- Spinoza, Traité théologico-politique
- Schopenhauer, Contre la philosophie universitaire
(Parerga & paralipomena)
- John Stuart Mill, De la liberté
- Leo Strauss, La persécution et l'art d'écrire
- Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes
- Gilbert Boss, La fin de l'ordre économique
- Jonathan Israel, Les Lumières radicales
Comme toujours, quand on
examine philosophiquement une expression apparemment simple et claire,
elle s'avère très ambiguë en réalité. Il en va ainsi également de la
formule de guerre des idées, désignant le thème de notre séminaire. Au
premier abord, elle incite à une interprétation métaphorique, et évoque
un débat d'idées, car c'est le genre de lutte que nous avons l'habitude
d'envisager dans le cas des idées. Nous savons bien en effet que les
opinions diffèrent entre les individus et les groupes sociaux, et que
chacun est porté à défendre les siennes, à les trouver plus vraies et
plus raisonnables. Il est donc naturel que cette situation conduise à
une certaine concurrence, qui trouve son lieu explicite dans des
disputes verbales, où chacun tente de montrer à l'autre ou au public
que ses opinions sont bien les mieux sensées, les plus vraies et les
meilleures. Ce genre de disputes a lieu dans tous les domaines de la
vie, en politique, en affaires, à propos des diverses méthodes dans la
vie du travail ou ailleurs, sur les buts à atteindre, sur les normes à
suivre ou sur le fait qu'elles ont été suivies ou non dans les cas
particuliers. Dans cette sorte de débats, on procède par arguments,
mais également par tous les moyens rhétoriques, par des formes
d'intimidation où peut intervenir également la force physique. La lutte
peut devenir vive et même violente à certains moments, mais il serait
exagéré de prétendre qu'il s'agisse vraiment d'une guerre, sinon par
métaphore, justement, quoiqu'elle puisse conduire parfois à la guerre.
De même, on peut comprendre ces débats comme concernant les idées dans
un sens large, quoique le plus souvent, il ne s'agisse que d'une
certaine sorte d'idées que nous nommons opinions, c'est-à-dire cette
sorte d'idées que nous avons plus ou moins naturellement sur toutes
choses, sans y avoir beaucoup réfléchi la plupart du temps. Chacun est
attaché à ses opinions par l'habitude principalement, parce que ce sont
celles qu'il a acquises dès son enfance par son éducation, et dont il
s'est imbibé dans les milieux qu'il a fréquentés au cours de sa vie ou
qui se sont formées en lui par expérience, voire occasionnellement par
réflexion. Il ne s'agit pas de mépriser ces disputes, ni de les
éliminer de ce qui constitue la guerre des idées, mais seulement de
noter la restriction de l'interprétation qui réduirait celle-ci à ces
simples débats, laissant de côté les idées dans un autre sens, plus
élevé, telles qu'elles jouent leur rôle dans la sagesse, la science et
la philosophie. Ces idées, plus rationnelles ou raisonnables, mûrement
réfléchies, ayant des prétentions plus sérieuses à la vérité, sont
parfois conçues en effet comme élevées au-dessus des disputes plus
vulgaires des opinions, et comme représentant dans leur plus grande
perfection une sorte d'harmonie éternelle, où chacune, immuable, est
parfaitement compatible avec toutes les autres auxquelles elle se relie
par une logique absolue. Par conséquent, par rapport à de telles idées,
il n'y a pas de dispute. Les sages peuvent bien discuter et critiquer
l'opinion, à partir de la connaissance que leur donne la fréquentation
des idées pures, mais ils ne peuvent différer entre eux que
superficiellement et dans la mesure où ils restent encore éloignés de
la véritable sagesse et vérité. C'est dire que, dans ce monde éternel
des véritables idées, il n'y a aucune place pour la dissension et la
guerre. Dans une telle conception, la philosophie se présente comme une
activité ou une méthode pour s'extraire justement de la guerre des
opinions et atteindre la paix éternelle de la sagesse, du savoir et de
la contemplation. On peut contester pourtant cette vision et constater
au contraire qu'aucune philosophie, aucune science, aucune sagesse ne
s'est jamais élevée au-delà de toute contestation, et ne s'est
maintenue inaccessible à la dispute, sinon peut-être, dans une certaine
mesure, la sagesse de ceux qui se sont réfugiés dans le silence et la
solitude, à supposer même qu'ils se soient ainsi délivrés de tout débat
intérieur. Selon ce que nous apprennent l'histoire et les œuvres mêmes
des philosophes, ceux-ci ne se dégagent guère des disputes d'idées,
mais s'y trouvent au contraire plongés plus que quiconque. Et ne
faut-il pas alors aller jusqu'à envisager le monde des idées lui-même
comme ne représentant pas un ordre harmonieux et paisible, mais un lieu
de tensions, de contradictions, aussi bien que d'accords entre les
idées ? Alors ce ne seraient pas seulement les hommes qui se
battraient au sujet des idées, mais celles-ci elles-mêmes qui se
trouveraient entre elles dans une guerre peut-être perpétuelle. Quant à
la guerre, à proprement parler, celle des hommes entre eux, à première
vue, elle ne nous semble pas concerner vraiment ni les opinions, ni les
idées philosophiques ou scientifiques, qui s'affrontent justement dans
des discussions diverses, plutôt qu'elles ne deviennent prétexte à de
véritables guerres. C'est du côté des religions ou des idéologies que
nous avons l'habitude de nous tourner pour trouver les vrais champs de
bataille où se livre la guerre des idées. Mais là, précisément, la
confrontation ne s'en tient pas à l'échange d'idées, mais elle débouche
sur de véritables guerres, où l'affrontement est total. On sait bien
que des philosophes ont été impliqués dans de telles guerres, mais on
tend à considérer que c'est de façon marginale, et peut-être même
étrangère et nuisible à leur philosophie proprement dite. Et pourtant,
il n'est pas difficile de relever de nombreux cas où cette implication
est évidemment capitale, comme chez ces philosophes qui ont fini sur le
bûcher, tels que Giordano Bruno ou Vanini, ceux qui sont morts
empoisonnés, comme Socrate ou Descartes, ceux qui n'ont échappé que de
justesse à l'assassinat, comme Hobbes ou Spinoza, sans compter toutes
les attaques par lesquelles on a tenté de les éliminer du champ de
bataille par d'autres tactiques. L'hypothèse que la guerre des idées
concernerait bien toute la philosophie est donc au moins très plausible.
Dans les exemples que je
viens de citer, les philosophes apparaissent comme les victimes de
guerres dont les acteurs semblent se situer dans d'autres domaines que
celui de la philosophie, celui de la religion et des idéologies
principalement. On pourrait donc y voir des témoins de la perpétuelle
lutte entre l'opinion et la science ou la philosophie, cette dernière
se présentant comme critique par rapport à la première, et celle-ci se
défendant de la critique en tentant de la réduire au silence. Cette
interprétation est d'autant plus vraisemblable qu'on ne voit guère les
philosophes, du moins ceux qui le sont véritablement, se battre entre
eux autrement que par le débat d'idées, donc par la critique
rationnelle, qui est l'arme authentique de la philosophie. Faut-il donc
en conclure que, même lorsqu'ils se voient explicitement impliqués dans
la guerre réelle, les philosophes comme tels y restent étrangers, et
n'en sont que des victimes passives, neutres par rapport aux partis
impliqués, étant tous du même parti impartial de la vérité ? Ce
serait évidemment revenir à l'idée d'un monde tout à fait paisible des
idées. Seulement, ne serait-il pas étrange que, vivant dans un tel
monde, le philosophe déclenche par la critique la haine et
l'inimitié ? Car en réalité, loin de se tenir paisiblement à
l'écart des affaires du monde, n'est-il pas, par sa critique, le
premier agresseur, lorsqu'on le retrouve éventuellement comme victime
ensuite ? En effet, l'opinion critiquée par le philosophe est pour
ainsi dire en place, chez elle, dans le peuple, au moment où elle se
voit contestée, d'habitude en fonction d'idées étrangères à elle. Et si
la réaction face à la critique de l'opinion est défensive et vise à la
réduire au silence, éventuellement en éliminant le philosophe lui-même,
c'est donc que la critique comme telle est vraiment éprouvée comme
dangereuse pour l'opinion qu'il s'agit de maintenir. C'est dire que
l'opinion n'est pas immunisée face à la critique philosophique, et que,
par conséquent, celle-ci produit sur elle des effets conséquents. Loin
donc que la philosophie soit innocente, dans son orientation vers la
pure vérité, et qu'elle subisse arbitrairement l'attaque des opinions
en place, elle se révèle comme immédiatement polémique à leur égard.
Autrement dit, le philosophe semble toujours commencer par engager de
sa propre initiative une guerre des idées à l'égard de l'opinion
ambiante, et partant à l'égard de ceux qui vivent en elle, par elle, et
se sentent menacés lorsqu'on l'attaque. La force de cette menace se
mesure à la crainte qu'elle provoque et à la réaction défensive qu'elle
entraîne. Or les idées apparaissent comme des enjeux et des armes dans
cette guerre, où en tant qu'armes, c'est d'abord dans les mains des
philosophes qu'elles se trouvent, alors que les défenseurs de l'opinion
paraissent vite inhabiles dans leur maniement et recourent fréquemment
à d'autres armes dont l'action est plus immédiatement physique, ce
pourquoi les philosophes, de l'extérieur, semblent généralement les
victimes de ces guerres. C'est la raison sans doute pour laquelle, dans
la lutte interne qu'ils mènent entre eux, les philosophes ne recourent
pas à la violence brute comme le font les partisans des religions et
des idéologies, car les idées paraissent des armes d'une puissance
supérieure à ceux qui savent les utiliser plus adéquatement. Aussi,
contrairement aux apparences, la guerre des idées proprement dites,
celle à laquelle se livrent entre eux les philosophes, ne représente
pas un degré inférieur par rapport à la guerre habituelle, physique,
mais un état de guerre plus pur encore. On se trompe donc lorsqu'on
méprise les simples débats d'idées comme vains ou inoffensifs, par
opposition aux affrontements plus matériels. Mais d'un autre côté, la
relation n'est pas si simple, car si les idées ont certains avantages
sur les armes matérielles, celles-ci en ont d'autres, par lesquels
elles peuvent éliminer en partie les idées. Ainsi, il va de soi que le
philosophe mort ne pense plus. Mais il n'en demeure pas moins que, s'il
s'est exprimé, ses idées peuvent lui survivre et continuer à agir,
déployant parfois une force très considérable et exerçant sur de très
longues périodes une influence que les victoires sur les champs de
bataille n'ont que très rarement. Il y a donc bien ici une forme
d'action très importante de la philosophie. Mais quelle est cette
puissance propre aux idées, qui les rend si dangereuses ? Et
pourquoi le philosophe, plutôt que de se retirer dans la contemplation
d'un monde idéal, comme on aime à se le représenter, en vient-il à
prendre, de manière apparemment inévitable, le rôle de guerrier ?
Serait-ce que les idées elles-mêmes, dont nous avons vu qu'il est plus
vraisemblable qu'elles soient en lutte les unes avec les autres que
comprises dans une même grande harmonie, sont déjà de nature
guerrière ? Se pourrait-il donc que l'action de la philosophie
trouve son origine dans ce dynamisme insoumis et conquérant des idées
elles-mêmes ?
Pour comprendre de telles
idées dynamiques, il faut les concevoir d'une manière bien différente
de celle dont elles se présentent dans la notion que nous en avons
d'habitude, en tant qu'entités très statiques au contraire. Dans
l'opinion courante, les idées semblent des sortes de choses
relativement stables qui s'offrent à un examen objectif et à une
manipulation de l'extérieur. C'est ainsi qu'elles font l'objet
d'appropriation, de transmission dans l'enseignement, qu'elles peuvent
devenir des propriétés dites intellectuelles et servir de marchandises
dans les échanges de la vie économique. C'est souvent ainsi qu'on
considère également les idées telles qu'elles apparaissent dans les
sciences, la vie intellectuelle et philosophique, aussi bien que dans
l'opinion, où elles s'offrent à toute sorte d'études objectives. Dans
cette conception, les idées peuvent bien être l'objet de diverses
activités, elles restent par elles-mêmes essentiellement passives. Il
faut par exemple un travail pour les inventer et les créer, mais elles
apparaissent ensuite comme des produits objectifs, relativement
disponibles, semblables à la plupart des autres produits du travail
humain. Alors, des disciplines telles que la philosophie se voient
classées parmi toutes celles qui ont affaire principalement à ces
objets particuliers que sont censées être les idées, pour les créer,
les entretenir, les aménager, les transmettre, les ordonner, et ainsi
de suite. Dans ces conceptions courantes, il faut donc distinguer deux
aspects de telles disciplines intellectuelles : d'un côté
l'activité diversifiée déployée à propos des idées, et de l'autre les
résultats de cette activité, les idées elles-mêmes et leurs
agencements. Tandis que l'activité est transitoire et représente une
sorte de travail trouvant sa fin dans son produit, les idées et leurs
agencements sont plus permanents et peuvent être vus comme des espèces
de biens culturels qui s'accumulent et subsistent parfois fort
longtemps dans la société. Ainsi, pour prendre un exemple célèbre, le
« cogito » inventé par Descartes est une idée qui s'est
maintenue depuis, et à laquelle tout étudiant de philosophie peut
recourir au besoin. Elle est déposée et conservée dans les œuvres de
Descartes qui en traitent, mais également dans des milliers d'autres
textes qui l'exposent et l'utilisent de diverses façons. Il n'est plus
question pour nous de réinventer ou de recréer une telle idée, déjà
disponible, mais d'en prendre connaissance, de la faire intervenir dans
de nouveaux agencements, de la remodeler éventuellement. C'est ainsi
qu'on est conduit à distinguer les pratiques théoriques des contenus
théoriques sur lesquels elles portent. Serait-ce donc ainsi que la
pratique philosophique se définirait, comme une certaine catégorie
d'opérations théoriques servant à aménager le monde des idées, ou à le
révéler ? Dans ce cas, la guerre des idées serait une guerre à
propos des idées, et éventuellement aussi, une guerre utilisant les
idées comme des armes ou des moyens de construire des armes. Les
sciences et les techniques qui en découlent nous offrent de nombreux
exemples de cette façon dont les idées peuvent servir à construire des
armes plus perfectionnées, apportant à ceux qui les possèdent des
avantages décisifs dans la guerre. Quant aux idées elles-mêmes, elles
peuvent représenter directement des armes, en tant par exemple que
modèles stratégiques, informations sur l'ennemi, ou moyens de
propagande. Nul doute qu'il n'y ait bien en ce sens une guerre des
idées, sans doute présente à divers degrés en toute guerre. Cependant,
dans une telle conception de la guerre des idées, le philosophe,
l'intellectuel et le savant ne seraient pas de véritables guerriers,
mais des participants indirects, travaillant à l'arrière de la
bataille, un peu comme des fabricants d'armes ou des conseillers en
méthodes stratégiques. En revanche, si, comme nous l'avons envisagé,
les idées sont elles-mêmes dynamiques et polémiques, la guerre des
idées a lieu également dans leur propre monde déjà. Or le caractère
polémique des idées n'est-il pas justement ce qui leur donne leur
puissance critique, par quoi elles contestent la consistance d'autres
idées, c'est-à-dire leur puissance d'exister comme telles dans le monde
des idées – ou dans la guerre des idées, justement ? Dans cette
dernière conception, les idées ne sont pas des choses qui se prêtent
passivement à l'usage qu'on veut en faire, mais elles sont des
principes d'action elles-mêmes, qui n'attendent pas leur mise en œuvre
de l'extérieur pour agir. Le « cogito » de Descartes n'est
plus un bien de notre culture disponible à ceux qui veulent bien s'en
servir, mais un principe actif, qui modifie par lui-même la
configuration des idées avec lesquelles il entre dans des rapports
polémiques. Dans ces guerres, le philosophe, en tant qu'il s'adonne à
la critique et au jeu des idées, n'est plus à l'arrière, mais bien au
front. Et si de plus les idées n'agissent pas que dans un monde idéal
fermé, mais dans la réalité la plus concrète, comme on le voit déjà par
le fait que, même envisagées de manière passive, elles servent d'armes
dans toutes les guerres, la pratique de la philosophie est bien
réellement pratique par elle-même lorsqu'elle traite vraiment les idées
comme des principes dynamiques. La question est donc de voir comment on
pénètre dans cette perspective et cette activité dans lesquelles les
idées sont vécues dans leur dynamisme polémique, et où le philosophe
devient proprement guerrier.
Depuis longtemps dans notre
civilisation, la guerre fait l'objet d'un jugement moral très négatif.
A présent, on n'y trouve que de graves défauts et à peu près aucun
avantage moral, contrairement aux Anciens, par exemple, qui en
faisaient le lieu d'éducation, d'exercice et d'épreuve de certaines des
plus grandes vertus. Qui oserait aujourd'hui louer avec eux la guerre,
comme encore Constant et Nietzsche, en tant qu'école du courage, de la
fermeté de caractère, de la générosité ? De tels jugements sont
devenus si scandaleux de nos jours que nos armées elles-mêmes se sont
transformées, si l'on en croit la propagande, en des armées de paix,
tant il est acquis que la seule chose à quoi on puisse encore faire la
guerre, c'est justement la guerre. Envisager donc qu'il puisse y avoir
une guerre des idées, si l'on ne prend pas l'expression
métaphoriquement, comme désignant de paisibles débats d'opinions, voilà
une idée qui paraît incongrue, sinon perverse, vu que, justement, le
monde des idées nous semble devoir être celui de la paix par
excellence. Mais pourquoi associons-nous les idées, la pensée, et
surtout la pensée la plus pure, la spéculation métaphysique, la
contemplation, à l'image d'une paisible harmonie inaccessible aux
tribulations, aux accidents et aux contradictions de la vie
commune ?
Peut-être, pour commencer,
l'activité du penseur représente-t-elle par excellence la plus paisible
des activités, surtout lorsqu'on l'observe de l'extérieur. Quoi de plus
inoffensif, en apparence, qu'un homme plongé dans ses pensées,
peut-être immobile, peut-être déambulant tranquillement, sans but
précis, sans rien déranger autour de lui ? Et si c'est un savant
ou un philosophe, on ne l'imagine pas machinant de sombres projets,
préparant toute sorte de violences, mais examinant au contraire
calmement des idées, les formant et réformant, les agençant sans rien
bouleverser hors du monde idéal dans lequel il se meut entièrement, et
qu'il transporte en lui, sans autre emportement émotionnel que
l'enthousiasme provoqué par ses innocentes découvertes. Et en un sens,
cette image n'est pas fausse. Personne ne désire peut-être davantage la
tranquillité extérieure que celui qui veut se livrer aux plaisirs de la
pensée. N'est-ce pas ainsi que l'on se représente le brave Archimède
traçant calmement ses figures géométriques dans le sable devant lui,
durant l'assaut de Syracuse, et disant au soldat qui lève l'épée pour
le tuer : « ne dérange pas mes cercles ! » ?
Il est vrai que ses inventions avaient servi à brûler les navires
ennemis, mais quelle aimable, touchante et paisible figure ne fait-il
pas lorsqu'on le considère plongé dans ses études ? Or justement,
la guerre y met brusquement fin, et nul plus que lui ne pouvait
davantage bénéficier d'une paix durant laquelle personne ne venait
déranger ses figures. Bref, la pensée est vue comme paisible déjà par
le fait qu'elle est tout intérieure et qu'elle ne s'accompagne guère
d'accès physiques de violence, bien au contraire. On imagine donc
aisément que c'est une forme de paix intérieure qui doit causer le
calme extérieur du penseur, et que le monde des idées dans lequel il se
plonge doit lui-même être un lieu de calme et de pure harmonie.
Il y a d'autres raisons de
croire à l'harmonie essentielle des idées. En dehors de la pensée
flottante qui nous occupe la plupart du temps, nous sommes capables
d'entrer dans des raisonnements plus stricts, dans lesquels les idées
se relient logiquement, et non plus par de vagues associations. Or,
lorsque nous nous concentrons sur ces raisonnements, que nous pouvons
rendre plus ou moins formels en les exprimant dans des structures
verbales contrôlées, nous avons l'impression que la logique selon
laquelle les idées sont reliées a un caractère de nécessité, et que
nous sommes obligés de passer d'une idée à l'autre selon des rapports
fixes ; et nous éprouvons une sorte de force rationnelle
irrésistible à emprunter ces chemins logiques, une fois que nous les
avons découverts. Dans ces démarches rationnelles, les idées ne se
présentent plus comme isolées et susceptibles de s'associer à d'autres
à notre gré, mais comme intégrées à un ordre inflexible, éternel, qui
représente comme leur véritable lieu. La nécessité logique semble donc
nous apprendre que, vues dans leur vérité, telles qu'elles sont dans
leur véritable ordre intelligible, les idées se relient entre elles
pour former un système immuable, éliminant de son ordre la
contradiction, marque justement de ce qui reste étranger à l'ordre
logique. Bref, s'accordant les unes avec les autres selon un ordre
logique éternel, les idées composent bien une éternelle harmonie que
celui qui cherche à les comprendre dans leur vérité découvre à mesure
qu'il progresse. Et lorsqu'il s'élève enfin à la contemplation de la
vérité, ne doit-il pas se trouver dans la paix parfaite au sein de
l'accord du monde idéal, où tous les sages se rejoignent aussi dans une
même contemplation ne laissant aucune place à la dissension ?
Ou encore, il est habituel
de considérer les idées comme des reflets de la réalité, qui en
reproduisent en image les diverses qualités, ainsi que la structure.
Chaque idée peut être vue dans cette perspective comme représentant une
chose réelle. Si la correspondance entre l'idée et la chose est exacte,
l'idée est véritable. Ces idées peuvent être organisées entre elles
dans des rapports analogues à ceux des choses, et les relations dans
lesquelles nous les plaçons sont vraies lorsqu'elles correspondent
exactement aux relations corrélatives des choses représentées entre
elles. Or, si nous croyons que sous le désordre apparent de la surface
des phénomènes, l'ordre de la nature, exprimé par ses lois, reste
constant, il va de soi que sa véritable représentation doit l'être
aussi, en tant qu'elle représente justement ces lois. Et si les idées
comme telles peuvent s'associer n'importe comment, cela n'est plus le
cas des idées vraies ou des vrais systèmes d'idées, ou des vraies
théories du réel, puisqu'ils doivent reproduire l'ordre immuable de la
nature, telle que saisie à travers ses lois. Le chercheur peut errer
beaucoup, ne s'approcher que très lentement, par de nombreux détours,
grâce à des essais, des hypothèses et des vérifications incessantes, de
cet ordre vrai, et ne pas même espérer l'atteindre jamais entièrement,
il le suppose au moins réalisable en principe, et virtuellement
existant. L'ordre chaotique de nos idées concrètes est donc comme
surmonté par l'ordre idéal éternel de la vérité. Les batailles peuvent
avoir lieu dans les sphères inférieures, mais c'est la paix la plus
parfaite qui règne dans l'idéal, car pour ceux qui l'auraient atteint,
il n'y aurait plus même lieu pour le dissentiment et la dispute.
Dans de telles conceptions
de l'éternelle harmonie des idées, celles-ci sont le vrai lieu, et
souvent le seul, de la paix, et il ne peut plus y avoir de disputes à
propos des idées que pour ceux qui les conçoivent imparfaitement. Le
simple fait qu'il y ait des désaccords entre les hommes, et même entre
les savants ou les philosophes, est, croit-on, le signe infaillible que
certains d'entre les disputeurs, et probablement tous même, n'ont pas
atteint la vérité sur l'objet de leurs débats. Pour les sages, cela ne
signifie pas, certes, qu'il faille adopter la version vulgaire de ce
principe, selon laquelle l'accord de la majorité est un bon critère de
la vérité ; car le désaccord de cette majorité avec une minorité
de dissidents, aussi infime soit-elle, manifeste que la vérité n'est
pas des deux côtés, sans nous dire par soi duquel elle se trouve, ou si
elle n'est même d'aucun des deux. Il ne suffit pas en effet qu'une
opinion soit largement partagée pour qu'il faille voir là un indice de
sa vérité. Pour s'imposer comme vraie, il faudrait encore que l'opinion
soit entièrement d'accord avec elle-même sur tous les points, et donc
de ce fait imperméable à toute critique rationnelle, ce qui n'est
jamais le cas en pratique. C'est pourquoi la dissension, bannie de la
vraie science ou sagesse achevée, est au contraire inévitable chez ceux
qui ne l'ont pas atteinte, c'est-à-dire soit chez tous les hommes, soit
chez tous ceux qui restent à quelque degré ignorants, c'est-à-dire,
l'expérience nous le montre, au moins chez l'immense majorité. Il y a
donc bien lieu dans cette perspective pour quelque chose de tel qu'une
guerre des idées, quoique, plutôt qu'une guerre des idées au sens fort,
il s'agisse en réalité d'une guerre des opinions à propos des idées
vraies, d'une guerre des fausses idées. Et concrètement, dans cette
guerre, les combattants sont ou bien les partisans des diverses
opinions, superstitions ou idéologies entre eux, ou bien ceux qui
restent pris dans l'opinion et qui veulent empêcher sa critique, contre
les philosophes, dans la mesure où ceux-ci expriment ou laissent
entrevoir les vérités auxquelles ils accèdent. En revanche, nous
croyons le savoir, entre les sages il n'y a aucune dispute, sinon dans
la mesure où ils restent encore à distance de la parfaite sagesse. A
vrai dire, selon cette conception, le philosophe est foncièrement
pacifique, étant indissociablement chercheur de vérité et de paix. Il a
besoin de tranquillité pour méditer, et il ne sort de sa méditation,
dans la mesure du possible, que pour conduire d'autres vers le monde de
paix qu'il vise à atteindre lui-même. Que cela puisse irriter le
peuple, pris dans ses superstitions, c'est un accident regrettable,
pense-t-on, que le philosophe tente d'éviter s'il le peut, sachant que
toute forme de guerre éloigne en principe de la vérité.
Voilà une idée bien
populaire de la sagesse, de la philosophie, et peut-être aussi de la
pure science. Elle est d'ailleurs commode, parce que toutes ces formes
de recherche de la vérité étant vues comme détournant plus ou moins de
la vie pratique, et orientant l'esprit de ceux qui s'y livrent vers un
autre monde en somme, les raisons d'affrontement entre ceux qui ont
gardé les yeux tournés vers la réalité et ceux qui les tournent vers
les idées disparaissent presque. Le philosophe n'est pas alors celui
qui mène la guerre des idées, mais celui qui trouve le moyen d'en
sortir, et on ne le reconnaît pas à son caractère polémique, mais à sa
douceur et à son attitude conciliante. Si on le tolère, c'est donc dans
la mesure où il joue son rôle et ne perturbe pas les autres, qui n'ont
d'ailleurs pas besoin de l'écouter s'ils ne veulent faire profession
eux-mêmes de philosophie.
Qu'on conçoive l'harmonie
des idées comme provenant du principe d'ordre interne de leur monde,
celui de la logique, ou qu'on la rapporte au fait qu'elles sont des
représentations qui se conforment au principe d'ordre du monde réel,
les lois de la nature, dans les deux cas les idées se caractérisent par
le fait qu'elles sont conçues comme des choses relativement passives,
en ce qui concerne à la fois l'action réelle qui leur reste largement
étrangère et leur propre ordre, qui leur vient d'un principe extérieur
à chacune d'entre elles. Lorsque c'est la logique qui agence les idées,
alors la pensée apparaît comme plus autonome, et comme douée d'une
sorte de puissance intérieure répondant à ses propres normes, celle de
la logique elle-même. Lorsque ce sont les exigences de l'adéquation
entre les représentations et les choses qui en fixent l'ordre juste,
alors le critère de leur ordre reste lui-même étranger à la pensée, qui
ordonne les idées en fonction de cette norme extérieure. Que sont donc
ces idées qu'il s'agit de mettre en ordre selon le principe
intellectuel de la logique ou selon celui de l'adéquation aux choses
représentées ?
Commençons par nous
demander ce qu'est cette logique, selon les règles de laquelle il est
impératif de relier les idées entre elles dans un ordre contraignant.
Où en faisons-nous l'expérience ? Nous en avons la pratique dans
la manipulation de termes, avec lesquels nous construisons des
propositions, et de propositions, avec lesquelles nous construisons des
raisonnements, syllogismes ou autres. Nous pouvons considérer ces
termes comme signifiant chacun un concept ou une idée, les propositions
comme signifiant des jugements, ou des relations de concepts, parmi
lesquels certains, et idéalement tous, se présenteront comme les
conclusions de raisonnements, exprimant les rapports conceptuels
nécessairement dérivés d'autres propositions données. Impossible alors,
si le raisonnement est logiquement rigoureux, de nier les conclusions
lorsqu'on affirme les prémisses. Aussi loin qu'on puisse procéder dans
ces déductions, la nécessité logique nous contraint à rester dans la
sphère de la vérité dont nous sommes partis. Il ne reste donc plus qu'à
découvrir les vérités premières dont nous pourrons tirer nécessairement
les autres.
Concrètement, pour faire
ces raisonnements, nous manipulons leurs termes et les propositions
qu'ils composent sous une forme verbale, qui sera ou bien celle de nos
langues habituelles, ou bien celle d'un langage symbolique artificiel,
que nous lui substituons pour la clarté et la commodité du
raisonnement. En principe, ce que nous soumettons aux règles de la
logique, ce sont les concepts eux-mêmes, et non les mots ou symboles
qui les signifient, et nous avons l'impression que la liaison est
réellement celle des idées. En réalité l'effort pour former des
langages symboliques abstraits, propres aux opérations logiques
rigoureuses, montre que ce sont bien les symboles eux-mêmes que nous
soumettons à ces règles. Et il n'est pas absurde, mais parfaitement
dans l'esprit de la logique, de mécaniser ces opérations symboliques
pour les rendre autonomes et en permettre l'effectuation par des
ordinateurs, comme nous le faisons aussi en arithmétique par exemple.
Contrairement à notre sentiment premier que la logique exprimait une
sorte de force intérieure irrésistible de la pensée, liant les idées
elles-mêmes, et trouvant en elles les raisons de ces liaisons, il
s'avère que les concepts que nous manipulons logiquement sont en
réalité de simples symboles, censés représenter des idées.
De même les idées
considérées comme des représentations des choses, et servant à
représenter par leur ordre l'ordre du monde réel ne sont pas ce
qu'elles semblent à première vue. Nous les imaginons comme des sortes
d'images intérieures des choses qui se trouvent à l'extérieur de notre
esprit, et qui les représentent un peu à la manière dont une
photographie pourrait représenter l'objet photographié. En réalité, ici
aussi, ces représentations nous apparaissent principalement à travers
le langage, sous la forme d'agencements de mots formant des
propositions, qui, en les reliant, sont censées nous représenter
également les rapports des choses. Il est certain que nombre de ces
mots évoquent en nous des images, et que nous pouvons considérer
celles-ci comme représentant éventuellement ce à quoi les mots se
réfèrent dans le monde. D'autres termes du langage représentent de la
même manière des relations entre les choses, de sorte qu'il est
possible de dire grâce à eux quelles relations existent entre diverses
choses. Or c'est ici l'identité des noms qui définit celle des idées
envisagées ainsi comme des représentations discrètes. Mais il nous
semble que les représentations elles-mêmes ne sont pas les noms, mais
des idées qu'ils signifient et nous invitent à penser. En réalité, il
suffit de faire l'exercice de penser sans le langage pour nous rendre
compte que très rapidement nous cessons de penser en liant des
représentations distinctes les unes aux autres pour composer des
tableaux plus larges, comme nous le faisons lorsque nous utilisons les
termes d'une langue. Nous nous rendons compte alors que nos
représentations sont en réalité les noms, c'est-à-dire les mots saisis
en tant que signifiant, bref, des structures dont les mots eux-mêmes
constituent une part essentielle. Ici encore, comme dans le
raisonnement logique, le jeu de la représentation a lieu par l'usage de
symboles.
Or ces symboles eux-mêmes
sont à bien des égards des choses relativement stables, distinctes les
unes des autres, envisageables objectivement, et s'offrant à nos
manipulations, par lesquelles nous les combinons à volonté, ou selon
des règles, soit logiques, soit correspondant aux principes de la
représentation. Vu que nous pensons grâce à eux, et que, les
considérant dans nos raisonnements et dans nos réflexions moins
formelles, nous croyons y voir la partie pour ainsi dire visible de nos
idées, nous imaginons naturellement que la nature de nos idées
correspond à la leur, et que, par conséquent, celles-ci sont également
des choses discrètes, relativement objectives, passives et s'offrant
aux manipulations de notre esprit. Certes, nous savons et affirmons que
nos idées ne sont pas les termes du langage, mais qu'elles en sont
distinctes, pourtant nous ne les saisissons pas moins à travers
ceux-ci, pour les concevoir largement à leur image. On comprend mal
alors comment de telles idées, passives en soi et sans effet sur le
monde, pourraient donner lieu à une guerre, sinon très accessoirement.
En revanche, dans la mesure où elles se laissent disposer dans divers
ordres, et où elles peuvent nous présenter l'ordre supposé parfait de
la logique aussi bien que celui du monde, on imagine aisément comment
elles peuvent composer la plus parfaite harmonie, immuable, pour ceux
qui savent les placer dans leur ordre vrai, qui est celui de leur
concorde, entre elles et avec la structure éternelle du monde. Il faut
alors bien de la méchanceté pour persécuter les penseurs qui se livrent
au plaisir du jeu innocent conduisant à la contemplation, et on ne voit
pas pourquoi eux-mêmes troubleraient beaucoup le monde en s'y livrant
et en en communiquant l'art aux caractères rêveurs ou méditatifs qui
désirent le découvrir.
Comment les idées
peuvent-elles bien donner lieu à des conflits, ou y intervenir, tant
qu'on les conçoit de cette façon, comme des sortes de choses, présentes
dans l'esprit plutôt que dans le monde extérieur, mais représentant
généralement celui-ci, et s'organisant selon les lois plus spécifiques
du monde intérieur, en tant qu'il se rapporte aux seules idées,
c'est-à-dire en tant que raison, sous forme d'ordre logique. Comme
telles, ces idées n'existent pas du tout dans le monde matériel. On n'y
trouve que les signes par lesquels elles se manifestent aux esprits à
travers une substance étrangère. Il n'y aurait donc aucun sens,
normalement, à tenter de posséder les idées comme des biens matériels,
puisqu'elles n'existent pas dans la matière. Et les posséder dans le
monde de l'esprit ne peut conduire vraiment à la concurrence, puisque,
en principe, chaque esprit peut produire lui-même n'importe quelle
idée, ou a l'accès à toutes. En outre le fait qu'une idée soit présente
dans un esprit n'exclut aucunement qu'elle le soit dans d'autres, et ne
la réduit en rien. C'est pourquoi chercher à s'approprier exclusivement
une idée n'a aucun sens immédiat. Et il est absurde de tenter de
restreindre la propagation et multiplication des idées dans les autres
esprits, quel qu'en soit le nombre, puisque par là elles ne perdent
rien de leur qualité et valeur pour chaque esprit. En ce sens, les
idées semblent un facteur de paix, dans la mesure où elles ne donnent
pas lieu comme les choses matérielles à la concurrence, qui est l'une
des grandes causes de guerre entre les hommes. En revanche, il est vrai
qu'une autre cause importante de conflit subsiste en partie, car on se
bat aussi souvent pour la gloire ou l'honneur. Or les qualités de
l'esprit, l'intelligence et la science, sont honorables et peuvent
donner dans la course à l'honneur la prépondérance à ceux qui les
possèdent à un plus haut degré que les autres. Seulement, ce n'est pas
la possession intime des idées qui est ici déterminante, mais la
démonstration de cette possession ou de la capacité de leur production.
Le pédant, qui veut simplement faire valoir les idées qu'il a pu
s'approprier, est fier de les réciter à tout propos, dans le but de se
faire admirer. C'est ainsi qu'il en vient à entrer dans des joutes avec
d'autres pédants, où chacun s'efforce de démontrer qu'il possède
davantage de savoirs conventionnels que les autres. Il faut donc avouer
que de cette façon les idées donnent lieu à de multiples petits
conflits, qui troublent certes des parties de la société, mais
demeurent relativement limités, même dans les sociétés où de grands
nombres de gens font profession de savoir et s'en glorifient. En
réalité, plutôt que les idées, ce qui fait l'enjeu de ces
démonstrations, c'est surtout la capacité de la mémoire (éventuellement
additionnée d'un brin d'intelligence), et c'est grâce à elle qu'on veut
écraser les adversaires qui en sont moins pourvus. Quant à l'aptitude à
inventer des idées, elle fait l'objet de joutes du même genre, où l'on
s'efforce de montrer qu'on a formé en son esprit ou découvert une idée
que personne, ou personne dans tel groupe social, n'avait auparavant
connue. Et plus cette idée est jugée importante, plus l'inventeur
espère tirer de gloire de son invention. Encore une fois pourtant, ces
disputes restent d'habitude limitées, quel que soit le bruit qu'elles
puissent faire dans le monde dit savant, et, même si la qualité des
idées inventées représente un facteur important de ce jeu, c'est
l'imagination et l'intelligence de leur auteur qu'elles doivent servir
à démontrer. Car les idées elles-mêmes, une fois exprimées, deviennent
aussitôt communément disponibles et tombent au même rang que les plus
anciennes de la même catégorie. Bref, le monde des idées donne bien
lieu à des chicanes, quoique de manière marginale, en tant qu'elles
sont des éléments de jeux d'honneur, où ce sont des hiérarchies de
qualités de l'esprit qui sont les véritables enjeux ; mais elles
tendent davantage à amener la paix, parce qu'elles ne fournissent pas
sinon d'occasion de concurrence entre les hommes, et qu'elles appellent
plutôt les amoureux des idées à se retirer de l'agitation des affaires
du monde extérieur pour se plonger dans leur propre monde, et livrer
éventuellement leurs découvertes aux autres.
Telle semble être la
situation lorsqu'on considère les idées en tant que leur appropriation
pour elles-mêmes pourrait être un motif de conflit. Elles peuvent en
devenir un également de manière indirecte, en tant que moyens dans des
conflits à propos d'autres choses. En effet, les savoirs sont souvent
utiles par leurs applications techniques ou pratiques, en un sens
large. Nous savons bien que la connaissance permet une action plus
appropriée sur les choses. Or, dans la mesure où elle est partagée ou
commune, elle est avantageuse pour tous, mais n'avantage personne par
rapport aux autres. Il y a donc un certain intérêt, dans la
concurrence, à disposer de plus de connaissances que ses concurrents.
Et le seul moyen d'empêcher qu'ils accèdent à celles que nous voulons
garder pour nous seuls, est de les leur cacher. C'est ainsi que les
idées sont l'objet d'une certaine tactique du secret, qui donne lieu à
toute sorte de mesures pour le protéger et pour le découvrir, par
l'espionnage notamment, comme cela a lieu dans les guerres proprement
dites aussi bien que dans la concurrence commerciale par exemple. Sous
cette forme, les idées deviennent donc bien des enjeux de conflits,
quoique secondairement, même si l'on peut voir se développer dans les
divers conflits de grandes batailles autour de ces secrets, qui forment
de véritables guerres des idées à l'intérieur d'autres guerres. Mais
avouons que, dans ce type de bataille autour des secrets, les idées
restent des enjeux relativement passifs, si bien qu'on hésite à y voir
des guerres d'idées à proprement parler.
Très étrangement à première
vue, les idées ainsi comprises sont pourtant devenues des objets fort
convoités grâce à un artifice par lequel on les a considérées, autant
que possible, comme des choses susceptibles de devenir des propriétés
et des marchandises. Cette propriété intellectuelle est ainsi devenue
l'un des enjeux importants de l'activité économique, et l'on se bat à
présent sur le marché pour s'approprier et exploiter les idées
légalement rendues appropriables. Vu l'importance économique actuelle
de la propriété intellectuelle, il n'est peut-être plus vrai, là où
elle existe, de prétendre que les idées ne sont pas l'objet d'une
concurrence acharnée, aussi bien que les choses matérielles, et
d'exclure que les idées revendiquées comme propriétés puissent conduire
à d'importantes guerres comme ces dernières. Seulement, c'est encore
une fois comme des objets relativement passifs en tant que tels que les
idées peuvent devenir l'enjeu de ces conflits, et si l'on peut parler à
leur sujet d'une guerre des idées, c'est dans le même sens où l'on
parle de guerre du pétrole, pour indiquer seulement l'enjeu du conflit.
Et encore, c'est par une fiction uniquement qu'on décide de considérer
certains types d'idées comme des sortes d'équivalents des choses
matérielles.
*
Mais ne peut-on concevoir
les idées autrement que nous ne l'avons fait jusqu'ici ? Ce qu'il
y a de problématique dans la conception que nous avons envisagée, ce
n'est pas tant le lien établi entre la pensée et l'usage de la langue
ou des symboles, mais le fait que, faute de reconnaissance explicite et
d'analyse de cet usage, les idées restent confondues avec leurs signes,
en même temps qu'elles sont pourtant pensées comme tout à fait
distinctes d'eux. C'est pourquoi le caractère grammatical de la logique
n'est pas repéré, et que celle-ci se présente comme une sorte de loi
interne absolue de la pensée, distincte des idées qu'elle ordonne.
C'est pourquoi aussi la représentation est imaginée comme une
caractéristique immédiate des idées, comme si elle était inscrite
simplement en elles, au lieu d'être comprise à partir du dynamisme qui,
avec l'aide des signes linguistiques ou d'autres symboles, permet à
l'idée d'acquérir sa fonction représentative sous la forme que celle-ci
prend couramment. De là vient la conception des idées comme des sortes
de choses distinctes et plutôt passives, meublant un monde intérieur,
celui de l'esprit, relativement autonome et séparé de la réalité
matérielle, doué pour ainsi dire d'une vie propre.
Nous avons vu que les idées
définies comme des sortes de choses de la pensée ou de l'esprit
pouvaient bien devenir les enjeux de conflits, mais d'une manière
secondaire ou accidentelle habituellement. Nous savons cependant qu'il
y a d'autres conflits qui représentent, eux, de réelles guerres
d'idées. Tournons-nous donc vers eux pour voir quel rôle les idées y
jouent. Ces véritables guerres d'idées, se présentant évidemment comme
telles à travers l'histoire, sont les conflits idéologiques ou
religieux. On s'est battu durant tout le moyen-âge entre chrétiens et
musulmans, puis, à partir de la Renaissance, entre les sectes
chrétiennes, enfin, plus récemment, pour des idéologies politiques,
depuis la Révolution française jusqu'aux révolutions communistes ou
fascistes. On peut certes chercher derrière tous ces conflits des
enjeux matériels, mais il serait difficile de les y réduire. Les enjeux
avoués, les mobiles explicites des belligérants, ce qui les mobilise,
ce qui leur rend même l'ennemi haïssable, ce sont des divergences
idéologiques ou religieuses. Dans ces guerres, il ne s'agit pas d'abord
d'utiliser les idées comme des armes en vue d'autre chose, ni d'en
faire les objets soit d'un accaparement en les gardant secrètes, soit
d'une quelconque convoitise pour les apprendre ou les exploiter. Au
contraire, chaque camp affirme haut et fort ses idées, et, loin de les
cacher pour se les réserver, tente de les faire connaître et même de
les imposer à ses adversaires. Plutôt que les objets de telles guerres,
les idées sont leurs ressorts. On se bat non pas pour s'approprier ou
se réserver d'une manière quelconque les idées qui mobilisent les
belligérants, mais pour les faire triompher, en se mettant en quelque
sorte à leur service, en les posant comme ses propres maîtres. Ici, il
est évident que les idées dont il s'agit ne peuvent plus du tout être
considérées comme des objets relativement passifs, qu'on peut
éventuellement se contenter de posséder, d'agencer et de contempler en
son for intérieur, mais qu'elles sont des principes actifs extrêmement
puissants par elles-mêmes. Elles font d'ailleurs aussi d'autres choses
que de pousser ceux qu'elles dominent à la guerre. Elles forment et
fixent des mœurs, elles instaurent et soutiennent des régimes
politiques, elles inspirent les arts, définissent des objets d'amour et
de haine, désignent le sens du monde et de la vie. Bref, loin de
détourner du monde extérieur, elles en font l'objet non seulement d'une
interprétation, mais aussi d'une action constante.
La distance est si grande
entre les deux types d'idées – d'un côté celles qui s'offrent à la
contemplation et à la construction de la représentation du monde, et
semblent détourner de l'action, et de l'autre celles qui agitent les
hommes, les soutiennent et les conduisent –, qu'on est porté à y voir
des genres d'idées de natures réellement différentes. Les unes semblent
ne servir qu'à créer des sortes d'images des choses et du monde, que
ces représentations soient purement idéales, adéquates à la réalité, ou
juste imaginaires. Ces images résultent du travail, conscient ou
inconscient, de la pensée, un peu comme un tableau naît de l'activité
du peintre. Ensuite, tant qu'on les laisse reposer, elles demeurent
immuables, quoique tendant un peu à s'effacer avec le temps, et
s'offrent paisiblement au regard. Si on les utilise, c'est une action
qui les touche de loin sans les concerner intimement. Les autres
s'attachent aux passions des hommes, les excitent, les soulèvent ou les
apaisent, les conduisent, et sont partout liées à l'action. Plutôt que
de représenter les choses (ce qu'elles peuvent faire accessoirement),
elles les situent dans la perspective des passions et de l'action, leur
donnant ainsi ce qu'on peut appeler un sens, et elles s'adressent aux
hommes en invitant, commandant, séduisant, louant, blâmant,
encourageant, bref, en suscitant de toutes les manières leurs passions
et leurs actions, en s'intégrant à elles pour les modifier, parfois
comme de l'intérieur. Il n'est donc plus question face à de telles
idées de songer à les situer dans un monde à part, subsistant
paisiblement hors de la réalité où s'agitent concrètement les hommes.
Elles font entièrement partie du monde de l'action et de l'action
elle-même, comme les exhortations et commandements criés par un
capitaine dans la mêlée. Lorsqu'elles représentent les choses, ce n'est
pas juste objectivement, mais comme la propagande ou la publicité, en
leur donnant la couleur du désir.
Dans la vie courante, nous
connaissons bien ces idées actives, qui nous sont partout présentes,
mais lorsque nous réfléchissons à ce que sont les idées, nous tendons à
les oublier et à ne retenir que les pâles représentations des choses,
qui semblent les laisser telles qu'elles sont, et les reproduire
seulement comme hors du temps et de l'agitation, dans ce qu'elles ont,
dirons-nous éventuellement, d'essentiel. En effet, lorsque nous nous
plaçons dans la perspective de la connaissance, ce sont ces idées qui
nous paraissent capables de nous donner la représentation ou la théorie
vraie des choses, telles qu'elles sont en soi, c'est-à-dire justement
sorties de leurs rapports aux désirs et préoccupations des hommes. Il
n'est pas étonnant dans ces conditions qu'une telle connaissance semble
extraire aussi ceux qui la cultivent de l'agitation du monde réel, et
les élever comme dans un nouveau monde calme et paisible, et il est
naturel aussi que la conception des idées qui naissent de ce genre de
méditations et d'études les représente comme des représentations
paisibles et passives des choses. Il n'est pas surprenant non plus que,
considérant ainsi les idées, on ne voie plus bien comment elles
pourraient se relier au monde de l'action et y jouer un rôle. Non
seulement le savant, en tant que pur savant, mais également le
philosophe, vu comme se vouant également à la connaissance ainsi
envisagée, prennent la figure d'êtres plus ou moins perdus dans des
mondes étrangers à la réalité directe, contemplatifs plutôt qu'actifs,
si ce n'est en maniant tranquillement leurs ombres de réalités
détachées de leurs objets que sont leurs idées. Et quand ces savants et
philosophes retournent dans la réalité, parce qu'il faut bien qu'ils
s'en soucient un peu pour vivre, ils oublient de s'y observer
concrètement, et imaginent que tout ce qu'ils vivent et voient
s'explique par ce qu'ils ont cru comprendre dans leur monde idéal, si
bien que les idées actives leur restent inaperçues ou leur semblent
étrangères aux idées telles qu'ils croient les connaître entièrement.
Et même les opinions vulgaires, qu'ils observent éventuellement, tout
en les méprisant, tendent à se réduire à leurs yeux à des idées de la
sorte de celles qu'ils croient connaître, quoique rendues impures par
ce qu'elles conservent de leur contact avec les passions et les
préoccupations supposées bornées de l'homme actif.
Il se pourrait néanmoins,
premièrement, que ces idées dynamiques qui nous gouvernent à tout
moment, et nous plongent dans la concurrence quotidienne aussi bien
qu'elles nous mènent aux guerres les plus acharnées, sous les drapeaux
des idéologies, nous apprennent davantage sur la nature des idées que
les représentations abstraites de la théorie envisagées juste à travers
celle-ci, et deuxièmement que les véritables philosophes soient bien
moins préoccupés de la contemplation des vérités éternelles telles
qu'on les imagine, que des idées considérées dans leurs aspects
dynamiques, en tant que liées à la sensibilité et à l'action. Supposons
donc qu'il puisse y avoir un intérêt à examiner plutôt ce dernier type
d'idées pour mieux comprendre comment la philosophie elle-même se
trouve, dans les faits, impliquée dans les guerres, et plus précisément
les guerres idéologiques. Comment les idées apparaissent-elles donc de
ce point de vue ?
Il est certes loisible de
définir les mots plus ou moins à sa convenance dans des recherches
théoriques, et il ne serait donc pas interdit de réserver le terme
d'idée pour signifier les entités théoriques qu'on entend par là quand
on les voit essentiellement comme des représentations abstraites.
Toutefois, en signifiant par idées ces pensées actives qui dirigent
l'action, non seulement nous nous donnons la possibilité de saisir un
aspect des idées en général qui nous intéresse particulièrement
lorsqu'il s'agit de comprendre leur valeur pratique, mais nous
découvrirons sans doute un moyen de comprendre mieux également ces
idées abstraites, dont nous avons vu qu'elles échappaient à la notion
confuse née de leur confusion partielle avec les termes du langage qui
les signifient et les constituent en partie. L'idée dynamique se
caractérise dans les exemples que nous avons envisagés par son lien
étroit avec le principe actif en nous, à savoir le désir et ses
déclinaisons dans les diverses passions. Ce lien s'exprime de manière
causale en disant que certaines idées suscitent certaines passions. Il
est bien connu par exemple qu'un très bon orateur connaît l'art de
faire naître par son simple discours, et par les signes gestuels dont
il l'accompagne, les passions qu'il veut éveiller dans son auditoire,
et que tout homme a également cette capacité à quelque degré. On serait
tenté d'expliquer ce phénomène par le fait que certaines idées ont été
associées à certains sentiments, si bien qu'elles en viennent à les
évoquer et à les susciter dans une certaine mesure. Le fait qu'un même
discours soit plus ou moins efficace selon les publics, montre bien que
ces liaisons ont quelque chose de contingent, et qu'elles ne font pas
partie des idées, ni des sentiments, comme tels. C'est vrai,
assurément. Mais il ne s'ensuit pas que si le lien entre certaines
idées et certains sentiments se modifie en fonction d'associations
contingentes, il soit entièrement et uniquement produit par celles-ci.
Au lieu de concevoir les idées comme des représentations pures,
auxquelles peuvent venir s'agréger extérieurement, de façon
contingente, des sentiments, ne serait-il pas plus juste de reconnaître
en chaque idée une dimension affective ? Et, en partant de ces
idées communes de la vie courante, quel que soit le degré auquel on
peut les distiller pour en extraire ou en abstraire la pure
représentation, en la délestant de toute affectivité, il reste que nos
idées dynamiques se caractérisent au contraire par leur poids affectif,
et que celui-ci fait pour ainsi dire corps avec elles. Certes, ce
sentiment que les idées pratiques incorporent ne doit pas être conçu
uniquement sur le modèle des passions violentes qui se font vivement
sentir pour telles, comme la colère, l'enthousiasme, le désir
lancinant, et ainsi de suite. Souvent ces sentiments ne nous troublent
pas et ne se font remarquer qu'à une attention soutenue, ou par leurs
effets. Le bien-être éprouvé à l'idée d'un ciel serein ne nous émeut
pas vivement, la plupart du temps, et souvent ne nous devient pas
spécifiquement conscient. Le léger ennui à l'idée de marcher sur une
inégalité du sol ne me vient guère autrement à la conscience que par le
mouvement que je fais pour l'éviter, et cette action de mon corps n'en
diffère pas vraiment. Il y a entre l'action et le sentiment eux-mêmes
un rapport tel qu'il ne serait peut-être pas faux d'affirmer que l'on
sent distinctement quand on ne ne se contente pas d'agir, et que
l'action est sinon la manière immédiate dont le sentiment se vit.
Prenons le cas de l'idée
qui nous intéresse actuellement, celle d'idée justement. Apparemment,
rien de plus abstrait et de moins propre à susciter la passion ou
l'action. Et pourtant combien de sentiments vifs s'y attachent, selon
les conceptions que l'on s'en fait, depuis la tendresse et le désir
ardent de celui qui voit le bonheur dans la contemplation des pures
idées, jusqu'à la forte répugnance de celui qui n'y voit
qu'abstractions exsangues, ennemies de l'action, où se trouve tout le
sel de la vie ; depuis le respect de celui qui y voit le lieu de
justification par excellence, jusqu'à la méfiance de celui qui y voit
le symbole de tous les discours vides ! On pourrait croire que ces
sentiments diffèrent parce qu'ils sont provoqués par des conceptions de
l'idée différentes elles-mêmes. Mais pourquoi ne serait-ce pas
l'inverse ? Au lieu que les idées provoquent ces sentiments, elles
peuvent elles-mêmes être, non pas accompagnées, mais constituées aussi
par eux, de telle sorte que dans la mesure où les sentiments diffèrent
les idées diffèrent aussi nécessairement. Ce qui nous empêche de le
remarquer, c'est que nous envisageons les idées abstraites seulement,
et encore dans leur seule expression verbale, et non les idées
concrètes, réellement pensées. Nous croyons que, selon notre humeur, la
même idée excite en nous tantôt un sentiment, tantôt l'autre, et nous
pousse tantôt à telle action, tantôt à telle autre, dans une même
situation, sans considérer que, selon notre humeur, ce sont déjà des
idées différentes que nous avons en réalité.
Il est vrai que si nous
considérons les idées comme comportant elles-mêmes les sentiments que
nous les supposons provoquer, il faut les concevoir comme bien
différentes de ces entités distinctes que nous les supposons être
d'habitude, en leur attribuant les qualités des termes qui les
signifient dans la langue. En effet, les symboles eux-mêmes sont très
largement dépouillés de valeur affective, même si des poètes, comme
Rimbaud, peuvent chercher quels sentiments évoquent déjà les voyelles,
et si nombre d'écrivains ont décrit les rêves et les atmosphères
émotives que leur suggèrent les mots. De plus, les symboles se
caractérisent par le fait qu'ils sont clairement distincts les uns des
autres. C'est même la possibilité de les distinguer nettement qui dans
le système d'une langue définit aux divers niveaux les traits
pertinents de leurs composants et de leur composition. Par contre, les
sentiments se signalent par des frontières floues, et une tendance à se
confondre par voisinage, à déborder et à remplir l'espace disponible, à
devenir englobants, pour former ce qu'on nomme des atmosphères ou
ambiances. Les symboles tendent vers l'idéal de l'opposition binaire
tranchée entre le oui et le non, la présence et l'absence, tandis que
les sentiments semblent remplir l'intervalle entre les contraires,
entre lesquels ils nous font passer plutôt par degrés, presque
continûment, si bien que leur distinction est moins marquée.
Si l'idée se confondait
tout à fait avec le sentiment, alors nous ne penserions plus que très
vaguement, comme nous le faisons d'ailleurs dans nos rêveries, dans nos
états méditatifs relâchés, dans notre façon « intuitive » ou
« instinctive » (au sens de la vague impression émotionnelle
globale des situations) de nous diriger souvent dans la vie pratique.
Et la plupart du temps, en effet, nos idées n'ont-elles pas cette forme
vague, si insaisissable qu'il nous faut parfois de longs efforts pour
parvenir à les saisir et à les préciser suffisamment afin de leur
trouver une expression linguistique approximative ? En revanche,
de telles idées vagues déterminent très précisément nos façons d'agir,
nous permettent de faire des choix pratiques bien déterminés, que nous
ne parvenons pas pourtant à expliquer clairement. C'est même
probablement la situation commune dans laquelle nous nous trouvons,
sachant parfaitement quoi faire, bien qu'incapables de le justifier de
façon convaincante, ayant donc une idée pratique précise, si l'on peut
dire, sans avoir autre chose que la plus vague idée correspondante au
niveau de son expression linguistique. C'est ainsi que souvent nous
nous étonnons de ne pas pouvoir ni expliquer, ni même exprimer
clairement les raisons de nos actes, alors que nous pensons pourtant
savoir très bien ce que nous voulons et pourquoi. Lorsque nous
analysons cette étrange situation, il peut donc nous sembler que nous
avons deux sortes d'idées fort distinctes et même très contraires,
d'une part des idées pratiques, muettes dans l'ordre symbolique, mais
efficaces dans l'action, et de l'autre des idées théoriques, capables
d'expression verbale ou symbolique précise, mais demeurant abstraites
et coupées de l'action comme telles. Pourtant, il doit bien exister un
lien entre ces deux extrêmes, puisque, à la réflexion, quel que soit le
travail que celle-ci exige, j'arrive souvent à trouver une expression
symbolique de mes motifs d'abord saisis intuitivement, et à les
justifier dans des arguments abstraits et rationnels précis, alors que,
inversement, parfois mes réflexions les plus abstraites finissent par
entraîner mes décisions.
Au lieu de chercher à
relier ces deux extrêmes par un troisième terme capable de servir de
médiateur, considérons l'hypothèse que sous ces deux formes apparemment
contraires, l'idée conserve la même structure, et qu'elle comporte
toujours à quelque degré cet aspect affectif qui semble devenir
exclusif dans la pure idée pratique intuitive. Nous avons vu comment
une notion aussi abstraite en apparence que celle d'idée ne se dégage
pas de ce côté affectif, qui peut même y être très puissant. A la
limite, dans les idées les plus abstraites, comme plusieurs de celles
qu'on trouve en mathématiques, le sentiment paraît avoir entièrement
disparu. Lions-nous un sentiment aux concepts des nombres ? Il
semble en tout cas que nous nous dégagions de toute émotion
particulière liée à chacun d'eux lorsque nous les envisageons de façon
mathématique, lorsque nous opérons avec eux. Alors, d'ailleurs, les
symboles eux-mêmes ont pris leur plus grande importance, et à certains
moments, nous ne considérons plus guère qu'eux, comme nous le faisons
aussi en algèbre. Et pour cette raison, il n'y a guère à nous étonner
que ces opérations puissent être faites par des machines, comme nos
ordinateurs, qui ne pensent pas au sens où elles auraient elles-mêmes
des idées, mais traitent mécaniquement les symboles eux-mêmes. A cette
extrémité, nous nous trouvons déjà au-delà de l'idée, et même le
symbole n'est plus considéré en entier, mais seulement dans sa
matérialité et par rapport aux règles de sa manipulation. L'ordinateur
n'a pas à savoir s'il traite des nombres ou autre chose, parce qu'il
n'a pas à se faire une idée de ce que signifient les symboles
manipulés, mais seulement à les soumettre à une série d'opérations
parfaitement réglées. En revanche, dès que nous tenons compte de ce que
signifient les symboles, dès que l'idée reparaît, le sentiment
intervient à nouveau. Un, ou deux, ou mille, ce n'est pas le même
sentiment. L'unité, la grandeur, ce sont des choses que nous sentons de
manière spécifique, comme la stabilité du carré, le désordre des
figures irrégulières, le plaisir immédiat de la symétrie, et ainsi de
suite. Quand donc nous pensons pouvoir attribuer aux pures idées une
entière objectivité, c'est-à-dire le dépouillement de tout caractère
subjectif ou de tout sentiment, c'est bien la considération de leurs
signes matériels qui nous conduit à une telle impression.
Or, avons-nous vu, lorsque
les symboles sont réduits le plus possible à eux-mêmes, ils sont
nettement distincts les uns des autres, et perdent leur ambiguïté. En
réalité, ils se définissent essentiellement par les opérations où ils
interviennent et les règles qui les gouvernent, avec la précision
voulue. Le symbole lui-même ne se modifie pas. Il a une signification
fondamentale fixe, comme « 1 » signifie un, et reçoit une
définition plus complexe par les relations dans lesquelles il entre,
comme dans la configuration « 1000 ». Voilà l'idée éternelle,
substantielle, toujours identique à soi, quoique susceptible de prendre
des sens complémentaires dans son rapport à d'autres, et à trouver même
sa vraie place dans l'ordre logique. Mais ce n'est déjà plus vraiment
une idée. Celle-ci, acquérant un caractère affectif, sort de
l'isolement de principe du symbole, considéré en soi, et perd la
capacité d'entrer dans des relations purement extérieures, et
univoques, avec d'autres symboles. Ses frontières sont devenues plus
indistinctes, elle se mélange sur ses limites avec d'autres idées et
avec la matière même. C'est pourquoi la modification du contexte d'une
idée ne fait pas que lui donner une nouvelle place, et une nouvelle
signification venant s'ajouter à celle qu'elle avait originellement et
qu'elle conserverait intacte dans la nouvelle, mais elle modifie à
quelque degré l'idée elle-même et son sens propre. Il s'ensuit que,
loin de conserver une nature immuable, les idées sont sans cesse
emportées dans un mouvement qui les transforme elles-mêmes plus ou
moins. Elles bougent avec le monde pratique dans lequel elles
s'insèrent par leur côté affectif et dynamique. Cela signifie d'une
part qu'elles ne se séparent jamais vraiment de ce monde, et d'autre
part qu'elles ne cessent jamais non plus d'agir sur lui.
Le refus de
l'identification subreptice de l'idée avec le symbole, pour insister
sur ses aspects affectifs et pratiques, ne signifie pas que l'idée
n'ait rien de commun avec lui. Au contraire, le rapport entre l'idée et
le symbole qui a conduit à les identifier faussement est bien réel
quant à lui, et l'intervention du symbole ou du signe représente un
aspect de l'idée aussi bien que ses aspects affectifs et dynamiques.
C'est d'ailleurs certainement la conception du rapport entre l'idée et
son signe comme une relation purement extérieure, qui a conduit à
concevoir les idées elles-mêmes sur le modèle du symbole, comme si
elles étaient des sortes de symboles intérieurs à l'esprit auxquels
renverraient les symboles matériels, dont la disposition analogue à
celle des idées signifierait également l'ordre logique de celles-ci. En
revanche, si le signe fait lui-même partie de la structure de l'idée,
il n'est plus possible d'imaginer deux mondes parallèles, extérieurs
l'un à l'autre, mais analogues par leur ordre, et par conséquent aussi
par leurs composants.
De même que l'idée s'efface
dans le symbole pris pour lui-même, de même elle s'évanouit à l'autre
extrémité, celle du pur sentiment indistinct, sans plus aucune identité
déterminée, devenu insaisissable. Entre les deux, l'idée semble réunir
le signe et le sentiment, et les rapporter l'un à l'autre, le signe
donnant justement une certaine identité au sentiment, et permettant de
le distinguer, ainsi que de le comparer à d'autres. Et quand le signe
qui distingue les idées est conventionnel et arbitraire, il est ce que
nous nommons symbole. Grâce à lui, les idées acquièrent en partie ses
propriétés, et deviennent susceptibles de calcul, c'est-à-dire d'être
traitées, au moins abstraitement, selon les règles de la logique, pour
s'organiser en des discours ou des raisonnements. D'autre part, les
symboles sont explicitement posés en rapport avec les choses auxquelles
ils sont référés, de manière que l'idée voit accentuer par là son
aspect représentatif. Ce pourquoi il n'est pas étonnant d'ailleurs que,
lorsqu'on tend à comprendre l'idée essentiellement à partir du symbole,
on la perçoive aussi comme une entité par essence logique et
représentative.
Il n'est pas question ici
de développer entièrement ces considérations sur la nature des idées,
mais seulement de faire voir comment celles-ci sont loin de se limiter
à être pour ainsi dire les ombres des symboles qui les signifient,
comme on imagine souvent les notions abstraites utilisées dans les purs
raisonnements abstraits et dans les activités purement théoriques. Même
là, nous l'avons vu, lorsqu'il ne s'agit pas simplement d'appliquer
mécaniquement aux symboles les règles d'opérations grammaticales ou
logiques, comme peut le faire un ordinateur, l'idée ne se sépare jamais
entièrement de sa partie affective, ni par conséquent de son aspect
dynamique. Certes, toute idée n'est pas dynamique au même degré, et il
y a sur ce point une importante différence entre les idées les plus
abstraites et les plus concrètes, si l'on veut entendre justement par
là celles qui engagent le plus l'affectivité du penseur, que celle-ci
soit vivement ressentie ou non.
*
A la question de savoir
pourquoi de simples idéologies, c'est-à-dire des superstitions, des
systèmes de représentations mythologiques, des religions, des
conceptions de la vie sociale et individuelle diversement élaborées du
point de vue rationnel, parviennent à mouvoir les hommes au point de
les jeter les uns contre les autres dans des guerres acharnées, menées
au nom de ces diverses idéologies, nous pouvons répondre, plutôt que
par la simple surprise de celui qui pense que les idées ne sont que des
représentations dépourvues de tout dynamisme, que cela est naturel au
contraire, les passions étant à la fois les moteurs de l'action humaine
et les constituants essentiels des idées, et surtout des plus concrètes
d'entre elles. Néanmoins, si la surprise face au fait que les idées
agissent peut être surmontée en considérant mieux ce qu'elles sont, un
autre étonnement subsiste, à savoir que, dans ces guerres idéologiques,
les idées ne soient pas seulement les motifs, mais également des sortes
de divinités exigeant de mettre les hommes à leur service. L'idée que
tel animal est dangereux peut bien m'amener à le détruire. Mais dans
les guerres idéologiques, il ne s'agit pas simplement d'un rapport de
ce type. Car, étant persuadés que leurs idées sont les bonnes ou les
vraies, les comprenant comme les motifs de leurs actions, leurs
partisans ne se contentent pas d'agir selon elles, mais ils veulent que
les autres s'y soumettent aussi. Pourquoi en effet passe-t-on de la
persuasion qu'il est bon d'agir d'une certaine façon, et du désir
corrélatif d'agir ainsi, à la conviction que les autres doivent agir de
même, qu'ils doivent en être persuadés aussi, et qu'il faut les y
contraindre au besoin ?
A première vue, nous ne
tirons pas cette conclusion dans tous les cas. Lorsque je me lève le
matin, persuadé qu'il me faut un petit-déjeuner composé de telle
manière, je ne suis pas pris de la frénésie d'aller imposer à tous de
m'imiter. Et pourtant, à l'examen, n'y aurait-il pas même dans cette
préférence innocente quelque amorce de cette tendance ? Ne vais-je
pas tenter de convaincre mes compagnons que ma façon de déjeuner est la
meilleure, et me réjouir s'ils m'approuvent et m'imitent
justement ? Si je n'insiste pas davantage, c'est donc juste parce
que, dans ce cas, mon désir d'imposer ma façon de voir et d'agir est
trop faible pour que je veuille engager une véritable lutte pour le
réaliser. Ici aussi, il semble qu'entre les deux extrémités, celle où
nous exerçons, même aisément parfois, la tolérance, et celle où nous
devenons tout à fait intransigeants face aux idées opposées aux nôtres,
la différence n'est que de degré, mais que le désir d'acquérir les
autres à nos idées ou de les leur imposer fait bien toujours partie de
celles-ci. Même le théoricien le plus calme, le plus étranger à la
réalité concrète, le plus absorbé dans ses échafaudages d'idées
abstraites, ne peut s'empêcher de persuader ses doctrines à ceux qu'il
côtoie, dès qu'il entrevoit la moindre chance de réussite. Même le
jaloux, qui craint par dessus tout qu'on ne lui enlève sa bien-aimée,
et qui devrait éviter de la rendre désirable à d'autres, se sent
irrésistiblement poussé à convaincre tout le monde qu'elle est la plus
belle et la plus désirable, au risque de se faire des rivaux presque à
coup sûr s'il réussit. Bref, même lorsque nous ne voudrions pas que les
autres fassent comme nous en réalité, nous voudrions malgré tout qu'ils
le désirent et reconnaissent que notre façon de faire est la bonne ou
la vraie.
Sans ce désir de soumettre
les autres à nos idées, les guerres idéologiques ne se comprendraient
pas, dans la mesure où l'on ne s'y bat pas simplement pour conserver la
liberté d'agir à sa guise, mais aussi pour contraindre les autres à
adopter les mêmes idées, et par conséquent les mêmes sentiments ou
désirs, et les mêmes conduites. Il faut avouer que la première
ambition, celle de conserver ou d'acquérir sa liberté de penser et
d'agir, peut déjà expliquer certaines guerres idéologiques. Ne
suffit-elle pas à expliquer en effet la résistance à l'oppression
idéologique chez ceux qui défendent leur liberté ? Et même dans
d'autres cas, ne pouvons-nous pas attaquer ceux qui pensent autrement
parce que, par leur manière d'agir, ils dérangent et empêchent l'ordre
qui correspond à nos convictions et à nos mœurs ? Par exemple, la
rareté des ressources peut interdire leur utilisation à plusieurs fins
différentes, et obliger à un choix, c'est-à-dire à l'imposition d'une
idée précise de leur valeur et de leur usage, et entraîner la guerre à
ce sujet. Il est vrai que ces raisons de guerre existent et ne sont pas
négligeables. Mais elles n'expliquent pas la passion avec laquelle les
combattants idéologiques, missionnaires ou chevaliers de telle
religion, vont jusqu'au bout du monde pour imposer leurs idées. Pour se
lancer dans ces entreprises, il faut qu'ils donnent une importance en
soi au fait que les autres, et non seulement ceux qu'ils connaissent,
mais tous les inconnus même, se soumettent aussi à leur façon de voir.
Les animaux, qui n'ont sans
doute que des idées fort concrètes, proches de l'intuition ou de
l'instinct, ne paraissent pas affectés de cette rage d'imposer leur
manière de faire à leurs congénères. Peut-être la nature leur
donne-t-elle déjà une uniformité suffisante. Mais peut-être aussi
l'absence en eux d'idées structurées autour de symboles les rend-elle
insensibles à de tels désirs. Il est frappant en effet que les hommes
soient très vivement portés à considérer les vérités comme
universelles. Sur toute chose, la vérité doit être une, croient-ils
généralement, et ce qui en dévie est donc faux. Cette opposition
tranchée est caractéristique du symbole, ou de l'idée en tant que liée
au symbole, comme nous l'avons vu. Or, quand je pense avec de telles
idées, je suis porté à croire que, si mon idée est vraie, ou juste ou
bonne, toutes celles qui en diffèrent tout en se référant aux mêmes
choses, par le même symbole ou d'autres équivalents, sont fausses, et
inversement, que si l'une d'entre ces dernières était vraie, c'est la
mienne qui serait fausse, ou mauvaise. Dans ces conditions, s'il
m'importe de considérer comme vraies mes idées, celles qui en diffèrent
se posent comme des concurrentes, surtout si d'autres personnes les
soutiennent comme vraies. Car il n'est pas question que la vérité soit
diverse, puisqu'elle est une et universelle. C'est pourquoi, quand
j'affirme telle idée vraie, j'entends qu'elle est vraie pour
tous ; ce que nient ceux qui avancent une idée différente. Or
cette autre idée qu'ils posent comme vraie, ils doivent aussi prétendre
qu'elle devrait être vraie pour moi ; ce qui signifie qu'ils
tiennent mes idées pour fausses. Et s'ils argumentent en faveur de leur
idée, ils s'attaquent donc à la mienne, et risquent de la détruire, en
la montrant fausse. Voilà donc une lutte à mort qui s'engage au niveau
des idées, où ce sont d'abord les idées concurrentes et donc opposées
qu'il s'agit d'éliminer. Mais bien sûr, ce n'est pas encore la guerre
idéologique, parce que rien ne m'oblige apparemment à ne pas changer
d'idée lorsque j'en découvre de meilleures ou de plus vraies.
Pourtant l'expérience nous
apprend que les hommes tiennent beaucoup à conserver leurs idées, et à
les considérer donc comme vraies, c'est-à-dire à en faire leur
référence ou leur guide. Cela se comprendrait mal s'il s'agissait de
ces ombres pour lesquelles on les tient, en ne les envisageant que sous
la forme qu'elles paraissent prendre dans les pures activités
théoriques. Et pourtant, on sait que, même là, les savants sont souvent
prêts aussi à se battre avec acharnement pour défendre leurs théories
envers et contre tout. C'est donc bien que, pour eux, elles ne sont pas
si irréelles et inconsistantes d'un point de vue vital que pour ceux
qui les observent de l'extérieur. Et surtout, si les idées plus
concrètes sont des passions et des principes dynamiques, des principes
d'action, des organisateurs de l'action, alors l'enjeu n'est plus
simplement un mot, ou une représentation abstraite, une simple théorie,
mais toujours une manière de vivre, ou du moins certains aspects de
manières de vivre. Par conséquent, changer d'idées c'est modifier aussi
sa façon de sentir et d'agir, ce qui est moins facile que modifier
superficiellement son discours, à supposer que celui-ci n'entraîne rien
d'autre qu'une série de représentations inconsistantes. Et précisément,
parce que les discours eux-mêmes, ou certains d'entre eux, entraînent
des idées lourdes et actives, il est loin d'aller de soi qu'on puisse
les changer facilement, et l'attachement à certains mots, à certaines
phrases, est lui-même moins aberrant qu'on ne pourrait le croire si
l'on n'en tient pas compte. Or précisément, les débats à propos de la
vérité sont toujours aussi à quelque degré, pourvu qu'on comprenne les
discours tenus, des débats à propos du sens de nos vies. Et le risque
de voir succomber ses propres idées comme fausses, au profit d'autres,
implique toujours aussi le risque de devoir modifier ses façons de voir
et d'agir, ou d'en voir s'affaiblir et disparaître le sens, et de se
retrouver sans motivation, c'est-à-dire avec pour motifs des idées
dévaluées.
Nous tenons d'autant plus à
toutes nos idées puissantes que plus elles sont concrètes et
dynamiques, plus elles sont affectives ou passionnelles, plus elles
imprègnent et pénètrent une partie importante de notre vie, et en
touchent plus ou moins l'ensemble. Nous avons vu en effet que les idées
sont d'autant plus distinctes entre elles que leur aspect affectif est
moins prononcé, et qu'elles se rattachent plus étroitement aux
symboles, tandis qu'au contraire, plus elles sont passionnelles, moins
elles obéissent au principe de la détermination précise, et plus elles
tendent à se confondre avec les idées voisines, avec lesquelles elles
sont associées, en partie logiquement, mais en grande partie aussi par
des analogies imaginaires et des proximités affectives. Dans ces
conditions, chaque modification importante d'une de ces idées
dynamiques produit un ébranlement correspondant dans le champ des idées
voisines, et dans les cas extrêmes, jusqu'aux plus éloignées. On
retrouve un analogue de cette solidarité des idées dans la cohérence
logique des systèmes d'idées plus abstraites, avec la différence
néanmoins que dans le système chaque idée semble pouvoir être comme
sacrifiée au tout, et modifiée, substituée discrètement pour laisser
place à une autre idée plus apte à remplir à sa place le rôle qu'exige
la cohérence d'ensemble, en laissant les autres intactes, dans la
mesure où la cohérence du tout n'exige pas leur modification. A la
limite, lorsqu'il s'agit par exemple de corriger une faute de calcul,
par une simple opération arithmétique sur les symboles, la correction
se fait sans douleur. Au contraire, la transformation d'une idée
dynamique a une répercussion émotionnelle d'autant plus forte et
générale qu'elle était elle-même puissante. N'est-ce pas la raison pour
laquelle les idées qui déterminent le sens de la vie, plutôt que des
modèles théoriques abstraits, sont les plus propres à devenir les
causes de guerres idéologiques ?
Il est pourtant étonnant
que dans ces guerres, des théories abstruses puissent jouer un rôle de
premier plan. Ainsi, dans les guerres entre protestants et catholiques,
la conception de la transsubstantiation était au cœur de vives
querelles, dans lesquelles, pour des théories presque entièrement
verbales, vaines et absurdes, on était prêt à s'envoyer en enfer. Nul
doute que, dans la plupart des sujets de dispute des théologiens, la
grande majorité des gens impliqués dans ces guerres de religion ne
comprenaient rien, quoiqu'elle ait tenu les dogmes contestés pour
sacrés aussi, et peut-être pour d'autant plus sacrés d'ailleurs qu'ils
lui paraissaient des mystères et non des absurdités. Faut-il donc
croire que les plus grandes abstractions, les plus absconses, soient
des motifs de guerre aussi puissants que les idées les plus
concrètes ? Mais il est peut-être important de remarquer ici que
ces dogmes abstraits n'étaient en vérité que l'objet des débats les
plus nébuleux entre les théologiens, bien qu'on ait tenté de les faire
passer pour logiquement très rigoureux. A supposer que des théoriciens,
dans leurs délires, aient pu croire à la rigueur rationnelle de leurs
arguments, ce n'est sûrement pas la claire perception de leurs liens
supposés logiques qui soulevait les foules en faveur des dogmes
correspondants, puisqu'elles n'y voyaient au contraire que la
profondeur obscure de mystères impénétrables à leur raison. On peut
donc supposer que si ces dogmes incompréhensibles pouvaient jouer leur
rôle moteur dans les guerres de religion, c'est justement parce que,
dans leurs prétendus raisonnements, les théologiens avaient embrouillé
les idées pour en faire, au lieu d'idées claires, les idées les plus
obscures, au lieu de vérités théoriques bien définies et logiquement
construites, des idées vagues, aptes à devenir les symboles d'un état
affectif général. Pour trouver les idées qui définissaient réellement
les sentiments principaux composant cet état général, il faut chercher
ailleurs que dans ces symboles destinés à les rassembler sous un même
étendard, apparemment clairement distinct de celui des ennemis, malgré
l'obscurité de sa signification. Cela ne signifie pas d'ailleurs que,
dans les guerres idéologiques, toutes les idées débattues aient été de
cet ordre secondaire, et que jamais les véritables idées actives
n'aient fait l'objet de la dispute. Même, nous savons que, dans la
mesure où la dispute permet de rendre plus nette l'opposition des idées
dynamiques en jeu, elle renforce l'antagonisme et les motifs d'inimitié.
A moins de penser que les
guerres idéologiques n'en sont pas vraiment, et que ce n'est qu'en
surface que les partis se battent pour défendre leurs idées, tandis
que, plus profondément, leurs véritables motifs sont différents,
d'ordre purement économique par exemple, il faut bien avouer que dans
ces guerres les idées jouent un rôle immense. Car nous avons vu
qu'elles ne sont pas des enjeux du même type que des biens matériels,
qu'on désire posséder pour soi et dont on veut exclure les concurrents,
dans la mesure où ils ne peuvent être possédés et utilisés par tous à
la fois, si bien que là où ils sont trop rares pour satisfaire les
désirs ou les besoins de tous, il faut bien que les uns se les
approprient exclusivement aux dépens des autres. Comme les luttes
qu'entraîne cette concurrence se comprennent aisément, c'est
probablement la raison pour laquelle, dans les conflits, les esprits
qui se croient plus fins cherchent derrière les motifs idéologiques les
supposées raisons économiques réelles des hostilités. Sans prétendre
que ces raisons économiques n'aient pas leur importance, ni qu'elles ne
se mélangent pas souvent aux motifs idéologiques, remarquons que, sans
donner à ceux-ci leur poids, souvent dominant même, on ne comprend plus
la plupart des guerres réelles. Que, dans la plupart d'entre elles,
certains fassent des profits matériels, et que leur perspective soit
parfois déterminante, c'est évident. Mais on ne mobilise pas vraiment
les armées, des peuples entiers, par la seule avidité de richesses. Et
celle-ci ne maintient pas longtemps unis de grands partis. Même les
bandes de voleurs, explicitement réunies par de telles motivations, se
divisent vite si d'autres liens idéels, comme l'honneur, ne leur
donnent un sens de solidarité que leurs seuls intérêts matériels
particuliers les invitent à mépriser. Et même quand un peuple déclare
la guerre à ses voisins pour les dépouiller de leurs richesses, il a
généralement besoin pour se justifier et mobiliser ses troupes de
prétextes dans l'ordre des idées. Et quand il est le plus fort, et
qu'il ne craint pas la puissance des autres, comme cela arrive,
pourquoi cherche-t-il à se justifier, plutôt que de profiter simplement
de son avantage dans l'ordre de la puissance brute ? S'il en prend
la peine, c'est qu'il se soucie de sa propre image, envers les autres,
mais envers lui-même aussi. Il a donc besoin encore de défendre une
idée. Il arrive même très fréquemment qu'on recherche la richesse pour
ce qu'elle représente, pour les idées qui s'y rattachent, et notamment
pour la réputation qu'elle apporte, davantage que pour ses avantages
matériels, qui ne justifieraient pas qu'on la recherche avec
acharnement au-delà de certaines limites relativement bornées, que
dépassent largement ceux qu'on nomme les riches.
Or, ce qui est remarquable
dans la guerre des idées, par opposition à la concurrence pour les
biens matériels, c'est que, au lieu de chercher à y mettre à leur
service les choses, les hommes se mettent eux-mêmes au service des
idées, ou du moins sous leur gouverne. Aussi l'ennemi n'y est-il pas
défini comme celui qui, possédant ce qu'on voudrait, nous en prive,
mais comme celui qui adhère à d'autres idées, à la fois parce qu'il les
professe et parce qu'il les suit et les exprime dans sa manière de
vivre. Nous avons vu comment, en leur attribuant par là la vérité, il
la dénie aux nôtres dans la mesure où elles en diffèrent et où cette
différence peut être assez clairement assignée pour apparaître comme
une opposition. Dans la concurrence pour les biens, les hommes
s'affrontent pour se défendre eux-mêmes, en rapportant à eux les biens
qui ne peuvent être partagés sans inconvénient. Dans la guerre des
idées, ce sont d'abord les idées qui s'affrontent pour la vérité, et
qui entraînent les hommes qu'elles dominent dans des conflits. L'idée
domine parfois au point que ses partisans puissent considérer que leur
plus grande valeur réside dans leur entière disposition à mourir pour
leur idéal s'il le faut. Et s'il est vrai que les idées sont nos
principes d'action, alors ce n'est pas que dans les cas extrêmes, où
elles conduisent à la guerre, qu'elles nous dominent et nous
conduisent, mais toujours, ou du moins dans toutes nos actions
conscientes ou volontaires, et même dans bien d'autres dont les motifs
nous restent inconscients, mais que l'analyse peut restituer.
Ceci dit, on pourra trouver
qu'il est exagéré de décrire l'homme sous la domination perpétuelle des
idées, sauf quand il agit automatiquement, par réflexe ou instinct. Car
c'est l'homme lui-même qui se détermine par des motifs, et non ceux-ci
qui conduisent l'homme comme de l'extérieur, un peu comme s'il était
une marionnette entre leurs mains, si l'on peut dire. Certes, ces idées
dynamiques, formant notre vie affective et pratique, ne sont pas des
êtres étrangers à nous qui nous domineraient de l'extérieur, mais elles
nous constituent, elles sont donc nous-mêmes envisagés sous un certain
aspect, et elles sont de plus intimement intégrées à l'ensemble de
notre être, comme d'ailleurs l'interpénétration affective de tous nos
sentiments ou idées l'implique. De plus ces idées ne subsistent pas
quelque part hors de nous, mais elles ont leur lieu dans nos corps, en
dehors desquels elles ne survivent pas comme telles. Il n'empêche que,
en nous, ce sont bien nos idées qui forment nos principes d'action.
En outre, les guerres
idéologiques rendent très manifeste une circonstance courante
concernant le statut des idées par rapport aux individus. En effet, ce
sont des idées communes, à un assez haut degré, qui mobilisent les
armées, de telle façon que, bien qu'elles n'existent pas en dehors des
individus, elles semblent avoir par rapport à chacun d'eux une sorte
d'indépendance, au point que l'individu peut en venir à se sacrifier
pour elles, et qu'il les considère comme le dépassant lorsqu'il se voue
à sa cause comme à quelque chose de supérieur à lui et à ses alliés, et
capable par là de l'ennoblir, c'est-à-dire de l'élever en quelque sorte
au-dessus de lui-même. Tout se passe comme si, les hommes étant le
terrain indispensable aux idées, celles-ci y menaient cependant une vie
propre, au moins en partie. Et c'est pourquoi d'ailleurs, dans la
guerre idéologique, la conquête ne consiste pas seulement à éliminer
l'ennemi, mais plus profondément à le soumettre aux idées défendues,
c'est-à-dire à gagner pour ainsi dire de nouveaux terrains à ces
dernières. Si chaque conversion est une victoire, ce n'est pas parce
qu'un nouvel individu nous serait soumis à nous-mêmes, mais parce que
nos idées règnent aussi sur lui, pour notre bien peut-être, mais pour
le sien aussi, à ce que nous croyons. Voilà donc une étrange sorte de
guerres qui ne vise pas seulement à nous assurer un bien plus grand,
mais à l'apporter aussi à ceux que nous vainquons. Dans ces rapports,
les idées se présentent comme profondément intégrées à notre nature,
comme nous constituant vraiment, et pourtant comme ayant une sorte
d'existence autonome aussi par ailleurs, comme étant partageables, ou
plutôt susceptibles d'être communes à plusieurs.
Et si du cas particulier de
la guerre des idées, nous revenons à la vie quotidienne, nous
découvrons que la situation reste fondamentalement la même. La plupart
des idées que nous avons, en ce sens qu'elles nous constituent, sont ce
que nous nommons nos opinions. Or leur caractéristique est qu'elles ne
sont pas totalement renfermées en nous, mais au contraire généralement
partagées, et que nous n'en avons pas la maîtrise, mais qu'elles se
sont imposées à nous comme par osmose à partir de notre milieu social,
sans même que nous nous en soyons rendu compte. Bref, il n'est pas faux
en ce sens de dire que nos opinions nous dominent, et qu'elles
déterminent largement à la fois ce que nous pensons, éprouvons et
faisons. Elles expliquent que, dans nos manières de vivre, nous
ressemblions fortement aux autres membres de notre société, et que nous
nous sentions par là solidaires avec eux, que nous ne puissions même
pas envisager parfois de nous séparer de notre milieu social,
c'est-à-dire de celui qui se définit par les mêmes mœurs, ou les mêmes
opinions. Ce qui est frappant dans ce phénomène, c'est encore une fois
la puissance des idées, et même ce qui pourrait sembler être leur
caractère tyrannique chez la plupart des gens.
Pourquoi obéissons-nous à
nos opinions ? Parce qu'elles nous ont conquis, formés, gouvernés
depuis notre enfance, parce qu'elles se sont implantées en nous pour
former notre substance, et ont acquis un pouvoir difficilement
contestable. Pourquoi en venons-nous à nous battre pour nos
idéologies ? Parce qu'elles représentent de ces idées dynamiques
en nous qui forment notre propre identité, et auxquelles nous tenons
comme à nous-mêmes, et surtout parce qu'elles nous conduisent
elles-mêmes à mener en quelque sorte leur propre guerre de conquête de
nouveaux esprits ou corps, ou à nous battre dans leur guerre de défense
de leur terrain humain déjà conquis. Mais si nous menons la guerre des
idées, chaque parti contre les partisans d'autres idées, il semble que
la cause de l'affrontement des homme se trouve ici dans celui des idées
elles-mêmes. Il y a donc bien quelque chose de tel qu'une guerre des
idées pour ainsi dire antérieure à celle des hommes – si l'on peut
faire abstraitement la distinction –, qui entraîne cette dernière. Et
pourquoi les idées elles-mêmes seraient-elles en guerre ?
Si les guerres idéologiques
nous présentent la guerre des idées sur un grand théâtre, nous en avons
une expérience plus intime et plus constante sur une scène plus modeste
et moins impressionnante tant qu'on ne s'y intéresse pas plus
spécifiquement, à savoir en nous-mêmes. D'habitude, sur ce petit
théâtre, tout semble
relativement tranquille, malgré les mille petites tensions souvent à
peine entrevues. Les opinions y ont pénétré et
sont devenues ses acteurs presque sans bruit, et elles composent entre
elles comme une sorte de famille, où la concorde et l'unité règnent
habituellement en surface, même si les tensions plus sourdes sont
multiples, quoique généralement inaperçues. Les opinions d'une société
ont eu le temps de s'adapter, au moins en gros, les unes aux autres, et
de former une sorte de vague système relativement paisible, que nous
avons reçu en entier. Tant que des circonstances inhabituelles ne
viennent pas troubler cette vague harmonie, nous pouvons continuer
assez tranquillement à vivre selon l'opinion. En revanche, que
surgissent des événements inexplicables selon nos opinions, ou qu'une
constitution un peu particulière nous empêche de vivre selon les idées
communes, ou que nous nous trouvions pour un certain temps dans un
milieu où les opinions diffèrent passablement des nôtres, et une partie
de celles-ci se trouvent en crise. D'autres idées se présentent qui
contestent nos préjugés, et contre lesquelles ceux-ci résistent et se
défendent. Car précisément, dès qu'elles se voient opposées à d'autres,
nos opinions supposées natives se révèlent comme étant des préjugés, au
sens propre, c'est-à-dire non pas de simples représentations passives
des choses, dont nous disposerions, mais des jugements déjà préformés
en nous, qui s'affirment comme d'eux-mêmes et s'opposent à tout ce qui
pourrait les contredire, c'est-à-dire juger autrement. On perçoit alors
combien le système des opinions que nous avons, c'est-à-dire qui nous
possèdent ou nous dominent, représente une immense inertie, non pas
qu'elles soient une masse inerte qu'on puisse manipuler à sa guise, car
elles constituent au contraire une grande force poussant dans un sens
et résistant à toute tentative de les faire dévier de leur trajectoire.
Ainsi, lorsque les conditions du surgissement de nouvelles idées
puissantes se présentent, il apparaît une contradiction entre les
nouveaux jugements qu'elles comportent et nos préjugés, d'où il naît
inévitablement une guerre entre les nouvelles et les anciennes idées.
Or, nos idées ayant une dimension affective, cette guerre se sent aussi
comme une lutte en nous de sentiments, de tendances à agir
contradictoires. Et comme ces idées vivent de notre propre substance,
qu'elles constituent même, et que nos opinions représentent la plus
grande part de notre esprit, nous éprouvons souvent ces luttes où nos
préjugés se voient contestés comme une souffrance, qui est celle du
système de nos opinions tendant à se conserver et à ne se modifier que
le moins possible, pour maintenir la paix relative qu'elles avaient
établie entre elles.
La force des préjugés,
c'est d'abord qu'ils occupent déjà la place, qu'ils constituent nos
façons de penser, de sentir et d'agir. C'est également qu'ils
représentent des façons de vivre adaptées au milieu social et naturel
dans lequel elles se sont formées, et qu'ils établissent une sorte
d'harmonie générale en nous et avec notre environnement habituel. Quant
à la force des nouvelles idées, c'est qu'elles surgissent souvent
d'autres aspects de notre expérience qui s'imposent plus ou moins
impérieusement à notre attention et qui échappent ou résistent au sens
que peut donner le système des opinions en place. C'est également la
conscience comme plus aiguë qui accompagne les éléments de réalité qui
s'imposent directement à notre attention dans la force de leur
concrétude. Nommons désir de vivre la tendance fondamentale de notre
nature, ou de l'ensemble d'idées qui nous constitue, pris
abstraitement. La guerre des idées est alors toujours une lutte pour
donner une forme concrète particulière à ce désir de vivre, qui n'est
pas sous-jacent aux idées qui nous animent, mais qui représente leur
dynamisme même. Alors, parmi les systèmes d'idées constituant les
esprits des hommes, il semble qu'on puisse en distinguer deux sortes
principales. D'un côté ceux qui tendent à favoriser les préjugés,
quitte à les rendre plus conscients et à les réformer en partie, et de
l'autre ceux qui tendent à favoriser au contraire l'élargissement aux
idées nouvelles, même s'il faut dans ce but bouleverser le système
d'idées en place. Dans le premier cas, l'orientation est vers la
sécurité intérieure, la conservation de la paix au prix d'une réduction
du champ de l'expérience susceptible d'être prise en compte. Dans le
second cas, l'orientation est inverse, et l'exploration de la partie
inconnue de l'expérience échappant à la maîtrise des systèmes d'idées
établis est favorisée, au prix de la perturbation de l'harmonie
antérieure. Le premier type de caractère n'admet la remise en question
de l'opinion dominante qu'en cas d'extrême nécessité, et en la limitant
le plus possible. Le second accorde l'importance principale à la
compréhension la plus entière de l'expérience, estimant toute critique
des idées, reçues ou non, et cherchant la configuration d'idées la plus
puissante par rapport à cette expérience envisagée dans sa plus large
extension. Il existe bien sûr des niveaux intermédiaires. Et cette
description reste évidemment très abstraite, partant d'un désir de
vivre en général, alors que ce désir n'a pas de réalité hors des
systèmes d'idées composant concrètement nos esprits. En fait, les deux
tendances existent en chacun, la première représentant le poids des
idées déjà établies, et le second la puissance des idées nouvelles en
rapport avec les aspects non encore pris en compte de la réalité. Mais,
dans les divers caractères, l'une de ces tendances domine généralement
aux dépens de l'autre. Et ces deux types de caractères eux-mêmes sont
plus ou moins dominants dans les diverses sociétés ou cultures, si bien
que l'une ou l'autre tendance prédomine non seulement dans la guerre
des idées à l'intérieur des individus, mais également dans les guerres
d'idées entre hommes, où souvent l'une domine dans un parti, et l'autre
dans le parti adverse.
*
Si l'on examine la guerre
des idées telle qu'elle a lieu dans l'individu, la question se pose de
savoir ce qui constitue la puissance des idées, par laquelle elles
peuvent s'imposer dans la lutte contre les autres. A propos des pures
idées, s'il y a quelque chose de tel, il nous semble que c'est en
fonction de leur vérité qu'elles doivent s'imposer. Or retenons cette
vue selon laquelle c'est par sa vérité qu'une idée est puissante en
comparaison avec les autres. Il se pose alors la question de savoir ce
qu'est la vérité. La notion habituelle la comprend comme adéquation de
l'idée et de la chose et définit comme vraie l'idée qui correspond
exactement à la chose réelle. Seulement cette définition demeure très
partielle, car le problème est justement de savoir ce que peut
signifier cette adéquation ou correspondance. Dans les cas
particuliers, s'il s'agit par exemple d'un témoignage, d'une loi
scientifique, d'une prédiction ou d'une confession, on cherche à
s'assurer de cette adéquation en entreprenant une procédure de
vérification. Dans tous les cas, celle-ci consiste à mettre en œuvre
l'idée et à observer le résultat pour s'assurer qu'il est bien celui
que cette même idée nous incitait à attendre. Bref, il s'agit de voir
si l'idée s'avère efficace. Si la loi scientifique me permet de faire
les calculs à partir desquels je peux prévoir les événements concernés
de façon à les voir apparaître réellement au lieu et au temps prévu, je
l'estimerai vérifiée au moins dans ces cas. Si un témoignage me permet
de trouver les faits sur lesquels il porte, ou les signes réels de leur
existence, je le jugerai vrai. Si la confession de quelqu'un me permet
de comprendre sa manière d'agir, de la prévoir ou de la reconstituer,
je la tiendrai pour vraie également. Où se trouve donc
l'adéquation ? Non pas entre une idée que j'observerais et quelque
chose de réel que j'observerais aussi pour les comparer et m'assurer de
leur identité, ou d'une similitude, ou d'un rapport quelconque qui
pourrait se présenter ainsi à mon regard. Entre les symboles qui me
signifient les choses ou l'idée, et les choses elles-mêmes, il n'y a
généralement aucune similitude ni aucun rapport constant déterminé.
Pour confronter l'idée à la réalité, il me faut agir d'une façon
précise, c'est-à-dire en me laissant guider par l'idée pour voir, dans
une expérience réelle ou imaginaire, si elle me conduit au résultat
attendu. On retrouve ici l'aspect dynamique de l'idée, sans lequel
celle-ci ne signifie plus rien, puisque, sans lui, elle ne peut plus
être ni vraie, ni fausse par conséquent, la fausseté n'étant que
l'inadéquation opposée à l'adéquation de la vérité. Bref, la vérité de
l'idée correspond à son efficacité ; ce qui est en accord avec son
aspect foncièrement pratique. Cela est d'ailleurs plus évident encore
lorsqu'il s'agit d'idées explicitement morales, par exemple. Une maxime
est vraie si les actions qu'elle engendre chez celui qui se laisse
guider par elle, ont bien les effets désirés, de développer son
caractère, de le rendre plus heureux, plus content de lui-même, mieux
en accord avec son environnement matériel ou social, et ainsi de suite,
selon la perspective morale dans laquelle elle s'inscrit. Or si l'idée
est vraie par son efficacité, il n'est plus étonnant que la vérité
constitue sa puissance, et que dans l'affrontement des idées, les plus
vraies soient les plus aptes à réaliser le désir de vivre qu'elles
contribuent elles-mêmes à constituer, et par conséquent à vaincre dans
la lutte avec les idées plus faibles ou moins efficaces. Il n'est pas
surprenant non plus que la vérité soit un enjeu essentiel dans la
guerre des idées, une idée fausse étant une idée faible, trompeuse,
conduisant à l'échec du désir de vivre.
On devrait donc s'attendre
à ce que le désir de la vérité soit l'un des plus forts parmi les
hommes, et que rien ne leur importe davantage que de se consacrer à sa
recherche, qui est celle des idées les plus puissantes et de la plus
grande puissance également dans la vie. Et en un sens il l'est bien.
Car même ceux qui refoulent les idées plus puissantes capables de
détruire les leurs, cherchent par là à conserver, illusoirement il est
vrai, la vérité de leurs préjugés. Et s'ils parviennent à éviter les
situations qui mettraient en échec leurs opinions, n'ont-ils pas en un
sens trouvé une stratégie efficace pour demeurer dans la vérité ?
Ils s'accommodent de leur faiblesse, et se maintiennent autant que
possible dans un environnement où leurs forces limitées suffisent,
abandonnant le reste de la réalité, qu'ils s'efforcent même de ne pas
voir, en espérant qu'il ne fera pas irruption dans leurs vies.
Peut-être ont-ils même raison d'éviter la guerre des idées que
provoquerait l'arrivée d'idées plus fortes, et qui désorganiserait
entièrement leur esprit, au point qu'ils ne survivraient pas jusqu'au
moment où le régime vainqueur leur apporterait une puissance accrue.
Car l'autre stratégie, celle de la recherche constante des idées les
plus vraies et les plus puissantes, implique bien cette guerre des
idées, et même elle la fait durer aussi longtemps que continue cette
recherche. Il n'est donc pas étonnant que l'amour de la paix dans le
monde des idées en éloigne la plupart des hommes. Car on peut dire que
ces chercheurs de vérité, ceux qu'on peut nommer aussi les philosophes,
ont opté également pour une vie passée dans cette guerre, au moins
jusqu'à ce qu'une éventuelle découverte des idées les plus puissantes y
mette fin, à supposer qu'il soit possible de parvenir à un tel sommet,
ce que la diversité des philosophies paraît réfuter. Bref,
contrairement au désir de paix des idées caractéristique de l'homme
normal, c'est une forme d'amour de la guerre des idées qui caractérise
le philosophe, et il faut bien voir en celui-ci une sorte de guerrier.
On ne voit pourtant guère
les philosophes se distinguer par leur participation aux guerres des
hommes, même si plusieurs l'ont fait, comme Socrate, Montaigne ou
Descartes. Inversement, la plupart de ceux qui sont prêts à se lancer
dans les guerres, et notamment dans les guerres idéologiques, comme les
guerres de religion, appartiennent à la catégorie de ceux qui n'aiment
pas la guerre des idées. Le paradoxe se résout d'ailleurs facilement,
car les guerres idéologiques ne sont qu'une forme inférieure de la
guerre des idées. En effet, ces troupes qui se massacrent pour défendre
leurs idées, le font justement en général pour éviter d'entrer dans la
guerre des idées proprement dite. En tuant et réduisant au silence les
représentants des idées adverses, on espère d'habitude se mettre à
l'abri de celles-ci sans avoir à les affronter elles-mêmes. Au
contraire, le philosophe recherche cette confrontation directe et n'a
donc en principe aucune raison de vouloir voir disparaître ceux qui
défendent des idées différentes des siennes. A première vue, il semble
qu'il faille distinguer, voire opposer, les deux sortes de guerre, et
voir dans les guerres idéologiques presque l'inverse des guerres
d'idées, et répartir comme sur des champs de bataille entièrement
différents les militants belliqueux des idéologies, d'un côté, et les
guerriers de la philosophie, de l'autre. Cette séparation ne peut
pourtant pas être faite rigoureusement, parce que les philosophes sont
généralement vus comme des ennemis par les militants des idéologies,
comme d'ailleurs par l'homme normal, désireux de rester tranquille dans
ses préjugés, si bien qu'il se voit constamment forcé de sortir de la
seule guerre des idées (s'il existe quelque chose de tel), pour se
battre aussi sur le terrain des guerres idéologiques. Ce franc-tireur
est naturellement l'ennemi de tous, menant la guerre contre les idées
de tous. Il n'en est pas moins porté à privilégier certaines alliances.
Pour en voir les raisons,
distinguons entre les systèmes d'opinions plus ou moins naturels, d'un
côté, et les idéologies, de l'autre. Les premiers représentent ces
ensembles d'idées traditionnelles qui se forment presque spontanément
dans les divers groupes humains. Les secondes sont de tels systèmes
d'idées retravaillées et maintenues intentionnellement par des
spécialistes que nous nommerons idéologues, et parmi lesquels il faut
compter par exemple les théologiens et d'autres théoriciens déguisés en
philosophes. Contrairement à ceux qui se contentent de vivre
naturellement dans l'opinion ambiante, autant qu'il est possible, les
idéologues s'en dégagent quelque peu et entrent suffisamment dans la
guerre des idées pour remanier une partie des opinions courantes et les
soumettre à un ensemble d'idées dominantes qu'il s'agit de rendre comme
sacrées, ou intouchables, notamment par divers procédés destinés à en
empêcher la critique, et partant l'investigation philosophique. Par
rapport aux simples préjugés quasi-naturels, les idéologies sont
pourvues de systèmes de défense spécifiques, et elles sont faites pour
résister davantage aux changements. Les idéologues eux-mêmes sont
souvent soumis à ces mêmes idées qu'ils cherchent à rendre
inattaquables, quoiqu'ils puissent aussi parfois opérer leurs
manipulations à partir d'un point de vue supérieur, c'est-à-dire en
fonction d'idées plus puissantes ou plus vraies, d'où la fausseté de ce
qu'ils veulent imposer comme sacré apparaît, et d'où la tromperie a
lieu explicitement.
Dans leur recherche des
idées les plus puissantes, les philosophes découvrent ou inventent de
nombreuses idées, qui à travers la lutte incessante entre elles,
finissent par s'organiser en ensembles cohérents, eux-mêmes divers
selon les cheminements de chaque philosophe, si bien que, même
lorsqu'ils s'arrêtent plus ou moins à un tel système, la guerre des
idées continue entre ces systèmes eux-mêmes. L'histoire montre bien que
le champ de la philosophie n'a encore jamais pu être pacifié en faveur
d'une seule idée plus forte ou plus vraie que les autres, ou d'un seul
de ces systèmes, et il y a des raisons de penser qu'il est illusoire de
croire possible une telle unification, et par conséquent la fin de la
guerre des idées parmi les philosophes. Mais sur un point les
philosophes se distinguent des idéologues comme de l'homme normal et
forment comme un front commun à leur égard. Il s'agit en effet pour eux
tous en principe de garder ouverte la guerre des idées, et d'empêcher
que soit l'opinion, soit l'idéologie ne vienne imposer sa paix
réductrice, qui signifierait la mort de la philosophie elle-même. C'est
pourquoi non seulement il existe pour eux un enjeu commun, dans la
lutte générale contre le préjugé et l'idéologie, mais plus
spécifiquement, à l'intérieur même des guerres idéologiques, tous les
partis ne sont pas équivalents à leurs yeux, dans la mesure où
certaines formes de préjugés et d'idéologies sont moins fermées et
moins hostiles aux entreprises philosophiques. De cette façon le
philosophe, en tant que tel, est amené à ne pas se contenter de
contester toute idéologie, tout préjugé, quel qu'il soit, mais à
discriminer entre eux, et à tenter de défavoriser les uns plus que les
autres. C'est ainsi qu'il se trouve conduit à intervenir de manière
partiale dans les conflits idéologiques. La libre guerre des idées
représente en effet une condition première de la philosophie, et il lui
importe donc en premier lieu, à travers même cette guerre, de la
réaliser. En effet, si les idées ne sont pas que de pures abstractions,
des ombres des symboles qui les signifient, mais bien des principes
dynamiques de sensibilité et d'action, les conditions d'exercice de la
philosophie ne se résument pas à une liberté purement intellectuelle,
telle qu'une liberté de discourir, même si celle-ci est bien sûr
essentielle, mais elles comprennent une liberté bien plus large, d'agir
et de cultiver sa sensibilité, sans laquelle l'exercice est entravé ou
rendu impossible. Car ce n'est pas seulement quand on interdit
l'expression de certaines idées qu'on fait obstacle à la philosophie,
mais aussi, et même surtout, lorsqu'on restreint la liberté d'agir et
qu'on entrave la sensibilité, par exemple lorsqu'on mobilise sans cesse
l'esprit, par des travaux contrôlés et par un conditionnement constant
de l'affectivité.
Comme la guerre des idées
ne se termine jamais, il va de soi qu'entre les philosophes les
conceptions de ces conditions mêmes de l'activité philosophique vont
différer. Pour les uns, comme Spinoza, il s'agit de réaliser dans la
plus grande mesure possible les conditions politiques générales de la
plus large liberté d'expression et d'action pour tous, de façon à ce
que les sociétés où elles se réalisent soient favorables au philosophe,
quelles que soient les conditions sociales dans lesquelles il se
trouve, et de façon à ce que d'autre part, l'esprit philosophique se
répande le plus possible dans la population. Pour d'autres, comme
Platon, il s'agit plutôt de tenir compte de la différence que
l'histoire semble nous montrer comme irréductible entre la grande masse
des hommes, hostile à la philosophie, et le petit nombre des
philosophes, pour ouvrir dans l'espace social, politique et idéologique
des espaces limités de liberté, protégés, pour les quelques
individualités capables de réelle liberté d'esprit, en abandonnant le
troupeau à son esclavage idéologique. Pour d'autres encore, comme
Schopenhauer, la lutte en vue de créer ces conditions n'est pas
politique, mais individuelle, la liberté philosophique étant une
exigence irrépressible des esprits qui en sont capables, si bien que le
réseau des philosophes doit se créer et se recréer concrètement à
chaque fois à travers toutes les formes de régimes. Bref, s'il y a bien
en principe un front commun des philosophes dans la guerre des idées,
ce n'est pas de la même façon qu'ils envisagent tous la situation à
engendrer.
Y a-t-il même des ennemis
communs ? Assurément : les préjugés eux-mêmes, les
superstitions et les idéologies. Mais si le philosophe doit en faire
les objets de sa critique, doit-il leur faire une guerre destinée à les
neutraliser dans la société, ou seulement en rendre la critique
possible dans le cercle des esprits philosophiques ? Toutefois,
quelle que soit la réponse à ce niveau général, il semble bien que les
idéologues au moins se présentent comme les ennemis par excellence du
philosophe, dans la mesure où ils visent à interdire cette critique et
à rendre sacrés les principes de leur idéologie. A la limite, on peut
juste envisager une alliance avec eux pour maintenir le peuple à
l'écart de disputes où il ne pourrait que tenter d'empêcher la guerre
des idées par une violence directe. Mais il faudrait alors que ce
soient les philosophes eux-mêmes qui se fassent idéologues, sans quoi
l'idéologie risquerait de se retourner contre eux-mêmes, comme il
arrive constamment, ainsi que le montre la persécution dont des
philosophes tels que Campanella, Bruno, Vanini, Galilée et bien
d'autres ont fait l'objet de la part de l'Inquisition, par exemple. Et
si le philosophe voulait à la fois tromper le peuple pour le soumettre
à une idéologie afin de l'écarter de la philosophie, et favoriser
l'activité philosophique chez les esprits aptes à cet exercice, il lui
faudrait pratiquer un discours et une politique double, et
contradictoire à un certain niveau. Dans le cas contraire, c'est un
autre risque qu'il court, en pratiquant la philosophie plus
ouvertement, et en risquant de provoquer directement par là les
réactions hostiles du peuple et des idéologues.
De toute manière, quelles
sont les chances pour les philosophes de mener la guerre des idées avec
efficacité non seulement en eux-mêmes, ou entre eux-mêmes, où elle peut
avoir lieu dans de véritables débats d'idées, mais également dans la
société, dans les conflits avec les adeptes de l'opinion et de
l'idéologie, qui refusent généralement le réel débat d'idées et tentent
de mener la guerre sur d'autres champs de bataille ? C'est surtout
par des discours, verbaux et gestuels, que le philosophe agit lorsqu'il
cherche à convaincre ou à mener la guerre des idées avec d'autres. Or
ces discours, pris dans leur figure symbolique extérieure, restent très
abstraits ou même vides pour ceux qui ne sont pas capables de les
insérer et de les comprendre dans le contexte d'une véritable lutte
d'idées dans le sens plein ou concret du terme. Autant dire que ces
discours n'ont qu'une faible capacité de produire les idées concrètes
susceptibles de déployer leur puissance propre dans la lutte contre les
préjugés de ceux qui ne désirent pas les voir contester, si bien que
les fantômes d'idées que leurs discours suscitent dans de tels esprits
n'ont guère pour effet que d'exciter en eux la méfiance et la haine. Y
a-t-il donc une sorte de préparation à la philosophie qui puisse être
donnée, soit par des discours moins directs, soit par d'autres moyens
plus détournés ? Ou au contraire, dans certaines circonstances,
l'expression forte et directe des idées dans leur plus entière vérité,
à supposer qu'on puisse la manifester ainsi, peut-elle être
appropriée ?
Mais c'est hypothétiquement
que toutes ces questions se posent pour nous, en supposant qu'il y ait
de tels esprits que ces guerriers des idées que nous avons nommés
philosophes, et que, nous plaçant par l'imagination à leur place, nous
cherchions à résoudre les problèmes que poseraient pour eux l'exigence,
dont nous avons vu qu'elle est celle des idées en général, d'obéir aux
plus fortes ou aux plus vraies, qui doivent être d'abord chez les
philosophes celles qui conduisent la guerre des idées elle-même, et de
leur conquérir les esprits dans la mesure du possible. C'est à jouer ce
jeu et à nous poser ces questions que je vous invite dans ce séminaire.
Et bien sûr, la façon même dont j'ai posé ce problème pourra commencer
par faire l'objet de notre examen. Et nous pourrons profiter du fait
que notre recherche se fera à travers la discussion, donc dans un débat
d'idées, pour y réfléchir sur les éléments de guerre des idées qu'elle
comportera, et aborder ainsi notre question de manière expérimentale
également.