où ils se séparent de Hobbes que Hume et Spinoza peuvent
également
diverger entre eux. Ainsi, on a supposé que Spinoza en était venu dans
sa
dernière œuvre à refuser le contrat social, pour tenter de comprendre
davantage le processus de formation des sociétés comme résultant de
mécanismes naturels, où le jeu des passions jouerait son rôle sans que
doive
intervenir à aucun moment le décret rationnel. Si Hume était fidèle à
Hobbes, on peut donc faire l’hypothèse que cette supposée opposition
entre
Hobbes et Spinoza se retrouverait entre ce dernier et Hume. Or ce n’est
pas le
cas. Non seulement Hume montre comment on peut comprendre la
constitution des
sociétés en considérant également le jeu des passions, sans faire
intervenir
un contrat social, mais il se livre, lui, contrairement à Spinoza, à
une
critique explicite de l’idée que la légitimité des gouvernements
reposerait
sur un tel contrat. Faut-il donc en conclure qu’ils auraient vu tous
deux un
même défaut de la philosophie de Hobbes, et qu’ils auraient apporté une
correction qui s’imposait, comme leur convergence sur ce point le
montrerait ? En réalité c’est bien à tort qu’on a voulu opposer
Hobbes et Spinoza sur cette question du contrat social, d’une part
parce que,
loin de condamner la thèse hobbienne, Spinoza s’y réfère encore dans
son
dernier traité, et d’autre part parce que Hobbes ne défendait
certainement
pas l’idée du contrat social qu’on lui attribue pour l’opposer à
Spinoza.
En revanche, il y a un point où nos deux
philosophes s’écartent
de Hobbes, à savoir leur sympathie pour la démocratie. Mais ils
s’accordent
cependant avec lui pour ne pas accorder à cette question une importance
fondamentale, quoique leur intérêt à tous deux pour le calcul d’une
forme
de gouvernement aux mécanismes relativement compliqués afin d’obliger
pour
ainsi dire les acteurs politiques à agir de façon raisonnable
indépendamment
des facultés individuelles, les démarque également de Hobbes, mais sans
les
diviser justement.
Quelle que soit l’importance de la
référence hobbienne
chez Hume et Spinoza, il serait un peu fastidieux de la faire
intervenir
constamment pour les comparer. Maintenant que cette référence a joué
son
rôle pour permettre de brosser à grands traits le fond commun aux deux
pensées, et pour suggérer que la peinture pourrait progresser dans le
détail,
venons-en à la confrontation directe des deux philosophes, au moment où
justement cette commune référence ne se révèle plus aussi efficace,
pour
faire apparaître et comprendre les divergences éventuelles.
Puisque, chez Hobbes, l’idée du pacte
social est centrale,
en tant qu’elle sert à marquer la distinction exacte entre l’état de
nature et l’état civil, revenons à ce moment pour comprendre comment se
définit chez Hume et chez Spinoza la nature de la société à travers son
rapport aux individus naturels qui la composent, et comme sur ce point
justement, nous savons qu’il y a chez les deux philosophes une certaine
déviation par rapport à la doctrine de Hobbes, au moins dans les
accents mis
sur les divers aspects de cette théorie, quand ce n’est pas une
critique,
commençons par examiner la manière dont ils conçoivent chacun cette
doctrine.
2
L’exposé le plus élaboré de la théorie
du contrat
social comme tel par Spinoza est évidemment celui du Traité
théologico-politique. On y apprend que les hommes à l’état de
nature ne
sont soumis absolument à aucune autre norme que celle des lois mêmes de
la
nature. En dehors du déterminisme purement naturel qui soumet à son
ordre
absolument tous les êtres de la nature, les hommes ne voient leur
liberté
limitée par aucune règle, ou, en d’autres termes, ils peuvent faire
exactement ce que leur puissance leur permet de faire, sans
restriction. Or
cette puissance elle-même n’est pas quelque chose dont ils
disposeraient,
comme soumise à quelque autre puissance telle qu’une volonté non
déterminée ou un esprit libre de se conduire à sa guise et de se guider
par
les lois de la raison quand cela lui plairait ou lui paraîtrait
préférable.
Non, la puissance naturelle de l’individu est exactement déterminée
aussi
par la nature, comme celle de tous les autres êtres. Et le principe
intérieur
de sa détermination est l’appétit ou le désir, qui peut être plus ou
moins
rationnel ou passionnel, selon les cas, mais qui se trouve en fait
davantage
régi par la mécanique des passions que par les lois de la raison. Il
s’agit
là d’une question de constitution naturelle des individus, et non de
choix de
leur part, étant donné que leur choix est précisément déterminé par
cette
constitution, et par conséquent généralement marqué par la passion
plutôt
que par la raison.
Ce fait d’ailleurs n’est pas sans
explication. En effet,
tandis que les passions représentent tous les mouvements que les
interactions
entre les individus et leur environnement provoquent en ces derniers,
orientant
leur sensibilité et leur action dans divers sens, la raison signifie la
détermination interne de ces mouvements de l’esprit en fonction de
l’utilité
véritable de l’homme, à savoir sa plus grande conservation,
correspondant à
sa tendance ou à son désir fondamental, selon une règle universelle de
la
nature. Or, si quelqu’un pouvait choisir de se conduire strictement
selon la
raison, cela signifierait que sa nature serait autonome par rapport au
reste des
choses, puisqu’il pourrait n’obéir qu’aux règles de sa véritable
utilité, c’est-à-dire à celles qui le conserveraient en le soumettant à
sa
pure loi interne. Mais, précisément parce que les hommes sont des êtres
de la
nature, soumis aux règles universelles et à la pression de leur
environnement
— d’autant plus déterminante qu’ils sont davantage dans le pur état de
nature —, il va de soi que les passions doivent dominer en eux.
Comme plus les passions jouent un rôle
important dans la vie
de quelqu’un, plus il est le jouet des circonstances diverses dans
lesquelles
il se trouve et moins il se comporte selon les règles de sa propre
nature, il s’ensuit
que les hommes dans cet état divergent grandement entre eux, sont
poussés par
des désirs réciproquement incompatibles, et entrent donc constamment en
concurrence, se nuisant les uns aux autres, alors qu’ils sont déjà
extrêmement faibles de par leur incapacité native de reconnaître ce qui
leur
est vraiment utile.
Or, pour nous qui examinons la situation
selon la perspective
de la raison, il va de soi que les hommes à l’état de nature ne peuvent
sortir de leur misère qu’en s’unissant afin d’augmenter leur puissance
en
mettant leurs puissances individuelles en commun. Toutefois il est
évident
aussi que cette union n’est possible que dans la mesure où les
puissances
individuelles peuvent entrer en accord, au lieu de diverger comme elles
le font
naturellement. Seulement, où cet accord peut-il se réaliser, sur quoi
se
fondera-t-il, sinon sur l’élément commun aux individus, c’est-à-dire
sur
les caractéristiques communes qui constituent la nature humaine ?
Or
justement, une puissance réglée sur notre nature, en tant que nous
sommes
hommes, c’est aussi une puissance déterminée par la raison, vu que
celle-ci
signifie la perception de l’utilité véritable de l’homme, c’est-à-dire
les règles propres de sa nature selon lesquelles celle-ci se conserve.
C’est
pourquoi le passage de l’état de nature à la société signifie du même
coup le passage de la domination des passions à celle de la raison.
Maintenant,
comme l’accord dans lequel les hommes conviennent rationnellement est
un
pacte, c’est dans un tel pacte que la société civile doit trouver son
fondement.
Évidemment, le point de vue à partir
duquel nous venons de
faire cette déduction est celui de la raison, c’est-à-dire de la
sagesse, et
non celui de l’homme tel qu’il se trouve habituellement dans son état
naturel, c’est-à-dire la perspective des passions. C’est pourquoi
l’accord
au sujet de l’utile à accomplir, que la raison nous montre et que nous
désirons quand nous pouvons le percevoir, ne peut guère influencer
l’homme
de la passion, qui voit son utilité dans ce que lui représente au
contraire la
passion la plus forte du moment, et qui, faute d’en percevoir la
supériorité
vraie, rabaisse la procédure rationnelle à un moyen pour ses fins
passionnelles, de sorte qu’il lui vient inévitablement l’idée de se
servir
du pacte lui-même comme d’un instrument au service de sa ruse. Dans ces
conditions, même du point de vue du sage, le pacte perd sa valeur,
puisqu’un
accord avec un partenaire qui ne convient que par ruse cesse justement
d’être
un accord réel, et se transforme même en son contraire.
Aussi, pour rendre efficace le pacte, il
faut le conclure de
telle manière que chacun engage toute sa puissance dans l’accord et
que, de
toutes ces puissances unies, il résulte une puissance telle que les
puissances
individuelles deviennent insignifiantes en comparaison, de sorte que
chacun
craigne les représailles qui s’exerceraient sur lui s’il venait à
rompre l’accord.
Lorsque le pacte est tel qu’il crée un réel pouvoir de commander auquel
chacun doive se soumettre sans restriction, alors les conditions sont
données
pour que les hommes soient engagés dans un nouveau milieu où, quelle
que soit
l’importance des passions, c’est cependant la raison qui domine, et
cela en
utilisant même les passions des individus pour les y soumettre. Pour
cela, il
faut que l’union se soit donné une organisation telle qu’elle puisse se
gouverner et se gouverne effectivement — ainsi que c’est le cas, par
exemple, lorsque les décisions de la majorité sont admises comme les
commandements de la société totale à laquelle chacun s’est soumis. Dès
ce
moment, il y a un gouvernement (démocratique dans cet exemple) qui agit
selon
des principes de détermination analogues à ceux des hommes à l’état de
nature, mais avec la différence qu’il suit davantage la raison que les
passions, et qu’il représente une puissance suffisante pour subsister
dans l’environnement
naturel de manière plus stable que les individus isolés.
L’idée du pacte social marque donc les
conditions
auxquelles peut s’effectuer le changement de statut entre l’état de
nature
et l’état civil. Ce contrat se distingue en effet des autres par son
caractère total. Les individus qui y conviennent ne se contentent pas
de se
mettre d’accord sur quelque point particulier, sur une collaboration
occasionnelle, sur un arrangement partiel, où ils n’engageraient qu’une
partie de leur puissance et se réserveraient le reste pour l’utiliser à
leur
guise. Ces derniers contrats sont ceux par lesquels les individus se
lient
habituellement, même dans la société. Tandis qu’ils ne s’y engagent que
pour certains buts particuliers, à certaines conditions, gardant leur
liberté
hors de ce domaine spécifique et limité, dans le pacte social au
contraire c’est
toute leur puissance que les individus engagent, en entrant dans une
union qui
ne leur laisse pas le loisir de conserver leur liberté à part, parce
qu’elle
prétend les soumettre entièrement à son commandement et traiter en
ennemis
tous ceux qui restent extérieurs à elle. Alors que les autres contrats,
étant
partiels, sont tels que les contractants en demeurent maîtres, celui-ci
se
referme sur eux entièrement, et les comprend sans reste. Dès ce moment,
les
forces réunies sont telles qu’elles ne permettent plus à l’individu de
se
dégager de leur étreinte.
Tel est le sens de l’exigence d’abandon
par les
contractants de tous leurs droits, sans restriction, dans le pacte
social. Tel
est le sens également de l’exigence de la constitution d’un
gouvernement
auquel les contractants se soumettent en abandonnant leurs droits. Si
l’on ne
conçoit pas le pacte de cette manière radicale, alors l’union des
puissances
ne s’effectue pas de telle façon qu’il en résulte la création d’une
puissance souveraine, capable de contraindre et de comprendre
entièrement les
individus.
Ceci dit, comme le constate également le
Traité
théologico-politique, il est vrai que jamais les hommes ne peuvent
s’abandonner
à la société au point qu’ils cessent d’être hommes pour devenir
malléables à volonté. Car il ne faut pas oublier que la société civile
est
constituée d’hommes, et qu’elle consiste donc en une puissance
proprement
humaine, la raison même formant la colonne centrale à laquelle tout
tient. Par
suite, il est exclu que la société détruise dans les individus ce qui
les
fait hommes sans se détruire à son tour. Et même, tout ce qui, dans les
membres de la société, constitue ce par quoi celle-ci peut agir sur eux
et les
tenir sous son pouvoir — dont maintes passions — reste nécessaire à son
propre pouvoir. Pour cette raison, les citoyens conservent dans la
société
leur nature, et partant leur puissance naturelle. Et, quoi qu’il puisse
sembler, cela n’entre absolument pas en contradiction avec le caractère
total
du pacte social. Car lorsque les contractants engagent dans la société
toute
leur puissance, ils ne l’abolissent pas, mais la composent avec celle
des
autres et l’inscrivent dans un nouveau régime en tant qu’ils la
soumettent
de ce fait à la puissance commune, profondément en accord avec la leur
en tant
qu’elle est une puissance humaine renforçant l’élément commun des
puissances composantes. Voilà pourquoi tout pouvoir qui chercherait à
réprimer des traits spécifiquement humains de ses membres saperait sa
propre
puissance. Voilà pourquoi aussi, dès que le gouvernement dévie de la
règle
de la raison, il favorise les passions divergentes des sujets, les
rapproche de
l’état de nature, contraire à la société, et suscite ainsi la révolte.
3
L’exposé du Traité politique ne
modifie pas cette
conception de la constitution de la société civile, même s’il distribue
les
accents un peu autrement. Il est vrai que dans cette œuvre la théorie
du
contrat social n’apparaît plus guère explicitement que dans la remarque
qu’il
est possible en vue du salut commun de violer les contrats ou lois par
lesquels
la multitude a transféré son droit à un conseil ou à un homme, avec le
risque que, si cette violation renverse les lois essentielles de
l’État, le
contrat soit suspendu et la cité dissoute. Il est intéressant de
constater
que, tandis que le traité précédent recourait au contrat social pour
expliquer la formation de la société, celui-ci intervient ici pour
marquer la
limite de la liberté du gouvernement, à savoir le point au-delà duquel
l’action
du pouvoir constitué détruit la société en supprimant sa propre
condition.
Mais il est évident que, si la destruction de la société suit de
l’abolition
de sa condition d’existence, c’est bien que, de l’autre côté, cette
société ne peut aussi apparaître qu’une fois cette condition posée. Et
par
conséquent on retrouve ici encore la référence pleine à l’idée du pacte
social, même si elle demeure bien plus discrète.
Le traité politique développe sinon le
même schéma
concernant la formation de la société policée. Les hommes sont
présentés
également comme soumis par nature aux passions plus qu’à la raison.
Mais
Spinoza augmente le contraste. Il insiste sur le fait que les passions
naturellement dominantes sont les moins propices à la vie commune, et
que les
hommes sont portés à la vengeance plus qu’à la pitié, au désir de
soumettre les autres plutôt qu’à la tolérance. Et cet empire des
passions
est présenté comme si puissant qu’il serait vain de compter sur la
raison
pour fonder sur elle la société. Néanmoins, dans le même temps Spinoza
rappelle aussi que, chez quelques rares individus, la raison peut être
suffisamment puissante pour dominer généralement les passions. Le
contraste
naturel entre l’infime minorité des sages et la grande masse des sots
est
donc fortement marqué dès le départ, et il donne à toute cette œuvre un
caractère plus dramatique que celui du Traité théologico-politique,
qui n’était pourtant pas disposé non plus à s’illusionner sur la
sagesse
des foules. Ce contraste n’est d’ailleurs pas destiné à disparaître
dans
la société constituée, comme on le voit dans la partie consacrée à
l’aristocratie
par l’estimation que Spinoza fait à propos des chances que quelques
hommes
vraiment raisonnables fassent partie d’un conseil : trois
personnes sur
cent notables seulement.
Cette insistance sur le contraste entre
les sages et les sots
conduit à mettre l’accent aussi sur le fait que le salut de la société
est
dans la structure du gouvernement, plutôt que dans la raison des
gouvernants.
Il faut donc, d’un côté, un système de gouvernement conçu si habilement
que les sots puissent le faire fonctionner sans danger pour la cité, et
de l’autre
quelque artisan ingénieux de ce genre de systèmes. Aux très rares sages
donc
d’élaborer une véritable science politique, dont ils puissent tirer un
art
de la construction de constitutions politiques telles qu’elles
suffisent à
mettre la raison au pouvoir, sans exiger qu’elle prédomine pour autant
dans
les individus au pouvoir.
Dès le départ, ces accents montrent
comment l’intention a
changé par rapport au traité précédent. Il ne s’agit plus de fonder la
science politique, de démontrer l’essence de l’État, et de faire voir
comment elle articule les passions et la raison, engendrant pour ainsi
dire l’une
à partir des autres, mais il s’agit maintenant de donner à l’art
politique
ses fondements concrets, en pénétrant dans le détail du jeu de forces à
l’œuvre
dans les sociétés humaines. Bref, il faut prendre en compte ce que le Traité
théologico-politique laissait de côté lorsqu’il se contentait de
montrer que la communion des hommes dans la société politique devait
avoir la
structure d’un pacte social, et que cette structure favorisait la
domination
de la raison, comme on pouvait le voir, très schématiquement, dans le
gouvernement démocratique, sans entrer dans la manière précise dont le
gouvernement doit s’exercer, ni dans les conditions concrètes grâce
auxquelles les hommes se réunissent effectivement en sociétés.
Maintenant, il
s’agit de tenir compte de ce fait premier que les barbares, quoique
ignorants
et passionnés, forment des sociétés, poussés par leurs passions et sans
que
la raison ait pu les conduire individuellement à savoir ce qu’ils
faisaient.
On aurait donc tort de confondre simplement les deux points de
vue : celui
de l’analyse de la structure essentielle de l’État, et celui de l’étude
de sa formation concrète. Il ne s’ensuit pas pourtant qu’ils se
contredisent, bien au contraire.
C’est pourquoi Spinoza peut se référer
au Traité
théologico-politique comme à l’Éthique au moment de
s’engager
dans cette étude, sans rien renier de ce qu’il avait enseigné dans ses
œuvres antérieures. Et d’ailleurs il revient aussitôt sur la différence
de
perspective des deux traités par la manière dont il commence par
démontrer
que la puissance des choses n’est autre que celle de Dieu. En effet,
remarque-t-il, l’essence idéale des choses demeure la même, qu’elles
existent ou non. Et par conséquent, elle ne nous donne pas la raison
pourquoi,
concrètement, elles existent ou non, bien qu’elle nous apprenne quelle
doit
être la chose si elle existe, puisque, en venant à l’existence, la
chose
réelle ne change pas d’essence idéale. Il est donc clair que l’essence
idéale de l’État explique véritablement ce que doit être un État ;
et elle nous enseigne par conséquent une série de conditions
nécessaires à
son existence, même si elle ne nous apprend pas quelles sont les
conditions
plus particulières qui vont entraîner son existence concrète et la
conserver.
Or cette puissance est celle même de la nature, celle par laquelle
celle-ci
existe concrètement elle-même. Par suite, c’est étudier effectivement
la
nature que d’étudier l’essence idéale des êtres naturels, bien que leur
existence ou non-existence ne puisse se comprendre que par la
connaissance de la
manière dont cette essence se relie à toute la puissance de la nature,
c’est-à-dire
à celle de tous les autres êtres aussi. Telle est la raison pour
laquelle,
étant donné que la nature extérieure se présente concrètement dans les
hommes par leurs passions, la composition concrète des États doit se
comprendre comme celle des hommes soumis aux passions.
Une fois découvert l’objectif propre du Traité
politique, il n’est plus étonnant de voir Spinoza y insister sur la
question de la composition des passions, plutôt que sur les structures
rationnelles de l’État en général. De même, l’insistance particulière
sur l’importance de l’expérience pour la science ou l’art politique
s’explique
dans cette optique. De quelle science en effet le type de praticien de
la
philosophie auquel Spinoza adresse son traité a-t-il besoin ?
Puisque le
but est d’engendrer les meilleures constitutions possibles, c’est au
législateur que l’ouvrage s’adresse. Or celui-ci se situe entre le pur
théoricien, qui veut comprendre ce qu’est un État, pouvoir s’y
comprendre
comme citoyen et contempler la structure à laquelle il appartient, et
s’y
comporter en conséquence de la manière la plus sage, d’un côté, et de
l’autre
le praticien, le politicien pris dans les affaires courantes de l’État,
se
fiant à l’expérience pour ruser avec les circonstances et maintenir le
pouvoir ou l’accroître à mesure que la situation lui paraît s’y prêter.
En effet, avec le premier, le législateur partage le besoin de prendre
un
certain recul, d’envisager l’État non pas au jour le jour, mais comme
une
structure stable, destinée à durer dans des circonstances très
diverses. Avec
le second, il partage le souci de travailler sur une matière concrète,
douée
de ses particularités, de sa résistance propre, de ses possibilités
également, et il doit donc connaître les hommes concrets rassemblés
dans la
cité et le jeu des passions par lequel ils sont dominés, afin de savoir
les
dominer à son tour et les conduire. C’est pourquoi la science politique
s’oriente
ici davantage vers la connaissance concrète du jeu des passions et des
manières dont il peut être organisé pour le bien de l’État. La
confiance
en l’aspect rationnel de l’État, qui doit concilier le citoyen avec la
société dans laquelle il vit et inciter les gouvernants à donner plus
d’importance
à la discussion philosophique qu’à la direction spirituelle religieuse
ou à
la crainte liée à la superstition, n’est pas de mise pour le
législateur,
qui ne doit pas prendre pour acquis l’exercice de la raison, mais
façonner
justement l’ordre selon lequel la raison va s’imposer le mieux dans
l’État.
Ainsi, tandis qu’il importe au citoyen
de constater que,
dans la mesure où l’État promeut la raison, il permet aussi de vivre
plus
librement que dans la condition de nature, de sorte que, en se
soumettant, loin
de diminuer sa liberté, il l’étend malgré les apparences, il importe
par
contre au législateur de savoir, outre le fait que l’État est un
instrument
de développement de la raison et de la liberté (c’est tout un), que la
majorité des hommes, qui sont aliénés par leurs passions, doivent pour
obéir
à la raison être aliénés au pouvoir de l’État par l’intermédiaire de
leurs passions justement, de sorte qu’il serait faux de vouloir créer
les
conditions de la liberté en laissant simplement aux citoyens leur
liberté, et
de chercher à faire dominer la raison en confiant simplement les
citoyens à
leur jugement spontané. Car cela reviendrait à supposer la liberté déjà
donnée dans l’état de nature, alors qu’elle est à développer, et à
croire que les hommes sont par nature effectivement raisonnables, alors
que c’est
justement la société civile qui doit les soumettre à la raison. De
même, il
faut savoir que l’ordre moral n’est pas donné naturellement, mais qu’il
apparaît avec la société policée, si bien qu’il n’est pas possible de
fonder le pouvoir de l’État sur la reconnaissance antérieure d’un ordre
moral, mais qu’au contraire, il faut édifier cet ordre sur la pure
puissance
naturelle de la multitude des hommes unis en un pouvoir commun, de
telle façon
que la forme que va prendre leur union dépend de celle qui sera donnée
à ce
pouvoir.
Inversement, il importe au législateur
de savoir que le
pouvoir politique n’est rien d’autre que la puissance de la multitude
qu’il
rassemble, et que, de même que les individus sont plus puissants à
mesure qu’ils
sont plus raisonnables, de même un État est plus puissant à mesure
qu’il
est plus raisonnable, et donc à mesure qu’il impose et développe
davantage
la raison parmi les citoyens. Il s’ensuit que plus les citoyens sont
gouvernés par des passions plus compatibles avec la raison — comme
l’espoir
plutôt que la crainte —, plus ils sont amenés à raisonner, plus le
pouvoir
se renforce et remplit son office, à savoir l’instauration de la paix,
ou des
conditions de la vie raisonnable. Il doit donc savoir que s’il importe
que le
pouvoir souverain soit fort, sa force ne réside pas pourtant dans le
fait qu’elle
apparaît telle, en laissant sentir fortement aux citoyens sa capacité
de s’opposer
à leurs désirs et de les contraindre. Car dans cette opposition la
société
divise sa propre puissance, tandis que le pouvoir social est en réalité
d’autant
plus grand que les citoyens l’éprouvent moins comme contraire à leurs
désirs.
En effet, pour le législateur, la
question n’est pas de
rassembler des gens qui n’ont aucun lien entre eux, pour les amener à
se
joindre par un pacte. Il intervient dans une société déjà constituée,
ou qu’on
suppose en train de se reconstituer. La question n’est pas non plus
pour lui
de savoir comment le pacte social peut se produire, mais comment, une
fois la
société constituée, le pouvoir né de l’union doit être aménagé pour
conduire des gens qui n’ont pas changé de nature par leur intégration à
la
société, mais qui continuent à être déterminés passivement, de
l’extérieur,
quoique de telle manière que cet environnement extérieur puisse être à
présent ordonné dans la mesure où il est justement l’ordre de la
société
elle-même, et étant donné aussi que celle-ci n’existe jamais qu’en tant
qu’elle exerce un pouvoir sur soi. C’est pourquoi l’idée du pacte
intervient ici dans sa fonction négative, comme moyen de rappeler,
parmi les
autres conditions de la conservation de l’État, la condition nécessaire
essentielle à l’État, sans le respect de laquelle il ne peut pas
exister du
tout.
4
Si, comme Spinoza, Hume accorde une
certaine importance au
contrat social dans sa conception de la vie sociale et politique, il
semble qu’il
insiste plutôt sur un autre élément de la doctrine hobbienne, que
Spinoza ne
fait pas apparaître comme tel dans sa théorie politique proprement
dite, à
savoir le développement des conditions morales de la vie sociale qu’on
trouve
chez Hobbes traitées sous le nom de lois de nature. En effet, tandis
que
Spinoza traite à part la morale rationnelle et la constitution du
pouvoir civil
— l’une dans l’Éthique, l’autre dans les deux traités
politiques —, Hume au contraire ne consacre aucun texte de grande
ampleur à
la réflexion politique, à laquelle il dédie des chapitres dans la
partie
morale du Traité et dans l’Essai sur les principes de la
morale,
ainsi que plusieurs autres essais consacrés chacun à un thème
particulier,
où d’ailleurs se manifeste un intérêt prononcé pour l’aspect économique
de la vie en société qu’on ne trouve ni chez Hobbes, ni chez Spinoza,
même
s’ils ne négligent pas simplement cet aspect non plus.
Hume nous apprend donc que la nature ne
nous a pas donné le
sens du devoir, que nous considérons avec raison comme un fondement
essentiel
de notre vie sociale. A son état brut, l’homme agit selon ce que lui
dictent
directement ses passions. Il est naturellement égoïste et incapable de
prendre
vraiment le point de vue d’autrui autrement que pour en tenir compte
selon ses
propres intérêts. Certes, il n’est pas dépourvu de générosité, de
pitié, d’une certaine bienveillance envers les autres, mais ces
sentiments
sont limités, tant parce qu’ils restent plus faibles que les sentiments
égoïstes que parce qu’ils ne s’étendent souvent qu’à un cercle de
proches relativement restreint. L’homme aime naturellement la compagnie
en
général, et il s’attache à sa famille. Mais cet intérêt pour la vie
sociale ne suffit pas à lui faire tirer les conséquences qui seraient
nécessaires à l’instauration d’une société stable ; et sa
générosité limitée agit plutôt comme un renforcement de son égoïsme,
comme une sorte d’égoïsme élargi et plus puissant encore que l’autre,
poussant naturellement chacun à nuire davantage aux autres pour le bien
de son
petit clan que pour le sien même seul, de sorte que la générosité
limitée
se révèle un obstacle aussi grand à l’établissement des sociétés que
l’égoïsme
plus restreint. Cependant, par rapport à bien d’autres animaux, l’homme
est
par lui-même très infirme, presque incapable de survivre seul, de sorte
que la
collaboration des autres, et donc la société, lui est nécessaire.
Et, comme la nature ne le pousse, à
travers le désir sexuel
et les mouvements de tendresse propres à la générosité limitée, qu’à la
petite société familiale, incapable de lui assurer les moyens
suffisants de
survie dans un monde de guerre pour les ressources limitées — une
guerre qui
n’est pas tant de chacun contre chacun, que de chaque petit clan contre
les
autres —, il doit recourir à l’invention pour suppléer à ce que la
nature
lui a refusé immédiatement. Pour mettre fin à cette guerre, les hommes
stabilisent leurs possessions par une convention de laisser à chacun,
sans plus
les lui contester, celles qu’il a déjà et qu’il s’acquerra par des
échanges ou d’autres moyens acceptés dans le cadre de cette convention.
Mais
celle-ci ne peut être mise en pratique que par l’établissement d’un
pouvoir destiné à l’assurer et à résoudre les conflits qui surgissent à
propos de la manière de concevoir cette répartition paisible des
propriétés.
Dans les faits ces pouvoirs naissent à l’occasion d’actions qui
réclament
la direction de chefs, et avant tout dans les opérations guerrières.
Mais, vu
la relative égalité des hommes, tant dans leurs forces physiques que
mentales,
c’est évidemment par leur consentement que ces réunions s’opèrent et
qu’une
autorité s’établit. De sorte que, à l’origine des sociétés, il faut
admettre un contrat originel, soit explicite, soit tacite.
Comme chez Spinoza, les principes moraux
qui dominent la vie
sociale dans les sociétés policées ne sont pas donnés dans la nature.
Nos
sentiments, limités à une sphère restreinte autour de nous, ne nous
portent
pas à nous soumettre à des règles de réciprocité générale dans nos
actions. D’autre part, la raison comme telle ne découvre rien dans la
nature
qui lui fasse connaître les règles morales, mais l’analyse nous les
montre
liées exclusivement à notre intérêt, et totalement inexistantes ou
incompréhensibles dès qu’on fait abstraction de celui-ci.
Précisément parce que les règles morales
n’existent
nulle part dans la nature, elles doivent être inventées par les hommes.
Et
comme elles consistent en des conclusions tirées des calculs que nous
faisons
à partir de notre intérêt, il faut dire qu’elles résultent bien dans
cette
mesure de notre raison. Voire, étant donné que la raison humaine n’est
rien
en soi de contraire à la nature, mais une faculté naturelle, qui
n’échappe
pas au déterminisme universel, il serait faux d’imaginer que
l’invention
humaine ait un caractère absolu. Mais c’est encore un effet de la
nature en
nous qui nous rend inventifs, de sorte que, si l’on considère que les
règles
morales, quoique n’existant que par l’intermédiaire d’une invention
humaine, sont encore par ce moyen des produits de la nature, il faut
avouer qu’en
ce sens, elles doivent être dites naturelles. Et en ce sens, il est
juste,
remarque Hume, de les nommer lois de nature. L’examen des exigences de
ces
lois nous révèle la société policée comme une structure ordonnée à cet
intérêt même dont elles sont nées.
5
Nous avons tiré jusqu’à présent dans les
textes de Hume
le fil de la pensée hobbienne, c’est-à-dire celui qui représente le
point d’accord
le plus direct avec Spinoza, même si une différence de perspective
entre eux
est déjà sensible. Hume, en un sens, va plus loin dans la confiance
qu’il
accorde à la raison des individus dans le processus concret de la
formation des
sociétés, en insistant comme Hobbes sur une sorte de préexistence des
lois de
nature par rapport à celles de la société civile, alors que nous avons
vu que
Spinoza réservait ce développement de la raison et de ses règles
morales à
quelques rares sages, aptes à suivre la voie ardue que propose l’Éthique,
où elles sont exposées, tandis que la voie de la politique ne fait pas
fond
sur cette capacité rationnelle des hommes du commun envisagés selon
leur
constitution individuelle. S’il était vrai que le contrat social
implique une
grande confiance en la raison, il faudrait donc supposer que Hume y
accorde plus
d’importance que Spinoza. En réalité, c’est plutôt l’inverse qui
arrive, et la théorie du contrat social que je viens d’exposer apparaît
plutôt comme tirée d’une série de concessions de sa part, que comme ce
qui
lui importe vraiment. Bref, si Hume est prêt à accorder, à la rigueur,
un bon
sens à cette doctrine, il tend surtout à en voir le mauvais sens et à
l’attaquer,
comme dans son essai sur le contrat social, qui est consacré à sa
critique,
mais comme aussi dans les autres endroits où il traite des origines de
la
société.
Nous avons déjà remarqué comment, même
dans la mesure où
il admet la théorie du contrat social, Hume tend à prendre rapidement à
son
égard la perspective historique et à renvoyer ce contrat aux temps
préhistoriques. Si l’on veut faire passer des hommes de l’état de
nature
à la société policée, alors il est bien vrai que cela implique leur
consentement, et qu’il faut donc passer par une forme de contrat
social. Mais
il y a longtemps que les hommes ne vivent plus à l’état de nature, de
sorte
que la question ne se pose plus. Certes, et Hume le fait souvent, on
peut
distinguer en l’homme des couches plus naturelles que d’autres, selon
les
degrés d’invention ou d’artifice dont dépendent certaines de ses idées
ou
impressions. Mais l’homme né en société ne se développe pas de la même
manière que s’il avait connu la liberté et la misère d’une vie non
civilisée. Pour comprendre la structure actuelle de l’État, il faut
donc
saisir la façon dont il s’impose aux esprits de ceux qui se sont formés
en
lui. Et de toute manière, la limitation de la puissance rationnelle de
primitifs vivant hors de toute société civilisée les empêcherait
d’inventer
d’un coup le contrat social, qui devrait se conclure progressivement,
par
accords partiels, entraînant peu à peu leur soumission totale, sans
qu’ils l’aient
prévue ; et celle-ci devrait s’imposer ensuite à eux par la force
et l’intérêt.
Même dans la période de formation des sociétés policées, par
conséquent,
la perspective dans laquelle celles-ci étaient perçues et existaient
dépendait déjà de l’état précédent, dans lequel s’étaient formés ses
membres. Ensuite, une fois les structures politiques existantes, les
divers
gouvernements concrets ne naissent plus de la manière dont ils auraient
pu le
faire entre des hommes qui n’en auraient pas eu l’expérience et
devraient
encore l’inventer, mais ils s’imposent immédiatement par des moyens
tout
autres que le contrat, d’habitude par l’usurpation et la conquête,
c’est-à-dire
par la force et la violence (comme Hobbes et Spinoza le savent bien
aussi d’ailleurs).
Il arrive, il est vrai, que le peuple se révolte, ce qui montre qu’il
ne
reconnaît pas n’importe quel gouvernement. Toutefois, si l’on cherche
où
est le fondement de l’acceptation d’un gouvernement par le peuple, ce
n’est
pas dans l’idée que les citoyens y ont donné ou y donnent un
consentement
par un contrat qu’on le trouve. En réalité, remarque Hume, cette idée,
qui
excite quelques esprits spéculatifs, fait rire les gens du peuple, qui
ne se
sont jamais sentis consultés sur ce point, ni donc appelés à donner
leur
accord, mais qui ont grandi immédiatement sous l’autorité d’un
gouvernement, dont les lois leur paraissaient imposées presque au même
titre
que celles de la nature (ou celles qu’on s’imagine être les siennes).
Or un
contrat suppose la volonté et la conscience de contracter. En revanche,
ce qui
légitime un gouvernement aux yeux du peuple, c’est justement cette
habitude
de lui obéir, si bien que la légitimité des gouvernements dépend en
réalité de leur ancienneté.
Assurément, ce n’est pas tout à fait
sans raison que les
hommes acceptent de se soumettre. Ils y voient leur intérêt, et ils
savent ou
sentent que la dissolution du gouvernement, avec l’état d’anarchie et
de
guerre civile qui s’ensuit, est la pire des conditions, mais cela ne
signifie
pas pour autant que, parce qu’ils se soumettent à leur obligation
d’allégeance
par sens de leur intérêt, ils entrent dans un contrat. En effet, on
respecte
les contrats par un sens de l’obligation lié aux promesses. Mais
pourquoi
nous sentons-nous tenu d’exécuter ce que nous avons promis, sinon par
un sens
de notre intérêt à voir les promesses tenues ? Et pourquoi
admettons-nous une obligation d’allégeance au gouvernement, sinon par
un sens
de notre intérêt à voir la société gouvernée ? Dans les deux cas,
c’est
l’intérêt qui se trouve à l’origine de l’obligation, et il n’y a donc
pas de raison de vouloir faire naître l’une de ces obligations de
l’autre
alors qu’elles sont distinctes dans l’esprit des hommes et renvoient
toutes
deux au même fondement.
L’effet de la théorie du contrat social
est, selon Hume, d’affaiblir
au contraire le sentiment d’allégeance. Car alors les gens s’imaginent
être participants de l’autorité politique, juges de ce qui est
légitime,
selon que les mesures prises leur paraissent plus ou moins
acceptables ;
ils se croient libres de renouveler le contrat ou de le rompre, selon
qu’ils
estiment que l’autre partie le remplit bien ou non pour sa part ;
bref,
la doctrine du contrat originaire incite à une sorte de disposition
permanente
à la révolte, au lieu de fonder l’obéissance, et par conséquent elle
nuit
à l’intérêt de la société policée, qui repose justement sur cette
obéissance.
On pourrait craindre alors que, rejetant
la théorie du
contrat social, Hume ne verse dans l’autre extrême et ne veuille
soumettre
les sujets à une obéissance absolue, aveugle. Mais il rejette aussi
bien ce
parti de l’obéissance passive, en arguant que le gouvernement n’est pas
une
donnée de la nature, mais un artifice né de l’intérêt des hommes, si
bien
qu’il reste conditionnel par rapport à cet intérêt, comme c’est le cas
chez les partisans de la théorie du contrat social.
Un trait frappant de la réflexion
humienne à propos du
contrat originaire est celui de la perspective historique dans laquelle
elle se
situe. Si Hume parle en effet du contrat originaire, plutôt que du
contrat
social, c’est bien parce qu’il le considère comme un événement qui a eu
lieu à l’origine, et qui serait à l’origine historique de la société.
Quant à l’idée qu’il puisse constituer toujours cette origine, comme
une
source qui jaillirait sans cesse et maintiendrait les États, nous avons
vu
comment il la critique aussi dans une perspective historique : la
source ne
peut plus jaillir dans la société civilisée directement à partir de
l’état
de nature, puisque celui-ci est aboli et oublié. Même s’il estime comme
Hobbes et Spinoza que la dissolution du gouvernement conduit à la plus
désastreuse anarchie, il n’y voit pas un retour à l’état de nature,
parce
que les hommes conservent leurs habitudes de citoyens et tendent d’un
désir
ardent vers le rétablissement de la société. Sur ce point, dans le Traité
politique, qui tient davantage compte de la perspective historique
concrète, Spinoza rejoint d’ailleurs Hume en constatant que les hommes
civilisés ne peuvent plus retourner vraiment à l’état de nature, mais
seulement changer de gouvernement. Mais, tandis que Spinoza retient le
contrat
social comme explication de l’essence idéale de l’État au moment où il
l’écarte
comme principe historique, Hume au contraire lui refuse la fonction de
principe
explicatif de l’être actuel de l’État, et le renvoie dans le passé
aboli
des lointaines origines du gouvernement.
Il semble y avoir un parti pris, de la
part de Hume, d’envisager
les structures historiques justement comme des réalités historiques, et
de les
comprendre donc telles qu’elles se présentent dans l’histoire. Certes,
on
peut dire que l’invention des hommes est naturelle en ce sens que
l’homme
est inventif par nature et qu’il ne sort pas par ses inventions du
déterminisme naturel. Et on peut même ajouter qu’il faut considérer
comme d’autant
plus naturelles les inventions qu’elles sont d’une nature telle que, en
y
pensant suffisamment, tous soient amenés à les découvrir, comme c’est
le
cas des vérités morales. Mais il demeure qu’elles n’existent pas à
priori
et qu’elles n’apparaissent que dans la contingence historique, à savoir
au
moment où l’ordre de l’enchaînement des faits les produit à partir
d’une
situation où ils n’existaient pas encore. Et une fois ces êtres
nouveaux,
artificiels, venus à l’existence, ils engendrent à leur tour de
nouvelles
conditions, inédites, dans lesquelles l’histoire se déroule désormais
sur
des principes nouveaux. Ainsi, l’homme, qui est pour la plus grande
partie un
être d’habitude, n’est-il plus tout à fait le même selon qu’il a ou non
acquis certaines habitudes. Et même si l’on peut chercher en lui une
sorte de
nature plus originaire (comme Hume le fait justement dans le Traité
de la
nature humaine) et l’identifier comme sa condition naturelle, on
sait que
les transformations qu’il subit du fait de son propre pouvoir
d’invention en
se modifiant lui-même et en transformant son milieu peuvent également
être
considérées comme appartenant à sa nature, non seulement en tant que
ces
changements y ont leur origine naturelle, mais également en tant qu’ils
lui
façonnent comme une nouvelle nature, à partir de laquelle doivent
s’expliquer
ses nouveaux comportements. C’est ainsi que, même si, considérant
l’homme
dans la société, on peut le rapporter par la pensée à un état naturel
plus
simple où il ne connaîtrait pas encore la société civilisée, ou
éventuellement le découvrir dans cet état sauvage dans quelques parties
éloignées du monde, il ne s’ensuit pas qu’il faille expliquer à présent
le rapport du citoyen à l’État en prenant pour modèle la relation que
ces
sauvages auraient par rapport à une société plus policée qu’ils
engendreraient à partir de leur situation. Peut-être même peut-on
penser que,
en raisonnant de cette manière, on tend à redéfaire dans les faits ce
qu’a
produit l’histoire, et, au lieu d’expliquer la force par laquelle
subsiste l’État
actuel, à lui enlever une partie de cette force en essayant de le
fonder sur
les bases plus faibles qui le soutenaient en partie dans des conditions
historiques plus primitives, puisque, comme le remarque Hume, quand les
sauvages
s’assemblaient par contrat, ces contrats tendaient à être partiels,
comme il
est habituel dans les contrats, l’idée d’un contrat où l’on s’engage
totalement n’allant pas de soi, de sorte que les premières sociétés
devaient être très instables. Or il se trouve, selon les observations
du
philosophe, que c’est cette même instabilité que tend à provoquer
précisément dans l’État actuel l’idée que toute légitimité d’ordre
politique est fondée sur un contrat.
Ni Hobbes ni Spinoza n’auraient accepté
ces conséquences,
cela va de soi. Ils ne comprennent pas le contrat social de telle
manière qu’il
laisse au citoyen la possibilité de s’en retirer au moindre prétexte.
Le
contrat explique la structure d’un rapport de puissance objectif qui
est
déterminant, et donne dans les faits au souverain seul le pouvoir de
l’interpréter,
tant que celui-ci ne détruit pas son propre pouvoir en le rendant
véritablement intolérable. Et c’est pourquoi le contrat n’apparaît pas,
sinon exceptionnellement et de manière tout à fait contingente, comme
un
événement historique, mais comme le produit d’une analyse théorique de
la
structure rationnelle de l’État. Aussi, dans cette perspective non
plus, le
fait qu’un pouvoir politique se soit installé par conquête ou
usurpation ne
représente aucune objection contre lui, dès qu’il a réussi à s’imposer
véritablement.
Si l’on tient compte maintenant des
concessions que Hume
accorde à cette théorie du contrat social, bien qu’il la critique
vivement
aussi, il devient difficile de situer exactement le lieu de son
opposition à
Spinoza sur ce point. Peut-être toutefois l’argument humien consistant
à
avancer contre cette idée l’inconscience dans laquelle les gens du
peuple
sont d’avoir jamais accepté leur gouvernement par un quelconque
contrat, en
insistant sur l’exigence qu’un contrat soit, par essence, conclu
sciemment,
nous permet-il de découvrir le lieu du désaccord. Car il va de soi que
Spinoza
ne conçoit pas le contrat social de telle manière qu’il doive
apparaître à
la conscience du citoyen pour exister. Il est au contraire un produit
de l’analyse
scientifique, que peu connaissent, alors que dans la réalité, il reste
implicite, sous la forme d’un consentement tacite, ou mieux, agi plus
que
réfléchi.
Or Hume a raison de remarquer que ce
n’est pas ainsi que se
concluent les vrais contrats, ceux par lesquels nous nous lions par des
promesses. Car une promesse implicite n’en est pas une, ou du moins
n’en est
une que si l’on peut montrer que l’obligé présumé a donné des signes
suffisants pour manifester sa volonté de promettre. En ce sens, l’idée
d’un
contrat social est erronée. Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y
ait
jamais d’accord entre les hommes que sous la forme du contrat. Au
contraire,
les conventions sont souvent implicites en effet. Ainsi, comme le note
Hume,
deux rameurs accordent leurs mouvements par une convention, sans avoir
besoin
pour autant de se mettre d’accord sous la forme d’un contrat, ni même
de se
lier par aucune promesse. Et il est vrai que le fait que je rame en
rythme avec
mon coéquipier ne m’oblige à rien pour le futur, mais que je reste
libre de
vouloir me reposer, changer de rythme, et ainsi de suite. Pourquoi
avons-nous
choisi tel rythme ? Souvent sans intention délibérée. L’accord est
né
sans que nous y prêtions attention. Et ainsi, dans la vie sociale, nous
faisons
mille choses par convention sans nous en apercevoir, par une habitude
que nous
avons prise de nous accorder aux mouvements communs. Et il est vrai
que, lorsque
je rame en rythme avec quelqu’un, j’accepte la convention, même si je
ne m’arrête
pas explicitement à cette acceptation. Je vois ou sens l’intérêt qu’il
y
a à entrer dans ces conventions, et elles s’imposent donc à moi comme
des
artifices raisonnables, même si je n’effectue pas de calcul explicite.
Au
demeurant, lorsqu’on se trouve devoir accorder ses mouvements avec un
personnage pointilleux qui veut ordonner explicitement chaque chose, en
faire l’objet
d’une sorte de contrat, on remarque bien que cette manière de procéder,
au
lieu de faciliter l’accord, tend à rendre plus difficile la
coordination
effective, et que, par suite, non seulement la convention peut rester
implicite,
mais qu’elle peut y gagner. Or nul doute que la société policée ne
tienne
sur de telles conventions. Et par conséquent, si c’est ce qu’on veut
dire
par le contrat social, on met effectivement en évidence un élément
pertinent
et indispensable de la structure de tout État. Seulement le choix des
termes
reste malheureux, dans la mesure où ils connotent l’idée d’une
promesse, d’un
acte accompli consciemment, explicitement, alors que justement la
convention qui
soutient la société politique n’est pas de ce type. Et même, au lieu
d’asseoir
la convention qu’est l’allégeance au gouvernement sur le contrat ou la
promesse, il faut inverser cet ordre et fonder l’efficacité de la
promesse
sur l’existence d’une vie sociale policée. Car l’un des intérêts
majeurs du gouvernement est justement de rendre réelle l’obligation
liée aux
promesses.
6
Voilà donc où Hume se sépare des
partisans de la théorie
du contrat social : pour lui, la promesse, l’obligation et le
droit
requièrent la société policée pour devenir effectifs, tandis que l’idée
du contrat originaire suppose au contraire quelque droit antérieur réel
dans l’état
de nature.
Or il est indéniable que Spinoza
reconnaît aux individus un
droit naturel et que sur ce point il semble s’opposer en effet
radicalement à
Hume. Car ici, impossible de juger que Spinoza ait varié, et qu’il ait
évolué vers une atténuation de l’importance de sa théorie du droit
naturel, comme certains indices pouvaient laisser supposer un tel recul
à l’égard
de l’idée du contrat social. Cette doctrine reste bien affirmée encore
au
fondement de sa théorie politique dans son dernier traité.
Il est vrai pourtant qu’on peut la
comprendre, non comme
une manière d’affirmer que les individus ont bien un droit à l’état de
nature, mais au contraire comme une façon plus subtile de le nier. En
effet,
Spinoza identifie simplement le droit naturel des êtres avec leur
puissance. Et
il affirme d’autre part que ce droit ne disparaît pas dans l’état
social,
mais qu’il y demeure identiquement lié à la puissance des individus. On
peut
donc comprendre que la notion de droit se réduisant à celle de
puissance, elle
est superflue et peut être substituée entièrement par cette dernière,
de
sorte que, loin de soutenir que ce que nous appelons droit dans la vie
sociale
se trouve déjà dans l’état de nature, Spinoza le nierait par
l’identification
entre le droit et la puissance dans la nature. Dans ce cas, il n’y
aurait
entre les deux philosophes aucune opposition à propos de l’existence
d’un
droit à l’état de nature, mais seulement éventuellement à propos de ce
qu’est
le droit dans la société, dans la mesure où Hume en reconnaît un là.
Dans
ce sens, afin de commencer par présenter un Spinoza très proche de Hume
sur ce
point, j’ai tenté d’exposer ci-dessus sa théorie politique en faisant
presque entièrement abstraction de la notion de droit, pour ne tenir
compte que
de celle de puissance, tirant ainsi un fil humien chez Spinoza, comme
j’avais
commencé par tirer un fil hobbien (et spinoziste) chez Hume à propos du
contrat social. Et si, parmi les lecteurs, les connaisseurs de Spinoza
n’ont
relevé aucun défaut, c’est un signe que cette substitution est légitime
et
un motif de croire qu’au lieu d’interroger Spinoza sur la raison pour
laquelle il existe un droit naturel, c’est encore à Hume qu’il faut
demander pourquoi il admet, lui, un droit dans la société, alors que la
notion
de droit, comme signifiant quelque chose de distinct de la puissance,
n’est
peut-être pas plus indispensable là que dans l’état de nature.
En réalité, la comparaison est difficile
entre les deux
philosophies, parce que Hume n’accepte pas l’opposition tranchée entre
état policé et état de nature. Ainsi que nous l’avons vu, tandis qu’il
est porté à considérer l’état de nature pur comme fictif — un peu comme
l’âge d’or, mais inversé —, il admet l’existence de sociétés sans
gouvernement ou avec des formes imparfaites de gouvernement. Or ces
sociétés n’en
sont pas moins des produits de la convention, et non des structures
purement
naturelles. Il existe donc en elles des structures de type juridique
qui ne sont
pas naturelles pour autant. Ainsi, sans que le droit, l’obligation, la
propriété, ainsi que la justice dont tous les trois dépendent, soient
naturels, ils peuvent néanmoins avoir une existence hors de la société
policée, dans les formes plus lâches de sociétés restreintes,
familiales ou
tribales. Il faut donc dire que le droit et la justice ne sont pas
naturels, en
ce qu’ils impliquent la société, d’une part, et pourtant qu’ils ne
présupposent pas pour autant l’existence d’un gouvernement, d’autre
part.
Car, contrairement au pacte, qui n’admet pas de degrés — car il est ou
n’est
pas —, la convention existe à divers degrés, si bien que les structures
de
la vie sociale qui supposent la convention peuvent exister et se
trouver
réalisées également à divers degrés dans des formes de vie sociale plus
ou
moins lâches.
En tout état de cause, le droit ne peut
pas avoir de
réalité naturelle, antérieure à la société, vu que, pour Hume, il
découle
de la justice, qui est une invention des hommes apparaissant avec la
société.
Or, que la justice n’ait pas d’existence naturelle, c’est ce qui se
voit
dans le fait qu’en modifiant certaines des conditions qui la rendent
utile, on
la prive de sens et l’élimine. L’invention de la justice constitue en
effet
un remède à un défaut dans la condition humaine à cause duquel les
hommes ne
peuvent vivre en société selon leurs penchants naturels. Premièrement,
les
hommes sont égoïstes, c’est-à-dire qu’ils sont peu capables d’étendre
leurs intérêts pour y faire entrer ceux d’autrui et en tenir compte
comme
des leurs, au lieu de quoi ils restent fixés sur leurs propres intérêts
directs et sur ceux de leurs familiers, compris dans le cercle de leur
générosité restreinte. Deuxièmement, la nature ne fournit pas en
abondance
les biens qui satisferaient les intérêts de chacun. Et troisièmement,
parmi
les biens, si certains sont intransmissibles, comme les facultés de
l’esprit
et du corps, d’autres sont tels qu’ils puissent aisément changer de
mains
et devenir l’objet de la concurrence entre les hommes. De là, il
résulte
justement cet état de guerre qui empêche une vie commune paisible. Or
la
justice n’a de sens que lorsque ces trois conditions sont réalisées.
Lorsque
la générosité empêche l’affrontement des égoïsmes et confond les
intérêts dans une assez large mesure (comme c’est le cas en partie dans
la
famille), ou lorsque les biens sont abondants (comme l’air et l’eau),
ou
lorsqu’ils ne peuvent être transférés (comme les facultés de l’esprit),
la justice ne trouve aucune occasion de s’exercer. En effet, dans ces
cas, ou
bien il n’y a pas de répartition des possessions, parce que la
possession
demeure commune, ou bien il n’y a pas de possibilité d’aliéner la
possession, de sorte qu’il n’est pas question d’attribuer à chacun ce
qui
lui revient, la propriété, n’ayant pas lieu d’être.
A vrai dire, la relation s’établit dans
l’autre sens,
car la propriété vient de l’idée de justice, et non l’inverse. En
effet,
la justice naît, nous l’avons dit, comme un remède au défaut naturel de
notre condition dans le rapport des hommes aux biens extérieurs. Ne
pouvant
modifier la nature directement, ni la nôtre ni celle des choses hors de
nous,
nous imaginons une manière de fixer artificiellement les possessions
pour
empêcher les agressions constantes auxquelles elles donnent lieu. Ce
système
et la convention qui s’établit pour l’instaurer constituent la justice,
et
les nouveaux liens de possession stabilisés dans cette convention
forment la
propriété. Enfin c’est à la propriété que s’attache le droit, en tant
que, selon cette convention, chacun peut réclamer ses propriétés comme
ses
possessions. Quant au sentiment de devoir qui accompagne la justice, il
vient du
sens que nous avons de l’intérêt de cette dernière, d’un jugement
favorable par rapport aux actes qui la maintiennent, d’un jugement
défavorable par rapport à ceux qui y contreviennent, ainsi que de la
manière
dont ces jugements constituent un point de vue général auquel chacun se
transporte pour juger de soi-même comme des autres. Ces rapports de
propriété
entre les propriétaires et leurs possessions, la justice les établit
pour l’essentiel
par le jeu de l’imagination qui conduit aux conventions plus
particulières,
et c’est pourquoi celles-ci conservent la marque de son caractère
capricieux
dans les mille formes dans lesquelles elles se fixent selon les lieux
et les
époques.
C’est d’une manière semblable aussi
qu’apparaît l’obligation
des promesses, comme un artifice pour stabiliser certaines conventions,
distinguées par certains signes, qui, une fois utilisés, rendent
l’exécution
de ce qui a été prévu obligatoire, sous peine de sanctions sociales,
dont la
première est de ne plus être admis à être cru dans ses promesses, et
par
conséquent de se trouver exclu de la capacité de promettre.
On voit donc comment aussi bien le droit
que la justice, la
propriété ou la promesse constituent des inventions que l’ingéniosité
des
hommes, poussés par la recherche de leur propre intérêt, a engendrées,
et
qui n’ont d’universalité dans l’humanité que dans la mesure où, face à
des défauts constants et très sensibles de la condition naturelle des
hommes,
ils représentent des moyens assez évidents d’y remédier pour s’imposer
finalement à l’esprit de tous. Or, parce que la promesse elle-même
représente l’un de ces artifices dont les hommes conviennent en vue de
leur
intérêt, il est exclu qu’elle soit à la base de ces conventions. Et par
conséquent, avant que l’obligation n’apparaisse, les conventions
doivent s’imposer
progressivement par l’usage et leur évidente utilité, de même que les
langues s’imposent par l’usage, à travers des conventions qui ne
comportent
non plus aucune adhésion contractuelle. Certes, la justice et
l’obligation
des promesses restent d’une efficacité limitée tant qu’elles ne sont
pas
renforcées par une catégorie de gens auxquels, par une nouvelle
convention, on
confie le soin de les faire respecter, en leur donnant un intérêt à y
veiller. C’est ainsi que cette évolution arrive à son terme, avec
l’instauration
du gouvernement. De cette manière, par l’artifice humain, la nature qui
ne
connaissait ni droit, ni propriété, ni justice, ni obligation, se
trouve
comporter des sociétés où ces notions renvoient à des réalités qui
constituent un élément essentiel du milieu de vie humain. Et si ni la
nature
ni la logique comme telles ne permettent de passer de l’être au droit
et au
devoir, l’artifice humain et la convention effectuent réellement ce
passage,
sans qu’aucun dieu ait jamais mis dans les choses le moindre droit.
7
Toute existence d’un droit dans la
nature se trouverait
également niée chez Spinoza, s’il était vrai que le droit naturel se
résorbait sans reste dans la puissance. Mais est-ce le cas ?
Était-il juste de présenter la
philosophie politique de
Spinoza en supposant autant que possible que le droit n’était qu’une
autre
manière de désigner la puissance, et qu’il ne signifiait donc rien
d’autre
qu’elle ? Dans quelle mesure peut-on juger que, en proposant cette
équivalence entre les deux termes, Spinoza veut véritablement supprimer
l’idée
de droit de sa doctrine ? Car ne pouvait-il pas se contenter de ne
pas
utiliser le terme, si la notion lui paraissait inutile ? Il faut
avouer que
le procédé serait moins efficace, puisque le lecteur pourrait toujours
se
demander ce que devient le droit, et, faute de le trouver, estimer
qu’il y a
un manque dans le texte de Spinoza qu’il faut chercher à combler, de
sorte
que celui-ci laisserait plus aisément une place à ce qu’il voulait
éliminer, tandis qu’il signifie maintenant clairement que le droit
n’est
rien d’autre que la puissance, et qu’il n’y a donc pas à le chercher
ailleurs. Au demeurant, ce procédé n’est-il pas dans le style de
Spinoza,
qui, on le sait, joue de même à identifier Dieu avec la nature, de
telle
façon qu’il revient au même de parler de l’un ou de l’autre, et qu’on
peut en conclure, comme les lecteurs de son temps qui l’accusaient
d’athéisme
déjà, qu’il a réellement, par ce procédé, supprimé de son système
l’idée
de Dieu pour la remplacer totalement par celle de nature ?
Si tel était le cas, alors il faudrait
constater à quel
point le procédé est radical et combien extrêmes sont les conséquences
qu’il
entraîne. En effet, puisque ce ne serait pas qu’à certaines conditions
que
le droit se ramènerait à la puissance, mais qu’il s’y réduirait
définitivement, il faudrait en conclure qu’à aucun moment le droit ne
peut
signifier autre chose que la puissance, et que la substitution des deux
termes
peut se faire sans reste. Dans ce cas, tandis qu’il y aurait accord
entre Hume
et Spinoza pour refuser l’existence d’un droit quelconque dans la
nature,
indépendamment des inventions des hommes, les deux penseurs en
viendraient à s’opposer
à propos de la situation dans la société à cet égard, l’un posant
l’émergence
d’un droit que l’autre nierait tout à fait. Et si une position telle
que
celle de Hume peut déjà paraître paradoxale en faisant du droit un
artifice,
celle de Spinoza doit l’être au suprême degré s’il ne reconnaît même
pas une telle existence artificielle du droit. Car, que le droit et la
puissance
aient un lien, cela n’étonne pas, mais qu’ils ne puissent s’opposer ou
diverger, voilà qui choque toute la représentation que nous en avons
dans la
vie sociale. Les droits ne sont-ils pas liés aux lois, par exemple, et
n’est-il
pas possible d’enfreindre les lois et d’empiéter sur les droits
d’autrui,
et par conséquent d’exercer une puissance qui va à l’encontre de
certains
droits, sans les abolir pour autant ni les diminuer, comme ce serait le
cas dans
un simple conflit de puissances ? La thèse radicale que nous avons
attribuée par hypothèse à Spinoza oblige à tirer ces conséquences,
parmi d’autres.
Or est-ce bien là qu’il voulait en venir ?
Certes, on pourra remarquer que nous
avons lu l’identification
du droit et de la puissance comme si elle était sans qualification, de
sorte qu’ensuite
toute forme de droit doive être interprétée à partir de cette équation.
Mais Spinoza ne réduit à la pure puissance que le droit de nature, dont
se
distinguera le droit civil. Rien n’interdit donc en principe que ces
deux
droits ne soient considérés comme essentiellement différents, et que le
droit
civil ne puisse se distinguer aussi de la pure puissance. Dans ce cas,
nous
retrouverions un analogue de la situation humienne, où de la nature à
la
société, il y a passage du domaine de la puissance nue à celui du droit
dans
son sens habituel. Mais ce n’est pas ainsi que l’entend Spinoza. Il
affirme
au contraire que, dans l’état civil, le droit des hommes aussi bien que
celui
de l’État ne sont jamais rien d’autre en réalité que leur droit
naturel,
qui recouvre exactement leur puissance. S’il y a lieu de parler d’un
droit
civil, ce n’est donc pas pour faire apparaître une nouvelle forme de
droit,
non strictement naturel, mais pour mettre en rapport le droit naturel
de l’homme
avec celui de la cité, et examiner donc les rapports de puissance qui
s’instaurent
entre le pouvoir politique et les sujets. Le droit civil est d’un
intérêt
central pour la pensée politique en tant qu’il est une puissance
composée,
dans laquelle les parties composantes ne perdent jamais toute leur
autonomie, c’est-à-dire
toute puissance propre ou indépendante.
Ainsi le pouvoir politique est-il
compris comme le droit
défini par la puissance de la multitude que rassemble la société. Il
est en
effet exactement le droit ou la puissance résultant de la composition
des
droits ou des puissances des individus lorsqu’ils sont unis dans des
efforts
plus ou moins convergents. Quant aux citoyens, leur droit civil se
définit
comme la puissance dont le pouvoir politique leur laisse la libre
disposition.
Il s’agit encore ici d’un rapport entre des puissances, celle de la
multitude réunie, d’un côté, et celle des membres considérés en
eux-mêmes de l’autre. Or la manière dont le citoyen est impliqué dans
le
pouvoir social s’explique encore par le jeu de la composition des
puissances.
En effet, il y a plusieurs façons de tenir quelqu’un en son pouvoir. On
peut
maîtriser son corps par la puissance physique directe, on peut le
contraindre
à obéir par les menaces, de sorte que craignant la puissance supérieure
qui
le dirige, il s’y soumet et s’unit à elle, on peut aussi le séduire de
manière à ce que la puissance dirigeante le conduise comme de
l’intérieur,
ce qui est le lien le plus fort, après celui de la fusion rationnelle.
On voit
donc que, si la puissance n’est pas uniquement physique, et que même la
plus
forte est celle qui s’exerce sur la pensée, il n’en demeure pas moins
que c’est
la pure composition des puissances qui constitue l’État.
Cette conception pose cependant un
problème. Car comment se
fait-il que, tandis qu’il est impossible de se soustraire au droit de
la
nature, la désobéissance devient possible au contraire par rapport au
pouvoir
politique ? En d’autres termes, tandis qu’il n’y a pas de péché
contre la nature, il y en a par rapport à la société policée, puisqu’on
peut enfreindre les lois civiles, mais non les lois naturelles, et que
la
puissance se détermine exactement par ses lois. Il semble donc bien
qu’il y
ait ici une différence essentielle entre le droit de nature et le droit
civil,
même si le second résulte du premier et s’y ramène. Car, lorsqu’un
sujet
désobéit à la loi civile, c’est le droit déterminé de la cité qu’il
viole, et par conséquent c’est à sa puissance qu’il s’oppose. Mais,
s’il
s’agit bien uniquement d’un rapport de puissances, alors il faudra dire
ou
bien que le criminel, par exemple, n’enfreint aucun droit, parce que
dans son
acte, il n’est plus soumis aux lois de la cité, mais seulement aux
siennes
propres, de telle sorte qu’il ne pèche pas plus qu’avant, ni par
rapport à
la nature, ce qui serait impossible, ni par rapport à la société, en
tant qu’elle
n’a pas d’autre droit que sa puissance naturelle, dont le fait même de
son
crime montre qu’elle ne pouvait l’empêcher, ou bien que le droit qu’il
enfreint s’étend plus loin que la puissance qu’il a méprisée. Autrement
dit, si la cité n’était que la résultante d’une composition de
puissances
naturelles, ne faudrait-il pas exclure que le péché ou le crime y
soient
jamais possibles ? Certes, la crainte continue à retenir le
malfaiteur, et
elle résulte de la différence de puissance entre lui et la cité, ainsi
que de
la différence des déterminations des deux puissances au moment où
l’individu
veut ce que ne veut pas la société. Mais, bien que, en ce sens, la
puissance
sociale continue à s’exercer sur le malfaiteur, elle est insuffisante
pour le
retenir de suivre sa propre volonté et d’imposer sa puissance au moment
du
méfait. Il semble qu’on ne sorte pas de là : si le péché va à
l’encontre
du droit, il s’oppose à la puissance, et il est donc impossible,
puisqu’il
devrait résulter d’une autre puissance plus forte en cette
circonstance, de
sorte qu’il découlerait toujours de la puissance et continuerait à
s’accorder
de ce fait avec le droit.
Cette logique a donc une faille, qui
apparaît d’ailleurs
de la manière la plus manifeste lorsque Spinoza contredit directement
la thèse
que le péché est impossible par rapport au droit naturel, en admettant
que le
pouvoir politique, qui reste pour sa part à l’état de nature, peut
cependant
pécher aussi, comme toutes choses d’ailleurs, lorsqu’il pèche contre
les
préceptes de la raison et se ruine.
Ce double sens du péché fait apparaître
corrélativement
un double sens dans la notion du droit comme puissance. En réalité,
quand une
chose se ruine, elle ne contredit pas la puissance de la nature,
puisqu’elle
est encore ruinée par le jeu des puissances qui s’exercent sur elle et
en
elle, selon les lois inflexibles de la nature. Mais elle contredit au
principe
de sa propre nature, en tant qu’elle est déterminée par la tendance à
la
conservation de soi. Et, dans la mesure où la raison représente
justement le
calcul de l’utilité, c’est-à-dire la conduite dirigée par cette loi
interne de la conservation de soi, on comprend que toute action peu
raisonnable
soit une infraction de la loi qui définit de manière interne la
puissance de l’individu
considéré, et dont la raison est l’aspect en tant que pensée. Ne
faut-il
donc pas conclure que si, absolument, par rapport à la nature comme
telle,
aucun péché n’est possible, en revanche, par rapport à la nature de
l’agent,
considérée à part, c’est-à-dire par rapport à la raison, il y a péché
chaque fois que la puissance propre de l’individu est déviée de sa voie
raisonnable par d’autres puissances. Or ne serait-ce pas cet aspect de
la
puissance que signifie le nom de droit ? Bref, plutôt que par la
puissance
totale de la nature, le droit se définirait plus particulièrement comme
la
puissance interne de l’individu.
Cette manière de comprendre le droit
permettrait d’expliquer
pourquoi le péché est possible dans la cité. En effet, en tant qu’il
participe à la puissance totale dont il dépend finalement, le criminel
contredit son principe interne par son crime, même s’il affirme sa
puissance
séparée, qui n’est justement plus, dans la société civilisée,
l’essentiel
de sa puissance, par laquelle il se conserve véritablement. Et la
puissance
limitée du pouvoir politique sur les sujets pourrait représenter le
droit, en
tant qu’il définit leur principe de conservation comme celui de la
cité,
même si, dans les faits, il peut être enfreint marginalement, de même
que,
tout en cherchant à se conserver, l’homme irrationnel peut en venir à
se
ruiner en réalité. On comprendrait aussi pourquoi Spinoza insiste
particulièrement sur le fait que, dans une société, les crimes
manifestent
davantage les défauts du gouvernement que ceux des sujets, puisqu’ils
représentent alors les défauts de la maîtrise de soi d’une société,
analogues à ceux qu’on trouve dans les individus déréglés par leurs
passions.
8
L’inconvénient de cette interprétation
est toutefois qu’elle
contredit l’identification de la puissance et du droit dans l’état de
nature, dont Spinoza tirait précisément l’idée que le droit des hommes
à l’état
de nature ne se définissait pas par la raison, mais généralement par
les
passions, au contraire. En effet, si les actions qui conduisent un être
à sa
ruine contreviennent à son droit, alors il faudrait dire aussi que les
hommes
à l’état de nature n’ont de droit qu’autant qu’ils ont de raison. Ou
faut-il conclure simplement que Spinoza s’est contredit sans s’en
apercevoir, et qu’il n’a pas su maintenir rigoureusement l’équation
entre
le droit et la puissance qu’il avait voulu mettre à la base de sa
pensée
politique ? Dans ce cas, la solution de Hume, qui fait naître le
droit de
la convention, comme une invention de l’homme, réaliserait seule avec
cohérence l’intention qu’il partageait avec Spinoza de ne pas admettre
une
préexistence naturelle de l’ordre moral et juridique.
Nous nous retrouvons donc face à une
contradiction
évidente, non résolue, dans la conception spinoziste du droit. Si le
droit n’est
que la puissance, sans autre qualification, alors tout ce qui existe a
de ce
seul fait le droit d’être tel qu’il est, vu qu’il en a évidemment la
puissance. Et par conséquent, les hommes les moins raisonnables sont
totalement
conformes au droit naturel. L’idée d’enfreindre le droit naturel est
absurde, si bien qu’il n’y a pas de péché dans la nature. Pourtant, le
péché existe par rapport au droit civil, et l’État lui-même, comme tous
les autres êtres, peut pécher lorsqu’il s’écarte de la voie raisonnable.
Impossible de résoudre la contradiction
en distinguant le
droit de nature et le droit civil. D’une part, on n’explique pas de
cette
manière que la nature puisse exclure absolument et admettre pourtant le
péché. D’autre part, cette distinction rend également incompréhensible
la
manière dont le droit civil peut se constituer naturellement, et donc
comment
il pourrait exister selon le droit naturel, bref, comment il n’est pas
une
simple fiction d’utopiste.
Je suis tenté de m’arrêter ici, pour
conclure simplement
que la théorie politique de Spinoza est absurde, et laisser tout
l’avantage
à Hume (et à Hobbes aussi). On trouve en effet souvent chez les
spinozistes
récents un tel fanatisme pour leur auteur, un tel zèle à vouloir
prouver qu’il
a seul raison contre tous les autres philosophes, à chercher à
affaiblir leur
pensée par des interprétations trop simples, que cette attitude excite
à la
provocation. Vais-je donc continuer et chercher une interprétation plus
pertinente de la pensée politique de Spinoza ?
Il me semble qu’il y a davantage de
raisons d’y renoncer.
Je sais en effet qu’on me dira que la justice à l’égard de l’auteur
implique de chercher la meilleure interprétation. Mais je ne suis pas
certain
qu’il y ait la moindre question de justice ici. Car, qu’importe à
Spinoza
que nous le comprenions bien ou non ? C’est à nous d’abord que
cela
devrait importer, et non à un auteur qui est depuis longtemps mort et
enterré,
à l’abri de toute injure. Et de plus, Spinoza voulait-il être expliqué
sur
ce point ? — Ou bien il n’a pas vu la contradiction, et alors il
convient de le corriger simplement, ou de l’abandonner. Ou bien il
savait qu’elle
existait, et il n’a pas cherché à la cacher, comme il aurait pu le
faire en
supprimant quelques remarques qui la mettent trop en évidence. Mais
alors, il
ne tenait pas à ce qu’elle soit expliquée, ou du moins à ce que son
explication soit explicite ou publique. Et dans ce cas, la supposée
justice qu’on
me suppose lui devoir me conduirait plutôt à taire aussi l’explication
que
je pourrais croire avoir trouvée. Y a-t-il des raisons de garder ainsi
le
silence ? Certainement. Mais il y a peut-être aussi des raisons de
garder
le silence à cet égard. — C’est trop facile, me dira-t-on. — En un sens
peut-être, mais en un autre non, s’il est vrai que rien n’est plus
difficile aux hommes que de tenir leur langue. Selon quel droit
pourrait-il y
avoir une obligation de tout dire, alors que la puissance de la société
rencontre sa limite dans la pensée libre de l’individu ? Et
l’étrange
idée, fort peu spinoziste, qu’il puisse y avoir un droit de savoir sans
la
puissance correspondante ! Mais que disais-je, qu’on ne peut tenir
sa
langue ? Me voilà en train d’expliquer pourquoi il pourrait y
avoir lieu
de taire certaines choses, entraîné que me voici à justifier mon
silence à
ce sujet. — Et du moment que nous y sommes, autant nous mettre à l’aise
pour nous dégourdir encore un peu la langue et les doigts !
Remarquons donc la manière dont cette
contradiction de la
théorie spinoziste apparaît. D’abord, le droit est identifié à la
nature,
et le droit des hommes à leurs passions, pour l’essentiel. Le péché est
impossible. Ensuite, le droit passe dans le pouvoir politique, sans
quitter les
individus qui composent la multitude. Dans le rapport entre ces deux
types de
droits, apparaît le péché. Enfin, lorsqu’on envisage la société à
l’état
de nature, par rapport aux autres êtres, on pose l’équation entre le
droit
de la cité et la raison, et le péché est perçu comme possible alors
dans l’état
de nature. — C’est la structure d’une contradiction logique, mais c’est
aussi un petit récit. Évidemment, ce qui a changé, ce ne sont pas tant
les
objets examinés, car Spinoza ne tient pas à nous peindre une histoire
où l’État
naîtrait à partir d’un état primitif de l’humanité, se substituant à ce
dernier, et transformant à ce point la nature que ce qui était
impossible en
elle le serait devenu, comme si, par exemple, le pouvoir politique
représentait
une puissance si grande qu’elle pouvait enfreindre les lois de la
nature
auxquelles les individus restaient encore soumis, de sorte qu’il
introduise le
péché dans la nature, après l’avoir fait naître en son sein ! Non,
le
changement est celui des perspectives. D’abord, nous nous plaçons au
point de
vue du droit naturel et envisageons les choses en relation avec la
nature
entière ou absolue. Il n’y a ici aucune différence entre le droit et la
puissance parce qu’il n’y a rien d’extérieur à la nature (ou Dieu), ni
par conséquent aucune puissance qui puisse dépasser la sienne. Et tous
les
êtres que nous regardons de là apparaissent comme totalement déterminés
par
la puissance qui les fait exister. Ils ne peuvent donc s’écarter du
droit
naturel ou pécher. Ensuite, nous considérons l’individu dans son
rapport à
la puissance politique qu’il forme par composition avec les autres
individus.
Dans cette situation, les hommes sont divisés, partagés à divers
degrés,
selon qu’ils s’unissent plus ou moins étroitement. Par une partie de
leur
puissance, ils composent le pouvoir politique, par l’autre, ils
conservent une
relative indépendance. Le pouvoir politique comporte une même scission
de sa
puissance, en tant qu’il agit d’une part comme principe d’union, mais
qu’il
tourne aussi d’autre part ses forces contre l’union, dans la mesure où
il
se conçoit faussement comme un principe autonome, séparé de son corps.
Même
si la cité utilise les passions pour s’attacher les citoyens, c’est par
la
raison et en elle que l’union se produit vraiment. Le véritable droit
civil
est la raison. Et quand les lois s’en écartent, elles introduisent un
principe de division, parce que le citoyen est renvoyé à sa raison
comme
différente de celle de la cité, et se trouve obligé à les réconcilier
de l’extérieur,
c’est-à-dire d’une manière moins raisonnable. Comme la raison est une,
ces
tensions la contredisent dans l’État comme dans le citoyen. Si l’on
pense
donc maintenant les rapports de droits dans la perspective du droit
civil, c’est-à-dire
du pouvoir de la cité, on voit comment le péché apparaît sous la forme
de
ces contradictions où la raison — c’est-à-dire le pouvoir de la cité et
des citoyens comme tels — est déchirée. Et c’est parce que la déchirure
traverse cette raison commune que le péché est toujours en un sens à la
fois
celui de la cité et celui de l’individu. Conservons donc maintenant ce
point
de vue nouveau, que nous avons acquis en examinant la cité, à savoir
celui de
la raison comme définissant notre véritable pouvoir d’hommes civilisés,
et
examinons les actes de la cité par rapport à la nature. Il va alors de
soi que
la cité renforce son pouvoir dans la mesure où elle agit conformément à
la
raison en toutes choses, et il est clair que par rapport à ce droit
qu’elle
définit maintenant comme identique à son propre pouvoir, elle peut
pécher. Et
de plus, si, maintenant, nous observons les autres êtres dans la nature
en
conservant ce point de vue de la raison, nous les comprenons en
fonction de leur
droit intime, limité, et nous les voyons capables de pécher dans la
nature,
par rapport à leur droit rationnel, si l’on peut dire, quoique non par
rapport au droit naturel, dont nous avons abandonné la perspective pour
l’instant.
Alors, ces mêmes hommes qui se définissaient comme passionnels selon le
droit
naturel, nous découvrons pourquoi, comme la cité, ils sont d’autant
plus
impuissants qu’ils suivent moins la raison, et que, par conséquent, en
tant
qu’êtres purement naturels, hors de la société, ils n’ont presque
aucune
puissance propre, et presque aucun droit, ayant si peu de raison.
A présent le cercle est bouclé, mais la
différence des
perspectives permet de réconcilier ce qui se contredisait tant qu’on
n’en
tenait pas compte. Et l’on comprend aussi que l’identification du droit
et
de la puissance ne représente pas une simple manière d’éliminer le
concept
de droit, mais une façon de le rapporter à sa source. Il reste vrai
pourtant
que, du pur point de vue de la nature, il y a identification entière du
droit
et de la puissance. Mais il n’en demeure pas moins que nous pouvons
aussi
considérer la puissance du point de vue du droit, qui est aussi celui
de la
raison. Or la puissance de la nature, vue selon la raison ou le droit,
ou encore
selon la science, c’est les lois éternelles qui déterminent toutes
choses.
Car c’est aux yeux de la raison que la puissance apparaît sous forme de
lois.
Et si la science cherche des lois, c’est parce qu’elle est déterminée
par
le point de vue du droit, qui lui-même est constitué essentiellement
par la
vie sociale et politique. Les lois, au sens propre, ce sont les décrets
du
souverain humain, et par analogie les décrets de Dieu ou les règles de
la
nature. Bref, la vision de la nature comme réglée par des lois est la
transposition de notre conception juridique de nous-mêmes à travers
l’expérience
de la société policée. Dans l’identification du droit naturel à la
puissance, il y a donc l’indication du point de vue à partir duquel la
puissance est vue, mais en même temps la limitation de ce point de vue,
dans la
mesure où la puissance, dans notre conception juridique, est à la fois
ce qui
soutient le droit et ce qui le renverse, le dépasse et n’est plus
vraiment de
son ordre. Et c’est pourquoi l’identification du droit à la puissance
nous
fait découvrir déjà l’homme dans son existence non raisonnable, comme
partie de la nature qui n’obéit pas au droit rationnel, et qui
s’accorde
pourtant à ce fond ultime du droit qu’est la puissance naturelle. Ici,
la
raison pose sa limite et tente encore de comprendre ce qui la dépasse.
Elle
découvre un être tel que rien ne peut abolir ou diminuer sa puissance
de se
conserver, comme une sorte de modèle idéal pour la raison, comme une
sorte de
cité absolue des êtres dans le droit duquel le mien serait compris par
un
pacte inviolable, mais aussi comme une puissance pure, pour laquelle
l’idée d’un
rapport à l’utilité et à nos fins est inadéquate. C’est aussi le point
où la raison touche l’intelligence intuitive, l’articulation des
deuxième
et troisième genres de connaissance.
9
C’est un nouvel accord entre Hume et
Spinoza qui se
confirme donc. Pour tous les deux, la nature est en soi dépourvue
d’intentions
morales, et le droit ne naît que d’une certaine perspective que les
hommes
font apparaître en découvrant les principes de la vie sociale et
politique. A
proprement parler, la perspective du droit est celle de l’homme en
société,
et le droit n’apparaît dans la nature que par projection. C’est
d’ailleurs
la raison pour laquelle il tend alors à se résorber totalement dans la
puissance, qui seule est vraiment naturelle. Il semble alors de peu
d’importance
que Spinoza préfère définir un droit naturel qui se confond dans la
puissance
et y disparaît à la limite, ou que Hume préfère ne parler de droit que
dans
le monde humain, une fois que l’invention de l’artifice de la justice
et des
règles morales a eu lieu.
En réalité, c’est une nouvelle
opposition qui paraît se
dessiner sur un autre point. En effet, tandis que la science humienne
part
clairement de la seule nature, sans la cacher sous un voile moral ou
juridique,
ne faut-il pas avouer que Spinoza situe dès le départ sa réflexion dans
le
milieu d’une science dont l’essence est fondamentalement juridique et
morale ? En effet, si les deux philosophes avaient abordé
l’analyse du
phénomène politique et moral à partir d’un point de vue qui se voulait
strictement scientifique, et par conséquent libre par rapport aux
valorisations
morales, il semble à présent que, par la manière dont Spinoza
réintroduit le
droit dans l’étude de la nature, même si c’est en lui faisant recouvrir
exactement la puissance, sa science politique ne se dégage pas vraiment
de la
perspective juridique et morale. Comment comprendre alors son intention
d’étudier
les affects humains non pas comme des vices de la nature, sur lesquels
il faut
pleurer, ou qu’il faut blâmer, mais comme des propriétés naturelles
qu’on
étudie selon les déterminismes naturels dont ils font partie ? Car
la
raison, qui représente le point de vue de l’utilité ou, ce qui revient
au
même, du droit proprement humain, n’est-elle pas déjà affectée par la
finalité qui détermine son point de vue ? Celui-ci se marque déjà,
comme nous l’avons vu, par le passage qu’elle opère entre le point de
vue
de la puissance pure, inassimilable pour elle, et celui des lois de la
nature,
correspondant à une perspective normative liée au point de vue
juridique et
moral qu’introduit dans la nature la notion de droit. Certes, il s’agit
de
calculer plutôt que de pleurer ou de rire, mais le calcul de la raison
est
encore une manière de projeter sur la nature le désir humain, de la
même
manière que les passions s’y projettent et n’y retrouvent que leurs
images
déformées. Il est vrai aussi que c’est à présent la raison plutôt que
les
passions qui se projette ainsi, et que par conséquent, c’est l’homme,
en
tant qu’il partage une même nature avec les autres, qui étudie les
conditions de sa conservation dans la science politique. Il est vrai
aussi que
la perspective rationnelle a, chez Spinoza du moins, la conscience de
sa
particularité, et de la nécessité de trouver pour point de départ un
contact
avec la nature réelle, comme cela arrive dans l’identification du droit
et de
la puissance. Néanmoins cet ancrage ne supprime pas la particularité du
point
de vue, elle se borne à donner à celui-ci son efficacité en le faisant
pour
ainsi dire mordre sur la nature même. En ce sens, si l’efficacité est
réelle, la science politique spinoziste atteint bien l’un de ses
objectifs,
de viser à l’invention de constitutions politiques réalisables, et non
d’utopies.
Mais il reste que c’est toujours la perspective morale que cette
science
présuppose.
Comment se passer d’elle ? Il
semble que cette
question, il faille la poser à Hume plutôt qu’à Spinoza, s’il est vrai
qu’il
commence bien par étudier la nature brute, dépourvue de toute
perspective
juridique et morale, afin de découvrir l’artifice par lequel, selon les
voies
naturelles de la raison humaine, si l’on peut dire, celle-ci engendre
le monde
de la justice, du droit et de la morale.
Or, contrairement à ce qui se passait
dans l’œuvre de
Spinoza, où le rapport de la raison à la nature et au droit se trouve
intégré clairement à la théorie politique, il faut, chez Hume, chercher
les
réponses à notre question dans d’autres développements, consacrés plus
particulièrement à la morale ou à la théorie des passions. On y verrait
que
la raison est loin chez Hume de représenter une faculté unique, mais
qu’elle
a plusieurs figures, en partie distinctes, dont les rapports avec le
sens moral
sont divers et parfois assez complexes. Nous chercherions quels aspects
de la
raison se rapportent à la nature particulière de la convention chez
Hume, et
lui permettent de ne pas accorder le même rôle à la raison explicite
qui s’exprime
dans le contrat. Mais nous nous trouverions ainsi conduits
insensiblement à
faire intervenir dans la discussion d’autres parties de l’œuvre de
Hume,
puis de Spinoza, dans un mouvement qui nous déporterait à l’aventure,
sans
que nous puissions en voir la fin. Il est vrai d’autre part que, sans
nous y
laisser conduire, il nous est impossible de conclure la discussion
commencée
entre les deux philosophes. Il faut donc nous résoudre à la laisser
ouverte.
Néanmoins, il est apparu que les points
d’accord et d’opposition
qui se présentaient au premier coup d’œil ne se confirmaient pas à
l’examen,
de sorte que nous nous trouvions renvoyés sans cesse à de nouveaux
états à
la fois de la discussion et de notre conception des deux pensées. Les
affinités sont évidentes, et les différences également. Mais, lorsque
nous
voulons mettre le doigt dessus, elles nous échappent, font place à
d’autres
que celles que nous avions cru repérer, et qui ne sont pas plus stables
à leur
tour. Impossible donc de rien tenir de ferme à présent. Néanmoins, le
mouvement même que cette discussion produit à travers les œuvres en
retient
quelque chose de leur allure propre, de leur orientation plus
particulière, qu’on
perçoit plus qu’on ne le conçoit dans des catégories abstraites
assignables.
Gilbert Boss
Munich, 1998
|