Introduction
Les périodes scolastiques,
durant lesquelles, comme aujourd’hui, les
sciences et les disciplines de la pensée se trouvent encadrées par des
institutions relativement rigides, fortement organisées, telles que les
universités et les grands centres de recherche, tendent à imposer une
conception de la philosophie comme discipline essentiellement
théorique, largement détachée de la vie. Quoiqu'un certain rapport avec
ce monde de la vie pratique ne soit certes pas exclu, il a lieu, comme
pour les sciences, par l’intermédiaire d’un processus d’application de
la théorie à la réalité, qui vient s’ajouter à la pure recherche
théorique par une activité qui s’en distingue. C’est ainsi qu’on en
vient par exemple à opérer une division entre une éthique fondamentale
et une éthique appliquée, en suggérant d’ailleurs que dans tous les
domaines de la philosophie où une telle division n’a pas lieu d’être,
il n’y a pas de problèmes spécifiques d’application parce qu’il s’agit
de disciplines plus purement théoriques dont le rapport à la pratique
est plus lointain ou inexistant. Or est-il bien vrai que la philosophie
n’ait qu’un rapport indirect à la pratique ?
L’histoire de la
philosophie nous montre abondamment que la conception
de cette discipline comme activité purement théorique est loin d’avoir
été partagée même par la majorité des philosophes. Les Anciens
concevaient la philosophie dans une relation étroite avec la sagesse,
c’est-à-dire comme une manière de relier très intimement la pensée et
la pratique dans l’ensemble de la vie du philosophe. Et on retrouve
cette conception à l’époque moderne et jusque chez les contemporains.
Elle est affirmée par un Montaigne, un Descartes, un Spinoza, un Hume,
un Mill, un Wittgenstein, parmi bien d’autres. Y a-t-il des raisons
sérieuses de l’exclure de la philosophie ou de la reléguer à un rôle
secondaire ?
On sait que la philosophie
s’est trouvée entraînée dans des aventures
intellectuelles importantes durant les derniers siècles du fait que les
sciences se sont engendrées et se sont développées, en son sein, mais
aussi contre elle ou du moins en dehors d’elle, de plus en plus. Il lui
a donc fallu se redéfinir sur ce point. En cherchant un élément
caractéristique par lequel la philosophie se distingue de toutes les
autres disciplines, scientifiques ou non, on peut retenir le
suivant : son exigence de critique radicale, ou, ce qui revient au
même, son refus de toute autorité étrangère à elle-même qui puisse
interdire sur un point quelconque l’investigation rationnelle. C’est
ainsi que, du point de vue théorique, la question des fondements semble
représenter par excellence une question philosophique, dans la mesure
où la recherche d’un fondement plus solide ne va pas sans l’audace de
tenter de miner les fondements actuellement admis. C’est pourquoi aussi
la philosophie se caractérise par sa perpétuelle remise en question de
soi, en tant qu’elle fait porter la critique sur sa propre conception
d’elle-même, de sorte que sa définition même se trouve perpétuellement
en jeu dans son activité. Le caractère réflexif résultant de cette
tendance à se remettre en cause est souvent perçu également comme
distinguant la philosophie des autres disciplines, dans lesquelles les
crises de redéfinition restent plus accidentelles.
Mais comment une
philosophie qui se limiterait à la théorie
pourrait-elle maintenir son exigence de critique radicale ? Ne
vient-il pas toujours un moment où il faut justifier la théorie
elle-même, non plus simplement théoriquement, mais pratiquement ?
Quelles que soient la cohérence et la pertinence de la théorie en
elle-même, celle-ci ne requiert-elle pas d’être encore jugée en tant
que pratique ? Car elle ne se fait pas seule, mais elle n’existe
que dans la mesure où l’on y voue ses efforts. Il faut donc qu’elle
fasse encore l’objet d’une autre forme de pensée, dans laquelle la
pratique puisse non seulement être étudiée théoriquement, mais bien
réfléchie, c’est-à-dire comprise par une pensée qui ne se soit pas,
comme la théorie, abstraite des considérations proprement pratiques.
Bref, il y a lieu de croire que la philosophie doive bien considérer
comme essentiel son lien à la pratique, sous peine de perdre, entre
autres, sa radicalité critique.
C’est à l’étude de ce lien
entre la philosophie et la pratique que sont
consacrées les recherches des séminaires dont on trouvera ici les
introductions. Le thème y est abordé sous trois aspects, sous les
titres suivants : l’action de la philosophie, diagnostics
philosophiques, et philosophie et projet. Ce sont trois modalités de la
relation entre la philosophie et la pratique. La première est la plus intime, puisque
la philosophie y est envisagée non pas en tant qu’elle se rapporte à
une autre activité que la sienne propre (comme dans la théorie ou
philosophie de l’action), mais bien en tant qu’elle constitue en
elle-même une forme de pratique et donc un mode d’action. La seconde
correspond à l’étude des circonstances réelles, actuelles, de l’action,
envisagées non pas d’un point de vue neutre, mais bien en fonction de
l’action qui doit s’y dérouler, cette enquête prenant ainsi la forme
d’un diagnostic, d’un sondage des possibilités et obstacles pratiques
de la situation, effectué à partir du point de vue de la pratique
philosophique. Quant à la troisième, elle envisage le type de rapport
qu’on conçoit comme le plus habituel entre la pensée et l’action, celui
du projet, la pensée n’étant pas elle-même l’action ultime visée, mais
conduisant à une autre action qu’elle prépare, organise, dirige,
quoique cette action puisse être également interne à la
philosophie.
Chacune de ces approches
implique une réflexion particulière sur
l’aspect pratique de la pensée qui se trouve en jeu dans ce rapport, et
par conséquent sur l'aspect pratique des manières de penser propres à
ce genre de réflexion qui doit être lui-même pratique pour tenir compte
dans son propre exercice du caractère pratique de la philosophie qu’il
est destiné à découvrir. C’est dire l’étrangeté d’une telle réflexion
dans le contexte scolastique qui élimine de notre champ de
considération toute forme de pensée non théorique. Il s’agit donc non
pas simplement d’étudier le rapport entre la philosophie et la pratique
à partir de nos habitudes de recherche et de réflexion, mais bien de
tenter d’introduire dans notre recherche une sorte de torsion grâce à
laquelle la pensée qui effectue l’investigation puisse opérer sur
elle-même la transformation par laquelle elle devient effectivement
pratique, ou, si l’on veut, change de mode pratique pour acquérir celui
dans lequel la réflexion pratique devient possible.
*
Les essais présentés ici
sont les introductions effectives aux
séminaires. Elles ont d'abord la fonction de préparer la réflexion
commune qui doit y avoir lieu concrètement. Il ne s'agit donc pas de
développer dans ces textes le résultat de cette réflexion et de
présenter quelque corps de doctrine, mais bien d'initier une réflexion
destinée à produire ses propres résultats. Pourquoi donc livrer ces
introductions aux lecteurs ne participant pas à ces séminaires ?
Dans une conception théorique de la philosophie, la démarche pourrait
sembler paradoxale. Ce n'est pas le cas lorsque la philosophie n'est
plus conçue comme trouvant sa réalisation dans un ensemble de
conclusions, mais comme se développant dans une pratique réflexive.
L'impulsion à se lancer dans une direction choisie, à partir d'un
problème défini, représente alors un mouvement philosophique pertinent
pour tous ceux qui veulent réellement pratiquer la philosophie.
Dans cette perspective,
l'introduction ne représente pas simplement un
genre d'écrit particulier, contingent, s'expliquant par sa fonction
dans le cadre d'un enseignement universitaire, mais dépourvu de sens en
dehors de cette situation. Car dans la conception pratique de la
philosophie, celle-ci ne s'achève pas dans un discours supposé dire le
vrai, c'est-à-dire dans une théorie. Au contraire, le discours sert ici
de moyen pour inaugurer une réflexion visant autre chose qu'un simple
discours. En effet l'essentiel consiste précisément ici en une pratique
réflexive, que le discours doit introduire et non terminer. Quoique,
comme pour tout écrit philosophique, la lecture attentive visant
l'interprétation la plus juste possible soit nécessaire pour comprendre
ces introductions, cette interprétation ne représente ici que la
première étape, et ne trouve son véritable sens que dans la réflexion à
laquelle elle conduit (et qui l'accompagne déjà), c'est-à-dire dans la
pratique effective de la philosophie à laquelle elle introduit. Les
concepts développés ne se comprennent en effet que dans la mesure où
ils sont utilisés effectivement, dans l'expérience concrète d'une
pratique méditative. C'est pourquoi le genre de l'introduction est ici
traité comme doué d'une valeur philosophique immanente, y compris
lorsqu'il est adressé à un lecteur étranger à l'activité universitaire
qui lui a donné son occasion. Et sans doute d'ailleurs peut-on estimer
que tout écrit véritablement philosophique a, sous une forme ou
l'autre, un tel caractère d'introduction.
Quoique valant parfaitement
pour orienter une réflexion individuelle,
ces introductions sont aussi particulièrement appropriées au genre
d'activité philosophique à plusieurs qui peut avoir lieu dans les
séminaires du type de ceux auxquels elles sont directement destinées,
c'est-à-dire dans des réunions de discussions philosophiques entre les
membres d'un groupe de chercheurs. Pour cela cependant, il faut que ces
discussions soient organisées de façon à permettre réellement la
pratique philosophique dont il s'agit, ce qui suppose un ordre et un
esprit bien différents de ceux des séminaires ou colloques de caractère
théorique qu'on trouve d'habitude dans nos institutions savantes.
Inutile de répéter ici ce
que j'ai écrit ailleurs
sur la possibilité
d'une réelle collaboration en philosophie. Retenons que, pour être
féconde, la discussion doit avoir lieu dans un certain esprit,
indispensable. Toute érudition pour elle-même, et non strictement
nécessaire, doit être proscrite, afin de dégager l'espace pour un
déploiement aussi libre que possible des réflexions propres des
participants, en dehors de l'autorité mortifère des savoirs
philosophiques présupposés (ou des préjugés refusant la critique). A la
rigueur, quelques ouvrages peuvent être choisis comme possibles sources
communes d'inspiration seulement. Il s'agit d'éviter l'éclatement
habituel des discussions entre érudits, où chacun fait valoir ses
références au détriment de l'élaboration d'un langage relativement
commun initié par le texte de l'introduction. Bref, la véritable
discussion philosophique interdit qu'une quelconque autorité soit
accordée au savoir comme tel. Il est avantageux également que les
séances soient suffisamment longues, de plusieurs heures en tout cas,
et d'une durée indéterminée, pour laisser la discussion se déployer
jusqu'à sa fin naturelle. Il faut que les réflexions puissent être
présentées dans des discours non interrompus, suffisamment étendus pour
développer l'idée proposée par l'orateur. L'expérience de mes
séminaires me montre qu'un ordre en trois parties est efficace :
premièrement, un tour de table donnant à chacun l'opportunité d'exposer
les réflexions qu'il a faites depuis la réunion précédente ;
deuxièmement le lancement de discussion sur un thème choisi chaque fois
par un membre du groupe ; et troisièmement la discussion sur ce
thème. Le rythme hebdomadaire des réunions s'est révélé également
favorable, donnant suffisamment de temps pour de nouvelles réflexions
entre deux réunions, sans perdre la continuité de l'intérêt. Une ou
deux séances au début consacrées à l'interprétation du texte
d'introduction seront suffisantes, avant de passer aux réflexions
propres des participants. Si le groupe n'est pas minimal, un président
de séance est très utile — chacun exerçant éventuellement la fonction à
tour de rôle (en dehors d'un cadre institutionnel où un responsable tel
que le professeur en est chargé).
*
La série des séminaires sur
ce thème de la philosophie et de la
pratique étant en cours de réalisation, ces introductions forment un
ensemble ouvert, inachevé, prolongé au fur et à mesure.