Annonce
Dans
l’opinion courante, penser et agir sont des choses distinctes, et même
opposées
dans une certaine mesure. On voit celui qui pense comme inactif, et
l’on
comprend volontiers l’homme d’action comme se fiant davantage à
l’instinct qu’à la raison. Cela ne signifie pas, évidemment, qu’il n’y
ait pas de rapports entre la pensée et l’action, et l’on recommande
habituellement de réfléchir avant d’agir. Mais précisément, ces
activités
se succèdent alors et ne se confondent pas. Pourtant, d’autres voient
dans la
pensée l’acte par excellence, et la philosophie se présente
traditionnellement comme un type de science particulier, la sagesse,
dans
laquelle la pensée et l’action sont intimement reliées. Comment donc
concevoir le rapport complexe entre la pensée et l’acte ? Et
particulièrement,
quel rapport la philosophie a-t-elle avec l’action ? Enfin, si
la
philosophie est une manière d’agir aussi bien que de connaître, comment
nous
situer activement par rapport à ce thème ?
Introduction
Thème
Le
thème de ce séminaire est le rapport entre la
pensée et l’action. Le problème qui se pose à ce propos est le
suivant :
selon l’opinion commune, penser et agir sont deux choses non seulement
différentes,
mais même opposées. Tant que quelqu’un pense ou réfléchit, ou, pire
encore, médite, rêve, il n’agit évidemment pas. Et dès qu’il agit, on
ne
peut sans doute pas dire qu’il ne pense plus, mais alors sa pensée est
entièrement
subordonnée à l’action, elle n’est plus qu’un mécanisme de régulation
de l’action, quelque chose qui est souvent plus instinctif que
proprement
intellectuel. On sait bien qu’il n’y a pas pire erreur dans le feu de
l’action que de se laisser aller à réfléchir, à raisonner. C’est le sûr
moyen d’introduire un temps mort, et non seulement de perdre du temps,
mais de
dérégler même les mécanismes de régulation plus ou moins automatiques
qui
guidaient l’action. De même, on distingue généralement deux types de
caractères
opposés, celui de l’homme d’action et celui du méditatif. Ces deux
caractères
ne se mélangent que difficilement. Quand le méditatif se mêle d’agir,
il
est aussitôt dépassé par les événements et presque toujours décalé par
rapport à ce qui se passe, qui est d’un autre ordre que les objets de
ses réflexions.
Et inversement, quand l’homme d’action se mêle de philosophie, il s’y
perd aussi, avance comme de grandes vérités des banalités, et bien
souvent
s’exprime de manière inadéquate même sur ses propres actions, dont il
est
incapable d’analyser les motifs, les ressorts, les circonstances, parce
que ce
n’est justement pas par de telles considérations qu’il s’est décidé et
qu’il a agi. Mais d’un autre côté, il est évidemment impossible de
radicaliser cette opposition entre la pensée et l’action. Les sciences
et les
techniques nous apprennent assez évidemment, par exemple, que les
progrès de
la théorie, d’une pensée très abstraite, conduisent à des modifications
essentielles dans le domaine de l’action. Et justement, les sciences
empiriques que nous connaissons depuis quelques siècles, manifestent
également,
à l’inverse, que ces progrès théoriques ne sont pas dus à la seule
méditation
pure, hors de toute influence du monde de l’action, mais qu’elles
impliquent
non seulement des capacités dans l’ordre de l’expérimentation,
c’est-à-dire
de la technique et d’une forme d’action, mais également une situation
économique
favorable, et donc un certain degré dans le développement de l’action.
Même
en nous en tenant à ce seul exemple, il est donc évident qu’entre
l’acte
et la pensée, il n’y a pas une opposition radicale signifiant une
exclusion réciproque,
mais qu’il existe au contraire des implications très évidentes dans
notre
civilisation aussi bien que dans d’autres qui attribuaient un pouvoir
direct
d’action à la pensée, comme dans la magie. Quel est donc le rapport
entre la
pensée et l’acte ?
Un
lieu commun très répandu veut que la philosophie se
situe du côté de la pensée en tant que celle-ci est justement contraire
à
l’action. Le philosophe est un contemplateur qui se détourne du monde
et
souvent ne comprend plus grand chose à la vie des gens qui y agissent,
ou bien
il est un théoricien de la race de ceux qui pratiquent le plus haut
degré
d’abstraction, un métaphysicien qui spécule sur ce qui n’a plus de
rapport
direct au monde dans lequel nous vivons. Par opposition au
scientifique, qui est
un penseur par un certain côté, mais qui pratique une forme
d’élaboration
théorique tournée vers la nature, le monde concret,
la technique, et donc vers l’action, le
philosophe apparaît généralement
comme celui qui a rompu à peu près tous les liens avec le monde réel où
l’on agit. La question du rapport entre la pensée et l’action se pose
donc
d’une manière toute particulière pour le philosophe : est-il
vraiment
étranger à tout acte, et relégué dans un monde à part, celui des pures
idées,
des concepts abstraits, du monde idéal ? Et si c’est le cas,
ne se
trouve-t-il pas également à l’écart de la vie, comme il l’est de la
réalité
commune, à savoir celle où les gens agissent habituellement ?
Et
pourtant, la philosophie ne se conçoit pas comme une fuite hors du
monde réel
pour se réfugier dans une sorte de rêve ou de fiction. Elle revendique
au
contraire un contact plus véritable avec la réalité que celui que
peuvent
avoir ceux qui ne la pratiquent pas. Premièrement, la philosophie ne se
conçoit
pas uniquement comme théorie, à distance de la réalité, dont elle
produirait
comme un reflet, un double inconsistant. Elle se définit dès l’origine
comme
sagesse, et donc comme pratique, comme morale, aussi bien que comme
connaissance. Et par conséquent, elle affirme fortement son lien à
l’action.
Et quand, comme dans certaines conceptions, telles que celle de la
philosophie
analytique, elle se veut pure théorie, encore revendique-t-elle alors
un statut
scientifique, qui la met au moins en contact avec le monde de l’action
de la même
manière que les sciences. Mais, si la philosophie (ou la théorie même)
était
d’un ordre totalement distinct de l’action, comment pourrait-elle
jamais
modifier le monde où nous agissons ? Pour avoir un effet, il
faut pouvoir
agir. Ainsi, il faut bien reconnaître à la science quelque effet, et
même un
effet très important, lorsqu’on considère à quel point elle a
transformé
par l’intermédiaire des techniques notre milieu de vie. Ne faut-il pas
de même
reconnaître à la philosophie, si elle est liée à la sagesse,
c’est-à-dire
à la transformation justement des manières d’agir de ceux qui la
pratiquent,
une forme non seulement de lien à l’action, mais d’action. Ne faut-il
pas
qu’en elle la pensée se révèle acte, et non quelque chose qui échappe
au
monde de l’action ? Et si c’est le cas, alors comment
agit-elle ?
Maintenant,
si la philosophie agit, la question se pose de
savoir quel est en elle le degré d’intimité entre la pensée et
l’action.
Se pourrait-il que, comme on l’imagine d’habitude pour les sciences, il
faille distinguer d’un côté la pensée, qui serait présente à l’état
pour ainsi dire séparé ou pur dans la théorie, et de l’autre les
applications, qui, dans la technique, rendent opérante cette théorie,
en soi
d’un autre ordre que celui du monde concret où nous vivons dans
l’action
quotidienne ? D’abord, comme je l’ai déjà remarqué, il est
loin d’être
sûr qu’entre la science pure, la technique et ses utilisations, la
frontière
soit si évidente, ou même traçable. Ensuite, dans la philosophie, en
tant
qu’elle se veut amour ou recherche de la sagesse, et sagesse même, ou
si
l’on veut, en tant qu’elle se veut morale, non seulement de manière
théorique,
mais de manière pratique aussi, il paraît encore moins concevable de
séparer
la pensée de l’action. N’est-ce pas l’une des prétentions de la
philosophie ou de la sagesse que d’attribuer justement un pouvoir, une
forme
d’action, à la pensée elle-même, ou à l’intelligence, puisque la
philosophie est d’habitude une réflexion intellectuelle, qui accepte de
se défendre
dans le domaine de la discussion rationnelle ? Ne faut-il donc
pas
concevoir la philosophie comme liant intimement l’action et la pensée,
au
point qu’en elle, la pensée puisse se concevoir également comme un mode
de
l’action ? Et dans cette mesure, peut-on pratiquer la
philosophie comme
une pure activité théorique portant sur divers sujets distincts d’elle,
et
dont elle se contenterait de produire les modèles abstraits, ainsi
qu’on le
conçoit généralement pour les sciences ? Car si la sagesse
n'était pas
simplement —
comme
le soutient une certaine tradition, importante dans notre tradition
philosophique —
une certaine manière d’élaborer
quelques préceptes
théoriques pour la vie morale, afin d’agir ensuite selon ces maximes,
mais si
elle était plutôt une manière d’agir dans laquelle est intégrée la
réflexion
morale elle-même, alors il faudrait concevoir ici que la pensée et la
pratique
s’unissent très intimement, de telle façon que non seulement la pensée
transforme la pratique, mais qu’elle doive en outre se concevoir comme
une
forme de pratique elle-même. C’est ainsi que la philosophie ne se
contente
pas de donner des conseils sur les actions qui diffèrent d’elle, mais
qu’elle recommande très constamment la pratique de la philosophie
elle-même
comme l’un des éléments essentiels de sa morale. Autrement dit, dans ce
rapport, la philosophie paraît devenir indissociable de sa propre
pratique.
Mais que signifie pour nous, qui voudrions comprendre cette
implication, le fait
qu’il ne soit possible d’aborder cette question que dans une pratique
philosophique, et non par une observation extérieure, dans une pure
attitude théorique,
pour autant qu’une telle attitude non pratique puisse exister ?
Position du problème
Que
l’opinion dominante distingue fortement entre
l’action et la pensée, cela ne fait guère de doute. Qu’agir et penser
soient deux attitudes opposées, qui, à chaque instant, tendent à
s’exclure mutuellement chez un même individu, c’est ce qu’on croit de
manière presque universelle, comme le manifestent mille réactions
courantes.
Et cette opinion n’est pas seulement celle des rustres, qui n’ont pour
ainsi dire pas l’expérience de la pensée et ont donc tendance à juger
que la pensée n’est tout simplement rien. L’opposition est inscrite
dans
nos langues déjà. Chacun comprend bien que, dans n’importe quel milieu,
quand quelqu’un avance l’injonction : « maintenant,
il faut agir ! »,
il apparaîtrait incongru de répondre « vous avez raison,
mettons-nous à
réfléchir ! », parce que, ce qui était impliqué dans
l’appel à
l’action, c’était justement l’opposé, à savoir quelque chose
comme :
« réveillez-vous, cessez de réfléchir ou de rêver, il est
temps de
passer à l’action ! » Dormir, rêver, paresser et
penser, tout
cela est généralement compris, dans mille expressions de nos langues,
comme
signifiant l’opposé de ce que signifie agir. Passer à l’acte, c’est
mettre fin à ce qui était censé précéder l’acte et rester d’une nature
étrangère à lui. En quelque sorte, on peut se demander si l’action
aurait
encore un sens dans la langue commune, si elle ne s’opposait pas, entre
autres
choses, à la pensée. En effet, on sait que, pour qu’un terme ait une
signification, il faut qu’il puisse être soit affirmé soit nié dans une
proposition de telle manière qu’il y ait exclusion entre les deux
opérations
ou les propositions qui en résultent. S’il doit y avoir de l’action, il
faut qu’il y ait des choses qui ne soient pas de l’action, de la
non-action
en quelque sorte. Et la pensée n’est-elle pas au moins l’une des
manières
de ne pas agir, sinon même la principale ? Mais qu’est-ce
qu’agir ?
Si
l’inaction s’identifiait avec l’immobilité, on
pourrait croire que l’action est simplement le mouvement. Mais, quoique
l’action et le mouvement aient certaines affinités, elles ne
s’identifient
pas. S’il y a des mouvements actifs, il y en a aussi de passifs. Le
char
qu’on tire ou le prisonnier qui se fait traîner bougent bien, mais
n’agissent pas. Pour qu’une chose puisse être reconnue comme agissant,
il
lui faut plus que du mouvement, une forme de causalité : c’est
ce qui
cause le mouvement qui agit, et non simplement ce qui bouge, si son
mouvement
n’est qu’un effet d’autre chose. D’ailleurs, ce mouvement n’est
peut-être
même pas toujours nécessaire à l’action. Ainsi, qui agit, de celui qui
commande à d’autres de courir et de ceux qui lui obéissent ?
En un
sens, c’est celui qui commande, parce qu’il est la cause du mouvement
des
autres. En un autre sens, parce que celui qui commande ne bouge pas
lui-même,
on hésitera parfois à le comprendre comme agissant, et l’on préférera
dire
qu’il commande l’action des autres plutôt qu’il n’agit lui-même. En
revanche, entre celui qui se démène pour travailler selon sa propre
autorité
et celui qui dort, par exemple, ou même celui qui paresse, ou qui
demeure
immobile, pris dans des chaînes, on n’hésitera pas à voir l’opposition
entre l’action et l’inaction. L’action pourrait donc sembler se
rapprocher
d’un mouvement autonome. Quoique cela ne suffise pas encore. En effet,
entre
celui qui joue et celui qui travaille, on admettra souvent une
opposition entre
l’action et l’inaction, bien qu’ils puissent bouger tous deux, et on
comprendra en tout cas parfaitement ce que veut dire le travailleur
s’il se
plaint et dit à l’autre « fais donc quelque
chose ! » Et
pourtant, le joueur ne se mouvait-il pas aussi de son plein
gré ? Il
semble donc que, dans l’action, on conçoive quelque chose d’autre
encore
que le mouvement autonome, peut-être un mouvement qui se dirige aussi
vers une
fin définie.
Supposons,
par simple hypothèse, que nous puissions
comprendre l’action de cette manière. Si alors la pensée doit s’opposer
à
l’action, il faut qu’elle s’en distingue comme caractérisée par
certains
traits contraires à ceux que nous avons reconnus essentiels à l’action.
—
D’abord, on admettra aisément que la pensée ne soit pas un mouvement au
sens
littéral ou physique. C’est même l’une des caractéristiques marquantes
de
la pensée qu’elle peut se dérouler dans la tranquillité, l’immobilité,
au point qu’elle privilégie souvent ce type de conditions extérieures.
Sans
bouger, je peux parcourir l’univers par ma pensée. Sans bouger, je peux
m’imaginer dans le feu de l’action, rêver toutes les aventures les plus
trépidantes.
Et alors, quand je me livre à ce genre d’imaginations, on y découvre
clairement cette opposition entre les actions que je fais en
imagination et
celles que je fais en tant que je suis un corps dans le monde matériel,
puisque
mon personnage imaginaire peut s’agiter beaucoup, tandis que mon corps
peut
rester immobile au même moment. — Ce point acquis, venons en à la
question
de l’autonomie. La pensée s’oppose-t-elle également à l’action par le
fait qu’elle n’aurait pas la même causalité ? Il peut sembler
au
premier abord que la pensée soit justement très autonome, et cela
d’autant
plus qu’elle n’est pas empêchée par les obstacles réels qui affectent
généralement
l’action. Pourtant, d’un autre côté, on pourrait dire que c’est par le
fait que l’agent veut ses propres mouvements que ceux-ci se révèlent
être
des mouvements autonomes, ou des actions. Or cette volonté n’est pas si
manifeste dans la pensée, dans la mesure où les désirs qui s’expriment
dans
la pensée s’imposent sans résistance, et par là comme sans force ou
fermeté,
tandis que, dans l’action réelle, la volonté met en branle quelque
élément
de la réalité qui lui résiste, en quoi elle manifeste une réelle
puissance.
Dans la simple pensée, il semble manquer en quelque sorte l’effort pour
qu’on puisse la concevoir comme un principe d’action, comme une cause
réelle.
D’ailleurs, ici la frontière paraît bien marquée, et l’on peut souvent
noter où se trouve le seuil entre la pensée et l’action dans leur
rapport à
la volonté. Je peux avoir quelque velléité de faire quelque chose, et
déjà,
en pensée, je me vois l’accomplissant. Mais, au moment de passer
réellement
à l’acte, il arrive que cette amorce de volonté se révèle incapable de
me
mettre en mouvement, et qu’elle se montre par là comme trop faible pour
s’imposer comme une véritable volonté, telle que celle que l’action
suppose. En somme, de même que les actions imaginées ne sont que des
représentations
inconsistantes des actions réelles, de même la forme de volonté qui
s’exprime dans la seule pensée n’est qu’une figure inconsistante de la
volonté réelle, qui s’exprime dans l’action. — Quant à l’orientation
vers une fin, elle n’est pas absolument exclue de la pensée. Mais,
justement
parce qu’il paraît dépourvu de résistances réelles, fluide,
immédiatement
malléable, s’offrant sans efforts à tout ce que les désirs veulent y
représenter,
le domaine de la pensée ne semble pas être un lieu où l’on puisse
construire quelque chose, avancer vers un but réel, qui ne s’offre pas
immédiatement
comme une simple image inconsistante, mais soit atteint par des efforts
cohérents,
par une suite de mouvements causalement réglés, c’est-à-dire par une
action
justement. Bref, la pensée manque de tout ce qui nous a semblé
caractériser
l’action : le mouvement, la causalité réelle, l’orientation
effective
vers une fin, ou l’efficacité. Et il semble donc bien que l’opinion et
la
langue elle-même aient raison d’opposer l’action et la pensée.
Néanmoins,
dans de nombreux exemples, cette opposition se
brouille. Ainsi, dans l’exemple du commandement, nous avons remarqué
déjà
qu’il pouvait y avoir hésitation. Qui agit
vraiment ? Est-ce celui
qui commande sans bouger, ou ceux qui effectuent la chose (l’action)
commandée ?
L’un commande et affirme la force de sa volonté, tandis que l’autre
bouge
et rend efficace cette volonté, qui sans son opération resterait sans
effet.
Il peut sembler à première vue que l’hésitation viendrait du fait que
l’action se trouve ici comme scindée : d’un côté l’aspect
volontaire, et de l’autre l’aspect de mouvement dirigé. Et on pourrait
croire qu’il s’agit d’un cas limite, inessentiel, si l’on ne s’avisait
pas que, dans la réalité humaine, la grande partie des actions se font
de
cette manière, à travers une collaboration, où selon des modalités
diverses,
les uns commandent et les autres exécutent. Or ici, l’opinion tendra à
introduire l’opposition entre l’action et son contraire, mais de
manières
contraires aussi. Ainsi, par exemple, tout un discours socialiste va
présenter
le patron, qui se contente de commander, sans mettre la main à la pâte,
comme
simplement oisif, inactif, et donc profitant sans mérite de l’action
des
ouvriers, parce qu’il n’y a pas vraiment participé, se contentant
d’exploiter ceux qui agissent vraiment, à savoir ceux qui, obéissant,
effectuent concrètement ce qui leur a été commandé, et sont donc les
seuls
à œuvrer ou agir véritablement. A l’inverse, un autre discours va
attribuer
l’action à celui qui commande, et ne comprendre ceux qui obéissent que
comme
de simples instruments dans les mains du commandant. C’est ainsi que
tel général,
qui aura dirigé les troupes assis sur une colline, pendant que les
soldats
auront, eux, sué, saigné et se seront battus et débattus sous ses yeux,
se
verra attribuer la victoire, non pas comme à un représentant de la
collectivité
que constitue l’armée, mais comme à celui qui aura véritablement
accompli
l’action, de la même manière qu’on ne loue pas le marteau, qui bouge
pourtant et frappe directement le clou, mais l’ouvrier qui le manie et
qu’on
conçoit seul comme agissant vraiment. Mon intention n’est pas ici de
chercher
laquelle de ces deux opinions est la vraie, ou si elles ne sont toutes
les deux
que partiellement vraies, mais de constater que l’opinion habituelle ne
comporte pas un concept d’action suffisamment précis pour permettre par
elle-même cette décision.
Maintenant,
dans des cas comme celui-ci, s’agit-il
seulement d’une certaine imprécision de notre notion d’action, qui
conduit
à une hésitation sur ses frontières, lorsqu’il s’agit de l’appliquer là
où certaines caractéristiques du concept sont présentes, et d’autres
non,
ou bien nous trouvons-nous face à des défauts plus radicaux de cette
notion,
qui en affectent l’application même là où elle paraissait ne pas faire
problème à première vue ? Et par exemple, l’opposition entre
l’action et la pensée tient-elle encore s’il faut la comprendre avec la
même
notion d’action qui nous laisse dans l’incertitude lorsqu’il s’agit de
savoir qui agit de celui qui commande ou de celui qui obéit ?
Celui qui
commande n’est-il pas en effet souvent dans la position du penseur, de
quelqu’un qui se contente de concevoir et de dire ce qu’il conçoit,
tandis
que seul celui qui exécute se met réellement en mouvement pour opérer
dans la
réalité ? Dans ce cas, nous voici bien embarrassés, s’il faut
maintenant inverser les termes dans l’opposition. Car il suffit
d’affirmer
qu’entre celui qui pense et celui qui agit, c’est peut-être celui qui
pense
qui agit, pour que nous tombions dans une aporie. Car que fera l’autre,
celui
qui agit par opposition à celui qui pense, et dont nous devons affirmer
maintenant qu’il n’agit pas ? Il nous faut conclure en effet
qu’il
est à la fois celui qui agit et qui n’agit pas, ce qui est
contradictoire.
Il
est donc évident que notre notion habituelle de
l’action, et notamment de l’opposition entre agir et penser qui est un
des
éléments constitutifs de sa signification, reste très confuse et
incohérente.
On est amené à soupçonner que ce qui fait problème, ce n’est pas
seulement
l’idée précise de la relation entre les deux notions, celles d’action
et de
pensée, mais bien la confusion dans la conception des deux termes de
cette
relation. Autrement dit, si notre façon de concevoir le rapport entre
la pensée
et l’action est incohérente, ce ne serait pas parce que nous n’avons
pas réussi
à établir le rapport juste entre deux termes clairs en eux-mêmes, mais
parce
que les termes mêmes de cette relation sont confus. Cette hypothèse est
très
vraisemblable à cause déjà de la nature même de la signification, qui
ne
consiste pas en des sortes de blocs de sens isolés, pour ainsi dire
substantiels, se tenant chacun en soi et n’entrant avec les autres que
dans
des rapports extérieurs. Car on sait que les termes d’une langue, les
notions
qui leur sont liées, ne prennent sens qu’à l’intérieur du système de
relations dont ils font partie avec les autres, si bien que c’est la
signification même des termes mis en rapport qui est en cause dans la
compréhension
de ce rapport. En d’autres mots, c’est parce que nous ne savons ni ce
qu’est la pensée, ni ce qu’est l’action, que nous nous trouvons
embarrassés
lorsqu’il s’agit de comprendre la manière dont ils se rapportent l’un à
l’autre. Mais cette constatation ne doit pas nous conduire à nous
donner pour
principe de méthode de chercher à commencer par nous faire d’abord une
conception claire de chacune de ces notions avant d’aborder la question
de
leur rapport. Nous avons vu au contraire que les significations ne se
laissent
pas saisir ainsi de manière isolée, mais qu’il est de leur nature de se
définir
les unes par rapport aux autres. Aussi, c’est plutôt en examinant ce
rapport
même entre la pensée et l’acte que nous en viendront peut-être à
comprendre mieux l’un et l’autre de ses termes, qui s’éclaireront
réciproquement
à mesure que se clarifiera leur relation.
L’idée
selon laquelle les significations se définissent
par leurs relations réciproques ne signifie pas pour autant qu’il
faille
chaque fois considérer explicitement l’ensemble des termes d’une langue
pour comprendre l’un d’entre eux, même si, en un sens, nous effectuons
toujours implicitement une opération de ce genre, sur la partie au
moins de
cette langue que nous connaissons. Il y a des degrés de proximité
divers dans
les termes qui composent un système, des nœuds et des rapports plus
importants
que d’autres dans le réseau. Ainsi, pour la pensée, certains autres
corrélatifs
se présentent comme plus indispensables : ce seront par
exemple l’objet
pensé, la distinction de l’apparence et de la réalité, le rapport au
concept et à l’image, et justement, le rapport à l’action. De même,
pour
l’action, les corrélatifs les plus importants seront par exemple la
volonté,
le but visé, les instruments, les stratégies, l’énergie, l’obstacle,
et,
justement aussi, le rapport à la pensée. Il y a, dans cette région
entre la
pensée et l’action, une constellation confuse de notions et de liens
entre
elles.
On
peut se donner pour tâche de clarifier cette zone par
une opération d’analyse conceptuelle. On pourrait par exemple recenser
les
divers rapports importants et de différentes natures qui peuvent être
établis
entre la pensée et l’action. On verrait par exemple que, si dans de
nombreux
contextes la pensée et l’action s’opposent, dans d’autres elles
s’impliquent de diverses manières. Ainsi, il y a une pensée qui prépare
l’action, que le bon sens reconnaît en estimant qu’il vaut mieux
réfléchir
avant d’agir. Il faut projeter et planifier pour agir efficacement,
nous
assure-t-on. De manière plus lointaine, mais dans le même ordre
d’idées, il
est utile qu’il y ait une pensée qui prépare cette réflexion
stratégique
ou tactique. En effet, celle-ci sera souvent plus efficace pour celui
qui
disposera de méthodes pour conduire ses réflexions et construire ses
plans. Il
y a donc, plus en amont, toute une réflexion de caractère théorique,
destinée
à préparer la pensée qui prépare plus directement l’action. Et, comme
on
le sait, ces théories ont avantage à être construites méthodiquement à
leur tour, de sorte qu’elles renvoient encore à une réflexion
méthodologique
antérieure. Et nous voici peu à peu conduits à rapporter l’action à une
forme de pensée qui en paraîtra extrêmement éloignée, et d’un caractère
justement très opposé à celui de l’action même, mais qui se trouve
pourtant liée à celle-ci, s’il est vrai que l’efficacité de l’action
peut en dépendre. Cette
supposition est d’ailleurs parfois contestée par ceux qui préféreront
se
fier à quelque instinct dans l’action, et qui pourront montrer combien
dans
le feu de l’action, c’est celui seul qui s’immerge dans l’action, en
épouse
le rythme, et agit donc sans se permettre le recul de la réflexion, qui
réussit.
Il est classique, même chez les philosophes, de distinguer entre un
domaine de
l’action, de la volonté ou de l’élan vital, par exemple, et un autre de
la
pensée, de la représentation ou de l’intelligence. Et une fois une
distinction de ce type admise, on va éventuellement renverser les
priorités
que nous venons d’établir. On pourra affirmer par exemple que c’est
l’instinct, l’action, la volonté, l’élan même de la vie, qui se trouve
au fondement, et que l’intelligence n’apparaît que comme un phénomène
de
surface, un instrument ou un moment final, d’épuisement, de l’action,
comme
la plage sur laquelle viennent s’éteindre les vagues en fin de course.
Loin
dans ce cas que ce soit la pensée qui dirige l’action, c’est celle-ci
qui
utilise l’intelligence ou qui y dépose ses scories. Alors, je ne fais
pas
telle chose parce qu’il est raisonnable de la faire, mais elle
m’apparaît
raisonnable parce que le mouvement de l’action m’y porte. Dans les deux
cas,
que la pensée dirige l’action, ou que l’action commande la pensée, tous
les deux continuent à être conçus comme ayant un rapport
essentiellement extérieur :
ils sont comme deux acteurs qui collaborent plus ou moins, et dont l’un
dirige
l’autre, ouvertement ou à son insu.
Il
n’est pas question pour moi de chercher à résoudre
maintenant ce problème du sens de la relation entre la pensée et
l’action,
pour en proposer une solution, même sous forme hypothétique. Les
notions que
j’ai mises en œuvre jusqu’ici ne sont pas avancées comme des vérités.
Au
contraire, j’ai tenté de me tenir autant que possible dans le domaine
de
l’opinion pour en montrer l’inconsistance et pour faire apparaître
l’exigence philosophique d’en sortir. Cette analyse, si elle doit être
accomplie, reste entièrement à faire. Ce qui m’importe, c’est d’abord
de
décrire notre situation, l’état des lieux, non pas parce que cette
description serait déjà la vraie, mais parce qu’elle devrait nous
permettre
de voir le côté problématique de notre situation à l’égard du rapport
entre la pensée et l’action en fonction de la manière
dont ce rapport nous apparaît, du moins en
supposant que nous nous tenions toujours plus ou moins dans le domaine
de
l’opinion courante.
Il
y a donc un problème concernant les concepts eux-mêmes
à partir desquels nous tentons de comprendre notre situation, et que
nous
pourrions tenter de résoudre par une analyse conceptuelle systématique.
Mais
j’aimerais remarquer aussitôt que, à mieux la considérer, notre
situation
n’est pas si simple. Nous avons vu qu’il était par exemple possible de
concevoir le rapport extérieur entre la pensée et l’action en les
hiérarchisant,
mais de deux façons différentes, parce que cette hiérarchie se laisse
renverser au profit de l’une ou de l’autre. De ces deux hypothèses,
nous ne
savons pas laquelle est la bonne, bien sûr, sans compter que nous ne
savons pas
même si l’une et l’autre ne seraient pas erronées du fait qu’elles
supposeraient toutes deux une fausse prémisse — comme ce serait le cas
par
exemple si la hiérarchie établie entre la pensée et l’action impliquait
chaque fois une distinction fausse entre elles, telle que, justement,
un rapport
entre ce qui dirige et ce qui est dirigé. Mais, en partant pour
l’instant de
ce que nous concevons — ce à quoi il faut bien nous résigner, puisque
ce que
nous ne savons pas ne peut nous fournir un appui —, nous découvrons
notre
propre position très embrouillée, prise dans la confusion
caractéristique de
notre problème, et cela du fait même que nous nous disposons à le
clarifier.
Reprenons en effet les deux hypothèses précédentes pour les appliquer à
notre situation. Nous voulions clarifier les rapports entre les notions
de pensée
et d’action. Mais il est évident que cette clarification est un effort
de la
pensée et de l’intelligence, et que c’est en tant que tombant dans le
domaine des objets de la pensée que nous envisageons la pensée et
l’action,
puisque nous projetons d’en examiner les concepts ou notions, et non la
réalité
comme telle. En ce sens, dans l’opposition entre la pensée et l’action,
c’est du côté de la pensée que nous avons cherché notre point d’appui,
et nous pensons pouvoir comprendre l’action à partir d’elle. Ceci
s’accorderait avec l’hypothèse selon laquelle c’est la pensée qui
domine
l’action, qui la prépare et la définit. Mais, selon l’autre hypothèse,
notre pensée, notre intelligence, n’est qu’un appendice de l’action,
qui
trouve en celle-ci sa détermination et le principe de sa compréhension.
A
supposer que cette hypothèse soit la bonne, il serait donc vain de nous
installer dans la pensée pour analyser les concepts d’action et de
pensée
comme si la pensée comme telle pouvait se comprendre en elle-même et
trouver
en soi le principe d’une clarification authentique et d’elle-même et de
l’action, ou de quoi que ce soit d’autre. S’il se trouvait par exemple
que
l’intelligence et la conscience elle-même ne soient qu’une ruse de
l’action, voire qu’un raté de l’action, une sorte de tumeur, qui
embarrasse l’action, alors il serait tout à fait illusoire de vouloir
pénétrer
ce rapport entre les deux par une simple analyse conceptuelle, vu que
cela
reviendrait à tenter de ramener l’action à la pensée, ce qui commande à
ce
qui obéit, le corps à son anomalie, la réalité à son reflet, etc. En
revanche, s’il était vrai que la pensée détermine l’action, lui donne
ses
fins, ses moyens, et ne lui laisse plus que l’exécution, un peu comme
le
technicien donne à la machine sa forme et ses principes pour ne plus
lui
laisser que la simple opération mécanique, alors il faudrait comprendre
que
l’action n’est en somme que pensée, avec peut-être un résidu
d’opération
mécanique que la pensée commande d’autant plus entièrement que
l’action,
et la pensée technique elle-même, est plus parfaite. Dans cette
deuxième
hypothèse, c’est l’opposition qui a disparu parce que l’action a été
assimilée par la pensée, et nous ne comprenons plus notre impression de
départ,
selon laquelle penser et agir ne sont pas la même chose. Pouvons-nous
concentrer notre vie à ce point dans la pensée que nous ne sentions
plus
qu’elle puisse être rien d’autre ? Sommes-nous prêts à ne voir
l’action que comme une action de rêve, d’un très grand rêve
peut-être ?
Cela n’est pas contradictoire en soi, c’est-à-dire justement en tant
que
nous nous limitons au domaine de la pensée. Mais comment expliquer
alors ce que
nous avions pu comprendre comme l’opposition de la pensée et de
l’action ?
Et comment, non seulement nous convaincre de l’éventuelle cohérence
d’une
telle position, mais nous en persuader dans notre vie, au sein de
l’action même ?
Maintenant,
si nous voulions tenir compte de la première
hypothèse pour définir la manière d’envisager notre problème, alors il
nous faudrait poser que c’est à partir de l’action que la pensée peut
se
comprendre et prendre pied dès le départ dans l’action. Mais comment y
parvenir ? Supposons, comme on peut le croire, que l’action
doive se
comprendre de l’intérieur, qu’elle s’éclaire pour celui qui agit, qui y
participe. C’est une expérience commune en effet que souvent, observée
de
l’extérieur chez d’autres, une action paraît absurde, et que d’ailleurs
ceux qui y sont engagés et qui voudraient convaincre leur entourage de
l’importance de s’y engager, ne le peuvent pas rationnellement, et
doivent
finir par inviter simplement à venir voir en tentant l’aventure, pour
l’éprouver
de l’intérieur. Et effectivement, on fait aussi l’expérience que ce
changement de perspective renverse la compréhension qu’on a de
l’action, et
qu’en s’y lançant, on voit parfois l’action prendre sens par elle-même.
Impossible de vivre l’action en se contentant de la penser, diront
certains,
il y a entre cette simple réflexion sur l’action et l’action elle-même
une
rupture, qu’on ne peut franchir à l’intérieur de la pensée, pas même
par
le raisonnement le plus subtil. Il faut sauter, sauter hors de la pure
pensée,
dans le domaine de l’action, et « sauter » justement,
non se
contenter de penser le saut, car il faut agir déjà pour sortir de la
pure pensée
et découvrir l’illusion de sa supposée autonomie. Mais alors,
comprend-on
encore la pensée, étrangère à l’action ainsi conçue comme une sorte de
réalité
en soi ? Et peut-on encore saisir le rapport entre cette
pensée évanescente
et l’action qui remplit toute la réalité ? Ou, si on la
comprend, ne rétablit-on
pas les ponts qu’on avait insisté à dénoncer comme purement
illusoires ?
Enfin, comment saurons-nous que le point de vue de l’action est le
bon ?
En aurons-nous une connaissance théorique, capable de se défendre dans
le
domaine du concept, de l’argument rationnel ? Mais alors, nous
revoilà
inféodés à la pensée. Et sinon, l’idée d’une compréhension, d’une
clarification du rapport entre la pensée et l’action a-t-elle encore un
sens ?
Celui qui agit n’a-t-il pas perdu de vue la pensée, s’il agit
fondamentalement et non comme dirigé encore par la pensée ?
Difficile
donc d’entrer dans notre question soit par
l’action seule, soit par la pure pensée, en tant justement qu’on
conçoit
une différence radicale entre les deux. Mais, à supposer que la
distinction ne
soit pas telle qu’elle permette de séparer une pensée pure d’une action
pure, parce qu’il y aurait toujours un certain acte de penser comme une
certaine pensée ou conscience de l’action, comment aborder notre
problème ?
L’attitude purement active, celle du saut dans l’action pure, ne semble
pas
convenir, parce qu’elle paraît supposer la possibilité d’éliminer la
pensée
de l’action. L’autre attitude, l’attitude purement théorique, celle du
développement
de la pensée en elle-même dans une pure analyse conceptuelle, paraît
devoir
échouer également, parce qu’elle suppose la possibilité d’éliminer
toute
trace d’action dans la pensée. Certes, le présupposé de cette attitude
est
justement que les choses apparaissent d’autant plus vraiment, plus
objectivement, qu’elles sont abordées par une pensée plus pure, plus
dégagée
de l’action, et par là moins biaisée par l’influence de motifs
étrangers
à la théorie elle-même. Et sans doute est-il vrai aussi que jamais les
choses
n’apparaissent mieux objectivement — c’est-à-dire telles qu’elles sont
en tant que purs objets — que quand elles ne sont saisies que comme
telles,
c’est-à-dire comme de purs objets de la pensée justement. Mais la
question
du rapport entre la pensée et l’action nous entraîne dans la
perspective où
s’annonce la possibilité que la pensée soit elle-même un mode d’action,
et qu’elle soit donc fondamentalement affectée par ces motivations que
la théorie
veut rejeter comme étrangères à elle.
Comment
donc tenir compte de cette implication apparemment
inévitable de la pensée dans l’action et de l’action dans la
pensée ?
Il me semble que l’enquête sur ce sujet doit, non pas présupposer la
vérité
de la thèse de cette double implication, mais en envisager la
possibilité et
en tenir compte dans sa propre méthode, en abordant son thème comme
quelque
chose dans quoi elle est peut-être intimement impliquée, et non comme
s’il
s’agissait d’un objet qu’elle pouvait contempler, observer et manipuler
de
l’extérieur, comme le fait habituellement la démarche théorique. Pour
cela,
peut-être la méthode suivante pourrait-elle s’avérer
appropriée : il
s’agirait d’aborder toutes les questions concernant le rapport de
l’acte
et de la pensée, y compris celles qui peuvent se proposer comme objets
d’une
pure pensée — comme celles qui relèvent d’une analyse des notions de
pensée
et d’action —, en réfléchissant toujours à cette implication de l’acte
dans la pensée, et cela dans les opérations mêmes que nous
accomplissons dans
cette recherche. Dans cette perspective, il s’agira d’aborder notre
sujet de
diverses manières, selon les méthodes qui peuvent nous paraître
traditionnelles à l’investigation théorique et philosophique, tout en
faisant de cette enquête même une expérience sur notre sujet,
c’est-à-dire
en réfléchissant à ce qui s’y passe concernant la pensée et l’action.
Dans
les séminaires de la série précédente, je
proposais une sorte de lecture expérimentale et réflexive analogue à la
méthode
que je vous propose maintenant, de manière à saisir l’activité de
lecture
et de réflexion philosophique qui s’exerçait dans notre interprétation
des
ouvrages pertinents chaque fois pour le sujet abordé concernant la
question de
la nature de la philosophie. La méthode que je propose actuellement est
analogue, mais en changeant d’objet, dans la mesure où nous nous
donnons
directement pour objet la question du rapport entre l’acte et la
pensée, sans
l’intermédiaire de textes, c’est-à-dire d’œuvres philosophiques sur le
sujet. Et nous mettons pour ainsi dire plus à nu ce rapport
d’expérimentation
réflexive sur notre propre activité dans notre séminaire, qui devient
par là
également une forme d’atelier philosophique. En effet, du fait que
l’accent
est déplacé — passant de la méditation sur des livres effectuée par
l’intermédiaire des œuvres de la tradition à la réflexion directe sur
notre activité de pensée prise elle-même pour objet —, ce qui dans les
séminaires
précédents paraissait peut-être davantage encore une tentative pour
ressaisir
une pensée déjà donnée d’une certaine manière (même si ce n’était pas
le cas), devient clairement à présent œuvre de création philosophique,
ce
pourquoi notre séminaire peut se concevoir de manière appropriée comme
un
atelier philosophique.
Gilbert
Boss