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L'ÉTAT-ENTREPRISE
Que font nos managers ?

 

Tout doit être conduit, géré, comme une entreprise, de manière à atteindre les plus grands profits. C’est la mode. Et la mode résiste à toute critique, pour le temps où elle dure. Qu’elle soit ridicule, c’est à ceux qui y sont insensibles, à ceux qui adopteront les modes suivantes, de s’en apercevoir. Pour l’instant, il n’y a qu’une objection qui puisse être reçue, celle de ne pas suivre assez la mode, de ne pas la pousser assez loin. Vous souvenez-vous du sentiment que beaucoup avaient lorsqu’ils voyaient, il n’y a pas si longtemps encore, les présidents de grands pays innover en entreprenant des tournées, non plus avec les intellectuels et les artistes, mais avec les gens d’affaires, et se transformer en vendeurs d’auto et de toute sorte de quincaillerie ? Ils semblaient alors des bouffons plus que des chefs d’État. Aujourd’hui, on s’étonnerait qu’ils puissent concevoir autrement leur fonction. L’État n’est-il pas devenu lui-même une entreprise parmi d’autres, à laquelle il faut appliquer, aussi rigoureusement que possible, aussi loin que possible, les critères de gestion des entreprises ? L’idée est ridicule, dites-vous ? Bien entendu, l’État est une entreprise particulière, douée de pouvoirs spéciaux, comme celui d’imposer officiellement ses règles sur son territoire (en pratique, c’est une autre affaire) ou comme celui de lever des impôts (ah ! comme c’est pratique !). Mais, après tout, diffère-t-il tant que cela des entreprises, qui imposent aussi leurs règles chez elles, en imposent parfois même aux États, aux petits et aux plus grands, quand elles ont suffisamment de pouvoir, et qui taxent leurs produits, quand elles en ont, seules ou à quelques-unes, le monopole ? Certes, il paraît y avoir une différence capitale : les profits des entreprises sont destinés à leurs patrons et actionnaires. Mais pour qui l’État doit-il faire des profits, comme toute entreprise ? Pour les pauvres ? pour le peuple ? pour les entreprises installées sur son territoire ? Apparemment, pour personne, selon la mode, qui demande que seules les vraies entreprises doivent faire des profits, tandis que les États devraient se contenter de faire, eux, des économies seulement.

Non, non. Soyons sérieux et n’abandonnons pas si lâchement notre mode sans avoir le courage d’aller jusqu’au bout. Restons-en là : l’État est une entreprise. Pour qui travaille-t-il ? Évidemment, pour les siens, pour ceux qu’il représente, comme toute entreprise. Les siens, ce sont les citoyens, puisqu’il est le représentant du peuple. Il doit donc en toute logique chercher à augmenter le profit du peuple, c’est-à-dire de chaque citoyen à part égale, surtout dans un régime démocratique qui regarde explicitement les siens comme égaux. Mais quoi, « citoyens » ? Que vient faire ce mot étrange, démodé, dans la conception de l’entreprise qu’est l’État ? D’accord. Allons-y pour actionnaires. Chacun des anciens citoyens, des membres de la cité qui a disparu pour faire place à une grande entreprise, est devenu l’un de ses actionnaires à part égale, l’un de ceux qui actionnent l’État et en attendent les bénéfices.

Attention ! Ne retombons pas dans l’État providence ! Là, c’est le modèle de la famille qui dominait : le bon père, la bonne mère, et leur foule d’enfants, entre lesquels les braves parents distribuaient leurs faveurs en fonction de l’idée qu’ils se faisaient de leur bien à chacun et à tous. Nous en avons fini avec cette tutelle et cette charité supposée bien ordonnée qui ne profitait en réalité, c’est bien connu, qu’aux fainéants et aux vils quémandeurs (riches ou pauvres). La dure et juste loi de l’économie ne permet plus ces faveurs qui introduisent en elle le désordre. Elle exige une stricte recherche du profit, sans concessions, sans faiblesse, sans faveurs à personne. Alors seulement, dans un monde d’entreprises livrées aux seules règles de la concurrence sur le marché, et où les États seront vus également comme des entreprises, la justice régnera, les mérites seront récompensés et la richesse reviendra aux vrais bienfaiteurs du monde… du monde des entreprises.

Je vous entends, snobs d’aujourd’hui. Mais pourquoi vous satisfaites-vous de si peu ? Pourquoi vous contentez-vous de quelques adaptations superficielles de la gestion des États à celle des entreprises ? Pourquoi continuez-vous à quémander auprès des États, que vous vouliez aussi durs que les grandes entreprises d’aujourd’hui, des subventions de toutes sortes pour les entreprises ? Quoi, vous trouvez simplement normal que les entreprises négocient les meilleures conditions auprès des divers États, et examinent les offres concurrentes qui leur sont faites par les uns et les autres ? Est-ce ainsi que vous voyez les États comme des partenaires sur le marché mondial ? Celui-ci offre une réduction d’impôts aux entreprises qui s’installeront chez lui, celui-là des zones franches d’impôts, celui-là encore des subventions à la recherche, etc. Et vous, fiers entrepreneurs, qu’offrez-vous en retour, pour payer cela ? Les retombées économiques de votre installation ici ou là, sans autre. Bref, rien qui vous coûte, que vous puissiez garantir. Ça, une manière loyale de jouer de la concurrence sur le marché ? Plutôt, avouez-le, une façon de mendiant liée à celle du maître chanteur. Vous ne vouliez pas que l’État cesse ses faveurs, mais qu’il les donne à ceux seulement qui ont les moyens de les soutirer par des menaces.

Et les États cèdent, parce qu’ils sont faibles, parce qu’ils n’ont pas compris ce que signifie l’esprit d’entreprise. Misérables présidents transformés en faux vendeurs d’autos ! Ce n’est pas les leurs qu’ils vendent, et ils n’en recevront que de maigres pourboires, ou rien du tout. Et leurs actionnaires, nous tous, anciens citoyens, nous ne retirerons à notre tour rien de plus de ces hommes d’affaires maladroits que nous avons chargé de conduire nos affaires. Partout ils entendent chanter les louanges de l’entreprise, et ils les chantent également, mais sans savoir du tout conduire la leur. Qui ne rirait pas d’une entreprise qui accorderait aussi généreusement qu’ils le font ses faveurs à d’autres entreprises ? Et quels autres actionnaires que ces anciens citoyens mal reconvertis accepteraient d’être aussi mal servis par leurs représentants ?

Allons ! anciens politiciens, entrepreneurs d’État, réfléchissez, retroussez vos manches, durcissez-vous et faites enfin ce que vous demandez aux acteurs du marché ! Entreprenez et faites des profits ! Faites monter les actions de l’État. Les entreprises ont besoin de votre soutien, elles vous demandent des subventions, des allègements de leurs charges ? Ne vous attendrissez pas, gardez la tête froide, visez intrépidement le profit qui s’annonce peut-être. Investissez en elles si elles en valent la peine. Ne leur accordez pas, par exemple, des exemptions d’impôts pour qu’elles s’installent dans des zones franches que vous créez pour elles, mais investissez en elles la même somme que vous coûtent ces faveurs, prenez part à leur capital et récoltez les bénéfices. Vous n’aurez plus à vous inquiéter de les voir partir s’installer ailleurs ensuite, déjà parce que vous participerez davantage à leurs décisions, et ensuite parce que vous continuerez à tirer les bénéfices de leur installation à l’étranger si elle leur est profitable. Cela vaudra bien plus que les quelques postes de travail engendrés par leur présence. Soyez durs, ne donnez plus rien, et n’investissez qu’en calculant froidement votre profit.

Mais pour qui ce profit ? C’est là, je le vois, votre problème. Un profit pour personne, ce serait inutile et ne saurait donc être motivant. Mais vos actionnaires attendent ! Ils sont des millions, tous égaux, qui attendent le moment où vous leur ferez la distribution de vos profits. N’êtes-vous pas les hommes d’affaires de l’État, du peuple ? Et chaque gouvernement, fédéral, provincial, communal, a ses actionnaires propres qui attendent, ses anciens citoyens, les mêmes qui paient maintenant toujours bravement leurs impôts à chacun de ces gouvernements. A combien pourrez-vous faire monter leurs actions ? Comment parviendrez-vous à vous battre dans la grande compétition internationale, parmi les grandes entreprises, dont les autres États ? Peut-être, si vous savez mener vos affaires, pourrez-vous donner à tous vos actionnaires de tels dividendes que vos programmes de sécurité sociale en deviendront inutiles, et qu’on n’aura plus à vous reprocher de rester si sensibles, si faibles et si enclins à la charité, envers les pauvres, et même envers les riches.

Je le sais. L’État est une entreprise bien particulière, et il a des tâches que n’ont pas d’autres entreprises, au moins pas au même degré, comme celle de maintenir la sécurité sur son territoire, de rendre la justice, etc. Et il a quelques moyens spéciaux pour remplir ces fonctions, comme les impôts. Et si même là, il aime de plus en plus singer les entreprises, il va de soi qu’il ne le pourra pas tout à fait. Et nous le lui pardonnerons vu la spécificité de la tâche. En revanche, je préfèrerais qu’il les imite vraiment et les concurrence là où il le peut, puisque c’est l’impératif inconditionnel de la mode.

 

Gilbert Boss
Québec, mars 2001