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La philosophie, le livre
et l’ordinateur

1

Il y a des années déjà que l’ordinateur est entré dans l’univers familier des gens, du moins dans les pays riches. Après avoir refusé de l’utiliser, les chercheurs et les intellectuels ont pris l’habitude de l’accepter comme une sorte de machine à écrire perfectionnée pour leurs travaux et leur correspondance. En revanche, comme moyen d’expression, il reste l’objet d’une farouche méfiance. Il demeure entendu que les œuvres sérieuses, dans la littérature et les sciences humaines, et tout particulièrement en philosophie, doivent trouver leur expression sur le papier, sous la forme d’imprimés. Nous avons tant pris l’habitude de lier la réflexion à la lecture, et la lecture à l’imprimé, qu’il nous paraît difficile de les dissocier. Nous savons certes, assez abstraitement, que la culture philosophique a pu se passer de l’imprimé, se contenter pendant des siècles des manuscrits, et même d’une culture essentiellement orale. Mais, dans notre rejet de l’ordinateur, lorsque les affaires de la pensée deviennent sérieuses, ce ne sont pas les images de ces époques passées qui nous déterminent, mais bien l’habitude qui, comme toutes les habitudes, a pris la force d’une ferme conviction, du lien entre l’imprimé et les genres littéraires qu’il permettait, d’un côté, et la pensée, de l’autre.

Est-il raisonnable de craindre que la réflexion philosophique se dénature si elle se compromet avec les techniques informatiques ? Il serait facile de répondre que non, en rappelant que l’ordinateur peut n’être que la machine à écrire perfectionnée que nous connaissons et utilisons sans grand danger apparent, c’est-à-dire juste un nouvel intermédiaire entre notre pensée et l’imprimé. Mais déjà, certains montreront que les nouvelles facilités d’écriture apportées par cette machine ne sont pas sans influence sur les textes qui finissent par en sortir, même si cela n’est guère propre à faire peur qu’aux plus pusillanimes. Au contraire, il s’agit de concevoir la transformation dans toute son ampleur, lorsqu’on envisage l’ordinateur, non plus comme un intermédiaire entre l’auteur et l’imprimé, mais comme le milieu dans lequel le texte non seulement s’élabore, mais se publie également. Car dans cette situation, les moyens d’expression de la pensée ne sont plus régis par la tradition de l’imprimé ou de l’écrit sur un support stable, mais ils peuvent se développer et prendre toutes les formes nouvelles que pourra lui offrir ce nouveau milieu. Or il y a tout lieu de croire que ces modifications seront, elles, très importantes, et qu’elles bousculeront non seulement nos habitudes d’écriture et de lecture, mais, du même coup, nos manières de penser, du moins dans la mesure où nous avons raison de sentir, sinon de savoir, que ce qu’on peut penser n’est pas dépendant uniquement d’une sorte de capacité originaire de notre premier instrument, le cerveau, mais également de ces instruments qu’on lui ajoute et par lesquels on le perfectionne, la parole et les différentes formes d’écriture.

Pour chercher à concevoir la signification des nouvelles possibilités que nous donne l’informatique, nous reviendrons à l’étape du passage entre la culture orale et la culture écrite, pour en saisir la signification, et nous préparer à aborder l’autre, dans laquelle nous nous trouvons. Nous prendrons quelques textes caractéristiques de notre tradition philosophique pour analyser le sens de ce passage entre l’oral et l’écrit, et nous aborderons ensuite dans cette ligne un texte philosophique non imprimable, lisible uniquement sur ordinateur, pour voir quelques-uns des effets et possibilités liés au passage de l’écrit statique à l’écrit dynamique.

2

Les premiers grands textes de notre tradition philosophique qui nous soient restés dans leur intégrité sont les dialogues de Platon. Or il est intéressant que ces dialogues écrits découlent, d’une manière indirecte, de dialogues oraux du maître de Platon, Socrate, et que, quoique appartenant à la tradition écrite, ils nous représentent la réflexion philosophique sous la forme d’un exercice oral. Dans ces œuvres qui se trouvent à la charnière entre une tradition orale et une tradition écrite, il allait de soi que le sens du passage de l’une à l’autre fasse l’objet d’une réflexion. Il n’est pas étonnant non plus que le héros de la tradition orale représenté dans ces dialogues fasse la critique de la tradition écrite et en manifeste les dangers. C’est ainsi que, dans le Phèdre (275 d-e), Socrate condamne l’écrit pour une série de défauts graves, qui l’empêchent selon lui d’être un instrument adéquat de la pensée philosophique authentique, comme on le voit dans ce passage cité dans la traduction de L. Robin :

Socrate : Ce qu’il y a même en effet, sans doute, de terrible dans l’écriture, c’est, Phèdre, sa ressemblance avec la peinture : les rejetons de celle-ci ne se présentent-ils pas comme des êtres vivants, mais ne se taisent-ils pas majestueusement quand on les interroge ? Il en est de même aussi pour les discours écrits : on croirait que ce qu’ils disent, ils y pensent ; mais, si on les interroge sur tel point de ce qu’ils disent, avec l’intention de s’instruire, c’est une chose unique qu’ils donnent à comprendre, une seule, toujours la même ! D’autre part, une fois écrit, chaque discours s’en va rouler de tous côtés, pareillement auprès des gens qui s’y connaissent, comme, aussi bien, près de ceux auxquels il ne convient nullement ; il ignore à quelles gens il doit ou ne doit pas s’adresser. Mais, quand il est aigrement critiqué, injustement vilipendé, il a toujours besoin du secours de son père, car il est incapable, tout seul, et de se défendre et de se porter secours à lui-même.

Par opposition au discours oral, l’écrit a donc trois défauts essentiels en tant que moyen d’expression philosophique : 1) il n’est pas capable de répondre aux questions intelligemment, 2) il n’est pas capable de choisir ses vrais lecteurs, et 3) il reste muet face aux objections. Or ces trois défauts dépendent de la nature de l’écrit, qui n’est qu’une image du discours oral, et qui imite sa vie sans la posséder.

Qu’il puisse l’imiter, on ne s’en étonnera pas, parce qu’il peut reproduire, même assez exactement, la figure du discours oral, et en permettre la reproduction, par une lecture à haute voix, par exemple. Mais, comme le portrait peint, il ne peut offrir qu’un seul aspect figé de la personne vivante. Comme il est détaché de cette personne, il n’a plus avec elle aucun rapport direct, et il n’est plus sous son contrôle. C’est pourquoi il ne peut pas s’adapter aux circonstances, auxquelles il reste indifférent.

Mais est-il important que le discours ait cette capacité d’adaptation qu’il a lorsqu’il est produit directement par quelqu’un dans la situation où il est entendu, et donc en fonction d’une estimation intelligente de cette situation ? La réponse n’est pas nécessairement la même pour tout type de discours, et pour la poésie, par exemple, la fixation de l’écrit peut avoir même des avantages, une même forme restant belle en la plupart des circonstances. En revanche, lorsqu’il s’agit de l’expression de la pensée philosophique, il en va tout autrement. Celle-ci doit prendre la forme d’un dialogue, c’est-à-dire qu’elle s’adresse à quelqu’un en fonction de ce qu’il pense, ainsi que de son caractère et de ses aptitudes intellectuelles. Car ce n’est pas le discours en soi qui importe, mais son effet dans l’esprit de celui auquel il s’adresse. Il s’agit non pas de provoquer par exemple de l’admiration pour le discours, ni même la connaissance du discours ou d’un certain nombre de savoirs qu’il charrierait, mais d’exercer l’interlocuteur à la réflexion philosophique, et de le rendre donc apte à penser à partir de son propre fonds et à produire lui-même des discours intelligents. Le discours du philosophe est orienté vers l’activité intellectuelle de celui auquel il s’adresse, et il doit donc en tenir compte, sous peine de tomber dans ce qui est le plus étranger à l’activité philosophique. C’est dire qu’il ne prend pas la forme du dialogue par hasard, mais de manière essentielle, de sorte qu’il ne peut pas présupposer une réception passive sans se nier, ni négliger les réactions et les capacités précises de l’interlocuteur.

Dans ces conditions, l’écrit apparaît aussitôt comme infirme et inadapté au discours philosophique. Et on voit difficilement comment remédier à cette inaptitude de l’écrit, puisque la nature de celui-ci est d’être la transcription figée, rendue disponible en toute situation, du discours oral.

Pour nous qui lisons ces critiques depuis l’autre extrémité d’une tradition philosophique écrite, elles nous semblent aussitôt contredites par le fait même de l’existence de cette abondante tradition. Il nous semble évident que l’écrit, loin d’avoir stérilisé la philosophie, en a rendu au contraire le progrès possible à travers l’histoire. Et pourtant, l’histoire nous montre également la justesse des critiques platoniciennes. N’a-t-on pas vu et ne voit-on pas sans cesse en effet des traditions livresques, scolastiques, académiques, exsangues, s’épuiser dans l’érudition et la pédanterie, et perdre au milieu des livres presque toute capacité de réflexion véritable ? Le plus étonnant, dans la perspective de la confrontation entre les qualités et défauts des discours oraux et écrits, n’est-il pas même que l’écrit ait pu jouer un rôle positif ?

Il est vrai que Socrate ne cherche pas à le défendre et à nous montrer ses avantages. Quels sont-ils ? En tout premier lieu, c’est évidemment ce en quoi Socrate voit son principal défaut, à savoir sa stabilité et sa durée, par quoi il peut se transmettre à travers l’histoire en principe dans son état originaire. Et si l’écrit ne tient pas compte de la situation de chacun de ses lecteurs particuliers, il peut en revanche être préparé avec plus de soin que le discours improvisé. Autrement dit, alors qu’il est moins apte à maîtriser son effet sur tel interlocuteur individuel, il peut calculer avec davantage de précision l’effet qu’il pourra produire sur un certain type de lecteurs dans des circonstances plus communes. Mais il y faut de l’invention, et de l’attention au fait que l’écrit doit utiliser des techniques spéciales pour compenser la perte des moyens du discours oral liés à la présence vive de son auteur derrière lui, au moment même de sa production et de sa réception. Or notre tradition a-t-elle trouvé de tels moyens ?

Platon lui-même devait penser avoir résolu ce problème au moins en partie, puisqu’il s’est décidé à écrire et à utiliser donc les ressources de l’écriture en dépit des défauts qui lui paraissaient irrémédiablement liés à elle. Mais par quelle astuce peut-il croire avoir au moins atténué ces défauts ? C’est évidemment en tentant de retenir le plus possible les caractéristiques du dialogue vivant dans l’écrit, vu que son choix s’est porté justement sur l’élaboration de dialogues, ou, pour reprendre sa comparaison, d’images de dialogues. Évidemment, ces images elles-mêmes sont figées, et le véritable dialogue leur demeure étranger. Mais en montrant justement ce qui manque à l’image, en insistant sur le fait que l’image des dialogues n’en est précisément que l’image, en faisant intervenir dans le dialogue la critique même de cette image réduite à elle-même, l’écrivain peut espérer rendre le lecteur attentif au fait qu’il ne se trouve pas face à un exposé philosophique achevé, susceptible d’être saisi et compris comme tel, mais bien face à la représentation imparfaite d’un mouvement dont l’actualisation doit nécessairement déborder l’image qui en est donnée. Et de cette manière, il est possible d’espérer que ces images écrites d’un discours absent, manifesté comme absent et réclamant une actualisation précise dans les circonstances précises de la lecture, puissent inciter le lecteur à passer derrière le tableau pour entreprendre les exercices auxquels il convie.

On peut comprendre qu’ainsi Platon puisse avoir jugé utile d’écrire malgré les défauts de principe de l’écrit en philosophie. Mais on conçoit aussi que, dans cette vision, l’écrit n’apparaisse pas comme le milieu principal de la philosophie, et que celle-ci doive continuer à se pratiquer avant tout dans le dialogue vivant de la tradition orale, comme cela pouvait paraître aller de soi dans les écoles antiques où la philosophie trouvait son vrai lieu.

3

A la renaissance de la philosophie, à l’époque moderne, après l’invention de l’imprimerie, et dans une civilisation où le livre était devenu un objet essentiel de la culture, quelle qu’ait pu être la subsistance de traditions orales partielles, il était évident que l’écrit devait être le moyen principal d’expression et de transmission de la philosophie. Et les philosophes de l’âge classique semblent avoir trouvé dans l’écrit l’instrument adéquat de l’expression philosophique. Est-ce par naïveté, parce qu’ils auraient simplement oublié la tradition orale et, du même coup, les critiques qu’elle incitait à formuler à l’endroit de l’écrit, ou bien avaient-ils développé des techniques rendant caduques les réticences d’un Platon ?

Prenons l’un des plus célèbres textes de cette époque pour voir comment l’écrit s’y est ou non émancipé de l’oral, et examinons le début des Méditations de Descartes.

Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j'ai reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j'ai depuis fondé sur des principes si mal assurés ne saurait être que fort douteux et incertain; et dès lors j'ai bien jugé qu'il me fallait entreprendre sérieusement une fois dans ma vie de me défaire de toutes les opinions que j'avais reçues auparavant en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. Mais cette entreprise me semblant être fort grande, j'ai attendu que j'eusse atteint un âge qui fût si mûr que je n'en pusse espérer d'autre après lui auquel je fusse plus propre à l'exécuter; ce qui m'a fait différer si longtemps que désormais je croirais commettre une faute, si j'employais encore à délibérer le temps qui me reste pour agir. Aujourd'hui donc que, fort à propos pour ce dessein, j'ai délivré mon esprit de toutes sortes de soins, que par bonheur je ne me sens agité d'aucunes passions, et que je me suis procuré un repos assuré dans une paisible solitude, je m'appliquerai sérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes mes anciennes opinions.

Par rapport à notre question, deux choses frappent dans cette manière dont Descartes entreprend l’exposé de sa philosophie. Premièrement, il est évident qu’il a renoncé ici au dialogue (même s’il l'a pratiqué ailleurs), et s’est orienté vers un discours continu dans lequel l’auteur paraît ne plus nous entretenir que de lui-même. Et deuxièmement, il va de soi également que cet écrit peut bien, à première vue, se décrire selon les termes de Socrate, comme l’imitation d’un discours oral, fixé, stylisé dans une image immuable, qui permet de reproduire à tout moment le discours original, sans modification.

Faut-il donc voir dans cette manière de faire la naïveté d’un auteur qui aurait perdu le contact avec la vraie pratique vivante du dialogue oral, et qui croirait pouvoir utiliser l’écrit en son lieu et place sans perte ? En réalité, on trouve plutôt dans ce texte un procédé qui rappelle celui de Platon, en ce que, comme chez celui-ci, le texte cartésien insiste sur la situation dans laquelle il a lieu, comme s’il tentait de faire voir dans l’écrit ce qui lui échappe. Mais, faut-il le comprendre comme nous l’avions fait pour le dialogue platonicien, comme une incitation pour le lecteur à substituer à la situation décrite la sienne propre, et à modifier ainsi le discours en conséquence afin de l’actualiser ? A vrai dire, la situation décrite n’est pas de la même nature que celle qui apparaît dans la mise en scène des dialogues platoniciens. Car ce que Descartes nous expose, ce ne sont plus des traits contingents, comme la rencontre fortuite de certaines personnes, mais bien des conditions nécessaires de la méditation dans laquelle on s’engage. Il ne s’agit donc pas, pour le lecteur, d’adapter le discours à d’autres situations, mais au contraire de constater que le narrateur commence par définir les circonstances à partir desquelles la méditation peut avoir lieu de manière crédible. En un premier temps, on peut supposer également que, en l’absence de l’auteur du discours et de la connaissance directe qu’en donne la situation orale, comme dans les entretiens de Socrate, il faut que l’auteur de l’écrit se présente dans son discours, par lequel seul nous accédons à lui, et il faut qu’à l’instar de Descartes il nous décrive par exemple sa figure de sage mûr que nous n’avons sinon pas d’autres moyens de voir.

Peut-on dire qu’ici, comme dans le cas du dialogue socratique, l’original vaudrait mieux que l’imitation, s’il nous était disponible ? Imaginons donc Descartes prononçant lui-même son discours, ou son équivalent improvisé. Nous entendons maintenant sa voix même, qui nous dit «… aujourd'hui donc que, fort à propos pour ce dessein, j'ai délivré mon esprit de toutes sortes de soins… », et non seulement nous l’entendons dire qu’il se trouve sans passion, mais nous admirons son calme parfait et le regardons assis devant son feu, paisible et solitaire… — Non, quelque chose ne va décidément pas. Toute cette scène nous exclut. On peut l’imaginer au théâtre, à la télévision, éventuellement, mais non dans la réalité. Et si vraiment, dans la réalité, nous apercevions par le trou de la serrure Descartes parler ainsi tout seul, c’est la figure d’un gâteux et non d’un sage qu’il donnerait. Quoique le texte se lise très bien et qu’il ait l’allure d’un parfait discours oral, il est impossible de le concevoir autrement qu’en représentation, c’est-à-dire ailleurs que dans le domaine de la fiction. C’est même un discours qui exclut la situation réelle correspondante, celle d’un philosophe parlant à son auditeur.

Et cette exclusion n’est pas une bévue, mais un élément essentiel de ce discours de la méditation, puisque celle-ci exige justement la solitude, parmi toutes les autres conditions décrites, et dont nous avons vu qu’elles ne doivent pas tant signifier la situation contingente de l’auteur que les conditions de l’expérience méditative à laquelle nous sommes invités. Mais invités comment ? Nous avons vu pour l’instant que nous en étions plutôt exclus. Descartes nous aurait-il oubliés, ne ferait-il vraiment que se parler à lui-même ? Évidemment non. Où est donc notre place ? Dans la méditation, assurément, dans la méditation à venir, si nous lisons le texte pour la première fois, dans la méditation dans laquelle nous nous replongeons, si nous le relisons. Il s’agit en effet de méditer avec Descartes. Mais, étrangement, il n’y a pas de place à côté de lui, ni celle qui serait désignée par un « tu » quelconque, ni celle que nous pourrions prendre dans un « nous ». Or la méditation, c’est ce que fait le sujet du discours, qui s’exprime ici en disant « je ». Si celui qui dit je, c’est Descartes, il n’y a pas de place pour moi, son lecteur. Si je veux méditer, il faut donc que je ne me place pas à côté de Descartes pour l’écouter discourir, mais que je me substitue à lui, que j’adopte la position du sujet du discours, et que par suite, je l’évince pour me mettre à sa place, ayant moi-même abandonné tout soin et m’étant décidé à m’appliquer sérieusement et avec liberté à détruire toutes mes anciennes opinions, dans la solitude de ma méditation. Par conséquent, il ne faut surtout pas que Descartes prononce réellement le discours, ce qui m’empêcherait de prendre sa place. Si quelqu’un peut le prononcer, est invité même à le prononcer, c’est moi, le lecteur, qui deviens le méditant.

Voici donc un nouveau rapport qui suppose, fort étrangement pour la tradition orale, qu’il n’y ait plus quelqu’un qui parle à un autre, mais qui comporte une seule place pour l’auteur et le lecteur, sans qu’ils puissent l’occuper simultanément, sans même que l’opération de lecture puisse sérieusement avoir lieu avant que le lecteur n’ait entrepris d’occuper cette place. Il faut en effet que la voix de l’auteur se taise pour faire place à celle du lecteur seul. Néanmoins, par là, le lecteur ne devient pas simplement l’auteur, bien sûr, puisqu’il anime un texte qui n’est pas le sien à l’origine. Il est plutôt dans une situation analogue à celle d’un musicien qui lit une partition, non pas pour entendre l’auteur jouer, mais pour jouer lui-même ce qu’il lit. Ainsi les Méditations sont-elles une sorte de partition d’une méditation en solo. Or c’est grâce à l’écrit, à l’utilisation concertée de son silence, qui rend possible la production réglée de la voix propre du lecteur, que ce rapport est devenu possible. Et ne vaut-il pas les risques de l’écrit en philosophie que dénonçait Platon ? Certes, l’auteur ne peut plus venir contrôler le discours pour l’adapter à la situation et à l’auditeur. Impossible d’empêcher des milliers de lecteurs de lire de travers et de n’y rien comprendre parce qu’ils n’auront pas sérieusement médité, parce qu’ils n’auront pas voulu comprendre qu’il leur appartenait d’exécuter la partition, et non de se renseigner sur les opinions de M. Descartes. Mais au moins il était possible de les avertir, et, au lieu d’adapter le discours à la situation, de chercher à adapter la situation au discours, comme tente de le faire cette introduction à la méditation. Voilà une puissance de l’écrit, utilisé magistralement comme ici, qui valait sans doute le passage.

4

Que l’écrit ne soit pas borné à imiter le discours oral, mais qu’il puisse développer des puissances propres, cela est évident dans d’autres textes, tels que celui de l’Éthique de Spinoza, où l’on se trouve immédiatement plus loin encore de la reproduction de la parole. Pour s’en convaincre, examinons les premières propositions de l’Éthique (dans la traduction de E. Saisset).

PROPOSITION I

La substance est antérieure en nature à ses affections.

Démonstration : Cela est évident par les Déf. 3 et 4.

PROPOSITION II

Entre deux substances qui ont des attributs divers, il n'y a rien de commun.

Démonstration : Cela résulte aussi de la Déf. 3. Chacune de ces substances, en effet, doit être en soi et être conçue par soi ; en d'autres termes, le concept de l'une d'elles n'enveloppe pas celui de l'autre.

PROPOSITION III

Si deux choses n'ont rien de commun, l'une d'elles ne peut être cause de l'autre.

Démonstration : Et en effet, n'ayant rien de commun, elles ne peuvent être conçues l'une par l'autre (en vertu de l'Axiome 5), et par conséquent, l'une ne peut être cause de l'autre (en vertu de l'Axiome 4). C. Q. F. D.

Peut-on encore considérer qu’un tel texte soit une imitation du discours oral correspondant ? Il est bien difficile d’imaginer Spinoza lisant ceci ou disant l’équivalent, je veux dire l’équivalent également du point de vue de la forme, à quelque auditeur. Certes, on peut lire le texte à haute voix. Mais on n’imagine guère que quelqu’un en prenne connaissance en se le faisant lire ainsi par un autre. Si tous les mots sont prononçables, une lecture continue, orale, de ce texte ne fait pas sens. Même si je prononce les mots, les phrases, il importe que je les voie, et plus encore, que je dispose du livre. Car, par exemple, un titre ne se prête guère à faire partie d’un discours oral, et si on peut bien lire un titre, dans une conférence, c’est dans la mesure précisément où on la lit, et où l’on se réfère aux habitudes de lecteurs des auditeurs. Quand je lis à haute voix le texte de Spinoza, ce n’est pas tant le texte qui est l’image du discours oral que l’inverse. Il faut que je me représente la disposition sur la page pour savoir de quoi il s’agit, et le lecteur qui devrait lire ce texte à quelqu’un qui ne le voit pas, devrait sans cesse lui expliquer comment cela est écrit et disposé sur la page, tel mot en majuscules, tel autre en gras, avec deux points, telle phrase en italique, telle expression entre parenthèses, et ainsi de suite. Par l’emploi de divers types de caractères, par l’abondance des chiffres, par la multiplication des abréviations, par la disposition sur la page, par les renvois, le texte se démarque évidemment du discours oral. Bien des mots n’ont qu’un sens interne au texte. Par exemple, plusieurs sont destinés à servir de renvois et de repères. Ainsi « Déf. 3 » ne signifie rien en soi, hors d’un texte organisé dans lequel certaines phrases auront pour titre « Définition III », de même que le titre « Proposition II » n’a à son tour d’autre signification que de permettre le repérage d’une série ordonnée de propositions dans un système de renvois. Or une simple lecture de l’Éthique suffit à persuader aussitôt qu’il ne s’agit pas là d’une décoration que l’auteur aurait ajoutée à un discours susceptible d’être réécrit de manière à pouvoir faire l’objet d’une sorte de conférence. Les possibilités de l’écrit, inaccessibles au discours oral, sont ici exploitées systématiquement, et le lecteur est sans cesse invité à exploiter une série de caractéristiques matérielles du livre, comme le fait qu’il permet de survoler les pages et de se déplacer rapidement d’un endroit à l’autre pour suivre le système interne de références. C’est dire que, dans cet ouvrage, l’écrit ne sert pas simplement à fixer un discours pour le maintenir dans la durée, mais qu’il appelle une autre manière de se rapporter à ce qui y est exprimé, et qu’on ne saurait trouver dans un discours oral. Le système que constitue le texte exige d’être reconstruit à la lecture par un mouvement physique et intellectuel incessant entre les éléments divers, définitions, axiomes, propositions, scolies, etc., qui composent le livre.

Par là, un tel texte philosophique semble répondre à certaines des critiques platoniciennes de l’écrit, à savoir celles qui dénoncent la passivité du texte par rapport au lecteur. Car, de même que dans les Méditations le texte exigeait une intervention du lecteur pour exécuter la partition, la lecture de l’Éthique implique une activité constante, réglée par le texte, de reconstitution, le discours supposé plein, qui délivrerait le savoir, n’étant jamais présent hors de ce tissage continuel qu’il réclame du lecteur. Bien sûr, comme tout texte imprimé, celui de l’Éthique reste passif par rapport à l’usage que veut en faire finalement le lecteur, et il ne peut, lui non plus, empêcher qu’on y cherche n’importe quoi d’autre que ce qu’il manifeste offrir, et par exemple qu’on aille y pêcher à droite et à gauche les supposées opinions de Spinoza sur tel ou tel sujet. Mais il est difficile que le lecteur se sente tout à fait à l’aise face à un ouvrage qui réclame si évidemment de lui une autre attitude. Et par ailleurs, dans la mesure où l’une des craintes de Platon était que le texte puisse tomber dans les mains de ceux qui n’en sont pas dignes, la tendance naturelle de ce genre de mauvais lecteurs à tenter de chercher de prétendues vérités isolées fournit l’occasion de l’une des meilleures astuces pour les tenir à l’écart de ce qui ne se révèle qu’à ceux qui entrent dans le jeu de lecture proposé — une astuce d’ailleurs qu’utilisaient déjà aussi les Méditations. Ainsi, tout en se donnant des méthodes que n’avait pas le discours oral, l’écrit s’invente-t-il des défenses contre ses propres faiblesses, qui valent peut-être souvent les moyens de la tradition orale (car l’épreuve à laquelle l’Éthique soumet les prétendants à son enseignement est sans doute aussi sévère que celles des maîtres de la tradition orale). De même, d’une manière plus contraignante que les Méditations, le livre de Spinoza compense le fait qu’il ne peut s’adapter directement aux divers contextes dans lesquels se trouveront les lecteurs, par le fait qu’il constitue en lui-même un tel contexte propre, immanent, si bien que le lecteur doit s’abstraire de sa situation plus singulière pour pénétrer dans le système intellectuel de Spinoza, et entrer déjà ainsi dans l’exercice proprement philosophique que requiert ce texte.

Surtout, de même que, dans les Méditations, nous avons vu apparaître la possibilité d’une forme de discours à la fois foncièrement solitaire et pourtant capable de culture (c’est-à-dire également de communication), de même nous voyons dans l’Éthique apparaître une forme de discours capable de mettre en relation très précise un grand nombre de propositions, et de poursuivre un raisonnement parfaitement maîtrisé jusqu’à la complexité d’un très grand système. Or ce sont des possibilités liées à l’instrument qu’est l’écriture, et auxquelles la pensée n’aurait pas accès sans lui.

5

Si l’on considère l’ingéniosité des auteurs de la littérature philosophique, que reste-t-il des critiques de Platon face à ce milieu de la pensée ?

De telles œuvres se montrent-elles incapables de répondre aux questions de leurs lecteurs ? Assurément, en partie, puisque le lecteur peut se poser de nombreuses questions que l’auteur n’aura pas prévues. Mais il se peut que nombre de ces questions n’aient pas lieu de se poser à celui qui a lu attentivement, qui a par exemple fait rigoureusement le cheminement que proposent les Méditations. D’autre part, un système tel que celui de Spinoza permet un questionnement indéfini, le parcours du texte n’étant pas achevé après une lecture linéaire, de sorte qu’il peut répondre à beaucoup plus de questions qu’il ne paraît en aborder explicitement à première lecture. Enfin, il faut insister sur le fait que l’exercice de la méditation, de l’intelligence, que proposent de telles œuvres ne doit pas rendre le lecteur dépendant du maître, mais au contraire lui apprendre à poser et à résoudre intelligemment ses propres questions.

Est-il vrai que l’écrit philosophique ne peut pas choisir les lecteurs auxquels il se destine ? Sur ce point aussi, il va de soi qu’une fois l’écrit publié, il échappe au contrôle de son auteur, et que ce n’est plus lui qui décide des lecteurs qu’il va avoir. Chacun peut s’en saisir et en entreprendre la lecture. Mais est-ce cette lecture-là qui compte ? Non, parce qu’il faut distinguer entre la vraie lecture, qui pénètre dans l’enseignement de l’œuvre, et les autres, qui ne font qu’en parcourir la surface. Pourtant, n’est-ce pas justement l’existence de ces secondes lectures qu’il serait intéressant d’interdire ? Car ne voit-on pas que les pédants croient toujours avoir tiré de leurs lectures tout ce qu’il y avait à en comprendre, et répandent des doctrines absurdes sous le nom des penseurs qu’ils ont pillés à tort et à travers ? Or ne nuisent-ils pas ainsi à ces auteurs, dont leur fausse science recouvre pour ainsi dire le texte, ainsi qu’à la philosophie, dont ils donnent l’illusion qu’elle s’épuise dans ce qu’ils en disent avec l’appui apparent de tous les grands écrivains de la philosophie ? Le phénomène est trop manifeste pour pouvoir être nié. On peut seulement constater que l’écrit philosophique s’est au moins donné quelques défenses, qui ne le protègent pas tout à fait face à l’esprit d’entreprise inépuisable des pédants. Pour Descartes et Spinoza, on sait le rôle qu’ils entendaient donner à la langue, comme première barrière, Spinoza choisissant clairement le latin, moins accessible aux foules, et Descartes hésitant perpétuellement entre le latin et le français, ne sachant s’il valait mieux s’opposer à la lecture des pédants qu’à celle des simples honnêtes gens. La méthode démonstrative de Spinoza est évidemment calculée aussi pour rebuter les amateurs de lectures faciles. Mais on peut imaginer qu’il aurait éliminé bien des auditeurs s’il avait eu à les choisir parmi ses lecteurs, quoique le procédé du choix direct ne soit pas sûr non plus, comme on le voit au fait qu’il a eu un jeune élève qui, après avoir bénéficié de son enseignement oral, a fini par se retourner contre lui faute évidemment de l’avoir compris.

Est-il vrai que l’écrit doive rester muet face aux objections ? Ici encore, on voit mal comment il pourrait tenir compte de toutes les objections et y répondre sur le champ. Ce qui ne signifie pas qu’un lecteur attentif ne puisse pas souvent trouver les répliques qu’il cherche à ses objections dans les meilleures œuvres de la littérature philosophique. Certes, l’auteur d’une œuvre ne peut envisager toutes les objections, quoiqu’il puisse fort bien prévoir toutes les plus pertinentes. Descartes nous assure par exemple que l’épreuve concrète du recueil des objections des savants à propos de ses Méditations lui a confirmé qu’il n’en avait pas reçu de nouvelles par rapport à celles qu’il avait déjà envisagées.

Bref, la réponse est nuancée, car l’écrit a bien acquis la capacité de se défendre lui-même jusqu’à un certain point, du moins face à des lecteurs intelligents et de bonne foi. Et surtout, le problème se pose un peu différemment si l’on considère le fait qu’il a changé de nature par rapport à la représentation platonicienne qui y voit une image du discours oral, sans envisager qu’il puisse évoluer vers une nouvelle forme de discours largement autonome.

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Dans cette double perspective, celle de l’accroissement des capacités de défense de l’écrit, et celle de la capacité d’engendrer des discours plus autonomes, les moyens de l’informatique peuvent-ils nous apporter quelque chose ?

Pour répondre à cette question, on sera immédiatement porté, comme, dans une certaine mesure, je l’ai été également en son temps, à poser le problème en lui donnant la forme suivante : est-il possible de construire un philosophe artificiel ? Car, à supposer qu’on puisse rendre le discours dynamique en le faisant reposer sur un mécanisme intelligent, apte à remplir la fonction du penseur dans la relation orale traditionnelle, alors il sera possible de mettre le discours sous la puissance du maître, comme le voulait Socrate, tout en lui donnant toutes les ressources de l’écrit, ce qui serait un avantage tout à fait décisif sur les deux étapes précédentes de la tradition qui convergeraient ici. Certes, il ne s’agit pas de chercher à résoudre par d’aventureuses spéculations la question de savoir si un jour les développements de l’intelligence artificielle permettront de créer une sorte de philosophe artificiel, mais nous pouvons au moins espérer doter le discours sur ordinateur de certains des pouvoirs de l’intelligence qui lui donneront la possibilité d’une adaptation au moins limitée à diverses situations dans les rapports avec les lecteurs. Sans vouloir nier l’intérêt de cette approche, je l’ai pour ma part abandonnée comme moins intéressante à mes yeux, comparée à une autre approche, qui vise davantage à poursuivre la démarche écrite qu’à tenter de revenir à la situation orale, d’autant que la tentation est forte de transformer ce philosophe artificiel en un savant disposé à répondre à toute question en distribuant les savoirs demandés, plutôt qu’en un nouveau Socrate cherchant davantage à jeter le doute sur les prétentions au savoir de ses interlocuteurs.

Bref, l’autre voie, au lieu de chercher à faire pour ainsi dire travailler l’ordinateur à la place du cerveau humain, pour résoudre les problèmes qu’on lui pose, selon la manière de procéder dans la plupart des usages de l’informatique, vise à rendre le discours plus dynamique dans une intention inverse, à savoir en vue de lutter contre la paresse du lecteur et contre sa tendance à éviter l’exercice philosophique pour se contenter d’obtenir d’illusoires savoirs dans ce domaine. Car il y a un intérêt plus proprement philosophique à tenter de chercher comment l’ordinateur peut rendre le discours plus apte à se défendre des mauvaises lectures et des mauvais lecteurs, d’un côté, et à développer des formes plus appropriées à l’exercice de la pensée elle-même.

C’est dans cet esprit que je me suis mis à élaborer un système philosophique, Jeux de concepts [], lisible uniquement sur ordinateur, et dans lequel celui-ci ne fait pas d’exploits pour éviter la tâche de penser à ses utilisateurs, mais construit au contraire un engin d’exercice pour la pensée philosophique en organisant la lecture de manière telle que, d’un côté, il soit difficile d’en tirer de faux savoirs, et que, d’un autre, le lecteur puisse progresser dans un milieu où sa propre réflexion puisse se rendre toujours plus autonome.

Comme cet écrit n’est pas imprimable, j’éviterai de donner l’illusion qu’il puisse se coucher sur le papier en le citant ici. Je tenterai plutôt d’en proposer une description en montrant certains des dispositifs par lesquels il se démarque de l’imprimé. Et dans ce but, je vais commencer par décrire la manière dont le lecteur y entre.

Car d’abord, ce n’est pas un livre (même si un livre l’accompagne) et il ne peut pas être saisi et manipulé à la manière d’un livre, ce qui est déjà l’une des premières différences essentielles. Son mode de disposition est différent, et il n’offre pas d’accès direct comme l’imprimé, avec lequel nous nous trouvons dès que nous le voulons en contact immédiat. Car l’imprimé peut bien, usant de la convention selon laquelle on le parcourt entièrement du début à la fin, s’ordonner de manière à introduire d’abord le lecteur à ce qu’il va trouver ensuite. Mais il ne peut l’empêcher de sauter où il le désire, et par exemple de sauter par dessus ces textes introductifs que l’auteur peut bien avoir conçus comme essentiels, mais que le lecteur peut pour son compte estimer sans importance. Et ici, c’est le lecteur qui est souverain, puisqu’il dispose du livre, et que le livre se met à sa disposition pour la lecture qui lui plaira, ainsi que le regrettait Socrate. Au contraire, pour entrer dans les Jeux de concepts, il faut non seulement recourir à l’ordinateur, mais surtout il faut suivre un chemin obligatoire et unique, sans lequel on n’accède pas au texte. Impossible en effet de sauter l’introduction pour feuilleter à sa guise, pas plus que l’auditeur ne peut sauter immédiatement à la fin d’un discours dans la situation d’enseignement oral. Certes, le texte des Jeux de concepts est bien plus disponible que le discours direct d’un maître, puisque je peux décider d’y entrer quand je le veux, mais il ne permet pas l’accès direct à tout son contenu comme le livre.

Dans la présentation actuelle des Jeux de concepts (version 1.3), l’introduction consiste en un parcours d’images accompagnant les procédures d’inscription et d’entrée dans le jeu. Il s’agit de trois reproductions d’éléments de sculptures d’archivoltes romanes, où l’on voit successivement un lion et un acrobate la tête en bas,

 



un chasseur à cheval poursuivant un cerf qui lui tire la langue,

 

et un autre acrobate la tête en bas face à un lion (que seul peut voir celui qui a résolu l’énigme antérieure). Le lecteur peut s’attarder plus ou moins longtemps à considérer ces images et à en chercher la signification, mais il ne peut modifier le rythme pour dépasser une certaine vitesse dans leur défilement, et donc accélérer l’entrée au point de la rendre insensible. Il y a donc là comme une cérémonie obligatoire, et l’on voit déjà que l’ordinateur, contrairement au livre, peut imposer ici non seulement un ordre, mais un rythme. Concernant ces images, qu’il s’agisse de parties d’archivoltes de portails d’églises romanes, et donc que le rite d’entrée dans les jeux renvoie au rite d’entrée dans certains bâtiments consacrés, entre autres, à la méditation, et exigeant une disposition différente de celle de la vie pratique, cela n’échappera pas à ceux qui y réfléchiront, ni le fait que ce soient des images de la vie profane qui aient été choisies, parmi lesquelles la figure de l’acrobate qui, par sa contorsion, s’est mis en position de voir les choses à l’envers, celle du lion, qui pourra évoquer entre autres celle du sphinx, et celle de la chasse, d’un jeu dont, notamment, plusieurs philosophes ont fait un symbole de l’activité philosophique. L’allusion à l’architecture peut manifester aussi que, justement, alors que le livre est à notre disposition, que nous le dominons et le manipulons, l’emportons avec nous à loisir, le texte dans lequel on entre ici se présente davantage sous la forme d’un bâtiment, qu’on ne domine pas, qu’on n’emporte pas avec soi, mais dans lequel on entre au contraire soi-même, selon l’ordre obligé inscrit en lui. Et c’est d’ailleurs sous la forme d’une architecture que les Jeux de concepts sont décrits dans le livre qui les accompagne, et où ils sont présentés comme un labyrinthe.

Comme il arrive dans les jeux informatiques, le lecteur n’y pénètre pas simplement de manière anonyme, mais il doit s’annoncer et s’attribuer donc, avec un nom, un personnage. Cette procédure, on le voit, accentue l’idée d’un passage entre la réalité hors du jeu et l’espace du jeu, qu’indiquait déjà l’évocation d’une porte menant à un espace particulier, relativement séparé de l’espace extérieur ou de la réalité commune. Comme dans d’autres jeux sur ordinateur également, le fait de s’inscrire, de se faire reconnaître, ne signifie pas seulement qu’on endosse ainsi un personnage nouveau, mais également que ce personnage est reconnu par le jeu, et qu’il ne se déplacera plus sans laisser de traces et sans que ses parcours ou actes ne puissent avoir d’effets dans le nouvel espace, contrairement à ce qui se passe dans le rapport au livre, qui ne me reconnaît pas, même si je peux, à l’inverse, marquer mon livre pour m’y reconnaître.

S’étant donc inscrit, sous l’archer poursuivant le cerf, le lecteur se trouve cependant arrêté subitement dans sa course lorsqu’il veut s’élancer dans le jeu pour la première fois, et il trouve, au-delà du cerf, une autre cible inattendue, qui s’élève plutôt comme une barrière et qui l’arrête, car il ne peut l’ouvrir qu’en résolvant une énigme. La solution implique un mouvement de l’esprit dont le lecteur pourra aisément s’apercevoir ensuite qu’il est exigé perpétuellement dans la lecture du texte auquel il parviendra une fois le sphinx satisfait. Ce dispositif manifeste encore une fois la puissance que, contrairement au livre, donne l’ordinateur de sélectionner ses lecteurs, comme voulait le faire Socrate, et cela en s’assurant en principe qu’ils manifestent avant d’entrer une disposition essentielle pour la compréhension de ce qui se présentera à eux.

Laissons à présent le lecteur pénétrer dans cet espace, qui a été décrit dans le livre accompagnateur comme un labyrinthe, et qui en est effectivement un. Ce labyrinthe, aura sans doute déjà appris le lecteur dans ce livre, est composé de salles reliées entre elles par des couloirs, chaque porte vers une autre salle étant surmontée d’une thèse, tandis que la thèse principale est inscrite en son centre. Et c’est effectivement ce que le joueur découvre : un écran sur lequel apparaissent jusqu’à six thèses, dont la première est en italiques, contrairement aux autres. Lorsque la salle comporte plus de six thèses, le lecteur en est averti et peut circuler pour faire apparaître progressivement les autres. Ces thèses se suivent donc sur l’écran, simplement juxtaposées, ordonnées, sans autres liaisons entre elles que leur ordre, accentué par le fait qu’elles sont numérotées. Pour sortir de la salle actuelle, le seul moyen est de sélectionner l’une des thèses, ce qui fait apparaître la salle ou les écrans correspondants.

Il ne faudra pas longtemps au lecteur pour s’apercevoir de certaines caractéristiques stylistiques communes de ces thèses, ni sans doute pour en saisir peu à peu les raisons. La raison de leur ordre paraîtra certainement mystérieuse au début, et elle représente l’une des énigmes du labyrinthe qu’il s’agit de résoudre. Cette solution est d’autant plus importante qu’on ne découvre pas de discours suivi d’une dimension plus grande que celle des thèses, elles-mêmes relativement courtes. Car, comme je l’ai déjà signalé, les thèses se juxtaposent sans autres éléments de liaison. Il y a, marquant la place de ces éléments manquants, un simple blanc, que l’ordinateur ne comble pas, laissant cette tâche au lecteur, comme celle de décider chaque fois vers quelle thèse il va se diriger. Ainsi, au lieu de venir souligner l’ordre logique dans le détail du discours, comme le fait souvent le discours philosophique, et comme on pourrait s’attendre à ce qu’aide à le faire l’ordinateur, les Jeux de concepts font disparaître les indices qui le rendraient aisément perceptible, et obligent le lecteur à l’établir par lui-même. Voilà un effet par lequel l’ordinateur est utilisé ici dans le sens inverse de ce qu’on imagine lorsqu’on voit les choses du point de vue de la construction du philosophe artificiel, mais qui est très cohérent dans la perspective de l’utilisation de l’écrit comme engin de formation de l’esprit.

Le lecteur se trouve maintenant engagé dans le labyrinthe, progressant à sa guise, mais sans repère qui lui permette de se situer par rapport à l’ensemble. En effet, nous avons vu que, contrairement au livre qu’il peut tenir en main, le labyrinthe exige qu’il y entre, et il ne se laisse saisir que de l’intérieur. Voici le lecteur très désorienté par rapport à ses habitudes nées du contact avec les livres, où disposant toujours de la totalité du livre, il peut toujours s’y situer, et s’y déplacer par conséquent de manière très concertée. Il peut sauter du début à la fin, disposer éventuellement d’une table des matières pour faciliter ses déplacements, utiliser la pagination pour se repérer très précisément. Dans le labyrinthe au contraire, il y a bien une entrée, obligatoire, mais ensuite la progression se fait de proche en proche, dans un espace qu’il n’y a pas moyen de survoler, parce qu’il n’existe pas de position extérieure pour l’observer. Dans cette mesure, il s’agit d’un véritable labyrinthe, dans lequel on se perd, et se retrouve éventuellement, sans jamais savoir tout à fait où l’on se trouve absolument, au contraire de ce qui arrive avec ces labyrinthes dessinés, comme dans les cathédrales, dont on peut toujours saisir l’ensemble d’un coup d’œil. Comment, par le parcours même du labyrinthe, sans possibilité de le survoler et d’éviter de s’y perdre, placé dans la nécessité de s’y retrouver de l’intérieur uniquement, le joueur fait l’expérience de certains aspects de ce sur quoi il est invité à réfléchir par les thèses qu’il y rencontre et leur jeu, c’est ce qu’il devrait découvrir progressivement s’il persiste dans son exploration.

Je remarquais à propos des Méditations et surtout de l’Éthique que l’écrit ne pouvant pas s’adapter à la situation contingente du lecteur, comme peut le faire l’enseignement oral avec ses auditeurs, il cherche à compenser ce défaut en renversant les choses, et en construisant une situation dans laquelle le lecteur doit se placer, ou dans laquelle il se place presque nécessairement au fur et à mesure qu’il s’engage vraiment dans sa lecture. On voit comment, ici, l’ordinateur offre un moyen très puissant de créer lui-même cette situation, en construisant un espace qui devient celui qui englobe irrésistiblement le lecteur une fois qu’il s’est aventuré dans le labyrinthe.

La possibilité de rendre le texte dynamique permet de tenir encore plus finement compte de la progression du lecteur et de modifier à mesure le texte lui-même, la structure du labyrinthe, de telle manière que, dans les Jeux de concepts, un lecteur avancé dans l’exploration ne se trouve plus dans le même labyrinthe qu’un autre qui vient de débuter ou qui a moins progressé. C’est là un autre moyen encore de rendre le texte capable de s’adapter à la situation, une fois que celle-ci a pu se définir comme interne au jeu de lecture. Car le lecteur n’est plus anonyme pour le programme, mais il s’est fait connaître, et il écrit par sa lecture une histoire propre qui va permettre de modifier en conséquence son environnement.

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Examinant de quelle manière l’écrit philosophique imprimé avait pu répondre aux critiques socratiques, nous arrivions à la conclusion qu’il n’y parvenait pas totalement, mais qu’il avait cependant trouvé des dispositifs relativement efficaces, et que, surtout, il avait modifié la conception même de la pensée philosophique à partir de laquelle ces objections étaient formulées. En analysant rapidement l’usage qu’autorise l’ordinateur pour engendrer une écriture dynamique, non réductible à l’imprimé, comme c’est le cas dans les Jeux de concepts, il semble bien qu’on puisse conclure que ces puissances de l’écrit sont portées ici à un degré supérieur encore, loin de prêter le flanc aux critiques habituelles des essais d’utiliser de telles formes d’écriture pour la philosophie, d’autant que ces critiques visent plutôt généralement les tentatives de construire partiellement ou totalement le philosophe artificiel, ou des aides au raisonnement, qui sont des outils destinés à se substituer à l’activité intellectuelle de leur utilisateur, comme les machines à calculer, et non l’usage qui peut en être fait pour renforcer les capacités de l’engin d’exercice philosophique, qu’ont déjà tenté d’élaborer plusieurs philosophes de la littérature imprimée notamment, tels que Descartes et Spinoza.

 

Gilbert Boss
Zurich, 2004