Introduction
Thème
Ce séminaire sera
consacré à l’étude des possibilités
de concevoir l’éthique, non pas comme consistant essentiellement en un
rapport à des règles de conduite auxquelles il faut conformer ses actes
pour
qu’ils soient bons, mais comme orientée en priorité vers la question de
la
transformation de soi. Les deux approches sont en effet bien
distinctes, même
si l’on peut penser que dans toute conception de la morale doivent
intervenir
aussi bien des normes qu’une certaine transformation de soi. Si l’on
comprend, d’une façon générale, l’éthique comme une discipline visant à
régler notre comportement en fonction de valeurs ou de normes, il
semble bien
qu’on doive y reconnaître ces deux aspects, d’une part les normes et
règles
plus particulières grâce auxquelles nos actions sont gouvernées et non
laissées
au caprices et au hasard, et d’autre part une forme de transformation
de soi,
indispensable dans la mesure où toute morale exige une certaine
maîtrise de
soi, et par conséquent une certaine formation à cette maîtrise, qui
nous
transforme au moins autant qu’il le faut pour nous permettre de dominer
les côtés
de notre nature qui nous pousseraient à agir à l’encontre des règles
morales. Et il faut reconnaître que les morales normatives ne peuvent
pas non
plus envisager les actions isolément pour les régler directement, mais
que,
dans l’application concrète de ces morales, il se pose un problème
d’éducation
au respect des normes, et donc de formation d’habitudes convenant aux
mœurs
reconnues comme bonnes. Et l’on ne niera certes pas que l’acquisition
ou le
changement d’habitudes ne soit une transformation du caractère. Mais,
dans
cette perspective, la transformation n’est qu’accessoire, elle
n’intervient que comme un moyen pratique de permettre le respect des
règles
qu’établit la morale, et c’est sur celles-ci que se concentre la pensée
morale. Assurément, cette transformation des caractères que réclame à
des
degrés divers toute morale est déjà l’un des moments de notre question.
On
peut se demander ce que signifie concrètement pour la réflexion sur les
normes
le fait qu’une morale ne peut y correspondre pratiquement que par
l’intermédiaire
d’une éducation, et que par conséquent les normes n’ont pas
d’efficacité
par elles seules. Toutefois on peut aller plus loin et s’interroger sur
la
possibilité d’une éthique qui ne se pose pas la question de la
transformation de soi à partir de la nécessité d’éduquer l’individu
pour
le rendre capable pratiquement de se conformer aux bonnes mœurs que
définit la
morale, mais qui prend directement pour fin la transformation de soi.
Sans
doute, ici encore, on pourra voir généralement apparaître des règles,
qui
devront permettre d’opérer méthodiquement ce genre de transformation.
Mais
c’est maintenant la transformation elle-même qui sera le but, et
l’observation de règles, le moyen. Certes encore, il apparaîtra des
buts qui
dirigeront la transformation de soi, mais ces buts ne seront plus les
normes des
actions, en vue desquelles il faut que l’individu se transforme. C’est
le
passage d’une forme du sujet moral à une autre, jugée supérieure, qui
deviendra maintenant le critère pour juger des actions qu’il lui
convient de
faire, et non l’inverse.
Vu que même la morale
normative ne peut pas se passer
d’une action sur l’individu pour le rendre apte à se conformer aux
bonnes mœurs
et lui donner le désir constant de le faire, aucune morale ne semble
pouvoir négliger
cet aspect dynamique qui lui est essentiel. En effet, les normes ne se
réduisent
jamais à de simples propositions qu’il s’agirait de connaître et de
reconnaître comme décrivant un quelconque modèle d’action possible, et
elles ne composent pas davantage un modèle théorique décrivant les
mœurs des
hommes telles qu’elles existent, ou telles qu’on pourrait les déduire
nécessairement
d’une supposée nature humaine. Il manque en effet à de telles
propositions
le caractère propre aux normes, à savoir l’appel ou l’exigence qu’elles
doivent signifier pour inciter à agir ceux auxquels elles s’adressent.
Le
discours moral se caractérise par le fait qu’il doit comporter, dans
une
certaine mesure, une efficacité propre. Car, même si, dans la morale
normative, le discours du philosophe peut paraître étranger à l’aspect
concrètement pratique de la morale, limité à l’établissement de
certaines
conditions et règles théoriques de cette pratique, pour laisser à
d’autres
— les moralistes pratiques, si l’on veut, ou les éducateurs — le soin
d’inculquer ces normes et de les rendre effectives dans la vie concrète
des
individus, il n’en reste pas moins que ces normes elles-mêmes doivent
être
comprises comme des exigences, et comme exerçant donc une forme de
contrainte
ou d’attraction sur l’esprit et la volonté de ceux qui les comprennent.
Par
conséquent, dans sa réflexion éthique, le philosophe ne manie pas des
concepts passifs, qui se laissent disposer par l’esprit en diverses
configurations pour produire un simple jugement logique chez ceux qui
en
prennent connaissance, mais ici, il lui faut, s’il veut penser des
normes, les
saisir en tant qu’elles entrent parmi les motivations possibles de ceux
qui
les connaissent. Car si l’éducation peut renforcer ces motifs moraux,
il faut
qu’ils soient également compris comme tels dans la spéculation qui les
vise.
C’est pourquoi, en établissant des normes, la philosophie se trouve
avoir une
action qui ne se limite pas au domaine des concepts purs, mais pénètre
plus
profondément dans les ressorts de l’action humaine. Et cela est plus
évident
encore lorsqu’il s’agit d’une éthique qui se conçoit comme sagesse et
vise directement la transformation du sujet moral. A première vue, il
ne semble
pas exclu qu’intervienne ici aussi le travail d’un éducateur, comme
dans la
morale normative, pour rendre efficace par des exercices divers un
discours qui
n’aurait en soi que peu d’efficacité réelle. Il existe d’ailleurs
divers
exercices destinés à aider ou à opérer la transformation de soi, comme
l’ascèse, le yoga, et d’autres régimes physiques et intellectuels.
Peut-être
même une certaine forme de sagesse peut-elle être acquise
essentiellement par
de tels exercices. Mais celle à laquelle se réfère la philosophie est
plus
intimement liée à la réflexion, à l’élaboration conceptuelle et à la
pensée discursive, de telle sorte que son principal exercice, c’est
précisément
celui-là, celui de la réflexion philosophique elle-même. Dans ces
conditions,
on voit que la transformation de soi comme objet de l’éthique, comprise
comme
une discipline philosophique, ne peut avoir lieu que si la philosophie
elle-même
est une activité efficace, capable d’opérer cette transformation. Étant
donné que l’opinion courante voit la pensée comme passive, sans effet
concret, on peut donc se demander comment cette pensée philosophique
doit être
comprise pour comporter cet aspect d’action qui lui est nécessaire pour
exercer sa fonction morale, en tant qu’amour de la sagesse.
Revenons à ce point de
vue commun qui sépare la pensée
de l’action, et qui effectue dans la morale des mœurs ou des normes une
sorte
de division, au moins provisoire, entre la réflexion théorique sur ces
normes,
d’une part, et les problèmes pratiques de leur application, d'autre
part. Voyons comment se
fait la séparation. D’un côté, une réflexion éthique, relativement pure
ou indépendante de la pratique, tente de trouver les principes premiers
des
actions bonnes, de définir les normes les plus universelles et les
règles plus
particulières qui s’en déduisent, et de constituer ainsi un corps de
doctrine qui se tient principalement au niveau de la norme, ou du
droit, ou de
ce qui doit ou devrait être. Elle définit ainsi l’exigence morale pour
les
hommes concrets, laissant la question de la réalisation de cette
exigence à
d’autres disciplines, dont celle de l’éducation. Quant à cette
dernière,
dans une telle conception, nous savons qu’elle a pour tâche de tenir
compte
des normes établies, et de trouver les moyens pratiques d’y rendre les
gens
conformes avec la plus grande efficacité. Mais comment, en réalité, une
telle
division des tâches serait-elle possible ? Car y a-t-il un sens à
définir
des normes qui ne pourraient être respectées par des hommes
concrets ?
Certes, on peut élaborer des idéaux, qui se situent au-delà de ce qu’il
est
possible d’atteindre ; mais c’est dans la mesure où, si idéaux
soient-ils, ils peuvent être suffisamment approchés dans l’imagination
pratique et la réalité, faute de quoi, ils n’exercent plus leur
attirance et
restent vains. D’autre part, les normes ne sont pas de simples idéaux,
mais
elles n’ont de sens que si elles sont appliquées réellement, et sont
donc
suivies concrètement par une part au moins des hommes, et que si elles
sont
supposées aptes à être suivies par presque tous. Car si elles se
présentent
comme des lois pour notre action, il faut qu’on puisse exiger leur
respect.
Or, de cette nécessité de concevoir les normes comme atteignables, il
s’ensuit que les aspects pratiques concrets de la morale ne peuvent pas
être
ignorés du théoricien. Quant à l’éducation, peut-elle se contenter de
prendre la forme d’un dressage, ou bien doit-elle comporter une
tentative de
faire comprendre la valeur des normes ? Dans ce dernier cas, il
faut bien
que la réflexion éthique en fasse partie, de sorte que, de ce côté
aussi, le
mélange réapparaît. Et si l’on considère l’éthique comme visant la
transformation de soi, cette implication intime de la réflexion éthique
et de
sa pratique devient encore plus évidente. Il est vrai que l’exemple des
techniques ascétiques destinées à transformer l’individu, peut laisser
croire que s’applique également ici le schème d’une formation morale
pratique soumettant la conduite des hommes à des règles, l’aspect de
connaissance se limitant pour l’essentiel à l’explication de vérités
supposées déjà établies. Mais dans la transformation opérée par la
philosophie, il doit exister une part d’invention qui empêche
définitivement
la distinction entre l’activité de recherche théorique, d’un côté, et
de
l’autre l’activité d’enseignement et d’application. En effet, la
philosophie prétend opérer par la réflexion et le discours rationnel
eux-mêmes,
et ceci, selon le mode que cette réflexion et ce discours prennent dans
la pensée
philosophique, en tant qu’elle vise à l’autonomie, et par conséquent
soumet à la critique tout enseignement qui lui est étranger, pour
n’accepter
jamais rien qui n’ait subi son épreuve. Ceci signifie que dans la
sagesse
qui intéresse le philosophe, l’activité philosophique ne représente pas
un
moment préliminaire, une étape qui puisse être franchie et laissée
derrière
soi au moment de passer à la pratique, mais que l’activité
philosophique, la
réflexion sur ce qu’il s’agit d’accomplir, fait partie intégrante de
cette sagesse. Et cela signifie aussi que l’éthique conçue comme liée à
une activité de transformation de soi ne peut pas s’effectuer
abstraitement,
dans le domaine de la pure théorie, pour former les modèles d’une
sagesse à
laquelle elle resterait extérieure, mais qu’elle implique l’engagement
dans
cette transformation elle-même pour pouvoir développer sa réflexion et
son
discours. Elle est nécessairement une pratique qui se réfléchit et se
modifie
dans la pratique. Et c’est un caractère qui s’impose donc également à
notre enquête.
Position du problème
Pour aborder la
question de la transformation de soi en éthique,
je vous propose de partir de la morale telle qu’elle est conçue
généralement,
afin de voir comment cette question peut venir s’y insérer et trouver
sa
justification dans les défauts de la conception habituelle.
Qu’est-ce que la
morale telle qu’on la comprend généralement ?
C’est évidemment une série de règles de conduite auxquelles chacun doit
se
conformer pour ne pas encourir le blâme de la société, voire de sa
propre
conscience. Les problèmes moraux habituels se greffent sur cette
conception. On
se demande par exemple si une action est vraiment conforme à la règle,
ce que
signifie telle règle, si telle autre règle existe ou non, si certaines
règles
entrent en conflit, comment on peut les rendre compatibles, quelle est
l’extension de la validité des règles (si elles sont universelles ou
restreintes à un pays, à certains milieux sociaux, à des fonctions
sociales,
etc.), d’où viennent les règles, qui a la charge d’en surveiller
l’application, de punir et de récompenser, comment on en devient
conscient ou
comment on les inculque, quelle responsabilité exacte a celui qui
échoue à
les appliquer, si la bonne intention excuse l’acte non conforme,
comment on
peut réparer l’infraction et se remettre en accord avec l’ordre moral,
etc.
Dans cette perspective, l’attitude morale est celle de l’obéissance aux
normes reconnues de la morale et par conséquent l’effort pour conformer
ses
actions à ce qu’elles exigent. Cela ne signifie d’ailleurs pas que
cette
vie morale ne demande qu’une conformité extérieure, qui ne poserait pas
de
problèmes intellectuels. Nous venons de citer toute une série de
questions qui
se posent dans cette conception de la morale, et qui conduisent à des
conflits
non limités à la théorie morale, mais affectant la pratique. Il n’est
déjà
pas toujours facile d’appliquer les règles aux situations
particulières, qui
demandent du jugement, ou une sorte de sensibilité aux aspects de la
situation
pertinents moralement. Il ne va pas toujours de soi qu’on sache quelle
règle
vaut vraiment, et il y a même dans certains cas des conflits entre des
règles
qu’on estime valoir parfaitement, mais qui réclament des actions
contraires.
Tous ces problèmes moraux ressemblent beaucoup à ceux qui font l’objet
des débats
des tribunaux. Et ce n’est pas étonnant, puisque la situation est la
même,
parce qu’il s’agit dans les deux cas de juger de la conformité
d’actions
par rapport à des règles ou lois. D’un côté comme de l’autre, il faut
établir
quelle est la loi, son domaine de validité, et la manière dont elle
s’applique ou non aux cas concrets particuliers. Il n’est donc pas
étonnant
que la conscience morale, le principe du jugement moral en nous, puisse
être
conçu très naturellement comme une sorte de tribunal, qui examine les
actions
déjà faites, et qui s’étend, contrairement aux tribunaux réels normaux,
aux idées des actions envisagées ou projetées. Et d’ailleurs
l’obéissance
aux normes de la morale et aux lois de son pays tend à être conçue
comme étant
à peu près la même. L’homme honnête est vu comme respectant les lois de
son pays aussi bien que les normes morales. Et s’il y a parfois des
conflits
entre ces deux types de normes, c’est de la même manière qu’il peut y
en
avoir aussi entre les préceptes moraux eux-mêmes, ou entre des lois.
Dans ces
cas, parfois on donnera la préférence au précepte moral, parfois à la
loi.
La différence principale entre les deux est que les règles morales sont
généralement
conçues comme ayant une portée plus universelle que les lois positives,
dont
la validité est clairement limitée à l’intérieur des frontières des
pays
où elles sont en vigueur. Mais l’on sait aussi qu’il est difficile de
savoir quel est le degré d’universalité de la morale, et que les
diverses
morales entrent fréquemment en conflit, de telle façon que les mœurs
paraissent souvent aussi diverses que les peuples.
Pour les philosophes
qui considèrent cet état de la
morale, il se pose la question de savoir si, derrière cette diversité,
il y a
quelque morale universelle, que la raison pourrait dégager ou retrouver
dans
son origine, ou bien si les morales sont toujours relatives aux
conditions des
peuples, comme les lois positives. Certains croient pouvoir trouver le
fondement
universel de toutes les morales particulières. D’autres affirment au
contraire le caractère empiriquement irréductible de cette diversité
des mœurs.
Dans cette dernière perspective, les raisons de l’existence de la
morale ne
peuvent se situer dans quelque principe moral absolu, universel, qui
s’exprimerait sous la forme d’une loi ultime ou d’un impératif
inconditionné. Car dans ce cas, dans une certaine mesure au moins, la
diversité
des mœurs ne serait plus qu’un phénomène de surface, et il resterait
possible de la rapporter à son origine commune, d’en affirmer l’unité
essentielle, voire de l’unifier progressivement dans ses manifestations
et
adaptations, et de la nier dans cette mesure. Or si les raisons pour
lesquelles
les diverses sociétés établissent des règles de conduite ne résident
pas à
leur tour dans une sorte de loi universelle, inscrite par exemple dans
notre
nature même, et dont nous pourrions tirer toutes les autres, en les
adaptant
aux circonstances, il faut les trouver ailleurs, dans les besoins et
divers
motifs que les hommes ont pu avoir à travers leur histoire de régir
leurs
comportements, et qui se ressembleront plus ou moins en fonction de la
relative
constance de la nature humaine et de la ressemblance générale des
conditions
de vie des hommes. En revanche, si les lois fondamentales sont
inscrites en
notre nature même, selon l’autre hypothèse, alors il faut qu’un autre
être
raisonnable les y ait inscrites pour notre bien, et se soit posé comme
notre
souverain, qui aurait voulu nous diriger en nous donnant des
commandements et en
exigeant notre obéissance. Un tel être est ce que nous nommons un dieu.
Et il
est habituel en effet que les religions lient la morale à la volonté
des
dieux, une tendance particulièrement marquée dans les religions
monothéistes
de notre tradition occidentale, dérivées de l’ancien judaïsme, dans
lequel
Dieu était précisément le roi qui donnait explicitement les lois à son
peuple. Selon qu’on croit ou non à ces mythes, on attribuera vraiment
les
principes de toute la morale à une première révélation divine,
extérieure
ou intérieure, ou bien l’on verra au contraire dans les religions une
tentative des hommes pour stabiliser un ordre moral par lui-même assez
mouvant.
Que l’on choisisse
l’hypothèse philosophique ou
l’hypothèse religieuse, on attribue à la morale un mode d’action très
distinct de celui des causes qui semblent gouverner la conduite des
autres
animaux que l’homme. En effet, s’il y a une différence frappante entre
eux
et nous, c’est précisément dans le fait qu’ils ne semblent pas avoir de
morale dans notre sens, même s’il y a bien certaines mœurs qu’on peut
découvrir
chez eux, et qui différencient même certains groupes d’une même espèce
—
telle tribu de singes ayant ses traditions particulières, comme les
oiseaux
d’une certaine région peuvent avoir une tradition de chant propre, par
exemple. Mais ces mœurs n’ont pas le développement qu’elles ont chez
l’homme, elles ne peuvent pas prendre la forme de règles explicites, et
ne
donnent pas lieu, à ce degré extrême qu’on trouve parmi nous, à la
préoccupation
morale qui domine la vie humaine. Je ne prétends pas nier la présence
de
quelque forme de sens moral chez certains animaux, comme on le voit par
le fait
qu’ils manifestent parfois des sentiments de culpabilité — un phénomène
observable d’ailleurs surtout chez les animaux domestiques dans leur
relation
aux hommes —, ce qui implique la conscience d’avoir enfreint quelque
commandement — la plupart du temps, de leur maître humain (et en ce
sens,
l’homme est peut-être bien un dieu pour son chien, s’il lui révèle les
rudiments moraux). Bref, comparés à nous, les autres animaux paraissent
n’avoir pas de véritable sens de la morale, même si l’on peut les mener
à
obéir et à respecter quelques règles qu’on leur inculque, même s’ils
peuvent se faire parfois obéir entre eux, parce qu’il n’y a pas chez
eux de
réflexion morale, d’élaboration de règles, de modification profonde de
leur
conduite, dans presque tous les domaines, par l’intervention de la
conscience
morale. Ce qui frappe donc dans la manière morale de se comporter,
c’est que
l’influence des mœurs sur les actes des hommes ne leur ôte pas la
possibilité
d’agir autrement, de désobéir à la norme, voire de se donner des règles
qui s’y opposent.
Cette possibilité qu’a
l’homme de se soumettre aux règles
de la morale ou de les enfreindre, d’élaborer même de nouvelles règles,
de
changer de mœurs, d’en faire l’objet de sa critique, c’est ce que nous
nommons habituellement la liberté. Or, en ce sens, tous les moralistes
jugent
la liberté essentielle à la morale, et ils estiment que la morale est
précisément
la manière dont le comportement d’êtres libres peut être réglé de façon
à ce que l’ordre et la liberté se concilient. Cette régulation de la
liberté,
qui ne l’abolit pas, suppose pour agir l’approbation des règles par
l’agent. Cette approbation n’est pas toujours explicite, elle est plus
ou
moins libre, en ce que des pressions plus ou moins fortes et concrètes
s’exercent pour l’obtenir, mais elle est un élément essentiel de la
régulation
morale. C’est dire aussi que les mœurs ou les principes moraux ne sont
jamais
tout à fait contraignants et que, quels qu’ils soient, ils laissent à
côté
d’eux la place pour d’autres principes d’action concurrents, et aussi
pour
d’autres mœurs, et par conséquent pour d’autres morales, ainsi que nous
le
montre abondamment l’observation des hommes et des peuples.
Mais si la morale
implique la liberté, inversement, la
liberté appelle un mode de régulation morale du comportement. En effet,
il est
vrai que pour une part nos actions sont déterminées à divers degrés par
notre nature, du fait que nous avons certains besoins, certains
réflexes,
certains sentiments qu’on peut dire innés, même s’ils ne sont pas pour
autant toujours rigides et immuables, mais, en revanche, il est évident
aussi
que, pour une très large part (que la culture peut accroître), elles
demandent
à être déterminées par des habitudes acquises et par la réflexion.
Comment
cette détermination a-t-elle lieu dans les faits ? Il y entre de
nombreux
facteurs, dont les ressorts naturels d’action, des mécanismes
psychologiques
d’adaptation à l’environnement social et naturel, des délibérations
explicites, et enfin tous les dispositifs sociaux d’éducation et de
contrôle
des individus. Mais ce qui nous importe, c’est que cette détermination
concrète
qui s’exprime dans les mœurs et les lois des peuples, dans leur
religion
aussi, demeure arbitraire, même si elle peut être motivée de manière
plus ou
moins raisonnable, de sorte qu’elle n’abolit pas la liberté,
c’est-à-dire
la possibilité de réfléchir sur cette détermination, d’en faire la
critique, et d’élaborer d’autres règles de conduite, des plus
individuelles ou occasionnelles à celles qui prétendent à la valeur la
plus
universelle. A cause de cette liberté qui la conditionne, aucune morale
n’est
nécessaire, parce que, pratiquement, tout précepte moral est sujet à
être
enfreint et contesté, même s’il est largement accepté et suivi. C’est
pourquoi, afin de donner quelque force aux lois qu’ils veulent voir
respectées,
les peuples ne se contentent pas de les expliquer et de chercher à les
faire
comprendre, mais ils les inculquent par une forme d’éducation et de
dressage,
et les renforcent grandement par toutes sortes de récompenses et de
punitions,
dont les peines légales ne sont qu’une partie, et ils vont même, par
leurs
religions, jusqu’à inspirer aux esprits la terreur de terribles peines
et
l’espoir de merveilleuses récompenses imaginaires. Cet effort manifeste
deux
choses : premièrement, la grande difficulté d’imposer aux hommes
tel
code de conduite précis ; et deuxièmement, l’extrême importance
qu’on accorde à limiter la liberté des individus pour les soumettre à
une
certaine uniformité de mœurs. Le premier point nous rappelle que la
morale
demeure contingente et ne peut supprimer la liberté. Le second mérite
encore
notre réflexion.
Pourquoi faut-il que
les hommes se soumettent à des mœurs
communes, plutôt que de se confier à leur liberté et de se façonner
chacun
les habitudes et maximes qui leur conviennent ? Cette question
vise les
fondements de la morale des mœurs, puisqu’elle consiste à demander
quelle
est la motivation même de cette morale. Or la réponse n’est pas
difficile à
trouver, et chacun la sait et est capable de l’exprimer quand on lui
propose
l’hypothèse d’une société qui se débarrasserait des mœurs et de toutes
les obligations morales communes, c’est-à-dire aussi des lois. Ce
serait
alors l’anarchie, le chaos, la destruction de la société, et par suite
l’impossibilité de vivre en commun, voilà ce que n’importe qui répondra
aussitôt, même s’il ne saurait que répondre à notre question posée de
manière positive. Bref, la réponse positive, nous la tenons : la
morale
des mœurs doit permettre aux hommes de vivre en société. Elle adapte la
conduite des individus à la vie en société. C’est de la coordination
des
actions individuelles qu’il s’agit, et de l’élimination des actes
destructeurs de la coopération dans la société. La morale normative
trouve
son motif premier dans l’intérêt de la société, et par suite dans
l’intérêt
qu’ont les hommes à la vie sociale. La perspective de cette morale est
donc
toujours celle de la société, et en elle c’est cette perspective
sociale
qu’est invité à prendre l’individu lorsqu’il s’agit pour lui de
comprendre la valeur des normes morales. La morale des normes reste
relativement
indifférente face à l’intérêt propre de l’individu, sinon dans la
mesure
où celui-ci sert de point d’ancrage pour faire adopter ses normes. Au
mieux,
il faut que les individus comprennent bien qu’ils ont un intérêt à
vivre en
société, et par conséquent à respecter les conditions de réalisation
des
intérêts de la société. Et sinon, il faut que la société trouve le
moyen
de leur faire sentir qu’il est de leur intérêt de se soumettre à ces
normes
s’ils ne veulent pas en souffrir, par les punitions qu’on leur
infligera, et
qui n’ont précisément leur effet que parce qu’elles vont clairement à
l’encontre d’intérêts essentiels d’à peu près n’importe qui. C’est
pourquoi d’ailleurs les punitions mettent généralement en œuvre des
principes plus universels que les préceptes moraux qu’elles doivent
soutenir.
N’est-ce pas de là que
vient notre croyance habituelle
que la morale concerne toujours notre rapport à autrui ? En effet,
si dans
la morale, c’est la société qui exige de l’individu un comportement
réglé
de manière à l’adapter à la vie sociale, et à la vie de la société
précise
à laquelle il appartient, c’est bien l’exigence des autres qu’elle
représente
toujours dans la conscience individuelle ou dans le poids moral des
mœurs. Il
n’est donc pas étonnant que, lorsqu’on cherche à formuler ce type de
morale dans les maximes les plus universelles, on tombe sur des
formules qui
expriment cette exigence de respecter autrui. Ainsi, on pense pouvoir
résumer
cette morale à des préceptes tels que « ne fais pas à autrui ce
que tu
ne voudrais pas qu’il te fasse », « traite toujours les
autres
comme des fins, et non comme de simples moyens », « agis
selon les mêmes
règles que celles qui doivent s’imposer aux autres », « ne
réclame
pas de privilèges moraux », « mets-toi à la place des
autres »
ou « place-toi, pour juger de tes actions comme de celles des
autres, au
point de vue d’un tiers », « limite ta liberté de manière à
respecter celle d’autrui », « rends-toi utile à ta société, à
l’humanité », et ainsi de suite.
On pourrait penser que
la morale, pour remplir son office
de conformer les individus à la société, peut se contenter de régler
l’ensemble des actions qui ont un effet sur d’autres que l’agent, de
manière
à éviter les heurts, un peu comme on le fait pour la circulation
routière. En
effet, vu que l’homme est libre, et qu’il peut donc se conduire par des
décisions
découlant de ses délibérations, dans lesquelles il devra faire entrer
prioritairement les règles morales, il semble qu’il suffise de régler
les
actions elles-mêmes, sans avoir à transformer l’individu, qui, de par
sa
liberté, est déjà capable de suivre des règles une fois qu’il a décidé
de s’y soumettre. Et comme seules les actions susceptibles d’affecter
négativement
autrui sont problématiques, il semble qu’il suffise de soumettre
celles-ci à
la règle de la société, en laissant l’homme libre dans les autres. Or,
dans
les sociétés concrètes, on sait bien que les mœurs ne se maintiennent
pas
dans ces limites. On ne se contente pas de se fier à la liberté des
individus
pour suivre les règles, mais on les y dresse également par
l’inculcation
d’habitudes fortes, en n’inculquant pas seulement les habitudes
correspondant directement aux normes morales nécessaires pour
harmoniser les
actions des individus dans la société, mais également d’autres, qui
soutiennent les premières et aident à former des caractères obéissants.
D’autre part, les mœurs servent également à distinguer un peuple d’un
autre et à créer en lui le sentiment de solidarité, si bien qu’elles
régissent
de nombreuses actions par elles-mêmes non nuisibles à la société et
visent
à former des caractères non seulement compatibles avec la vie sociale,
mais
portant également l’empreinte d’un peuple particulier. Par là, la
morale
des mœurs pénètre profondément dans le domaine de la formation des
caractères,
même si son attention explicite, ses justifications théoriques, ses
élaborations
juridiques, sont tournées vers la régulation des seules actions.
Dans tous les cas, la
morale normative s’adresse à la
liberté de l’individu pour réclamer son obéissance à ses normes. Mais
plus
elle est ancrée dans la concrétude des mœurs, plus elle apparaît comme
cherchant à façonner le caractère des hommes selon une forme spécifique
à
un peuple et apte à l’y assimiler entièrement, tandis que, plus elle en
est
dégagée, exprimée dans une pure législation raisonnée, plus elle se
rapproche de règles d’action comprises comme les conditions générales
de la
vie sociale. Sans pouvoir atteindre leur pureté, elle semble devoir se
tenir
entre les deux extrêmes d’un façonnement entier du caractère, qui se
substitue à la liberté et rend l’action quasi-instinctive, et d'un pur
enseignement des règles d’action permettant de rendre compatibles les
libertés,
s’adressant à cette liberté même pour lui laisser le soin de les
suivre. Le
premier exigerait l’abolition de la liberté ou de la raison comme moyen
de
conduite, un abêtissement extrême, que la nature humaine ne supporte
pas tout
à fait, tandis que le second supposerait une sagesse universelle, aussi
bien au
sens où elle atteindrait les normes universelles dans leur vérité
incontestable, qu’au sens où elle s’étendrait à tous les hommes ou
presque. Se situant nécessairement entre les deux, la morale implique
donc bien
concrètement à la fois la reconnaissance de la liberté et la formation
du
caractère. Et par conséquent la transformation de soi, la
transformation de
l’homme par lui-même, individuellement ou socialement, est essentielle
à la
morale normative, prise dans sa concrétude, et non envisagée seulement
comme
une discipline théorique idéale abstraite.
Mais la morale
normative envisage cette transformation en
fonction de sa fin, qui est de rendre efficace l’obéissance concrète
aux règles
et d’adapter l’individu à la société. Si c’est bien une transformation
de l’homme par l’homme, une transformation générique, ou plutôt
collective, de soi, ce n’est pas par contre véritablement une
transformation
de l’individu par lui-même, une transformation de soi dans le sens plus
immédiat.
Au contraire, la possibilité même que l’individu se forme librement son
propre caractère est vue par la morale des mœurs comme le grand danger
qu’il
faut éviter en entreprenant de lui donner le caractère que la société
désire
lui voir, et qui, selon les cultures, laissera une marge plus ou moins
grande à
la liberté individuelle. Loin donc de se présenter aussitôt comme
complémentaires,
ces deux formations entrent en tension, et peuvent aller jusqu’à
s’opposer
tout à fait.
S’il est vrai que la
morale normative représente les
exigences de la société par rapport à l’individu, que celle-ci cherche
à
s’intégrer en adaptant ses manières d’agir à la vie sociale — et plus
précisément aussi à la vie de telle société particulière —, l’éthique
de la transformation de soi ne représente plus les exigences des
autres, mais
celles de l’agent lui-même. Seulement, quelles peuvent bien être ces
exigences ? La morale individuelle, en ce qu’elle vise uniquement
la vie
de l’individu, peut s’exprimer également sous la forme de certaines
règles
de conduite, destinées simplement à conformer en général les actions du
sujet aux exigences de sa survie et de son confort. La plupart de ces
règles
nous paraissent appartenir à une sorte de prudence naturelle, à un
ordre
technique, stratégique ou tactique, que nous hésitons à nommer moral,
habitués
à réserver ce terme pour les règles de la juste conduite à l’égard
d’autrui. En réalité, les règles diététiques, par exemple, ne sont pas
moins morales que celles qui régissent notre comportement à l’égard
d’autrui, si nous ne retenons plus ce rapport comme constitutif de la
morale,
et elles donnent lieu à l’ensemble des attitudes, formations
d’habitudes et
de mœurs, conflits de principes, perplexités d’application, remords et
ainsi
de suite que l’on trouve dans la morale à l’égard d’autrui, quoique
généralement,
avec un sens atténué de l’obligation, dans la mesure où la société ne
les
impose pas avec la même rigueur. Et l’on voit également apparaître dans
ces
disciplines individuelles, une certaine formation du caractère,
c’est-à-dire
une transformation de soi, destinée à permettre concrètement
l’application
constante des règles. Ici encore, cette transformation est secondaire,
s’il
s’agit seulement de permettre par là certaines actions nécessaires à la
survie et au bien-être de l’individu.
Mais l’éthique de la
transformation de soi qui nous intéresse
plus particulièrement est celle qui modifie la direction de l’attention
pour
la détourner de l’importance généralement accordée à la conformité des
actions et l’orienter vers cette transformation elle-même, une
orientation
par laquelle elle se dégage du primat des impératifs de la société et
des nécessités
de la survie pour se tourner vers le déploiement de la liberté
elle-même. Si
l’homme peut obéir à des règles, et acquérir les habitudes, les traits
de
caractère nécessaires à la constance concrète d’une telle obéissance,
c’est parce qu’il est libre ; libre premièrement de se fixer, de
manière
collective souvent, ces règles ; libre, secondement, de les
adopter en en
saisissant plus ou moins bien l’importance ; et libre,
troisièmement,
d’en concevoir d’autres et de refuser ou d’enfreindre celles qu’on lui
impose. Or, sur quoi s’appuie le jugement de l’homme qui envisage les
règles
de la morale normative pour les adopter, les rejeter ou en élaborer de
nouvelles ? Une réponse facile et évidente consiste à dire qu’il
se
tourne vers le bien, son bien et celui de l’humanité. Seulement, elle
ne nous
apprend rien, si nous ne rapportons pas ce bien à ce qui le constitue
comme
tel, à savoir les désirs qui tendent vers les choses, que, pour
signifier
qu’elles en sont justement les objets, nous disons bonnes. Évidemment,
il ne
faut pas réduire ces désirs eux-mêmes aux simples besoins de l’animal,
ce
qui reviendrait à évacuer de leur sphère la liberté. Autrement dit, il
faut
concevoir ces désirs comme pouvant être l’objet d’une réflexion et donc
d’une détermination libre. Mais la liberté n’existe-t-elle pas que dans
le
choix des actions, et non dans le choix des désirs eux-mêmes ? A
première
vue, il semble que ce soit le cas. Si nous choisissons telle manière
d’agir,
c’est pour réaliser nos désirs ; en revanche, nos désirs eux-mêmes
ne
sont pas les objets de notre choix, puisqu’ils sont du côté des
motivations
qui rendent le choix possible. Toutefois, en réalité, nous savons bien
que
nous pouvons, dans le but d’agir de façon conséquente, modifier
certains de
nos désirs eux-mêmes, en modifiant notre propre caractère, de telle
sorte par
exemple que le désir particulier que nous avions de tuer tous nos
adversaires
fasse place à un autre désir d’entrer en concurrence avec eux dans le
cadre
d’une large coopération. Collectivement ou individuellement, l’homme se
montre donc capable de se transformer en profondeur, jusqu’au niveau
même de
ses désirs, et par conséquent de délibérer aussi sur ce qu’il veut être
dans sa propre structure motivationnelle. Certes, ce choix de son
propre caractère
ne peut pas avoir lieu à partir de rien, et il faut qu’il soit motivé
également
par des désirs, et que par conséquent il existe en nous des désirs
d’avoir
des désirs, une réflexion sur ce que nous voulons être et une
transformation
corrélative de nous-mêmes.
Nous abordons ici un
autre niveau de la liberté, au-delà
de la détermination intentionnelle de nos actions qui est l’objet
principal
de la morale normative. Il s’agit maintenant de la liberté de nous
déterminer
nous-mêmes, c’est-à-dire non seulement de choisir, mais de nous donner
en
outre librement des principes de choix. Et c’est cette liberté qui nous
paraît
plus spécifiquement humaine, en tant qu’elle s’exerce dans la
détermination
de nos principes d’évaluation, et non seulement dans leur application.
A
première vue, on pourrait croire que la reconnaissance d’une telle
liberté
implique celle de la doctrine fantastique du libre arbitre, d’une
détermination
de la volonté par elle seule, sans aucune cause. Mais ce n’est pas le
cas
bien sûr. Il ne s’agit pas de prétendre que, lorsque nous voulons
modifier
nos désirs eux-mêmes, nous l’entreprenons sans cause ou motif, mais
nous
voulons dire au contraire que certains de nos désirs peuvent porter sur
d’autres et en entraîner la modification. Car pour que la liberté soit
présente
au sens où elle est impliquée par la morale, il suffit que nos
intentions
puissent être réfléchies, que dans cette réflexion nos motifs ou désirs
mêmes
puissent faire l’objet de délibérations et de décisions, même si tout
ce
processus est entièrement déterminé en ce sens que rien ne s’y passe
sans
cause. D’ailleurs l’expérience nous apprend suffisamment que la
plasticité
de l’homme n’est pas absolue, et qu’il ne peut pas devenir n’importe
quoi, pourvu qu’il le veuille, et cela justement parce qu’il ne peut
jamais
décider, agir et se modifier qu’à partir de ce qu’il est. Il n’empêche,
et c’est ce qui nous importe, que ces possibilités de modifications
sont indéfinies
dès l’instant que ces transformations de soi peuvent toucher aux
ressorts mêmes
qui les ont provoquées, de sorte que le système que nous sommes, ou
notre
caractère, évolue et acquiert de nouveaux moyens et de nouveaux motifs
de se
transformer encore.
Par cette sorte de
réflexion de la liberté qui caractérise
l’éthique de la transformation de soi, par opposition à la morale
normative,
la manière de se poser les problèmes est profondément changée et
devient
plus compliquée. Impossible maintenant de chercher une norme suprême
qui
pourrait être découverte théoriquement, en retrouvant dans ces morales
la fin
qui les guidait et leur servait de principe. Quand les normes expriment
avant
tout les exigences de la société à l’égard du comportement des
individus,
le théoricien de l’éthique part de quelque chose qui lui est donné
relativement objectivement, à savoir les mœurs présentes et celles que
nous
livre l’histoire. S’il s’agit de trouver les normes de la société dans
laquelle nous vivons, les nôtres tout simplement, elles sont inscrites
dans nos
lois et nos mœurs. S’il s’agit de découvrir quelques normes plus
universelles, elles sont également inscrites dans les lois et les mœurs
des
divers peuples que nous connaissons, ou du moins, nous pouvons tenter
de les
induire, à moins que nous ne préférions les déduire à partir des
conditions
générales de la vie en commun, c’est-à-dire de l’exigence la plus
générale
que les mœurs concrètes expriment. Mais il n’est pas possible, en
revanche,
de déterminer ainsi, théoriquement, des normes universelles qui
dirigeraient
la transformation de soi, lorsque celle-ci n’est pas simplement
subordonnée
à la morale des mœurs, comme un moyen d’en permettre la réalisation
concrète.
Car quelle est la fin de la transformation de soi quand c’est
l’individu
qui en ressent et développe l’exigence, sans que son seul but soit de
se
rendre plus apte à se conformer aux mœurs ? Cette fin est posée
par un désir
qui fait lui-même l’objet d’une réflexion éthique et peut se modifier à
travers elle. Impossible donc, ici, de la saisir pour en faire le point
fixe
auquel le raisonnement pourra s’attacher, puisque cette fin est sujette
à être
remise en cause dans le processus même que le premier désir a amorcé.
Dans ce rapport à une
fin instable, la transformation de
soi se révèle aussi distincte d’un autre objectif que se donne la
morale
individuelle, et qui peut paraître à première vue très proche, à savoir
la
découverte de soi. Très souvent, en effet, quand l’individu vise une
fin
morale étrangère à la morale normative et sociale, c’est vers l’idéal
d’une découverte de lui-même, de sa nature profonde, qu’il se tourne,
et
il s’efforce alors de se rapprocher autant que possible de sa nature
individuelle authentique, pour agir et sentir selon elle. Redevenir
vraiment
soi, être authentique en rejoignant sa nature originelle, être spontané
en
agissant à partir de motifs qui font partie de ce qu’on est
profondément,
voilà ce que vise cette morale de la découverte de soi, de
l’authenticité
ou de la spontanéité. En tant qu’elle ne cherche pas à conformer
l’individu à la norme sociale, mais tente au contraire d’en dégager
l’originalité pour en faire la source de ses sentiments et de son
comportement, elle se situe bien du côté de l’éthique de la
transformation
de soi qui nous intéresse. Et par cet aspect, ces deux options morales
peuvent
paraître très proches. Car toutes deux ont à envisager un développement
individuel pris lui-même pour fin, et toutes deux doivent donc se
soucier de
connaître l’individu en tant qu’il se distingue de l’être sociable que
la société fait de lui. Souvent d’ailleurs, la morale de l’authenticité
se tourne, de manière provisoire ou définitive, contre les normes de la
société,
conçues comme responsables d’avoir donné à l’individu un caractère
artificiel qui recouvre sa personnalité profonde et l’étouffe. Pour se
découvrir,
il faut donc défaire ce que la société a produit en nous, afin de
dégager
notre nature individuelle et de la libérer. De même, il faut dans cette
perspective que l’individu apprenne à agir selon d’autres motifs que
ceux
qu’imposent les mœurs, afin de retrouver la spontanéité que son
éducation
lui a fait perdre. Or, cette analyse de la transformation que la
société a
imposée aux individus et la libération par rapport aux mœurs sont bien
sûr
importantes aussi pour l’éthique de la transformation de soi. Mais le
but de
l’opération n’est pas le même de part et d’autre, puisque d’un côté,
il s’agit de retrouver une forme authentique originaire de l’individu,
tandis que de l’autre, il s’agit de transformer celui-ci en vue de le
perfectionner. Dans le premier cas, la fin est déjà donnée, quoique
cachée,
c’est le fondement naturel de notre individualité, tandis que, dans
l’autre, elle est à inventer, et non à retrouver. Il entre dans ces
deux
formes de morale des valeurs opposées, puisque l’une estime mauvaise
toute
transformation d’un donné naturel originaire, et condamne l’artifice,
tandis que l’autre se tourne au contraire vers les possibilités que
donne à
l’homme sa capacité de produire des êtres artificiels et de se créer
lui-même
dans une certaine mesure. Ainsi, par rapport à la société, la morale de
l’authenticité a un rapport essentiellement négatif, parce qu’elle
conçoit
les mœurs comme provoquant une perversion de notre nature, tandis que
l’éthique
de la transformation de soi valorise au contraire la formation du
caractère qui
nous vient de l’éducation, mais lui attribue une autre fin, à savoir
non pas
la simple adaptation sociale, mais le perfectionnement de l’individu.
Alors
que la morale de la découverte de soi voit la liberté dans la
spontanéité
d’une pure nature qui s’exprime immédiatement dans ses actes, l’éthique
de la transformation de soi comprend la liberté comme le moyen de
transformer
non seulement le monde, mais également soi-même, c’est-à-dire aussi le
propre fond de motivations de l’individu.
Or c’est ici que la
liberté manifeste le plus son caractère
imprévisible, et cela non pas parce qu’elle supposerait l’apparition de
décisions
non motivées, ou une rupture quelconque du déterminisme naturel, mais
parce
que les prémisses des raisonnements qu’il faut faire pour découvrir les
déterminations
effectives ne peuvent pas être obtenues avant que le progrès même de la
transformation de soi ne les ait fait apparaître. Cela n’empêche pas en
effet qu’après coup, ou au moment même où se prennent les décisions,
ces
motifs et leur déterminisme ne puissent être saisis aussi bien que
celui des
actions habituelles. Mais il faut nécessairement admettre, dans ce
processus,
une certaine opacité de son déroulement futur, et par conséquent
l’impossibilité d’y percevoir à l’avance une fin ultime. Impossible
même
de dire, en toute rigueur, s’il en existe une. Pour cela, il faudrait
s’y
trouver et pouvoir, de là, reconstituer toute la nécessité du processus
qui y
a conduit, ainsi que l’impossibilité de poursuivre la transformation
au-delà
du point atteint. C’est-à-dire que seul le sage peut comprendre tout à
fait
les véritables raisons qui le justifient totalement. Pour les autres,
pour ceux
qui visent encore une certaine sagesse qu’ils n’ont pas atteinte, il
leur
est impossible d’en comprendre à l’avance, théoriquement, la vérité. Et
cette impossibilité en tout cas est définitive, puisque ce qui
caractérise la
sagesse dont nous parlons, c’est qu’elle est concrète, pratique, et non
simplement théorique, de sorte qu’aucun progrès de la théorie sans le
processus pratique de transformation de soi ne permet de la saisir. On
pourrait
dire qu’elle ne se fait jamais connaître qu’à ceux qui l’expérimentent
réellement, même si, avant de la connaître, ils peuvent en avoir
quelque
avant-goût, encore incertain.
Cette situation choque
nos croyances, parce que nous avons
l’habitude de considérer que la connaissance est d’ordre théorique, que
la
théorie saisit la structure stable du monde et que les sciences se
distinguent
par le fait qu’elles permettent la prévision des événements, et qu’on
imagine qu’en principe ce pouvoir s’étend à toutes choses. Cependant,
le
phénomène que nous décrivons se retrouve même dans la sphère des
sciences,
en tant qu’on les considère elles-mêmes dans leur aspect pratique. Il
n’est pas vrai que la connaissance scientifique soit accessible
immédiatement
à tout le monde, comme on croit qu’elle l’est en principe. Il faut des
études
et des dons pour s’assimiler réellement, pratiquement ces
connaissances. Et
impossible à l’avance de prédire ce que l’on saura, sinon d’une manière
très floue. Surtout, la science qui porte sur toutes choses, ne peut
appliquer
rigoureusement sa méthode à elle-même, et prédire ce qu’elle va
devenir,
pas du moins tant qu’on l’estime capable de découvertes fondamentales,
voire de révolutions. En un sens, envisagées en elles-mêmes,
pratiquement,
les sciences actuelles sont engagées dans un processus de
transformation
d’elles-mêmes analogue à celui qui nous intéresse. Et dans cette
mesure, il
se pose également à leur égard le problème éthique de la transformation
de
soi, qui ne peut pas être abordé dans la simple perspective théorique,
à
laquelle elles restent attachées. (Si l’on se rend compte aujourd’hui
que
les sciences posent des problèmes moraux comme toute entreprise libre,
on les réduit
d’habitude, comme dans les éthiques appliquées, à ceux de la morale
sociale.) Mais, de manière plus intime, nous avons tous l’expérience de
l’impossibilité de maîtriser théoriquement la transformation de
nous-mêmes,
parce que, tous, nous avons été formés pour devenir ce que nous sommes,
et
que nous nous sommes tous transformés par conséquent. Et nous pouvons
bien
remarquer qu’il nous était impossible, dans notre enfance, de prévoir
et de
comprendre ce que nous sommes devenus, même si l’observation de la
société
nous donnait quelques repères pour imaginer et deviner vaguement notre
propre
évolution. Mais précisément, ces repères valent surtout pour la
formation
que nous avons reçue de la société, et beaucoup moins pour la formation
que
nous nous sommes donnée nous-même, dans la mesure où nous l’avons fait,
c’est-à-dire pour cette transformation de soi consciente qui est
l’objet de
notre réflexion éthique.
Si l’on fixe son
attention sur l’opacité de l’avenir
pour l’être qui se transforme, on peut en être impressionné et la voir
s’épaissir
au point de croire devoir se fier entièrement au hasard pour y
pénétrer. Mais
si nous ne pouvons rien connaître de ce que nous allons devenir et
penser une
fois modifiés intérieurement, n’est-ce pas toute ambition
d’entreprendre
notre transformation consciemment, à la lumière de la raison, qui est
illusoire ?
Étant donné cependant
que, dans ce processus de
transformation de soi, ce qui était l’avenir à une étape devient le
passé
pour celui qui l’a franchie, si bien qu’il est alors possible de
ressaisir
ce passé d’une manière objective, et que le sage se trouve en position
de réfléchir
sur son cheminement passé, de le comprendre par rapport à son
aboutissement,
d’en faire l’objet de sa critique, et de le rectifier idéalement en
découvrant
les règles qui permettraient à celui qui les suivrait de prendre par la
voie
la plus sûre, n’est-il pas possible d’éliminer cette opacité en faisant
de ce point de vue la référence de l’éthique de la transformation de
soi ?
Or, dans cette vision rétrospective, la situation paraît sensiblement
la même
que dans la morale normative, si ce n’est que la régulation des actions
a
pour fin la transformation de soi, et non plus l’inverse, de sorte que
ce sont
les exigences du perfectionnement individuel et non plus de
l’adaptation
sociale qui dominent. Dès ce moment, l’enseignement de la sagesse ne
paraît
plus poser d’autres problèmes fondamentaux que ceux de l’éducation aux
bonnes mœurs. Et en fait, n’est-ce pas ainsi que les choses se passent
dans
les sciences ? Nous avons vu qu’il n’était pas possible de prédire
le
progrès futur des sciences, et par conséquent les chercheurs ne peuvent
pas
savoir d’avance quelles recherches donneront des résultats décisifs. En
revanche, il est parfaitement possible d’enseigner la science actuelle
en
trouvant les moyens les plus efficaces d’y conduire sans parcourir les
méandres
de l’histoire des découvertes. Certes, pour la sagesse, il intervient
un
aspect essentiel d’opération sur soi chez celui qui s’y forme. Mais
pour
cela, les plus sages peuvent élaborer des techniques spécifiques, comme
le
sont par exemple celles du yoga ou des diverses écoles mystiques, où il
s’agit clairement de transformer l’élève en lui faisant suivre les
chemins
découverts, rectifiés et balisés par les plus sages.
Pourtant, même dans le
cas de l’enseignement des plus
sages, à travers des techniques mises au point parfois par toute une
tradition,
et destinées à la transformation des disciples, cette dernière semble
devoir
exiger des méthodes qu’on ne retrouve ni dans l’enseignement
scientifique,
ni dans l’éducation morale habituelle. En effet, dans la mesure où elle
est
essentielle, la transformation du disciple doit lui donner de nouvelles
capacités
de penser et de sentir qui ne sont pas un simple accroissement de
celles
qu’il a au départ. Il est donc impossible de lui enseigner la sagesse
dans le langage
propre des sages, tandis que l’éducation morale pour adapter l’individu
à
la société peut énoncer clairement les règles d’action à celui qui ne
les
connaît pas encore. Car dans l’enseignement de la morale normative, le
problème
est moins de faire saisir au novice le contenu de la règle, que de le
persuader
de l’importance de la suivre et de lui inculquer les dispositions
correspondantes. Dans les sciences, en revanche, la difficulté existe
dans une
certaine mesure. On sait qu’il n’est pas possible de placer l’élève
immédiatement
devant les travaux des savants. Il faut une progression dans
l’acquisition des
savoirs, les uns étant présupposés pour la compréhension des autres, de
sorte qu’il faut bien élaborer des niveaux de langage adaptés aux
différentes
étapes de l’éducation scientifique. Cependant, dans les études
scientifiques, à ce qu’il semble, c’est le même désir de connaître qui
motive toutes les études, et ce sont en principe les mêmes facultés
naturelles qui s’exercent d’une manière semblable tout au long de
l’apprentissage (même s’il faut aussi tenir compte du fait que, dans la
formation du chercheur, toute une formation morale spécifique a lieu).
Dans les
deux cas, comme nous l’avons vu, la fin est donnée d’avance, à savoir
le
bien reconnu de la société et la vérité théorique, ce qui n’est pas le
cas dans la formation à la sagesse, même lorsque la figure du sage peut
servir
de modèle et en ce sens de but. Car la sagesse du sage ne présente dans
la
figure de celui-ci qu’une apparence extérieure, qui, par hypothèse, ne
révèle
pas ce qu’elle est en soi à celui qui ne l’expérimente pas. Comment
donc
le sage doit-il s’exprimer dans son enseignement, s’il ne peut s’agir
pour
lui de dire, selon son expression adéquate, la vérité à laquelle il
veut
conduire, c’est-à-dire aussi les véritables principes de la vie du
sage ?
Il faut s’attendre à ce que ses discours aient un mode d’opération très
différent de celui du discours théorique ou de la morale normative.
Il est très fréquent,
dans de très nombreuses
traditions, que la recherche de la sagesse commence par celle d’un sage
duquel
on se fait disciple, et dont on suit la discipline, ou de maîtres plus
ou moins
avancés sur la voie de la sagesse, répartis dans diverses écoles ou
sectes,
et qui ont conservé, développé, codifié la discipline reçue des sages
fondateurs et sont devenus des experts de son enseignement. Dans ce
type de
formation, c’est souvent la figure même de tel sage qui attire les
disciples
et les incite à faire confiance à leurs maîtres. Ils savent que, dans
l’état
où ils se trouvent en tant que novices, ils ne peuvent comprendre ce
que les
exercices qu’ils feront les rendra ensuite aptes à connaître et à
vivre, et
dont l’image leur est donnée dans la figure des sages qu’ils veulent
imiter. Certes, rien ne leur interdit de juger à tout moment de
l’opportunité
de se lancer dans un tel apprentissage, ou de la valeur que leur paraît
avoir
celui qu’ils ont reçu. Mais, aussi longtemps qu’ils subissent l’attrait
de l’idéal de sagesse qu’ils poursuivent, ils croient que leur point de
vue, et le jugement qui y correspond, n’est pas le vrai, accessible au
seul
sage. Seulement, ne se pourrait-il pas que cette confiance elle-même ne
soit
pas toujours très sage, et qu’elle risque de jeter le disciple naïf
dans les
mains de trompeurs ? Or, par ce risque, l’opacité de l’avenir, que
le
disciple conjurait en se fiant à ceux qui connaissent déjà l’état visé
et
la voie qui y conduit, revient sous une nouvelle forme. Elle semble
donc bien inévitable
dans l’entreprise de transformation de soi.
De toute manière, si
nous concevons l’éthique de la
transformation de soi comme philosophique, l’abandon à l’enseignement
d’un maître qui en prenne toute la responsabilité, n’est pas possible.
Car, si la philosophie est recherche de la sagesse par la voie de la
pensée
critique, et également d’une sagesse qui soit elle-même philosophique,
et
qui soit également un accomplissement de cette pensée critique ou
libre, alors
en philosophie même le disciple doit prétendre à l’exercice le plus
autonome possible de son jugement et il ne peut se fier qu’à ce qu’il
juge
raisonnable de croire. Aussi n’échappe-il jamais aux paradoxes de la
démarche
d’une pensée libre qui se réfléchit elle-même pour se former en sachant
que c’est le résultat de son opération qui la justifiera vraiment, si
elle réussit,
mais qui ne dispose pour en juger que de concepts qu’elle modifiera et
en
viendra donc à invalider en tout ou en partie. Dans l’éthique de la
transformation de soi, on voit la raison jouer un rôle très différent
de
celui qu’on lui attribue généralement, à partir de la conception
normative,
à savoir celui de fixer et d’assurer, de refermer le champ des
possibles sur
ce qui est perçu comme certain ou comme le plus probable. Maintenant,
c’est
cette démarche réflexive qui ouvre au contraire indéfiniment ce champ
des
possibles, qui lance la pensée et le penseur dans la plus pure
aventure, bien
qu’elle ne cesse de s’exercer comme raison critique.
Ce risque encouru par
celui qui se lance dans une aventure
de transformation de lui-même, semble donc bien distinguer fortement ce
genre
d’éthique de la morale normative, où apparemment, c’est celui qui ne se
plie pas aux normes qui court le plus grand risque, sous la forme du
châtiment
de la société. Dans ces conditions, on peut se demander ce qui motive
et
justifie une initiative si risquée. Une première réponse s’impose,
parce
que la question, sous cette forme radicale, ne se pose pas. En effet,
le choix
ne nous est pas laissé d’éviter toute transformation de nous-mêmes.
Nous
avons vu que déjà la morale normative impliquait une telle
transformation pour
nous adapter à elle-même et à la société. Or, même si cette formation
de
notre caractère nous est imposée de l’extérieur, elle ne peut l’être
entièrement dans la mesure où nous sommes libres, et où toute morale
suppose
l’exercice de cette liberté. Cette formation que nous recevons, nous
devons
l’accepter aussi ou la refuser plus ou moins. Et même si nous faisons
confiance à la société, et nous reposons sur elle pour nous modeler
comme
elle le veut, cet abandon n’est jamais possible qu’en partie, parce que
les
mœurs ne sont jamais si contraignantes qu’elles règlent tous les
aspects de
la vie. Certes, on peut pour le reste se contenter à peu près des
règles de
la prudence en vue de la survie et du confort. Mais, à moins d’être
idiot,
il faut bien encore prendre soi-même la décision de se laisser mouler
ainsi le
plus passivement possible par la société et les exigences de ses
besoins. Et
il est vrai que notre liberté peut incliner vers une certaine pente où
elle
s’abandonne autant que possible pour laisser à l’environnement le soin
de
nous donner notre forme. Cette attitude est sans doute très favorisée
par le
fait qu’elle se présente comme la voie du moindre risque, celui-ci
disparaissant de la vue de ceux qui ont délégué leurs décisions morales
fondamentales. Et il semble d’ailleurs que ce soit le choix de la
plupart,
lorsqu’ils réduisent la morale au respect des mœurs.
Mais, outre qu’on
n’échappe pas à un danger pour
avoir placé sa sécurité en d’autres mains, il reste que le problème de
la
détermination libre de l’homme doit être résolu au plan collectif comme
au
plan individuel, et que cette solution implique toujours l’aventure de
la
transformation de soi. Car en réalité, dans la mesure où les mœurs sont
autre chose que les pures règles de la vie sociale en général, à savoir
également
celles de la vie particulière d’un peuple qui a ses propres
particularités
contingentes, les mœurs sont également pour une part l’œuvre de la
liberté,
qui n’a pas choisi uniquement la survie, mais qui a préféré à d’autres
un certain mode de vie collectif, et par conséquent aussi un certain
mode de
vie pour les individus. Car l’adaptation à la société par
l’intermédiaire
des morales normatives est, en même temps qu’exigence d’un comportement
social, en général, également intégration dans des mœurs particulières,
choix pour un peuple d’une manière d’être, d’un certain caractère, dans
lequel l’éducation moule les individus. Et ce caractère commun à un
peuple
est donc dû à une certaine transformation de soi qu’une communauté a
adoptée
et plus ou moins figée par ses mœurs. Ce qui apparaît évident à un
peuple,
et souvent fort étrange, voire incompréhensible à d’autres, n’est-ce
pas
précisément ce qui ne se comprend qu’à partir du point de vue devenu
accessible au seul terme d’une telle transformation à laquelle
l’éducation
et les mœurs soumettent les membres d’un peuple ? Or, en se fiant
à la
morale ambiante, à la sagesse des anciens et des contemporains, c’est
bien en
réalité à une telle détermination arbitraire ou libre en son principe
qu’on se soumet, et non à quelque loi naturelle, neutre ou objective.
Et même
le choix éventuel d’une société qui n’imposerait pour morale et lois
que
les pures règles de la vie en commun, en général, ou qui tenterait de
se
limiter le plus possible à cela, pour laisser le reste à la liberté des
individus, aurait par là choisi un mode de vie commun qui ne
réclamerait pas
moins la formation des caractères que celui des sociétés moins
libérales.
Et, comme une telle société donnerait la plus grande place à la liberté
des
individus, et réclamerait d’eux la capacité de se déterminer le plus
largement par eux-mêmes, non seulement dans leur action, mais dans la
formation
de leur caractère, on peut supposer qu’elle aurait pour condition un
développement
important de la philosophie en tant que celle-ci réclame et forme
justement la
libre pensée, la réflexion critique, et favorise une éthique de la
transformation de soi.
Il semble donc bien
que nos deux hypothèses se confirment,
et que l’éthique de la transformation de soi ne se confonde pas avec la
morale normative commune, d’une part, et d’autre part que cette
première éthique
ait un caractère plus fondamental que la seconde, qui la présuppose du
point
de vue moral. Il paraît tout à fait justifié par conséquent de
consacrer nos
efforts à traiter des problèmes que pose la transformation de soi prise
comme
un élément essentiel de l’éthique. Et notamment, nous avons vu qu’elle
pose le problème d’une forme de raisonnement qui ne suppose plus la
séparation
de la théorie et de la pratique, mais leur fusion au contraire, de
telle manière
que la liberté et la raison ne se distinguent plus non plus et ne
permettent
pas la régulation extérieure de l’une par l’autre. Tout ceci nous
place,
nous qui sommes par notre formation des théoriciens invétérés, face au
paradoxe d’une éthique apparaissant comme une discipline aventureuse,
qui
semble devoir se modifier au fur et à mesure que nous y progressons et
que nous
nous transformons nous-mêmes par ce progrès qui nous implique.
Comment aborder ces
problèmes ? Il semble que les
repères extérieurs doivent nous devenir inutiles, et qu’il ne reste
plus
qu’à se lancer à l’aventure. Et pourtant, la philosophie ou l’éthique
prétend pouvoir éclairer encore cette aventure, et si sa prétention
n’est
pas vaine, il doit y avoir des moyens de comprendre, même s’ils ne sont
pas
du même type que ceux dont nous avons l’habitude dans les disciplines
théoriques
ou dans les techniques qui en découlent. Impossible de nous fier
simplement à
des experts, qui nous offriraient un panorama de la situation, puisque
nous
avons vu que, si un tel panorama existait, ce ne serait que pour ceux
qui
auraient fait tout le chemin qui y conduit. Néanmoins, nous pouvons au
moins
tenter d’examiner certains textes de notre tradition philosophique qui
semblent développer une telle éthique, en gardant à l’esprit que, si
cette
éthique est bien telle qu’elle me paraît devoir être, ces œuvres ne
peuvent pas représenter simplement des exposés théoriques, mais doivent
être,
en même temps que des arguments en faveur de cette transformation de
soi, des
moyens de l’opérer, si bien que leur discours doit lui-même être
construit
selon des exigences autres que celles de l’exposé théorique, et obéir
donc
également à une autre logique. En tentant de nous impliquer dans une
telle
lecture, avertie de la possibilité qu’une autre logique, ou d’autres
logiques soient à l’œuvre, peut-être pourrons-nous nous faire quelque
idée
de ce qu’est concrètement une telle éthique de la transformation de
soi. Et
à partir de là, peut-être serons-nous préparés à aborder les divers
problèmes
que pose l’éthique ainsi comprise. On voit dès à présent que cette
éthique
doit avoir un aspect essentiel d’invention, de création, de telle
manière
qu’on n’y pénètre pas par une observation extérieure, sans s’engager
dans ce genre d’activité. Et c’est la raison pour laquelle je considère
ce
séminaire également comme un atelier philosophique.
Gilbert
Boss