HUMOUR, UTOPIE, SCIENCE
1
Pendant la plus grande partie du XXe
siècle, les utopies ont généralement été considérées comme des projets
de société élaborés dans le vide par des cerveaux épris d'une
rationalité étriquée, se réduisant à une obsession de l'ordre tel que
peut se le représenter un esprit perdu dans l'abstraction et oublieux
de la complexité concrète du monde. Et il n'était sûrement pas
difficile de relever toutes les symétries qu'on pouvait trouver dans
les utopies, toutes les descriptions parfois minutieuses de la manière
dont étaient réglées les journées des citoyens de ces cités
imaginaires. Bref, pour beaucoup, l'utopie exemplifiait ce type de
sociétés qu'on appelle totalitaires, dans lesquelles la liberté des
individus est réduite à presque rien et où tout est soumis à un pouvoir
abstrait qui contrôle tous les aspects de la vie. Or cette vision
suppose que les utopies soient des productions entièrement sérieuses et
qu'elles réclament également une lecture sérieuse, dépourvue d'humour.
Cette interprétation réductrice ne tient
évidemment pas, et on peut montrer que la première utopie déjà, celle
qui a engendré le genre, l'Utopie de More, contredit très
clairement une telle lecture, comme l'ont notamment démontré
dernièrement Anne Staquet et Franck Lessay, l'une dans son livre L'utopie
ou les fictions subversives 1,
l'autre dans un article intitulé « Utopia de Thomas
More ; L'utopie comme remède à l'utopie » 2. Après des démonstrations aussi définitives que
celles-ci, il est inutile que je refasse à présent l'exercice de
prouver que les utopies, et déjà l'Utopie de More, sont un
genre dans lequel l'humour joue un rôle important, et je peux me
contenter d'y renvoyer. Mon intention sera plutôt, cet humour étant
reconnu comme présent de manière importante dans les utopies ou du
moins dans certaines d'entre elles, de réfléchir à sa fonction et aux
conséquences qu'il a sur nos propres lectures et interprétations des
utopies. Je commencerai par revenir à l'utopie originale, celle de
More, pour découvrir avec lui, qui y a pensé avant nous, ce rôle de
l'humour dans son œuvre. Ensuite, je me tournerai vers une
interprétation qui tente non seulement de faire voir l'humour dans les
utopies, mais tient compte également de ses implications pour le
discours même de l'interprète, en analysant la lecture que, dans
l'ouvrage que je viens de citer, fait Anne Staquet de la Cité du
Soleil de Campanella.
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Non seulement la présence de traits
d'humour dans l'Utopie est évidente, mais More réfléchit
également avec insistance sur ces traits de son œuvre, au point d'y
subordonner toute sa signification. Ainsi, dès la préface, il écrit
ceci à propos des demi-savants :
« L'un est si austère qu'il n'admet
aucune plaisanterie ; un autre a si peu d'esprit qu'il ne supporte
aucun badinage. Il en est de si fermés à toute ironie qu'un persiflage
les fait fuir, comme un homme mordu par un chien enragé quand il voit
de l'eau. » 3
Il se demande en effet si, pour des
lecteurs tels que ceux-là, il est utile de publier son Utopie.
Il nous avertit par conséquent que sans être sensible à l'humour on ne
peut pas comprendre son livre, et il met ce défaut d'humour sur le même
plan que le défaut d'instruction ou d'intelligence. C'est dire que non
seulement un tel défaut rend insensible à certaines subtilités
accessoires de son œuvre, mais qu'il en compromet radicalement la
compréhension. Il est intéressant de remarquer aussi qu'il exige de son
lecteur davantage qu'un certain sens particulier de l'humour, et qu'il
lui demande la maîtrise de ses différentes formes : la capacité de
se livrer à la plaisanterie, celle de se prêter au badinage, et celle
de comprendre et de supporter l'ironie, voire d'y prendre plaisir. Il
s'agit donc d'une certaine conception de la science, comme n'excluant
pas la plaisanterie, contrairement à ce que croient les demi-savants,
et en même temps des implications qu'a cette présence de l'humour dans
les ouvrages savants et dans l'activité savante pour les lecteurs et
les savants, à savoir la nécessité non seulement de tolérer
intellectuellement l'humour, mais d'avoir l'aptitude à s'y livrer
personnellement et concrètement. On peut d'ailleurs penser que les deux
choses vont ensemble et que l'humour introduit justement dans la
science un rapport personnel ou moral avec ceux qui s'y adonnent.
Est-ce toute science qui exige cette disposition à l'humour, ou
seulement certaines d'entre elles, telles que celles dont fait partie
la réflexion utopique ? Ce qui est certain, c'est que de telles
aptitudes sont exigées du lecteur de l'Utopie, et qu'on lui
demande de ne pas les considérer comme inessentielles, mais comme
indispensables à la compréhension de l'œuvre.
Le thème est repris à plusieurs reprises
dans le premier livre. Dans la discussion entre Hythlodée et le
cardinal, on voit par exemple apparaître un parasite qui aimerait jouer
le rôle du fou, apparemment sans grande habileté, mais qui, cette
fois-ci, manifeste de l'esprit dans sa réplique et s'attire l'attention
du cardinal, que More nous a présenté comme un modèle d'homme
intelligent et spirituel. Or le narrateur, critique face à la société
qui entoure le cardinal autant qu'admiratif de celui-ci remarque
ceci :
« Le cardinal sourit, trouvant la
plaisanterie bonne ; les autres approuvèrent comme si l'autre
parlait sérieusement. » 4
La conséquence en est ici évidemment
que, se croyant en accord avec le cardinal et avec le fou improvisé,
ces approbateurs superficiels se trouvent en réalité en parfaite
opposition avec eux, faute d'avoir saisi la plaisanterie comme telle.
Et, de manière amusante, on assiste ensuite à une démonstration de la
difficulté qu'il peut y avoir à saisir vraiment la plaisanterie, et non
superficiellement. Dans l'épisode qui suit, un théologien sérieux,
dépourvu d'humour, se trouve subitement frappé par la plaisanterie et
tombe dans un fou-rire qui incite le plaisantin à pousser la
plaisanterie, ce qui déclenche la fureur du théologien et le pousse
dans une série de répliques insensées, auxquelles le cardinal doit
mettre fin d'autorité. Il y a donc diverses sortes de rires, qui ne
sont pas toutes appropriées à l'humour exercé dans les conversations et
ouvrages d'esprit. C'est plus que la capacité de rire encore présente
dans un esprit foncièrement sérieux qui est exigé, c'est bien une sorte
de culture de l'esprit donnant une aisance dans le mode de pensée et de
discours caractérisé par l'humour. Or il n'est pas difficile de voir
que le narrateur du voyage en Utopie est lui-même un homme, fort
cultivé certes, sérieux par certains aspects, mais également porté au
badinage, si bien que son récit, comme l'ensemble de l'Utopie,
est à prendre avec humour.
Si l'on s'en rapporte à l'épisode de
l'intervention du faux bouffon chez le cardinal, il faut conclure,
comme chacun le sait d'ailleurs, que la saisie de l'aspect humoristique
d'un discours en transforme radicalement le sens. Mais on aurait tort
de croire qu'il se contente de l'inverser, comme paraît le penser le
moine théologien, qui s'offusque ensuite de voir que ce n'était pas le
cas et que la plaisanterie comportait bien une pointe réelle à l'égard
de sa profession. Une fois remarqué donc que l'Utopie était
également une sorte de plaisanterie, il ne suffit pas d'en renverser le
sens et d'en conclure que, par conséquent, rien de ce qu'elle dit ne
peut en être retenu. Il ne suffit pas même de constater que certains
épisodes nous sont présentés comme ridicules, soit par leur nature,
soit par le fait qu'ils nous sont signalés comme tels, pour pouvoir en
déduire qu'il faut les considérer comme destinés seulement à faire rire
et à n'être plus pris du tout au sérieux. Ainsi, nous trouverons sans
doute ridicule, avertit le narrateur, que les futurs époux utopiens se
fassent présenter nus l'un à l'autre avant de se marier. Il ne s'ensuit
naturellement pas du tout qu'une telle pratique soit présentée comme
étant à rejeter en réalité, ni par le narrateur, ni par l'auteur. Cela
reviendrait à considérer que notre sentiment du ridicule soit pris
comme norme, alors qu'il est contesté également, le seul esprit apte à
juger sainement étant celui qui s'est cultivé, et qui a donc été
travaillé, contrairement à celui du frère théologien qui nous a été
exposé comme impertinent.
Comment saisir ce que l'auteur a voulu
dire exactement, dans ces conditions ? Si c'est une plaisanterie,
ne faut-il pas en rire seulement et ne plus en tenir compte
ensuite ? Ce serait l'attitude plus grossière de notre théologien,
et elle ne convient pas. Il est pourtant exclu qu'on prenne tout au
sérieux, une attitude tout aussi grossière, sinon plus. Faut-il donc
retenir certaines idées et en rejeter d'autres ? Mais comment
choisir ? Est-il si facile de distinguer les passages sérieux des
autres ? More nous laisse entendre le contraire, puisqu'il nous
présente la masse des gens comme incapables de faire la distinction. Et
même avec un esprit fin, comment s'en tirer ? Prenons un exemple.
Je sais que More se permet la plaisanterie sous toutes ses formes,
quoique abordant des sujets sérieux et prétendant à un certain sérieux
aussi. Ainsi, Hythlodée, critiquant la manière dont l'élevage des
moutons a été pratiqué, en enlevant le travail au petit peuple, se
lance dans la métaphore :
« Vos moutons, dis-je, normalement
si doux, si faciles à nourrir de peu de chose, les voici devenus, me
dit-on, si voraces, si féroces, qu'ils dévorent jusqu'aux hommes,
qu'ils ravagent et dépeuplent les champs, les fermes, les
villages. » 5
On comprend aisément la métaphore qui
nous présente ces moutons eux-mêmes comme des monstres dangereux. Mais
plus loin, apparemment revenu à la description sobre, ce discours se
poursuit ainsi en accusant les propriétaires :
« … ils détruisent les villages,
clôturant toute la terre en pâturages fermés, ne laissant subsister que
l'église, de laquelle ils feront une étable pour leurs moutons. »
Faut-il ici, invité à la transposition
métaphorique par le début de ce discours, garder cette disposition, et
voir l'église comme institution impliquée, et les moutons prenant leur
sens de troupeau chrétien ? Ou faut-il croire que l'évocation
métaphorique des moutons dans l'église n'ait pas été perçue par
More ? Ou veut-il la faire jouer dans un tout autre sens que dans
celui d'une critique ironique de l'église, pour laisser entendre par
exemple qu'il est scandaleux que les vrais moutons remplacent dans
l'église les moutons métaphoriques ?
Cette indétermination paraît inéluctable
si l'on admet l'humour dans le discours scientifique, et l'on comprend
pourquoi ces savants que More ne trouve qu'à demi savants veulent à
tout prix l'exclure. Quant à More, il admet cette conséquence et
termine justement son utopie en l'affichant par deux fois. Voici sa
première réaction à la description du pays d'Utopie :
« Bien des choses me revenaient à
l'esprit qui, dans les coutumes et les lois de ce peuple, me semblaient
des plus absurdes, dans leur façon de faire la guerre, de concevoir le
culte et la religion, dans plus d'une autre mesure et, surtout, dans le
principe fondamental de leur Constitution, la communauté de la vie et
des ressources, sans aucune circulation d'argent, ce qui équivaut à
l'écroulement de tout ce qui est brillant, magnifique, grandiose,
majestueux, tout ce qui, d'après le sentiment généralement admis,
constitue la parure d'un État. » 6
Comme c'est More qui s'exprime ici, le
lecteur naïf aura tendance à vouloir retrouver là le discours du
premier degré, la propre opinion de l'auteur. Mais, même dans cette
hypothèse, que pourra-t-il retenir de l'Utopie ? Pour
énumérer ce qui lui paraît absurde dans le récit d'Hythlodée, More
passe en revue à peu près tous les domaines qu'il a abordés, et
s'attaque spécialement à son principe. Par conséquent, si l'Utopie
est construite sur un fondement absurde, ne faut-il pas la rejeter en
bloc ? Dans ce cas, l'intervention de More marquerait simplement
la fin de la plaisanterie, en demandant en quelque sorte de l'oublier
comme un simple divertissement pour revenir à la vie sérieuse.
En revanche, le lecteur un peu plus
dégourdi s'avisera du fait que le personnage de More dans le texte a
une certaine autonomie par rapport à l'auteur, s'agissant d'une
fiction, comme on peut le voir à nombre d'indices, et qu'il ne faut pas
y voir le porte-parole direct de l'auteur. More pourrait représenter
par exemple le bon sens de son temps, et alors il n'est pas étonnant
qu'il affirme les préjugés communs face à un discours qui en est si
éloigné. Mais il n'est pas exclu non plus que ce More ne soit plus
proche de l'auteur, et qu'il pense avoir de bonnes raisons de s'opposer
à ce qui peut paraître des divagations de son interlocuteur. Surtout,
vu que ce More est l'auditeur du récit qui vient d'avoir lieu, il
représente déjà l'auditeur, c'est-à-dire aussi le lecteur, et il donne
ainsi voix à ce qu'il imagine être nos propres réactions. Et dans ce
cas, loin de les confirmer, il peut paraître se jouer ironiquement de
nous en cherchant plutôt à nous piquer. Mais faudrait-il dans ce cas
renverser de nouveau la situation et prendre au sérieux tout le
discours d'Hythlodée ? Non bien sûr, puisque nous refuserions
ainsi l'humour au moment même où nous en prendrions connaissance. Bref,
l'auteur met bien ici en évidence le fait qu'il nous laisse dans
l'indétermination qui résulte de l'usage de l'humour.
Et voici enfin comment More termine son Utopie
:
« Entre-temps, sans pouvoir donner
mon adhésion à tout ce qu'a dit cet homme, très savant sans contredit
et riche d'une particulière expérience des choses humaines, je
reconnais bien volontiers qu'il y a dans la république utopienne bien
des choses que je souhaiterais voir dans nos cités. Je le souhaite,
plutôt que je ne l'espère » 7
On peut refaire toutes les hypothèses
sur la personne qui parle ici et sur son autorité pour tenter de savoir
ce qu'il faut croire. De toute manière, on retombe dans cette
indétermination, puisque le versant positif, pour ainsi dire, de son
évaluation est aussi indéchiffrable que la critique négative qui a
précédé, vu qu'elle ne nous dit pas quelles sont les idées
intéressantes à conserver parmi les autres qui ne doivent pas retenir
l'adhésion d'un homme tel que More. Et de plus, les deux évaluations se
contredisent assez largement, l'une laissant entendre que la
description de l'Utopie est pour l'essentiel un tissu d'absurdités,
tandis que l'autre nous la présente principalement comme un ensemble
d'idées ingénieuses, dignes d'être méditées, et dont on pourrait
souhaiter la réalisation, même s'il ne serait pas très réaliste de
l'espérer.
3
Cette admission de l'humour dans les
ouvrages savants conduit donc à un résultat frappant, en suspendant
pour ainsi dire le statut du discours par rapport au jugement de
l'auteur, et en lui retirant de cette façon son autorité.
Est-ce un trait de l'Utopie
de More uniquement, plutôt qu'une caractéristique plus générale des
utopies ? Si l'on suit Anne Staquet dans son livre sur l'utopie,
cet effet suspensif de l'humour est présent dans d'autres utopies, et
notamment dans celle de Campanella. Ce n'est pas ce qu'elle dit
pourtant dans le chapitre où elle traite de la Cité du Soleil .
Car, plutôt que de disserter sur cette œuvre, comme elle l'avait fait,
ainsi que moi-même ici, sur l'Utopie, elle a préféré rendre
cet aspect manifeste dans son propre genre. En effet, elle présente
l'œuvre en en proposant un pastiche destiné à mettre en évidence
l'humour du texte de Campanella. On peut ainsi lire sous sa plume une
nouvelle version de l'œuvre, plus condensée et restructurée de façon à
faire ressortir, sans rien en dire, certains moments présents soit plus
discrètement, soit très implicitement, dans l'original. Le texte de
Campanella est un dialogue entre un ancien marin de Colomb et un
bourgeois de Gênes, l'hospitalier, qui l'interroge sur ses voyages et
sa découverte d'une cité utopique. Rien ne vient, comme dans l'Utopie
de More, attirer explicitement l'attention sur la
présence d'humour dans cette œuvre, qui peut donc passer plus
facilement pour entièrement sérieuse, même si le lecteur sera peut-être
porté à conclure comme More qu'il y a dans ce récit un mélange d'idées
fort intéressantes et d'absurdités. Anne Staquet pour sa part modifie
la structure du dialogue en introduisant un troisième personnage, le
neveu de l'hospitalier, un jeune homme à la fois naïf et rusé, qui
cherche à comprendre la cohérence du récit et intervient par des
remarques et des questions embarrassantes, comme dans le passage
suivant, où il tire une conclusion, à première vue parfaitement
logique, et pourtant inattendue :
« Le Génois — (…)
Selon eux, la pauvreté rend les hommes voleurs et menteurs alors que la
richesse les rend hautains et suffisants. Mais grâce à leur système où
tout est commun chacun est à la fois riche et pauvre : riche parce
qu'il a accès à tous les biens et pauvre parce qu'il n'en possède aucun
en propre.
Le Neveu — Donc chez eux,
tout le monde est à la fois menteur et suffisant !
L'Hospitalier — Ne dis pas de
sottises et laisse notre hôte poursuivre son récit. » 8
Le caractère du narrateur est également
plus vigoureusement dessiné, et il ne fait aucun doute qu'il profite de
son habileté à raconter des histoires merveilleuses pour se faire
nourrir et donner à boire par les bourgeois curieux et un peu crédules.
Le récit est donc ponctué par ces interventions du neveu et par les
rappels plus ou moins discrets du marin à son verre vide, de telle
manière qu'à aucun moment le lecteur ne perd de vue le côté improvisé
et aventureux de la description de la cité du Soleil. Elle reprend
aussi à Campanella, en l'accentuant, l'accélération du récit vers la
fin, l'accumulation informe de nouvelles merveilleuses que donne le
marin en se sauvant pour sauter sur le bateau qu'il prétend devoir
prendre. Enfin, elle prolonge le dialogue par une discussion entre
l'oncle et le neveu, qui joue un rôle un peu semblable aux réflexions
de More dans l'Utopie. L'effet de cette reprise de la Cité
du Soleil est fort réussi, et il vaut bien celui d'une
dissertation sur l'humour dans ce texte. S'il n'en dit rien, il le fait
voir en forçant le trait, de telle manière que le lecteur puisse
difficilement le manquer. Non seulement cette nouvelle version,
rééquilibrée autour de cette dimension, a sa cohérence propre, qui
convainc, mais le lecteur qui retourne ensuite à la lecture du texte de
Campanella ne se défait plus de cette impression, et continue à
entendre en lui le neveu faire ses remarques naïves qui mettent à nu
les incohérences les plus grosses, et à percevoir dans le discours du
marin le désir d'émerveiller et la faconde du personnage. Ainsi, au
lieu de montrer l'humour et de le disséquer par un discours théorique,
ce chapitre le met en œuvre d'une manière didactique, qui nous le fait
rencontrer en pratique et nous met dans la situation de le percevoir
ensuite dans son expression plus discrète à l'intérieur du texte de
Campanella.
Peut-on voir là une véritable
interprétation ? Nos habitudes académiques tendront à nous inciter
à le refuser. Car nous concevons l'interprétation comme une activité de
caractère théorique, visant à exprimer en clair le sens éventuellement
obscur ou caché de l'œuvre interprétée, en montrant comment il peut
être extrait de sa structure. Et par exemple, s'il y a de l'humour dans
une œuvre, l'interprète n'a pas à faire de l'humour à son tour, mais au
contraire, à déjouer l'humour de l'auteur pour extraire le sens qu'il
cache, et à la rigueur, si c'est impossible, à analyser le
fonctionnement de l'humour dans ce texte pour montrer de quelle manière
exactement son sens doit rester ambigu, et même, si possible, quelle
est l'ambiguïté exacte qui en résulte. Car l'interprétation, dira-t-on,
doit nous faire comprendre, et non éprouver, les divers aspects d'une
œuvre. Certes, cette compréhension pourra nous conduire à mieux les
ressentir dans l'œuvre, mais, quand bien même ce ne serait pas le cas,
c'est leur connaissance qui est le but de l'interprète.
Toutefois une telle conception ne
va-t-elle pas exactement à l'encontre de l'activité intellectuelle que
propose et défend l'utopie de More, et ne correspond-elle pas à celle
de ces gens qu'il estime n'être que des demi-savants, précisément parce
qu'ils ne veulent pas intégrer l'esprit ou l'humour dans leur
science ? Car l'interprétation académique, comprise de la manière
que nous avons décrite, suppose que l'humour ne fait pas partie de la
connaissance, et qu'il peut donc être étudié, comme tout objet, sans
avoir à interférer avec l'étude elle-même. Et par suite, il doit être
possible d'étudier entièrement l'Utopie sans humour. Qu'il
soit possible de le faire, il y a suffisamment de textes qui le
prouvent. Mais qu'on puisse arriver au mode de connaissance que propose
l'Utopie de cette manière, ces mêmes textes ne prouvent-ils
pas également que ce n'est pas le cas ? Bref, des deux partis, de
More ou de ses interprètes académiques, l'un seul peut avoir raison.
Faut-il en conclure que toute étude
académique de textes tels que l'Utopie soit vouée à tomber
dans l'erreur, et que la seule façon de les aborder soit de s'ingénier
à retrouver et à réexercer l'humour qu'ils comportent ? Bref,
s'ensuit-il que les analyses théoriques soient vaines et détournent de
telles œuvres plus qu'elles ne permettent d'en approcher, même si elles
élaborent une quelconque science étrangère à celle qui était présente
dans les œuvres étudiées ? Il est difficile de le croire, parce
que le discours sérieux, pourvu qu'il vienne de quelqu'un qui ait le
sens de l'humour et qui ait donc l'expérience de cette forme de pensée,
peut réellement en découvrir des caractéristiques éclairantes, et que
le sens de l'humour peut se raffiner aussi par de telles analyses, même
si ce ne peut être exclusivement par elles. Mais un discours ou une
recherche qui soit dans son ensemble fermée à l'humour, fondée sur le
principe que l'humour ne peut jamais se trouver dans la connaissance,
mais seulement dans des variations de l'activité de l'esprit
inessentielles pour la science, entrerait, elle, en contradiction avec
l'esprit dont se réclame l'Utopie, et qui fait peut-être très
généralement partie du genre qui en est issu. Alors ne faut-il pas que
l'étude des utopies face place à l'humour, non seulement comme objet
théorique, mais également comme mode de pensée et de discours ?
C'est ce que semble avoir pensé Anne
Staquet, qui, dans son livre sur l'utopie, fait alterner des chapitres
théoriques avec d'autres chapitres prenant également la forme de
pastiches, comme s'il fallait rassembler les ressources de la raison et
de l'imagination, de la sobre écriture théorique et de l'invention
littéraire, pour aborder vraiment l'utopie sans l'amputer d'une partie
essentielle d'elle-même.
4
Mais cela suppose que l'utopiste ait
bien raison de croire essentiel son recours à l'humour, et de croire
également que, ce faisant, il ne se contente pas de plaisanter, mais
accomplit une œuvre réellement savante. Or l'humour est-il vraiment une
certaine attitude de connaissance, et non simplement un élément
affectif qui s'ajoute de manière tout à fait accessoire à l'activité
intellectuelle, sans l'affecter comme telle ?
L'effet de l'humour n'est-il pas celui
que produit très explicitement More à la fin de l'Utopie, en
mettant en état de suspension le jugement autorisé et en obligeant à
envisager le pour et le contre sans que l'un soit proposé dès l'origine
comme lesté du poids de l'autorité ? Toute la description de
l'Utopie se trouve affectée par cette possibilité de la considérer dans
son ensemble ou chacun de ses détails comme une plaisanterie,
c'est-à-dire aussi bien peut-être comme une badinerie uniquement
amusante, dénuée de souci de vérité, que comme une plaisanterie plus
sérieuse, charriant sous des dehors plaisants un fond de vérité, sans
qu'on puisse distinguer avec assurance ni s'il s'agit de l'une ou de
l'autre, ni ce qui, dans le second cas, serait à prendre au sérieux
parmi les purs jeux d'une imagination facétieuse. Cette nécessité
d'envisager partout des alternatives possibles produit une sorte de
suspension du jugement chez le lecteur désireux de se laisser entraîner
par celui de l'auteur, ce qui l'oblige à reparcourir lui-même
l'ensemble des idées suggérées par le texte, afin de faire à son tour
le choix éclairé des fantaisies à rejeter comme définitivement
ridicules et des idées dignes d'être adoptées et de faire l'objet d'un
vœu de réalisation.
Mais cette suspension du jugement
n'est-elle pas précisément celle qui se produit dans les démarches
théoriques à propos des hypothèses, qu'on ne pose que pour les
examiner, sans décider encore si elles sont vraies ou fausses ?
Car, face à une hypothèse, l'esprit ne peut plus fonder son jugement
sur une autorité, mais il doit l'envisager comme ne pouvant se
rapporter à la vérité qu'à travers une épreuve ou un examen, ce qui
contraint à envisager la possibilité aussi bien de sa vérité que de sa
fausseté. Et dans ce cas, ne suffirait-il pas, pour ramener l'utopie à
la science, de la concevoir comme une hypothèse (ou plutôt comme une
série d'hypothèses), qu'on puisse évaluer peu à peu, de manière
systématique, afin d'en tirer un jour une connaissance
déterminée ? Et alors, on verrait que le procédé de l'humour est
impur et très inférieur à cette méthode, parce qu'il laisse indéterminé
l'état précis des diverses idées avancées, empêchant l'esprit de se
concentrer sur les seuls problèmes qui sont vraiment à résoudre pour
faire progresser la connaissance.
Or, n'est-ce pas précisément en cela que
pourrait résider la différence entre la proposition d'hypothèses et
l'usage de l'humour ? L'hypothèse n'est qu'une thèse
provisoirement suspendue, en attendant qu'on puisse l'établir, dès
qu'on lui aura trouvé les preuves qui lui manquent. Au contraire, dans
l'humour, ce n'est pas tant une thèse qui se trouve suspendue que le
terrain sur lequel des idées pourraient trouver leur démonstration.
Ainsi, est-il vrai qu'il soit absurde ou ridicule de présenter les
futurs époux nus l'un à l'autre, pour leur permettre d'estimer
réciproquement leurs qualités corporelles avant de se lier pour
toujours ? Hythlodée prévoyait qu'on en rirait, et il ne se
trompait certainement pas, parce que la culture morale des lecteurs de
ce livre, jusqu'au XXe siècle peut-être, mettait une différence très
grande entre l'achat d'un âne et le choix d'un époux, et rendait
absurde l'idée de procéder de la même manière dans les deux cas. Mais
en proposant l'idée malgré cette réaction prévisible, le narrateur
suppose qu'il y a d'autres contextes moraux, peut-être supérieurs, dans
lesquels cette idée n'est plus ridicule. Le lecteur se trouve donc
appelé à rire, et à prendre du recul par rapport à son sentiment, à le
suspendre en envisageant qu'il puisse changer de terrain moral pour
considérer la situation. Même si Hythlodée apporte des arguments, il
est évident que ce ne sont pas des preuves qu'il donne, au sens où ils
établiraient une hypothèse. Par ses arguments, il propose plutôt à ses
lecteurs une nouvelle perspective morale à partir de laquelle ils sont
invités à former leur jugement. Et le fait que cette démarche fasse à
son tour partie d'une sorte de plaisanterie, retire à cette nouvelle
perspective le statut d'un sol ferme, tout en suspendant également le
préjugé moral du lecteur. Or, ce qui se trouve mis en suspens ici, ce
n'est pas tant le statut de l'idée examinée que celui du critère à
partir duquel se fait l'examen. Et ce critère, c'est la sensibilité
même qui se trouve à la base de nos jugements. Or, il ne s'agit pas de
nous inciter à renoncer au sentiment pour nous retirer dans une
supposée pure raison. Bien au contraire, l'humour doit s'apprécier par
référence à un goût, à une sensibilité éduquée, à une intelligence
sensible, c'est-à-dire par cela même qu'il place en suspension. Et dans
les questions morales en un sens large — dans ce genre de questions
auxquelles appartient l'utopie en tant qu'elle nous invite à réfléchir
sur la société dans laquelle nous serions plus heureux —, n'est-il pas
évident qu'il ne peut s'agir de calculer froidement, sans rien sentir,
mais qu'il faut bien au contraire nous référer justement à notre
goût ? Et si nos perspectives de trouver des formes de vie plus
heureuses dépend de la qualité du goût, de ce surcroît d'intelligence
par rapport à la raison abstraite des demi-savants, alors n'est-il pas
essentiel à la science supérieure qui l'implique, à cette sagesse, que
le goût soit éduqué, non pas par la seule logique, mais également par
les moyens appropriés à sa formation ? Et alors, effectivement, la
capacité de se placer dans l'état de suspension que provoque et réclame
l'humour ne joue-t-il pas ici le rôle indispensable qu'a l'aptitude à
envisager des hypothèses dans une démarche purement théorique ?
Dans ces conditions, il n'est pas
étonnant que l'humour se retrouve fréquemment dans la démarche
utopique, et qu'en n'en tenant pas compte, le lecteur risque de rester
totalement étranger à ce qui se passe réellement dans ce genre
d'œuvres.
5
Mais s'ensuit-il qu'il faille admettre
dans nos pratiques savantes d'un côté les utopies comme moyens
d'investigation du domaine moral et politique, et d'autre part les
interprétations littéraires, recourant à des moyens tels que l'humour,
comme possibilités importantes parmi nos méthodes d'interprétation des
textes ?
La première question est celle des
limites de la science, ou de ce que nous voulons considérer comme vraie
connaissance. Or nous avons vu que, si la science, ou certains de ses
domaines, requiert une forme de jugement qui implique ce que nous avons
appelé le goût, alors on ne peut pas refuser les moyens d'agir sur le
goût, de le mettre en action, de l'éduquer, tels que l'humour, sans
refouler hors de notre science ces domaines que nous jugeons pourtant
important d'y intégrer, ou ces aspects de la science que nous jugeons
pourtant en faire partie. Certes, l'attitude qu'exige une science ainsi
enrichie est bien différente de celle des savants (ou demi-savants,
selon More) limités à la démarche purement théorique, et elle requiert
des capacités qui dépassent celles de cette demi-science, comme
justement l'aptitude à penser également dans un espace flou, ou du
moins à distinguer grâce à une sorte de finesse irréductible à
l'exactitude logique et à la précision dans l'observation.
Et si l'on adopte l'idée d'une science
ainsi élargie, faut-il également introduire des manières d'interpréter
les textes non purement théoriques, plus littéraires, qu'elle engendre,
par des textes qui sont de la même nature ? La réponse ne
va-t-elle pas de soi ? Là par exemple où l'humour est pour ainsi
dire le milieu essentiel dans lequel se déploie une pensée, ne
serait-il pas vain de vouloir l'exclure pour tenter de réduire cette
pensée à ce qui ne peut pas l'exprimer ?
Bref, l'importance d'accepter parmi nos
pratiques des méthodes plus riches que celles que nous considérons
comme justifiées académiquement, n'est-elle pas un point susceptible
d'être établi même par une réflexion fort sérieuse et dénuée
d'humour ?
Gilbert Boss
Porto, 2004
Notes
- ^ Anne Staquet,
L'utopie ou les fictions subversives , Éditions du Grand Midi, Zurich, Québec,
2003.
- ^ Franck
Lessay, « Utopia de Thomas More ; L'utopie comme
remède à l'utopie », Cercles 4, www.cercles.com, 2002.
- ^ Thomas More,
L'Utopie ou le traité de la meilleure forme de
gouvernement , trad. M. Delcourt, Flammarion, Paris, 1987, p. 78.
- ^ ibid., p.
113.
- ^ ibid., p.
99.
- ^ ibid., p.
233-4.
- ^ ibid., p.
234.
- ^ Anne
Staquet, L'utopie ou les fictions subversives , p. 104
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