IDÉE D’UN INSTITUT DES ARTS
PHILOSOPHIQUES
Contexte
On sait que
longtemps durant le XXe
siècle, et aujourd’hui encore, deux traditions se
sont partagé le
terrain de la philosophie et se sont rejetées avec des degrés de
violence et de
radicalité divers : la philosophie analytique et la philosophie
dite
continentale. Parmi les reproches échangés, les plus constants et les
plus
pertinents sans doute sont ceux qui consistent pour chaque clan à
accuser
l’autre de ne pas faire vraiment de la philosophie. Les continentaux,
disent
les analyticiens, ont abandonné l’ambition de contribuer à la pensée
philosophique actuelle et se cantonnent pour l’essentiel dans
l’histoire de la
philosophie, au point qu’ils sont devenus des historiens plutôt que des
philosophes.
Les analyticiens, répliquent les continentaux, ont perdu le contact
avec la
grande tradition philosophique pour imiter les sciences et se plonger
dans des
recherches spécialisées sur de petits problèmes éloignés des véritables
intérêts de la philosophie. Il y a certes dans ce type de polémiques de
la
caricature, comme on peut s’y attendre. Pourtant le diagnostic fait des
uns
par les autres est révélateur d’un état général de la pensée
philosophique, et
il se trouve que, à un niveau plus profond, c’est bien d’un même
défaut, bien
partagé, qu’on s’accuse : celui d’avoir substitué une activité
supposée
plus scientifique à la philosophie.
Or il n’est pas
difficile de comprendre comment cette évolution a pu se produire, sous
deux
versions différentes, qui concordent pourtant sur l’essentiel. En
effet, le
prestige des sciences, on le sait, a séduit toutes les disciplines
qu’elles
côtoyaient, notamment dans l’institution universitaire et les instituts
de
recherche. Il a paru indispensable aux philosophes comme à bien
d’autres de
rapprocher autant que possible leur activité de celle des
scientifiques. Les
uns ont cru que l’histoire et la philologie pouvaient représenter la
voie dans
cette direction, les autres, plutôt la logique ou la linguistique. Et
il est
bien vrai que ce souci a fini par étouffer largement celui de la pensée
proprement philosophique.
Davantage
encore, les sciences se sont vues soumises à une transformation qui les
a
progressivement asservies à l’économie. Comme leur prestige venait
aussi, pour
une bonne part, toujours croissante, des succès techniques qu’elles
permettaient, il n’est pas étonnant qu’on ait cherché à les orienter de
plus en
plus vers les applications techniques, au détriment même, dernièrement,
de leur
progrès à plus long terme. Et, pour les imitateurs des sciences,
l’impératif
des applications économiques a commencé à se faire entendre aussi.
C’est ainsi
que la philosophie tend à s’orienter vers des questions d’éthique
appliquée,
par exemple. Bref, la philosophie qui avait tenté de se justifier dans
les
institutions en tant que scientifique, s’oriente actuellement aussi
toujours
plus vers la technique.
De cette
manière, comme la philosophie s’était faite servante de la théologie au
moyen
âge, elle s’est mise actuellement au service des sciences et de
l’économie. Et
de même que la pensée philosophique du moyen âge avait fini par se
cristalliser
dans une scolastique perdue dans des débats internes assez éloignés des
exigences de la philosophie vivante, de même celle d’aujourd’hui s’est
enfermée
dans une nouvelle scolastique et
dans une scientificité de spécialistes qui ne répond pas à ce que
l’homme
cultivé pourrait attendre de la philosophie. La grande institution
universitaire et scientifique est en train d’enfermer dans son carcan
la
philosophie, comme elle le fait aussi pour d’autres disciplines. Or, de
même
que la pensée philosophique a dû se trouver, du XVIe au XVIIIe
siècles, d’autres lieux que l’université, et s’est développée
essentiellement
hors de ses cadres, de même il devient nécessaire, si la pensée doit
pouvoir
continuer à se développer librement, de trouver pour elle des lieux en
dehors
du grand système « scientifique » où elle s’est laissée
enfermer.
Le sentiment que
l’université ne favorise plus l’activité philosophique est assez
largement
partagé par les philosophes qui ont conservé l’exigence de penser dans
les
divers pays d’Occident. Et la constatation que les conditions concrètes
de la
pensée sont encore en train de s’aggraver dans l’université et les
institutions
officielles de recherche s’impose assez généralement, même dans les
sciences.
La vogue de la
philosophie dans le grand public, dans des endroits très différents des
institutions où la discipline s’est cloîtrée, dans les cafés
philosophiques
notamment, montre assez combien pressant est le besoin qu’on éprouve de
la
faire sortir de l’université et de ses spécialités. Que le caractère
souvent un
peu chaotique et incohérent des débats de ces cafés et que la facilité
un peu
simple de la plupart des publications adressées à ce public provoquent
un
certain mépris chez les mandarins, c’est inévitable et justifié en
partie. Mais
il n’est pas étonnant que, la philosophie ayant été confisquée par les
spécialistes, elle ne trouve à se développer que d’une manière assez
sauvage et
incohérente hors de leur domaine.
On voit que ce
qui manque, ce sont des lieux où une recherche philosophique véritable,
exigeante, puisse se développer, en marge des universités, mais en
marge aussi
des simples débats de café. Ce manque est ressenti par beaucoup, et
c’est lui
en partie qu’on cherche à combler dans la création d’institutions
parallèles,
telles que le Collège International de Philosophie, auquel on reproche
pourtant
de se contenter pour l’essentiel d’imiter l’université, sans se charger
de ses
responsabilités.
Les arts philosophiques
L’idée de
l’Institut des Arts Philosophiques est de répondre à cette exigence de
créer
des lieux pour la pensée où se
retrouve la liberté que la philosophie a perdue en s’insérant trop
étroitement
dans le cadre des institutions scientifiques officielles, sans pourtant
la
jeter à la rue et lui demander d’animer les foules. Or il faut déjà
tenter une
opération inverse de celle qui a conduit à l’enfermement de la
philosophie dans
les institutions scientifiques, et tenter de retrouver en elle l’aspect
par
lequel elle se refuse à cette intégration, à savoir sa nature
artistique. C’est
à cette condition que les philosophes pourront cesser d’avoir honte de
l’histoire de leur discipline, qui leur montre des débats sans fin où
seul un
regard perturbé par la passion peut croire découvrir un progrès. Il
faut aussi
que les philosophes cessent de singer les savants pour pouvoir
redevenir actifs
en philosophie et assumer à nouveau les activités propres à cette
discipline.
Il y a tout un art de la philosophie,
qui est évidemment pratiqué par les grands philosophes de notre
tradition, et
que nous en sommes venus à négliger. Que l’on pense déjà au fait que la
plupart
des grands philosophes sont également de grands écrivains dans leurs
œuvres
philosophiques mêmes. Or cet art de l’écriture philosophique s’est peu
à peu
perdu, comme il s’était perdu chez les philosophes de la scolastique
tardive.
Il y a un art de la discussion qu’ont pratiqué aussi grand nombre de
philosophes
plus anciens, et que nous n’avons presque plus. Il y a un art de vivre
qui
faisait l’essentiel des préoccupations de la majorité des philosophes
du passé,
et qui est généralement méprisé des savants de la philosophie actuelle.
Pour
cette raison, il importe qu’à côté des milliers d’institutions qui
tirent la
philosophie du côté des sciences, il s’en trouve d’autres qui cultivent
à
nouveau son art. Et il serait profitable dans ce but que la philosophie
soit
pratiquée aussi dans un contact plus étroit avec d’autres arts.
C’est la raison
pour laquelle l’institut projeté se consacrera aux arts
philosophiques. Il faut entendre par là d’une part que la
philosophie est un art, et qu’elle comporte diverses activités
artistiques,
qu’il s’agit de cultiver si l’on veut que la philosophie reste vivante.
Il faut
entendre d’autre part que les arts ont généralement une portée
philosophique,
qu’il s’agit de mettre en évidence afin de pouvoir pratiquer la
philosophie
elle-même comme art et dans les arts. Il est évident par exemple que la
philosophie est presque toujours aussi une forme de littérature, et
que,
inversement, la littérature implique souvent une réflexion
philosophique, de
sorte que l’art littéraire doit être pratiqué par le philosophe, et
qu’il doit
être cultivé par le contact avec les œuvres aussi bien des philosophes
que des
autres écrivains. Dans la mesure où la philosophie est présente dans
les autres
arts également, ceux-ci devraient avoir leur place dans la culture
philosophique aussi.
Surtout, la conception
de la philosophie comme art exige une réorientation importante de
l’attention
et de la pratique. D’abord, justement, c’est la pratique
philosophique, plutôt que la seule théorie, qui devient
l’objet premier de réflexion. Et, pour le philosophe, il s’agit dans
cette
perspective de se concevoir et de se former comme exerçant cette sorte
de
pratique, comme engagé dans la création d’œuvres, comme devant
réfléchir sur
les conditions concrètes d’une pratique dans laquelle on s’engage
véritablement, plutôt que de se placer face à des théories pour les
examiner en
savant. Ce qui ne signifie pas que les doctrines philosophiques soient
perdues
de vue, mais elles aussi comportent un aspect pratique qu’on ne peut
négliger
sans les dénaturer. Car la théorie même la plus pure a toujours sa
pratique,
qui mérite d’être réfléchie. Et, en un sens, par le souci de la
méthode, par
exemple, les spécialistes de la philosophie ont continué de considérer
cet
aspect pratique. Mais on l’a fait de manière de plus en plus
partielle ;
et surtout, il ne va pas de soi que la fin de la philosophie soit
d’ordre
théorique. Il serait possible de montrer que tel n’est pas le cas par
l’analyse
de nombreuses philosophies, non seulement de l’Antiquité, où le souci
pratique
est évident. Contentons-nous de signaler par exemple que c’est comme
une
entreprise d’éthique que Spinoza présente ce qui est l’un des plus
beaux
bâtiments théoriques de notre histoire de la philosophie.
Ceci peut être
dit à l’université, certes. Mais toute la pratique de la discipline
philosophique qu’impliquent ces institutions contredit ce genre de
réflexion.
Et, avouons-le aussi, il devient même de plus en plus difficile de le
dire sans
que les spécialistes de la philosophie éprouvent de telles positions
comme une
sorte de trahison par rapport à leur tentative de se faire prendre au
sérieux
comme savants ou techniciens, selon ce que leur demande l’institution.
En
considérant précisément la pratique même de la discipline, et non
seulement ce
qui se dit, on perçoit que l’université est devenue un lieu très
défavorable à
la philosophie dans la mesure où celle-ci est un art.
Place et fonction de l’institut
La puissance de
l’université est cependant trop forte pour que l’on puisse développer
des lieux
de réflexion qui en soient totalement détachés et qui ne se voient pas
bientôt
envahis par un bavardage sans exigences. En outre, l’espace que nos
sociétés
laissent à des gens désireux de consacrer l’essentiel de leur vie à la
réflexion est trop insignifiant pour permettre l’espoir d’un renouveau
spontané
de la philosophie chez des penseurs indépendants. Il reste donc à créer
des
institutions en marge de celles qui dominent, en les plaçant dans une
certaine
relation à ces dernières autant que possible, mais en les concevant
aussi dans
un esprit qui se sait en opposition à ses tendances et qui affirme
cette
opposition.
Ceci définit la
place d’un institut des arts philosophiques. Il doit être extérieur aux
universités et autres organismes scientifiques et indépendant par
rapport à eux.
Mais il doit aussi s’intégrer d’une certaine manière à leur système.
Voilà le
problème à résoudre. Car comment insérer notre institut dans le système
en lui
gardant vraiment son indépendance ? Il ne faut pas que son
activité soit
en rien soumise à l’université, et il importe pourtant qu’elle s’y
relie d’une
certaine manière. Pour garder cette indépendance, et pour d’autres
raisons
encore, il faut que l’institut dont nous parlons ne donne pas de
diplômes. En
effet, dans ce but, il faudrait ou bien qu’il se soumette à l’ordre
institutionnel officiel, ou bien qu’il entre en concurrence directe
avec lui.
Mais nous avons déjà exclu les deux branches de l’alternative.
Cependant, c’est
essentiellement au moment où ils préparent leurs diplômes
universitaires que les
étudiants en philosophie sont disponibles pour pratiquer cette
discipline et
réfléchir à ce qu’ils font. La solution est donc de concevoir
l’institut comme
un lieu où cette activité même puisse se déployer au moment où
l’institution
officielle la permet. C’est donc d’abord à ceux qui préparent une maîtrise, un doctorat ou une habilitation,
ou qui se consacrent à d’autres recherches philosophiques ultérieures,
que
l’institut doit être ouvert. Dans ce type d’études, en effet, les
étudiants ou
chercheurs ne sont plus liés à l’université d’une manière très étroite,
et ils
travaillent généralement seuls à leurs recherches. C’est pour eux un
temps de
plus grande liberté, et aussi de plus grande disponibilité
intellectuelle.
D’autre part, ils se trouvent à ce moment confrontés à l’obligation de
faire
œuvre dans le domaine de la philosophie, et donc de s’engager dans une
pratique. Leur disposition est donc favorable à une réflexion sur les
pratiques
ou arts philosophiques. Comme l’institut est un lieu de
pratique et de
réflexion sur cette pratique, il apparaît donc comme un endroit
approprié
pour des étudiants et chercheurs qui se trouvent dans cette situation.
Dans ces
conditions, on peut concevoir déjà l’institut comme un lieu où se
retrouvent
des philosophes en train de faire œuvre philosophique. Il apparaît
ainsi
d’abord comme un lieu de rencontre et de discussion pour ces
philosophes. Cela
ne signifie pas pourtant qu’il doive rester sans forme et qu’il ne
doive pas
organiser des études d’une manière plus active. Seulement, il faut que
ces
études favorisent l’activité dans laquelle les philosophes présents à
l’institut sont engagés. Il ne s’agit pas, nous le savons, d’augmenter
leur
science, mais de développer la réflexion sur la pratique et les arts
philosophiques.
Dans ce but, c’est la forme de la rencontre et de la discussion suivie
dans des
séminaires qui convient le mieux. Les séminaires peuvent être de
plusieurs
types, mais ils constituent une forme ouverte, dans laquelle l’activité
des
participants est essentielle en principe. Et ils peuvent être le lieu
de
véritables recherches en commun et de réflexion constante sur la
pratique
déployée en leur sein si le professeur qui les dirige le désire.
C’est dire aussi
que l’institut devrait se constituer un corps professoral orienté vers
ce souci
des arts philosophiques. Et, comme nous avons vu que ces arts
n’excluent pas
d’autres formes d’art, non considérées comme philosophiques
habituellement, mais
impliquent au contraire des relations avec eux, il serait utile que des
artistes se mélangent aux philosophes parmi les professeurs, et
peut-être aussi
parmi les étudiants, pour autant que toujours l’intérêt philosophique
reste
dominant.
Il est
souhaitable aussi que l’institut soit un lieu
de recherche permanent sur les arts philosophiques, et qu’on y
trouve des
ateliers consacrés à des recherches d’envergure et de plus longue durée
sur les
divers aspects de la création philosophique. Je pense entre autres à un
atelier
de recherche consacré à la découverte de nouveaux moyens d’expression
pour la
philosophie, particulièrement en informatique. De tels ateliers
pourraient
avoir une activité de recherche propre, continue, et donner lieu à des
séminaires liés à cette recherche, de manière à y permettre la
participation
plus circonstancielle des étudiants sans empêcher des développements à
plus
long terme, confiés à des chercheurs permanents de l’institut.
Concernant le
statut du corps professoral, il importe, selon la conception de la
philosophie
comme art, que les professeurs aient la plus entière liberté, celle du
choix de
leurs sujets de cours évidemment, de la forme de leurs cours, de leur
rythme,
de leurs collaborations, etc., la pratique devant être ici objet de
réflexion
et de transformations par cette réflexion, ce qui interdit toute
tentative de
la régler rigidement de l’extérieur.
Description de
l’institut
Concrètement,
l’institut pourra prendre la forme suivante.
Un noyau de professeurs
permanents, engagés selon
des exigences équivalentes à celles des engagements de professeurs
d’université, pour l’essentiel des philosophes, donnera un enseignement
régulier, selon la forme que chacun jugera appropriée. D’autres
professeurs
seront invités, les uns à intervalles réguliers, lorsque leur intérêt
porte
d’une manière importante sur les arts philosophiques, les autres de
manière
plus occasionnelle, mais de telle façon qu’il y ait toujours au moins
deux
professeurs invités à l’institut. Ceci devra contribuer à faire de
l’institut
un lieu permanent de discussion et de création dans le domaine de la
philosophie envisagée comme art.
Les étudiants
feront une demande
d’admission, en envoyant leur dossier, et seront admis après une
entrevue
destinée à juger de leur capacité de s’intégrer à l’environnement de
recherche.
Ils conserveront toujours leur lien à l’université dans laquelle ils
auront
choisi de déposer leur thèse.
L’institut devra
être international, et permettre des
séminaires dans les principales langues vivantes de la philosophie (le
français, l’anglais, l’allemand et l’italien). Pour cette raison, il
serait
favorable qu’il s’implante dans un pays où l’on parle l’une ou
plusieurs de ces
langues.
Le financement
de l’institut devra lui
assurer une grande indépendance et provenir pour cette raison de
plusieurs
sources : de subventions de
divers organismes d’État, là où la philosophie jouit encore d’un
prestige
suffisant ; de fondations par
des mécènes privés (notamment pour l’établissement d’une bibliothèque
et pour
l’achat des bâtiments) ; et (à un degré qui devrait être gardé le
plus bas
possible) des frais d’inscription
des étudiants et chercheurs venant à l’institut. Des ententes
par lesquelles certaines universités accepteraient de
détacher à leurs frais certains professeurs invités, pourraient être
envisagées
également.
Réalisation
Il est à prévoir
que le projet d’un tel institut devra faire face à une certaine
résistance chez
de nombreux spécialistes de la philosophie engagés dans les universités
ou
autres organismes de recherche, étant donné qu’ils ont généralement,
avec une
conviction plus ou moins grande, travaillé à mettre en évidence les
côtés
scientifiques de leur discipline, et à la détacher des arts, de sorte
qu’ils
jugent immédiatement moins sérieuse une entreprise qui accentue au
contraire ce
lien. Nombreux sont pourtant aussi ceux qui souffrent de plus en plus
de la
difficulté croissante de pratiquer la philosophie dans le cadre des
institutions officielles actuelles, et qui verront d’un œil favorable
l’idée
d’un tel institut. On peut donc compter que la façon dont les étudiants
désireux de venir travailler en son sein y seront encouragés ou s’en
verront
découragés par leurs professeurs variera beaucoup, et que l’institut se
créera
des liens partiels multiples avec les universités.
Dans la société
en général, il existe aussi deux tendances très contraires entre elles
à
l’égard de la philosophie comme telle, c’est-à-dire envisagée
indépendamment de
sa contribution plus ou moins directe aux sciences, aux techniques et à
l’économie. Il ne fait aucun doute que l’engouement populaire pour la
philosophie répond à des exigences profondes de notre époque, où les
questions
concernant l’art de vivre se posent avec plus d’acuité maintenant que
les
grandes solutions religieuses et idéologiques ne s’imposent plus guère.
D’autre
part, une vision utilitaire étroite de la fonction de toute activité
comme
travail au sein du système de production dans la concurrence économique
mondiale est franchement défavorable à l’idée de la philosophie en
général, et
plus précisément à l’idée d’une philosophie envisagée comme art. Mais,
de ces
deux tendances, je crois que la première est la plus profonde, tandis
que la
seconde vient d’un état d’esprit maintenant dominant, mais déjà en voie
d’être
dépassé. Il est devenu difficile en effet de ne pas s’apercevoir que
l’ordre
économique que nous avons développé arrive à un état critique, où il
menace de
se détruire si l’on ne trouve pas le moyen de le repenser. Or il se
trouve que
c’est en pratiquant une philosophie libre par rapport à l’idéologie
dont dépend
cet ordre — c’est-à-dire en pratiquant justement une philosophie conçue
autrement que comme un appendice de l’appareil scientifique et
technique —
qu’il existe des chances que se développent les idées neuves dont nous
avons un
urgent besoin. Cela, dis-je, beaucoup commencent à le sentir, même si
peu
encore ont l’audace de le penser sérieusement. Et on peut prévoir que
la
présence d’un institut des arts philosophiques jouera un rôle dans le
développement de la prise de conscience de la nécessité de trouver de
nouveaux
terrains pour la réflexion philosophique.
Pour cette
raison, il serait souhaitable que l’institut devienne également un
centre de
rencontre où puissent se débattre librement, hors des bornes des
spécialités,
des idées nouvelles sur tous les sujets concernant la philosophie dans
ses
aspects pratiques, au niveau de la vie individuelle et collective.
L’organisation régulière (annuelle par exemple) de colloques
internationaux,
pourra favoriser ce rôle.
Enfin,
l’apparition d’un tel institut des arts philosophique favorisera
certainement
la création d’autres institutions analogues, ce qui permettra d’ouvrir
peu à
peu un nouvel espace où puissent réémerger avec une nouvelle vigueur la
philosophie et la pensée libre.
Gilbert
Boss
Québec,
1998
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