L'essai sur la délicatesse de goût et de passion est le
premier des Essais moraux et politiques, que Hume a
réédités et repris tout au long de sa vie, en y introduisant de
nombreuses
modifications, mais sans jamais lui retirer sa première place dans le
recueil. Il faut
certes le lire d'abord en lui-même, ce que nous ferons ici, mais on
peut aussi
le considérer comme une sorte d'introduction à la lecture de l'ensemble
des
essais.
Il y a un paradoxe à l'entreprise du commentaire,
surtout dans le cas d'un
auteur attentif à son écriture comme Hume. Car si l'on entreprend de
commenter
un texte, c'est parce qu'on le juge important et admirable. Et si ses
qualités
littéraires importent comme ici, alors on y admire notamment l'art avec
lequel
l'auteur a su exprimer adéquatement sa pensée. Mais le commentaire
semble
devoir présupposer le contraire, et traiter le texte comme une sorte
d'infirme
qui a besoin d'une béquille pour aller rejoindre efficacement son
lecteur. Nous
ne ferons certes pas à Hume l'insulte de l'estimer si piètre écrivain.
La meilleure raison du commentaire, dans ce cas, est de
permettre à un
public particulier, non visé directement par l'auteur, d'aborder son
oeuvre.
Et, lorsqu'il s'agit de lire un texte d'une autre époque, d'une autre
langue,
on peut toujours supposer que cette distance existe. Mais, il faut
avouer que
l'excuse ne serait pas suffisante pour un commentaire qui aille au-delà
des
quelques indications destinées à réduire cette distance. Et le nôtre
dépasse largement cette fonction d'achever pour ainsi dire la
traduction.
Souvent, non content d'aider l'oeuvre à atteindre son
public, le
commentateur entreprend de lui substituer son propre exposé, jugeant
sans doute
que l'oeuvre originale est tout à fait impuissante à s'exprimer et à se
représenter elle-même auprès du public visé. Comme je n'ai pas
l'intention
de me lancer dans ce genre de substitut, je laisse à de tels
commentateurs le
soin de justifier leur démarche et d'expliquer pourquoi ils jugent
indispensable d'interposer leur propre texte, à la place de l'écrit de
l'auteur
commenté, entre le lecteur et la pensée de ce dernier.
Mon ambition est tout inverse, à savoir d'aider à la
lecture de l'oeuvre
même de Hume, que j'estime absolument parfaite à mon goût. Et j'admets
volontiers que la perfection littéraire et philosophique de cet essai
rend mon
commentaire superflu. Du moins, il n'est pas nécessaire à
l'intelligence d'une
oeuvre qui se défend suffisamment elle-même pour ceux qui persisteront
à
l'interroger. Mais précisément, qui a encore aujourd'hui le temps de
lire
attentivement un texte? Qui même en a encore l'art, dans une société où
l'on
est submergé d'écrits sans art, faits pour des lecteurs rapides et
inattentifs? Et même si nous avons la capacité d'une telle lecture
attentive,
ne nous faut-il pas des freins, au milieu de nos mille activités et
lectures
superficielles, pour reprendre un moment le rythme de la lecture
méditative
qu'implique l'écriture d'un Hume? C'est quelque chose comme un tel
frein
que chercheront à donner mes commentaires.
Afin d'éviter le plus possible de substituer le
commentaire à l'original commenté, j'ai choisi d'annoter le texte, de
manière à ce que tous les
commentaires y renvoient constamment et s'ordonnent strictement à lui.
Les
possibilités de l'hypertexte m'ont paru particulièrement appropriées à
cette
approche, pour des raisons que le lecteur découvrira à l'usage.
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