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Éthique et transformation de soi

Automne 2002

Annonce

Le thème de ce séminaire est l’éthique envisagée comme un rapport à soi actif et effectif dans lequel s’opère une transformation de soi. D’habitude on considère l’éthique — selon l’étymologie commune des termes qu’on utilise pour la signifier, éthique, morale ou « Sittlichkeit » — comme une manière de se conformer à des mœurs et comme une réflexion sur les normes et les valeurs qu’elles impliquent. Dans cette conception, la morale apparaît essentiellement comme une question d’impératifs, de devoirs, de respect de certaines lois, de justice et d’appel à un idéal de justice. Ou bien elle se présente comme l’élaboration des règles permettant la réalisation d’une plus grande utilité sociale et individuelle et comme le calcul portant sur les moyens concrets de parvenir à cette utilité. Bref, dans une large mesure, on voit en l’individu un sujet achevé, complet en soi, placé devant une tâche relativement extérieure à lui-même. Et pourtant, il y a pour les philosophes une autre façon d’aborder la question de l’action, non plus en cherchant à quoi celle-ci doit se conformer, mais en se demandant comment peut s’accomplir une vie humaine. Par opposition à la question morale, on pourrait voir en celle-ci l’objet de la sagesse. Alors, vu qu’il ne s’agit plus de savoir simplement à quoi doivent se conformer nos actes, mais ce que nous pouvons devenir, il faut maintenant considérer le sujet comme foncièrement apte à être transformé par la philosophie, et cette dernière comme visant une telle transformation. Il s’agira donc d’analyser ces possibilités de la philosophie sous leurs divers aspects, et notamment en ce qui concerne leur actualisation pratique, où la philosophie se présente elle-même comme active.

Lectures :

1.

  • Nietzsche, Zarathoustra

  • Spinoza, L'éthique

2.

  • Georges Bataille, L'expérience intérieure

  • Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion

  • Gilbert Boss, Jeux de concepts

  • Hermann Hesse, Siddhartha

  • John Stuart Mill, De la liberté

  • Anne Staquet, La morale et ses fables; De l'éthique narrative à l'éthique de la souveraineté

  • Max Stirner, L'unique et sa propriété

 

Introduction

Thème

Ce séminaire sera consacré à l’étude des possibilités de concevoir l’éthique, non pas comme consistant essentiellement en un rapport à des règles de conduite auxquelles il faut conformer ses actes pour qu’ils soient bons, mais comme orientée en priorité vers la question de la transformation de soi. Les deux approches sont en effet bien distinctes, même si l’on peut penser que dans toute conception de la morale doivent intervenir aussi bien des normes qu’une certaine transformation de soi. Si l’on comprend, d’une façon générale, l’éthique comme une discipline visant à régler notre comportement en fonction de valeurs ou de normes, il semble bien qu’on doive y reconnaître ces deux aspects, d’une part les normes et règles plus particulières grâce auxquelles nos actions sont gouvernées et non laissées au caprices et au hasard, et d’autre part une forme de transformation de soi, indispensable dans la mesure où toute morale exige une certaine maîtrise de soi, et par conséquent une certaine formation à cette maîtrise, qui nous transforme au moins autant qu’il le faut pour nous permettre de dominer les côtés de notre nature qui nous pousseraient à agir à l’encontre des règles morales. Et il faut reconnaître que les morales normatives ne peuvent pas non plus envisager les actions isolément pour les régler directement, mais que, dans l’application concrète de ces morales, il se pose un problème d’éducation au respect des normes, et donc de formation d’habitudes convenant aux mœurs reconnues comme bonnes. Et l’on ne niera certes pas que l’acquisition ou le changement d’habitudes ne soit une transformation du caractère. Mais, dans cette perspective, la transformation n’est qu’accessoire, elle n’intervient que comme un moyen pratique de permettre le respect des règles qu’établit la morale, et c’est sur celles-ci que se concentre la pensée morale. Assurément, cette transformation des caractères que réclame à des degrés divers toute morale est déjà l’un des moments de notre question. On peut se demander ce que signifie concrètement pour la réflexion sur les normes le fait qu’une morale ne peut y correspondre pratiquement que par l’intermédiaire d’une éducation, et que par conséquent les normes n’ont pas d’efficacité par elles seules. Toutefois on peut aller plus loin et s’interroger sur la possibilité d’une éthique qui ne se pose pas la question de la transformation de soi à partir de la nécessité d’éduquer l’individu pour le rendre capable pratiquement de se conformer aux bonnes mœurs que définit la morale, mais qui prend directement pour fin la transformation de soi. Sans doute, ici encore, on pourra voir généralement apparaître des règles, qui devront permettre d’opérer méthodiquement ce genre de transformation. Mais c’est maintenant la transformation elle-même qui sera le but, et l’observation de règles, le moyen. Certes encore, il apparaîtra des buts qui dirigeront la transformation de soi, mais ces buts ne seront plus les normes des actions, en vue desquelles il faut que l’individu se transforme. C’est le passage d’une forme du sujet moral à une autre, jugée supérieure, qui deviendra maintenant le critère pour juger des actions qu’il lui convient de faire, et non l’inverse.

Vu que même la morale normative ne peut pas se passer d’une action sur l’individu pour le rendre apte à se conformer aux bonnes mœurs et lui donner le désir constant de le faire, aucune morale ne semble pouvoir négliger cet aspect dynamique qui lui est essentiel. En effet, les normes ne se réduisent jamais à de simples propositions qu’il s’agirait de connaître et de reconnaître comme décrivant un quelconque modèle d’action possible, et elles ne composent pas davantage un modèle théorique décrivant les mœurs des hommes telles qu’elles existent, ou telles qu’on pourrait les déduire nécessairement d’une supposée nature humaine. Il manque en effet à de telles propositions le caractère propre aux normes, à savoir l’appel ou l’exigence qu’elles doivent signifier pour inciter à agir ceux auxquels elles s’adressent. Le discours moral se caractérise par le fait qu’il doit comporter, dans une certaine mesure, une efficacité propre. Car, même si, dans la morale normative, le discours du philosophe peut paraître étranger à l’aspect concrètement pratique de la morale, limité à l’établissement de certaines conditions et règles théoriques de cette pratique, pour laisser à d’autres — les moralistes pratiques, si l’on veut, ou les éducateurs — le soin d’inculquer ces normes et de les rendre effectives dans la vie concrète des individus, il n’en reste pas moins que ces normes elles-mêmes doivent être comprises comme des exigences, et comme exerçant donc une forme de contrainte ou d’attraction sur l’esprit et la volonté de ceux qui les comprennent. Par conséquent, dans sa réflexion éthique, le philosophe ne manie pas des concepts passifs, qui se laissent disposer par l’esprit en diverses configurations pour produire un simple jugement logique chez ceux qui en prennent connaissance, mais ici, il lui faut, s’il veut penser des normes, les saisir en tant qu’elles entrent parmi les motivations possibles de ceux qui les connaissent. Car si l’éducation peut renforcer ces motifs moraux, il faut qu’ils soient également compris comme tels dans la spéculation qui les vise. C’est pourquoi, en établissant des normes, la philosophie se trouve avoir une action qui ne se limite pas au domaine des concepts purs, mais pénètre plus profondément dans les ressorts de l’action humaine. Et cela est plus évident encore lorsqu’il s’agit d’une éthique qui se conçoit comme sagesse et vise directement la transformation du sujet moral. A première vue, il ne semble pas exclu qu’intervienne ici aussi le travail d’un éducateur, comme dans la morale normative, pour rendre efficace par des exercices divers un discours qui n’aurait en soi que peu d’efficacité réelle. Il existe d’ailleurs divers exercices destinés à aider ou à opérer la transformation de soi, comme l’ascèse, le yoga, et d’autres régimes physiques et intellectuels. Peut-être même une certaine forme de sagesse peut-elle être acquise essentiellement par de tels exercices. Mais celle à laquelle se réfère la philosophie est plus intimement liée à la réflexion, à l’élaboration conceptuelle et à la pensée discursive, de telle sorte que son principal exercice, c’est précisément celui-là, celui de la réflexion philosophique elle-même. Dans ces conditions, on voit que la transformation de soi comme objet de l’éthique, comprise comme une discipline philosophique, ne peut avoir lieu que si la philosophie elle-même est une activité efficace, capable d’opérer cette transformation. Étant donné que l’opinion courante voit la pensée comme passive, sans effet concret, on peut donc se demander comment cette pensée philosophique doit être comprise pour comporter cet aspect d’action qui lui est nécessaire pour exercer sa fonction morale, en tant qu’amour de la sagesse.

Revenons à ce point de vue commun qui sépare la pensée de l’action, et qui effectue dans la morale des mœurs ou des normes une sorte de division, au moins provisoire, entre la réflexion théorique sur ces normes, d’une part, et les problèmes pratiques de leur application, d'autre part. Voyons comment se fait la séparation. D’un côté, une réflexion éthique, relativement pure ou indépendante de la pratique, tente de trouver les principes premiers des actions bonnes, de définir les normes les plus universelles et les règles plus particulières qui s’en déduisent, et de constituer ainsi un corps de doctrine qui se tient principalement au niveau de la norme, ou du droit, ou de ce qui doit ou devrait être. Elle définit ainsi l’exigence morale pour les hommes concrets, laissant la question de la réalisation de cette exigence à d’autres disciplines, dont celle de l’éducation. Quant à cette dernière, dans une telle conception, nous savons qu’elle a pour tâche de tenir compte des normes établies, et de trouver les moyens pratiques d’y rendre les gens conformes avec la plus grande efficacité. Mais comment, en réalité, une telle division des tâches serait-elle possible ? Car y a-t-il un sens à définir des normes qui ne pourraient être respectées par des hommes concrets ? Certes, on peut élaborer des idéaux, qui se situent au-delà de ce qu’il est possible d’atteindre ; mais c’est dans la mesure où, si idéaux soient-ils, ils peuvent être suffisamment approchés dans l’imagination pratique et la réalité, faute de quoi, ils n’exercent plus leur attirance et restent vains. D’autre part, les normes ne sont pas de simples idéaux, mais elles n’ont de sens que si elles sont appliquées réellement, et sont donc suivies concrètement par une part au moins des hommes, et que si elles sont supposées aptes à être suivies par presque tous. Car si elles se présentent comme des lois pour notre action, il faut qu’on puisse exiger leur respect. Or, de cette nécessité de concevoir les normes comme atteignables, il s’ensuit que les aspects pratiques concrets de la morale ne peuvent pas être ignorés du théoricien. Quant à l’éducation, peut-elle se contenter de prendre la forme d’un dressage, ou bien doit-elle comporter une tentative de faire comprendre la valeur des normes ? Dans ce dernier cas, il faut bien que la réflexion éthique en fasse partie, de sorte que, de ce côté aussi, le mélange réapparaît. Et si l’on considère l’éthique comme visant la transformation de soi, cette implication intime de la réflexion éthique et de sa pratique devient encore plus évidente. Il est vrai que l’exemple des techniques ascétiques destinées à transformer l’individu, peut laisser croire que s’applique également ici le schème d’une formation morale pratique soumettant la conduite des hommes à des règles, l’aspect de connaissance se limitant pour l’essentiel à l’explication de vérités supposées déjà établies. Mais dans la transformation opérée par la philosophie, il doit exister une part d’invention qui empêche définitivement la distinction entre l’activité de recherche théorique, d’un côté, et de l’autre l’activité d’enseignement et d’application. En effet, la philosophie prétend opérer par la réflexion et le discours rationnel eux-mêmes, et ceci, selon le mode que cette réflexion et ce discours prennent dans la pensée philosophique, en tant qu’elle vise à l’autonomie, et par conséquent soumet à la critique tout enseignement qui lui est étranger, pour n’accepter jamais rien qui n’ait subi son épreuve. Ceci signifie que dans la sagesse qui intéresse le philosophe, l’activité philosophique ne représente pas un moment préliminaire, une étape qui puisse être franchie et laissée derrière soi au moment de passer à la pratique, mais que l’activité philosophique, la réflexion sur ce qu’il s’agit d’accomplir, fait partie intégrante de cette sagesse. Et cela signifie aussi que l’éthique conçue comme liée à une activité de transformation de soi ne peut pas s’effectuer abstraitement, dans le domaine de la pure théorie, pour former les modèles d’une sagesse à laquelle elle resterait extérieure, mais qu’elle implique l’engagement dans cette transformation elle-même pour pouvoir développer sa réflexion et son discours. Elle est nécessairement une pratique qui se réfléchit et se modifie dans la pratique. Et c’est un caractère qui s’impose donc également à notre enquête.

Position du problème

Pour aborder la question de la transformation de soi en éthique, je vous propose de partir de la morale telle qu’elle est conçue généralement, afin de voir comment cette question peut venir s’y insérer et trouver sa justification dans les défauts de la conception habituelle.

Qu’est-ce que la morale telle qu’on la comprend généralement ? C’est évidemment une série de règles de conduite auxquelles chacun doit se conformer pour ne pas encourir le blâme de la société, voire de sa propre conscience. Les problèmes moraux habituels se greffent sur cette conception. On se demande par exemple si une action est vraiment conforme à la règle, ce que signifie telle règle, si telle autre règle existe ou non, si certaines règles entrent en conflit, comment on peut les rendre compatibles, quelle est l’extension de la validité des règles (si elles sont universelles ou restreintes à un pays, à certains milieux sociaux, à des fonctions sociales, etc.), d’où viennent les règles, qui a la charge d’en surveiller l’application, de punir et de récompenser, comment on en devient conscient ou comment on les inculque, quelle responsabilité exacte a celui qui échoue à les appliquer, si la bonne intention excuse l’acte non conforme, comment on peut réparer l’infraction et se remettre en accord avec l’ordre moral, etc. Dans cette perspective, l’attitude morale est celle de l’obéissance aux normes reconnues de la morale et par conséquent l’effort pour conformer ses actions à ce qu’elles exigent. Cela ne signifie d’ailleurs pas que cette vie morale ne demande qu’une conformité extérieure, qui ne poserait pas de problèmes intellectuels. Nous venons de citer toute une série de questions qui se posent dans cette conception de la morale, et qui conduisent à des conflits non limités à la théorie morale, mais affectant la pratique. Il n’est déjà pas toujours facile d’appliquer les règles aux situations particulières, qui demandent du jugement, ou une sorte de sensibilité aux aspects de la situation pertinents moralement. Il ne va pas toujours de soi qu’on sache quelle règle vaut vraiment, et il y a même dans certains cas des conflits entre des règles qu’on estime valoir parfaitement, mais qui réclament des actions contraires. Tous ces problèmes moraux ressemblent beaucoup à ceux qui font l’objet des débats des tribunaux. Et ce n’est pas étonnant, puisque la situation est la même, parce qu’il s’agit dans les deux cas de juger de la conformité d’actions par rapport à des règles ou lois. D’un côté comme de l’autre, il faut établir quelle est la loi, son domaine de validité, et la manière dont elle s’applique ou non aux cas concrets particuliers. Il n’est donc pas étonnant que la conscience morale, le principe du jugement moral en nous, puisse être conçu très naturellement comme une sorte de tribunal, qui examine les actions déjà faites, et qui s’étend, contrairement aux tribunaux réels normaux, aux idées des actions envisagées ou projetées. Et d’ailleurs l’obéissance aux normes de la morale et aux lois de son pays tend à être conçue comme étant à peu près la même. L’homme honnête est vu comme respectant les lois de son pays aussi bien que les normes morales. Et s’il y a parfois des conflits entre ces deux types de normes, c’est de la même manière qu’il peut y en avoir aussi entre les préceptes moraux eux-mêmes, ou entre des lois. Dans ces cas, parfois on donnera la préférence au précepte moral, parfois à la loi. La différence principale entre les deux est que les règles morales sont généralement conçues comme ayant une portée plus universelle que les lois positives, dont la validité est clairement limitée à l’intérieur des frontières des pays où elles sont en vigueur. Mais l’on sait aussi qu’il est difficile de savoir quel est le degré d’universalité de la morale, et que les diverses morales entrent fréquemment en conflit, de telle façon que les mœurs paraissent souvent aussi diverses que les peuples.

Pour les philosophes qui considèrent cet état de la morale, il se pose la question de savoir si, derrière cette diversité, il y a quelque morale universelle, que la raison pourrait dégager ou retrouver dans son origine, ou bien si les morales sont toujours relatives aux conditions des peuples, comme les lois positives. Certains croient pouvoir trouver le fondement universel de toutes les morales particulières. D’autres affirment au contraire le caractère empiriquement irréductible de cette diversité des mœurs. Dans cette dernière perspective, les raisons de l’existence de la morale ne peuvent se situer dans quelque principe moral absolu, universel, qui s’exprimerait sous la forme d’une loi ultime ou d’un impératif inconditionné. Car dans ce cas, dans une certaine mesure au moins, la diversité des mœurs ne serait plus qu’un phénomène de surface, et il resterait possible de la rapporter à son origine commune, d’en affirmer l’unité essentielle, voire de l’unifier progressivement dans ses manifestations et adaptations, et de la nier dans cette mesure. Or si les raisons pour lesquelles les diverses sociétés établissent des règles de conduite ne résident pas à leur tour dans une sorte de loi universelle, inscrite par exemple dans notre nature même, et dont nous pourrions tirer toutes les autres, en les adaptant aux circonstances, il faut les trouver ailleurs, dans les besoins et divers motifs que les hommes ont pu avoir à travers leur histoire de régir leurs comportements, et qui se ressembleront plus ou moins en fonction de la relative constance de la nature humaine et de la ressemblance générale des conditions de vie des hommes. En revanche, si les lois fondamentales sont inscrites en notre nature même, selon l’autre hypothèse, alors il faut qu’un autre être raisonnable les y ait inscrites pour notre bien, et se soit posé comme notre souverain, qui aurait voulu nous diriger en nous donnant des commandements et en exigeant notre obéissance. Un tel être est ce que nous nommons un dieu. Et il est habituel en effet que les religions lient la morale à la volonté des dieux, une tendance particulièrement marquée dans les religions monothéistes de notre tradition occidentale, dérivées de l’ancien judaïsme, dans lequel Dieu était précisément le roi qui donnait explicitement les lois à son peuple. Selon qu’on croit ou non à ces mythes, on attribuera vraiment les principes de toute la morale à une première révélation divine, extérieure ou intérieure, ou bien l’on verra au contraire dans les religions une tentative des hommes pour stabiliser un ordre moral par lui-même assez mouvant.

Que l’on choisisse l’hypothèse philosophique ou l’hypothèse religieuse, on attribue à la morale un mode d’action très distinct de celui des causes qui semblent gouverner la conduite des autres animaux que l’homme. En effet, s’il y a une différence frappante entre eux et nous, c’est précisément dans le fait qu’ils ne semblent pas avoir de morale dans notre sens, même s’il y a bien certaines mœurs qu’on peut découvrir chez eux, et qui différencient même certains groupes d’une même espèce — telle tribu de singes ayant ses traditions particulières, comme les oiseaux d’une certaine région peuvent avoir une tradition de chant propre, par exemple. Mais ces mœurs n’ont pas le développement qu’elles ont chez l’homme, elles ne peuvent pas prendre la forme de règles explicites, et ne donnent pas lieu, à ce degré extrême qu’on trouve parmi nous, à la préoccupation morale qui domine la vie humaine. Je ne prétends pas nier la présence de quelque forme de sens moral chez certains animaux, comme on le voit par le fait qu’ils manifestent parfois des sentiments de culpabilité — un phénomène observable d’ailleurs surtout chez les animaux domestiques dans leur relation aux hommes —, ce qui implique la conscience d’avoir enfreint quelque commandement — la plupart du temps, de leur maître humain (et en ce sens, l’homme est peut-être bien un dieu pour son chien, s’il lui révèle les rudiments moraux). Bref, comparés à nous, les autres animaux paraissent n’avoir pas de véritable sens de la morale, même si l’on peut les mener à obéir et à respecter quelques règles qu’on leur inculque, même s’ils peuvent se faire parfois obéir entre eux, parce qu’il n’y a pas chez eux de réflexion morale, d’élaboration de règles, de modification profonde de leur conduite, dans presque tous les domaines, par l’intervention de la conscience morale. Ce qui frappe donc dans la manière morale de se comporter, c’est que l’influence des mœurs sur les actes des hommes ne leur ôte pas la possibilité d’agir autrement, de désobéir à la norme, voire de se donner des règles qui s’y opposent.

Cette possibilité qu’a l’homme de se soumettre aux règles de la morale ou de les enfreindre, d’élaborer même de nouvelles règles, de changer de mœurs, d’en faire l’objet de sa critique, c’est ce que nous nommons habituellement la liberté. Or, en ce sens, tous les moralistes jugent la liberté essentielle à la morale, et ils estiment que la morale est précisément la manière dont le comportement d’êtres libres peut être réglé de façon à ce que l’ordre et la liberté se concilient. Cette régulation de la liberté, qui ne l’abolit pas, suppose pour agir l’approbation des règles par l’agent. Cette approbation n’est pas toujours explicite, elle est plus ou moins libre, en ce que des pressions plus ou moins fortes et concrètes s’exercent pour l’obtenir, mais elle est un élément essentiel de la régulation morale. C’est dire aussi que les mœurs ou les principes moraux ne sont jamais tout à fait contraignants et que, quels qu’ils soient, ils laissent à côté d’eux la place pour d’autres principes d’action concurrents, et aussi pour d’autres mœurs, et par conséquent pour d’autres morales, ainsi que nous le montre abondamment l’observation des hommes et des peuples.

Mais si la morale implique la liberté, inversement, la liberté appelle un mode de régulation morale du comportement. En effet, il est vrai que pour une part nos actions sont déterminées à divers degrés par notre nature, du fait que nous avons certains besoins, certains réflexes, certains sentiments qu’on peut dire innés, même s’ils ne sont pas pour autant toujours rigides et immuables, mais, en revanche, il est évident aussi que, pour une très large part (que la culture peut accroître), elles demandent à être déterminées par des habitudes acquises et par la réflexion. Comment cette détermination a-t-elle lieu dans les faits ? Il y entre de nombreux facteurs, dont les ressorts naturels d’action, des mécanismes psychologiques d’adaptation à l’environnement social et naturel, des délibérations explicites, et enfin tous les dispositifs sociaux d’éducation et de contrôle des individus. Mais ce qui nous importe, c’est que cette détermination concrète qui s’exprime dans les mœurs et les lois des peuples, dans leur religion aussi, demeure arbitraire, même si elle peut être motivée de manière plus ou moins raisonnable, de sorte qu’elle n’abolit pas la liberté, c’est-à-dire la possibilité de réfléchir sur cette détermination, d’en faire la critique, et d’élaborer d’autres règles de conduite, des plus individuelles ou occasionnelles à celles qui prétendent à la valeur la plus universelle. A cause de cette liberté qui la conditionne, aucune morale n’est nécessaire, parce que, pratiquement, tout précepte moral est sujet à être enfreint et contesté, même s’il est largement accepté et suivi. C’est pourquoi, afin de donner quelque force aux lois qu’ils veulent voir respectées, les peuples ne se contentent pas de les expliquer et de chercher à les faire comprendre, mais ils les inculquent par une forme d’éducation et de dressage, et les renforcent grandement par toutes sortes de récompenses et de punitions, dont les peines légales ne sont qu’une partie, et ils vont même, par leurs religions, jusqu’à inspirer aux esprits la terreur de terribles peines et l’espoir de merveilleuses récompenses imaginaires. Cet effort manifeste deux choses : premièrement, la grande difficulté d’imposer aux hommes tel code de conduite précis ; et deuxièmement, l’extrême importance qu’on accorde à limiter la liberté des individus pour les soumettre à une certaine uniformité de mœurs. Le premier point nous rappelle que la morale demeure contingente et ne peut supprimer la liberté. Le second mérite encore notre réflexion.

Pourquoi faut-il que les hommes se soumettent à des mœurs communes, plutôt que de se confier à leur liberté et de se façonner chacun les habitudes et maximes qui leur conviennent ? Cette question vise les fondements de la morale des mœurs, puisqu’elle consiste à demander quelle est la motivation même de cette morale. Or la réponse n’est pas difficile à trouver, et chacun la sait et est capable de l’exprimer quand on lui propose l’hypothèse d’une société qui se débarrasserait des mœurs et de toutes les obligations morales communes, c’est-à-dire aussi des lois. Ce serait alors l’anarchie, le chaos, la destruction de la société, et par suite l’impossibilité de vivre en commun, voilà ce que n’importe qui répondra aussitôt, même s’il ne saurait que répondre à notre question posée de manière positive. Bref, la réponse positive, nous la tenons : la morale des mœurs doit permettre aux hommes de vivre en société. Elle adapte la conduite des individus à la vie en société. C’est de la coordination des actions individuelles qu’il s’agit, et de l’élimination des actes destructeurs de la coopération dans la société. La morale normative trouve son motif premier dans l’intérêt de la société, et par suite dans l’intérêt qu’ont les hommes à la vie sociale. La perspective de cette morale est donc toujours celle de la société, et en elle c’est cette perspective sociale qu’est invité à prendre l’individu lorsqu’il s’agit pour lui de comprendre la valeur des normes morales. La morale des normes reste relativement indifférente face à l’intérêt propre de l’individu, sinon dans la mesure où celui-ci sert de point d’ancrage pour faire adopter ses normes. Au mieux, il faut que les individus comprennent bien qu’ils ont un intérêt à vivre en société, et par conséquent à respecter les conditions de réalisation des intérêts de la société. Et sinon, il faut que la société trouve le moyen de leur faire sentir qu’il est de leur intérêt de se soumettre à ces normes s’ils ne veulent pas en souffrir, par les punitions qu’on leur infligera, et qui n’ont précisément leur effet que parce qu’elles vont clairement à l’encontre d’intérêts essentiels d’à peu près n’importe qui. C’est pourquoi d’ailleurs les punitions mettent généralement en œuvre des principes plus universels que les préceptes moraux qu’elles doivent soutenir.

N’est-ce pas de là que vient notre croyance habituelle que la morale concerne toujours notre rapport à autrui ? En effet, si dans la morale, c’est la société qui exige de l’individu un comportement réglé de manière à l’adapter à la vie sociale, et à la vie de la société précise à laquelle il appartient, c’est bien l’exigence des autres qu’elle représente toujours dans la conscience individuelle ou dans le poids moral des mœurs. Il n’est donc pas étonnant que, lorsqu’on cherche à formuler ce type de morale dans les maximes les plus universelles, on tombe sur des formules qui expriment cette exigence de respecter autrui. Ainsi, on pense pouvoir résumer cette morale à des préceptes tels que « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse », « traite toujours les autres comme des fins, et non comme de simples moyens », « agis selon les mêmes règles que celles qui doivent s’imposer aux autres », « ne réclame pas de privilèges moraux », « mets-toi à la place des autres » ou « place-toi, pour juger de tes actions comme de celles des autres, au point de vue d’un tiers », « limite ta liberté de manière à respecter celle d’autrui », « rends-toi utile à ta société, à l’humanité », et ainsi de suite.

On pourrait penser que la morale, pour remplir son office de conformer les individus à la société, peut se contenter de régler l’ensemble des actions qui ont un effet sur d’autres que l’agent, de manière à éviter les heurts, un peu comme on le fait pour la circulation routière. En effet, vu que l’homme est libre, et qu’il peut donc se conduire par des décisions découlant de ses délibérations, dans lesquelles il devra faire entrer prioritairement les règles morales, il semble qu’il suffise de régler les actions elles-mêmes, sans avoir à transformer l’individu, qui, de par sa liberté, est déjà capable de suivre des règles une fois qu’il a décidé de s’y soumettre. Et comme seules les actions susceptibles d’affecter négativement autrui sont problématiques, il semble qu’il suffise de soumettre celles-ci à la règle de la société, en laissant l’homme libre dans les autres. Or, dans les sociétés concrètes, on sait bien que les mœurs ne se maintiennent pas dans ces limites. On ne se contente pas de se fier à la liberté des individus pour suivre les règles, mais on les y dresse également par l’inculcation d’habitudes fortes, en n’inculquant pas seulement les habitudes correspondant directement aux normes morales nécessaires pour harmoniser les actions des individus dans la société, mais également d’autres, qui soutiennent les premières et aident à former des caractères obéissants. D’autre part, les mœurs servent également à distinguer un peuple d’un autre et à créer en lui le sentiment de solidarité, si bien qu’elles régissent de nombreuses actions par elles-mêmes non nuisibles à la société et visent à former des caractères non seulement compatibles avec la vie sociale, mais portant également l’empreinte d’un peuple particulier. Par là, la morale des mœurs pénètre profondément dans le domaine de la formation des caractères, même si son attention explicite, ses justifications théoriques, ses élaborations juridiques, sont tournées vers la régulation des seules actions.

Dans tous les cas, la morale normative s’adresse à la liberté de l’individu pour réclamer son obéissance à ses normes. Mais plus elle est ancrée dans la concrétude des mœurs, plus elle apparaît comme cherchant à façonner le caractère des hommes selon une forme spécifique à un peuple et apte à l’y assimiler entièrement, tandis que, plus elle en est dégagée, exprimée dans une pure législation raisonnée, plus elle se rapproche de règles d’action comprises comme les conditions générales de la vie sociale. Sans pouvoir atteindre leur pureté, elle semble devoir se tenir entre les deux extrêmes d’un façonnement entier du caractère, qui se substitue à la liberté et rend l’action quasi-instinctive, et d'un pur enseignement des règles d’action permettant de rendre compatibles les libertés, s’adressant à cette liberté même pour lui laisser le soin de les suivre. Le premier exigerait l’abolition de la liberté ou de la raison comme moyen de conduite, un abêtissement extrême, que la nature humaine ne supporte pas tout à fait, tandis que le second supposerait une sagesse universelle, aussi bien au sens où elle atteindrait les normes universelles dans leur vérité incontestable, qu’au sens où elle s’étendrait à tous les hommes ou presque. Se situant nécessairement entre les deux, la morale implique donc bien concrètement à la fois la reconnaissance de la liberté et la formation du caractère. Et par conséquent la transformation de soi, la transformation de l’homme par lui-même, individuellement ou socialement, est essentielle à la morale normative, prise dans sa concrétude, et non envisagée seulement comme une discipline théorique idéale abstraite.

Mais la morale normative envisage cette transformation en fonction de sa fin, qui est de rendre efficace l’obéissance concrète aux règles et d’adapter l’individu à la société. Si c’est bien une transformation de l’homme par l’homme, une transformation générique, ou plutôt collective, de soi, ce n’est pas par contre véritablement une transformation de l’individu par lui-même, une transformation de soi dans le sens plus immédiat. Au contraire, la possibilité même que l’individu se forme librement son propre caractère est vue par la morale des mœurs comme le grand danger qu’il faut éviter en entreprenant de lui donner le caractère que la société désire lui voir, et qui, selon les cultures, laissera une marge plus ou moins grande à la liberté individuelle. Loin donc de se présenter aussitôt comme complémentaires, ces deux formations entrent en tension, et peuvent aller jusqu’à s’opposer tout à fait.

S’il est vrai que la morale normative représente les exigences de la société par rapport à l’individu, que celle-ci cherche à s’intégrer en adaptant ses manières d’agir à la vie sociale — et plus précisément aussi à la vie de telle société particulière —, l’éthique de la transformation de soi ne représente plus les exigences des autres, mais celles de l’agent lui-même. Seulement, quelles peuvent bien être ces exigences ? La morale individuelle, en ce qu’elle vise uniquement la vie de l’individu, peut s’exprimer également sous la forme de certaines règles de conduite, destinées simplement à conformer en général les actions du sujet aux exigences de sa survie et de son confort. La plupart de ces règles nous paraissent appartenir à une sorte de prudence naturelle, à un ordre technique, stratégique ou tactique, que nous hésitons à nommer moral, habitués à réserver ce terme pour les règles de la juste conduite à l’égard d’autrui. En réalité, les règles diététiques, par exemple, ne sont pas moins morales que celles qui régissent notre comportement à l’égard d’autrui, si nous ne retenons plus ce rapport comme constitutif de la morale, et elles donnent lieu à l’ensemble des attitudes, formations d’habitudes et de mœurs, conflits de principes, perplexités d’application, remords et ainsi de suite que l’on trouve dans la morale à l’égard d’autrui, quoique généralement, avec un sens atténué de l’obligation, dans la mesure où la société ne les impose pas avec la même rigueur. Et l’on voit également apparaître dans ces disciplines individuelles, une certaine formation du caractère, c’est-à-dire une transformation de soi, destinée à permettre concrètement l’application constante des règles. Ici encore, cette transformation est secondaire, s’il s’agit seulement de permettre par là certaines actions nécessaires à la survie et au bien-être de l’individu.

Mais l’éthique de la transformation de soi qui nous intéresse plus particulièrement est celle qui modifie la direction de l’attention pour la détourner de l’importance généralement accordée à la conformité des actions et l’orienter vers cette transformation elle-même, une orientation par laquelle elle se dégage du primat des impératifs de la société et des nécessités de la survie pour se tourner vers le déploiement de la liberté elle-même. Si l’homme peut obéir à des règles, et acquérir les habitudes, les traits de caractère nécessaires à la constance concrète d’une telle obéissance, c’est parce qu’il est libre ; libre premièrement de se fixer, de manière collective souvent, ces règles ; libre, secondement, de les adopter en en saisissant plus ou moins bien l’importance ; et libre, troisièmement, d’en concevoir d’autres et de refuser ou d’enfreindre celles qu’on lui impose. Or, sur quoi s’appuie le jugement de l’homme qui envisage les règles de la morale normative pour les adopter, les rejeter ou en élaborer de nouvelles ? Une réponse facile et évidente consiste à dire qu’il se tourne vers le bien, son bien et celui de l’humanité. Seulement, elle ne nous apprend rien, si nous ne rapportons pas ce bien à ce qui le constitue comme tel, à savoir les désirs qui tendent vers les choses, que, pour signifier qu’elles en sont justement les objets, nous disons bonnes. Évidemment, il ne faut pas réduire ces désirs eux-mêmes aux simples besoins de l’animal, ce qui reviendrait à évacuer de leur sphère la liberté. Autrement dit, il faut concevoir ces désirs comme pouvant être l’objet d’une réflexion et donc d’une détermination libre. Mais la liberté n’existe-t-elle pas que dans le choix des actions, et non dans le choix des désirs eux-mêmes ? A première vue, il semble que ce soit le cas. Si nous choisissons telle manière d’agir, c’est pour réaliser nos désirs ; en revanche, nos désirs eux-mêmes ne sont pas les objets de notre choix, puisqu’ils sont du côté des motivations qui rendent le choix possible. Toutefois, en réalité, nous savons bien que nous pouvons, dans le but d’agir de façon conséquente, modifier certains de nos désirs eux-mêmes, en modifiant notre propre caractère, de telle sorte par exemple que le désir particulier que nous avions de tuer tous nos adversaires fasse place à un autre désir d’entrer en concurrence avec eux dans le cadre d’une large coopération. Collectivement ou individuellement, l’homme se montre donc capable de se transformer en profondeur, jusqu’au niveau même de ses désirs, et par conséquent de délibérer aussi sur ce qu’il veut être dans sa propre structure motivationnelle. Certes, ce choix de son propre caractère ne peut pas avoir lieu à partir de rien, et il faut qu’il soit motivé également par des désirs, et que par conséquent il existe en nous des désirs d’avoir des désirs, une réflexion sur ce que nous voulons être et une transformation corrélative de nous-mêmes.

Nous abordons ici un autre niveau de la liberté, au-delà de la détermination intentionnelle de nos actions qui est l’objet principal de la morale normative. Il s’agit maintenant de la liberté de nous déterminer nous-mêmes, c’est-à-dire non seulement de choisir, mais de nous donner en outre librement des principes de choix. Et c’est cette liberté qui nous paraît plus spécifiquement humaine, en tant qu’elle s’exerce dans la détermination de nos principes d’évaluation, et non seulement dans leur application. A première vue, on pourrait croire que la reconnaissance d’une telle liberté implique celle de la doctrine fantastique du libre arbitre, d’une détermination de la volonté par elle seule, sans aucune cause. Mais ce n’est pas le cas bien sûr. Il ne s’agit pas de prétendre que, lorsque nous voulons modifier nos désirs eux-mêmes, nous l’entreprenons sans cause ou motif, mais nous voulons dire au contraire que certains de nos désirs peuvent porter sur d’autres et en entraîner la modification. Car pour que la liberté soit présente au sens où elle est impliquée par la morale, il suffit que nos intentions puissent être réfléchies, que dans cette réflexion nos motifs ou désirs mêmes puissent faire l’objet de délibérations et de décisions, même si tout ce processus est entièrement déterminé en ce sens que rien ne s’y passe sans cause. D’ailleurs l’expérience nous apprend suffisamment que la plasticité de l’homme n’est pas absolue, et qu’il ne peut pas devenir n’importe quoi, pourvu qu’il le veuille, et cela justement parce qu’il ne peut jamais décider, agir et se modifier qu’à partir de ce qu’il est. Il n’empêche, et c’est ce qui nous importe, que ces possibilités de modifications sont indéfinies dès l’instant que ces transformations de soi peuvent toucher aux ressorts mêmes qui les ont provoquées, de sorte que le système que nous sommes, ou notre caractère, évolue et acquiert de nouveaux moyens et de nouveaux motifs de se transformer encore.

Par cette sorte de réflexion de la liberté qui caractérise l’éthique de la transformation de soi, par opposition à la morale normative, la manière de se poser les problèmes est profondément changée et devient plus compliquée. Impossible maintenant de chercher une norme suprême qui pourrait être découverte théoriquement, en retrouvant dans ces morales la fin qui les guidait et leur servait de principe. Quand les normes expriment avant tout les exigences de la société à l’égard du comportement des individus, le théoricien de l’éthique part de quelque chose qui lui est donné relativement objectivement, à savoir les mœurs présentes et celles que nous livre l’histoire. S’il s’agit de trouver les normes de la société dans laquelle nous vivons, les nôtres tout simplement, elles sont inscrites dans nos lois et nos mœurs. S’il s’agit de découvrir quelques normes plus universelles, elles sont également inscrites dans les lois et les mœurs des divers peuples que nous connaissons, ou du moins, nous pouvons tenter de les induire, à moins que nous ne préférions les déduire à partir des conditions générales de la vie en commun, c’est-à-dire de l’exigence la plus générale que les mœurs concrètes expriment. Mais il n’est pas possible, en revanche, de déterminer ainsi, théoriquement, des normes universelles qui dirigeraient la transformation de soi, lorsque celle-ci n’est pas simplement subordonnée à la morale des mœurs, comme un moyen d’en permettre la réalisation concrète. Car quelle est la fin de la transformation de soi quand c’est l’individu qui en ressent et développe l’exigence, sans que son seul but soit de se rendre plus apte à se conformer aux mœurs ? Cette fin est posée par un désir qui fait lui-même l’objet d’une réflexion éthique et peut se modifier à travers elle. Impossible donc, ici, de la saisir pour en faire le point fixe auquel le raisonnement pourra s’attacher, puisque cette fin est sujette à être remise en cause dans le processus même que le premier désir a amorcé.

Dans ce rapport à une fin instable, la transformation de soi se révèle aussi distincte d’un autre objectif que se donne la morale individuelle, et qui peut paraître à première vue très proche, à savoir la découverte de soi. Très souvent, en effet, quand l’individu vise une fin morale étrangère à la morale normative et sociale, c’est vers l’idéal d’une découverte de lui-même, de sa nature profonde, qu’il se tourne, et il s’efforce alors de se rapprocher autant que possible de sa nature individuelle authentique, pour agir et sentir selon elle. Redevenir vraiment soi, être authentique en rejoignant sa nature originelle, être spontané en agissant à partir de motifs qui font partie de ce qu’on est profondément, voilà ce que vise cette morale de la découverte de soi, de l’authenticité ou de la spontanéité. En tant qu’elle ne cherche pas à conformer l’individu à la norme sociale, mais tente au contraire d’en dégager l’originalité pour en faire la source de ses sentiments et de son comportement, elle se situe bien du côté de l’éthique de la transformation de soi qui nous intéresse. Et par cet aspect, ces deux options morales peuvent paraître très proches. Car toutes deux ont à envisager un développement individuel pris lui-même pour fin, et toutes deux doivent donc se soucier de connaître l’individu en tant qu’il se distingue de l’être sociable que la société fait de lui. Souvent d’ailleurs, la morale de l’authenticité se tourne, de manière provisoire ou définitive, contre les normes de la société, conçues comme responsables d’avoir donné à l’individu un caractère artificiel qui recouvre sa personnalité profonde et l’étouffe. Pour se découvrir, il faut donc défaire ce que la société a produit en nous, afin de dégager notre nature individuelle et de la libérer. De même, il faut dans cette perspective que l’individu apprenne à agir selon d’autres motifs que ceux qu’imposent les mœurs, afin de retrouver la spontanéité que son éducation lui a fait perdre. Or, cette analyse de la transformation que la société a imposée aux individus et la libération par rapport aux mœurs sont bien sûr importantes aussi pour l’éthique de la transformation de soi. Mais le but de l’opération n’est pas le même de part et d’autre, puisque d’un côté, il s’agit de retrouver une forme authentique originaire de l’individu, tandis que de l’autre, il s’agit de transformer celui-ci en vue de le perfectionner. Dans le premier cas, la fin est déjà donnée, quoique cachée, c’est le fondement naturel de notre individualité, tandis que, dans l’autre, elle est à inventer, et non à retrouver. Il entre dans ces deux formes de morale des valeurs opposées, puisque l’une estime mauvaise toute transformation d’un donné naturel originaire, et condamne l’artifice, tandis que l’autre se tourne au contraire vers les possibilités que donne à l’homme sa capacité de produire des êtres artificiels et de se créer lui-même dans une certaine mesure. Ainsi, par rapport à la société, la morale de l’authenticité a un rapport essentiellement négatif, parce qu’elle conçoit les mœurs comme provoquant une perversion de notre nature, tandis que l’éthique de la transformation de soi valorise au contraire la formation du caractère qui nous vient de l’éducation, mais lui attribue une autre fin, à savoir non pas la simple adaptation sociale, mais le perfectionnement de l’individu. Alors que la morale de la découverte de soi voit la liberté dans la spontanéité d’une pure nature qui s’exprime immédiatement dans ses actes, l’éthique de la transformation de soi comprend la liberté comme le moyen de transformer non seulement le monde, mais également soi-même, c’est-à-dire aussi le propre fond de motivations de l’individu.

Or c’est ici que la liberté manifeste le plus son caractère imprévisible, et cela non pas parce qu’elle supposerait l’apparition de décisions non motivées, ou une rupture quelconque du déterminisme naturel, mais parce que les prémisses des raisonnements qu’il faut faire pour découvrir les déterminations effectives ne peuvent pas être obtenues avant que le progrès même de la transformation de soi ne les ait fait apparaître. Cela n’empêche pas en effet qu’après coup, ou au moment même où se prennent les décisions, ces motifs et leur déterminisme ne puissent être saisis aussi bien que celui des actions habituelles. Mais il faut nécessairement admettre, dans ce processus, une certaine opacité de son déroulement futur, et par conséquent l’impossibilité d’y percevoir à l’avance une fin ultime. Impossible même de dire, en toute rigueur, s’il en existe une. Pour cela, il faudrait s’y trouver et pouvoir, de là, reconstituer toute la nécessité du processus qui y a conduit, ainsi que l’impossibilité de poursuivre la transformation au-delà du point atteint. C’est-à-dire que seul le sage peut comprendre tout à fait les véritables raisons qui le justifient totalement. Pour les autres, pour ceux qui visent encore une certaine sagesse qu’ils n’ont pas atteinte, il leur est impossible d’en comprendre à l’avance, théoriquement, la vérité. Et cette impossibilité en tout cas est définitive, puisque ce qui caractérise la sagesse dont nous parlons, c’est qu’elle est concrète, pratique, et non simplement théorique, de sorte qu’aucun progrès de la théorie sans le processus pratique de transformation de soi ne permet de la saisir. On pourrait dire qu’elle ne se fait jamais connaître qu’à ceux qui l’expérimentent réellement, même si, avant de la connaître, ils peuvent en avoir quelque avant-goût, encore incertain.

Cette situation choque nos croyances, parce que nous avons l’habitude de considérer que la connaissance est d’ordre théorique, que la théorie saisit la structure stable du monde et que les sciences se distinguent par le fait qu’elles permettent la prévision des événements, et qu’on imagine qu’en principe ce pouvoir s’étend à toutes choses. Cependant, le phénomène que nous décrivons se retrouve même dans la sphère des sciences, en tant qu’on les considère elles-mêmes dans leur aspect pratique. Il n’est pas vrai que la connaissance scientifique soit accessible immédiatement à tout le monde, comme on croit qu’elle l’est en principe. Il faut des études et des dons pour s’assimiler réellement, pratiquement ces connaissances. Et impossible à l’avance de prédire ce que l’on saura, sinon d’une manière très floue. Surtout, la science qui porte sur toutes choses, ne peut appliquer rigoureusement sa méthode à elle-même, et prédire ce qu’elle va devenir, pas du moins tant qu’on l’estime capable de découvertes fondamentales, voire de révolutions. En un sens, envisagées en elles-mêmes, pratiquement, les sciences actuelles sont engagées dans un processus de transformation d’elles-mêmes analogue à celui qui nous intéresse. Et dans cette mesure, il se pose également à leur égard le problème éthique de la transformation de soi, qui ne peut pas être abordé dans la simple perspective théorique, à laquelle elles restent attachées. (Si l’on se rend compte aujourd’hui que les sciences posent des problèmes moraux comme toute entreprise libre, on les réduit d’habitude, comme dans les éthiques appliquées, à ceux de la morale sociale.) Mais, de manière plus intime, nous avons tous l’expérience de l’impossibilité de maîtriser théoriquement la transformation de nous-mêmes, parce que, tous, nous avons été formés pour devenir ce que nous sommes, et que nous nous sommes tous transformés par conséquent. Et nous pouvons bien remarquer qu’il nous était impossible, dans notre enfance, de prévoir et de comprendre ce que nous sommes devenus, même si l’observation de la société nous donnait quelques repères pour imaginer et deviner vaguement notre propre évolution. Mais précisément, ces repères valent surtout pour la formation que nous avons reçue de la société, et beaucoup moins pour la formation que nous nous sommes donnée nous-même, dans la mesure où nous l’avons fait, c’est-à-dire pour cette transformation de soi consciente qui est l’objet de notre réflexion éthique.

Si l’on fixe son attention sur l’opacité de l’avenir pour l’être qui se transforme, on peut en être impressionné et la voir s’épaissir au point de croire devoir se fier entièrement au hasard pour y pénétrer. Mais si nous ne pouvons rien connaître de ce que nous allons devenir et penser une fois modifiés intérieurement, n’est-ce pas toute ambition d’entreprendre notre transformation consciemment, à la lumière de la raison, qui est illusoire ?

Étant donné cependant que, dans ce processus de transformation de soi, ce qui était l’avenir à une étape devient le passé pour celui qui l’a franchie, si bien qu’il est alors possible de ressaisir ce passé d’une manière objective, et que le sage se trouve en position de réfléchir sur son cheminement passé, de le comprendre par rapport à son aboutissement, d’en faire l’objet de sa critique, et de le rectifier idéalement en découvrant les règles qui permettraient à celui qui les suivrait de prendre par la voie la plus sûre, n’est-il pas possible d’éliminer cette opacité en faisant de ce point de vue la référence de l’éthique de la transformation de soi ? Or, dans cette vision rétrospective, la situation paraît sensiblement la même que dans la morale normative, si ce n’est que la régulation des actions a pour fin la transformation de soi, et non plus l’inverse, de sorte que ce sont les exigences du perfectionnement individuel et non plus de l’adaptation sociale qui dominent. Dès ce moment, l’enseignement de la sagesse ne paraît plus poser d’autres problèmes fondamentaux que ceux de l’éducation aux bonnes mœurs. Et en fait, n’est-ce pas ainsi que les choses se passent dans les sciences ? Nous avons vu qu’il n’était pas possible de prédire le progrès futur des sciences, et par conséquent les chercheurs ne peuvent pas savoir d’avance quelles recherches donneront des résultats décisifs. En revanche, il est parfaitement possible d’enseigner la science actuelle en trouvant les moyens les plus efficaces d’y conduire sans parcourir les méandres de l’histoire des découvertes. Certes, pour la sagesse, il intervient un aspect essentiel d’opération sur soi chez celui qui s’y forme. Mais pour cela, les plus sages peuvent élaborer des techniques spécifiques, comme le sont par exemple celles du yoga ou des diverses écoles mystiques, où il s’agit clairement de transformer l’élève en lui faisant suivre les chemins découverts, rectifiés et balisés par les plus sages.

Pourtant, même dans le cas de l’enseignement des plus sages, à travers des techniques mises au point parfois par toute une tradition, et destinées à la transformation des disciples, cette dernière semble devoir exiger des méthodes qu’on ne retrouve ni dans l’enseignement scientifique, ni dans l’éducation morale habituelle. En effet, dans la mesure où elle est essentielle, la transformation du disciple doit lui donner de nouvelles capacités de penser et de sentir qui ne sont pas un simple accroissement de celles qu’il a au départ. Il est donc impossible de lui enseigner la sagesse dans le langage propre des sages, tandis que l’éducation morale pour adapter l’individu à la société peut énoncer clairement les règles d’action à celui qui ne les connaît pas encore. Car dans l’enseignement de la morale normative, le problème est moins de faire saisir au novice le contenu de la règle, que de le persuader de l’importance de la suivre et de lui inculquer les dispositions correspondantes. Dans les sciences, en revanche, la difficulté existe dans une certaine mesure. On sait qu’il n’est pas possible de placer l’élève immédiatement devant les travaux des savants. Il faut une progression dans l’acquisition des savoirs, les uns étant présupposés pour la compréhension des autres, de sorte qu’il faut bien élaborer des niveaux de langage adaptés aux différentes étapes de l’éducation scientifique. Cependant, dans les études scientifiques, à ce qu’il semble, c’est le même désir de connaître qui motive toutes les études, et ce sont en principe les mêmes facultés naturelles qui s’exercent d’une manière semblable tout au long de l’apprentissage (même s’il faut aussi tenir compte du fait que, dans la formation du chercheur, toute une formation morale spécifique a lieu). Dans les deux cas, comme nous l’avons vu, la fin est donnée d’avance, à savoir le bien reconnu de la société et la vérité théorique, ce qui n’est pas le cas dans la formation à la sagesse, même lorsque la figure du sage peut servir de modèle et en ce sens de but. Car la sagesse du sage ne présente dans la figure de celui-ci qu’une apparence extérieure, qui, par hypothèse, ne révèle pas ce qu’elle est en soi à celui qui ne l’expérimente pas. Comment donc le sage doit-il s’exprimer dans son enseignement, s’il ne peut s’agir pour lui de dire, selon son expression adéquate, la vérité à laquelle il veut conduire, c’est-à-dire aussi les véritables principes de la vie du sage ? Il faut s’attendre à ce que ses discours aient un mode d’opération très différent de celui du discours théorique ou de la morale normative.

Il est très fréquent, dans de très nombreuses traditions, que la recherche de la sagesse commence par celle d’un sage duquel on se fait disciple, et dont on suit la discipline, ou de maîtres plus ou moins avancés sur la voie de la sagesse, répartis dans diverses écoles ou sectes, et qui ont conservé, développé, codifié la discipline reçue des sages fondateurs et sont devenus des experts de son enseignement. Dans ce type de formation, c’est souvent la figure même de tel sage qui attire les disciples et les incite à faire confiance à leurs maîtres. Ils savent que, dans l’état où ils se trouvent en tant que novices, ils ne peuvent comprendre ce que les exercices qu’ils feront les rendra ensuite aptes à connaître et à vivre, et dont l’image leur est donnée dans la figure des sages qu’ils veulent imiter. Certes, rien ne leur interdit de juger à tout moment de l’opportunité de se lancer dans un tel apprentissage, ou de la valeur que leur paraît avoir celui qu’ils ont reçu. Mais, aussi longtemps qu’ils subissent l’attrait de l’idéal de sagesse qu’ils poursuivent, ils croient que leur point de vue, et le jugement qui y correspond, n’est pas le vrai, accessible au seul sage. Seulement, ne se pourrait-il pas que cette confiance elle-même ne soit pas toujours très sage, et qu’elle risque de jeter le disciple naïf dans les mains de trompeurs ? Or, par ce risque, l’opacité de l’avenir, que le disciple conjurait en se fiant à ceux qui connaissent déjà l’état visé et la voie qui y conduit, revient sous une nouvelle forme. Elle semble donc bien inévitable dans l’entreprise de transformation de soi.

De toute manière, si nous concevons l’éthique de la transformation de soi comme philosophique, l’abandon à l’enseignement d’un maître qui en prenne toute la responsabilité, n’est pas possible. Car, si la philosophie est recherche de la sagesse par la voie de la pensée critique, et également d’une sagesse qui soit elle-même philosophique, et qui soit également un accomplissement de cette pensée critique ou libre, alors en philosophie même le disciple doit prétendre à l’exercice le plus autonome possible de son jugement et il ne peut se fier qu’à ce qu’il juge raisonnable de croire. Aussi n’échappe-il jamais aux paradoxes de la démarche d’une pensée libre qui se réfléchit elle-même pour se former en sachant que c’est le résultat de son opération qui la justifiera vraiment, si elle réussit, mais qui ne dispose pour en juger que de concepts qu’elle modifiera et en viendra donc à invalider en tout ou en partie. Dans l’éthique de la transformation de soi, on voit la raison jouer un rôle très différent de celui qu’on lui attribue généralement, à partir de la conception normative, à savoir celui de fixer et d’assurer, de refermer le champ des possibles sur ce qui est perçu comme certain ou comme le plus probable. Maintenant, c’est cette démarche réflexive qui ouvre au contraire indéfiniment ce champ des possibles, qui lance la pensée et le penseur dans la plus pure aventure, bien qu’elle ne cesse de s’exercer comme raison critique.

Ce risque encouru par celui qui se lance dans une aventure de transformation de lui-même, semble donc bien distinguer fortement ce genre d’éthique de la morale normative, où apparemment, c’est celui qui ne se plie pas aux normes qui court le plus grand risque, sous la forme du châtiment de la société. Dans ces conditions, on peut se demander ce qui motive et justifie une initiative si risquée. Une première réponse s’impose, parce que la question, sous cette forme radicale, ne se pose pas. En effet, le choix ne nous est pas laissé d’éviter toute transformation de nous-mêmes. Nous avons vu que déjà la morale normative impliquait une telle transformation pour nous adapter à elle-même et à la société. Or, même si cette formation de notre caractère nous est imposée de l’extérieur, elle ne peut l’être entièrement dans la mesure où nous sommes libres, et où toute morale suppose l’exercice de cette liberté. Cette formation que nous recevons, nous devons l’accepter aussi ou la refuser plus ou moins. Et même si nous faisons confiance à la société, et nous reposons sur elle pour nous modeler comme elle le veut, cet abandon n’est jamais possible qu’en partie, parce que les mœurs ne sont jamais si contraignantes qu’elles règlent tous les aspects de la vie. Certes, on peut pour le reste se contenter à peu près des règles de la prudence en vue de la survie et du confort. Mais, à moins d’être idiot, il faut bien encore prendre soi-même la décision de se laisser mouler ainsi le plus passivement possible par la société et les exigences de ses besoins. Et il est vrai que notre liberté peut incliner vers une certaine pente où elle s’abandonne autant que possible pour laisser à l’environnement le soin de nous donner notre forme. Cette attitude est sans doute très favorisée par le fait qu’elle se présente comme la voie du moindre risque, celui-ci disparaissant de la vue de ceux qui ont délégué leurs décisions morales fondamentales. Et il semble d’ailleurs que ce soit le choix de la plupart, lorsqu’ils réduisent la morale au respect des mœurs.

Mais, outre qu’on n’échappe pas à un danger pour avoir placé sa sécurité en d’autres mains, il reste que le problème de la détermination libre de l’homme doit être résolu au plan collectif comme au plan individuel, et que cette solution implique toujours l’aventure de la transformation de soi. Car en réalité, dans la mesure où les mœurs sont autre chose que les pures règles de la vie sociale en général, à savoir également celles de la vie particulière d’un peuple qui a ses propres particularités contingentes, les mœurs sont également pour une part l’œuvre de la liberté, qui n’a pas choisi uniquement la survie, mais qui a préféré à d’autres un certain mode de vie collectif, et par conséquent aussi un certain mode de vie pour les individus. Car l’adaptation à la société par l’intermédiaire des morales normatives est, en même temps qu’exigence d’un comportement social, en général, également intégration dans des mœurs particulières, choix pour un peuple d’une manière d’être, d’un certain caractère, dans lequel l’éducation moule les individus. Et ce caractère commun à un peuple est donc dû à une certaine transformation de soi qu’une communauté a adoptée et plus ou moins figée par ses mœurs. Ce qui apparaît évident à un peuple, et souvent fort étrange, voire incompréhensible à d’autres, n’est-ce pas précisément ce qui ne se comprend qu’à partir du point de vue devenu accessible au seul terme d’une telle transformation à laquelle l’éducation et les mœurs soumettent les membres d’un peuple ? Or, en se fiant à la morale ambiante, à la sagesse des anciens et des contemporains, c’est bien en réalité à une telle détermination arbitraire ou libre en son principe qu’on se soumet, et non à quelque loi naturelle, neutre ou objective. Et même le choix éventuel d’une société qui n’imposerait pour morale et lois que les pures règles de la vie en commun, en général, ou qui tenterait de se limiter le plus possible à cela, pour laisser le reste à la liberté des individus, aurait par là choisi un mode de vie commun qui ne réclamerait pas moins la formation des caractères que celui des sociétés moins libérales. Et, comme une telle société donnerait la plus grande place à la liberté des individus, et réclamerait d’eux la capacité de se déterminer le plus largement par eux-mêmes, non seulement dans leur action, mais dans la formation de leur caractère, on peut supposer qu’elle aurait pour condition un développement important de la philosophie en tant que celle-ci réclame et forme justement la libre pensée, la réflexion critique, et favorise une éthique de la transformation de soi.

Il semble donc bien que nos deux hypothèses se confirment, et que l’éthique de la transformation de soi ne se confonde pas avec la morale normative commune, d’une part, et d’autre part que cette première éthique ait un caractère plus fondamental que la seconde, qui la présuppose du point de vue moral. Il paraît tout à fait justifié par conséquent de consacrer nos efforts à traiter des problèmes que pose la transformation de soi prise comme un élément essentiel de l’éthique. Et notamment, nous avons vu qu’elle pose le problème d’une forme de raisonnement qui ne suppose plus la séparation de la théorie et de la pratique, mais leur fusion au contraire, de telle manière que la liberté et la raison ne se distinguent plus non plus et ne permettent pas la régulation extérieure de l’une par l’autre. Tout ceci nous place, nous qui sommes par notre formation des théoriciens invétérés, face au paradoxe d’une éthique apparaissant comme une discipline aventureuse, qui semble devoir se modifier au fur et à mesure que nous y progressons et que nous nous transformons nous-mêmes par ce progrès qui nous implique.

Comment aborder ces problèmes ? Il semble que les repères extérieurs doivent nous devenir inutiles, et qu’il ne reste plus qu’à se lancer à l’aventure. Et pourtant, la philosophie ou l’éthique prétend pouvoir éclairer encore cette aventure, et si sa prétention n’est pas vaine, il doit y avoir des moyens de comprendre, même s’ils ne sont pas du même type que ceux dont nous avons l’habitude dans les disciplines théoriques ou dans les techniques qui en découlent. Impossible de nous fier simplement à des experts, qui nous offriraient un panorama de la situation, puisque nous avons vu que, si un tel panorama existait, ce ne serait que pour ceux qui auraient fait tout le chemin qui y conduit. Néanmoins, nous pouvons au moins tenter d’examiner certains textes de notre tradition philosophique qui semblent développer une telle éthique, en gardant à l’esprit que, si cette éthique est bien telle qu’elle me paraît devoir être, ces œuvres ne peuvent pas représenter simplement des exposés théoriques, mais doivent être, en même temps que des arguments en faveur de cette transformation de soi, des moyens de l’opérer, si bien que leur discours doit lui-même être construit selon des exigences autres que celles de l’exposé théorique, et obéir donc également à une autre logique. En tentant de nous impliquer dans une telle lecture, avertie de la possibilité qu’une autre logique, ou d’autres logiques soient à l’œuvre, peut-être pourrons-nous nous faire quelque idée de ce qu’est concrètement une telle éthique de la transformation de soi. Et à partir de là, peut-être serons-nous préparés à aborder les divers problèmes que pose l’éthique ainsi comprise. On voit dès à présent que cette éthique doit avoir un aspect essentiel d’invention, de création, de telle manière qu’on n’y pénètre pas par une observation extérieure, sans s’engager dans ce genre d’activité. Et c’est la raison pour laquelle je considère ce séminaire également comme un atelier philosophique.

  Gilbert Boss  

 

 

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