Annonce
On entend parfois des
moralistes se plaindre de la perte des valeurs comme d'un grand
malheur. Mais les valeurs sont-elles des réalités relativement
autonomes qu'on puisse trouver, conserver ou perdre ? Une société
sans valeurs est-elle même pensable ? Si l'on ne considère pas les
valeurs comme éternelles, indépendantes de l'histoire, elles
apparaissent au contraire comme ayant inévitablement leur propre
histoire en relation avec celle des autres aspects des sociétés
humaines et des individus. On peut penser que chaque culture se
caractérise par un ensemble de valeurs avec leur hiérarchie. Quelles
sont leurs causes, qu'est-ce qui détermine leur forme et leur
évolution ? Les facteurs sont sans doute nombreux. Mais parmi
ceux-ci nous nous intéresserons spécialement aux tentatives
d'élaboration et de modification conscientes de la part des hommes
eux-mêmes. Cela ne signifie pas que nous devions considérer toutes nos
valeurs comme explicitement conscientes — elles ne le sont évidemment
pas, bien que nous puissions toujours chercher à en prendre conscience.
Mais dans ces conditions, comment agissent-elles ? Peut-être
parfois à travers la conscience que nous en avons, quoique très
certainement aussi autrement. Dans l'un et l'autre cas, pouvons-nous de
notre côté agir sur elles et les modifier ? Si elles agissent sur
nous, c'est en déterminant ou en influençant nos sentiments, attitudes
et comportements — à moins qu'elles n'en soient que des traits
secondaires, qui ne s'en distinguent pas réellement. De toute façon, il
semble que la modification de nos habitudes doive être solidaire de
celle de nos valeurs. Or serait-il possible de transformer les unes par
les autres ? Et la philosophie a-t-elle un rôle à jouer dans cette
opération ? — En abordant de telles questions, nous chercherons à
définir les enjeux philosophiques de la transformation des valeurs.
Lectures :
-
Spinoza, Traité
théologico-politique
-
Hume, Histoire naturelle de la
religion
-
Rousseau, Discours sur
l'origine de l'inégalité
-
Stirner, L'unique et sa
propriété
-
Nietzsche,
La
généalogie de la morale
-
Bergson,
Les
deux sources de la morale et de la religion
-
Gilbert Boss, La fin
de l'ordre économique
Introduction
Thème
Nous aborderons dans ce
séminaire le thème de la transformation des valeurs. Il s'agira bien
sûr de réfléchir à ce que sont les valeurs, mais également à la manière
dont elles peuvent se modifier. Et à vrai dire, la question n'a de sens
que si les valeurs ne sont pas simplement éternelles et immuables. Il
faudra donc nous assurer que ce n'est pas le cas. En observant les
hommes, aussi bien individuellement que collectivement, on constate à
la fois une certaine stabilité dans leurs valeurs, et également une
grande variabilité. Celui qui examine son passé constate qu'il partage
toujours nombre de valeurs avec celui qu'il a été au cours de sa vie,
depuis l'époque de ses plus anciens souvenirs, mais il est également
frappé par les changements qui se sont produits, et comprend parfois à
peine comment il avait pu adhérer à certaines valeurs plus jeune. Il en
va de même si l'on tourne son regard vers l'histoire plus générale pour
observer les sociétés et les civilisations. On constate entre elles et
entre les différentes étapes de leur évolution ces mêmes ressemblances
et différences, qui ont toujours étonné ceux qui sortaient pour la
première fois de chez eux, voyageant physiquement ou par
l'intermédiaire de récits. Quelle conclusion en tirer ? Les
partisans de l'éternité des valeurs insisteront sur les éléments
constants et expliqueront les différences comme superficielles et dues
à des circonstances contingentes, dont l'ignorance ou l'immoralité. Les
autres mettront l'accent sur les différences et les variations,
expliquant les ressemblances par des structures relativement stables de
la nature humaine et de notre milieu. De toute manière, que les
variations soient superficielles ou profondes, elles sont réelles et
importantes, si bien qu'elles justifient déjà l'attention que nous
voulons porter à la transformation des valeurs. Car celle-ci a lieu,
indiscutablement, dès qu'on considère les valeurs concrètes, et non
quelques supposés modèles idéaux abstraits plus ou moins cachés,
indépendants de l'histoire réelle et des valeurs que les hommes
reconnaissent effectivement dans leur vie quotidienne. A ceux qui
prétendent que ces valeurs changeantes ne sont pas les vraies valeurs,
et qu'elles ne sont donc pas véritablement des valeurs, il faudra
répondre. Mais laissons pour l'instant les disputes sur la définition
du mot, et admettons pour valeurs celles qui régissent nos
comportements, qu'elles soient, en soi, vraies ou fausses. Il nous
importe beaucoup de les voir varier, et d'autant plus que nous entrons
davantage dans le détail. Ne dirigent-elles pas nos vies, du moins dans
ce que celles-ci ont d'intentionnel, de volontaire, de libre ? Or,
dans la mesure où les valeurs changent, elles dépendent de ce qui les
modifie. Et justement, pour devenir plus libres, il nous faut
comprendre mieux ce qui nous détermine, et tout particulièrement ce qui
détermine nos propres désirs et nos propres volontés. Si les valeurs
peuvent être considérées comme les principes selon lesquels nous nous
dirigeons, alors ce qui les façonne et les modifie entre parmi les
raisons de ces principes. Ces conditions ne sont donc pas étrangères à
nos valeurs concrètes, mais les constituent, quoique nous demeurant
souvent cachées. Autrement dit ces causes introduisent une opacité dans
les raisons que nous pouvons nous donner de nos actions. Cela n'empêche
certes personne d'agir et de vivre. Cependant les mêmes raisons qui
nous poussent à vouloir connaître les raisons de nos actes nous
incitent à ne pas nous contenter de celles qui apparaissent au premier
regard, mais à vouloir saisir celles dont elles dépendent. Ainsi, dans
la pratique comme dans la théorie, loin de nous contenter des
justifications qui nous viennent les premières à l'esprit, nous voulons
encore pouvoir juger de la valeur de ces justifications. Nous pensons
en effet pouvoir nous élever au niveau des jugements plus réfléchis et
des principes qui les guident, et nous désirons acquérir par là la
capacité d'influencer et de maîtriser dans une certaine mesure les
raisons plus immédiates de nos actions, puisque, par ce mouvement
réflexif, nous devenons capables d'approuver ou de désapprouver ce qui
constituait auparavant les raisons ultimes de nos jugements. Ainsi, par
rapport aux valeurs, telles qu'elles nous apparaissent et dirigent nos
raisonnements pratiques intentionnels, nous parvenons à nous dégager de
leur emprise immédiate pour parvenir à les évaluer elles-mêmes. Et par
là, nous contribuons à les transformer, une valeur désavouée par
exemple, n'étant plus une valeur, si bien qu'en évaluant les valeurs
nous les transformons réellement. Les partisans des valeurs éternelles
ne nieront sans doute pas ce processus, mais ils prétendront qu'il
vient du fait que par le mouvement de la réflexion, nous progressons
vers la découverte des véritables valeurs immuables, à partir
desquelles nous dévaluons les fausses et transitoires. Mais il est loin
d'être certain que ce mouvement nous emporte vers de telles valeurs
absolues dont la saisie mettrait fin au processus de découverte. Pour
le savoir, il faut entrer dans l'expérience et examiner dans les faits
comment les valeurs se transforment et se laissent transformer par nous.
La transformation des
valeurs est un thème intéressant en lui-même, susceptible d'être abordé
sous divers angles et de diverses manières. Nos traditions académiques
nous poussent à envisager aussitôt ce genre de questions d'un point de
vue objectif, ou du moins du point de vue le plus objectif possible.
Plusieurs disciplines se présentent immédiatement pour une telle étude.
S'il s'agit des modifications des valeurs telles qu'elles ont eu lieu
effectivement à travers l'histoire des hommes, des peuples et des
civilisations, c'est l'histoire. S'il s'agit de la fonction de ce genre
de transformations dans la société en général et dans la nôtre en
particulier, des principes selon lesquels elles ont lieu, de leurs
diverses espèces en rapport avec les stratifications sociales, et ainsi
de suite, c'est la sociologie ou l'anthropologie. S'il s'agit de la
manière dont en général les valeurs se transforment dans la vie
individuelle, des effets de ces changements sur les conduites, de leurs
causes, c'est la psychologie. Bref, le champ des études objectives de
ce phénomène est quadrillé par un ensemble de disciplines reconnues,
parmi lesquelles on ne songerait pas à citer la philosophie comme
telle, à moins de la confondre avec quelque spécialité de ces
disciplines (comme l'histoire des idées) qu'on situe généralement dans
le domaine large des recherches pratiquées dans les milieux académiques
sous le titre de philosophie, quoiqu'elles appartiennent en fait
généralement à une branche historique. Ces disciplines objectives
peuvent certes nous apprendre une multitude de choses dignes
d'attention sur notre sujet, mais leur objectif est décalé par rapport
au nôtre. L'approche objective, dans la mesure où elle est rigoureuse,
vise seulement à comprendre le phénomène comme tel. Or quelle que soit
l'importance réelle pour nous de la connaissance du phénomène de la
transformation des valeurs tel qu'il se présente sous ses divers
aspects, individuels, sociaux et culturels, un pur savoir objectif ne
permet pas de répondre à nos propres questions, sinon sur certains
points d'une manière extrêmement générale. En effet, il nous importe de
savoir qu'il y a bien une transformation des valeurs et d'avoir une
idée des sphères de notre vie qui sont touchées par cette
transformation. Il est intéressant également de savoir comment ce
changement des valeurs a lieu, dans quelles circonstances il se
produit, et si certaines circonstances l'empêchent. Mais, pour entrer
dans le détail concret de ces questions et les amener à une solution
assurée, il faut une enquête sans doute infinie. Lorsqu'on se donne
pour but la science du phénomène comme tel, cette impossibilité de
parvenir à une connaissance certaine dans un délai raisonnable ne
constitue pas une objection. Il n'est pas absurde de contribuer, même
avec passion, au progrès d'une science dont jamais nous ne connaîtrons,
individuellement et probablement même collectivement, les ultimes
conclusions, pas plus qu'il n'est déraisonnable de travailler à un
quelconque progrès humain destiné à se poursuivre bien au-delà de notre
propre vie. En revanche, la transformation des valeurs nous présente
aussi une autre face que celle d'un phénomène susceptible d'une enquête
objective. Car il ne nous suffit pas de savoir qu'il y a une
transformation des valeurs et de connaître la façon dont elle se
produit. Si cette transformation peut être intentionnelle à quelque
degré, il s'agit également de savoir comment nous pouvons contribuer à
l'effectuer et quelle signification cette capacité peut avoir pour
nous. Or il ne s'agit plus ici d'une question d'ordre simplement
objectif, donc susceptible d'une solution et d'une méthode de
résolution valable pour n'importe qui en principe, indépendamment de
ses dispositions subjectives, mais il est question au contraire de nos
possibilités concrètes d'action dans ce domaine. Celles-ci n'ont de
sens que par rapport à l'intérêt que nous pouvons y trouver, et se
réfèrent donc à une instance foncièrement subjective, c'est-à-dire
dépendante de la structure de nos motivations et de nos propres
valeurs. Dans cette perspective, c'est le désir même d'agir sur les
valeurs et de les modifier qui nous pousse à chercher dans quelle
mesure et de quelle façon leur transformation est possible et
souhaitable, et non pas un désir de connaissance objective valorisée à
un certain point pour elle-même. Aussi, contrairement à la science
objective, l'approche philosophique suppose une réflexion qu'on peut
qualifier de subjective, en ce sens qu'elle met explicitement en jeu
notre propre désir dans le processus même de connaissance. En effet,
nous ne cherchons pas à savoir seulement quelle action des hommes, au
niveau individuel ou collectif, est impliquée dans la transformation
des valeurs. Une enquête objective pourrait en principe nous
l'apprendre. Mais il s'agit d'évaluer la manière dont la philosophie
elle-même peut contribuer à cette transformation. Alors que la méthode
objective exige la plus grande distinction possible entre le sujet et
l'objet, entre la théorie et l'application, au contraire la réflexion
philosophique exige également leur fusion. Car il ne suffit plus
d'aboutir à un savoir sur l'action lorsque cette action est celle-même
qui est impliquée aussi dans la démarche de connaissance portant sur
elle. C'est en effet l'action même de la philosophie qui est en cause,
lorsqu'il s'agit d'évaluer les valeurs, et non seulement de les étudier.
Ce retour réflexif intime
est propre à la philosophie dans la mesure où celle-ci se distingue de
la science et ne se laisse pas ramener à cette dernière. Il ne se
produit pas dans une philosophie se concevant elle-même comme science,
c'est-à-dire comme l'une des branches particulières de la science vouée
à élaborer des théories afin d'expliquer quelque objet spécifique ou
abordé sous un angle spécifique, selon des méthodes spéciales à leur
tour, d'ordre théorique. Rien n'interdit d'étudier les valeurs et leurs
transformations dans une telle perspective, pourvu qu'on se garde de
les évaluer, sinon comme purs objets de connaissance. Quand la
philosophie se conçoit comme étant de l'ordre de la sagesse en
revanche, comme une connaissance foncièrement pratique, toute chose
devient l'objet d'une évaluation de sa part, y compris les valeurs
elles-mêmes, avec toutes leurs aventures. Cette évaluation renferme
naturellement un paradoxe, qu'on peut désirer éviter comme une
contradiction fatale en l'évacuant du domaine de la connaissance
rationnelle. En effet, pour évaluer ne faut-il pas se référer à des
valeurs aptes à guider l'évaluation ? Or ne tombe-t-on pas de ce
fait dans une régression à l'infini ? Car pour évaluer certaines
valeurs, il faudra en supposer d'autres ; et pour évaluer ces
dernières, il faudra en supposer d'autres encore, et ainsi de suite.
Mais dans ces conditions ne vaut-il pas mieux éviter dès le départ
d'entrer dans le processus et renoncer tout à fait à évaluer les
valeurs ? Ce renoncement n'entraîne pas, nous l'avons vu,
l'abandon de l'ambition de les connaître, puisqu'on peut le faire sans
prétendre les évaluer. Mais, en s'en tenant à une telle connaissance
objective, on revient justement à la science, et on abandonne par
contre l'implication éthique ou morale caractéristique de la
philosophie dans sa prétention à la sagesse. Pour se placer dans cette
dernière perspective, il faut donc affronter le paradoxe de
l'évaluation des valeurs, grâce à laquelle il devient possible
d'envisager activement la question de leur transformation. L'une des
solutions les plus faciles de ce paradoxe consisterait à classer les
valeurs en deux catégories de natures différentes, en séparant les
valeurs fondamentales et éternelles des autres, dérivées,
superficielles, circonstancielles et variables. En limitant alors la
transformation à ces dernières, il resterait possible de fonder leur
évaluation sur les premières, immuables, et d'éviter ainsi la
régression à l'infini, puisque les valeurs fondamentales se verraient
soustraites à toute critique ou évaluation. Ce serait la façon de
rapporter le plus possible la démarche d'évaluation des valeurs à une
méthode de caractère scientifique. L'inconvénient de cette méthode est
pourtant que l'établissement des valeurs fondamentales exige déjà une
forme d'évaluation. Car il faut décider d'un critère pour les
reconnaître, et il faut définir ce critère en fonction de ce qu'il
devra permettre de distinguer. Autrement dit, il faudra commencer par
mesurer le critère aux valeurs fondamentales pour s'assurer que c'est
bien elles qu'il sélectionne. Bref, pour exempter certaines valeurs de
l'évaluation, il aura fallu commencer par les y soumettre. Notre
paradoxe ne semble donc pas pouvoir être éliminé par ce genre de
tentative de réduction théorique. Mais plutôt que de chercher à le
liquider simplement, ne serait-il pas plus intéressant d'en faire une
occasion de réflexion sur la nature du rapport intime entre la
philosophie et la pratique ? Il se peut en effet que ce paradoxe
ne représente une contradiction destructrice que pour la pure théorie
ou science, ainsi que pour la philosophie qui se conçoit entièrement à
leur image. Il y a en effet une philosophie théorique qui s'acharne sur
les paradoxes pour les résoudre logiquement ou les proscrire, de
manière à ce que la théorie puisse se développer dans sa cohérence
propre sans buter sur leur obstacle et se rompre. En revanche, lorsque
la philosophie ne se sépare pas de la pratique, mais part d'elle pour
chercher à la comprendre, sans tenter d'en sortir pour l'observer à
distance, elle ne peut s'accommoder de l'abandon sur ses marges (ou en
son cœur, en réalité) de lieux d'exil pour les paradoxes liés à la
connaissance pratique. C'est dire aussi qu'elle ne peut refuser ni de
voir les contradictions dans lesquelles ces paradoxes embrouillent une
certaine logique ni d'entrer dans l'extrême tension apparemment
inhérente à la compréhension rationnelle, critique, de la pratique par
elle-même. Nous pouvons donc tenter de traiter le paradoxe d'une
connaissance évaluative des valeurs elles-mêmes comme un révélateur de
la nature de l'entreprise philosophique lorsque celle-ci n'exclut pas
sa dimension de sagesse.
Position du problème
L'idée
de transformer les valeurs ne va pas de soi, bien au contraire. Depuis
toujours, depuis les temps les plus anciens auxquels notre expérience
remonte, nous avons appris ce que valent les choses aussi bien et mieux
que ce qu'elles sont. Dès l'enfance, on nous a appris à reconnaître les
choses en premier lieu pour ce qu'elles valent. Telle nourriture est
bonne, tel geste est blâmable, tels mots sont bien à leur place dans
telle situation, et non dans telle autre. Qu'avons-nous connu des
choses, sinon d'abord les caractéristiques liées à leur valeur, en vue
de les reconnaître en fonction de leur valeur et de les situer le plus
précisément possible dans des échelles de valeurs ? A vrai dire,
la distinction même entre ce que sont les choses et ce qu'elles valent
ne nous est pas naturelle. Spontanément, nous ne distinguons pas entre
les deux, sinon peut-être dans la mesure où les caractéristiques
sensibles représentent ce qui nous apparaît immédiatement des choses,
tandis que leur valeur signifie ce qu'elles sont réellement, plus
profondément, sous leurs apparences. Le lion semble un grand chat
jusqu'à ce que nous ayons été avertis qu'il est en réalité un fauve
cruel et dangereux, dont il faut se protéger. Quels sont les amis, les
ennemis, les bonnes nourritures, les poisons, les comportements
louables ou blâmables, les choses utiles ou nuisibles, utiles à ceci,
nuisibles en cela, n'est-ce pas ce que nous apprenons d'abord, et
presque exclusivement ? Aussi, changer la valeur d'une chose,
c'est lui reconnaître une autre nature, c'est avouer qu'on s'était
jusque là trompé sur sa vraie nature. Car le changement d'idée qui
vient du progrès de la connaissance ne signifie pas du tout que le
monde connu se soit modifié corrélativement, mais au contraire que
notre science nous représente mieux sa nature inchangée. N'en va-t-il
pas ainsi du changement apparent des valeurs lié à ce progrès de la
connaissance, et ne signifie-t-il pas à son tour seulement la plus
grande adéquation entre la vraie valeur des choses et celle que nous
leur attribuons ? Autrement dit, il n'y aurait jamais de
transformation réelle des valeurs comme telles, mais seulement une
transformation subjective de nos représentations des valeurs réelles.
C'est
relativement tard dans l'histoire, tant dans celle de l'individu que
dans celle de l'humanité et des sociétés, qu'apparaît la tentative de
dissocier entièrement les valeurs des choses. Elle correspond à
l'effort pour penser objectivement, c'est-à-dire justement ici pour
distinguer l'objet des valeurs qu'on peut lui attribuer. La science
moderne représente certainement l'entreprise la plus vigoureuse et la
plus systématique pour aller en ce sens et étudier objectivement
l'ensemble de la nature. Et son effet voulu (et déploré par certains)
est justement la dévaluation entière de la nature, c'est-à-dire
l'élimination de toute valeur, comme cela est éminemment
caractéristique de la conception mécaniste. Il ne s'ensuit pas que la
nature soit vue comme dévaluée à tous égards, évidemment. Simplement
les valeurs n'en font plus partie, mais sont perçues comme attribuées
aux choses par les hommes ; bref, elles sont reconnues comme
subjectives (ce qui ne signifie pas d'ailleurs qu'elles doivent être
arbitraires). Quelle que soit la source des valeurs dans le sujet
pensant et sentant, celles-ci apparaissent maintenant comme distinctes
des choses et comme rapportées à elles de l'extérieur, au lieu de faire
directement partie d'elles comme nous sommes originairement portés à le
croire. La vision économique va également dans ce sens jusqu'à un
certain point, en distinguant la chose matérielle et sa valeur en
fonction des diverses situations du marché. C'est ce dernier en effet
qui devient le principe organisateur de l'attribution des valeurs, pour
la représentation desquelles on a instauré l'argent, un moyen
particulier, séparé des choses valorisées, dont la fonction est de
signifier et de porter la valeur économique, en lui donnant ainsi non
seulement une représentation, mais aussi une certaine existence à part
des marchandises. La valeur des choses sur le marché fluctuant en
fonction de l'offre et de la demande, elle apparaît comme liée aux
actes d'évaluation des acteurs économiques plutôt qu'aux choses
elles-mêmes.
Dans
cette perspective de la séparation entre d'un côté un monde objectif et
de l'autre un monde subjectif dans lequel se détermine la valeur des
objets du premier, l'idée d'une variation des valeurs, et donc de leur
modification ou de leur transformation, devient naturelle. La
fluctuation des prix, marques de la valeur économique, et la
possibilité de l'influencer — notamment, de la manière la plus
évidente, dans le marchandage — nous habituent à distinguer la valeur
des choses auxquelles elle s'attribue, et à nous faire sentir le rôle
que nous jouons dans sa définition, ainsi que son ancrage subjectif. De
même, la sorte d'ascèse que doit pratiquer le scientifique pour mettre
entre parenthèses ses sentiments et les valeurs qu'il attribue à ses
objets d'étude, afin de les aborder dans la pureté objective exigée par
les méthodes scientifiques, le rend fortement conscient de la liaison
de la valeur aux aspects subjectifs de son expérience, et de sa
dépendance de notre volonté, puisque, dans l'activité scientifique, il
peut par l'exercice interrompre, même totalement dans l'idéal, la
valorisation des choses.
La
conclusion que beaucoup tirent de cette constatation du caractère
subjectif des valeurs, c'est qu'elles sont également tout à fait
arbitraires. Car si rien dans les choses ne nous oblige à leur
reconnaître une quelconque valeur, ne sommes-nous pas libres de leur
attribuer celle que nous voulons ? N'est-ce pas cela que signifie
son caractère subjectif, à savoir qu'elle dépend entièrement de nous,
de notre bon plaisir ? On peut dire en effet que, les valeurs
étant relatives à nous, elles ne sont plus absolues, mais entièrement
relatives, justement. Aucune valeur, à aucun moment, n'est nécessaire,
au sens où elle découlerait de la nature de ce dont elle serait la
propriété. Par rapport à la chose évaluée, chaque valeur peut céder la
place à d'autres, différentes, voire contraires, selon le point de vue
pris sur elle. Cette conception est nommée relativisme particulièrement
par ceux qui la condamnent, estimant que l'absence de référence absolue
dans le monde des valeurs conduit au chaos dans l'ordre moral et
culturel, puisque tout y devient moralement possible, plus ou moins
indifféremment. Si Dieu est mort, c'est-à-dire si le principe absolu
des valeurs a disparu, alors tout est permis, affirme le critique du
relativisme, chacun n'ayant plus que son propre sentiment comme critère
ultime d'évaluation. Et dans ce cas, la mort de Dieu n'est pas
uniquement la disparition de la croyance en un principe transcendant,
auquel on pourrait substituer la référence à un autre, plus immanent,
comme la nature, puisque cette dernière, objectivée par la science et
par l'activité économique, a également perdu sa capacité de constituer
les valeurs. L'homme reste dès lors dans ce domaine seul auteur et seul
responsable. On a pu exalter cette responsabilité (face à un monde jugé
absurde), ou s'en effrayer et s'efforcer de la nier par crainte de ses
prétendus effets catastrophiques (la totale anarchie).
Toute
l'agitation, tout l'émoi autour du relativisme ainsi compris est tout à
fait vain. Car il ne vient que d'une manière très abstraite et en soi
illusoire de comprendre l'opposition entre l'objectivité et la
subjectivité, entre les choses et leurs valeurs, venant de ce qu'on
imagine que les termes abstraits renvoient à des réalités
correspondantes et pour ainsi dire atomiques, autonomes et séparées les
unes des autres. Or le couple formé par le sujet et l'objet n'existe
justement que comme couple. Il n'y a pas de sujet séparé, qui ne soit
objet à aucun titre et ne se rapporte pas à un objet, de même qu'il
n'existe pas d'objet qui ne se réfère pas à un sujet, et qui ne
comporte pas d'une certaine façon celui-ci. Le processus
d'objectivation, tel qu'il a lieu dans la science par exemple, reste un
processus, qui n'aboutit jamais à isoler définitivement l'objet du
sujet. Il consiste à former un objet dégagé dans la plus large mesure
possible de certains aspects de l'expérience qu'on renvoie à son côté
subjectif. Ainsi, une série de sentiments concernant l'objet sont mis
entre parenthèses comme non pertinents pour son étude. Par là, ils ne
sont pas abolis, ils sont en partie atténués, et en partie laissés hors
de considération. D'autres sentiments par contre restent essentiels,
quoiqu'ils puissent comme tels être considérés comme subjectifs. La
curiosité par exemple, qui est le ressort de la science, ne peut pas
être exclue, même si elle n'est pas prise pour objet comme telle.
L'intérêt pour certains aspects du monde reste déterminant, notamment
celui qui porte sur le désir de maîtriser des rapports constants entre
les choses, et qui contribue à définir justement l'objectivité. De
même, toute valeur n'est pas retirée aux objets de la science, ne
serait-ce que parce qu'ils doivent être évalués comme intéressants,
intéressants dans la perspective de la curiosité scientifique,
scientifiquement importants ou non (pour chaque discipline, chaque
problème), alors même que leur intérêt pour d'autres désirs n'est pas
pris en compte en principe. Loin donc que le monde objectif des
sciences perde toute valeur, comme on l'imagine à tort, il conserve et
acquiert même une très grande valeur, mais d'une certaine sorte, celle
qui correspond à l'intérêt scientifique. Toute la science, qui fait
abstraction de la valeur habituelle des choses, ne les dépouille donc
pas de toute valeur, mais les dégage de certaines valeurs pour les
soumettre mieux à d'autres. Et c'est uniquement celui qui ne partage
pas, ou pas suffisamment ces dernières, qui ressent le processus
d'objectivation comme une pure dévaluation. Le savant passionné par sa
science lui attribue au contraire la plus grande valeur, et non par
rapport à autre chose, mais comme science d'abord, ce pourquoi il est
parfois prêt à y sacrifier tous les autres aspects de sa vie, ou si
l'on veut, toutes les autres valeurs. Et comment le monde de la science
n'aurait-il pas de valeur, étant le corrélat de la science
elle-même !
On
aboutit à la même conclusion en examinant la valeur telle qu'elle se
détermine dans la vie économique, sur le marché, cet autre lieu où le
monde subit une certaine objectivation, les valeurs n'étant plus des
propriétés des choses là non plus, mais leur étant attribuées par le
jeu des processus économiques, comme nous l'avons déjà remarqué. On
distingue traditionnellement en économie deux formes de la valeur, la
valeur d'usage et la valeur marchande. La première représente ce que
vaut une chose pour l'individu qui désire l'utiliser. Elle semble en
quelque sorte purement subjective, chacun évaluant les choses en
fonction de l'usage auquel il les destine, de sorte que la chose en
elle-même ne vaut rien tant qu'elle n'a pas été vouée à tel ou tel
usage par quelqu'un, en partie indépendamment de son rapport au marché.
Quant à la valeur d'échange, elle est fixée par le jeu de l'offre et de
la demande, et elle a sa définition précise dans le prix qui résulte de
ce rapport. Combien les vendeurs sur le marché réclament-ils pour ce
qu'ils offrent, et combien sont-ils à offrir la même catégorie de
choses, d'un côté ; et combien les acheteurs possibles sont-ils
prêts à payer pour une même sorte de marchandises, et combien sont-ils
en concurrence pour les acheter, de l'autre côté ? Cette
proportion relativement complexe, fixe la valeur marchande ou le prix
des choses. Ici encore, apparemment, elles ne valent rien en
elles-mêmes et se voient attribuer leur prix par ce jeu de l'offre et
de la demande. On peut donc avoir l'impression qu'à mesure que les
choses sont considérées comme des marchandises, et qu'elles entrent
dans les échanges marchands, qui fixent leur prix de l'extérieur, elles
sont d'abord comme dépouillées de toute valeur, au point qu'on pourrait
dire, semble-t-il, que ce qui a un prix ne vaut rien en soi. S'il
s'agit de signifier par là que la valeur marchande est entièrement
relative et qu'elle varie en fonction d'autre chose, et notamment de sa
place dans le système du marché, c'est-à-dire en fonction de la
proportion compliquée de l'offre et de la demande qui le constitue,
rien n'est plus évident. Si l'on veut dire en revanche que la
marchandise a par elle-même une valeur nulle, alors bien sûr rien n'est
plus faux. Car le marché ne crée pas de rien la valeur des
marchandises, même s'il donne parfois une valeur à quelque chose qui ne
valait rien hors de lui, parce qu'il s'agit par exemple d'une chose qui
ne sert qu'aux échanges, comme l'argent déjà. Mais cette création de
valeur elle-même, comme toute détermination des prix, se fonde sur des
valeurs préexistantes, celles justement qu'on nomme valeurs d'usage. Si
rien parmi ce qui est offert sur le marché ne servait à rien, personne
n'en ferait la demande, et les prix tomberaient à zéro. Ce fait que le
prix des marchandises trouve son fondement dans la valeur d'usage ne
signifie pas pourtant que celle-ci ne soit pas modifiée par la vie
économique, et chacun sait bien au contraire qu'il peut lui arriver de
trouver à des prix dérisoires ce qui lui sert beaucoup, ou de vendre
cher ce qui ne lui sert pas. Quant à la valeur d'usage, est-elle
purement arbitraire ? Évidemment non, puisqu'il y a des biens dont
nous ne pouvons guère nous passer, comme la nourriture, et qui ont donc
une grande valeur d'usage, que nous le voulions ou non, si du moins
nous voulons vivre. Ces choses ont donc une valeur qui ne dépend pas de
notre seul décret, de notre pur libre arbitre, mais des nécessités de
notre nature, c'est-à-dire des rapports entre notre nature et celle des
choses qui nous entourent. Toute la vie économique suppose ce lien des
valeurs aux structures objectives de son propre monde.
Par
rapport à notre attitude spontanée, consistant à imaginer les valeurs
comme des propriétés des choses elles-mêmes, de telle façon que
celles-ci se hiérarchisent naturellement et ont une importance qui leur
est propre et se trouve liée à leur essence, la considération plus
objective du monde, dans laquelle, autant que possible, nous tentons
d'envisager la chose indépendamment de ce qu'elle est pour nous, et
telle qu'elle existe dans son propre milieu naturel, fait apparaître le
caractère relatif des valeurs, plutôt qu'elle ne fait disparaître ces
dernières. Autrement dit, les valeurs, qui ne semblaient relatives
qu'aux choses auxquelles elles étaient attribuées, se présentent comme
essentiellement relatives aux sujets qui les leur attribuent. Or leur
dépendance du sujet ne signifie pas qu'elles n'auraient plus aucune
raison dans les choses évaluées, mais qu'elles n'en ont pas dans ces
choses seules, indépendamment de ce par rapport à quoi, ou pour quoi,
elles sont évaluées. La nourriture est bonne, mais seulement pour
l'animal qui s'en nourrit. Et telle nourriture, bonne pour l'un, est
mauvaise pour l'autre, qu'elle empoisonne. Mais la raison pour laquelle
un aliment nourrit l'un et empoisonne l'autre n'est pas seulement dans
les deux espèces d'animaux en fonction desquelles on l'évalue, mais
également dans sa structure propre. Bref, elle est dans la relation des
deux. Et c'est parce qu'elle n'est pas réellement pensable en dehors de
cette relation qu'elle est foncièrement relative. C'est pourquoi aussi
les valeurs varient non seulement entre les différentes choses
évaluées, mais également en fonction des êtres pour lesquels elles
valent ou non. L'herbe est très bonne pour la vache, moins pour le
chien. A supposer que l'herbe et la vache restent dans un certain
rapport constant, la valeur de l'une pour l'autre, quoique entièrement
relative, demeurera constante aussi, et l'on pourra ajouter qu'elle le
demeurera nécessairement. Autrement dit, la relativité ne signifie pas
du tout ici un caractère arbitraire ou fortuit, mais uniquement que ce
qui est relatif doit être compris en fonction d'une relation, que
celle-ci soit variable ou invariable. Si l'un des termes de la relation
change, alors la relation se modifie également. Ainsi, le lait qui est
bon pour le veau, ne l'est plus pareillement pour la vache. Et de même
d'ailleurs, si ce lait est altéré, il ne sera peut-être plus bon non
plus pour le veau. Ainsi, considérant l'homme, si ses valeurs, étant
relatives, sont également variables, c'est dans la mesure où lui-même
et sa situation changent, dans son histoire individuelle comme dans
l'histoire collective, indépendamment de tout arbitraire supposé. Et
ces valeurs qui varient ne valent pas moins que celles qui ne
varieraient pas.
*
Pour
des animaux, on acceptera sans doute de concevoir que la valeur des
choses soit essentiellement relative sans que cette relativité implique
pourtant un quelconque caractère arbitraire ou fortuit. Mais en va-t-il
de même lorsqu'il s'agit des hommes ? Car les hommes n'ont-ils pas
une caractéristique qui les distingue de tous les autres animaux, celle
d'être libres ? Et de ce fait, ne peuvent-ils attribuer
arbitrairement leur valeur aux choses, si celles-ci n'en sont pas des
propriétés nécessaires ? D'ailleurs, sans cette liberté, la
question de la transformation des valeurs aurait-elle un sens ?
Admettons
que les hommes soient effectivement libres. S'ensuit-il que leurs
décisions et évaluations puissent pour autant être purement
arbitraires ?
L'interprétation
la plus extrême de la liberté attribue aux hommes ce qu'on appelle le
libre arbitre, c'est-à-dire l'absolue liberté qu'aurait leur volonté de
se déterminer sans cause étrangère à elle-même. Selon cette définition,
si l'adhésion à des valeurs est volontaire, elle est également
entièrement libre ou arbitraire, et elle ne peut être expliquée par
rien d'autre que la volonté de l'adhérent. Supposons que non seulement
l'adhésion, mais également la définition des valeurs relève de notre
volonté. Il s'ensuivrait que ce serait d'une manière totalement
arbitraire que les valeurs seraient posées par les individus, sans
aucune autre raison que cette volonté même de les définir à leur guise.
Il y aurait alors une création perpétuelle de valeurs, dont la variété
ne serait bornée que par les limites de l'imagination de chacun. Dans
chaque vie humaine, dans chaque société humaine, les valeurs
surgiraient de tout côté, spontanément, c'est-à-dire selon la
spontanéité de la volonté de chacun. Ce serait le chaos le plus parfait
dans ce domaine, et nous n'avons jamais constaté une telle chose en
aucun lieu et à aucun moment de l'histoire. Une telle liberté totale de
se poser, de s'inventer des valeurs à son gré est donc une pure
chimère. Ce que l'on observe, c'est une variété de valeurs, mais non
pas distribuées au hasard. Au contraire, d'un côté de la rivière, c'est
l'une qui vaut, et de l'autre, c'est l'autre. Il y a donc une
uniformité importante dans chaque société concernant certaines valeurs,
même si d'autres varient davantage selon les goûts individuels. Or d'où
vient cette relative uniformité à l'intérieur d'une société déterminée,
sinon de l'éducation ? Selon qu'on vous a ou non inculqué telles
valeurs, vous tendez à y adhérer ou non. Ceci montre que non seulement
l'invention des valeurs n'est pas libre, mais que l'adhésion à celles
qui sont présentes dans notre monde ne l'est pas non plus, pas du moins
dans le sens d'une adhésion spontanée de la volonté sans autre motif
que cette volonté. C'est ce que nous apprend l'observation des faits.
Prétendrez-vous que pour les questions touchant la liberté, les faits
ne prouvent rien, parce qu'elle est un phénomène tout intérieur ?
Alors interrogeons l'expérience intérieure. Pouvez-vous, par le seul
décret de votre volonté, adhérer à telle valeur plutôt qu'à telle
autre ? Par exemple, vous êtes librement démocrate. Pouvez-vous
décider, maintenant, d'être plutôt monarchiste (ou l'inverse) ?
Essayez donc, et vous verrez que vous n'y parvenez pas. La valeur que
vous voulez abandonner en faveur d'une autre, contraire, résiste.
Est-ce qu'il faut du temps entre le décret et son application ?
Suffirait-il que vous persistiez pour vouloir pleinement être
monarchiste ? Il faudrait donc, si votre volonté a quelque
inertie, demandant à être vaincue, que vous puissiez au moins vouloir
vouloir devenir monarchiste. Est-ce cela que vous remarquez, à savoir
que vous en êtes encore à cette étape et que vous voulez vouloir
devenir monarchiste, quoiqu'il vous faille un peu de temps pour le
vouloir simplement ? Sûrement pas, car vous pouvez bien imaginer
le vouloir, ou dire que vous le voulez, mais non pas le vouloir
vraiment, ce qui vous serait possible si vous aviez ce parfait libre
arbitre dont nous avons fait l'hypothèse. Ou répondrez-vous que si vous
ne pouvez pas le vouloir, c'est justement parce que vous ne le voulez
pas, puisque ce que vous voulez, c'est être démocrate ? Mais si
vous étiez totalement libre au sens que nous envisageons, ne serait-il
pas étonnant que vous vouliez justement, et cela au point de ne plus
pouvoir vouloir autre chose, ce que votre éducation vous a appris à
vouloir ? Ou sinon, si votre éducation n'est pas en cause, mais votre
propre réflexion, n'est-il pas étonnant que ce soit par des arguments,
des luttes intérieures, que vous ayez fini par partager cette valeur
avec d'autres, voire que vous vous soyez dégagé de ce que pensait votre
entourage ? Non, qu'on observe les autres, ou qu'on s'observe
soi-même, il est évident que nous n'avons pas ce libre arbitre que nous
nous attribuons lorsque nous ne pensons pas suffisamment à ce que cela
signifie.
Alors,
quel sens donner à la liberté de l'homme, censée le distinguer
radicalement des animaux et lui permettre de se fixer arbitrairement
ses valeurs ? Les animaux sont réputés dépourvus de culture et
d'histoire. Les membres d'une espèce sont partout et toujours les
mêmes, et ils se comportent de la même manière, entièrement déterminés
par leur nature commune, à l'exception de petites singularités
individuelles superficielles. Cette vision du monde animal,
grossièrement plausible s'il s'agit de le comprendre par opposition à
celui de l'homme, est cependant fausse à la rigueur, plusieurs espèces
animales présentant une certaine variété de traditions. Il demeure vrai
toutefois que l'importance de l'histoire et de la culture est beaucoup
plus grande chez l'homme que chez les autres animaux. Or c'est
justement cette capacité de contribuer à sa propre détermination qui
caractérise ce qu'on nomme liberté chez l'homme et qu'on ne trouve qu'à
un degré très inférieur chez certains autres animaux. Et la culture
implique cette liberté parce qu'elle est l'art par lequel l'homme se
cultive lui-même, un peu à la façon dont il cultive les plantes (et
dont il élève aussi, dresse et « cultive », en quelque sorte,
les animaux domestiques). Ce qui est cultivé ne se développe plus comme
à l'état sauvage, qui désigne justement l'état antérieur à la culture.
Les plantes poussent dans un ordre déterminé par les plans des humains,
plutôt que selon leur mode de prolifération spontané, et elles se
mettent également à se modifier, à changer de nature, plus ou moins
profondément, au point que les espèces cultivées se mettent à différer
des espèces sauvages dont elles proviennent, de même que les animaux
domestiques en viennent à constituer des races à part, par rapport à
leurs ancêtres sauvages. De la même manière, l'homme cultivé — et
peut-être l'est-il presque toujours à quelque degré — acquiert une
nouvelle façon d'être, dépendant d'une action plus ou moins concertée
qu'il exerce sur lui-même. Cela conduit à une différenciation entre les
mœurs des hommes, que ce soient celles des sociétés ou des individus à
l'intérieur des diverses sociétés. Car cette action, les hommes
l'exercent sur les autres qui vivent avec eux, comme ils l'exercent
aussi, à divers degrés, sur eux-mêmes. En tant qu'elle se retourne sur
son propre auteur (au niveau du groupe ou de l'individu), on peut la
dire spontanée, son effet ne découlant pas d'une cause étrangère, mais
de celui même qui le subit, et partant il est juste de la nommer libre.
Mais la liberté de l'être qui se cultive lui-même n'implique pas l'idée
chimérique du libre arbitre, selon laquelle il se déterminerait
entièrement lui-même, sans aucune cause. Elle signifie seulement que
certaines modifications de l'être libre ont leur source en lui-même,
non pas certes la source ultime, parce qu'il ne s'agit pas d'une
création à partir de rien, mais la cause prochaine. Ce qui veut dire
simplement qu'une partie de son développement découle de ce qu'il est,
de ses propres états, d'où que proviennent ceux-ci. C'est donc d'une
liberté toute relative qu'il s'agit. On pourra l'attribuer en ce sens à
toute sorte de développements biologiques, où les états ultérieurs d'un
organisme proviennent de ses propres états antérieurs, et sont
spontanés en ce sens, même si ce développement suit des lois tout à
fait déterminées. Ne dira-t-on pas en ce sens qu'une plante poussant
sans entraves, selon sa propre tendance vitale, se déploie
librement ?
Pourtant,
dans le cas du développement spontané d'un organisme ou d'un système
quelconque, on ne parlera pas de culture. Il intervient donc dans cette
dernière un aspect supplémentaire. Si l'on compare l'homme à la plante
(qui nous a donné l'exemple d'un développement spontané), la différence
apparaît facilement. Alors que cette spontanéité avec laquelle la
plante pousse n'est pas volontaire, la culture par laquelle l'homme se
forme lui-même l'est, du moins en partie. Voici donc réapparaître cette
volonté dont les partisans du libre arbitre faisaient l'origine absolue
de tout acte véritablement libre. Il n'est toutefois pas question de
revenir à leur erreur. Car il se peut que la volonté soit indispensable
dans cette sorte de liberté qui définit la culture, sans pour autant
qu'il soit nécessaire ni de nier que cette volonté ait d'autres causes
dont elle suit, ni d'affirmer qu'elle soit la cause entière ou unique
de la formation de l'homme par soi caractéristique de la culture.
Objectera-t-on que cette liberté ne serait que relative et non absolue,
si bien qu'elle ne serait pas la véritable liberté ? Il est
parfaitement juste en effet qu'il ne s'agit que d'une liberté relative.
Quant à savoir si pour cette raison, elle n'est pas la véritable
liberté, cela dépend de ce qu'on veut dire par là. Si l'on définit la
liberté comme la pure spontanéité, la cause sans cause, il faut avouer
que l'homme n'a pas cette forme de liberté, ni rien dans la nature, et
que c'est donc bien la seule liberté relative qui peut lui être
reconnue en réalité. Disons donc que cette liberté est la vraie, en
tant qu'elle est celle qui peut réellement exister dans le monde, y
compris dans le monde humain. Et plus encore, il serait possible de
contester aussi que l'idéal d'une pure liberté, signifiant une cause
sans cause, sans condition, puisse être véritable, en montrant comment
il est chimérique ou contradictoire, n'étant pas même réellement
pensable. Mais qu'importe ? Il nous suffit qu'elle ne soit pas
réelle. Et d'ailleurs la liberté relative suffit ici pour l'explication
de ce qui caractérise la culture par opposition à d'autres formes de
développements spontanés, à savoir d'abord, comme nous l'avons vu,
l'intervention de la volonté.
Mais
cette caractérisation de la culture est-elle satisfaisante ? Elle
permet bien de distinguer la spontanéité du développement humain par
rapport à celle du développement végétal, par exemple. Mais il ne va
pas de soi qu'elle suffise à la distinguer de celle du développement
des autres animaux. En effet, si plusieurs animaux sont capables
d'action volontaire, dirons-nous pour autant qu'ils soient capables de
culture, c'est-à-dire aptes à se cultiver par eux-mêmes ?
Commençons
par liquider rapidement l'objection un peu désuète selon laquelle les
animaux n'ont ni âme, ni raison, ni volonté. Pour l'âme, tout dépend de
la définition. S'il s'agit d'une entité surnaturelle, naturellement
insaisissable, tenons-la pour n'étant donc rien dont on puisse nous
montrer l'existence, à nous, êtres de la nature, et concluons que
l'homme, cet être naturel qui nous intéresse et que nous connaissons
par expérience, n'en est pas plus pourvu que les autres animaux. Si
l'on entend par âme une forme de conscience, alors il nous faut
l'attribuer au moins à plusieurs espèces animales, qui manifestent les
signes de la conscience aussi bien que les autres hommes auxquels nous
avons affaire. Ne les voyons-nous pas exprimer des émotions, comme
nous ? Ils sentent donc. C'est-à-dire que nous avons les mêmes
raisons de leur attribuer le sentiment qu'aux autres hommes, de sorte
que si nous le leur refusons, il nous faut également le refuser à
l'espèce humaine. Et le sentiment est une forme de la conscience.
Plusieurs espèces animales ont donc une âme, comme la nôtre. Concernant
la raison, nous voyons couramment des animaux familiers, tels que les
chiens et les chats, faire des inférences, que nous estimons souvent
justes parce qu'elles correspondent aux nôtres ; nous leur faisons
des signes qu'ils comprennent, et ils se font comprendre de nous en
nous en faisant à leur tour. Les savants débattent sur l'étendue de la
faculté de raisonner de certains singes, d'oiseaux, de chiens, etc., et
ils leur reconnaissent donc un certain degré de raison, au sens large
du terme. Quant à la volonté, il est évident que ces animaux qui
sentent et raisonnent, plus ou moins bien, agissent également en
fonction de ce qu'ils perçoivent, sentent, devinent et infèrent, en
manifestant une détermination du même type que celle que nous nommons
volonté chez l'homme. Assurément, cette volonté n'est pas libre au sens
du parfait libre arbitre, mais nous savons qu'elle ne l'est pas chez
l'homme non plus, et ce n'est pas en ce sens que nous l'entendons ici.
Bref, les animaux de plusieurs espèces agissent volontairement à
l'instar de l'homme, et même ceux que des considérations doctrinales
empêchent de leur attribuer la volonté savent bien dans la vie concrète
que leur chien ou leur chat est capable de vouloir. Nous retrouvons
donc intacte notre question de savoir s'il faut attribuer à plusieurs
animaux une culture et la liberté correspondante, ou s'il convient de
trouver d'autres caractéristiques de ce que nous nommons culture chez
les hommes uniquement.
On
trouve chez les animaux des phénomènes d'adaptation collective à de
nouveaux milieux, et notamment aux milieux transformés par l'homme,
comme dans les villes. Il en résulte dans diverses espèces des mœurs
nouvelles que n'ont pas les individus restés dans leur milieu
traditionnel. Davantage, sans ces contraintes extérieures, certaines
traditions particulières se développent au sein d'une espèce,
différenciant des groupes habitant des contrées différentes, comme
c'est le cas du chant d'oiseaux tels que le rossignol, résultant de
traditions formées peu à peu dans une région et transmises par une
forme d'apprentissage. En un sens très large, nous pouvons voir là la
présence de cultures, où une collectivité animale s'est cultivée
elle-même, a formé ses propres mœurs sur certains points, et s'est
donné des caractéristiques de comportement absents chez les membres de
la même espèce qui n'ont pas été soumis à la formation particulière
permettant de les acquérir. Non seulement il y a une transmission de
mœurs particulières, mais une certaine invention de nouveaux
comportements, puisque l'instinct de l'espèce n'a pas dicté à tous les
individus la manière précise dont ils se comportent. Or c'est une
variété de ce type dans les mœurs de diverses sociétés qui nous fait
découvrir avec la plus grande évidence l'invention culturelle dont sont
capables les hommes. Ici encore, la différence avec les autres animaux
est considérable, mais elle semble se limiter avant tout à une
différence de degré. Si cette observation est vraie, la culture joue un
rôle beaucoup plus important dans la vie humaine que dans celle de
toutes les autres espèces animales, et la liberté correspondante doit
être beaucoup plus grande également. Mais rien ne permet de conclure
pourtant qu'elle doive être d'une tout autre nature, et qu'en principe,
elle doive signifier tout autre chose chez les hommes que chez les
autres animaux, et impliquer notamment des facultés entièrement
différentes.
On
observe toutefois que chez l'homme la culture est plus étendue non
seulement en ce que les différences de comportement sont bien plus
grandes que chez les autres espèces animales, mais aussi en ce que la
culture humaine s'étend à la plupart de nos comportements, alors que
chez les autres animaux où des mœurs diverses semblent s'inventer,
celles-ci ne concernent d'habitude que certains types d'action assez
peu nombreux. Voilà une raison pour refuser d'appliquer à ces dernières
le terme de culture en un sens fort. Car nous pouvons considérer qu'il
n'y a vraiment de culture, à proprement parler, que lorsque c'est
l'ensemble des aspects de la vie qui est impliqué, de manière directe
ou indirecte, dans cette sorte de formation des mœurs par la société ou
l'individu. Selon cette définition, une culture ne se borne pas à
modifier un comportement ou l'autre, mais elle forme un ensemble de
mœurs, en relation plus ou moins étroites entre elles, et c'est ce jeu
plus complexe que nous appelons à proprement parler une culture. Il
faut donc avouer qu'en ce sens, nous ne connaissons pas de culture
véritable chez d'autres animaux que l'homme. Or la différence est de
taille, puisque la vie des animaux se passe pour l'essentiel hors de la
culture — et a lieu selon la nature, si l'on veut dire par là
précisément sans culture —, alors que la vie presque entière des hommes
se déroule, non pas hors de la nature, évidemment, mais bien dans la
culture. En quelque sorte, pour l'homme, la culture est devenue son
milieu normal.
Si nous
adoptons ces distinctions et s'il se trouve que la culture soit liée à
une transformation de valeurs, comme il le semble, celle-ci apparaît
comme essentielle à l'homme, tandis qu'elle paraît seulement
accidentelle chez les autres espèces animales où elle joue un rôle
mineur.
*
A vrai
dire, serait-il justifié d'affirmer que les animaux qui modifient leurs
mœurs dans certaines circonstances, transforment eux aussi leurs
valeurs ? Nous n'avons pas jusqu'à présent distingué entre les
valeurs des choses et les valeurs auxquelles nous nous référons à
propos des comportements ou de la morale. Nous avons attribué un
rapport aux valeurs à tous les êtres qui sont capables d'exprimer des
préférences, de trouver certaines choses bonnes et d'autres mauvaises,
de choisir et d'agir en conséquence. Pourtant, à la réflexion, nous
hésitons à parler de valeurs à ce propos, sans que le sentiment de
malaise qui nous retient ici ne s'explicite facilement. Car à première
vue, les situations dans lesquelles nous parlons de valeurs, y compris
dans l'ordre moral, ne sont-elles pas les mêmes que celles que nous
envisageons dans diverses espèces animales ? Par exemple, nous
admirons le courage de certains guerriers, et nous disons qu'il est
chez eux une valeur importante. Mais ne remarquons-nous pas également
le courage chez le lion, au point que nous faisons de cet animal l'un
de ses symboles ? Et pourtant, nous hésiterions à dire que le
courage est chez les lions une valeur capitale. On pourrait certes
tenter de résoudre la question en disputant sur la signification exacte
que prend le terme de courage appliqué au lion. Car pour nous, le
courage a d'abord le sens qu'il a chez l'homme, et il se réfère à une
expérience humaine dans son ensemble. Il est donc peu vraisemblable que
le courage du lion soit le même que celui d'un homme, vu qu'il ne prend
pas sa place et sa signification dans un même type de vie, de sentiment
et de conception de la vie. Mais, une fois admis que le courage du lion
diffère de celui de l'homme, ne pouvons-nous pas dire que le lion est
courageux à sa façon ? Assurément. Mais y a-t-il dans cette façon
quelque chose qui empêcherait le courage d'être une valeur pour le lion
comme pour l'homme ? Parmi les différences dans ce que signifie le
courage pour les deux espèces, il y en a une qui semble importante.
Alors que l'homme peut se demander s'il veut être un homme courageux ou
non, on imagine difficilement que la question se pose pour le lion. Et
si celui-ci est le symbole du courage pour nous, c'est même parce que
le courage paraît lui être tout à fait naturel. Le lion est courageux
sans avoir besoin de vouloir l'être, non pas parce qu'il serait
incapable de volonté, mais parce que sa volonté est déjà déterminée par
le courage qui fait partie de son caractère naturel. En revanche,
l'homme peut éventuellement décider de chercher à être courageux ou de
ne pas chercher à l'être. Et il peut par exemple vouloir être courageux
et échouer, se laisser envahir par la peur et agir lâchement au moment
décisif. Cette contradiction entre ce qu'il voudrait être et ce qu'il
est en fait pourra s'exprimer notamment par la honte. La différence
essentielle se trouverait-elle ici, exactement, dans le fait que
l'homme est capable d'avoir une image réfléchie de lui-même, qu'il
pourra éprouver comme favorable ou non ? Mais ne nous semble-t-il
pas que le lion qui abandonne le combat, exprime quelque chose
d'analogue à notre honte ? Et si nous ne nous trompons pas en lui
attribuant un sentiment de cette sorte, ne manifeste-t-il pas également
une forme de conscience de lui-même et un déplaisir à l'image qu'il
perçoit lorsqu'il se voit incapable de démontrer la force qu'il aimait
s'attribuer ? En bien des situations des animaux divers expriment
la conscience qu'ils ont d'eux-mêmes et le sentiment favorable ou
défavorable qu'ils en éprouvent, l'exprimant dans des attitudes dans
lesquelles nous lisons quelque chose de similaire à notre fierté ou à
notre honte. Et dans une même espèce, nous voyons des individus plus
sensibles à ces sentiments, tel chien qui ne semble pas se vexer aussi
facilement que tel autre, de même race, face à un traitement qui lui
déplaît tout autant, par exemple. Ne semble-t-il pas qu'il ait
également, pour sa part, décidé de ne pas accorder de grande valeur au
courage et à son honneur, si l'on peut dire ?
Pourtant,
il semble bien que nous ayons découvert le point décisif en fonction
duquel nous hésitons à attribuer aux autres animaux la capacité d'avoir
des valeurs et une véritable culture. Même les différences
individuelles de caractère entre deux chiens de même race par exemple
ne nous semblent pas provenir d'une sorte de décision morale qu'ils
auraient prise de se comporter d'une façon plutôt que de l'autre, mais
au contraire d'une différence de caractère innée, ou éventuellement
acquise par un dressage ou des circonstances qui le leur ont formé de
l'extérieur, sans réflexion morale de leur part. Que nous ayons ou non
raison à la rigueur dans cette façon de les juger, il semble bien que
ce soit à partir de ce critère de la réflexion morale que nous leur
refusions la possibilité de reconnaître des valeurs à proprement
parler. Certes, le chien estime telle chose bonne ou non, et choisit en
conséquence, et nous apporte par exemple la balle pour jouer, nous
incitant à la lancer, parce qu'il aime courir après, l'attraper, la
rapporter et feindre de la retenir quand nous voulons la saisir. Il
aime ce jeu, il le sait, l'estime bon et veut le jouer. Jusque là, nous
ne différons pas de lui dans nos évaluations et comportements. Mais,
contrairement à lui, pour autant que nous sachions, nous sommes
capables d'une réflexion, que nous qualifions de morale, où nous nous
demandons si ce jeu est vraiment bon, c'est-à-dire si nous avons raison
de l'aimer et de choisir d'y jouer. Ce qui s'ajoute ici, ce n'est pas
simplement une délibération. Car le chien aussi peut délibérer, hésiter
s'il veut jouer à la balle plutôt que de courir avec des congénères
qu'il a aperçus, il peut s'arrêter en pesant le pour et le contre, et
se décider pour l'action qui lui paraît préférable. Seulement, dans
toute cette délibération, ses critères d'évaluation lui sont comme
simplement donnés, et il ne songe pas à les remettre en cause. Or c'est
par ce mouvement par lequel nous évaluons non seulement les attraits
respectifs de certaines possibilités d'action, mais encore les critères
de notre évaluation, que nous estimons nous placer dans une perspective
proprement morale et nous référer non plus à des préférences simplement
données, innées ou acquises sans réflexion, mais à des principes d'un
ordre supérieur à partir desquels nous évaluons ces préférences
elles-mêmes. C'est dans ce cas seulement que nous pensons nous référer
à ce que nous appelons des valeurs au sens strict. Ainsi, le lion est
bien courageux et agit en animal courageux, mais le guerrier, s'il
n'est pas une brute, n'est pas simplement courageux, mais il veut
l'être parce qu'il estime le courage lui-même, en tant que principe de
l'action courageuse. En elle-même cette réflexion morale ne le rend pas
plus courageux que le lion, mais elle le place dans une autre position
par rapport à son courage et aux actions courageuses qui en découlent,
un peu comme s'il évaluait ces dernières deux fois au lieu d'une seule
ainsi que le lion, évaluant ses actions par rapport au courage, puis le
courage lui-même dans sa réflexion morale. C'est alors seulement, le
courage devenant un objet de sa pensée et de sa délibération, qu'il
apparaît comme une valeur. Et quand nous attribuons au lion la valeur
du courage, c'est par rapport à nous seulement, le lion n'évaluant pas
le courage, ne le prenant pas pour objet, contrairement à nous qui
observons le fauve et l'apprécions pour son courage parce que nous
considérons justement le courage comme une valeur.
Si les
valeurs impliquent cette évaluation réflexive, on comprend que les
choses que nous trouvons bonnes ne soient pas encore pour autant
conçues comme des valeurs au sens moral, au sens où ce n'est plus tant
l'objet évalué qui a une valeur, mais celui qui évalue — la valeur
n'étant plus le résultat de l'évaluation, attribué à la chose, mais le
principe auquel elle se réfère dans le sujet. Si j'apprécie et
recherche telle nourriture, j'hésiterai à la caractériser comme une
valeur. Et même en économie, les choses reçoivent leur valeur d'un
système à partir duquel elles ne sont pas tant juste évaluées, pour
ainsi dire directement, mais en quelque sorte réévaluées dans une
considération réflexive par comparaison avec d'autres marchandises
selon des principes, en commençant ainsi par dépouiller en partie les
choses de leur valeur immédiate afin de leur en attribuer une autre,
similaire ou différente, mais d'un autre ordre. Cette réflexion de
caractère moral modifie la perspective. Ainsi, ce ne sont pas vraiment
les nourritures plaisantes au goût qui seront des valeurs, bien
qu'elles soient réellement désirées et appréciées, mais la cuisine
raffinée, qui les produit et définit mon rapport à elles ; et
c'est elle que je déclarerai éventuellement une valeur, de telle sorte
que c'est à son propos que je serai amené à délibérer et à discuter du
point de vue des valeurs.
Qu'arrive-t-il
donc lorsque nous passons de l'appréciation immédiate des choses à
l'estimation de leur valeur dans le sens où cette estimation implique
un recours à celle des valeurs au sens que nous venons de
préciser ?
D'abord,
il semble que nous nous élevions dans l'abstraction pour envisager des
sortes de valeurs d'une plus grande généralité. Au sens large, je peux
bien dire que les pommes ont une certaine valeur, parce qu'elles sont
comestibles et agréables à manger. Je pourrai le reconnaître pour
certaines pommes particulières, mais aussi pour des catégories
entières. Et jusque là, des animaux de nombreuses espèces pourront
manifester qu'ils sont également capables de reconnaître ces sortes de
valeurs, de distinguer ce qui est comestible pour eux, ce qui leur est
agréable, comme ils le montrent bien par leur action, puisque dès
qu'ils ont perçu ainsi les choses qui leur sont utiles ou agréables,
ils tentent de se les approprier et en font usage. Or pour cela, ils
s'élèvent également à un certain niveau de généralité, parce que ce
sont des types de choses qu'ils évaluent comme tels. La différence
viendrait-elle donc de ce que nous serions capables de nous élever à un
nouveau degré d'abstraction, plus haut, lorsque nous évaluons la
cuisine comme bonne et digne d'être pratiquée, au lieu de nous
contenter d'apprécier les divers aliments que nous trouvons dans la
nature ? En réalité, il serait étrange de vouloir prétendre que
l'idée de nourriture soit saisie à un degré de généralité plus grand
lorsque nous envisageons la cuisine que lorsque nous cherchons les
signes de ce qui est comestible. Or en trouvons-nous de plus généraux
que les autres animaux ? Ce n'est pas certain. Mais surtout, la
cuisine n'est pas la caractéristique plus générale de ce qui est
comestible et agréable au goût, par opposition aux propriétés plus
concrètes que nous avons découvertes dans les diverses espèces de
nourritures que nous présente notre expérience plus directe. Ce qui est
vrai, c'est que la cuisine nous donne en principe accès à une variété
plus grande d'aliments, et qu'elle comporte une sorte de science plus
large à certains égards du domaine de la nourriture. A côté de ce que
nous fournit la nature, elle nous permet de multiplier les variétés de
mets par les opérations que nous faisons subir — en les mélangeant,
cuisant, rôtissant, salant, macérant, distillant, pétrissant,
pulvérisant, etc. — aux matériaux naturels, comestibles ou non, que
nous découvrons. Mais la cuisine n'est pas le nom plus général de ces
nourritures ajoutées aux anciennes, et elle n'est pas une conception
plus universelle ou abstraite de la nourriture. Elle est l'idée d'un
ensemble d'activités en rapport avec la nourriture, par lequel nous
modifions non seulement les aliments naturels, mais également notre
rapport à eux. Là où pour la plupart des animaux, ce qui se présente
comme nourriture est simplement à manger, ou à chasser et dévorer, ou
éventuellement à conserver pour le manger plus tard, et invite donc à
des activités naturelles pour chaque espèce et assez directement
reliées à l'activité de manger, la cuisine nous fait prendre distance
par rapport à ces activités naturelles, non pour les éliminer, mais
pour les intégrer dans un ensemble d'activités bien plus complexe, dont
certaines n'ont qu'un lien assez lointain avec les premières, et qui
exige surtout de l'invention, sinon chez chaque individu, du moins chez
certains. Autrement dit, lorsque nous attribuons une valeur à la
cuisine, ce ne sont plus simplement des choses naturelles qui sont
évaluées, ni même des objets quelconques, mais un ensemble d'activités
réclamant de l'invention et pouvant devenir conventionnelles, où les
choses naturelles et nos modes d'action naturels sont compris, utilisés
et transformés. Or c'est ce que nous ne voyons guère faire, sinon
rarement et à des degrés très inférieurs, aux autres espèces animales.
Lorsque
nous considérons la valeur des choses dans un sens plus immédiat, et
que nous passons à la considération de ce que nous appelons les valeurs
comme telles, le mouvement n'est pas d'abstraction ou de
généralisation, simplement, mais de prise en compte d'un autre
contexte, celui de notre propre action. En quelque sorte, les valeurs,
morales et culturelles, ne représentent pas la valeur des choses, mais
celles de nos activités, ou d'ensembles plus ou moins cohérents
d'activités humaines, dans lesquelles les choses naturelles
interviennent, mais ne reçoivent à leur tour leur valeur que
relativement à l'action qui les implique. Cela ne signifie pas que les
valeurs ne se hiérarchisent pas à leur tour selon l'ampleur de ces
ensembles d'activités auxquelles elles sont liées. La cuisine par
exemple ne représente qu'un secteur des activités d'une société, et
elle peut être plus ou moins valorisée dans les divers groupes humains,
ou chez chaque individu. Elle fait toujours partie d'un ensemble plus
large d'activités, dont le plus vaste dans une société est ce que nous
nommons sa culture. Et lorsqu'il s'agit de morale individuelle, ce plus
haut niveau de valeur est la manière ou forme de vie de la personne
considérée, dans laquelle les autres valeurs viennent s'insérer.
Il
s'ensuit que les valeurs ne sont pas concrètement indépendantes les
unes des autres, puisqu'elles s'organisent en des systèmes de valeurs
correspondant au système des activités qu'on peut distinguer dans la
vie des individus et des sociétés humaines. Or ces manières de vivre
globales qu'on peut nommer cultures, ou modes de vie, sont à leur tour
évaluables, et ils peuvent être comparés du point de vue de leurs
valeurs respectives, ce qui permet d'attribuer des degrés de valeur
différents à chacune et de les hiérarchiser. Mais cette évaluation ne
tient pas compte d'une sorte de totalité abstraite d'un mode de vie ou
d'une culture indépendamment des activités concrètes qui les
constituent, chacune douée de ses valeurs propres. Inversement, ces
diverses activités composant une culture ou un mode de vie ne valent
pas simplement par elles-mêmes, quoiqu'elles puissent avoir un certain
sens et un attrait comme telles, mais elles valent par leur place dans
le tout et par leur relation aux autres activités et à leurs valeurs au
sein de l'ensemble structuré qu'elles contribuent à composer. La
cuisine, par exemple, s'estime non seulement en soi, mais également en
fonction des manières de table, du rythme de la vie quotidienne, des
habitudes de conversation, des traditions de vie sociale et du rôle
qu'y jouent les repas, des rapports avec les autres plaisirs sensibles,
de l'importance de la culture des champs, de l'élevage, de la liberté
d'invention dans les activités ordinaires, et ainsi de suite. En somme,
toute valeur se réfère à la valeur de la vie elle-même, telle qu'une
société ou un individu se la représentent. C'est la raison pour
laquelle les autres animaux ne nous paraissent pas concernés par les
valeurs en ce sens. Car ils n'ont pas l'habitude de réfléchir à leur
mode de vie pour porter sur lui un jugement, mais ils se contentent de
décider de leurs diverses actions à l'intérieur du cadre de vie qui
leur est fixé par la nature. Ils ne se réfèrent donc pas aux valeurs,
bien qu'ils soient capables d'évaluer les choses en fonction de leur
caractère utile et agréable pour eux, et qu'ils soient même aptes à
manifester des préférences pour certains types d'actions (comme
lorsqu'ils choisissent de jouer) en fonction des circonstances. Mais de
penser à changer véritablement de mode de vie à partir d'une évaluation
de sa façon actuelle de vivre en général, c'est apparemment un projet
qui ne vient à l'esprit que de l'homme. Aussi pouvons-nous considérer
les valeurs comme un phénomène culturel et moral proprement humain, au
moins dans leur sens plein.
*
On
comprend donc pourquoi la liberté de choisir des choses et des actions
particulières, présente chez de nombreuses espèces animales, ne suffit
pas à permettre la création de cultures, vu que, dans ce but, il faut
pouvoir évaluer son propre mode de vie et en faire donc l'objet d'une
réflexion. Pour cela, il faut être capable d'imaginer d'autres façons
de vivre que celle qui nous est la plus naturelle, c'est-à-dire celle
que nous adoptons spontanément lorsqu'au lieu d'en faire un objet de
réflexion, nous nous laissons aller à suivre notre sentiment immédiat
de ce qui est bon ou mauvais. D'une certaine façon, il faut pouvoir se
concevoir comme autre que ce qu'on se perçoit être, et bien sûr cette
conception implique déjà l'aptitude à se percevoir soi-même comme
relativement séparé des choses et des situations dans lesquelles on vit
en fait. Car il ne suffit pas d'imaginer d'autres situations qui nous
plairaient davantage, ce que toute action libre suppose à divers
degrés. Il ne suffit pas non plus de pouvoir percevoir son propre corps
comme instrument, ce qui arrive également dans tout calcul pratique. Il
ne suffit pas même d'imaginer un accroissement de sa puissance, ce qui
correspond à un désir naturel très répandu, et qui ne conduit que
rarement dans le monde animal à un exercice délibéré pour acquérir
cette puissance supérieure, même si plusieurs animaux en sont proches,
lorsqu'ils soumettent leurs petits à une sorte d'éducation, à travers
divers exercices, de chasse par exemple, dans lesquels on peut voir
quelque amorce de culture à la rigueur. Quelles sont donc les
transformations de soi qu'il faut imaginer, désirer, tenter d'effectuer
pour entrer dans l'ordre moral des valeurs et de la culture ? Tant
que nous cherchons à modifier les choses et les situations dans
lesquelles nous nous trouvons en fonction de notre désir naturel, nous
n'avons pas besoin d'une réflexion sur nos propres valeurs, et par
conséquent nous ne nous référons pas à des valeurs, sinon au sens où un
observateur extérieur pourrait nous les attribuer en fonction de sa
propre réflexion sur notre manière d'agir. C'est lorsque nous mettons
en question la référence de nos autres actions libres que nous
pénétrons dans le domaine de la culture. Et, étrangement, c'est par
conséquent notre propre désir qui doit devenir alors l'objet de notre
réflexion et d'un désir de modification. Le paradoxe est en effet que,
dans la culture, le désir porte sur lui-même, et que nous en venons à
pouvoir désirer changer de désirs. Ce cercle du désir s'appliquant à
lui-même paraît absurde à première vue, parce qu'il semble exiger une
sorte de dédoublement du désir, et une possibilité de régression à
l'infini ou le recours au parfait libre arbitre que nous avons déjà
refusé. Pourtant, rien n'est plus fréquent que de voir quelqu'un
s'efforcer de modifier son propre désir, comme par exemple celui qui
veut cesser de fumer, puisqu'il désire ainsi faire cesser son désir de
fumer, ou le transformer. Or ces cas sont précisément ceux qui nous
semblent typiques des questions d'ordre moral et qui nous paraissent se
référer à des valeurs. Car c'est dans ces situations qu'on se justifie
en recourant à des valeurs. Ainsi tel fumeur prétendra vouloir se
réformer parce que, tout bien considéré, il place la santé au-dessus
d'un plaisir sensible tel que celui de fumer, et tel autre lui
répliquera qu'il veut continuer au contraire dans ses habitudes parce
que la vie et la santé ne vaudraient pas sans ce genre de plaisirs
qu'il éprouve en fumant.
Le
paradoxe que nous envisageons est analogue à celui qu'il y aurait à
vouloir vouloir. Si pour vouloir, il fallait déjà vouloir vouloir,
alors cette réduplication de la volonté devrait rebondir et remonter à
l'infini, si bien que nous ne pourrions jamais vouloir. De l'autre
côté, si l'on voulait vouloir, les deux volontés coïncideraient, l'une
emportant nécessairement l'autre. Car je ne peux pas vouloir sans
vouloir effectivement. Je pourrais bien dire que je voudrais vouloir
dormir, mais cela signifierait seulement que je voudrais dormir. Il
semblerait absurde d'affirmer que je veux le vouloir, et que pourtant
je ne le veux pas. Cependant n'arrive-t-il pas des situations que nous
pourrions exprimer ainsi ? Reprenons l'exemple de celui qui veut
arrêter de fumer. N'aurait-il pas l'impression que s'il pouvait
vraiment le vouloir, il s'arrêterait aussitôt, mais que son problème
est justement qu'il voudrait le vouloir, alors qu'il n'y parvient pas,
et qu'il se trouve toujours, concrètement, face à chaque occasion
particulière, vouloir encore fumer ? N'est-il donc pas dans la
situation de vouloir vouloir, et de ne pas vouloir pourtant, parce
qu'il ne parvient pas à vouloir ? Peut-être ne fait-il que mentir,
et alors l'opposition n'est plus entre une volonté de vouloir et la
volonté de continuer de fumer, mais entre ce qu'il dit et ce qu'il
veut, ce qui n'a rien de mystérieux. Mais se mentirait-il à
lui-même ? Dans ce cas, il faudrait qu'il puisse croire vouloir
(pour pouvoir se dire qu'il veut et ne pas désamorcer son mensonge en
se le déclarant tel) et ne pas vouloir pour autant. Par conséquent, il
faudrait que la volonté puisse n'être pas consciente. Mais laquelle ne
serait-elle pas consciente dans cet exemple, celle de vouloir arrêter
de fumer, ou celle de continuer, voire les deux ? Il se pourrait
que, quand je dis que je voudrais vouloir, en réalité, et contrairement
à ce que je crois, je ne veuille pas vouloir. Et dans ce cas, il est
inutile de faire intervenir ce redoublement de la volonté, puisque le
fait reste que, contrairement à ce que je prétends et crois, je ne veux
pas arrêter de fumer, tout simplement. Ou je voudrais vouloir, mais je
ne le peux pas, parce que ma volonté d'agir reste indépendante de la
conscience que j'en ai, et j'ignore donc comment elle va se déterminer,
si bien qu'elle peut très bien se refuser à obéir à ma volonté
consciente et me porter à continuer le mode d'action que je voulais
interrompre. Mais alors la première volonté n'entraîne pas la seconde,
et elle est vaine. Toute volonté peut reculer ainsi, et devenir volonté
de vouloir, inefficace en elle-même. Celle-ci peut reculer encore, à
mon insu, et n'être qu'une volonté de vouloir vouloir, et ainsi de
suite, dans une possible régression indéfinie, toutes mes volontés, de
tout degré, pouvant échapper à ma conscience. Pour en tenir compte, il
faudrait chaque fois traduire « je veux » par « je crois
que je veux » (ou « je crois que je veux vouloir » ou
« je crois que je veux, quoique je ne veuille peut-être
pas », etc.).
Mais
séparons les deux questions, celle du paradoxe du redoublement de la
volonté, dont nous sommes partis, et celle de son caractère conscient
ou inconscient, que nous avons rencontrée en route. En effet, si l'on
refuse le redoublement de la volonté, il reste encore possible que
celle-ci puisse être inconsciente. Et il se pourrait par exemple que le
fumeur croie seulement qu'il veut arrêter de fumer, sans qu'il soit
utile de supposer qu'il veuille le vouloir. Ou au contraire, il
pourrait vouloir vouloir sans se tromper, parce qu'il serait vrai qu'il
veuille vouloir, sans en être pourtant capable. Le problème alors ne
serait plus que la volonté puisse être inconsciente, mais qu'elle
puisse se dérober à notre propre volonté, et devenir par là
involontaire. Car s'il veut vouloir et qu'il ne veut pas pour autant,
parce qu'il ne le peut pas, c'est involontairement, et même contre sa
volonté, qu'il ne veut pas. Et il pourrait très bien savoir qu'il veut
vouloir, et savoir aussi qu'il n'y parvient pas et ne veut pas en
réalité, désespérant justement de pouvoir vouloir comme il voudrait.
Vu que
le caractère nécessairement conscient ou non de notre volonté peut être
distingué, au moins suffisamment pour nos considérations présentes, du
redoublement de la volonté, commençons par régler cette question de la
conscience de vouloir. En effet, la question peut être longuement
disputée, mais elle peut également se régler assez vite, dans la mesure
où elle dépend pour une bonne part d'ambiguïtés dans le sens des
termes. Si une volonté inconsciente nous semble inconcevable, c'est
parce qu'une partie des usages du verbe vouloir, et des termes de
volonté, de volontaire, impliquent la responsabilité et la conscience.
Souvent celui qui dit « je veux » ne décrit pas quelque
processus intime de sa vie psychologique, mais il s'engage,
socialement, envers les autres, et souvent également envers lui-même.
Ainsi, celui qui dit « je veux arrêter de fumer » n'invite
pas à se représenter son état intérieur, mais il annonce une décision,
et prend, plus ou moins selon les circonstances où il énonce la phrase,
l'engagement de passer à l'action. S'il ne le fait pas, il n'infirme
pas par là la description de ce qu'il ressentait lorsqu'il annonçait
son intention ou sa promesse, il s'expose à un jugement, comme traître
à sa décision, comme faible ou fourbe, et indigne de confiance. S'il se
réfère à ce qu'il ressentait, explique sa méprise à ce sujet, ce ne
sont que des excuses pour atténuer éventuellement le poids du jugement
porté sur son comportement, par d'autres comme par lui-même en
principe. En ce sens, la volonté est non pas quelque phénomène de la
vie intérieure qu'on saisirait plus ou moins bien, mais un acte dont on
revendique la responsabilité, et qui doit être compris comme conscient,
ce qui est impliqué dans l'idée de volontaire — l'expression de
« volontaire quoiqu'à son insu » étant en pratique
contradictoire ou absurde. De la même façon tout acte que quelqu'un
accomplit sous sa propre responsabilité, qui est véritablement son
action, peut être dit volontaire, et l'on peut ajouter que celui qui
l'accomplit le veut, et sait donc qu'il le veut. Évidemment, l'annonce
que je veux faire quelque chose est un acte volontaire lui-même
distinct de l'action volontaire que j'annonce, et loin que cette
dernière action découle de la première, il arrive qu'elle ne suive pas.
Dans ce cas, je n'ai pas prévu ce que je voudrais ou j'ai menti à ce
propos ; mais surtout j'ai brisé la promesse contenue dans mon
annonce.
Cependant
nous parlons souvent également de volonté dans d'autres cas, pour
signifier autre chose, à savoir justement ces états intérieurs dont
peuvent découler des actions, dont certains sont conscients, et dont
d'autres le sont moins ou restent même inconscients. C'est ainsi que
nous pouvons contredire quelqu'un qui prétend vouloir une chose, en
affirmant que, le connaissant, nous savons qu'il ne le veut pas en
réalité. C'est peut-être une manière de dénoncer un mensonge de sa
part, mais aussi une prétention de le connaître mieux qu'il ne le fait
lui-même et de deviner les ressorts psychologiques qui le pousseront à
agir autrement qu'il ne le croit. Nous dirons, par exemple :
« Il veut se conduire courageusement, mais je le connais, il est
foncièrement lâche, et il se dérobera face au danger. » Et même,
dans notre exemple du fumeur, on peut dire qu'il voudrait vouloir, mais
non dans le sens d'un véritable redoublement de la volonté au sens
strict, qui n'aurait pas de sens, mais pour signifier un désir d'être
capable d'accomplir volontairement l'action espérée. Et cette
expression du désir a lieu le plus souvent au conditionnel, le verbe
vouloir prenant presque toujours ce sens de désir à ce mode, peut-être
parce que l'expression de la volonté proprement dite ne peut pas
prendre une forme conditionnelle ou optative. Distinguons donc ces deux
sens, et réservons celui de volonté au sens strict pour le premier, la
revendication, déclarée ou non, d'une action. Quant au second,
traduisons-le par les termes appropriés, correspondant à la notion de
désir, qui est d'ailleurs celle à partir de laquelle nous avions glissé
dans notre raisonnement vers les actes volontaires. Et alors, il est
naturel d'attribuer des degrés de conscience divers, jusqu'aux plus
faibles, aux désirs. Et que quelqu'un sous-estime son désir de fumer
par opposition à son désir d'arrêter, de sorte qu'il se trompe sur la
réalisation de ce dernier, c'est entièrement possible et ne recèle
aucune absurdité. D'ailleurs, un désir, c'est quelque chose qui peut
s'exprimer de diverses façons, mais aussi une réalité psychologique qui
peut être décrite, avec la possibilité de se tromper, pour les autres
comme pour celui qui observe ses propres désirs.
Cette
distinction entre la volonté à proprement parler et le désir est
également indispensable pour résoudre le paradoxe du désir de désir ou
de la volonté de volonté. En réalité, ce sont deux choses différentes.
Dès que le sens de volonté est ramené à son sens strict où elle
signifie le fait d'assumer un acte comme sien, et par là d'en prendre
la responsabilité lorsque cela est requis, il va de soi que la volonté
ne se redouble pas, la volonté de volonté ne pouvant être rien d'autre
que la volonté tout court. Tout au plus pourra-t-on considérer qu'il
puisse y avoir deux actes de volonté distincts selon qu'on assume soit
l'assertion par laquelle on assume un acte, soit cet acte lui-même.
Mais s'il peut y avoir alors deux volontés différentes, ce n'est pas
parce que l'une porterait sur l'autre, mais parce que l'affirmation et
l'action sur laquelle porte l'affirmation sont deux actes distincts, de
telle sorte qu'on peut vouloir affirmer et ne pas vouloir faire
pourtant ce qu'on assure vouloir faire. Une catégorie de tromperies
repose d'ailleurs sur cette distinction, soit qu'on mente sur ses
intentions, soit qu'on trahisse ensuite sa promesse, sincère sur le
moment. En somme, à strictement parler, la volonté ne se distingue pas
de l'action assumée, elle n'est que le mode selon lequel elle est
accomplie. C'est pourquoi la volonté, même la sienne propre, ne peut
pas se prédire avec plus de certitude que les actions, y compris les
siennes propres. On peut certes donner sa parole, mais aussi la
reprendre, bien que ce soit condamnable, et que certains caractères ne
puissent (et ne veuillent) jamais s'y résoudre. En revanche, on peut
tout à fait désirer n'avoir pas certains désirs et en avoir d'autres.
Ainsi, dans notre exemple du fumeur, s'il désire sincèrement arrêter de
fumer, il désirera sans doute ne plus en avoir le désir. Ce désir sera
peut-être plus fort que l'autre, et il réussira à le soumettre, voire à
l'éteindre. Ou à l'inverse, le désir de fumer sera dominant, et le
fumeur s'efforcera en vain de lutter contre lui à partir d'un désir
contraire, mais plus faible. Il pourra tantôt vouloir arrêter de fumer,
lorsque le désir correspondant le poussera à s'exprimer, et à agir en
ce sens, et tantôt vouloir fumer au contraire, lorsque l'autre désir
deviendra le plus fort en d'autres occasions. Il voudra et il ne voudra
pas, successivement, en fonction de désirs, dont l'un portera peut-être
sur l'autre, alors que ses volontés ne porteront jamais l'une sur
l'autre. Il pourra annoncer aux autres et à lui-même que sa volonté de
ne plus fumer est définitive, lorsque dominera ce désir et qu'il
méconnaîtra la force que le désir opposé conservera de s'imposer en
d'autres occasions ; parce que le désir est une force intérieure,
réelle, qui peut nous être plus ou moins connue. C'est la raison pour
laquelle nous pouvons vouloir nous promettre des actions futures que
non seulement nous ne parviendrons pas à accomplir, mais que nous ne
voudrons plus accomplir au moment prévu.
En
vérité, nos volontés dépendent entièrement de nos désirs, n'étant rien
d'autre que la conscience du désir qui nous fait accomplir l'action
désirée, dans la conscience que nous avons de cette action, et grâce à
laquelle nous l'éprouvons, dans l'action même, comme notre action. En
ce sens, il est absurde d'imaginer une lutte entre notre volonté et nos
désirs, la volonté n'ayant aucune indépendance par rapport à ceux-ci et
découlant toujours de celui d'entre eux qui domine et entraîne
l'action. Selon cette façon de parler, en disant que notre volonté
lutte contre certains de nos désirs, nous appelons en réalité volonté
un désir que nous désirons voir dominer, c'est-à-dire un désir désiré,
impliquant donc un désir de désir, et qui éventuellement sera contredit
par nos volontés réelles dans la mesure où celles-ci résulteront non de
ce seul désir, mais des aléas du jeu entier de nos désirs. Autrement
dit, la condition pour qu'un acte puisse être conçu comme proprement
volontaire est qu'il puisse découler d'un désir conscient. Sans désir
il n'y a pas d'action, au sens moral du terme, et sans conscience de ce
désir dans l'action, il n'y a pas de volonté. Aussi, notamment, nous ne
pouvons pas vouloir, au sens propre, quelque chose sans le savoir,
simplement poussés par quelque désir tout à fait inconscient, si de
tels désirs sont possibles et méritent encore ce nom.
S'ensuit-il
que toutes nos valeurs doivent être parfaitement conscientes ?
Non, puisque, dans l'état actuel de notre raisonnement, c'est par
rapport au désir de désir que se définit la valeur, et non par rapport
à la volonté, quoiqu'il ne soit pas encore exclu que celle-ci joue
également un rôle.
*
En
observant les différentes sociétés de toutes tailles, aujourd'hui et à
travers l'histoire, nous remarquons une multitude de mœurs et de
cultures différentes, parfois très éloignées les unes des autres,
opposées sur de nombreux points. Faut-il leur attribuer également des
valeurs diverses, voire opposées ? Nous avons jusqu'ici supposé
que la capacité d'avoir une culture et celle d'avoir des valeurs était
la même. Nous avons pourtant envisagé que, à un faible degré au moins,
plusieurs espèces animales étaient capables d'une sorte d'invention et
de diversification culturelle en un sens large, quoique nous soyons
certainement plus réticents à accorder pour autant que cette invention
se réfère à des valeurs. Car ne se peut-il pas que la différence des
mœurs provienne de processus indépendants de la formation de
valeurs ? Reprenons l'exemple d'oiseaux chanteurs tels que le
rossignol, qui ont des styles de chant variant selon les régions.
S'ensuit-il qu'ils aient élaboré des valeurs esthétiques
différentes ? Certes, les divers styles de chant seront
suffisamment similaires pour laisser aussitôt reconnaître le caractère
de l'espèce. Mais peu importe l'ampleur de la différence ou variation,
pourvu que celle-ci doive s'expliquer par une invention et par une
tradition, c'est-à-dire par une transmission grâce à l'éducation ou à
l'imitation. Or c'est bien la différence de tradition, des manières
transmises d'une génération à l'autre, de la variation qui s'est
produite dans cette transmission, qui rend compte de la différence des
façons de chanter. On peut supposer en outre que, entre les rossignols
de traditions différentes, le goût diffère également, et que non
seulement ils chantent autrement, mais qu'ils apprécient aussi
autrement leurs chants ou, si l'on veut, leur beauté. Cette diversité
des goûts esthétiques n'est peut-être pas facile à prouver, mais
faisons l'hypothèse qu'elle existe. Nous pouvons donc dire que les
rossignols de traditions différentes ont des valeurs esthétiques
musicales différentes. Nous avions défini les valeurs comme impliquant
de la part des hommes une certaine conception réfléchie de leur propre
manière de vivre, et nous n'avons certainement pas observé que les
rossignols soient capables d'une telle réflexion, ni qu'ils estiment
bien qu'une vraie vie de rossignol implique telle façon de chanter
plutôt qu'une autre, ou du moins qu'elle ait plus de valeur lorsqu'on
chante selon un style précis. Admettons qu'ils ne puissent s'élever à
ce genre de réflexion. Nous pourrons cependant décrire la variation de
leurs goûts et de leurs pratiques comme correspondant à une différence
de valeurs, qu'il nous serait possible de définir. Ainsi, à notre
égard, ils apparaîtront comme ayant des valeurs, même si, à leurs
propres yeux, rien ne correspond à ce que nous entendons par cette
notion.
Pour
marquer la distinction, appelons valeurs objectives celles que nous
attribuons à d'autres en fonction de nos observations de leurs façons
de se comporter, et valeurs subjectives celles que nous concevons
nous-mêmes comme nos propres valeurs, selon lesquelles nous nous
comportons ou pourrions envisager de nous comporter. Il ne faut pas
entendre cette distinction comme opposant deux espèces indépendantes de
valeurs, mais plutôt comme marquant des degrés de la valeur, et un
seuil entre les degrés inférieurs et supérieurs. En effet, le terme de
subjectif ne s'oppose pas ici à celui d'objectif pour désigner quelque
chose qui aurait lieu uniquement dans l'intériorité, la subjectivité,
et qui aurait quelque caractère problématique, un moindre degré
d'existence, quelque chose d'inconsistant, d'arbitraire, de caché et
d'inaccessible parce que renfermé dans l'esprit objectivement
inaccessible du sujet. Au contraire, la valeur subjective est toujours
objective aussi, étant subjective par surcroît, les valeurs
subjectivement reconnues se manifestant par des différences objectives
du comportement. Par rapport à ce qui nous paraît objectivement des
valeurs, elles comportent en outre la relation dynamique liée à la
réflexion qui les constitue, subjectivement, c'est-à-dire en tant que
valeurs véritables.
Une
fois cette distinction posée, la question surgit de savoir si nos
cultures humaines, qui se laissent certainement décrire comme
comportant des valeurs objectives, en impliquent pour autant de
subjectives ; ou en d'autres termes, il s'agit de savoir s'il
suffit qu'il y ait une variation de comportement objectivement
saisissable comme impliquant des innovations non purement
« naturelles », pour permettre d'en déduire l'intervention de
valeurs au sens fort.
Dans le
monde humain, la présence de valeurs au sens objectif va de soi, et à
vrai dire également au sens subjectif. Car non seulement la variation
des mœurs est un phénomène partout observable, mais les discours et les
discussions sur les valeurs sont également fréquents. En fait, partout
où l'on trouve des discours moraux, des injonctions, des débats, des
réflexions, ceux-ci décèlent la conscience des valeurs, apparemment
aussi répandue que l'usage des langues, qui contiennent toutes un
vocabulaire et des structures grammaticales propres à ce genre de
discours. En revanche, il est moins certain que les valeurs subjectives
recouvrent toujours ou même souvent les valeurs objectives. Il est bien
connu que l'observation des mœurs ne conduit de loin pas toujours aux
mêmes conclusions que l'interrogation des gens sur leur morale,
publique ou privée. Il n'est pas rare, dans nos propres sociétés,
d'entendre des discours où l'on se réclame de valeurs telles que la
liberté, l'égalité, la charité, alors que l'observation montre des
comportement non seulement contraires à ces valeurs, mais niant tout
souci de celles-ci, comme si elles étaient purement ornementales et
réservées aux discours d'apparat. C'est un fait courant partout
observable et qui fournit aux moralistes mille sujets de stupéfaction
indignée et autant d'occasions de réprimandes. En soi d'ailleurs, le
divorce entre les discours moraux et le comportement effectif
n'implique pas que les valeurs affirmées en parole et contredites en
pratique ne soient pas effectivement reconnues par les contrevenants.
Il se peut en effet qu'ils ne parviennent pas à y conformer leur
conduite, qu'ils distinguent entre la perfection de l'idéal et les
imperfections de la vie courante, qu'ils s'éloignent de la pureté des
valeurs dans leur effort pour les adapter à la fois entre elles et à la
réalité, comme il se peut également, bien sûr, qu'ils n'affirment que
du bout des lèvres les valeurs imposées par la communauté, pour en
suivre dans la pratique d'autres, moins avouables. Se pourrait-il
également que bien des gens se comportent en fonction de valeurs dont
ils ne prennent pas vraiment conscience ? Dans ce cas, ces valeurs
seulement objectives pourraient entrer en conflit avec les valeurs
officielles et l'emporter sur elles, par exemple. Peut-on même imaginer
qu'il y ait des valeurs, reconnues pour telles, mais que personne ne
prendrait au sérieux, et qui demeureraient sans aucune influence sur la
conduite réelle, ne valant que dans le discours ?
Bref,
même s'il est évident qu'il y a chez l'homme des valeurs subjectives,
il reste toujours possible que néanmoins ce qui joue le plus grand rôle
dans la vie concrète et dans la différence effective des cultures, ce
soient le plus souvent les valeurs objectives, non reconnues
explicitement par ceux qui les partagent. Or cette éventualité importe
beaucoup pour la question de savoir comment les valeurs agissent et se
transforment, puisqu'il se pourrait que pour la grande partie des
hommes, et peut-être même pour presque tous, la conscience des valeurs
soit très faible et presque inexistante, les principes selon lesquelles
les choses prennent forme et sens dans leur vie agissant sur eux à leur
insu et provenant de processus qui leur demeurent cachés. C'est même la
situation qui semble la plus normale. Les anthropologues et les
sociologues savent bien que, s'ils peuvent se fier dans une certaine
mesure aux descriptions que leurs informateurs leur font de leurs
coutumes, en revanche les explications que ceux-ci en donnent sont
trompeuses, si bien qu'il faut les considérer comme des symptômes à
soumettre à des analyses susceptibles d'aboutir à des résultats tout à
fait différents. Et du reste, il suffit d'observer autour de soi pour
constater que les gens se font des représentations souvent très
déformées des raisons de leur conduite individuelle et collective. Cela
signifie qu'ils n'ont pas l'habitude de se régler sur des valeurs
qu'ils approuvent et sur lesquelles ils soient capables de réfléchir,
soit pour s'en faire une idée plus claire, soit pour les remettre en
question, soit juste pour calculer précisément leurs implications dans
les diverses circonstances concrètes de la vie. La psychanalyse à
propos de la vie individuelle, la critique des idéologies à propos de
la vie sociale, se basent sur ce caractère inconscient ou relativement
inconscient du rapport des hommes aux motifs réels de leur manière
d'agir et à leurs fins véritables.
Ne se
pourrait-il donc pas que la référence aux valeurs pour expliquer la
variété des cultures ne soit qu’illusoire ? Peut-être n'y a-t-il
en réalité que des valeurs objectives, c'est-à-dire des constructions
nées de l'analyse théorique des mœurs et des créations symboliques des
hommes. Les valeurs pourraient résulter d'un simple processus
d'abstraction dans l'effort des théoriciens pour trouver des principes
généraux capables d'expliquer les comportements individuels et sociaux.
Ainsi, dans les diverses sociétés il y a des dispositifs réglant les
rapports entre les individus par des normes générales, coutumes ou
lois, dont l'application aboutit à une répartition acceptable des biens
et des pouvoirs, sans recours à la force brute entre les individus
concernés. Ce genre d'institutions, différentes dans les diverses
cultures, jouit habituellement de l'approbation générale, alors que
leur absence ou leur dégradation soulève la réprobation. Vu la
similitude de ces institutions et de leur fonction, ainsi que de
l'approbation dont elles jouissent, on est conduit à leur attribuer une
sorte de valeur générale, sous le nom de justice. Et l'on en vient à
supposer que les hommes, à travers leurs diverses institutions, visent
cet idéal que nous avons abstrait de leur comparaison, et nous
imaginons qu'ils inventent des institutions mus par un amour de la
justice les poussant à réaliser cette valeur. Constatant alors qu'ils
le font tous différemment, ou bien nous situons cette valeur au-delà de
toutes ses réalisations possibles, comme un idéal, et nous limitons
l'invention humaine aux moyens de la réaliser imparfaitement, ou bien
nous conservons à la valeur de la justice son caractère foncièrement
multiple, historique ou culturel, et nous posons l'homme comme son
inventeur sous ses diverses formes analogues. Mais la conception de la
valeur n'est-elle pas toujours le résultat de l'analyse et de l'effort
de généralisation corrélatif à partir de l'observation des
institutions, menant ensuite à l'illusion que ce produit du mouvement
d'abstraction représente le principe réel qui a conduit à la formation
concrète des institutions ? Pris dans cette illusion, nous
imaginons alors des hommes désireux de réaliser la justice, suivant ou
inventant son idéal ou la valeur qu'elle représente, s'efforçant
d'inventer les institutions les plus appropriées et les plus efficaces
pour atteindre leur but, alors qu'en vérité c'est seulement pour celui
qui observe ces institutions déjà créées que l'idée d'une fonction et
d'une valeur commune à toutes peut se présenter. Loin par conséquent
que la valeur n'explique la genèse de ces institutions, elle masque les
véritables causes ou principes à l'œuvre dans leur création. Car si la
valeur est bien alors consciente, c'est uniquement pour l'observateur
qui cherche à se faire une idée générale de la fonction des
institutions déjà engendrées, tandis que les véritables principes ont
agi inconsciemment et demeurent cachés à celui qui tourne son regard
vers les valeurs plutôt que vers le processus effectif de leur genèse.
Dans cette hypothèse, loin d'être le principe actif, la valeur ne
serait que le produit de la vision rétrospective du processus. Et rien
ne serait plus vain que de viser en pratique la transformation des
valeurs comme telle.
*
Cependant,
même si les valeurs apparaissaient uniquement dans un tel mouvement de
réflexion rétrospective, comme la saisie abstraite des traits généraux
de modes de vie déjà existants, ces valeurs seulement objectives
pourraient-elles devenir subjectives, et, changeant de statut en
devenant conscientes, se mettre à jouer un rôle actif dans notre
rapport à ces modes de vie, et éventuellement dans leur
transformation ?
Assurément,
le plus souvent, quand on demande aux gens pourquoi ils vivent comme
ils le font, ils ne savent que se référer au discours général que leur
culture leur a appris, qu'il soit ou non en accord avec leurs
véritables façons de vivre ; mais il arrive aussi que certains
sachent expliquer les conceptions qui dirigent effectivement leur
comportement, au moins dans une large mesure. Ces derniers sont
capables de modifier leur conduite en fonction de réflexions explicites
sur ce qu'il faut reconnaître comme des valeurs réelles pour eux. Les
exemples de ceux qui ont une très grande lucidité sur leurs propres
valeurs sont rares, et ils se limitent à peu près aux sages ou aux
philosophes, réputés capables de rendre compte intelligemment de leurs
actions et coutumes, ainsi que de les modifier en fonction de leurs
raisonnements sur les principes de la meilleure vie pour eux ou pour
l'homme en général. Leur existence prouve toutefois que chez l'homme le
raisonnement lucide sur les valeurs n'est pas toujours vain, mais qu'il
peut avoir une influence morale efficace. En revanche, les plus sages
s'accordent pour constater qu'on ne voit pas dans la réalité de
sociétés de sages, mais que ceux-ci composent tout au plus de très
petits groupes, rassemblant çà et là des individus qui se sont
recherchés pour former des cercles d'amis restreints, de petites écoles
ou sectes. Ce qui est rare chez les chercheurs de sagesse, ce n'est pas
tant le désir de découvrir une manière de vivre apte à rendre heureux.
Ce désir est très répandu au contraire. C'est bien davantage l'idée que
cette découverte peut se faire par la réflexion rationnelle,
c'est-à-dire l'idée que les principes d'une vie heureuse peuvent être
atteints par un processus de pensée rationnelle. La plupart des hommes
ne croient pas que la raison joue un grand rôle dans cette recherche du
bonheur, et ils se méfient plutôt d'elle, se fiant bien davantage à la
tradition, au secours des puissants (y compris imaginaires) et à la
chance. Au contraire même, le raisonnement, qu'ils réservent souvent à
la tâche purement utilitaire de trouver les moyens d'accomplir ce qui
leur paraît bon, leur semble opposé aux dispositions affectives propres
au bonheur. Il n'est donc pas étonnant que, pour définir les conditions
d'une vie heureuse, ils se fient davantage à leur sentiment immédiat, à
leur instinct en un sens large, ou à leur fantaisie, c'est-à-dire aux
formes que prend spontanément leur désir, non soumis à la réflexion,
s'affirmant dans son innocence naturelle. Voilà pourquoi dans une telle
attitude les valeurs n'apparaissent éventuellement qu'après coup, ou
sous la forme abstraite des discours par lesquels le milieu social
justifie un mode de vie adopté instinctivement.
L'invention
des modes de vie qui forment les diverses cultures peut donc être
envisagée de deux manières. Dans la première, elle provient d'une
démarche de caractère plus instinctif, menée non pas sans
raisonnements, mais sans projet concerté de créer des valeurs, sans
plan précis ; et elle aboutit ainsi à des résultats non prévus,
qui se stabilisent ou non selon les circonstances. Dans la seconde,
l'activité rationnelle de quelques-uns intervient en connaissance de
cause, volontairement, pour former ou réformer les mœurs, non certes
avec une science infaillible, mais par essais et erreurs, dans une
recherche morale consciente, qui joue avec l'imprévu sans s'abandonner
au hasard.
Il est
très probable que toutes les cultures, à des degrés divers, proviennent
du mélange de ces deux types d'interventions et qu'il soit devenu la
plupart du temps presque impossible de distinguer les traits d'une
culture qui relèvent de l'une ou de l'autre. Pour faciliter le
raisonnement, commençons par former l'hypothèse, ou plutôt la fiction,
de deux types extrêmes de culture, dont l'un résulterait d'une
transformation aveugle ou inconsciente, et l'autre de tentatives
entièrement volontaires et conscientes. Nous aurons ainsi des modèles
homogènes et relativement simples à partir desquels il sera plus aisé
de définir ces deux aspects de la culture. Cette méthode permet de
mettre en évidence le trait qui nous intéresse, la distinction entre la
présence ou l'absence de valeurs au sens fort, servant à différencier
nos deux cultures fictives, car dans l'une les valeurs n'interviennent
qu'au sens objectif du terme, tandis qu'elles agissent dans l'autre au
sens subjectif. En effet, dans la culture non voulue, les modes de vie
se seront formés par divers processus dont personne n'aura pris
conscience, et donc la réflexion sur les valeurs n'aura joué aucun rôle
dans leur genèse. Tout au plus, à l'intérieur d'une telle culture, la
comparaison de ses particularités avec celles d'autres cultures connues
conduira ses membres à affirmer leur adhésion à leur propre culture, et
leur préférence pour elle, en définissant ainsi leur propre mode de vie
comme celui qu'ils valorisent par opposition aux autres, et en
élaborant ainsi par ce retour réflexif statique le type de valeurs que
nous avons nommées purement objectives. Laissons de côté pour l'instant
la question que nous avons déjà posée de savoir si la découverte de ces
valeurs ne conduit pas, au moins épisodiquement, à une nouvelle
réflexion, critique et dynamique, et par conséquent à l'élaboration de
valeurs subjectives. Dans la culture voulue au contraire, des individus
ou des groupes influents se seront précisément élevés à cette réflexion
critique et dynamique pour tenter de concevoir de nouveaux modes de
vie, afin de former et de réaliser autant que possible le projet
d'améliorer les mœurs de leur société, en en introduisant de nouvelles
et en contrôlant les innovations spontanées susceptibles de se produire
dans ce domaine.
Examinons
donc en un premier temps le développement des cultures instinctives,
celles du premier genre que nous avons arbitrairement défini. Notre
fiction en fait des cultures véritables, quoiqu'en un sens faible, si
l'on réserve aux cultures conscientes le terme au sens fort. Autrement
dit, contrairement à ce qui se passe dans des sociétés de fourmis d'une
même espèce, toutes structurées de la même façon, ces cultures
distinguent les modes de vie d'hommes qui ne diffèrent pas
biologiquement ou par leur nature. En effet, si on comprend ces hommes
selon leur nature commune, celle-ci aurait dû, semble-t-il, les
conduire à la même façon de vivre, ou à une unique culture, la même
dans toutes leurs sociétés, et aboutir donc en vérité à l'absence de
culture, puisque leur manière de vivre serait simplement naturelle.
Qu'est-ce qui pourrait donc les avoir amenés à se différencier par
leurs modes de vie ? Cette diversité ne viendrait-elle que de
celle des circonstances dans lesquelles les hasards les auraient
placés ? Mais dans ce cas, ne devrait-elle pas disparaître chaque
fois que des groupes humains se trouveraient vivre dans les mêmes
circonstances ? Or ce n'est pas ce que semble nous montrer
l'expérience. Et peut-être cette conséquence n'est-elle pas nécessaire
non plus. Parce que, ayant eu une histoire différente, s'étant adaptées
à des conditions extérieures différentes, les diverses sociétés réunies
à présent dans un même milieu peuvent avoir dû inventer d'autres
outils, s'organiser de manières différentes aussi, non seulement en
fonction du milieu extérieur, mais également en fonction des moyens
qu'ils avaient trouvés pour s'y adapter, de telle sorte que, à chaque
nouvelle modification des circonstances, elles n'y réagissent plus à
partir de la même façon d'agir, mais à partir des modes de vie déjà
modifiés dans lesquels elles se trouvent. Ainsi, même si elle est pour
l'essentiel subie, une histoire particulière sépare de plus en plus
chaque société des autres et l'amène à réagir d'une manière propre à
des circonstances similaires, puisque chacune les aborde à partir de la
structure particulière que lui a donnée sa propre histoire. Le rôle
joué par cette histoire dans la différenciation de telles sociétés est
d'autant plus grand que d'un côté les hommes sont plus capables
d'invention technique, tant pour agir sur la nature que pour organiser
par des conventions leur propre société, et que de l'autre chaque
nouvelle génération est formée par les précédentes, si bien qu'aucune
n'aborde les nouveaux problèmes à partir de rien (donc à partir de la
seule nature), mais toujours au contraire en partant des solutions déjà
inventées. Une telle sorte d'explication, recourant aux capacités
d'invention des hommes pour résoudre objectivement les problèmes
pratiques qui se présentent, sans recours à une réflexion générale sur
la forme de leur culture ou de leurs modes de vie, semble tout à fait
apte à rendre compte de la formation des cultures et de leur
diversification. Elle a même l'avantage de faire comprendre de façon
évidente la raison pour laquelle les hommes, qui sont souvent capables
d''expliquer leurs techniques, leurs actions singulières, certaines de
leurs coutumes ou lois, dont l'efficacité est assez immédiate, se
réfugient dans les métaphores ou la pure référence à la tradition
lorsqu'il s'agit de pratiques plus proprement culturelles.
Remarquons
à ce sujet que l'existence de normes dans une société n'implique pas du
tout la référence à des valeurs au sens fort. L'élaboration de lois,
sous forme orale, coutumière, ou écrite, peut être considérée comme une
technique, appartenant à l'art politique, qui s'impose par la nécessité
d'organiser la société en vue de sa sécurité, de sa défense et de la
coopération, c'est-à-dire dans le but de satisfaire à des besoins
naturels dans une espèce animale vivant en société. Ces techniques
d'organisation sociale ont un autre objet que les techniques portant
sur les choses, elles règlent les comportements des hommes, mais
toujours dans la perspective de rendre efficace la satisfaction des
besoins, comme les autres techniques. La guerre par exemple, exige une
coordination, et cette simple nécessité explique les efforts de
raisonnement appliqués à cette tâche, comme la chasse exige également
une certaine organisation dès qu'elle prend une ampleur telle qu'elle
suppose la participation de plusieurs, ensemble ou successivement. Ces
techniques n'impliquent donc pas par elles-mêmes le recours aux
valeurs, ni par conséquent leur création, quoique, comme les autres
techniques, elles puissent conduire à la reconnaissance de valeurs en
fait, et à la valorisation de traits de caractère tels que le courage,
l'habileté ou la loyauté, susceptibles de devenir des valeurs
objectives, comme dans les autres domaines de la pratique utilitaire.
Il ne faut donc pas confondre la présence de normes ou de règles
(qu'elles soient techniques, politiques ou sociales), plus ou moins
bien élaborées, avec la reconnaissance de valeurs, les deux choses
demeurant distinctes, même s'il s'établit des rapports entre elles.
Passons
maintenant à l'autre extrémité, celle des sociétés dans lesquelles la
culture serait une création consciente. L'intervention de cette
conscience n'implique pas que, dans de telles sociétés, tout le monde
réfléchisse avec une parfaite lucidité aux valeurs définissant sa
culture. Il suffit que les modifications des mœurs au sens large
résultent de projets conscients de la part de ceux qui les initient et
les réalisent. Dans cette seconde figure, l'invention des hommes ne
porte plus seulement sur les dispositifs techniques destinés à
maîtriser la nature et à organiser efficacement la société, mais
également sur tout ce qui contribue à donner sa forme ou son sens
spécifique à la vie des membres de la société. Or cette forme ne peut
manquer d'être influencée par toutes les inventions d'ordre plus
technique, dont nous avons vu qu'elles pourraient être envisagées comme
suffisant à expliquer la diversification des mœurs à travers l'histoire
des divers groupes sociaux. L'intervention consciente pour modifier les
mœurs ne peut donc se contenter de trouver des solutions spécifiques
concernant spécialement la culture, et venant s'ajouter aux autres
inventions spéciales, d'ordre plus technique, mais elles doivent tenir
compte de ces dernières et de leurs effets, comme de tout ce qui
modifie les mœurs, directement ou indirectement. La tâche est si
énorme, elle exige une science et des pouvoirs si grands, qu'il est
invraisemblable que la culture d'une société puisse être l'œuvre
entièrement voulue d'une partie quelconque de la société dans laquelle
elle se développe. Mais, pour maintenir la fiction, accordons cette
sagesse et ce pouvoir à certains membres au moins de chaque société
distincte. Comment pourra-t-on les reconnaître ? Comment s'y
prendront-ils pour réaliser leur œuvre culturelle ? Procédons par
soustraction. Un grand nombre d'activités a des buts utilitaires
identifiables à peu près indépendamment de la culture. La chasse,
l'agriculture, l'élevage, l'architecture ou les techniques de
construction, les arts de la guerre, et bien d'autres, correspondent à
des besoins humains généraux, de se nourrir, de se protéger, de se
reproduire, et ainsi de suite. Marquons ces activités et sortons-les de
notre champ d'attention. Ou plutôt, procédons plus finement. Car ces
techniques sont souvent mélangées à des éléments non proprement
utilitaires dans le sens immédiat qui nous intéresse. Gardons ces
derniers dans la mesure où ils peuvent être séparés, ou au moins
abstraits par l'esprit. Ce qui nous reste à présent ne résulte plus de
l'invention destinée à satisfaire les besoins humains naturels dans les
divers milieux. Or que reste-t-il, s'il reste quelque chose ?
Principalement deux domaines, ceux des arts (non utilitaires) et de la
religion, soit à l'état pur, soit dans leur mélange à tout le domaine
utilitaire immédiat que nous avons écarté. Et c'est précisément ce que
nous nommons culture au sens étroit du terme, entendant par là qu'elle
ne signifie pas le tout de la culture, mais ce qui n'appartient qu'au
domaine spécial de la culture. Cette culture au sens strict comporte
justement ce par quoi les diverses cultures se différencient de la
façon la plus arbitraire, à première vue. Tel est donc le lieu
spécifique de l'action de nos créateurs culturels. C'est à la fois ce
qu'ils modèlent et leur outil pour modeler l'ensemble de la culture, y
compris tous les aspects immédiatement utilitaires, auxquels ils mêlent
autant que possible l'art et la religion pour tenter de les soumettre
également à la culture, en même temps qu'ils y adaptent celle-ci. Or
n'est-ce rien, ce que nous avons isolé ici, par abstraction ?
Certains estimeront que ce sont des aspects purement décoratifs, qui ne
touchent pas au noyau dur de l'activité humaine, constitué par ce qui
concerne l'utilité plus immédiatement liée aux besoins. S'il est vrai
que la culture au sens strict n'est pas ce qui permet à l'homme de
vivre tout simplement, c'est pourtant en elle que s'élabore ce qui
donne son sens à la vie pour l'homme, et ce qui donne donc à celui-ci
ses raisons de vivre. Ainsi, le rapport se renverse aussi bien, puisque
c'est dans la mesure où l'on veut vivre qu'il faut satisfaire ses
besoins. L'avantage d'imaginer une société dans laquelle l'invention
culturelle, la création des valeurs, aurait lieu consciemment et serait
volontaire, est donc de permettre d'abstraire, pour y concentrer
l'attention, cet aspect proprement culturel de notre vie.
Après
ce voyage dans la fiction, revenons à la réalité, pour retrouver
confondus les aspects artificiellement séparés. Le plus vraisemblable
est en effet que les cultures se forment par les deux moyens
simultanément, à savoir par les efforts accomplis pour la survie et
l'adaptation aux conditions du milieu, qui introduisent des différences
dans les techniques et l'organisation des sociétés, y compris les
techniques magiques, ou les diverses superstitions, qui vont jouer un
rôle dans les rites et les croyances religieuses, ainsi que dans les
arts. Mais il n'y a pas de raison d'exclure les tentatives expresses de
création culturelle spécifique, consciente, avec leurs résultats plus
ou moins probants comme dans toutes les inventions, à travers notamment
l'invention religieuse et artistique, quoique non uniquement sous leur
forme pure, séparée. Or ici, nous l'avons vu, il y a explicitement
création et transformation de valeurs, puisque les formes de vie
désirables qui donnent sens à la vie sont envisagées pour en évaluer
justement le caractère désirable et pour envisager les modifications
qui pourraient les rendre plus désirables. Que pour beaucoup, les
valeurs n'apparaissent guère, sinon confusément à travers les formes
artistiques et religieuses, les mœurs transmises, et qu'elles soient
acceptées ainsi, sans réflexion particulière, cela n'empêche pas
qu'elles puissent devenir chez plusieurs l'objet d'une certaine
réflexion, les rendant objectives dans une certaine mesure, et chez
quelques-uns l'objet aussi d'une évaluation, dans un rapport dynamique,
critique et créateur dans ce domaine des valeurs. Que cette réflexion
dynamique sur les valeurs existe, nous le savons même avec certitude,
puisque c'est justement dans ce type d'activité que nous sommes engagés
actuellement.
A ce
propos, souvenons-nous du fait que la culture a en quelque sorte deux
pôles, selon qu'elle s'applique à une société entière, ou au contraire
à l'individu, vu qu'il existe bien une culture individuelle à
l'intérieur de la culture collective, plus ou moins en accord ou en
conflit avec cette dernière. On pourrait d'ailleurs faire les mêmes
observations à propos de la morale personnelle et de la façon dont un
individu se forme des habitudes et une personnalité différentes de
celles d'autres qui se sont développés dans la même culture sociale, à
travers une éducation similaire. Pour l'essentiel, ce sont les
circonstances particulières de chacun et les tentatives d'adaptation
particulières qui l'expliquent, sans qu'il y ait eu, sinon tout à fait
accessoirement, de projet conscient de se former un caractère moral
conçu comme supérieur à d'autres. Et pourtant, cette formation
volontaire n'est pas non plus tout à fait absente. Chez beaucoup elle
ne joue qu'un rôle très mineur, tandis que chez certains, bien plus
rares, elle est tout à fait déterminante. Et l'on découvrirait
certainement aussi que ces derniers se caractérisent par un intérêt
intime pour les aspects de la culture proprement dite (un intérêt tout
différent au demeurant de celui qu'y portent beaucoup de ceux qui ont
choisi de gagner leur vie ou d'acquérir une réputation dans le domaine
de la culture, là où celui-ci rapporte ce genre de bénéfices). Dans
cette perspective, prise au sérieux, la philosophie apparaît comme la
discipline par excellence de la conception des valeurs.
*
Ce qui
nous importe donc à présent, c'est de situer la transformation des
valeurs dans son contexte, non pas pour savoir si elle est possible,
mais pour tenter de définir les conditions de son efficacité.
Nous
avons remarqué que le lieu plus particulier de l'expression, comme de
la modification et de l'invention plus ou moins explicites des valeurs,
est la culture en son sens restreint, c'est-à-dire essentiellement les
arts et les religions (avec la philosophie). Il est facile de trouver
des exemples évidents de cette fonction. Ainsi, le roman joue
assurément un rôle important pour fixer des idéaux de vie. Prenons les
premiers exemples de ce genre littéraire, les romans de chevalerie du
XIIe siècle, dont Chrétien de Troie compose les premiers grands
modèles. On y voit apparaître un idéal de vie, décrit, incarné dans des
héros déclinant les divers types de chevaliers, leurs vertus
caractéristiques et les vices qu'ils doivent éviter, leurs actions,
leurs attitudes, les débats auxquels peut donner lieu cet idéal et leur
mode de vie, en général et dans les diverses circonstances. Certes,
Chrétien de Troie n'est pas le seul à élaborer cet idéal et les valeurs
qui y correspondent, mais il joue un rôle essentiel dans son
élaboration et sa définition, le rendant également visible aussi bien
pour l'imagination que pour la raison à travers ses romans qui vont
donner ses modèles à toute une littérature jusqu'au moment où ce
système de valeurs déclinera et se verra raillé dans la figure de Don
Quichotte, autre grand personnage de roman. Remontons plus haut,
jusqu'à l'histoire (peut-être légendaire en grande partie, il est vrai)
d'un personnage dont l'influence est devenue immense dans l'Europe et
une partie du monde, Jésus de Nazareth. On attribue à celui-ci le
mérite d'avoir enseigné, en s'efforçant de l'incarner lui-même, une
nouvelle valeur, la charité, créant un mouvement religieux qui en a
largement répandu l'idéal, à travers notamment la figure et les récits
de sa vie qu'ont commencé à fixer dans des écrits littéraires ses
disciples. Remontons plus haut encore, en nous déplaçant vers l'orient,
pour considérer un autre créateur de valeur, Bouddha, soumettant à une
critique radicale toutes les valeurs naturelles et culturelles afin de
proposer et de révéler un désir supérieur à tous les autres, paradoxal,
celui d'éteindre tous les désirs pour s'en libérer, accompagné du désir
d'aider l'humanité à sortir également du monde de souffrance lié à
l'esclavage des désirs. Les valeurs qu'il enseignait se sont également
répandues et ont marqué de grandes cultures jusqu'à nos jours. Chaque
fois, ce qui se présente à nous dans ces histoires et dans bien
d'autres, c'est l'action d'hommes lucides, faisant apparaître de
nouvelles valeurs, qui à travers l'enseignement verbal, l'exemple, la
littérature et les arts, s'implantent et deviennent sources de culture,
pour quelques siècles ou des millénaires, dans une région limitée ou
dans de grandes parties du monde.
On
pourrait parcourir d'innombrables histoires individuelles où
apparaissent chez quelqu'un, soudainement ou progressivement, une prise
de conscience des valeurs de sa société qu'il a partagées jusque là,
une insatisfaction et une critique de celles-ci, et la recherche de
nouvelles valeurs, qui n'auront d'importance que pour cet individu ou
qui au contraire se répandront. Ainsi, l'histoire de Bouddha nous le
montre découvrant la misère humaine qui lui avait été jusqu'alors
cachée, subissant un fort choc émotif à cette découverte, propre à
dévaluer son mode de vie antérieur, et s'engageant dans la recherche
d'autres valeurs. Surtout, leur découverte transforme réellement sa
vie, lui fait effectivement voir le monde sous un tout nouvel aspect et
modifie entièrement son propre caractère. L'histoire ne nous présente
qu'assez rarement des évolutions aussi dramatiques, mais on trouve bien
plus fréquemment, même autour de soi, des évolutions analogues à des
échelles plus petites. Ces grands modèles servent à nous persuader de
la puissance immense que peut avoir parfois la réflexion sur les
valeurs et la transformation qu'elle en autorise.
D'où
viennent donc cette puissance des valeurs sur nous et la puissance que
nous avons de modifier ou de créer des valeurs ? En un sens
général, nous le savons déjà : c'est la puissance du désir, une
puissance très réelle dont nous faisons sans cesse l'expérience. Nul
mystère donc que, dans la mesure où les valeurs sont liées au désir,
elles aient une efficacité par son intermédiaire. Mais nous avons vu
aussi que les simples désirs, le désir direct d'une chose ou le désir
provenant du besoin ne concernent pas comme tels les valeurs. Celles-ci
se rattachent au désir de désir, c'est-à-dire au désir d'agir sur ses
propres désirs, pour les renforcer, les réorienter, les affaiblir, les
modifier de toute sorte de manières. Autrement dit, de la même façon
que les objets directs de nos désirs en général acquièrent une certaine
valeur pour nous du fait qu'ils sont recherchés ou évités, de la même
manière nos propres désirs, du fait qu'ils deviennent l'objet d'autres
désirs, acquièrent à leur tour une valeur, positive ou négative. Mais
ces deux espèces de valeurs sont distinctes. La première, si on la
considère d'abord uniquement sous l'aspect de la valeur des choses pour
nous en fonction de nos besoins, correspond plus ou moins à celle que
les économistes nomment valeur d'usage. Et nous pourrions la nommer (un
peu arbitrairement, et dans un sens différent de celui dans lequel les
utilitaristes prennent le terme) utilité pour désigner le fait qu'elles
caractérisent les choses par rapport à leur aptitude à servir de moyens
de satisfaire des besoins. On hésitera à nommer ainsi également la
valeur des choses que nous désirons pour d'autres propriétés,
plaisantes en elles-mêmes, objets de désirs non dépendants de besoins
et apparaissant ainsi comme plus libres. C'est ainsi que j'apprécie une
belle couleur, un paysage agréable, un animal racé, la douceur d'une
plage de sable, le bruit des vagues ou du vent, l'odeur de la terre et
des plantes après l'orage, les films à suspens, et ainsi de suite, sans
que je puisse dire que j'aie besoin de tout cela à vrai dire. Nous
pourrions qualifier d'agrément ce type de valeur. Par opposition à
l'utilité et à l'agrément, la valeur à proprement parler désigne non
pas tant ce qui est valorisé simplement, mais le principe de
valorisation, c'est-à-dire toujours les désirs. Le désir est en effet
principe de valeur par rapport à son objet, et il peut lui-même être
valorisé par un autre désir, mais sans cesser pour autant d'être
principe de valeur. La valeur, au sens fort ou moral qui nous
intéresse, c'est donc le désir, principe de valeur, en tant qu'il est
lui-même évalué, c'est-à-dire objet d'un autre désir. Il s'agit de la
valeur-principe, par opposition à la valeur-résultat de l'utilité ou de
l'agrément. Le lien n'est pas coupé entre les deux, puisque désirer un
désir, c'est désirer désirer les choses selon ce second désir, et par
conséquent désirer attribuer aux choses la valeur-résultat qui leur
vient de celui-ci. Et c'est pourquoi, dans la valeur-principe, ce n'est
pas un désir qui est désiré comme utile ou agréable (laissons en
suspens la question de savoir si cela est possible), mais ce désir qui
est désiré comme principe d'évaluation. Par exemple, je peux désirer la
conversation pour son agrément. Si j'en fais une valeur, alors je
désire que cet agrément de la conversation joue un rôle important dans
ma vie, et je désire par conséquent avoir le désir de la conversation
grâce auquel j'en jouis. Pour que les valeurs soient efficaces, il faut
donc qu'un tel désir de désir le soit, et qu'il puisse véritablement
susciter le désir désiré.
Or là
est le problème, car, comme nous l'avons vu, il ne suffit pas de
désirer désirer pour désirer en effet comme on le désire. Pas plus que
le désir comme tel ne rend réellement présent son objet, pas plus le
désir de désir ne fait exister, comme magiquement, le sien. Même si le
magicien peut espérer réaliser l'objet de son désir seulement en
intensifiant celui-ci, nous savons d'habitude que la réalité n'obéit
pas ainsi directement à nos désirs, mais que ceux-ci ne peuvent
conduire à leur réalisation qu'indirectement, en général par des
actions du corps. Mais, simplifiant les choses, nous tendons à imaginer
qu'il y aurait comme deux règnes distincts et relativement
indépendants, quoique reliés entre eux justement dans notre corps. D'un
côté, le monde intérieur, de la pensée, avec les désirs. De l'autre
l'espace extérieur, réel, dans lequel se trouve notre corps, en
interaction avec les autres choses, et sur lequel agit notre pensée, et
notamment nos désirs ou du moins ceux qui constituent notre volonté.
Les obstacles semblent situés dans le monde extérieur, du côté de
l'espace, et la réussite de l'action dépend de l'usage de notre force
corporelle et des stratégies élaborées pour la rendre efficace. En
revanche, il nous semble souvent que, à l'intérieur de la pensée, tout
dépend de notre volonté, en principe, c'est-à-dire de nos désirs
déterminants. Il suffit que je veuille me représenter une chose pour
que mon imagination la fasse surgir en tant qu'image. Ainsi, je pense
ce que je veux, et, semble-t-il, je veux ce que je veux vouloir, tout
simplement. Nous avons vu qu'il faut retraduire cela en termes de
désirs pour lui donner un sens, et que cela signifie donc que, si je
désire désirer quelque chose, il en résulte aussitôt que je le désire.
C'est d'ailleurs de la croyance à cette toute puissance sur nos propres
désirs que provient l'idée fantastique de notre parfait libre arbitre.
Or cette idée ne tient bien sûr que si on ne l'examine pas.
L'expérience nous prouve toujours le contraire et nous montre
abondamment que souvent nous ne pouvons pas désirer ce que nous
désirons désirer ni penser ce que nous désirons penser. L'intellectuel
sait bien que le fait qu'il aimerait réfléchir à tel problème n'empêche
pas nécessairement son imagination de vagabonder tout ailleurs, et que
ce qu'on nomme les difficultés de concentration, c'est-à-dire la peine
que nous éprouvons à orienter notre pensée vers ce que nous désirons
penser, sont quelque chose de tout à fait réel. Or, loin d'être des
idées dociles, les désirs sont même des pensées particulièrement peu
maniables, s'imposant d'elles-mêmes avec souvent une grande force
d'inertie, qui leur permet de résister aux tentatives de les chasser,
de les appeler ou de les modifier.
Même
lorsque la croyance en un parfait libre arbitre (c'est-à-dire en
l'aptitude de notre volonté à se déterminer entièrement par elle-même)
est abandonnée, elle continue à influencer nos représentations. Nous
avons en effet tendance à imaginer notre vie intérieure comme réglée
par l'intervention de personnages spéciaux, nos facultés, qui
interagiraient. L'un d'eux, la volonté, est le commandant ; la
raison fait office de conseiller ; les passions sont des
serviteurs qui aimeraient bien devenir maîtres et qui parfois
obéissent, parfois n'en font qu'à leur tête, et qu'il faut toujours
surveiller ; l'imagination entraîne la pensée de tout côté, au
hasard, et il faut aussi la conduire pour qu'elle ne nous égare pas.
Dans ce théâtre, quoiqu'en un sens nous soyons toute cette petite
société composant notre esprit, nous sommes plus spécialement notre
volonté, et selon que nous savons ou non commander, en nous aidant des
conseils de la raison, nous dominons notre vie psychique ou nous sommes
emportés par les passions et l'imagination. Or la fonction attribuée à
la volonté sur cette scène continue à supposer l'entier libre arbitre.
On imagine en effet que toute notre véritable force est là, dans la
manière dont la volonté parvient à s'imposer. Autrement dit, puisque la
volonté est ce qui est véritablement nous, elle se trouve ainsi dans
notre capacité de nous imposer et de faire ce que nous voulons. Dans
cette représentation, tout devrait en principe être soumis à la
volonté, même si bien des acteurs tentent d'échapper à son autorité. Et
par suite nos désirs eux-mêmes, quoique doués souvent de fortes têtes,
doivent être domptés et placés sous le joug de la volonté. Tous ces
acteurs imaginaires sont propres à jouer mille drames intéressants,
tragiques, comiques en fonction des mille rebondissements de la lutte
entre la volonté et ses sujets toujours prêts à l'indiscipline. Hélas
il n'explique rien, puisque son ultime ressort, c'est toujours
l'absurdité du libre arbitre.
Nous
avons vu qu'au contraire la volonté n'est que la conscience de la
domination des désirs réellement agissants. Inutile de nous tourner
vers elle pour y trouver un ressort plus intime afin d'agir sur eux. Si
nous modifions nos désirs, c'est toujours à partir d'un autre désir,
selon notre analyse. Mais comment alors ferons-nous naître un nouveau
désir ou en renforcerons-nous un existant, n'ayant plus le point
d'appui d'une volonté dominant toute notre vie psychique ? Inutile
de supposer un désir antérieur, ou supérieur, ce qui nous entraînerait
dans une régression à l'infini. Il faut donc que le nouveau désir soit
né comme naissent tous les désirs. Or ceux-ci ne viennent pas de rien,
mais ils apparaissent déjà parmi d'autres désirs, dans une vie
psychique qui n'est jamais vide de désir. Si l'on voulait remonter à
l'origine, il faudrait recourir à l'abstraction et remarquer qu'il
semble y avoir un désir fondamental lié à notre vie biologique, et qui
n'est peut-être que le mouvement et l'effort du corps pour vivre
accédant à la conscience. On pourrait alors considérer tous les désirs
comme les formes plus particulières que prend ce désir de vivre, si
bien qu'aucun d'entre eux ne pourrait exister à part et naître en
dehors de ce milieu de désirs dont le système constitue notre vie
psychique. Comme, en s'observant, on peut constater un lien entre ses
divers désirs, même si certains peuvent sembler assez singuliers à
première vue, on peut supposer qu'une première détermination
essentielle des divers désirs plus particuliers vient de la pression de
l'ensemble des autres désirs présents. Si nous avons tel désir précis,
ce n'est donc pas d'habitude parce que nous le voulons ou que nous le
désirons par un autre désir indépendant, mais parce qu'il trouve sa
place dans le système de nos désirs, ceci valant également pour les
désirs de désirs.
Dans
l'hypothèse que nos désirs sont ancrés dans les mouvements de notre
corps, et qu'ils en sont peut-être même un aspect, il semble qu'il
faille poser parmi nos désirs fondamentaux ceux qui correspondent à nos
besoins. Nous ne pouvons vivre sans respirer, sans manger, sans dormir,
sans bouger, sans exercer nos sens, ni sans faire le nécessaire pour
pouvoir respirer, manger, dormir, etc. Et effectivement, nous désirons
satisfaire ces besoins et trouver les moyens d'y parvenir. L'hypothèse
la plus simple pour expliquer la diversité de nos désirs consiste donc
à les faire dériver tous de ces premiers, plus directement liés à nos
besoins. Et comme la diversité des situations dans lesquelles nous nous
trouvons et la richesse de notre milieu et des ressources que nous
pouvons y découvrir sont très grandes, il est normal que nos désirs se
diversifient de manière correspondante, qu'ils fassent des détours
toujours plus grands et plus compliqués pour réaliser le même désir
fondamental de vivre, s'attachant à mille objets qu'ils y rapportent
parfois par des voies si détournées que le lien devient difficile à
percevoir. La diversification des désirs viendrait donc non seulement
de la diversité de nos besoins, mais également de la diversité des
objets auxquels ils s'attachent et s'appliquent, chacun d'entre eux,
chacune des transformations visées, chaque résultat obtenu et
obtenable, devenant à son tour l'objet d'un désir plus spécifique, ou
de l'une des formes particulières prises par notre désir de vivre et de
satisfaire les besoins que nous impose notre structure biologique, y
compris bien sûr nos structures psychiques elles-mêmes. Dans la mesure
où nous avons quelque autonomie, celle-ci ne viendrait donc pas d'une
volonté miraculeusement libre, mais du fait que nous sommes des
automates, et comme ceux-ci, des systèmes de mouvements complexes, dont
nos désirs font partie.
Nous
interrogeant sur l'autre extrémité, celle des résultats de nos actions,
et observant les cultures dans lesquelles les hommes se modèlent
eux-mêmes, nous avions déjà envisagé l'hypothèse que celles-ci puissent
provenir entièrement de l'effort pour satisfaire ses besoins de mieux
en mieux, par l'invention de moyens toujours plus complexes, impliquant
également des modifications de soi-même, et par exemple une discipline
qui ne nous est pas naturelle. Mais nous avions constaté que,
soustrayant ces activités utilitaires, il semblait en rester d'autres
qu'on pouvait qualifier de plus proprement culturelles, et qui ne
semblaient pas se situer dans le prolongement direct des premières,
mais relever d'une invention spécifique, telle qu'on la trouve dans les
arts et les religions. Or c'est ici que nous devions faire intervenir
spécialement les valeurs, c'est-à-dire les désirs de désirs. Mais, pour
expliquer cette intervention des valeurs et l'existence de leur domaine
propre, celui de la culture proprement dite, il n'est pas nécessaire de
recourir à un autre principe que celui du retour du désir sur lui-même
ou de sa réflexion, qui n'est pas étranger à la nature du désir,
celui-ci n'excluant à priori aucune sorte d'objet. Cette réflexion est
au contraire dans la ligne de la complexification des chemins du désir
que nous envisagions.
Revenons
donc à notre question de l'efficacité du désir, et notamment du désir
de désir. Le désir n'est pas la simple représentation statique de son
objet, comme une photographie par rapport à l'objet photographié. Il
n'est pas non plus la représentation statique du plan d'action
permettant d'atteindre ou de modifier l'objet, comme le schéma d'un
processus qui peut être suivi pour le réaliser. Entre une telle
représentation et son objet, il n'y a pas d'action, sinon par un acteur
extérieur qui vient les relier en faisant de l'une le modèle de son
action sur l'autre. Le désir est au contraire lui-même mouvement ou
effort, et c'est pourquoi il n'a pas besoin pour agir d'un acteur
supplémentaire. L'objet du désir n'est pas l'objet représenté, mais
l'objet désiré. Il comporte nécessairement l'attraction corrélative de
la tendance vers lui, constitutive du désir. Entre le désir et
l'action, il n'y a pas de différence, en l'absence d'obstacle empêchant
l'action de s'accomplir entièrement. L'obstacle à la réalisation du
désir peut être intérieur à celui qui désire, notamment dans d'autres
désirs contrariant le premier, ou extérieur à lui, dans l'absence des
moyens de sa réalisation. Ainsi, je peux désirer sauter dans le vide,
pour le plaisir de la chute, et en être empêché par le désir de
survivre à cette chute, étant donné que par ailleurs je n'ai pas les
moyens techniques d'éviter le choc fatal à l'arrivée. La question de
l'efficacité du désir est donc celle de sa cohérence par rapport aux
autres désirs dans le système psychique qu'ils constituent, et celle de
la perception d'un chemin vers l'objet, promettant à l'action de s'y
projeter pour s'y réaliser. Je vois une pomme, appétissante, j'ai faim,
il me suffit de tendre la main pour la cueillir, je n'ai aucun désir
plus pressant que de la manger, et donc aucune question ne se pose,
aucune hésitation ne vient retarder mon action, si je ne vois aucun
obstacle physique ou social. Entre le désir et l'action il y a alors
parfaite continuité, j'agis en désirant et je désire en agissant ;
je croque la pomme.
Y
a-t-il une difficulté particulière concernant le désir de désir ?
Il faut bien sûr que soit apparu un désir ayant pour objet un autre
désir. Et il se peut que, comme les objets habituels du désir, celui-ci
ne soit pas perçu comme existant déjà, mais qu'il apparaisse comme le
résultat possible de mon action, c'est-à-dire qu'il implique une
modification. Je peux désirer la pomme cuite et préparée, plutôt que
crue. Ainsi, je peux désirer un désir comme modification d'un autre qui
lui serve de matériau. Ce qui importe, c'est que ce désir de désir,
comme les autres, est déjà un effort vers sa réalisation, une amorce
d'action, qui s'accomplira si elle n'en est pas empêchée. Or pourquoi
le désir de désir trouverait-il plus que d'autres des obstacles
insurmontables ? Pourtant il en rencontre souvent de grands, qui
viennent en partie de son objet. Nous avons vu que les désirs sont
empêchés de se réaliser par des obstacles intérieurs aussi bien
qu'extérieurs, et que les premiers sont en premier lieu d'autres désirs
contraires. Or, lorsqu'un désir porte sur un autre, ou bien celui-ci
lui est contraire, ou bien il s'allie à lui. Si le désir désiré est
existant, il ne peut que s'allier à celui qui le renforce en le
désirant. En revanche, si le désir désiré est le résultat d'une
modification de désirs existants, ceux-ci lui sont nécessairement
contraires. C'est pourquoi tout le monde se réjouit immédiatement de
désirer être tel qu'il est, alors qu'on éprouve à divers degrés comme
pénible de désirer changer de caractère ou de désirs. Pour se réaliser,
il faut donc que ces désirs réflexifs soient plus forts que les désirs
existants qui doivent être transformés. Mais ici, la question de
l'efficacité de ces désirs réflexifs, et par conséquent de l'action
culturelle par l'intermédiaire des valeurs, ne pose pas d'autres
difficultés de principe que l'efficacité des désirs en général. Elle
est pourtant un immense problème pratique.
*
En
montrant que les désirs sont des modalités d'un désir fondamental de
vivre, lié à notre structure biologique, et qu'ils sont notamment
ancrés dans nos besoins, dont la satisfaction est une condition de
notre survie, et par conséquent un objet nécessaire du désir de vivre,
en ajoutant que tous nos désirs ont un rapport réciproque et forment un
système, nous avons situé la culture dans la suite de ce désir de vivre
et de ses conditions biologiques, dont les valeurs sont en somme des
complications. Cette conception semble convenir avec la vision
prétendument réaliste de l'activité des hommes selon laquelle toutes
nos actions trouvent leur fondement dans l'économie, c'est-à-dire dans
la nécessité découlant de nos besoins et dans les stratégies plus ou
moins rationnelles destinées à nous donner les moyens les plus
efficaces de leur satisfaction, de telle façon que la culture se réduit
à un ultime perfectionnement faisant office de luxe, non indispensable,
et sans effet important sur l'organisation de nos activités. Une fois
la survie assurée, le surcroît d'énergie vise à atteindre davantage de
confort, et la journée de travail terminée, on se divertit par la
lecture, la musique ou le cinéma, qui ne sont d'ailleurs pas tout à
fait inutiles, en tant qu'ils contribuent à restaurer l'énergie
nécessaire à la prochaine journée de travail. Or ce sont précisément
les sociétés dominées par une telle conception que les moralistes
accusent fréquemment de perdre les valeurs. N'ont-ils pas raison,
puisque la réduction à l'économie enlève son importance à la culture,
le domaine spécifique des valeurs ? Et ne risquons-nous pas, par
la conception des valeurs que nous présentons, de tomber sous cette
critique et de réduire les valeurs à l'insignifiance au moment même où
nous tentons de poser le problème de leur transformation ? Et
comme la culture ou les valeurs sont ce qui exprime et détermine le
sens de la vie, n'est-il pas justifié d'accuser une manière de vivre
vouée à la seule économie de n'avoir plus de valeurs, comme le font les
mêmes moralistes, qui se plaignent de la perte de sens de sociétés
telles que la nôtre, dominées par une vision économique ?
Qu'il y
ait un ancrage du désir dans la vie biologique, et dans les nécessités
de la survie qui s'expriment sous forme de besoins, et que toutes les
valeurs n'apparaissent que comme une complication du système des
désirs, c'est ce que nous avons dit en effet (quoiqu'en ajoutant qu'il
fallait considérer l'agrément à côté de l'utile). Et si l'économie se
définit comme l'organisation de l'action pour satisfaire les besoins,
il faut avouer que celle-ci peut être considérée comme étant à la base
de la culture. Il ne s'ensuit pas pourtant que la culture soit
déterminée à poser le confort comme valeur suprême, ni même que la
survie doive conserver toujours son sens biologique immédiat. Ce
qu'aussi bien les partisans de l'économisme que les moralistes qui le
critiquent de la façon que nous avons rappelée, ne perçoivent pas
justement, c'est que le confort, notamment, est une valeur, résultant
d'une démarche culturelle précise, relativement contingente. De
nombreuses sociétés prises dans une lutte pénible et constante pour la
survie ne font pas du confort leur valeur suprême.
Or la
méprise des supposés réalistes, partisans du confort, et des moralistes
qui les critiquent et veulent défendre « les valeurs »,
repose sur une erreur à propos de l'action des valeurs, et de la pensée
en général. Nous avons déjà abordé ce sujet, mais il n'est pas inutile
d'y revenir, étant donné qu'il est central pour notre problème.
On se
représente la pensée, notamment la pensée rationnelle, comme un
instrument passif aux mains d'un agent qui pose les buts pour lesquels
il l'utilise. Nous pouvons nous représenter facilement aujourd'hui
cette situation comme celle d'un homme utilisant un ordinateur. Cette
machine est une sorte de raison, qui accomplit tous les calculs qu'on
lui demande, sert de mémoire, et bien davantage encore. Mais sans son
utilisateur, qui la commande directement ou indirectement, à distance
(que cette distance soit spatiale ou temporelle), la machine n'agit
pas, ne prend pas d'initiatives (c'est-à-dire de véritables
initiatives, et non la simple mise en marche de processus dans
certaines conditions spécifiées). Et quoique l'ordinateur soit capable
de traiter des symboles, que ce soit même sa fonction, il n'est pas
capable de leur donner sens, c'est-à-dire de les intégrer dans un mode
de vie et d'action, une opération qui revient à l'utilisateur seul.
N'est-ce pas ainsi que nous utilisons notre raison ? Nous formons
des idées abstraites, les relions de diverses manières, et nous
calculons de nouveaux rapports à partir de ceux que nous avons définis,
arbitrairement ou en fonction de l'expérience que nous voulons
représenter. Mais ce que nous dit la raison, c'est seulement la
conclusion de ces opérations, à laquelle il nous reste à donner un sens
en décidant d'en faire ou non, en tout ou en partie, un modèle pour
notre action. Ces idées de la raison, nous pouvons les penser
directement, en les considérant dans notre esprit, ou nous pouvons leur
donner une forme audible ou visible, dans la parole et l'écriture, et
considérer les symboles qui les représentent sur la feuille de papier
ou l'écran d'ordinateur. Si ces symboles écrits peuvent si bien les
représenter, c'est qu'ils sont de même nature qu'elles, pour
l'essentiel. Ils sont des points d'appui pour une démarche qui va leur
donner un sens en les rapportant au monde de l'action, à la réalité
qu'il s'agit de modifier. Et cela c'est l'affaire de l'agent, que, dans
la pensée, on tend à ramener au mystérieux agent intérieur universel
qu'est la chimérique volonté, aidée ou contrariée par d'autres
principes actifs plus réels, nos passions ou sentiments.
Or dans
cette vision, qu'est-ce que la culture, avec les valeurs qu'elle
détermine ou qui la déterminent ? La culture a une figure
objective qu'on peut observer sous forme de représentations réelles ou
de symboles concrets, des objets peints ou sculptés, des chants, des
danses, des récits, des écrits, etc. Tout cela renvoie à des idées que
les indigènes ou les anthropologues peuvent en dégager pour en
présenter la forme pure, abstraite. Et le sens, les divers sens, que
l'on peut en tirer, qui orientent la vie des gens, se formulent dans
les symboles d'idées abstraites, propres aux calculs de la raison, par
exemple. Comment ces valeurs agissent-elles, considérées en
elles-mêmes, dans leur figure abstraite ? Nous les comprenons
comme les symboles que fournit l'ordinateur, et nous les adoptons comme
modèles abstraits de notre action. Pour en faire nos guides, il faut y
adhérer, un mouvement qui vient de nous et leur reste étranger. Nous
pouvons par exemple raisonner, puis approuver une valeur pour ses bons
effets. Nous pouvons croire au contraire qu'elle nous est révélée par
une puissance supérieure, et l'adopter pour obéir à cette puissance.
Nous pouvons bien sûr aussi la refuser. Mais l'adhésion réelle à une
valeur suppose que des sentiments favorables s'attachent à elle. Et ces
sentiments peuvent s'exprimer. Alors peut naître toute une culture, des
expressions musicales, dansées, rituelles, littéraires de ces
sentiments, combinées avec celles de la valeur. Tant que ces sentiments
ne s'y attachent pas, elle reste abstraite, comme morte, et si ces
sentiments s'en détachent, si les raisons de l'adopter s'affaiblissent
et disparaissent, alors elle peut périr, disparaître à son tour, ne
laissant que son squelette abstrait.
Le
problème d'une telle conception est qu'elle n'explique pas pourquoi on
adhèrerait à la valeur comme telle, dépouillée des expressions des
sentiments qui lui donnent vie. Cette adhésion apparaît comme tout à
fait arbitraire. Par conséquent le fait qu'une valeur soit posée
intellectuellement ne rend pas compte de son action ou de son absence
d'action sur la culture. Les braves moralistes qui nous répètent le nom
de leur valeur favorite, qui nous en donnent quelque description,
n'apprennent la plupart du temps rien à personne dans nos sociétés, et
ne font aucun effet ; ce qui ne nous surprend pas, puisque, selon
cette conception même, ceux qui s'en détournent la connaissent aussi,
et ne l'ignorent pas par ignorance, mais au contraire souvent tout à
fait intentionnellement. Il n'est pas étonnant que pour faire valoir
ces valeurs exsangues, on se tourne souvent, en dernier recours, vers
l'autorité d'un être très puissant, tel qu'un Dieu, qui nous les
dicterait. Et d'ailleurs ce recours à la superstition est intéressant,
puisqu'il montre que, sans sortir du domaine de la pensée, on peut
appuyer une idée plus faible sur d'autres plus fortes. Et qu'est-ce qui
fait la force de cette idée, ici ? La peur du châtiment et
l'espoir de la récompense. Deux sentiments habituellement puissants.
N'est-il pas étonnant qu'on puisse enjoindre la charité, par exemple,
en menaçant les récalcitrants de l'enfer, tout en posant la charité
comme la valeur suprême ? Car c'est avouer que la valeur est
impuissante et que cet amour recommandé comme le plus haut ne tient que
sur d'autres sentiments très inférieurs et en bonne partie contraires à
lui.
Mais
ainsi entendues, ces valeurs réduites à des abstractions ne sont pas
des valeurs en notre sens, c'est-à-dire de véritables désirs de désirs.
Ceux-ci n'ont pas besoin de l'ajout de sentiments pour agir. Car que
sont les sentiments, sinon les manières dont nous sentons nos désirs
dans les diverses situations, selon la variation de leurs objets, leur
allure lorsqu'ils rencontrent des obstacles ou trouvent la voie libre
et toutes les complications de leur développement ? Bref, on
oublie que les désirs sont des structures psychiques dynamiques.
Il est
vrai qu'il n'en va pas de même pour les expressions des valeurs dans
les divers symboles matériels constituant la culture comme objet et
capables de subsister après sa disparition, comme des squelettes. Ces
symboles, sous leur forme la plus abstraite, peuvent alors entrer dans
les calculs susceptibles d'être effectués mécaniquement par un
ordinateur aussi bien que sur papier ou mentalement. Mais précisément,
ils ont alors perdu le dynamisme propre aux modes du désir que sont les
valeurs. Leur sens les a quittés, comme celui de l'étrange objet d'une
culture disparue dans la vitrine d'un musée, et qui ne nous dit rien,
pas plus qu'un quelconque caillou (sinon qu'en l'exposant on nous
annonce qu'il devrait signifier quelque chose). D'autres certes nous
parlent encore, provoquant en nous quelque sentiment, diverses
réflexions, des tentatives de les intégrer par l'imagination dans des
actions, quoique la signification que nous leur donnions ainsi soit
trompeuse selon les mises en garde des spécialistes, qui les ont
replacés dans des ensembles plus larges pour tenter de les comprendre
comme liés à des modes de vie très différents des nôtres.
Si
toutes nos idées ou pensées ne comportaient pas à quelque degré
l'élément dynamique du sentiment ou du désir, même quand l'aspect
représentatif semble dominer, elles ne parviendraient pas à se
rattacher à l'aspect émotif de notre esprit, et à son dynamisme. Car le
lien entre l'idée, supposée purement représentative, et les sentiments
qui devraient s'y attacher, serait entièrement arbitraire, à supposer
qu'il puisse s'établir. Et nous serions ici dans le même embarras que
si, considérant notre esprit comme entièrement distinct du corps, nous
cherchions à comprendre leur union, qui nous apparaîtrait comme
impossible. En revanche, si toute idée est simultanément désir ou
sentiment, l'abîme entre les idées et les sentiments a disparu, parce
qu'il n'a jamais existé. Il est vrai bien sûr que les idées diffèrent
néanmoins par leurs degrés de force, et par leur valeur représentative,
variant entre les deux pôles du pur sentiment et de la pure
représentation, sans jamais atteindre purement ni l'un ni l'autre, sans
jamais cesser donc d'être des modalités du désir.
Quoi
qu'il en soit, on peut constater que plus une pensée est abstraite,
propre à entrer dans de purs calculs symboliques ou logiques, plus elle
paraît également faible en elle-même, et moins de telles idées semblent
liées à de puissants désirs spécifiques. C'est ce qu'on nomme leur
caractère objectif, comme si elles étaient plus propres à représenter
l'objet qu'à susciter le désir (si l'on peut dire), plus propres aussi
à être traitées elles-mêmes comme des objets, comme les symboles mêmes
qui les représentent. Si l'on considère les créations culturelles, on
peut établir une hiérarchie entre elles, en les situant entre deux
pôles, entre d'un côté celles qui donnent des définitions abstraites et
précises des valeurs d'une société, mais suscitent peu le désir
constituant ces valeurs, et de l'autre celles qui expriment fortement
les sentiments caractéristiques de ces valeurs, les suscitent, mais
n'en donnent qu'une représentation très confuse. C'est par exemple dans
des rites, des danses, dans la musique, dans les arts les plus propres
à susciter l'émotion, que les membres d'une même culture se sentiront
le plus vivement partager un même sentiment du monde, une même attitude
dans la vie, quoiqu'ils puissent être fort en peine d'expliquer en quoi
il consiste et de mettre le doigt sur ce qui le distingue d'autres,
qu'ils ressentiront pourtant immédiatement comme étrangers à leur
propre culture. Au contraire une observation attentive des traits de
plusieurs cultures permettra d'élaborer des définitions de leurs
valeurs et de les distinguer assez exactement de celles d'autres
cultures, à un certain niveau d'abstraction au moins, sans vraiment
faire éprouver pour autant par ces descriptions la puissance
d'attraction de ces cultures.
Il
n'est donc pas étonnant que la plupart des religions s'attachent à
développer fortement les traits imaginaires capables de susciter le
sentiment, afin de modeler les valeurs réelles, et non pas seulement
leurs figures abstraites. Je faisais remarquer qu'une définition, aussi
parfaite qu'on voudra, de la charité, ne fera guère de disciples de
cette valeur. Aussi n'est-ce point de cette façon qu'a procédé le
christianisme, mais en nous présentant la figure d'un héros de la
charité à travers des récits parlant surtout à l'imagination,
susceptibles d'éveiller des sentiments à son égard, d'entrer par
sympathie dans son drame, de prendre son parti, et de se connecter à
travers lui à l'extrême puissance du dieu dont il se dit l'incarnation,
et dont la figure suscite divers sentiments assez puissants, d'amour,
de crainte, d'espoir, etc. Remplacez tout cela par une réflexion
rigoureuse, montrant l'avantage pour la société et chacun de ses
membres d'un rapport entre ceux-ci dans lequel l'amour dominerait, et
d'une extension de cet amour à l'humanité pour faire de celle-ci une
seule immense société, et vous aurez peut-être convaincu certains de la
logique de votre raisonnement, vous en aurez conduits quelques-uns à
poursuivre leurs réflexions, à imaginer par eux-mêmes mille situations
en fonction de cette idée, au point de susciter en eux un sentiment
favorable par rapport à la charité et un désir d'aimer tout homme selon
son modèle, bref à en adopter la valeur ; mais chez la plupart,
ces beaux discours s'effaceront très vite, submergés par la richesse de
perceptions et d'idées plus concrètes et plus saturées d'émotions ou de
désirs. Le discours rationnel est comme un schéma qui ne parle guère à
ceux qui ne savent pas comment le relier à la richesse de la réalité,
et qui ne prennent pas le temps d'établir tous les liens intermédiaires
entre le discours et le réel. Or c'est par ce lien seul que le désir
peut être fortement impliqué.
Comment
les valeurs peuvent-elles donc se voir modifier par la culture, alors
qu'elles dépendent de nos désirs naturels (si l'on veut bien comprendre
par là la forme qu'ils ont plus ou moins directement en rapport avec
notre structure biologique et nos besoins) et de la manière dont ils
vont compliquer leur système à travers les événements de la vie
concrète ? Nos désirs ne visent pas que des choses qui nous soient
données dans l'expérience sensible directe. Le fait déjà que des
besoins nous mettent à la recherche de ce qui pourra les satisfaire,
plutôt que de nous désigner naturellement les moyens qui y sont propres
— sinon dans une mesure relativement faible en tant que nous avons
quelques instincts suffisants, comme concernant la respiration —, nous
oblige à chercher et à expérimenter pour mettre en rapport avec ces
besoins de nombreuses choses, puis à les modifier pour tenter de les
adapter à leur fonction. Nous sommes conduits par là à une observation
non seulement des caractéristiques des choses, mais également de leurs
rapports, et à une composition de ces rapports, bref à des calculs.
Nous élaborons ainsi des schémas pour guider notre action en
établissant notamment des enchaînements de causes et d'effets qui nous
permettent de parvenir à notre but. Nos désirs se compliquent
corrélativement, puisque, par exemple, du simple désir de satisfaire
notre faim, nous allons désirer courir à travers les forêts à la
chasse, utiliser le feu pour rendre comestibles divers aliments qui
n'en seraient pas sinon, nous associer à d'autres pour faire
fonctionner le système complexe de recherche, de préparation et de
conservation de la nourriture, stabiliser les rapports avec les autres
pour prolonger ces collaborations, etc. Or à mesure que le désir se
complexifie, ce n'est plus simplement le désir de manger qui établit
toute une structure abstraite destinée à le satisfaire, lui seul pour
ainsi dire, mais c'est un nouveau désir qui s'est moulé selon ces
structures, qui s'affirme et qui parfois finit par restreindre le rôle
du désir de manger proprement dit, et qui, dans certains cas, en vient
même à le mettre en situation d'être sacrifié à des désirs qui se sont
construits en partie sur son fondement. Ainsi, la curiosité est
sûrement grandement renforcée par son utilité, et elle peut par là même
devenir chez certains un désir dominant, de même que la connaissance
rationnelle, qui est pour elle un instrument si efficace. Maintenant,
lorsque le désir de vivre d'une certaine manière implique l'existence
ou la prédominance de certains désirs, les valeurs viennent jouer leur
rôle, et elles peuvent renverser encore davantage l'organisation plus
« naturelle » des désirs, conduisant par exemple à un relatif
mépris de la nourriture dans certaines cultures, comme dans les
sociétés ascétiques. Si le désir restait pour ainsi dire fixé dans les
désirs « naturels », comme un habitant confiné dans sa
maison, on concevrait difficilement cette évolution, et tous les
tentacules continueraient à mener à la même tête. Au contraire, si le
désir s'étend et se complexifie, s'il se déplace aussi par là, alors
les désirs « naturels » eux-mêmes peuvent en venir à se
trouver relativement subordonnés à d'autres, très dérivés, comme c'est
le cas dans l'influence des valeurs.
Ainsi,
les valeurs ne sont pas dénuées de puissance pour modifier la vie
concrète, d'un côté, et de l'autre elles ne sont pas des entités
inaccessibles, immuables, sur lesquelles il serait vain de vouloir
exercer une influence.
*
Le
résultat de notre enquête peut toutefois sembler décourageant. Car ce
qui paraît à première vue le moins puissant dans le monde culturel, ce
sont les symboles n'évoquant que les idées les plus abstraites, alors
que plus une œuvre ou un acte symbolique excite les sentiments au
contraire, plus il influe directement sur les désirs et semble devoir
être efficace pour implanter des valeurs. Or qu'y a-t-il de plus
abstrait qu'un discours rationnel, traitant en outre d'idées très
générales ? Bref, la philosophie, qui semble la discipline vouée
par excellence à ce genre de discours, n'est-elle pas aussi celle qui
est le moins capable de créer ou de transformer des valeurs ? Que
peut-elle faire de plus que les étudier, les définir plus précisément,
pour le plaisir de la connaissance, sans les modifier ? Tout au
plus ces études pourront-elles servir à d'autres entreprises
culturelles, d'une autre nature, et plus propres à exciter les
sentiments, comme celles qui interviennent activement dans les
religions. Cet usage n'est pas exclu, car on voit bien dans le cas des
sciences, exprimées dans des discours ou des structures symboliques
très abstraits, que ce genre de connaissances peut avoir une efficacité
pratique très grande lorsqu'elles font l'objet d'applications
techniques. Mais apparemment ces dernières sont conduites par d'autres
idées, d'autres idéaux, que ceux de la science. Et ce sont les valeurs
qui conduisent l'application bien plus que celles de la science qui
orientent les applications techniques, voire, dans des sociétés comme
la nôtre, la recherche scientifique elle-même. Ne serait-ce pas ainsi
que la philosophie pourrait agir dans le domaine des valeurs, en
donnant des outils théoriques à ceux qui construisent et orientent
réellement le monde de la culture ?
Nous
avons vu que, si cette idée correspond à une certaine conception de la
philosophie, elle est en revanche contredite par d'autres, comme celles
qui la lient essentiellement à la sagesse, c'est-à-dire à une visée
pratique interne. Mais la philosophie ne procède-t-elle pas avant tout
par le discours rationnel ? Ne produit-elle donc pas le genre
d'œuvres symboliques les moins efficaces pour la transformation réelle
des désirs et des valeurs ? N'est-elle donc pas condamnée, comme
les sciences théoriques, à ne fournir que des schémas d'action, qui ne
deviennent actifs que lorsqu'ils sont adoptés par des modes de penser
plus dynamiques ?
Lorsque
nous remarquons que les discours rationnels sont par eux-mêmes très
faibles pour orienter la vie pratique, pour modifier les désirs, tant
qu'un désir étranger ne les mobilise pas à ses propres fins, c'est une
constatation empirique générale que nous faisons, en observant
l'influence que ce genre de discours a d'habitude sur la majorité des
hommes. Nous savons bien par contre qu'il y a des exceptions et qu'un
certain type de caractère paraît subir une influence pratique extrême
de la considération et de l'usage des arguments rationnels. Non
seulement on voit des savants passionnés par la science au point d'y
sacrifier presque toute autre chose, mais on voit aussi des hommes, et
notamment parmi ceux qu'on nomme sages ou philosophes, qui sont plus
influencés dans leur comportement par les bons raisonnements que par
tout ce qui paraît au commun des hommes avoir la plus grande puissance
de les persuader et de les conduire pratiquement. Ne pourrait-on pas
classer les hommes selon cette dimension, en les répartissant entre les
deux extrémités, entre ceux qui sont les plus insensibles au
raisonnement, d'un côté, et ceux qui y sont le plus sensibles, de
l'autre ? Ce ne serait pas simplement un classement selon
l'intelligence, car on voit sans cesse des gens qui comprennent un
raisonnement d'un point de vue abstrait et qui en approuvent les
conclusions comme découlant logiquement de prémisses dont ils ne
contestent pas non plus théoriquement la vérité, mais qui ne songent
pas un instant à en tenir compte dans leur vie pratique, comme s'il
s'agissait de deux mondes séparés. Inversement, on voit parfois des
personnes peinant à comprendre des raisonnements dès qu'ils se
compliquent un peu, et qui ne saisissent que difficilement comment la
conclusion se justifie, mais qui, dès qu'elles le saisissent, se
sentent obligées d'en faire un principe pratique guidant leur propre
conduite. Il serait très intéressant de s'attarder à ce phénomène à
première vue étrange. Pour simplifier, nous pouvons régler la question
en distinguant l'intelligence de ce qu'on pourrait nommer le caractère
raisonnable, entendant par l'une la capacité de manier assez aisément
les symboles selon des règles logiques — l'aptitude à calculer comme un
ordinateur, en somme — et par l'autre l'influence du raisonnement sur
le désir. Nous pourrions aussi bien distinguer deux formes
d'intelligence, l'une, logique et grammaticale, consistant en
l'habileté à manipuler des symboles selon des règles convenues,
indépendamment de leur sens, c'est-à-dire indépendamment de la
signification qu'ils ont pour le sentiment ou le désir, l'autre,
réelle, consistant davantage en une capacité de percevoir l'ordre des
rapports entre les choses elles-mêmes, que ce soit dans le monde
extérieur ou dans le monde intérieur, et donc entraînant dans ses
mouvements ceux-mêmes du désir. Nommons ces deux intelligences, l'une
conventionnelle, l'autre réelle. Notre répartition des hommes en
fonction de la manière dont le raisonnement est efficace dans leur
pratique, non seulement au niveau de l'utilité, mais surtout au niveau
de la valeur, les classerait donc en fonction de leur intelligence
réelle, classement qui pourrait différer de celui qu'on peut faire (et
qu'on fait le plus souvent dans les écoles) en fonction de
l'intelligence conventionnelle. Ce qui nous importe surtout, c'est que
l'influence du discours rationnel varie énormément parmi les hommes, et
qu'elle n'est vraiment grande que sur une minorité probablement faible.
Notons
que la différence dans la force des liens entre le raisonnement et le
désir ne concerne pas seulement le pouvoir qu'a un argument rationnel
d'affecter le désir, mais aussi, réciproquement, la capacité qu'a le
désir de se ressaisir, de s'analyser rationnellement, de se projeter et
de se transformer rationnellement, ainsi que de créer le discours
servant de guide et d'appui à cette démarche rationnelle. Autrement
dit, la même intelligence réelle qui parvient à comprendre un argument
rationnel au niveau même du désir, de manière à le modifier par là, est
également nécessaire pour former un discours rationnel efficace quand
il s'agit de former les désirs de ceux qui sauront les comprendre
réellement.
Appelons
donc philosophes les personnes douées de cette intelligence réelle (et
qui aiment donc la sagesse, nécessairement), et imaginons un instant
une société composée de philosophes. Chez eux, loin que les
raisonnements, les discours d'apparence les plus abstraits, restent
inopérants, ils deviendront une activité principale, peut-être celle
qui sera le plus estimée, mais non pas pour former une sorte de culture
abstraite. Bien au contraire, le raisonnement sera dans leur société le
moyen de transformer leurs désirs, et par conséquent de critiquer et de
transformer leurs valeurs et de former réellement leurs modes de vie,
dans toute la richesse de leurs aspects en fonction de cette réflexion
qu'ils mèneront, sans jamais se perdre dans l'abstraction, mais en
façonnant sans cesse leur manière concrète de vivre dans le monde réel.
Aussi leurs raisonnements prendront-ils souvent des formes assez
différentes de ceux que nous reconnaissons pour tels, se référant à une
logique plus rigoureuse, plus souple et plus étendue que celle que nous
étudions dans la discipline qui porte ce nom. Notre question de la
transformation des valeurs sera dans ce peuple parfaitement
quotidienne, et on ne cessera d'y penser, de se sortir des vieux
préjugés et d'y apporter des solutions qui seront aussitôt des
développements et des raffinements de sa culture et de ses mœurs. Mais
c'est un rêve ; revenons à la réalité.
On peut
se demander pourquoi chez ceux que nous avons appelés les philosophes
des raisonnements très abstraits peuvent avoir un effet sur leur
comportement réel, alors que ce n'est pas le cas chez la plupart des
gens. Mais la façon de se poser la question est peut-être trompeuse,
parce qu'elle suppose que le raisonnement même soit abstrait,
l'identifiant avec le discours extérieur qui nous le représente. Or
celui-ci nous paraît abstrait parce que les symboles qui y
interviennent, ainsi que les rapports entre ces symboles, ne semblent
retenir de la réalité que des schémas très simplifiés, et comme
fantomatiques, mais souvent doués en compensation d'une grande
précision, et permettant également une grande rigueur dans les calculs
auxquels ils se prêtent selon des règles précises. Les mathématiques
illustrent le cas extrême de ces raisonnements abstraits, où en se
concentrant sur un nombre limité de symboles, strictement définis et
manipulés selon des règles connues et précises, on obtient des
conclusions qu'on juge nécessaires, quoiqu'on les ait souvent obtenues
en ne considérant que les symboles eux-mêmes avec leurs rapports au
système des symboles et des règles, sans souci de leur signification
concrète possible et en s'efforçant même de la perdre de vue. Dans ce
genre de calculs, c'est à la fin de l'opération que nous faisons à
nouveau intervenir le sens, en appliquant les conclusions à une
situation réelle que nous avions traduite en eux au départ. C'est ainsi
d'ailleurs que nous pouvons nous aider des ordinateurs pour le calcul,
sans avoir à nous assurer qu'ils comprennent de quoi il s'agit en
réalité. Mais, justement, pour que le calcul serve dans la réalité, il
faut être capable de faire cette traduction. A d'autres degrés, n'en
va-t-il pas ainsi pour tous les raisonnements abstraits, où la logique,
la grammaire, nous permet d'enchaîner les termes du discours, de leur
faire subir diverses transformations plus ou moins automatiques, en
n'observant plus la réalité que de loin, pour ne revenir à
l'application qu'à la fin du raisonnement ? Serait-ce la capacité
de faire cette traduction qui caractériserait l'intelligence réelle,
tandis que l'intelligence conventionnelle se limiterait à l'habileté
dans la manipulation grammaticale des termes du langage ? N'est-ce
pas par une telle incapacité que tous ceux qui comprennent un discours,
dans le sens où ils sont capables de le reformuler autrement, d'en
tirer des conclusions sous forme d'autres propositions, et de se
convaincre pour ainsi dire grammaticalement de la pertinence des
conclusions ainsi obtenues, n'arrivent pourtant pas à se persuader
réellement, faute de pouvoir donner un sens concret à ce langage et à
en faire donc l'application dans la réalité ?
L'incapacité
de traduire est en effet un obstacle important à l'efficacité pratique
du raisonnement. Mais elle ne concerne pas seulement les conclusions,
comme on peut en avoir l'impression dans le calcul mathématique. Car il
ne suffit pas de traduire ces conclusions pour s'en persuader
réellement. Pour reprendre l'exemple de celui qui veut arrêter de
fumer, il peut être tout à fait capable de comprendre que la fumée nuit
à sa santé, et de comprendre ce que signifie pratiquement la conclusion
qu'il lui faut arrêter de fumer. Mais il se peut néanmoins qu'il ne
désire pas pour autant le tenter sérieusement, quoiqu'il puisse
éventuellement affirmer le vouloir. En réalité tout sera resté pour lui
abstrait, le raisonnement et la conclusion qu'il aura approuvée
verbalement sans savoir ce qu'elle signifie réellement dans la
situation concrète où il désirera vivement une cigarette et la fumera.
Il aura peut-être mauvaise conscience lorsqu'il se saura vu et blâmé ou
moqué par d'autres, qui pourront l'accuser d'incohérence ; il aura
peut-être même mauvaise conscience à l'écart des regards, en
considérant la contradiction verbale entre « tu voulais arrêter de
fumer » et « tu fumes » qu'on pourrait lui reprocher. Car la
conclusion sera restée abstraite parce que le raisonnement l'aura été.
C'est en effet précisément le raisonnement lui-même qui doit être
effectué concrètement pour devenir concrètement efficace. Et c'est
pourquoi le raisonnement du philosophe ne se réduit pas à l'observation
des règles logiques régissant le maniement des symboles qui leur
servent d'appui. Plus les idées auront été elles-mêmes concrètes, plus
c'est le désir lui-même qui aura été aussi la matière du raisonnement
et qui aura pris forme en lui.
Avouons
donc que, même s'il peut être efficace sur certains, le discours
rationnel sur les valeurs n'a que peu d'influence sur la plupart.
Est-il donc vain, dans la société, de vouloir transformer les valeurs
par la critique et l'invention conceptuelle ? Oui, si l'on
n'envisage que l'effet direct de tels discours. Mais un discours
abstrait peut être à l'origine de modes d'expression recourant
davantage à la force de l'imagination, à l'action sur les sentiments,
en effectuant ainsi, au moins partiellement, la traduction, entrant
dans le dynamisme de l'invention tel qu'il est compris dans le sens de
la valeur exposée de façon plus générale. Grâce à ces relais, le
discours philosophique ne peut-il pas jouer un rôle culturel important
dans la détermination des valeurs ?
Si l'on
considère maintenant les valeurs individuelles (en mettant entre
parenthèses la question de savoir comment elles peuvent éventuellement
devenir collectives), alors il va de soi que le discours philosophique
joue un rôle essentiel dans leur transformation. D'abord, il est pour
le penseur lui-même un outil, un appui pour ses raisonnements. Ensuite,
il est pour le lecteur philosophique l'occasion d'une nouvelle
actualisation de ces raisonnements. Or ce qui étonne, c'est que le
raisonnement puisse ici modifier réellement les valeurs. S'il est vrai
que raisonner ne consiste pas seulement à assembler des symboles selon
des règles grammaticales, mais également à saisir, à organiser, à
remodeler les rapports entre les idées ou pensées elles-mêmes, il n'est
plus surprenant qu'après un tel exercice, le raisonneur ait réellement
modifié sa façon de penser. Le système de ses idées aura changé, et ces
idées elles-mêmes se seront modifiées en fonction de leur nouvelle
place ou définition dans le système transformé. Si ces idées ne sont
que les reflets assez inconsistants des symboles qui les représentent,
le remaniement reste mineur et concerne surtout la façon de discourir.
En revanche, si les idées mises en cause sont concrètes, reliant
fortement le sentiment au symbole, de façon à ce que le raisonnement
travaille les désirs mêmes, alors c'est le système du désir, ou des
désirs, qui se transforme à travers lui, c'est-à-dire le principe
d'action d'un être pensant et raisonnant. Et notamment, par le
raisonnement peuvent se constituer de nouveaux désirs, visant la
restructuration du système de nos désirs, entrant dans un rapport
dynamique avec ceux-ci pour les modifier et les intégrer dans d'autres
rapports, c'est-à-dire pour former d'autres valeurs.
*
Qu'il y
ait une transformation des valeurs, et que celle-ci soit donc possible,
c'est évident. Mais quelle est sa portée, comment se fait-elle, en quel
sens les valeurs sont-elles transformables, cela reste à discuter. Nous
avons proposé une définition des valeurs en les rattachant au désir de
désir. Cette définition suffit-elle pour formuler l'ensemble des
questions qui se posent à propos des valeurs ? S'il est vrai que
nos désirs soient des modalités de notre désir de vivre, tous les
désirs peuvent-ils devenir des valeurs, puisque chacun d'entre eux
paraît pouvoir faire l'objet d'un désir ? Faudra-t-il donc
comprendre parmi les valeurs l'infinie multiplicité des désirs que nous
pouvons avoir et que nous pouvons nous réjouir ou non d'avoir ? Le
monde des valeurs tomberait pour ainsi dire en poussière. A l'autre
extrémité, si toute valeur est un désir de vivre réfléchi, peut-on
affirmer qu'il existe en somme une seule valeur essentielle, dont
toutes les autres ne sont que des variations contingentes ? Dans
ce cas, cette valeur, avec ses aspects essentiels, resterait immuable,
et toutes les transformations ne concerneraient que ses déclinaisons
dans les diverses circonstances de la vie. Si nous nous tournons vers
l'expérience concrète, les valeurs sont infiniment multiples et
variées. Si nous adoptons la perspective de la raison, pour monter vers
la plus grande généralité, elles se condensent en une seule valeur
immuable, avec ses quelques aspects essentiels, peut-être la triade
traditionnelle du bien, du vrai et du beau. Nous avons vu que cette
dernière vision était purement abstraite ; si bien qu'en ce sens,
les valeurs risquent de s'exténuer dans une figure fantomatique. Mais
dira-t-on que c'est la nature de la raison et du discours, surtout
rationnel, que de concevoir abstraitement ? Nous avons montré que
l'abstraction pure n'était pas pensable. Serait-ce la raison pour
laquelle les valeurs tendent à se multiplier, même dans le monde des
idées les plus générales, et à se distinguer selon de très vastes
catégories, telles que le bien, le vrai et le beau ? Mais
évidemment, ces valeurs universelles risquent fort d'être vides et
inutiles pour orienter l'action, auquel cas elles ne méritent guère le
nom de valeurs, mais peut-être juste de catégories utiles pour le
classement des valeurs véritables. Nous avons vu toutefois que les
désirs que nous avons en fait ne sont pas, de loin, les seuls objets de
nos désirs, en fonction de quoi nous les avons compris comme valeurs,
car nous désirons avoir des désirs que nous n'avons pas, différents en
quantité ou en qualité de ceux qui nous animent. Bref, nos valeurs sont
le plus souvent des désirs idéaux. Et par conséquent le raisonnement,
avec son abstraction, n'est pas étranger à la définition des valeurs,
si bien qu'il n'est pas possible de refuser de considérer une idée
comme correspondant à une valeur sous le seul prétexte qu'elle est
abstraite. Jusqu'où est-il pertinent de monter ainsi dans
l'abstraction, ou de descendre dans l'infinie variété concrète ?
Si la
valeur naît d'un désir de désir, tout désir n'est-il pas un objet
possible de désir ? Et par conséquent le désir de désir ne peut-il
pas donner lieu à son tour à un désir ? Certes. Et peut-être même
est-ce indispensable si les transformations de valeurs doivent
s'appuyer sur une évaluation de celles-ci. Nous avons déjà envisagé
l'éventuelle régression à l'infini à laquelle ce mouvement peut
conduire. Nous avons vu qu'en réalité l'objection ne vaut pas, parce
que chaque désir suffit déjà par lui-même, quoiqu'il puisse devenir
l'objet d'un autre désir, qui ne lui est pas indispensable. Chaque
désir est principe d'évaluation sans avoir à s'appuyer sur une
évaluation antérieure qui porterait sur lui. Il n'y a donc aucune
régression nécessaire. Cependant, le mouvement réflexif peut se
redoubler indéfiniment en principe, et on peut se demander si ce
mouvement ne va pas, lui, à l'infini, dans la recherche du principe
d'évaluation ultime. En pratique cependant, nous ne paraissons pas
capables d’échafauder de tels étages de réflexion au-delà d'un nombre
relativement petit. Et, quoique nous puissions avoir un désir de
trouver la valeur absolue, nous ne pouvons espérer y arriver par cette
voie, et nous pouvons renoncer à tenter l'impossible dans cette
direction. Il se pose pourtant la question de la pertinence des divers
degrés de réflexion et de réflexion de la réflexion dans la
transformation critique des valeurs. Le premier degré, correspondant au
désir de désir, est nécessaire pour qu'il puisse y avoir des valeurs,
et le second semble s'imposer également pour qu'il puisse exister une
critique des valeurs. A moins que cette critique ne puisse prendre
d'autres chemins, plus horizontaux, par des comparaisons qui ne
demandent pas de monter dans les redoublements réflexifs au-delà d'un
certain degré. Est-il possible de découvrir ou de construire des
méthodes efficaces ?
Nous
avons vu que le discours et les divers moyens expressifs développés par
les arts, sont des instruments qui se présentent comme importants
lorsqu'on observe le mouvement concret des valeurs, dans les cultures
au niveau collectif ou individuel. Il y a là tout un champ de
réflexion. Non seulement certains moyens symboliques sont plus
puissants que d'autres pour agir sur notre sensibilité et modifier nos
désirs et comportements, mais certains sont également plus efficaces
que d'autres pour permettre l'évaluation et la création des valeurs. Or
si les mêmes avaient l'avantage dans les deux fonctions, le choix
serait relativement aisé. Mais ne semble-t-il pas que ceux qui agissent
fortement sur les émotions, comme la rhétorique, sont très inférieurs
aux plus faibles dans ce domaine, tels que le raisonnement, lorsqu'il
s'agit de critiquer et d'évaluer les valeurs ? Nous avons vu aussi
que leurs effets ne sont pas les mêmes sur tous les caractères. Y
a-t-il donc des arts propres à l'évaluation des valeurs, d'autres à
leur persuasion, des arts différents appropriés aux divers caractères,
d'autres méthodes pour la culture individuelle que pour la culture
collective ? Et quelles sont entre eux les relations, voire les
implications ? A quel point la culture individuelle suppose-t-elle
la culture collective, et inversement ? Dans quelle mesure les
diverses expressions symboliques doivent-elles se séparer les unes des
autres, ou se contenir réciproquement ?
Nous
avons vu que la transformation des valeurs était un phénomène et une
activité liés à la liberté telle qu'on la trouve chez des êtres tels
que les hommes, c'est-à-dire dans des êtres dont la structure
biologique et mentale est suffisamment complexe pour se transformer en
partie de manière autonome d'une façon également imprévisible en partie
pour nous. Cependant nous avons aussi rapporté la valeur à ce qui la
définit, le désir de désir, et tout désir au désir de vivre comme
inscrit dans notre nature. S'ensuit-il que ce cadre naturel détermine
les frontières dans lesquelles doit se tenir toute invention de
valeurs ? Il semble que oui, à première vue, une fois l'idée
chimérique du libre arbitre éliminée. Pourtant, dans cette hypothèse,
cette limitation naturelle pourrait-elle nous être connue et nous
permettre de dessiner les frontières du champ des valeurs possibles
pour nous ? La question reste ouverte, parce qu'il est probable
que la complexité de notre nature qui nous rend plus libres ne puisse
pas être renfermée dans la connaissance que nous en prendrions à un
moment donné quelconque. D'autre part, un être capable de se fixer des
valeurs, d'en inventer, de se recréer lui-même profondément en fonction
de ces valeurs, peut-il avoir une nature autre qu'originelle ?
Autrement dit, la nature d'un tel être peut-elle demeurer immuable, ou
n'est-elle pas précisément l'objet d'une action sur elle-même qui la
transforme au fur et à mesure ? Or y a-t-il des limites à cette
opération ? Et y en a-t-il plus précisément à cette opération
entreprise selon la méthode de la transformation des valeurs (par
opposition par exemple à une méthode d'intervention par ingénierie
génétique) ?
Voilà
quelques-unes des questions que je vous propose d'aborder dans ce
séminaire, avec toutes celles qui naîtront de notre problème. Je vous
proposerai de commencer par la discussion de la façon dont j'ai posé le
problème, bien sûr. Je vous suggère aussi d'utiliser une méthode qui ne
soit pas purement logique et abstraite, ni historique ou objective,
mais expérimentale dans le sens où la philosophie l'est toujours, en ce
sens que ses réflexions ne se séparent pas de ce que vit celui qui les
mène, et que cette vie n'est pas non plus indépendante de ces
réflexions. Nous disposons donc toujours de ce champ d'expérience qui
ne peut nous manquer pourvu que nous le considérions et que nous le
cultivions.
Gilbert
Boss