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Philosophie et pratique >>

 

La transformation des valeurs
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Automne 2011

Annonce

On entend parfois des moralistes se plaindre de la perte des valeurs comme d'un grand malheur. Mais les valeurs sont-elles des réalités relativement autonomes qu'on puisse trouver, conserver ou perdre ? Une société sans valeurs est-elle même pensable ? Si l'on ne considère pas les valeurs comme éternelles, indépendantes de l'histoire, elles apparaissent au contraire comme ayant inévitablement leur propre histoire en relation avec celle des autres aspects des sociétés humaines et des individus. On peut penser que chaque culture se caractérise par un ensemble de valeurs avec leur hiérarchie. Quelles sont leurs causes, qu'est-ce qui détermine leur forme et leur évolution ? Les facteurs sont sans doute nombreux. Mais parmi ceux-ci nous nous intéresserons spécialement aux tentatives d'élaboration et de modification conscientes de la part des hommes eux-mêmes. Cela ne signifie pas que nous devions considérer toutes nos valeurs comme explicitement conscientes — elles ne le sont évidemment pas, bien que nous puissions toujours chercher à en prendre conscience. Mais dans ces conditions, comment agissent-elles ? Peut-être parfois à travers la conscience que nous en avons, quoique très certainement aussi autrement. Dans l'un et l'autre cas, pouvons-nous de notre côté agir sur elles et les modifier ? Si elles agissent sur nous, c'est en déterminant ou en influençant nos sentiments, attitudes et comportements — à moins qu'elles n'en soient que des traits secondaires, qui ne s'en distinguent pas réellement. De toute façon, il semble que la modification de nos habitudes doive être solidaire de celle de nos valeurs. Or serait-il possible de transformer les unes par les autres ? Et la philosophie a-t-elle un rôle à jouer dans cette opération ? — En abordant de telles questions, nous chercherons à définir les enjeux philosophiques de la transformation des valeurs.

Lectures :

  • Spinoza, Traité théologico-politique

  • Hume, Histoire naturelle de la religion

  • Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité

  • Stirner, L'unique et sa propriété

  • Nietzsche, La généalogie de la morale

  • Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion

  • Gilbert Boss, La fin de l'ordre économique

 

Introduction

Thème

Nous aborderons dans ce séminaire le thème de la transformation des valeurs. Il s'agira bien sûr de réfléchir à ce que sont les valeurs, mais également à la manière dont elles peuvent se modifier. Et à vrai dire, la question n'a de sens que si les valeurs ne sont pas simplement éternelles et immuables. Il faudra donc nous assurer que ce n'est pas le cas. En observant les hommes, aussi bien individuellement que collectivement, on constate à la fois une certaine stabilité dans leurs valeurs, et également une grande variabilité. Celui qui examine son passé constate qu'il partage toujours nombre de valeurs avec celui qu'il a été au cours de sa vie, depuis l'époque de ses plus anciens souvenirs, mais il est également frappé par les changements qui se sont produits, et comprend parfois à peine comment il avait pu adhérer à certaines valeurs plus jeune. Il en va de même si l'on tourne son regard vers l'histoire plus générale pour observer les sociétés et les civilisations. On constate entre elles et entre les différentes étapes de leur évolution ces mêmes ressemblances et différences, qui ont toujours étonné ceux qui sortaient pour la première fois de chez eux, voyageant physiquement ou par l'intermédiaire de récits. Quelle conclusion en tirer ? Les partisans de l'éternité des valeurs insisteront sur les éléments constants et expliqueront les différences comme superficielles et dues à des circonstances contingentes, dont l'ignorance ou l'immoralité. Les autres mettront l'accent sur les différences et les variations, expliquant les ressemblances par des structures relativement stables de la nature humaine et de notre milieu. De toute manière, que les variations soient superficielles ou profondes, elles sont réelles et importantes, si bien qu'elles justifient déjà l'attention que nous voulons porter à la transformation des valeurs. Car celle-ci a lieu, indiscutablement, dès qu'on considère les valeurs concrètes, et non quelques supposés modèles idéaux abstraits plus ou moins cachés, indépendants de l'histoire réelle et des valeurs que les hommes reconnaissent effectivement dans leur vie quotidienne. A ceux qui prétendent que ces valeurs changeantes ne sont pas les vraies valeurs, et qu'elles ne sont donc pas véritablement des valeurs, il faudra répondre. Mais laissons pour l'instant les disputes sur la définition du mot, et admettons pour valeurs celles qui régissent nos comportements, qu'elles soient, en soi, vraies ou fausses. Il nous importe beaucoup de les voir varier, et d'autant plus que nous entrons davantage dans le détail. Ne dirigent-elles pas nos vies, du moins dans ce que celles-ci ont d'intentionnel, de volontaire, de libre ? Or, dans la mesure où les valeurs changent, elles dépendent de ce qui les modifie. Et justement, pour devenir plus libres, il nous faut comprendre mieux ce qui nous détermine, et tout particulièrement ce qui détermine nos propres désirs et nos propres volontés. Si les valeurs peuvent être considérées comme les principes selon lesquels nous nous dirigeons, alors ce qui les façonne et les modifie entre parmi les raisons de ces principes. Ces conditions ne sont donc pas étrangères à nos valeurs concrètes, mais les constituent, quoique nous demeurant souvent cachées. Autrement dit ces causes introduisent une opacité dans les raisons que nous pouvons nous donner de nos actions. Cela n'empêche certes personne d'agir et de vivre. Cependant les mêmes raisons qui nous poussent à vouloir connaître les raisons de nos actes nous incitent à ne pas nous contenter de celles qui apparaissent au premier regard, mais à vouloir saisir celles dont elles dépendent. Ainsi, dans la pratique comme dans la théorie, loin de nous contenter des justifications qui nous viennent les premières à l'esprit, nous voulons encore pouvoir juger de la valeur de ces justifications. Nous pensons en effet pouvoir nous élever au niveau des jugements plus réfléchis et des principes qui les guident, et nous désirons acquérir par là la capacité d'influencer et de maîtriser dans une certaine mesure les raisons plus immédiates de nos actions, puisque, par ce mouvement réflexif, nous devenons capables d'approuver ou de désapprouver ce qui constituait auparavant les raisons ultimes de nos jugements. Ainsi, par rapport aux valeurs, telles qu'elles nous apparaissent et dirigent nos raisonnements pratiques intentionnels, nous parvenons à nous dégager de leur emprise immédiate pour parvenir à les évaluer elles-mêmes. Et par là, nous contribuons à les transformer, une valeur désavouée par exemple, n'étant plus une valeur, si bien qu'en évaluant les valeurs nous les transformons réellement. Les partisans des valeurs éternelles ne nieront sans doute pas ce processus, mais ils prétendront qu'il vient du fait que par le mouvement de la réflexion, nous progressons vers la découverte des véritables valeurs immuables, à partir desquelles nous dévaluons les fausses et transitoires. Mais il est loin d'être certain que ce mouvement nous emporte vers de telles valeurs absolues dont la saisie mettrait fin au processus de découverte. Pour le savoir, il faut entrer dans l'expérience et examiner dans les faits comment les valeurs se transforment et se laissent transformer par nous.

La transformation des valeurs est un thème intéressant en lui-même, susceptible d'être abordé sous divers angles et de diverses manières. Nos traditions académiques nous poussent à envisager aussitôt ce genre de questions d'un point de vue objectif, ou du moins du point de vue le plus objectif possible. Plusieurs disciplines se présentent immédiatement pour une telle étude. S'il s'agit des modifications des valeurs telles qu'elles ont eu lieu effectivement à travers l'histoire des hommes, des peuples et des civilisations, c'est l'histoire. S'il s'agit de la fonction de ce genre de transformations dans la société en général et dans la nôtre en particulier, des principes selon lesquels elles ont lieu, de leurs diverses espèces en rapport avec les stratifications sociales, et ainsi de suite, c'est la sociologie ou l'anthropologie. S'il s'agit de la manière dont en général les valeurs se transforment dans la vie individuelle, des effets de ces changements sur les conduites, de leurs causes, c'est la psychologie. Bref, le champ des études objectives de ce phénomène est quadrillé par un ensemble de disciplines reconnues, parmi lesquelles on ne songerait pas à citer la philosophie comme telle, à moins de la confondre avec quelque spécialité de ces disciplines (comme l'histoire des idées) qu'on situe généralement dans le domaine large des recherches pratiquées dans les milieux académiques sous le titre de philosophie, quoiqu'elles appartiennent en fait généralement à une branche historique. Ces disciplines objectives peuvent certes nous apprendre une multitude de choses dignes d'attention sur notre sujet, mais leur objectif est décalé par rapport au nôtre. L'approche objective, dans la mesure où elle est rigoureuse, vise seulement à comprendre le phénomène comme tel. Or quelle que soit l'importance réelle pour nous de la connaissance du phénomène de la transformation des valeurs tel qu'il se présente sous ses divers aspects, individuels, sociaux et culturels, un pur savoir objectif ne permet pas de répondre à nos propres questions, sinon sur certains points d'une manière extrêmement générale. En effet, il nous importe de savoir qu'il y a bien une transformation des valeurs et d'avoir une idée des sphères de notre vie qui sont touchées par cette transformation. Il est intéressant également de savoir comment ce changement des valeurs a lieu, dans quelles circonstances il se produit, et si certaines circonstances l'empêchent. Mais, pour entrer dans le détail concret de ces questions et les amener à une solution assurée, il faut une enquête sans doute infinie. Lorsqu'on se donne pour but la science du phénomène comme tel, cette impossibilité de parvenir à une connaissance certaine dans un délai raisonnable ne constitue pas une objection. Il n'est pas absurde de contribuer, même avec passion, au progrès d'une science dont jamais nous ne connaîtrons, individuellement et probablement même collectivement, les ultimes conclusions, pas plus qu'il n'est déraisonnable de travailler à un quelconque progrès humain destiné à se poursuivre bien au-delà de notre propre vie. En revanche, la transformation des valeurs nous présente aussi une autre face que celle d'un phénomène susceptible d'une enquête objective. Car il ne nous suffit pas de savoir qu'il y a une transformation des valeurs et de connaître la façon dont elle se produit. Si cette transformation peut être intentionnelle à quelque degré, il s'agit également de savoir comment nous pouvons contribuer à l'effectuer et quelle signification cette capacité peut avoir pour nous. Or il ne s'agit plus ici d'une question d'ordre simplement objectif, donc susceptible d'une solution et d'une méthode de résolution valable pour n'importe qui en principe, indépendamment de ses dispositions subjectives, mais il est question au contraire de nos possibilités concrètes d'action dans ce domaine. Celles-ci n'ont de sens que par rapport à l'intérêt que nous pouvons y trouver, et se réfèrent donc à une instance foncièrement subjective, c'est-à-dire dépendante de la structure de nos motivations et de nos propres valeurs. Dans cette perspective, c'est le désir même d'agir sur les valeurs et de les modifier qui nous pousse à chercher dans quelle mesure et de quelle façon leur transformation est possible et souhaitable, et non pas un désir de connaissance objective valorisée à un certain point pour elle-même. Aussi, contrairement à la science objective, l'approche philosophique suppose une réflexion qu'on peut qualifier de subjective, en ce sens qu'elle met explicitement en jeu notre propre désir dans le processus même de connaissance. En effet, nous ne cherchons pas à savoir seulement quelle action des hommes, au niveau individuel ou collectif, est impliquée dans la transformation des valeurs. Une enquête objective pourrait en principe nous l'apprendre. Mais il s'agit d'évaluer la manière dont la philosophie elle-même peut contribuer à cette transformation. Alors que la méthode objective exige la plus grande distinction possible entre le sujet et l'objet, entre la théorie et l'application, au contraire la réflexion philosophique exige également leur fusion. Car il ne suffit plus d'aboutir à un savoir sur l'action lorsque cette action est celle-même qui est impliquée aussi dans la démarche de connaissance portant sur elle. C'est en effet l'action même de la philosophie qui est en cause, lorsqu'il s'agit d'évaluer les valeurs, et non seulement de les étudier.

Ce retour réflexif intime est propre à la philosophie dans la mesure où celle-ci se distingue de la science et ne se laisse pas ramener à cette dernière. Il ne se produit pas dans une philosophie se concevant elle-même comme science, c'est-à-dire comme l'une des branches particulières de la science vouée à élaborer des théories afin d'expliquer quelque objet spécifique ou abordé sous un angle spécifique, selon des méthodes spéciales à leur tour, d'ordre théorique. Rien n'interdit d'étudier les valeurs et leurs transformations dans une telle perspective, pourvu qu'on se garde de les évaluer, sinon comme purs objets de connaissance. Quand la philosophie se conçoit comme étant de l'ordre de la sagesse en revanche, comme une connaissance foncièrement pratique, toute chose devient l'objet d'une évaluation de sa part, y compris les valeurs elles-mêmes, avec toutes leurs aventures. Cette évaluation renferme naturellement un paradoxe, qu'on peut désirer éviter comme une contradiction fatale en l'évacuant du domaine de la connaissance rationnelle. En effet, pour évaluer ne faut-il pas se référer à des valeurs aptes à guider l'évaluation ? Or ne tombe-t-on pas de ce fait dans une régression à l'infini ? Car pour évaluer certaines valeurs, il faudra en supposer d'autres ; et pour évaluer ces dernières, il faudra en supposer d'autres encore, et ainsi de suite. Mais dans ces conditions ne vaut-il pas mieux éviter dès le départ d'entrer dans le processus et renoncer tout à fait à évaluer les valeurs ? Ce renoncement n'entraîne pas, nous l'avons vu, l'abandon de l'ambition de les connaître, puisqu'on peut le faire sans prétendre les évaluer. Mais, en s'en tenant à une telle connaissance objective, on revient justement à la science, et on abandonne par contre l'implication éthique ou morale caractéristique de la philosophie dans sa prétention à la sagesse. Pour se placer dans cette dernière perspective, il faut donc affronter le paradoxe de l'évaluation des valeurs, grâce à laquelle il devient possible d'envisager activement la question de leur transformation. L'une des solutions les plus faciles de ce paradoxe consisterait à classer les valeurs en deux catégories de natures différentes, en séparant les valeurs fondamentales et éternelles des autres, dérivées, superficielles, circonstancielles et variables. En limitant alors la transformation à ces dernières, il resterait possible de fonder leur évaluation sur les premières, immuables, et d'éviter ainsi la régression à l'infini, puisque les valeurs fondamentales se verraient soustraites à toute critique ou évaluation. Ce serait la façon de rapporter le plus possible la démarche d'évaluation des valeurs à une méthode de caractère scientifique. L'inconvénient de cette méthode est pourtant que l'établissement des valeurs fondamentales exige déjà une forme d'évaluation. Car il faut décider d'un critère pour les reconnaître, et il faut définir ce critère en fonction de ce qu'il devra permettre de distinguer. Autrement dit, il faudra commencer par mesurer le critère aux valeurs fondamentales pour s'assurer que c'est bien elles qu'il sélectionne. Bref, pour exempter certaines valeurs de l'évaluation, il aura fallu commencer par les y soumettre. Notre paradoxe ne semble donc pas pouvoir être éliminé par ce genre de tentative de réduction théorique. Mais plutôt que de chercher à le liquider simplement, ne serait-il pas plus intéressant d'en faire une occasion de réflexion sur la nature du rapport intime entre la philosophie et la pratique ? Il se peut en effet que ce paradoxe ne représente une contradiction destructrice que pour la pure théorie ou science, ainsi que pour la philosophie qui se conçoit entièrement à leur image. Il y a en effet une philosophie théorique qui s'acharne sur les paradoxes pour les résoudre logiquement ou les proscrire, de manière à ce que la théorie puisse se développer dans sa cohérence propre sans buter sur leur obstacle et se rompre. En revanche, lorsque la philosophie ne se sépare pas de la pratique, mais part d'elle pour chercher à la comprendre, sans tenter d'en sortir pour l'observer à distance, elle ne peut s'accommoder de l'abandon sur ses marges (ou en son cœur, en réalité) de lieux d'exil pour les paradoxes liés à la connaissance pratique. C'est dire aussi qu'elle ne peut refuser ni de voir les contradictions dans lesquelles ces paradoxes embrouillent une certaine logique ni d'entrer dans l'extrême tension apparemment inhérente à la compréhension rationnelle, critique, de la pratique par elle-même. Nous pouvons donc tenter de traiter le paradoxe d'une connaissance évaluative des valeurs elles-mêmes comme un révélateur de la nature de l'entreprise philosophique lorsque celle-ci n'exclut pas sa dimension de sagesse.

Position du problème

L'idée de transformer les valeurs ne va pas de soi, bien au contraire. Depuis toujours, depuis les temps les plus anciens auxquels notre expérience remonte, nous avons appris ce que valent les choses aussi bien et mieux que ce qu'elles sont. Dès l'enfance, on nous a appris à reconnaître les choses en premier lieu pour ce qu'elles valent. Telle nourriture est bonne, tel geste est blâmable, tels mots sont bien à leur place dans telle situation, et non dans telle autre. Qu'avons-nous connu des choses, sinon d'abord les caractéristiques liées à leur valeur, en vue de les reconnaître en fonction de leur valeur et de les situer le plus précisément possible dans des échelles de valeurs ? A vrai dire, la distinction même entre ce que sont les choses et ce qu'elles valent ne nous est pas naturelle. Spontanément, nous ne distinguons pas entre les deux, sinon peut-être dans la mesure où les caractéristiques sensibles représentent ce qui nous apparaît immédiatement des choses, tandis que leur valeur signifie ce qu'elles sont réellement, plus profondément, sous leurs apparences. Le lion semble un grand chat jusqu'à ce que nous ayons été avertis qu'il est en réalité un fauve cruel et dangereux, dont il faut se protéger. Quels sont les amis, les ennemis, les bonnes nourritures, les poisons, les comportements louables ou blâmables, les choses utiles ou nuisibles, utiles à ceci, nuisibles en cela, n'est-ce pas ce que nous apprenons d'abord, et presque exclusivement ? Aussi, changer la valeur d'une chose, c'est lui reconnaître une autre nature, c'est avouer qu'on s'était jusque là trompé sur sa vraie nature. Car le changement d'idée qui vient du progrès de la connaissance ne signifie pas du tout que le monde connu se soit modifié corrélativement, mais au contraire que notre science nous représente mieux sa nature inchangée. N'en va-t-il pas ainsi du changement apparent des valeurs lié à ce progrès de la connaissance, et ne signifie-t-il pas à son tour seulement la plus grande adéquation entre la vraie valeur des choses et celle que nous leur attribuons ? Autrement dit, il n'y aurait jamais de transformation réelle des valeurs comme telles, mais seulement une transformation subjective de nos représentations des valeurs réelles.

C'est relativement tard dans l'histoire, tant dans celle de l'individu que dans celle de l'humanité et des sociétés, qu'apparaît la tentative de dissocier entièrement les valeurs des choses. Elle correspond à l'effort pour penser objectivement, c'est-à-dire justement ici pour distinguer l'objet des valeurs qu'on peut lui attribuer. La science moderne représente certainement l'entreprise la plus vigoureuse et la plus systématique pour aller en ce sens et étudier objectivement l'ensemble de la nature. Et son effet voulu (et déploré par certains) est justement la dévaluation entière de la nature, c'est-à-dire l'élimination de toute valeur, comme cela est éminemment caractéristique de la conception mécaniste. Il ne s'ensuit pas que la nature soit vue comme dévaluée à tous égards, évidemment. Simplement les valeurs n'en font plus partie, mais sont perçues comme attribuées aux choses par les hommes ; bref, elles sont reconnues comme subjectives (ce qui ne signifie pas d'ailleurs qu'elles doivent être arbitraires). Quelle que soit la source des valeurs dans le sujet pensant et sentant, celles-ci apparaissent maintenant comme distinctes des choses et comme rapportées à elles de l'extérieur, au lieu de faire directement partie d'elles comme nous sommes originairement portés à le croire. La vision économique va également dans ce sens jusqu'à un certain point, en distinguant la chose matérielle et sa valeur en fonction des diverses situations du marché. C'est ce dernier en effet qui devient le principe organisateur de l'attribution des valeurs, pour la représentation desquelles on a instauré l'argent, un moyen particulier, séparé des choses valorisées, dont la fonction est de signifier et de porter la valeur économique, en lui donnant ainsi non seulement une représentation, mais aussi une certaine existence à part des marchandises. La valeur des choses sur le marché fluctuant en fonction de l'offre et de la demande, elle apparaît comme liée aux actes d'évaluation des acteurs économiques plutôt qu'aux choses elles-mêmes.

Dans cette perspective de la séparation entre d'un côté un monde objectif et de l'autre un monde subjectif dans lequel se détermine la valeur des objets du premier, l'idée d'une variation des valeurs, et donc de leur modification ou de leur transformation, devient naturelle. La fluctuation des prix, marques de la valeur économique, et la possibilité de l'influencer — notamment, de la manière la plus évidente, dans le marchandage — nous habituent à distinguer la valeur des choses auxquelles elle s'attribue, et à nous faire sentir le rôle que nous jouons dans sa définition, ainsi que son ancrage subjectif. De même, la sorte d'ascèse que doit pratiquer le scientifique pour mettre entre parenthèses ses sentiments et les valeurs qu'il attribue à ses objets d'étude, afin de les aborder dans la pureté objective exigée par les méthodes scientifiques, le rend fortement conscient de la liaison de la valeur aux aspects subjectifs de son expérience, et de sa dépendance de notre volonté, puisque, dans l'activité scientifique, il peut par l'exercice interrompre, même totalement dans l'idéal, la valorisation des choses.

La conclusion que beaucoup tirent de cette constatation du caractère subjectif des valeurs, c'est qu'elles sont également tout à fait arbitraires. Car si rien dans les choses ne nous oblige à leur reconnaître une quelconque valeur, ne sommes-nous pas libres de leur attribuer celle que nous voulons ? N'est-ce pas cela que signifie son caractère subjectif, à savoir qu'elle dépend entièrement de nous, de notre bon plaisir ? On peut dire en effet que, les valeurs étant relatives à nous, elles ne sont plus absolues, mais entièrement relatives, justement. Aucune valeur, à aucun moment, n'est nécessaire, au sens où elle découlerait de la nature de ce dont elle serait la propriété. Par rapport à la chose évaluée, chaque valeur peut céder la place à d'autres, différentes, voire contraires, selon le point de vue pris sur elle. Cette conception est nommée relativisme particulièrement par ceux qui la condamnent, estimant que l'absence de référence absolue dans le monde des valeurs conduit au chaos dans l'ordre moral et culturel, puisque tout y devient moralement possible, plus ou moins indifféremment. Si Dieu est mort, c'est-à-dire si le principe absolu des valeurs a disparu, alors tout est permis, affirme le critique du relativisme, chacun n'ayant plus que son propre sentiment comme critère ultime d'évaluation. Et dans ce cas, la mort de Dieu n'est pas uniquement la disparition de la croyance en un principe transcendant, auquel on pourrait substituer la référence à un autre, plus immanent, comme la nature, puisque cette dernière, objectivée par la science et par l'activité économique, a également perdu sa capacité de constituer les valeurs. L'homme reste dès lors dans ce domaine seul auteur et seul responsable. On a pu exalter cette responsabilité (face à un monde jugé absurde), ou s'en effrayer et s'efforcer de la nier par crainte de ses prétendus effets catastrophiques (la totale anarchie).

Toute l'agitation, tout l'émoi autour du relativisme ainsi compris est tout à fait vain. Car il ne vient que d'une manière très abstraite et en soi illusoire de comprendre l'opposition entre l'objectivité et la subjectivité, entre les choses et leurs valeurs, venant de ce qu'on imagine que les termes abstraits renvoient à des réalités correspondantes et pour ainsi dire atomiques, autonomes et séparées les unes des autres. Or le couple formé par le sujet et l'objet n'existe justement que comme couple. Il n'y a pas de sujet séparé, qui ne soit objet à aucun titre et ne se rapporte pas à un objet, de même qu'il n'existe pas d'objet qui ne se réfère pas à un sujet, et qui ne comporte pas d'une certaine façon celui-ci. Le processus d'objectivation, tel qu'il a lieu dans la science par exemple, reste un processus, qui n'aboutit jamais à isoler définitivement l'objet du sujet. Il consiste à former un objet dégagé dans la plus large mesure possible de certains aspects de l'expérience qu'on renvoie à son côté subjectif. Ainsi, une série de sentiments concernant l'objet sont mis entre parenthèses comme non pertinents pour son étude. Par là, ils ne sont pas abolis, ils sont en partie atténués, et en partie laissés hors de considération. D'autres sentiments par contre restent essentiels, quoiqu'ils puissent comme tels être considérés comme subjectifs. La curiosité par exemple, qui est le ressort de la science, ne peut pas être exclue, même si elle n'est pas prise pour objet comme telle. L'intérêt pour certains aspects du monde reste déterminant, notamment celui qui porte sur le désir de maîtriser des rapports constants entre les choses, et qui contribue à définir justement l'objectivité. De même, toute valeur n'est pas retirée aux objets de la science, ne serait-ce que parce qu'ils doivent être évalués comme intéressants, intéressants dans la perspective de la curiosité scientifique, scientifiquement importants ou non (pour chaque discipline, chaque problème), alors même que leur intérêt pour d'autres désirs n'est pas pris en compte en principe. Loin donc que le monde objectif des sciences perde toute valeur, comme on l'imagine à tort, il conserve et acquiert même une très grande valeur, mais d'une certaine sorte, celle qui correspond à l'intérêt scientifique. Toute la science, qui fait abstraction de la valeur habituelle des choses, ne les dépouille donc pas de toute valeur, mais les dégage de certaines valeurs pour les soumettre mieux à d'autres. Et c'est uniquement celui qui ne partage pas, ou pas suffisamment ces dernières, qui ressent le processus d'objectivation comme une pure dévaluation. Le savant passionné par sa science lui attribue au contraire la plus grande valeur, et non par rapport à autre chose, mais comme science d'abord, ce pourquoi il est parfois prêt à y sacrifier tous les autres aspects de sa vie, ou si l'on veut, toutes les autres valeurs. Et comment le monde de la science n'aurait-il pas de valeur, étant le corrélat de la science elle-même !

On aboutit à la même conclusion en examinant la valeur telle qu'elle se détermine dans la vie économique, sur le marché, cet autre lieu où le monde subit une certaine objectivation, les valeurs n'étant plus des propriétés des choses là non plus, mais leur étant attribuées par le jeu des processus économiques, comme nous l'avons déjà remarqué. On distingue traditionnellement en économie deux formes de la valeur, la valeur d'usage et la valeur marchande. La première représente ce que vaut une chose pour l'individu qui désire l'utiliser. Elle semble en quelque sorte purement subjective, chacun évaluant les choses en fonction de l'usage auquel il les destine, de sorte que la chose en elle-même ne vaut rien tant qu'elle n'a pas été vouée à tel ou tel usage par quelqu'un, en partie indépendamment de son rapport au marché. Quant à la valeur d'échange, elle est fixée par le jeu de l'offre et de la demande, et elle a sa définition précise dans le prix qui résulte de ce rapport. Combien les vendeurs sur le marché réclament-ils pour ce qu'ils offrent, et combien sont-ils à offrir la même catégorie de choses, d'un côté ; et combien les acheteurs possibles sont-ils prêts à payer pour une même sorte de marchandises, et combien sont-ils en concurrence pour les acheter, de l'autre côté ? Cette proportion relativement complexe, fixe la valeur marchande ou le prix des choses. Ici encore, apparemment, elles ne valent rien en elles-mêmes et se voient attribuer leur prix par ce jeu de l'offre et de la demande. On peut donc avoir l'impression qu'à mesure que les choses sont considérées comme des marchandises, et qu'elles entrent dans les échanges marchands, qui fixent leur prix de l'extérieur, elles sont d'abord comme dépouillées de toute valeur, au point qu'on pourrait dire, semble-t-il, que ce qui a un prix ne vaut rien en soi. S'il s'agit de signifier par là que la valeur marchande est entièrement relative et qu'elle varie en fonction d'autre chose, et notamment de sa place dans le système du marché, c'est-à-dire en fonction de la proportion compliquée de l'offre et de la demande qui le constitue, rien n'est plus évident. Si l'on veut dire en revanche que la marchandise a par elle-même une valeur nulle, alors bien sûr rien n'est plus faux. Car le marché ne crée pas de rien la valeur des marchandises, même s'il donne parfois une valeur à quelque chose qui ne valait rien hors de lui, parce qu'il s'agit par exemple d'une chose qui ne sert qu'aux échanges, comme l'argent déjà. Mais cette création de valeur elle-même, comme toute détermination des prix, se fonde sur des valeurs préexistantes, celles justement qu'on nomme valeurs d'usage. Si rien parmi ce qui est offert sur le marché ne servait à rien, personne n'en ferait la demande, et les prix tomberaient à zéro. Ce fait que le prix des marchandises trouve son fondement dans la valeur d'usage ne signifie pas pourtant que celle-ci ne soit pas modifiée par la vie économique, et chacun sait bien au contraire qu'il peut lui arriver de trouver à des prix dérisoires ce qui lui sert beaucoup, ou de vendre cher ce qui ne lui sert pas. Quant à la valeur d'usage, est-elle purement arbitraire ? Évidemment non, puisqu'il y a des biens dont nous ne pouvons guère nous passer, comme la nourriture, et qui ont donc une grande valeur d'usage, que nous le voulions ou non, si du moins nous voulons vivre. Ces choses ont donc une valeur qui ne dépend pas de notre seul décret, de notre pur libre arbitre, mais des nécessités de notre nature, c'est-à-dire des rapports entre notre nature et celle des choses qui nous entourent. Toute la vie économique suppose ce lien des valeurs aux structures objectives de son propre monde.

Par rapport à notre attitude spontanée, consistant à imaginer les valeurs comme des propriétés des choses elles-mêmes, de telle façon que celles-ci se hiérarchisent naturellement et ont une importance qui leur est propre et se trouve liée à leur essence, la considération plus objective du monde, dans laquelle, autant que possible, nous tentons d'envisager la chose indépendamment de ce qu'elle est pour nous, et telle qu'elle existe dans son propre milieu naturel, fait apparaître le caractère relatif des valeurs, plutôt qu'elle ne fait disparaître ces dernières. Autrement dit, les valeurs, qui ne semblaient relatives qu'aux choses auxquelles elles étaient attribuées, se présentent comme essentiellement relatives aux sujets qui les leur attribuent. Or leur dépendance du sujet ne signifie pas qu'elles n'auraient plus aucune raison dans les choses évaluées, mais qu'elles n'en ont pas dans ces choses seules, indépendamment de ce par rapport à quoi, ou pour quoi, elles sont évaluées. La nourriture est bonne, mais seulement pour l'animal qui s'en nourrit. Et telle nourriture, bonne pour l'un, est mauvaise pour l'autre, qu'elle empoisonne. Mais la raison pour laquelle un aliment nourrit l'un et empoisonne l'autre n'est pas seulement dans les deux espèces d'animaux en fonction desquelles on l'évalue, mais également dans sa structure propre. Bref, elle est dans la relation des deux. Et c'est parce qu'elle n'est pas réellement pensable en dehors de cette relation qu'elle est foncièrement relative. C'est pourquoi aussi les valeurs varient non seulement entre les différentes choses évaluées, mais également en fonction des êtres pour lesquels elles valent ou non. L'herbe est très bonne pour la vache, moins pour le chien. A supposer que l'herbe et la vache restent dans un certain rapport constant, la valeur de l'une pour l'autre, quoique entièrement relative, demeurera constante aussi, et l'on pourra ajouter qu'elle le demeurera nécessairement. Autrement dit, la relativité ne signifie pas du tout ici un caractère arbitraire ou fortuit, mais uniquement que ce qui est relatif doit être compris en fonction d'une relation, que celle-ci soit variable ou invariable. Si l'un des termes de la relation change, alors la relation se modifie également. Ainsi, le lait qui est bon pour le veau, ne l'est plus pareillement pour la vache. Et de même d'ailleurs, si ce lait est altéré, il ne sera peut-être plus bon non plus pour le veau. Ainsi, considérant l'homme, si ses valeurs, étant relatives, sont également variables, c'est dans la mesure où lui-même et sa situation changent, dans son histoire individuelle comme dans l'histoire collective, indépendamment de tout arbitraire supposé. Et ces valeurs qui varient ne valent pas moins que celles qui ne varieraient pas.

*

Pour des animaux, on acceptera sans doute de concevoir que la valeur des choses soit essentiellement relative sans que cette relativité implique pourtant un quelconque caractère arbitraire ou fortuit. Mais en va-t-il de même lorsqu'il s'agit des hommes ? Car les hommes n'ont-ils pas une caractéristique qui les distingue de tous les autres animaux, celle d'être libres ? Et de ce fait, ne peuvent-ils attribuer arbitrairement leur valeur aux choses, si celles-ci n'en sont pas des propriétés nécessaires ? D'ailleurs, sans cette liberté, la question de la transformation des valeurs aurait-elle un sens ?

Admettons que les hommes soient effectivement libres. S'ensuit-il que leurs décisions et évaluations puissent pour autant être purement arbitraires ?

L'interprétation la plus extrême de la liberté attribue aux hommes ce qu'on appelle le libre arbitre, c'est-à-dire l'absolue liberté qu'aurait leur volonté de se déterminer sans cause étrangère à elle-même. Selon cette définition, si l'adhésion à des valeurs est volontaire, elle est également entièrement libre ou arbitraire, et elle ne peut être expliquée par rien d'autre que la volonté de l'adhérent. Supposons que non seulement l'adhésion, mais également la définition des valeurs relève de notre volonté. Il s'ensuivrait que ce serait d'une manière totalement arbitraire que les valeurs seraient posées par les individus, sans aucune autre raison que cette volonté même de les définir à leur guise. Il y aurait alors une création perpétuelle de valeurs, dont la variété ne serait bornée que par les limites de l'imagination de chacun. Dans chaque vie humaine, dans chaque société humaine, les valeurs surgiraient de tout côté, spontanément, c'est-à-dire selon la spontanéité de la volonté de chacun. Ce serait le chaos le plus parfait dans ce domaine, et nous n'avons jamais constaté une telle chose en aucun lieu et à aucun moment de l'histoire. Une telle liberté totale de se poser, de s'inventer des valeurs à son gré est donc une pure chimère. Ce que l'on observe, c'est une variété de valeurs, mais non pas distribuées au hasard. Au contraire, d'un côté de la rivière, c'est l'une qui vaut, et de l'autre, c'est l'autre. Il y a donc une uniformité importante dans chaque société concernant certaines valeurs, même si d'autres varient davantage selon les goûts individuels. Or d'où vient cette relative uniformité à l'intérieur d'une société déterminée, sinon de l'éducation ? Selon qu'on vous a ou non inculqué telles valeurs, vous tendez à y adhérer ou non. Ceci montre que non seulement l'invention des valeurs n'est pas libre, mais que l'adhésion à celles qui sont présentes dans notre monde ne l'est pas non plus, pas du moins dans le sens d'une adhésion spontanée de la volonté sans autre motif que cette volonté. C'est ce que nous apprend l'observation des faits. Prétendrez-vous que pour les questions touchant la liberté, les faits ne prouvent rien, parce qu'elle est un phénomène tout intérieur ? Alors interrogeons l'expérience intérieure. Pouvez-vous, par le seul décret de votre volonté, adhérer à telle valeur plutôt qu'à telle autre ? Par exemple, vous êtes librement démocrate. Pouvez-vous décider, maintenant, d'être plutôt monarchiste (ou l'inverse) ? Essayez donc, et vous verrez que vous n'y parvenez pas. La valeur que vous voulez abandonner en faveur d'une autre, contraire, résiste. Est-ce qu'il faut du temps entre le décret et son application ? Suffirait-il que vous persistiez pour vouloir pleinement être monarchiste ? Il faudrait donc, si votre volonté a quelque inertie, demandant à être vaincue, que vous puissiez au moins vouloir vouloir devenir monarchiste. Est-ce cela que vous remarquez, à savoir que vous en êtes encore à cette étape et que vous voulez vouloir devenir monarchiste, quoiqu'il vous faille un peu de temps pour le vouloir simplement ? Sûrement pas, car vous pouvez bien imaginer le vouloir, ou dire que vous le voulez, mais non pas le vouloir vraiment, ce qui vous serait possible si vous aviez ce parfait libre arbitre dont nous avons fait l'hypothèse. Ou répondrez-vous que si vous ne pouvez pas le vouloir, c'est justement parce que vous ne le voulez pas, puisque ce que vous voulez, c'est être démocrate ? Mais si vous étiez totalement libre au sens que nous envisageons, ne serait-il pas étonnant que vous vouliez justement, et cela au point de ne plus pouvoir vouloir autre chose, ce que votre éducation vous a appris à vouloir ? Ou sinon, si votre éducation n'est pas en cause, mais votre propre réflexion, n'est-il pas étonnant que ce soit par des arguments, des luttes intérieures, que vous ayez fini par partager cette valeur avec d'autres, voire que vous vous soyez dégagé de ce que pensait votre entourage ? Non, qu'on observe les autres, ou qu'on s'observe soi-même, il est évident que nous n'avons pas ce libre arbitre que nous nous attribuons lorsque nous ne pensons pas suffisamment à ce que cela signifie.

Alors, quel sens donner à la liberté de l'homme, censée le distinguer radicalement des animaux et lui permettre de se fixer arbitrairement ses valeurs ? Les animaux sont réputés dépourvus de culture et d'histoire. Les membres d'une espèce sont partout et toujours les mêmes, et ils se comportent de la même manière, entièrement déterminés par leur nature commune, à l'exception de petites singularités individuelles superficielles. Cette vision du monde animal, grossièrement plausible s'il s'agit de le comprendre par opposition à celui de l'homme, est cependant fausse à la rigueur, plusieurs espèces animales présentant une certaine variété de traditions. Il demeure vrai toutefois que l'importance de l'histoire et de la culture est beaucoup plus grande chez l'homme que chez les autres animaux. Or c'est justement cette capacité de contribuer à sa propre détermination qui caractérise ce qu'on nomme liberté chez l'homme et qu'on ne trouve qu'à un degré très inférieur chez certains autres animaux. Et la culture implique cette liberté parce qu'elle est l'art par lequel l'homme se cultive lui-même, un peu à la façon dont il cultive les plantes (et dont il élève aussi, dresse et « cultive », en quelque sorte, les animaux domestiques). Ce qui est cultivé ne se développe plus comme à l'état sauvage, qui désigne justement l'état antérieur à la culture. Les plantes poussent dans un ordre déterminé par les plans des humains, plutôt que selon leur mode de prolifération spontané, et elles se mettent également à se modifier, à changer de nature, plus ou moins profondément, au point que les espèces cultivées se mettent à différer des espèces sauvages dont elles proviennent, de même que les animaux domestiques en viennent à constituer des races à part, par rapport à leurs ancêtres sauvages. De la même manière, l'homme cultivé — et peut-être l'est-il presque toujours à quelque degré — acquiert une nouvelle façon d'être, dépendant d'une action plus ou moins concertée qu'il exerce sur lui-même. Cela conduit à une différenciation entre les mœurs des hommes, que ce soient celles des sociétés ou des individus à l'intérieur des diverses sociétés. Car cette action, les hommes l'exercent sur les autres qui vivent avec eux, comme ils l'exercent aussi, à divers degrés, sur eux-mêmes. En tant qu'elle se retourne sur son propre auteur (au niveau du groupe ou de l'individu), on peut la dire spontanée, son effet ne découlant pas d'une cause étrangère, mais de celui même qui le subit, et partant il est juste de la nommer libre. Mais la liberté de l'être qui se cultive lui-même n'implique pas l'idée chimérique du libre arbitre, selon laquelle il se déterminerait entièrement lui-même, sans aucune cause. Elle signifie seulement que certaines modifications de l'être libre ont leur source en lui-même, non pas certes la source ultime, parce qu'il ne s'agit pas d'une création à partir de rien, mais la cause prochaine. Ce qui veut dire simplement qu'une partie de son développement découle de ce qu'il est, de ses propres états, d'où que proviennent ceux-ci. C'est donc d'une liberté toute relative qu'il s'agit. On pourra l'attribuer en ce sens à toute sorte de développements biologiques, où les états ultérieurs d'un organisme proviennent de ses propres états antérieurs, et sont spontanés en ce sens, même si ce développement suit des lois tout à fait déterminées. Ne dira-t-on pas en ce sens qu'une plante poussant sans entraves, selon sa propre tendance vitale, se déploie librement ?

Pourtant, dans le cas du développement spontané d'un organisme ou d'un système quelconque, on ne parlera pas de culture. Il intervient donc dans cette dernière un aspect supplémentaire. Si l'on compare l'homme à la plante (qui nous a donné l'exemple d'un développement spontané), la différence apparaît facilement. Alors que cette spontanéité avec laquelle la plante pousse n'est pas volontaire, la culture par laquelle l'homme se forme lui-même l'est, du moins en partie. Voici donc réapparaître cette volonté dont les partisans du libre arbitre faisaient l'origine absolue de tout acte véritablement libre. Il n'est toutefois pas question de revenir à leur erreur. Car il se peut que la volonté soit indispensable dans cette sorte de liberté qui définit la culture, sans pour autant qu'il soit nécessaire ni de nier que cette volonté ait d'autres causes dont elle suit, ni d'affirmer qu'elle soit la cause entière ou unique de la formation de l'homme par soi caractéristique de la culture. Objectera-t-on que cette liberté ne serait que relative et non absolue, si bien qu'elle ne serait pas la véritable liberté ? Il est parfaitement juste en effet qu'il ne s'agit que d'une liberté relative. Quant à savoir si pour cette raison, elle n'est pas la véritable liberté, cela dépend de ce qu'on veut dire par là. Si l'on définit la liberté comme la pure spontanéité, la cause sans cause, il faut avouer que l'homme n'a pas cette forme de liberté, ni rien dans la nature, et que c'est donc bien la seule liberté relative qui peut lui être reconnue en réalité. Disons donc que cette liberté est la vraie, en tant qu'elle est celle qui peut réellement exister dans le monde, y compris dans le monde humain. Et plus encore, il serait possible de contester aussi que l'idéal d'une pure liberté, signifiant une cause sans cause, sans condition, puisse être véritable, en montrant comment il est chimérique ou contradictoire, n'étant pas même réellement pensable. Mais qu'importe ? Il nous suffit qu'elle ne soit pas réelle. Et d'ailleurs la liberté relative suffit ici pour l'explication de ce qui caractérise la culture par opposition à d'autres formes de développements spontanés, à savoir d'abord, comme nous l'avons vu, l'intervention de la volonté.

Mais cette caractérisation de la culture est-elle satisfaisante ? Elle permet bien de distinguer la spontanéité du développement humain par rapport à celle du développement végétal, par exemple. Mais il ne va pas de soi qu'elle suffise à la distinguer de celle du développement des autres animaux. En effet, si plusieurs animaux sont capables d'action volontaire, dirons-nous pour autant qu'ils soient capables de culture, c'est-à-dire aptes à se cultiver par eux-mêmes ?

Commençons par liquider rapidement l'objection un peu désuète selon laquelle les animaux n'ont ni âme, ni raison, ni volonté. Pour l'âme, tout dépend de la définition. S'il s'agit d'une entité surnaturelle, naturellement insaisissable, tenons-la pour n'étant donc rien dont on puisse nous montrer l'existence, à nous, êtres de la nature, et concluons que l'homme, cet être naturel qui nous intéresse et que nous connaissons par expérience, n'en est pas plus pourvu que les autres animaux. Si l'on entend par âme une forme de conscience, alors il nous faut l'attribuer au moins à plusieurs espèces animales, qui manifestent les signes de la conscience aussi bien que les autres hommes auxquels nous avons affaire. Ne les voyons-nous pas exprimer des émotions, comme nous ? Ils sentent donc. C'est-à-dire que nous avons les mêmes raisons de leur attribuer le sentiment qu'aux autres hommes, de sorte que si nous le leur refusons, il nous faut également le refuser à l'espèce humaine. Et le sentiment est une forme de la conscience. Plusieurs espèces animales ont donc une âme, comme la nôtre. Concernant la raison, nous voyons couramment des animaux familiers, tels que les chiens et les chats, faire des inférences, que nous estimons souvent justes parce qu'elles correspondent aux nôtres ; nous leur faisons des signes qu'ils comprennent, et ils se font comprendre de nous en nous en faisant à leur tour. Les savants débattent sur l'étendue de la faculté de raisonner de certains singes, d'oiseaux, de chiens, etc., et ils leur reconnaissent donc un certain degré de raison, au sens large du terme. Quant à la volonté, il est évident que ces animaux qui sentent et raisonnent, plus ou moins bien, agissent également en fonction de ce qu'ils perçoivent, sentent, devinent et infèrent, en manifestant une détermination du même type que celle que nous nommons volonté chez l'homme. Assurément, cette volonté n'est pas libre au sens du parfait libre arbitre, mais nous savons qu'elle ne l'est pas chez l'homme non plus, et ce n'est pas en ce sens que nous l'entendons ici. Bref, les animaux de plusieurs espèces agissent volontairement à l'instar de l'homme, et même ceux que des considérations doctrinales empêchent de leur attribuer la volonté savent bien dans la vie concrète que leur chien ou leur chat est capable de vouloir. Nous retrouvons donc intacte notre question de savoir s'il faut attribuer à plusieurs animaux une culture et la liberté correspondante, ou s'il convient de trouver d'autres caractéristiques de ce que nous nommons culture chez les hommes uniquement.

On trouve chez les animaux des phénomènes d'adaptation collective à de nouveaux milieux, et notamment aux milieux transformés par l'homme, comme dans les villes. Il en résulte dans diverses espèces des mœurs nouvelles que n'ont pas les individus restés dans leur milieu traditionnel. Davantage, sans ces contraintes extérieures, certaines traditions particulières se développent au sein d'une espèce, différenciant des groupes habitant des contrées différentes, comme c'est le cas du chant d'oiseaux tels que le rossignol, résultant de traditions formées peu à peu dans une région et transmises par une forme d'apprentissage. En un sens très large, nous pouvons voir là la présence de cultures, où une collectivité animale s'est cultivée elle-même, a formé ses propres mœurs sur certains points, et s'est donné des caractéristiques de comportement absents chez les membres de la même espèce qui n'ont pas été soumis à la formation particulière permettant de les acquérir. Non seulement il y a une transmission de mœurs particulières, mais une certaine invention de nouveaux comportements, puisque l'instinct de l'espèce n'a pas dicté à tous les individus la manière précise dont ils se comportent. Or c'est une variété de ce type dans les mœurs de diverses sociétés qui nous fait découvrir avec la plus grande évidence l'invention culturelle dont sont capables les hommes. Ici encore, la différence avec les autres animaux est considérable, mais elle semble se limiter avant tout à une différence de degré. Si cette observation est vraie, la culture joue un rôle beaucoup plus important dans la vie humaine que dans celle de toutes les autres espèces animales, et la liberté correspondante doit être beaucoup plus grande également. Mais rien ne permet de conclure pourtant qu'elle doive être d'une tout autre nature, et qu'en principe, elle doive signifier tout autre chose chez les hommes que chez les autres animaux, et impliquer notamment des facultés entièrement différentes.

On observe toutefois que chez l'homme la culture est plus étendue non seulement en ce que les différences de comportement sont bien plus grandes que chez les autres espèces animales, mais aussi en ce que la culture humaine s'étend à la plupart de nos comportements, alors que chez les autres animaux où des mœurs diverses semblent s'inventer, celles-ci ne concernent d'habitude que certains types d'action assez peu nombreux. Voilà une raison pour refuser d'appliquer à ces dernières le terme de culture en un sens fort. Car nous pouvons considérer qu'il n'y a vraiment de culture, à proprement parler, que lorsque c'est l'ensemble des aspects de la vie qui est impliqué, de manière directe ou indirecte, dans cette sorte de formation des mœurs par la société ou l'individu. Selon cette définition, une culture ne se borne pas à modifier un comportement ou l'autre, mais elle forme un ensemble de mœurs, en relation plus ou moins étroites entre elles, et c'est ce jeu plus complexe que nous appelons à proprement parler une culture. Il faut donc avouer qu'en ce sens, nous ne connaissons pas de culture véritable chez d'autres animaux que l'homme. Or la différence est de taille, puisque la vie des animaux se passe pour l'essentiel hors de la culture — et a lieu selon la nature, si l'on veut dire par là précisément sans culture —, alors que la vie presque entière des hommes se déroule, non pas hors de la nature, évidemment, mais bien dans la culture. En quelque sorte, pour l'homme, la culture est devenue son milieu normal.

Si nous adoptons ces distinctions et s'il se trouve que la culture soit liée à une transformation de valeurs, comme il le semble, celle-ci apparaît comme essentielle à l'homme, tandis qu'elle paraît seulement accidentelle chez les autres espèces animales où elle joue un rôle mineur.

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A vrai dire, serait-il justifié d'affirmer que les animaux qui modifient leurs mœurs dans certaines circonstances, transforment eux aussi leurs valeurs ? Nous n'avons pas jusqu'à présent distingué entre les valeurs des choses et les valeurs auxquelles nous nous référons à propos des comportements ou de la morale. Nous avons attribué un rapport aux valeurs à tous les êtres qui sont capables d'exprimer des préférences, de trouver certaines choses bonnes et d'autres mauvaises, de choisir et d'agir en conséquence. Pourtant, à la réflexion, nous hésitons à parler de valeurs à ce propos, sans que le sentiment de malaise qui nous retient ici ne s'explicite facilement. Car à première vue, les situations dans lesquelles nous parlons de valeurs, y compris dans l'ordre moral, ne sont-elles pas les mêmes que celles que nous envisageons dans diverses espèces animales ? Par exemple, nous admirons le courage de certains guerriers, et nous disons qu'il est chez eux une valeur importante. Mais ne remarquons-nous pas également le courage chez le lion, au point que nous faisons de cet animal l'un de ses symboles ? Et pourtant, nous hésiterions à dire que le courage est chez les lions une valeur capitale. On pourrait certes tenter de résoudre la question en disputant sur la signification exacte que prend le terme de courage appliqué au lion. Car pour nous, le courage a d'abord le sens qu'il a chez l'homme, et il se réfère à une expérience humaine dans son ensemble. Il est donc peu vraisemblable que le courage du lion soit le même que celui d'un homme, vu qu'il ne prend pas sa place et sa signification dans un même type de vie, de sentiment et de conception de la vie. Mais, une fois admis que le courage du lion diffère de celui de l'homme, ne pouvons-nous pas dire que le lion est courageux à sa façon ? Assurément. Mais y a-t-il dans cette façon quelque chose qui empêcherait le courage d'être une valeur pour le lion comme pour l'homme ? Parmi les différences dans ce que signifie le courage pour les deux espèces, il y en a une qui semble importante. Alors que l'homme peut se demander s'il veut être un homme courageux ou non, on imagine difficilement que la question se pose pour le lion. Et si celui-ci est le symbole du courage pour nous, c'est même parce que le courage paraît lui être tout à fait naturel. Le lion est courageux sans avoir besoin de vouloir l'être, non pas parce qu'il serait incapable de volonté, mais parce que sa volonté est déjà déterminée par le courage qui fait partie de son caractère naturel. En revanche, l'homme peut éventuellement décider de chercher à être courageux ou de ne pas chercher à l'être. Et il peut par exemple vouloir être courageux et échouer, se laisser envahir par la peur et agir lâchement au moment décisif. Cette contradiction entre ce qu'il voudrait être et ce qu'il est en fait pourra s'exprimer notamment par la honte. La différence essentielle se trouverait-elle ici, exactement, dans le fait que l'homme est capable d'avoir une image réfléchie de lui-même, qu'il pourra éprouver comme favorable ou non ? Mais ne nous semble-t-il pas que le lion qui abandonne le combat, exprime quelque chose d'analogue à notre honte ? Et si nous ne nous trompons pas en lui attribuant un sentiment de cette sorte, ne manifeste-t-il pas également une forme de conscience de lui-même et un déplaisir à l'image qu'il perçoit lorsqu'il se voit incapable de démontrer la force qu'il aimait s'attribuer ? En bien des situations des animaux divers expriment la conscience qu'ils ont d'eux-mêmes et le sentiment favorable ou défavorable qu'ils en éprouvent, l'exprimant dans des attitudes dans lesquelles nous lisons quelque chose de similaire à notre fierté ou à notre honte. Et dans une même espèce, nous voyons des individus plus sensibles à ces sentiments, tel chien qui ne semble pas se vexer aussi facilement que tel autre, de même race, face à un traitement qui lui déplaît tout autant, par exemple. Ne semble-t-il pas qu'il ait également, pour sa part, décidé de ne pas accorder de grande valeur au courage et à son honneur, si l'on peut dire ?

Pourtant, il semble bien que nous ayons découvert le point décisif en fonction duquel nous hésitons à attribuer aux autres animaux la capacité d'avoir des valeurs et une véritable culture. Même les différences individuelles de caractère entre deux chiens de même race par exemple ne nous semblent pas provenir d'une sorte de décision morale qu'ils auraient prise de se comporter d'une façon plutôt que de l'autre, mais au contraire d'une différence de caractère innée, ou éventuellement acquise par un dressage ou des circonstances qui le leur ont formé de l'extérieur, sans réflexion morale de leur part. Que nous ayons ou non raison à la rigueur dans cette façon de les juger, il semble bien que ce soit à partir de ce critère de la réflexion morale que nous leur refusions la possibilité de reconnaître des valeurs à proprement parler. Certes, le chien estime telle chose bonne ou non, et choisit en conséquence, et nous apporte par exemple la balle pour jouer, nous incitant à la lancer, parce qu'il aime courir après, l'attraper, la rapporter et feindre de la retenir quand nous voulons la saisir. Il aime ce jeu, il le sait, l'estime bon et veut le jouer. Jusque là, nous ne différons pas de lui dans nos évaluations et comportements. Mais, contrairement à lui, pour autant que nous sachions, nous sommes capables d'une réflexion, que nous qualifions de morale, où nous nous demandons si ce jeu est vraiment bon, c'est-à-dire si nous avons raison de l'aimer et de choisir d'y jouer. Ce qui s'ajoute ici, ce n'est pas simplement une délibération. Car le chien aussi peut délibérer, hésiter s'il veut jouer à la balle plutôt que de courir avec des congénères qu'il a aperçus, il peut s'arrêter en pesant le pour et le contre, et se décider pour l'action qui lui paraît préférable. Seulement, dans toute cette délibération, ses critères d'évaluation lui sont comme simplement donnés, et il ne songe pas à les remettre en cause. Or c'est par ce mouvement par lequel nous évaluons non seulement les attraits respectifs de certaines possibilités d'action, mais encore les critères de notre évaluation, que nous estimons nous placer dans une perspective proprement morale et nous référer non plus à des préférences simplement données, innées ou acquises sans réflexion, mais à des principes d'un ordre supérieur à partir desquels nous évaluons ces préférences elles-mêmes. C'est dans ce cas seulement que nous pensons nous référer à ce que nous appelons des valeurs au sens strict. Ainsi, le lion est bien courageux et agit en animal courageux, mais le guerrier, s'il n'est pas une brute, n'est pas simplement courageux, mais il veut l'être parce qu'il estime le courage lui-même, en tant que principe de l'action courageuse. En elle-même cette réflexion morale ne le rend pas plus courageux que le lion, mais elle le place dans une autre position par rapport à son courage et aux actions courageuses qui en découlent, un peu comme s'il évaluait ces dernières deux fois au lieu d'une seule ainsi que le lion, évaluant ses actions par rapport au courage, puis le courage lui-même dans sa réflexion morale. C'est alors seulement, le courage devenant un objet de sa pensée et de sa délibération, qu'il apparaît comme une valeur. Et quand nous attribuons au lion la valeur du courage, c'est par rapport à nous seulement, le lion n'évaluant pas le courage, ne le prenant pas pour objet, contrairement à nous qui observons le fauve et l'apprécions pour son courage parce que nous considérons justement le courage comme une valeur.

Si les valeurs impliquent cette évaluation réflexive, on comprend que les choses que nous trouvons bonnes ne soient pas encore pour autant conçues comme des valeurs au sens moral, au sens où ce n'est plus tant l'objet évalué qui a une valeur, mais celui qui évalue — la valeur n'étant plus le résultat de l'évaluation, attribué à la chose, mais le principe auquel elle se réfère dans le sujet. Si j'apprécie et recherche telle nourriture, j'hésiterai à la caractériser comme une valeur. Et même en économie, les choses reçoivent leur valeur d'un système à partir duquel elles ne sont pas tant juste évaluées, pour ainsi dire directement, mais en quelque sorte réévaluées dans une considération réflexive par comparaison avec d'autres marchandises selon des principes, en commençant ainsi par dépouiller en partie les choses de leur valeur immédiate afin de leur en attribuer une autre, similaire ou différente, mais d'un autre ordre. Cette réflexion de caractère moral modifie la perspective. Ainsi, ce ne sont pas vraiment les nourritures plaisantes au goût qui seront des valeurs, bien qu'elles soient réellement désirées et appréciées, mais la cuisine raffinée, qui les produit et définit mon rapport à elles ; et c'est elle que je déclarerai éventuellement une valeur, de telle sorte que c'est à son propos que je serai amené à délibérer et à discuter du point de vue des valeurs.

Qu'arrive-t-il donc lorsque nous passons de l'appréciation immédiate des choses à l'estimation de leur valeur dans le sens où cette estimation implique un recours à celle des valeurs au sens que nous venons de préciser ?

D'abord, il semble que nous nous élevions dans l'abstraction pour envisager des sortes de valeurs d'une plus grande généralité. Au sens large, je peux bien dire que les pommes ont une certaine valeur, parce qu'elles sont comestibles et agréables à manger. Je pourrai le reconnaître pour certaines pommes particulières, mais aussi pour des catégories entières. Et jusque là, des animaux de nombreuses espèces pourront manifester qu'ils sont également capables de reconnaître ces sortes de valeurs, de distinguer ce qui est comestible pour eux, ce qui leur est agréable, comme ils le montrent bien par leur action, puisque dès qu'ils ont perçu ainsi les choses qui leur sont utiles ou agréables, ils tentent de se les approprier et en font usage. Or pour cela, ils s'élèvent également à un certain niveau de généralité, parce que ce sont des types de choses qu'ils évaluent comme tels. La différence viendrait-elle donc de ce que nous serions capables de nous élever à un nouveau degré d'abstraction, plus haut, lorsque nous évaluons la cuisine comme bonne et digne d'être pratiquée, au lieu de nous contenter d'apprécier les divers aliments que nous trouvons dans la nature ? En réalité, il serait étrange de vouloir prétendre que l'idée de nourriture soit saisie à un degré de généralité plus grand lorsque nous envisageons la cuisine que lorsque nous cherchons les signes de ce qui est comestible. Or en trouvons-nous de plus généraux que les autres animaux ? Ce n'est pas certain. Mais surtout, la cuisine n'est pas la caractéristique plus générale de ce qui est comestible et agréable au goût, par opposition aux propriétés plus concrètes que nous avons découvertes dans les diverses espèces de nourritures que nous présente notre expérience plus directe. Ce qui est vrai, c'est que la cuisine nous donne en principe accès à une variété plus grande d'aliments, et qu'elle comporte une sorte de science plus large à certains égards du domaine de la nourriture. A côté de ce que nous fournit la nature, elle nous permet de multiplier les variétés de mets par les opérations que nous faisons subir — en les mélangeant, cuisant, rôtissant, salant, macérant, distillant, pétrissant, pulvérisant, etc. — aux matériaux naturels, comestibles ou non, que nous découvrons. Mais la cuisine n'est pas le nom plus général de ces nourritures ajoutées aux anciennes, et elle n'est pas une conception plus universelle ou abstraite de la nourriture. Elle est l'idée d'un ensemble d'activités en rapport avec la nourriture, par lequel nous modifions non seulement les aliments naturels, mais également notre rapport à eux. Là où pour la plupart des animaux, ce qui se présente comme nourriture est simplement à manger, ou à chasser et dévorer, ou éventuellement à conserver pour le manger plus tard, et invite donc à des activités naturelles pour chaque espèce et assez directement reliées à l'activité de manger, la cuisine nous fait prendre distance par rapport à ces activités naturelles, non pour les éliminer, mais pour les intégrer dans un ensemble d'activités bien plus complexe, dont certaines n'ont qu'un lien assez lointain avec les premières, et qui exige surtout de l'invention, sinon chez chaque individu, du moins chez certains. Autrement dit, lorsque nous attribuons une valeur à la cuisine, ce ne sont plus simplement des choses naturelles qui sont évaluées, ni même des objets quelconques, mais un ensemble d'activités réclamant de l'invention et pouvant devenir conventionnelles, où les choses naturelles et nos modes d'action naturels sont compris, utilisés et transformés. Or c'est ce que nous ne voyons guère faire, sinon rarement et à des degrés très inférieurs, aux autres espèces animales.

Lorsque nous considérons la valeur des choses dans un sens plus immédiat, et que nous passons à la considération de ce que nous appelons les valeurs comme telles, le mouvement n'est pas d'abstraction ou de généralisation, simplement, mais de prise en compte d'un autre contexte, celui de notre propre action. En quelque sorte, les valeurs, morales et culturelles, ne représentent pas la valeur des choses, mais celles de nos activités, ou d'ensembles plus ou moins cohérents d'activités humaines, dans lesquelles les choses naturelles interviennent, mais ne reçoivent à leur tour leur valeur que relativement à l'action qui les implique. Cela ne signifie pas que les valeurs ne se hiérarchisent pas à leur tour selon l'ampleur de ces ensembles d'activités auxquelles elles sont liées. La cuisine par exemple ne représente qu'un secteur des activités d'une société, et elle peut être plus ou moins valorisée dans les divers groupes humains, ou chez chaque individu. Elle fait toujours partie d'un ensemble plus large d'activités, dont le plus vaste dans une société est ce que nous nommons sa culture. Et lorsqu'il s'agit de morale individuelle, ce plus haut niveau de valeur est la manière ou forme de vie de la personne considérée, dans laquelle les autres valeurs viennent s'insérer.

Il s'ensuit que les valeurs ne sont pas concrètement indépendantes les unes des autres, puisqu'elles s'organisent en des systèmes de valeurs correspondant au système des activités qu'on peut distinguer dans la vie des individus et des sociétés humaines. Or ces manières de vivre globales qu'on peut nommer cultures, ou modes de vie, sont à leur tour évaluables, et ils peuvent être comparés du point de vue de leurs valeurs respectives, ce qui permet d'attribuer des degrés de valeur différents à chacune et de les hiérarchiser. Mais cette évaluation ne tient pas compte d'une sorte de totalité abstraite d'un mode de vie ou d'une culture indépendamment des activités concrètes qui les constituent, chacune douée de ses valeurs propres. Inversement, ces diverses activités composant une culture ou un mode de vie ne valent pas simplement par elles-mêmes, quoiqu'elles puissent avoir un certain sens et un attrait comme telles, mais elles valent par leur place dans le tout et par leur relation aux autres activités et à leurs valeurs au sein de l'ensemble structuré qu'elles contribuent à composer. La cuisine, par exemple, s'estime non seulement en soi, mais également en fonction des manières de table, du rythme de la vie quotidienne, des habitudes de conversation, des traditions de vie sociale et du rôle qu'y jouent les repas, des rapports avec les autres plaisirs sensibles, de l'importance de la culture des champs, de l'élevage, de la liberté d'invention dans les activités ordinaires, et ainsi de suite. En somme, toute valeur se réfère à la valeur de la vie elle-même, telle qu'une société ou un individu se la représentent. C'est la raison pour laquelle les autres animaux ne nous paraissent pas concernés par les valeurs en ce sens. Car ils n'ont pas l'habitude de réfléchir à leur mode de vie pour porter sur lui un jugement, mais ils se contentent de décider de leurs diverses actions à l'intérieur du cadre de vie qui leur est fixé par la nature. Ils ne se réfèrent donc pas aux valeurs, bien qu'ils soient capables d'évaluer les choses en fonction de leur caractère utile et agréable pour eux, et qu'ils soient même aptes à manifester des préférences pour certains types d'actions (comme lorsqu'ils choisissent de jouer) en fonction des circonstances. Mais de penser à changer véritablement de mode de vie à partir d'une évaluation de sa façon actuelle de vivre en général, c'est apparemment un projet qui ne vient à l'esprit que de l'homme. Aussi pouvons-nous considérer les valeurs comme un phénomène culturel et moral proprement humain, au moins dans leur sens plein.

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On comprend donc pourquoi la liberté de choisir des choses et des actions particulières, présente chez de nombreuses espèces animales, ne suffit pas à permettre la création de cultures, vu que, dans ce but, il faut pouvoir évaluer son propre mode de vie et en faire donc l'objet d'une réflexion. Pour cela, il faut être capable d'imaginer d'autres façons de vivre que celle qui nous est la plus naturelle, c'est-à-dire celle que nous adoptons spontanément lorsqu'au lieu d'en faire un objet de réflexion, nous nous laissons aller à suivre notre sentiment immédiat de ce qui est bon ou mauvais. D'une certaine façon, il faut pouvoir se concevoir comme autre que ce qu'on se perçoit être, et bien sûr cette conception implique déjà l'aptitude à se percevoir soi-même comme relativement séparé des choses et des situations dans lesquelles on vit en fait. Car il ne suffit pas d'imaginer d'autres situations qui nous plairaient davantage, ce que toute action libre suppose à divers degrés. Il ne suffit pas non plus de pouvoir percevoir son propre corps comme instrument, ce qui arrive également dans tout calcul pratique. Il ne suffit pas même d'imaginer un accroissement de sa puissance, ce qui correspond à un désir naturel très répandu, et qui ne conduit que rarement dans le monde animal à un exercice délibéré pour acquérir cette puissance supérieure, même si plusieurs animaux en sont proches, lorsqu'ils soumettent leurs petits à une sorte d'éducation, à travers divers exercices, de chasse par exemple, dans lesquels on peut voir quelque amorce de culture à la rigueur. Quelles sont donc les transformations de soi qu'il faut imaginer, désirer, tenter d'effectuer pour entrer dans l'ordre moral des valeurs et de la culture ? Tant que nous cherchons à modifier les choses et les situations dans lesquelles nous nous trouvons en fonction de notre désir naturel, nous n'avons pas besoin d'une réflexion sur nos propres valeurs, et par conséquent nous ne nous référons pas à des valeurs, sinon au sens où un observateur extérieur pourrait nous les attribuer en fonction de sa propre réflexion sur notre manière d'agir. C'est lorsque nous mettons en question la référence de nos autres actions libres que nous pénétrons dans le domaine de la culture. Et, étrangement, c'est par conséquent notre propre désir qui doit devenir alors l'objet de notre réflexion et d'un désir de modification. Le paradoxe est en effet que, dans la culture, le désir porte sur lui-même, et que nous en venons à pouvoir désirer changer de désirs. Ce cercle du désir s'appliquant à lui-même paraît absurde à première vue, parce qu'il semble exiger une sorte de dédoublement du désir, et une possibilité de régression à l'infini ou le recours au parfait libre arbitre que nous avons déjà refusé. Pourtant, rien n'est plus fréquent que de voir quelqu'un s'efforcer de modifier son propre désir, comme par exemple celui qui veut cesser de fumer, puisqu'il désire ainsi faire cesser son désir de fumer, ou le transformer. Or ces cas sont précisément ceux qui nous semblent typiques des questions d'ordre moral et qui nous paraissent se référer à des valeurs. Car c'est dans ces situations qu'on se justifie en recourant à des valeurs. Ainsi tel fumeur prétendra vouloir se réformer parce que, tout bien considéré, il place la santé au-dessus d'un plaisir sensible tel que celui de fumer, et tel autre lui répliquera qu'il veut continuer au contraire dans ses habitudes parce que la vie et la santé ne vaudraient pas sans ce genre de plaisirs qu'il éprouve en fumant.

Le paradoxe que nous envisageons est analogue à celui qu'il y aurait à vouloir vouloir. Si pour vouloir, il fallait déjà vouloir vouloir, alors cette réduplication de la volonté devrait rebondir et remonter à l'infini, si bien que nous ne pourrions jamais vouloir. De l'autre côté, si l'on voulait vouloir, les deux volontés coïncideraient, l'une emportant nécessairement l'autre. Car je ne peux pas vouloir sans vouloir effectivement. Je pourrais bien dire que je voudrais vouloir dormir, mais cela signifierait seulement que je voudrais dormir. Il semblerait absurde d'affirmer que je veux le vouloir, et que pourtant je ne le veux pas. Cependant n'arrive-t-il pas des situations que nous pourrions exprimer ainsi ? Reprenons l'exemple de celui qui veut arrêter de fumer. N'aurait-il pas l'impression que s'il pouvait vraiment le vouloir, il s'arrêterait aussitôt, mais que son problème est justement qu'il voudrait le vouloir, alors qu'il n'y parvient pas, et qu'il se trouve toujours, concrètement, face à chaque occasion particulière, vouloir encore fumer ? N'est-il donc pas dans la situation de vouloir vouloir, et de ne pas vouloir pourtant, parce qu'il ne parvient pas à vouloir ? Peut-être ne fait-il que mentir, et alors l'opposition n'est plus entre une volonté de vouloir et la volonté de continuer de fumer, mais entre ce qu'il dit et ce qu'il veut, ce qui n'a rien de mystérieux. Mais se mentirait-il à lui-même ? Dans ce cas, il faudrait qu'il puisse croire vouloir (pour pouvoir se dire qu'il veut et ne pas désamorcer son mensonge en se le déclarant tel) et ne pas vouloir pour autant. Par conséquent, il faudrait que la volonté puisse n'être pas consciente. Mais laquelle ne serait-elle pas consciente dans cet exemple, celle de vouloir arrêter de fumer, ou celle de continuer, voire les deux ? Il se pourrait que, quand je dis que je voudrais vouloir, en réalité, et contrairement à ce que je crois, je ne veuille pas vouloir. Et dans ce cas, il est inutile de faire intervenir ce redoublement de la volonté, puisque le fait reste que, contrairement à ce que je prétends et crois, je ne veux pas arrêter de fumer, tout simplement. Ou je voudrais vouloir, mais je ne le peux pas, parce que ma volonté d'agir reste indépendante de la conscience que j'en ai, et j'ignore donc comment elle va se déterminer, si bien qu'elle peut très bien se refuser à obéir à ma volonté consciente et me porter à continuer le mode d'action que je voulais interrompre. Mais alors la première volonté n'entraîne pas la seconde, et elle est vaine. Toute volonté peut reculer ainsi, et devenir volonté de vouloir, inefficace en elle-même. Celle-ci peut reculer encore, à mon insu, et n'être qu'une volonté de vouloir vouloir, et ainsi de suite, dans une possible régression indéfinie, toutes mes volontés, de tout degré, pouvant échapper à ma conscience. Pour en tenir compte, il faudrait chaque fois traduire « je veux » par « je crois que je veux » (ou « je crois que je veux vouloir » ou « je crois que je veux, quoique je ne veuille peut-être pas », etc.).

Mais séparons les deux questions, celle du paradoxe du redoublement de la volonté, dont nous sommes partis, et celle de son caractère conscient ou inconscient, que nous avons rencontrée en route. En effet, si l'on refuse le redoublement de la volonté, il reste encore possible que celle-ci puisse être inconsciente. Et il se pourrait par exemple que le fumeur croie seulement qu'il veut arrêter de fumer, sans qu'il soit utile de supposer qu'il veuille le vouloir. Ou au contraire, il pourrait vouloir vouloir sans se tromper, parce qu'il serait vrai qu'il veuille vouloir, sans en être pourtant capable. Le problème alors ne serait plus que la volonté puisse être inconsciente, mais qu'elle puisse se dérober à notre propre volonté, et devenir par là involontaire. Car s'il veut vouloir et qu'il ne veut pas pour autant, parce qu'il ne le peut pas, c'est involontairement, et même contre sa volonté, qu'il ne veut pas. Et il pourrait très bien savoir qu'il veut vouloir, et savoir aussi qu'il n'y parvient pas et ne veut pas en réalité, désespérant justement de pouvoir vouloir comme il voudrait.

Vu que le caractère nécessairement conscient ou non de notre volonté peut être distingué, au moins suffisamment pour nos considérations présentes, du redoublement de la volonté, commençons par régler cette question de la conscience de vouloir. En effet, la question peut être longuement disputée, mais elle peut également se régler assez vite, dans la mesure où elle dépend pour une bonne part d'ambiguïtés dans le sens des termes. Si une volonté inconsciente nous semble inconcevable, c'est parce qu'une partie des usages du verbe vouloir, et des termes de volonté, de volontaire, impliquent la responsabilité et la conscience. Souvent celui qui dit « je veux » ne décrit pas quelque processus intime de sa vie psychologique, mais il s'engage, socialement, envers les autres, et souvent également envers lui-même. Ainsi, celui qui dit « je veux arrêter de fumer » n'invite pas à se représenter son état intérieur, mais il annonce une décision, et prend, plus ou moins selon les circonstances où il énonce la phrase, l'engagement de passer à l'action. S'il ne le fait pas, il n'infirme pas par là la description de ce qu'il ressentait lorsqu'il annonçait son intention ou sa promesse, il s'expose à un jugement, comme traître à sa décision, comme faible ou fourbe, et indigne de confiance. S'il se réfère à ce qu'il ressentait, explique sa méprise à ce sujet, ce ne sont que des excuses pour atténuer éventuellement le poids du jugement porté sur son comportement, par d'autres comme par lui-même en principe. En ce sens, la volonté est non pas quelque phénomène de la vie intérieure qu'on saisirait plus ou moins bien, mais un acte dont on revendique la responsabilité, et qui doit être compris comme conscient, ce qui est impliqué dans l'idée de volontaire — l'expression de « volontaire quoiqu'à son insu » étant en pratique contradictoire ou absurde. De la même façon tout acte que quelqu'un accomplit sous sa propre responsabilité, qui est véritablement son action, peut être dit volontaire, et l'on peut ajouter que celui qui l'accomplit le veut, et sait donc qu'il le veut. Évidemment, l'annonce que je veux faire quelque chose est un acte volontaire lui-même distinct de l'action volontaire que j'annonce, et loin que cette dernière action découle de la première, il arrive qu'elle ne suive pas. Dans ce cas, je n'ai pas prévu ce que je voudrais ou j'ai menti à ce propos ; mais surtout j'ai brisé la promesse contenue dans mon annonce.

Cependant nous parlons souvent également de volonté dans d'autres cas, pour signifier autre chose, à savoir justement ces états intérieurs dont peuvent découler des actions, dont certains sont conscients, et dont d'autres le sont moins ou restent même inconscients. C'est ainsi que nous pouvons contredire quelqu'un qui prétend vouloir une chose, en affirmant que, le connaissant, nous savons qu'il ne le veut pas en réalité. C'est peut-être une manière de dénoncer un mensonge de sa part, mais aussi une prétention de le connaître mieux qu'il ne le fait lui-même et de deviner les ressorts psychologiques qui le pousseront à agir autrement qu'il ne le croit. Nous dirons, par exemple : « Il veut se conduire courageusement, mais je le connais, il est foncièrement lâche, et il se dérobera face au danger. » Et même, dans notre exemple du fumeur, on peut dire qu'il voudrait vouloir, mais non dans le sens d'un véritable redoublement de la volonté au sens strict, qui n'aurait pas de sens, mais pour signifier un désir d'être capable d'accomplir volontairement l'action espérée. Et cette expression du désir a lieu le plus souvent au conditionnel, le verbe vouloir prenant presque toujours ce sens de désir à ce mode, peut-être parce que l'expression de la volonté proprement dite ne peut pas prendre une forme conditionnelle ou optative. Distinguons donc ces deux sens, et réservons celui de volonté au sens strict pour le premier, la revendication, déclarée ou non, d'une action. Quant au second, traduisons-le par les termes appropriés, correspondant à la notion de désir, qui est d'ailleurs celle à partir de laquelle nous avions glissé dans notre raisonnement vers les actes volontaires. Et alors, il est naturel d'attribuer des degrés de conscience divers, jusqu'aux plus faibles, aux désirs. Et que quelqu'un sous-estime son désir de fumer par opposition à son désir d'arrêter, de sorte qu'il se trompe sur la réalisation de ce dernier, c'est entièrement possible et ne recèle aucune absurdité. D'ailleurs, un désir, c'est quelque chose qui peut s'exprimer de diverses façons, mais aussi une réalité psychologique qui peut être décrite, avec la possibilité de se tromper, pour les autres comme pour celui qui observe ses propres désirs.

Cette distinction entre la volonté à proprement parler et le désir est également indispensable pour résoudre le paradoxe du désir de désir ou de la volonté de volonté. En réalité, ce sont deux choses différentes. Dès que le sens de volonté est ramené à son sens strict où elle signifie le fait d'assumer un acte comme sien, et par là d'en prendre la responsabilité lorsque cela est requis, il va de soi que la volonté ne se redouble pas, la volonté de volonté ne pouvant être rien d'autre que la volonté tout court. Tout au plus pourra-t-on considérer qu'il puisse y avoir deux actes de volonté distincts selon qu'on assume soit l'assertion par laquelle on assume un acte, soit cet acte lui-même. Mais s'il peut y avoir alors deux volontés différentes, ce n'est pas parce que l'une porterait sur l'autre, mais parce que l'affirmation et l'action sur laquelle porte l'affirmation sont deux actes distincts, de telle sorte qu'on peut vouloir affirmer et ne pas vouloir faire pourtant ce qu'on assure vouloir faire. Une catégorie de tromperies repose d'ailleurs sur cette distinction, soit qu'on mente sur ses intentions, soit qu'on trahisse ensuite sa promesse, sincère sur le moment. En somme, à strictement parler, la volonté ne se distingue pas de l'action assumée, elle n'est que le mode selon lequel elle est accomplie. C'est pourquoi la volonté, même la sienne propre, ne peut pas se prédire avec plus de certitude que les actions, y compris les siennes propres. On peut certes donner sa parole, mais aussi la reprendre, bien que ce soit condamnable, et que certains caractères ne puissent (et ne veuillent) jamais s'y résoudre. En revanche, on peut tout à fait désirer n'avoir pas certains désirs et en avoir d'autres. Ainsi, dans notre exemple du fumeur, s'il désire sincèrement arrêter de fumer, il désirera sans doute ne plus en avoir le désir. Ce désir sera peut-être plus fort que l'autre, et il réussira à le soumettre, voire à l'éteindre. Ou à l'inverse, le désir de fumer sera dominant, et le fumeur s'efforcera en vain de lutter contre lui à partir d'un désir contraire, mais plus faible. Il pourra tantôt vouloir arrêter de fumer, lorsque le désir correspondant le poussera à s'exprimer, et à agir en ce sens, et tantôt vouloir fumer au contraire, lorsque l'autre désir deviendra le plus fort en d'autres occasions. Il voudra et il ne voudra pas, successivement, en fonction de désirs, dont l'un portera peut-être sur l'autre, alors que ses volontés ne porteront jamais l'une sur l'autre. Il pourra annoncer aux autres et à lui-même que sa volonté de ne plus fumer est définitive, lorsque dominera ce désir et qu'il méconnaîtra la force que le désir opposé conservera de s'imposer en d'autres occasions ; parce que le désir est une force intérieure, réelle, qui peut nous être plus ou moins connue. C'est la raison pour laquelle nous pouvons vouloir nous promettre des actions futures que non seulement nous ne parviendrons pas à accomplir, mais que nous ne voudrons plus accomplir au moment prévu.

En vérité, nos volontés dépendent entièrement de nos désirs, n'étant rien d'autre que la conscience du désir qui nous fait accomplir l'action désirée, dans la conscience que nous avons de cette action, et grâce à laquelle nous l'éprouvons, dans l'action même, comme notre action. En ce sens, il est absurde d'imaginer une lutte entre notre volonté et nos désirs, la volonté n'ayant aucune indépendance par rapport à ceux-ci et découlant toujours de celui d'entre eux qui domine et entraîne l'action. Selon cette façon de parler, en disant que notre volonté lutte contre certains de nos désirs, nous appelons en réalité volonté un désir que nous désirons voir dominer, c'est-à-dire un désir désiré, impliquant donc un désir de désir, et qui éventuellement sera contredit par nos volontés réelles dans la mesure où celles-ci résulteront non de ce seul désir, mais des aléas du jeu entier de nos désirs. Autrement dit, la condition pour qu'un acte puisse être conçu comme proprement volontaire est qu'il puisse découler d'un désir conscient. Sans désir il n'y a pas d'action, au sens moral du terme, et sans conscience de ce désir dans l'action, il n'y a pas de volonté. Aussi, notamment, nous ne pouvons pas vouloir, au sens propre, quelque chose sans le savoir, simplement poussés par quelque désir tout à fait inconscient, si de tels désirs sont possibles et méritent encore ce nom.

S'ensuit-il que toutes nos valeurs doivent être parfaitement conscientes ? Non, puisque, dans l'état actuel de notre raisonnement, c'est par rapport au désir de désir que se définit la valeur, et non par rapport à la volonté, quoiqu'il ne soit pas encore exclu que celle-ci joue également un rôle.

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En observant les différentes sociétés de toutes tailles, aujourd'hui et à travers l'histoire, nous remarquons une multitude de mœurs et de cultures différentes, parfois très éloignées les unes des autres, opposées sur de nombreux points. Faut-il leur attribuer également des valeurs diverses, voire opposées ? Nous avons jusqu'ici supposé que la capacité d'avoir une culture et celle d'avoir des valeurs était la même. Nous avons pourtant envisagé que, à un faible degré au moins, plusieurs espèces animales étaient capables d'une sorte d'invention et de diversification culturelle en un sens large, quoique nous soyons certainement plus réticents à accorder pour autant que cette invention se réfère à des valeurs. Car ne se peut-il pas que la différence des mœurs provienne de processus indépendants de la formation de valeurs ? Reprenons l'exemple d'oiseaux chanteurs tels que le rossignol, qui ont des styles de chant variant selon les régions. S'ensuit-il qu'ils aient élaboré des valeurs esthétiques différentes ? Certes, les divers styles de chant seront suffisamment similaires pour laisser aussitôt reconnaître le caractère de l'espèce. Mais peu importe l'ampleur de la différence ou variation, pourvu que celle-ci doive s'expliquer par une invention et par une tradition, c'est-à-dire par une transmission grâce à l'éducation ou à l'imitation. Or c'est bien la différence de tradition, des manières transmises d'une génération à l'autre, de la variation qui s'est produite dans cette transmission, qui rend compte de la différence des façons de chanter. On peut supposer en outre que, entre les rossignols de traditions différentes, le goût diffère également, et que non seulement ils chantent autrement, mais qu'ils apprécient aussi autrement leurs chants ou, si l'on veut, leur beauté. Cette diversité des goûts esthétiques n'est peut-être pas facile à prouver, mais faisons l'hypothèse qu'elle existe. Nous pouvons donc dire que les rossignols de traditions différentes ont des valeurs esthétiques musicales différentes. Nous avions défini les valeurs comme impliquant de la part des hommes une certaine conception réfléchie de leur propre manière de vivre, et nous n'avons certainement pas observé que les rossignols soient capables d'une telle réflexion, ni qu'ils estiment bien qu'une vraie vie de rossignol implique telle façon de chanter plutôt qu'une autre, ou du moins qu'elle ait plus de valeur lorsqu'on chante selon un style précis. Admettons qu'ils ne puissent s'élever à ce genre de réflexion. Nous pourrons cependant décrire la variation de leurs goûts et de leurs pratiques comme correspondant à une différence de valeurs, qu'il nous serait possible de définir. Ainsi, à notre égard, ils apparaîtront comme ayant des valeurs, même si, à leurs propres yeux, rien ne correspond à ce que nous entendons par cette notion.

Pour marquer la distinction, appelons valeurs objectives celles que nous attribuons à d'autres en fonction de nos observations de leurs façons de se comporter, et valeurs subjectives celles que nous concevons nous-mêmes comme nos propres valeurs, selon lesquelles nous nous comportons ou pourrions envisager de nous comporter. Il ne faut pas entendre cette distinction comme opposant deux espèces indépendantes de valeurs, mais plutôt comme marquant des degrés de la valeur, et un seuil entre les degrés inférieurs et supérieurs. En effet, le terme de subjectif ne s'oppose pas ici à celui d'objectif pour désigner quelque chose qui aurait lieu uniquement dans l'intériorité, la subjectivité, et qui aurait quelque caractère problématique, un moindre degré d'existence, quelque chose d'inconsistant, d'arbitraire, de caché et d'inaccessible parce que renfermé dans l'esprit objectivement inaccessible du sujet. Au contraire, la valeur subjective est toujours objective aussi, étant subjective par surcroît, les valeurs subjectivement reconnues se manifestant par des différences objectives du comportement. Par rapport à ce qui nous paraît objectivement des valeurs, elles comportent en outre la relation dynamique liée à la réflexion qui les constitue, subjectivement, c'est-à-dire en tant que valeurs véritables.

Une fois cette distinction posée, la question surgit de savoir si nos cultures humaines, qui se laissent certainement décrire comme comportant des valeurs objectives, en impliquent pour autant de subjectives ; ou en d'autres termes, il s'agit de savoir s'il suffit qu'il y ait une variation de comportement objectivement saisissable comme impliquant des innovations non purement « naturelles », pour permettre d'en déduire l'intervention de valeurs au sens fort.

Dans le monde humain, la présence de valeurs au sens objectif va de soi, et à vrai dire également au sens subjectif. Car non seulement la variation des mœurs est un phénomène partout observable, mais les discours et les discussions sur les valeurs sont également fréquents. En fait, partout où l'on trouve des discours moraux, des injonctions, des débats, des réflexions, ceux-ci décèlent la conscience des valeurs, apparemment aussi répandue que l'usage des langues, qui contiennent toutes un vocabulaire et des structures grammaticales propres à ce genre de discours. En revanche, il est moins certain que les valeurs subjectives recouvrent toujours ou même souvent les valeurs objectives. Il est bien connu que l'observation des mœurs ne conduit de loin pas toujours aux mêmes conclusions que l'interrogation des gens sur leur morale, publique ou privée. Il n'est pas rare, dans nos propres sociétés, d'entendre des discours où l'on se réclame de valeurs telles que la liberté, l'égalité, la charité, alors que l'observation montre des comportement non seulement contraires à ces valeurs, mais niant tout souci de celles-ci, comme si elles étaient purement ornementales et réservées aux discours d'apparat. C'est un fait courant partout observable et qui fournit aux moralistes mille sujets de stupéfaction indignée et autant d'occasions de réprimandes. En soi d'ailleurs, le divorce entre les discours moraux et le comportement effectif n'implique pas que les valeurs affirmées en parole et contredites en pratique ne soient pas effectivement reconnues par les contrevenants. Il se peut en effet qu'ils ne parviennent pas à y conformer leur conduite, qu'ils distinguent entre la perfection de l'idéal et les imperfections de la vie courante, qu'ils s'éloignent de la pureté des valeurs dans leur effort pour les adapter à la fois entre elles et à la réalité, comme il se peut également, bien sûr, qu'ils n'affirment que du bout des lèvres les valeurs imposées par la communauté, pour en suivre dans la pratique d'autres, moins avouables. Se pourrait-il également que bien des gens se comportent en fonction de valeurs dont ils ne prennent pas vraiment conscience ? Dans ce cas, ces valeurs seulement objectives pourraient entrer en conflit avec les valeurs officielles et l'emporter sur elles, par exemple. Peut-on même imaginer qu'il y ait des valeurs, reconnues pour telles, mais que personne ne prendrait au sérieux, et qui demeureraient sans aucune influence sur la conduite réelle, ne valant que dans le discours ?

Bref, même s'il est évident qu'il y a chez l'homme des valeurs subjectives, il reste toujours possible que néanmoins ce qui joue le plus grand rôle dans la vie concrète et dans la différence effective des cultures, ce soient le plus souvent les valeurs objectives, non reconnues explicitement par ceux qui les partagent. Or cette éventualité importe beaucoup pour la question de savoir comment les valeurs agissent et se transforment, puisqu'il se pourrait que pour la grande partie des hommes, et peut-être même pour presque tous, la conscience des valeurs soit très faible et presque inexistante, les principes selon lesquelles les choses prennent forme et sens dans leur vie agissant sur eux à leur insu et provenant de processus qui leur demeurent cachés. C'est même la situation qui semble la plus normale. Les anthropologues et les sociologues savent bien que, s'ils peuvent se fier dans une certaine mesure aux descriptions que leurs informateurs leur font de leurs coutumes, en revanche les explications que ceux-ci en donnent sont trompeuses, si bien qu'il faut les considérer comme des symptômes à soumettre à des analyses susceptibles d'aboutir à des résultats tout à fait différents. Et du reste, il suffit d'observer autour de soi pour constater que les gens se font des représentations souvent très déformées des raisons de leur conduite individuelle et collective. Cela signifie qu'ils n'ont pas l'habitude de se régler sur des valeurs qu'ils approuvent et sur lesquelles ils soient capables de réfléchir, soit pour s'en faire une idée plus claire, soit pour les remettre en question, soit juste pour calculer précisément leurs implications dans les diverses circonstances concrètes de la vie. La psychanalyse à propos de la vie individuelle, la critique des idéologies à propos de la vie sociale, se basent sur ce caractère inconscient ou relativement inconscient du rapport des hommes aux motifs réels de leur manière d'agir et à leurs fins véritables.

Ne se pourrait-il donc pas que la référence aux valeurs pour expliquer la variété des cultures ne soit qu’illusoire ? Peut-être n'y a-t-il en réalité que des valeurs objectives, c'est-à-dire des constructions nées de l'analyse théorique des mœurs et des créations symboliques des hommes. Les valeurs pourraient résulter d'un simple processus d'abstraction dans l'effort des théoriciens pour trouver des principes généraux capables d'expliquer les comportements individuels et sociaux. Ainsi, dans les diverses sociétés il y a des dispositifs réglant les rapports entre les individus par des normes générales, coutumes ou lois, dont l'application aboutit à une répartition acceptable des biens et des pouvoirs, sans recours à la force brute entre les individus concernés. Ce genre d'institutions, différentes dans les diverses cultures, jouit habituellement de l'approbation générale, alors que leur absence ou leur dégradation soulève la réprobation. Vu la similitude de ces institutions et de leur fonction, ainsi que de l'approbation dont elles jouissent, on est conduit à leur attribuer une sorte de valeur générale, sous le nom de justice. Et l'on en vient à supposer que les hommes, à travers leurs diverses institutions, visent cet idéal que nous avons abstrait de leur comparaison, et nous imaginons qu'ils inventent des institutions mus par un amour de la justice les poussant à réaliser cette valeur. Constatant alors qu'ils le font tous différemment, ou bien nous situons cette valeur au-delà de toutes ses réalisations possibles, comme un idéal, et nous limitons l'invention humaine aux moyens de la réaliser imparfaitement, ou bien nous conservons à la valeur de la justice son caractère foncièrement multiple, historique ou culturel, et nous posons l'homme comme son inventeur sous ses diverses formes analogues. Mais la conception de la valeur n'est-elle pas toujours le résultat de l'analyse et de l'effort de généralisation corrélatif à partir de l'observation des institutions, menant ensuite à l'illusion que ce produit du mouvement d'abstraction représente le principe réel qui a conduit à la formation concrète des institutions ? Pris dans cette illusion, nous imaginons alors des hommes désireux de réaliser la justice, suivant ou inventant son idéal ou la valeur qu'elle représente, s'efforçant d'inventer les institutions les plus appropriées et les plus efficaces pour atteindre leur but, alors qu'en vérité c'est seulement pour celui qui observe ces institutions déjà créées que l'idée d'une fonction et d'une valeur commune à toutes peut se présenter. Loin par conséquent que la valeur n'explique la genèse de ces institutions, elle masque les véritables causes ou principes à l'œuvre dans leur création. Car si la valeur est bien alors consciente, c'est uniquement pour l'observateur qui cherche à se faire une idée générale de la fonction des institutions déjà engendrées, tandis que les véritables principes ont agi inconsciemment et demeurent cachés à celui qui tourne son regard vers les valeurs plutôt que vers le processus effectif de leur genèse. Dans cette hypothèse, loin d'être le principe actif, la valeur ne serait que le produit de la vision rétrospective du processus. Et rien ne serait plus vain que de viser en pratique la transformation des valeurs comme telle.

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Cependant, même si les valeurs apparaissaient uniquement dans un tel mouvement de réflexion rétrospective, comme la saisie abstraite des traits généraux de modes de vie déjà existants, ces valeurs seulement objectives pourraient-elles devenir subjectives, et, changeant de statut en devenant conscientes, se mettre à jouer un rôle actif dans notre rapport à ces modes de vie, et éventuellement dans leur transformation ?

Assurément, le plus souvent, quand on demande aux gens pourquoi ils vivent comme ils le font, ils ne savent que se référer au discours général que leur culture leur a appris, qu'il soit ou non en accord avec leurs véritables façons de vivre ; mais il arrive aussi que certains sachent expliquer les conceptions qui dirigent effectivement leur comportement, au moins dans une large mesure. Ces derniers sont capables de modifier leur conduite en fonction de réflexions explicites sur ce qu'il faut reconnaître comme des valeurs réelles pour eux. Les exemples de ceux qui ont une très grande lucidité sur leurs propres valeurs sont rares, et ils se limitent à peu près aux sages ou aux philosophes, réputés capables de rendre compte intelligemment de leurs actions et coutumes, ainsi que de les modifier en fonction de leurs raisonnements sur les principes de la meilleure vie pour eux ou pour l'homme en général. Leur existence prouve toutefois que chez l'homme le raisonnement lucide sur les valeurs n'est pas toujours vain, mais qu'il peut avoir une influence morale efficace. En revanche, les plus sages s'accordent pour constater qu'on ne voit pas dans la réalité de sociétés de sages, mais que ceux-ci composent tout au plus de très petits groupes, rassemblant çà et là des individus qui se sont recherchés pour former des cercles d'amis restreints, de petites écoles ou sectes. Ce qui est rare chez les chercheurs de sagesse, ce n'est pas tant le désir de découvrir une manière de vivre apte à rendre heureux. Ce désir est très répandu au contraire. C'est bien davantage l'idée que cette découverte peut se faire par la réflexion rationnelle, c'est-à-dire l'idée que les principes d'une vie heureuse peuvent être atteints par un processus de pensée rationnelle. La plupart des hommes ne croient pas que la raison joue un grand rôle dans cette recherche du bonheur, et ils se méfient plutôt d'elle, se fiant bien davantage à la tradition, au secours des puissants (y compris imaginaires) et à la chance. Au contraire même, le raisonnement, qu'ils réservent souvent à la tâche purement utilitaire de trouver les moyens d'accomplir ce qui leur paraît bon, leur semble opposé aux dispositions affectives propres au bonheur. Il n'est donc pas étonnant que, pour définir les conditions d'une vie heureuse, ils se fient davantage à leur sentiment immédiat, à leur instinct en un sens large, ou à leur fantaisie, c'est-à-dire aux formes que prend spontanément leur désir, non soumis à la réflexion, s'affirmant dans son innocence naturelle. Voilà pourquoi dans une telle attitude les valeurs n'apparaissent éventuellement qu'après coup, ou sous la forme abstraite des discours par lesquels le milieu social justifie un mode de vie adopté instinctivement.

L'invention des modes de vie qui forment les diverses cultures peut donc être envisagée de deux manières. Dans la première, elle provient d'une démarche de caractère plus instinctif, menée non pas sans raisonnements, mais sans projet concerté de créer des valeurs, sans plan précis ; et elle aboutit ainsi à des résultats non prévus, qui se stabilisent ou non selon les circonstances. Dans la seconde, l'activité rationnelle de quelques-uns intervient en connaissance de cause, volontairement, pour former ou réformer les mœurs, non certes avec une science infaillible, mais par essais et erreurs, dans une recherche morale consciente, qui joue avec l'imprévu sans s'abandonner au hasard.

Il est très probable que toutes les cultures, à des degrés divers, proviennent du mélange de ces deux types d'interventions et qu'il soit devenu la plupart du temps presque impossible de distinguer les traits d'une culture qui relèvent de l'une ou de l'autre. Pour faciliter le raisonnement, commençons par former l'hypothèse, ou plutôt la fiction, de deux types extrêmes de culture, dont l'un résulterait d'une transformation aveugle ou inconsciente, et l'autre de tentatives entièrement volontaires et conscientes. Nous aurons ainsi des modèles homogènes et relativement simples à partir desquels il sera plus aisé de définir ces deux aspects de la culture. Cette méthode permet de mettre en évidence le trait qui nous intéresse, la distinction entre la présence ou l'absence de valeurs au sens fort, servant à différencier nos deux cultures fictives, car dans l'une les valeurs n'interviennent qu'au sens objectif du terme, tandis qu'elles agissent dans l'autre au sens subjectif. En effet, dans la culture non voulue, les modes de vie se seront formés par divers processus dont personne n'aura pris conscience, et donc la réflexion sur les valeurs n'aura joué aucun rôle dans leur genèse. Tout au plus, à l'intérieur d'une telle culture, la comparaison de ses particularités avec celles d'autres cultures connues conduira ses membres à affirmer leur adhésion à leur propre culture, et leur préférence pour elle, en définissant ainsi leur propre mode de vie comme celui qu'ils valorisent par opposition aux autres, et en élaborant ainsi par ce retour réflexif statique le type de valeurs que nous avons nommées purement objectives. Laissons de côté pour l'instant la question que nous avons déjà posée de savoir si la découverte de ces valeurs ne conduit pas, au moins épisodiquement, à une nouvelle réflexion, critique et dynamique, et par conséquent à l'élaboration de valeurs subjectives. Dans la culture voulue au contraire, des individus ou des groupes influents se seront précisément élevés à cette réflexion critique et dynamique pour tenter de concevoir de nouveaux modes de vie, afin de former et de réaliser autant que possible le projet d'améliorer les mœurs de leur société, en en introduisant de nouvelles et en contrôlant les innovations spontanées susceptibles de se produire dans ce domaine.

Examinons donc en un premier temps le développement des cultures instinctives, celles du premier genre que nous avons arbitrairement défini. Notre fiction en fait des cultures véritables, quoiqu'en un sens faible, si l'on réserve aux cultures conscientes le terme au sens fort. Autrement dit, contrairement à ce qui se passe dans des sociétés de fourmis d'une même espèce, toutes structurées de la même façon, ces cultures distinguent les modes de vie d'hommes qui ne diffèrent pas biologiquement ou par leur nature. En effet, si on comprend ces hommes selon leur nature commune, celle-ci aurait dû, semble-t-il, les conduire à la même façon de vivre, ou à une unique culture, la même dans toutes leurs sociétés, et aboutir donc en vérité à l'absence de culture, puisque leur manière de vivre serait simplement naturelle. Qu'est-ce qui pourrait donc les avoir amenés à se différencier par leurs modes de vie ? Cette diversité ne viendrait-elle que de celle des circonstances dans lesquelles les hasards les auraient placés ? Mais dans ce cas, ne devrait-elle pas disparaître chaque fois que des groupes humains se trouveraient vivre dans les mêmes circonstances ? Or ce n'est pas ce que semble nous montrer l'expérience. Et peut-être cette conséquence n'est-elle pas nécessaire non plus. Parce que, ayant eu une histoire différente, s'étant adaptées à des conditions extérieures différentes, les diverses sociétés réunies à présent dans un même milieu peuvent avoir dû inventer d'autres outils, s'organiser de manières différentes aussi, non seulement en fonction du milieu extérieur, mais également en fonction des moyens qu'ils avaient trouvés pour s'y adapter, de telle sorte que, à chaque nouvelle modification des circonstances, elles n'y réagissent plus à partir de la même façon d'agir, mais à partir des modes de vie déjà modifiés dans lesquels elles se trouvent. Ainsi, même si elle est pour l'essentiel subie, une histoire particulière sépare de plus en plus chaque société des autres et l'amène à réagir d'une manière propre à des circonstances similaires, puisque chacune les aborde à partir de la structure particulière que lui a donnée sa propre histoire. Le rôle joué par cette histoire dans la différenciation de telles sociétés est d'autant plus grand que d'un côté les hommes sont plus capables d'invention technique, tant pour agir sur la nature que pour organiser par des conventions leur propre société, et que de l'autre chaque nouvelle génération est formée par les précédentes, si bien qu'aucune n'aborde les nouveaux problèmes à partir de rien (donc à partir de la seule nature), mais toujours au contraire en partant des solutions déjà inventées. Une telle sorte d'explication, recourant aux capacités d'invention des hommes pour résoudre objectivement les problèmes pratiques qui se présentent, sans recours à une réflexion générale sur la forme de leur culture ou de leurs modes de vie, semble tout à fait apte à rendre compte de la formation des cultures et de leur diversification. Elle a même l'avantage de faire comprendre de façon évidente la raison pour laquelle les hommes, qui sont souvent capables d''expliquer leurs techniques, leurs actions singulières, certaines de leurs coutumes ou lois, dont l'efficacité est assez immédiate, se réfugient dans les métaphores ou la pure référence à la tradition lorsqu'il s'agit de pratiques plus proprement culturelles.

Remarquons à ce sujet que l'existence de normes dans une société n'implique pas du tout la référence à des valeurs au sens fort. L'élaboration de lois, sous forme orale, coutumière, ou écrite, peut être considérée comme une technique, appartenant à l'art politique, qui s'impose par la nécessité d'organiser la société en vue de sa sécurité, de sa défense et de la coopération, c'est-à-dire dans le but de satisfaire à des besoins naturels dans une espèce animale vivant en société. Ces techniques d'organisation sociale ont un autre objet que les techniques portant sur les choses, elles règlent les comportements des hommes, mais toujours dans la perspective de rendre efficace la satisfaction des besoins, comme les autres techniques. La guerre par exemple, exige une coordination, et cette simple nécessité explique les efforts de raisonnement appliqués à cette tâche, comme la chasse exige également une certaine organisation dès qu'elle prend une ampleur telle qu'elle suppose la participation de plusieurs, ensemble ou successivement. Ces techniques n'impliquent donc pas par elles-mêmes le recours aux valeurs, ni par conséquent leur création, quoique, comme les autres techniques, elles puissent conduire à la reconnaissance de valeurs en fait, et à la valorisation de traits de caractère tels que le courage, l'habileté ou la loyauté, susceptibles de devenir des valeurs objectives, comme dans les autres domaines de la pratique utilitaire. Il ne faut donc pas confondre la présence de normes ou de règles (qu'elles soient techniques, politiques ou sociales), plus ou moins bien élaborées, avec la reconnaissance de valeurs, les deux choses demeurant distinctes, même s'il s'établit des rapports entre elles.

Passons maintenant à l'autre extrémité, celle des sociétés dans lesquelles la culture serait une création consciente. L'intervention de cette conscience n'implique pas que, dans de telles sociétés, tout le monde réfléchisse avec une parfaite lucidité aux valeurs définissant sa culture. Il suffit que les modifications des mœurs au sens large résultent de projets conscients de la part de ceux qui les initient et les réalisent. Dans cette seconde figure, l'invention des hommes ne porte plus seulement sur les dispositifs techniques destinés à maîtriser la nature et à organiser efficacement la société, mais également sur tout ce qui contribue à donner sa forme ou son sens spécifique à la vie des membres de la société. Or cette forme ne peut manquer d'être influencée par toutes les inventions d'ordre plus technique, dont nous avons vu qu'elles pourraient être envisagées comme suffisant à expliquer la diversification des mœurs à travers l'histoire des divers groupes sociaux. L'intervention consciente pour modifier les mœurs ne peut donc se contenter de trouver des solutions spécifiques concernant spécialement la culture, et venant s'ajouter aux autres inventions spéciales, d'ordre plus technique, mais elles doivent tenir compte de ces dernières et de leurs effets, comme de tout ce qui modifie les mœurs, directement ou indirectement. La tâche est si énorme, elle exige une science et des pouvoirs si grands, qu'il est invraisemblable que la culture d'une société puisse être l'œuvre entièrement voulue d'une partie quelconque de la société dans laquelle elle se développe. Mais, pour maintenir la fiction, accordons cette sagesse et ce pouvoir à certains membres au moins de chaque société distincte. Comment pourra-t-on les reconnaître ? Comment s'y prendront-ils pour réaliser leur œuvre culturelle ? Procédons par soustraction. Un grand nombre d'activités a des buts utilitaires identifiables à peu près indépendamment de la culture. La chasse, l'agriculture, l'élevage, l'architecture ou les techniques de construction, les arts de la guerre, et bien d'autres, correspondent à des besoins humains généraux, de se nourrir, de se protéger, de se reproduire, et ainsi de suite. Marquons ces activités et sortons-les de notre champ d'attention. Ou plutôt, procédons plus finement. Car ces techniques sont souvent mélangées à des éléments non proprement utilitaires dans le sens immédiat qui nous intéresse. Gardons ces derniers dans la mesure où ils peuvent être séparés, ou au moins abstraits par l'esprit. Ce qui nous reste à présent ne résulte plus de l'invention destinée à satisfaire les besoins humains naturels dans les divers milieux. Or que reste-t-il, s'il reste quelque chose ? Principalement deux domaines, ceux des arts (non utilitaires) et de la religion, soit à l'état pur, soit dans leur mélange à tout le domaine utilitaire immédiat que nous avons écarté. Et c'est précisément ce que nous nommons culture au sens étroit du terme, entendant par là qu'elle ne signifie pas le tout de la culture, mais ce qui n'appartient qu'au domaine spécial de la culture. Cette culture au sens strict comporte justement ce par quoi les diverses cultures se différencient de la façon la plus arbitraire, à première vue. Tel est donc le lieu spécifique de l'action de nos créateurs culturels. C'est à la fois ce qu'ils modèlent et leur outil pour modeler l'ensemble de la culture, y compris tous les aspects immédiatement utilitaires, auxquels ils mêlent autant que possible l'art et la religion pour tenter de les soumettre également à la culture, en même temps qu'ils y adaptent celle-ci. Or n'est-ce rien, ce que nous avons isolé ici, par abstraction ? Certains estimeront que ce sont des aspects purement décoratifs, qui ne touchent pas au noyau dur de l'activité humaine, constitué par ce qui concerne l'utilité plus immédiatement liée aux besoins. S'il est vrai que la culture au sens strict n'est pas ce qui permet à l'homme de vivre tout simplement, c'est pourtant en elle que s'élabore ce qui donne son sens à la vie pour l'homme, et ce qui donne donc à celui-ci ses raisons de vivre. Ainsi, le rapport se renverse aussi bien, puisque c'est dans la mesure où l'on veut vivre qu'il faut satisfaire ses besoins. L'avantage d'imaginer une société dans laquelle l'invention culturelle, la création des valeurs, aurait lieu consciemment et serait volontaire, est donc de permettre d'abstraire, pour y concentrer l'attention, cet aspect proprement culturel de notre vie.

Après ce voyage dans la fiction, revenons à la réalité, pour retrouver confondus les aspects artificiellement séparés. Le plus vraisemblable est en effet que les cultures se forment par les deux moyens simultanément, à savoir par les efforts accomplis pour la survie et l'adaptation aux conditions du milieu, qui introduisent des différences dans les techniques et l'organisation des sociétés, y compris les techniques magiques, ou les diverses superstitions, qui vont jouer un rôle dans les rites et les croyances religieuses, ainsi que dans les arts. Mais il n'y a pas de raison d'exclure les tentatives expresses de création culturelle spécifique, consciente, avec leurs résultats plus ou moins probants comme dans toutes les inventions, à travers notamment l'invention religieuse et artistique, quoique non uniquement sous leur forme pure, séparée. Or ici, nous l'avons vu, il y a explicitement création et transformation de valeurs, puisque les formes de vie désirables qui donnent sens à la vie sont envisagées pour en évaluer justement le caractère désirable et pour envisager les modifications qui pourraient les rendre plus désirables. Que pour beaucoup, les valeurs n'apparaissent guère, sinon confusément à travers les formes artistiques et religieuses, les mœurs transmises, et qu'elles soient acceptées ainsi, sans réflexion particulière, cela n'empêche pas qu'elles puissent devenir chez plusieurs l'objet d'une certaine réflexion, les rendant objectives dans une certaine mesure, et chez quelques-uns l'objet aussi d'une évaluation, dans un rapport dynamique, critique et créateur dans ce domaine des valeurs. Que cette réflexion dynamique sur les valeurs existe, nous le savons même avec certitude, puisque c'est justement dans ce type d'activité que nous sommes engagés actuellement.

A ce propos, souvenons-nous du fait que la culture a en quelque sorte deux pôles, selon qu'elle s'applique à une société entière, ou au contraire à l'individu, vu qu'il existe bien une culture individuelle à l'intérieur de la culture collective, plus ou moins en accord ou en conflit avec cette dernière. On pourrait d'ailleurs faire les mêmes observations à propos de la morale personnelle et de la façon dont un individu se forme des habitudes et une personnalité différentes de celles d'autres qui se sont développés dans la même culture sociale, à travers une éducation similaire. Pour l'essentiel, ce sont les circonstances particulières de chacun et les tentatives d'adaptation particulières qui l'expliquent, sans qu'il y ait eu, sinon tout à fait accessoirement, de projet conscient de se former un caractère moral conçu comme supérieur à d'autres. Et pourtant, cette formation volontaire n'est pas non plus tout à fait absente. Chez beaucoup elle ne joue qu'un rôle très mineur, tandis que chez certains, bien plus rares, elle est tout à fait déterminante. Et l'on découvrirait certainement aussi que ces derniers se caractérisent par un intérêt intime pour les aspects de la culture proprement dite (un intérêt tout différent au demeurant de celui qu'y portent beaucoup de ceux qui ont choisi de gagner leur vie ou d'acquérir une réputation dans le domaine de la culture, là où celui-ci rapporte ce genre de bénéfices). Dans cette perspective, prise au sérieux, la philosophie apparaît comme la discipline par excellence de la conception des valeurs.

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Ce qui nous importe donc à présent, c'est de situer la transformation des valeurs dans son contexte, non pas pour savoir si elle est possible, mais pour tenter de définir les conditions de son efficacité.

Nous avons remarqué que le lieu plus particulier de l'expression, comme de la modification et de l'invention plus ou moins explicites des valeurs, est la culture en son sens restreint, c'est-à-dire essentiellement les arts et les religions (avec la philosophie). Il est facile de trouver des exemples évidents de cette fonction. Ainsi, le roman joue assurément un rôle important pour fixer des idéaux de vie. Prenons les premiers exemples de ce genre littéraire, les romans de chevalerie du XIIe siècle, dont Chrétien de Troie compose les premiers grands modèles. On y voit apparaître un idéal de vie, décrit, incarné dans des héros déclinant les divers types de chevaliers, leurs vertus caractéristiques et les vices qu'ils doivent éviter, leurs actions, leurs attitudes, les débats auxquels peut donner lieu cet idéal et leur mode de vie, en général et dans les diverses circonstances. Certes, Chrétien de Troie n'est pas le seul à élaborer cet idéal et les valeurs qui y correspondent, mais il joue un rôle essentiel dans son élaboration et sa définition, le rendant également visible aussi bien pour l'imagination que pour la raison à travers ses romans qui vont donner ses modèles à toute une littérature jusqu'au moment où ce système de valeurs déclinera et se verra raillé dans la figure de Don Quichotte, autre grand personnage de roman. Remontons plus haut, jusqu'à l'histoire (peut-être légendaire en grande partie, il est vrai) d'un personnage dont l'influence est devenue immense dans l'Europe et une partie du monde, Jésus de Nazareth. On attribue à celui-ci le mérite d'avoir enseigné, en s'efforçant de l'incarner lui-même, une nouvelle valeur, la charité, créant un mouvement religieux qui en a largement répandu l'idéal, à travers notamment la figure et les récits de sa vie qu'ont commencé à fixer dans des écrits littéraires ses disciples. Remontons plus haut encore, en nous déplaçant vers l'orient, pour considérer un autre créateur de valeur, Bouddha, soumettant à une critique radicale toutes les valeurs naturelles et culturelles afin de proposer et de révéler un désir supérieur à tous les autres, paradoxal, celui d'éteindre tous les désirs pour s'en libérer, accompagné du désir d'aider l'humanité à sortir également du monde de souffrance lié à l'esclavage des désirs. Les valeurs qu'il enseignait se sont également répandues et ont marqué de grandes cultures jusqu'à nos jours. Chaque fois, ce qui se présente à nous dans ces histoires et dans bien d'autres, c'est l'action d'hommes lucides, faisant apparaître de nouvelles valeurs, qui à travers l'enseignement verbal, l'exemple, la littérature et les arts, s'implantent et deviennent sources de culture, pour quelques siècles ou des millénaires, dans une région limitée ou dans de grandes parties du monde.

On pourrait parcourir d'innombrables histoires individuelles où apparaissent chez quelqu'un, soudainement ou progressivement, une prise de conscience des valeurs de sa société qu'il a partagées jusque là, une insatisfaction et une critique de celles-ci, et la recherche de nouvelles valeurs, qui n'auront d'importance que pour cet individu ou qui au contraire se répandront. Ainsi, l'histoire de Bouddha nous le montre découvrant la misère humaine qui lui avait été jusqu'alors cachée, subissant un fort choc émotif à cette découverte, propre à dévaluer son mode de vie antérieur, et s'engageant dans la recherche d'autres valeurs. Surtout, leur découverte transforme réellement sa vie, lui fait effectivement voir le monde sous un tout nouvel aspect et modifie entièrement son propre caractère. L'histoire ne nous présente qu'assez rarement des évolutions aussi dramatiques, mais on trouve bien plus fréquemment, même autour de soi, des évolutions analogues à des échelles plus petites. Ces grands modèles servent à nous persuader de la puissance immense que peut avoir parfois la réflexion sur les valeurs et la transformation qu'elle en autorise.

D'où viennent donc cette puissance des valeurs sur nous et la puissance que nous avons de modifier ou de créer des valeurs ? En un sens général, nous le savons déjà : c'est la puissance du désir, une puissance très réelle dont nous faisons sans cesse l'expérience. Nul mystère donc que, dans la mesure où les valeurs sont liées au désir, elles aient une efficacité par son intermédiaire. Mais nous avons vu aussi que les simples désirs, le désir direct d'une chose ou le désir provenant du besoin ne concernent pas comme tels les valeurs. Celles-ci se rattachent au désir de désir, c'est-à-dire au désir d'agir sur ses propres désirs, pour les renforcer, les réorienter, les affaiblir, les modifier de toute sorte de manières. Autrement dit, de la même façon que les objets directs de nos désirs en général acquièrent une certaine valeur pour nous du fait qu'ils sont recherchés ou évités, de la même manière nos propres désirs, du fait qu'ils deviennent l'objet d'autres désirs, acquièrent à leur tour une valeur, positive ou négative. Mais ces deux espèces de valeurs sont distinctes. La première, si on la considère d'abord uniquement sous l'aspect de la valeur des choses pour nous en fonction de nos besoins, correspond plus ou moins à celle que les économistes nomment valeur d'usage. Et nous pourrions la nommer (un peu arbitrairement, et dans un sens différent de celui dans lequel les utilitaristes prennent le terme) utilité pour désigner le fait qu'elles caractérisent les choses par rapport à leur aptitude à servir de moyens de satisfaire des besoins. On hésitera à nommer ainsi également la valeur des choses que nous désirons pour d'autres propriétés, plaisantes en elles-mêmes, objets de désirs non dépendants de besoins et apparaissant ainsi comme plus libres. C'est ainsi que j'apprécie une belle couleur, un paysage agréable, un animal racé, la douceur d'une plage de sable, le bruit des vagues ou du vent, l'odeur de la terre et des plantes après l'orage, les films à suspens, et ainsi de suite, sans que je puisse dire que j'aie besoin de tout cela à vrai dire. Nous pourrions qualifier d'agrément ce type de valeur. Par opposition à l'utilité et à l'agrément, la valeur à proprement parler désigne non pas tant ce qui est valorisé simplement, mais le principe de valorisation, c'est-à-dire toujours les désirs. Le désir est en effet principe de valeur par rapport à son objet, et il peut lui-même être valorisé par un autre désir, mais sans cesser pour autant d'être principe de valeur. La valeur, au sens fort ou moral qui nous intéresse, c'est donc le désir, principe de valeur, en tant qu'il est lui-même évalué, c'est-à-dire objet d'un autre désir. Il s'agit de la valeur-principe, par opposition à la valeur-résultat de l'utilité ou de l'agrément. Le lien n'est pas coupé entre les deux, puisque désirer un désir, c'est désirer désirer les choses selon ce second désir, et par conséquent désirer attribuer aux choses la valeur-résultat qui leur vient de celui-ci. Et c'est pourquoi, dans la valeur-principe, ce n'est pas un désir qui est désiré comme utile ou agréable (laissons en suspens la question de savoir si cela est possible), mais ce désir qui est désiré comme principe d'évaluation. Par exemple, je peux désirer la conversation pour son agrément. Si j'en fais une valeur, alors je désire que cet agrément de la conversation joue un rôle important dans ma vie, et je désire par conséquent avoir le désir de la conversation grâce auquel j'en jouis. Pour que les valeurs soient efficaces, il faut donc qu'un tel désir de désir le soit, et qu'il puisse véritablement susciter le désir désiré.

Or là est le problème, car, comme nous l'avons vu, il ne suffit pas de désirer désirer pour désirer en effet comme on le désire. Pas plus que le désir comme tel ne rend réellement présent son objet, pas plus le désir de désir ne fait exister, comme magiquement, le sien. Même si le magicien peut espérer réaliser l'objet de son désir seulement en intensifiant celui-ci, nous savons d'habitude que la réalité n'obéit pas ainsi directement à nos désirs, mais que ceux-ci ne peuvent conduire à leur réalisation qu'indirectement, en général par des actions du corps. Mais, simplifiant les choses, nous tendons à imaginer qu'il y aurait comme deux règnes distincts et relativement indépendants, quoique reliés entre eux justement dans notre corps. D'un côté, le monde intérieur, de la pensée, avec les désirs. De l'autre l'espace extérieur, réel, dans lequel se trouve notre corps, en interaction avec les autres choses, et sur lequel agit notre pensée, et notamment nos désirs ou du moins ceux qui constituent notre volonté. Les obstacles semblent situés dans le monde extérieur, du côté de l'espace, et la réussite de l'action dépend de l'usage de notre force corporelle et des stratégies élaborées pour la rendre efficace. En revanche, il nous semble souvent que, à l'intérieur de la pensée, tout dépend de notre volonté, en principe, c'est-à-dire de nos désirs déterminants. Il suffit que je veuille me représenter une chose pour que mon imagination la fasse surgir en tant qu'image. Ainsi, je pense ce que je veux, et, semble-t-il, je veux ce que je veux vouloir, tout simplement. Nous avons vu qu'il faut retraduire cela en termes de désirs pour lui donner un sens, et que cela signifie donc que, si je désire désirer quelque chose, il en résulte aussitôt que je le désire. C'est d'ailleurs de la croyance à cette toute puissance sur nos propres désirs que provient l'idée fantastique de notre parfait libre arbitre. Or cette idée ne tient bien sûr que si on ne l'examine pas. L'expérience nous prouve toujours le contraire et nous montre abondamment que souvent nous ne pouvons pas désirer ce que nous désirons désirer ni penser ce que nous désirons penser. L'intellectuel sait bien que le fait qu'il aimerait réfléchir à tel problème n'empêche pas nécessairement son imagination de vagabonder tout ailleurs, et que ce qu'on nomme les difficultés de concentration, c'est-à-dire la peine que nous éprouvons à orienter notre pensée vers ce que nous désirons penser, sont quelque chose de tout à fait réel. Or, loin d'être des idées dociles, les désirs sont même des pensées particulièrement peu maniables, s'imposant d'elles-mêmes avec souvent une grande force d'inertie, qui leur permet de résister aux tentatives de les chasser, de les appeler ou de les modifier.

Même lorsque la croyance en un parfait libre arbitre (c'est-à-dire en l'aptitude de notre volonté à se déterminer entièrement par elle-même) est abandonnée, elle continue à influencer nos représentations. Nous avons en effet tendance à imaginer notre vie intérieure comme réglée par l'intervention de personnages spéciaux, nos facultés, qui interagiraient. L'un d'eux, la volonté, est le commandant ; la raison fait office de conseiller ; les passions sont des serviteurs qui aimeraient bien devenir maîtres et qui parfois obéissent, parfois n'en font qu'à leur tête, et qu'il faut toujours surveiller ; l'imagination entraîne la pensée de tout côté, au hasard, et il faut aussi la conduire pour qu'elle ne nous égare pas. Dans ce théâtre, quoiqu'en un sens nous soyons toute cette petite société composant notre esprit, nous sommes plus spécialement notre volonté, et selon que nous savons ou non commander, en nous aidant des conseils de la raison, nous dominons notre vie psychique ou nous sommes emportés par les passions et l'imagination. Or la fonction attribuée à la volonté sur cette scène continue à supposer l'entier libre arbitre. On imagine en effet que toute notre véritable force est là, dans la manière dont la volonté parvient à s'imposer. Autrement dit, puisque la volonté est ce qui est véritablement nous, elle se trouve ainsi dans notre capacité de nous imposer et de faire ce que nous voulons. Dans cette représentation, tout devrait en principe être soumis à la volonté, même si bien des acteurs tentent d'échapper à son autorité. Et par suite nos désirs eux-mêmes, quoique doués souvent de fortes têtes, doivent être domptés et placés sous le joug de la volonté. Tous ces acteurs imaginaires sont propres à jouer mille drames intéressants, tragiques, comiques en fonction des mille rebondissements de la lutte entre la volonté et ses sujets toujours prêts à l'indiscipline. Hélas il n'explique rien, puisque son ultime ressort, c'est toujours l'absurdité du libre arbitre.

Nous avons vu qu'au contraire la volonté n'est que la conscience de la domination des désirs réellement agissants. Inutile de nous tourner vers elle pour y trouver un ressort plus intime afin d'agir sur eux. Si nous modifions nos désirs, c'est toujours à partir d'un autre désir, selon notre analyse. Mais comment alors ferons-nous naître un nouveau désir ou en renforcerons-nous un existant, n'ayant plus le point d'appui d'une volonté dominant toute notre vie psychique ? Inutile de supposer un désir antérieur, ou supérieur, ce qui nous entraînerait dans une régression à l'infini. Il faut donc que le nouveau désir soit né comme naissent tous les désirs. Or ceux-ci ne viennent pas de rien, mais ils apparaissent déjà parmi d'autres désirs, dans une vie psychique qui n'est jamais vide de désir. Si l'on voulait remonter à l'origine, il faudrait recourir à l'abstraction et remarquer qu'il semble y avoir un désir fondamental lié à notre vie biologique, et qui n'est peut-être que le mouvement et l'effort du corps pour vivre accédant à la conscience. On pourrait alors considérer tous les désirs comme les formes plus particulières que prend ce désir de vivre, si bien qu'aucun d'entre eux ne pourrait exister à part et naître en dehors de ce milieu de désirs dont le système constitue notre vie psychique. Comme, en s'observant, on peut constater un lien entre ses divers désirs, même si certains peuvent sembler assez singuliers à première vue, on peut supposer qu'une première détermination essentielle des divers désirs plus particuliers vient de la pression de l'ensemble des autres désirs présents. Si nous avons tel désir précis, ce n'est donc pas d'habitude parce que nous le voulons ou que nous le désirons par un autre désir indépendant, mais parce qu'il trouve sa place dans le système de nos désirs, ceci valant également pour les désirs de désirs.

Dans l'hypothèse que nos désirs sont ancrés dans les mouvements de notre corps, et qu'ils en sont peut-être même un aspect, il semble qu'il faille poser parmi nos désirs fondamentaux ceux qui correspondent à nos besoins. Nous ne pouvons vivre sans respirer, sans manger, sans dormir, sans bouger, sans exercer nos sens, ni sans faire le nécessaire pour pouvoir respirer, manger, dormir, etc. Et effectivement, nous désirons satisfaire ces besoins et trouver les moyens d'y parvenir. L'hypothèse la plus simple pour expliquer la diversité de nos désirs consiste donc à les faire dériver tous de ces premiers, plus directement liés à nos besoins. Et comme la diversité des situations dans lesquelles nous nous trouvons et la richesse de notre milieu et des ressources que nous pouvons y découvrir sont très grandes, il est normal que nos désirs se diversifient de manière correspondante, qu'ils fassent des détours toujours plus grands et plus compliqués pour réaliser le même désir fondamental de vivre, s'attachant à mille objets qu'ils y rapportent parfois par des voies si détournées que le lien devient difficile à percevoir. La diversification des désirs viendrait donc non seulement de la diversité de nos besoins, mais également de la diversité des objets auxquels ils s'attachent et s'appliquent, chacun d'entre eux, chacune des transformations visées, chaque résultat obtenu et obtenable, devenant à son tour l'objet d'un désir plus spécifique, ou de l'une des formes particulières prises par notre désir de vivre et de satisfaire les besoins que nous impose notre structure biologique, y compris bien sûr nos structures psychiques elles-mêmes. Dans la mesure où nous avons quelque autonomie, celle-ci ne viendrait donc pas d'une volonté miraculeusement libre, mais du fait que nous sommes des automates, et comme ceux-ci, des systèmes de mouvements complexes, dont nos désirs font partie.

Nous interrogeant sur l'autre extrémité, celle des résultats de nos actions, et observant les cultures dans lesquelles les hommes se modèlent eux-mêmes, nous avions déjà envisagé l'hypothèse que celles-ci puissent provenir entièrement de l'effort pour satisfaire ses besoins de mieux en mieux, par l'invention de moyens toujours plus complexes, impliquant également des modifications de soi-même, et par exemple une discipline qui ne nous est pas naturelle. Mais nous avions constaté que, soustrayant ces activités utilitaires, il semblait en rester d'autres qu'on pouvait qualifier de plus proprement culturelles, et qui ne semblaient pas se situer dans le prolongement direct des premières, mais relever d'une invention spécifique, telle qu'on la trouve dans les arts et les religions. Or c'est ici que nous devions faire intervenir spécialement les valeurs, c'est-à-dire les désirs de désirs. Mais, pour expliquer cette intervention des valeurs et l'existence de leur domaine propre, celui de la culture proprement dite, il n'est pas nécessaire de recourir à un autre principe que celui du retour du désir sur lui-même ou de sa réflexion, qui n'est pas étranger à la nature du désir, celui-ci n'excluant à priori aucune sorte d'objet. Cette réflexion est au contraire dans la ligne de la complexification des chemins du désir que nous envisagions.

Revenons donc à notre question de l'efficacité du désir, et notamment du désir de désir. Le désir n'est pas la simple représentation statique de son objet, comme une photographie par rapport à l'objet photographié. Il n'est pas non plus la représentation statique du plan d'action permettant d'atteindre ou de modifier l'objet, comme le schéma d'un processus qui peut être suivi pour le réaliser. Entre une telle représentation et son objet, il n'y a pas d'action, sinon par un acteur extérieur qui vient les relier en faisant de l'une le modèle de son action sur l'autre. Le désir est au contraire lui-même mouvement ou effort, et c'est pourquoi il n'a pas besoin pour agir d'un acteur supplémentaire. L'objet du désir n'est pas l'objet représenté, mais l'objet désiré. Il comporte nécessairement l'attraction corrélative de la tendance vers lui, constitutive du désir. Entre le désir et l'action, il n'y a pas de différence, en l'absence d'obstacle empêchant l'action de s'accomplir entièrement. L'obstacle à la réalisation du désir peut être intérieur à celui qui désire, notamment dans d'autres désirs contrariant le premier, ou extérieur à lui, dans l'absence des moyens de sa réalisation. Ainsi, je peux désirer sauter dans le vide, pour le plaisir de la chute, et en être empêché par le désir de survivre à cette chute, étant donné que par ailleurs je n'ai pas les moyens techniques d'éviter le choc fatal à l'arrivée. La question de l'efficacité du désir est donc celle de sa cohérence par rapport aux autres désirs dans le système psychique qu'ils constituent, et celle de la perception d'un chemin vers l'objet, promettant à l'action de s'y projeter pour s'y réaliser. Je vois une pomme, appétissante, j'ai faim, il me suffit de tendre la main pour la cueillir, je n'ai aucun désir plus pressant que de la manger, et donc aucune question ne se pose, aucune hésitation ne vient retarder mon action, si je ne vois aucun obstacle physique ou social. Entre le désir et l'action il y a alors parfaite continuité, j'agis en désirant et je désire en agissant ; je croque la pomme.

Y a-t-il une difficulté particulière concernant le désir de désir ? Il faut bien sûr que soit apparu un désir ayant pour objet un autre désir. Et il se peut que, comme les objets habituels du désir, celui-ci ne soit pas perçu comme existant déjà, mais qu'il apparaisse comme le résultat possible de mon action, c'est-à-dire qu'il implique une modification. Je peux désirer la pomme cuite et préparée, plutôt que crue. Ainsi, je peux désirer un désir comme modification d'un autre qui lui serve de matériau. Ce qui importe, c'est que ce désir de désir, comme les autres, est déjà un effort vers sa réalisation, une amorce d'action, qui s'accomplira si elle n'en est pas empêchée. Or pourquoi le désir de désir trouverait-il plus que d'autres des obstacles insurmontables ? Pourtant il en rencontre souvent de grands, qui viennent en partie de son objet. Nous avons vu que les désirs sont empêchés de se réaliser par des obstacles intérieurs aussi bien qu'extérieurs, et que les premiers sont en premier lieu d'autres désirs contraires. Or, lorsqu'un désir porte sur un autre, ou bien celui-ci lui est contraire, ou bien il s'allie à lui. Si le désir désiré est existant, il ne peut que s'allier à celui qui le renforce en le désirant. En revanche, si le désir désiré est le résultat d'une modification de désirs existants, ceux-ci lui sont nécessairement contraires. C'est pourquoi tout le monde se réjouit immédiatement de désirer être tel qu'il est, alors qu'on éprouve à divers degrés comme pénible de désirer changer de caractère ou de désirs. Pour se réaliser, il faut donc que ces désirs réflexifs soient plus forts que les désirs existants qui doivent être transformés. Mais ici, la question de l'efficacité de ces désirs réflexifs, et par conséquent de l'action culturelle par l'intermédiaire des valeurs, ne pose pas d'autres difficultés de principe que l'efficacité des désirs en général. Elle est pourtant un immense problème pratique.

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En montrant que les désirs sont des modalités d'un désir fondamental de vivre, lié à notre structure biologique, et qu'ils sont notamment ancrés dans nos besoins, dont la satisfaction est une condition de notre survie, et par conséquent un objet nécessaire du désir de vivre, en ajoutant que tous nos désirs ont un rapport réciproque et forment un système, nous avons situé la culture dans la suite de ce désir de vivre et de ses conditions biologiques, dont les valeurs sont en somme des complications. Cette conception semble convenir avec la vision prétendument réaliste de l'activité des hommes selon laquelle toutes nos actions trouvent leur fondement dans l'économie, c'est-à-dire dans la nécessité découlant de nos besoins et dans les stratégies plus ou moins rationnelles destinées à nous donner les moyens les plus efficaces de leur satisfaction, de telle façon que la culture se réduit à un ultime perfectionnement faisant office de luxe, non indispensable, et sans effet important sur l'organisation de nos activités. Une fois la survie assurée, le surcroît d'énergie vise à atteindre davantage de confort, et la journée de travail terminée, on se divertit par la lecture, la musique ou le cinéma, qui ne sont d'ailleurs pas tout à fait inutiles, en tant qu'ils contribuent à restaurer l'énergie nécessaire à la prochaine journée de travail. Or ce sont précisément les sociétés dominées par une telle conception que les moralistes accusent fréquemment de perdre les valeurs. N'ont-ils pas raison, puisque la réduction à l'économie enlève son importance à la culture, le domaine spécifique des valeurs ? Et ne risquons-nous pas, par la conception des valeurs que nous présentons, de tomber sous cette critique et de réduire les valeurs à l'insignifiance au moment même où nous tentons de poser le problème de leur transformation ? Et comme la culture ou les valeurs sont ce qui exprime et détermine le sens de la vie, n'est-il pas justifié d'accuser une manière de vivre vouée à la seule économie de n'avoir plus de valeurs, comme le font les mêmes moralistes, qui se plaignent de la perte de sens de sociétés telles que la nôtre, dominées par une vision économique ?

Qu'il y ait un ancrage du désir dans la vie biologique, et dans les nécessités de la survie qui s'expriment sous forme de besoins, et que toutes les valeurs n'apparaissent que comme une complication du système des désirs, c'est ce que nous avons dit en effet (quoiqu'en ajoutant qu'il fallait considérer l'agrément à côté de l'utile). Et si l'économie se définit comme l'organisation de l'action pour satisfaire les besoins, il faut avouer que celle-ci peut être considérée comme étant à la base de la culture. Il ne s'ensuit pas pourtant que la culture soit déterminée à poser le confort comme valeur suprême, ni même que la survie doive conserver toujours son sens biologique immédiat. Ce qu'aussi bien les partisans de l'économisme que les moralistes qui le critiquent de la façon que nous avons rappelée, ne perçoivent pas justement, c'est que le confort, notamment, est une valeur, résultant d'une démarche culturelle précise, relativement contingente. De nombreuses sociétés prises dans une lutte pénible et constante pour la survie ne font pas du confort leur valeur suprême.

Or la méprise des supposés réalistes, partisans du confort, et des moralistes qui les critiquent et veulent défendre « les valeurs », repose sur une erreur à propos de l'action des valeurs, et de la pensée en général. Nous avons déjà abordé ce sujet, mais il n'est pas inutile d'y revenir, étant donné qu'il est central pour notre problème.

On se représente la pensée, notamment la pensée rationnelle, comme un instrument passif aux mains d'un agent qui pose les buts pour lesquels il l'utilise. Nous pouvons nous représenter facilement aujourd'hui cette situation comme celle d'un homme utilisant un ordinateur. Cette machine est une sorte de raison, qui accomplit tous les calculs qu'on lui demande, sert de mémoire, et bien davantage encore. Mais sans son utilisateur, qui la commande directement ou indirectement, à distance (que cette distance soit spatiale ou temporelle), la machine n'agit pas, ne prend pas d'initiatives (c'est-à-dire de véritables initiatives, et non la simple mise en marche de processus dans certaines conditions spécifiées). Et quoique l'ordinateur soit capable de traiter des symboles, que ce soit même sa fonction, il n'est pas capable de leur donner sens, c'est-à-dire de les intégrer dans un mode de vie et d'action, une opération qui revient à l'utilisateur seul. N'est-ce pas ainsi que nous utilisons notre raison ? Nous formons des idées abstraites, les relions de diverses manières, et nous calculons de nouveaux rapports à partir de ceux que nous avons définis, arbitrairement ou en fonction de l'expérience que nous voulons représenter. Mais ce que nous dit la raison, c'est seulement la conclusion de ces opérations, à laquelle il nous reste à donner un sens en décidant d'en faire ou non, en tout ou en partie, un modèle pour notre action. Ces idées de la raison, nous pouvons les penser directement, en les considérant dans notre esprit, ou nous pouvons leur donner une forme audible ou visible, dans la parole et l'écriture, et considérer les symboles qui les représentent sur la feuille de papier ou l'écran d'ordinateur. Si ces symboles écrits peuvent si bien les représenter, c'est qu'ils sont de même nature qu'elles, pour l'essentiel. Ils sont des points d'appui pour une démarche qui va leur donner un sens en les rapportant au monde de l'action, à la réalité qu'il s'agit de modifier. Et cela c'est l'affaire de l'agent, que, dans la pensée, on tend à ramener au mystérieux agent intérieur universel qu'est la chimérique volonté, aidée ou contrariée par d'autres principes actifs plus réels, nos passions ou sentiments.

Or dans cette vision, qu'est-ce que la culture, avec les valeurs qu'elle détermine ou qui la déterminent ? La culture a une figure objective qu'on peut observer sous forme de représentations réelles ou de symboles concrets, des objets peints ou sculptés, des chants, des danses, des récits, des écrits, etc. Tout cela renvoie à des idées que les indigènes ou les anthropologues peuvent en dégager pour en présenter la forme pure, abstraite. Et le sens, les divers sens, que l'on peut en tirer, qui orientent la vie des gens, se formulent dans les symboles d'idées abstraites, propres aux calculs de la raison, par exemple. Comment ces valeurs agissent-elles, considérées en elles-mêmes, dans leur figure abstraite ? Nous les comprenons comme les symboles que fournit l'ordinateur, et nous les adoptons comme modèles abstraits de notre action. Pour en faire nos guides, il faut y adhérer, un mouvement qui vient de nous et leur reste étranger. Nous pouvons par exemple raisonner, puis approuver une valeur pour ses bons effets. Nous pouvons croire au contraire qu'elle nous est révélée par une puissance supérieure, et l'adopter pour obéir à cette puissance. Nous pouvons bien sûr aussi la refuser. Mais l'adhésion réelle à une valeur suppose que des sentiments favorables s'attachent à elle. Et ces sentiments peuvent s'exprimer. Alors peut naître toute une culture, des expressions musicales, dansées, rituelles, littéraires de ces sentiments, combinées avec celles de la valeur. Tant que ces sentiments ne s'y attachent pas, elle reste abstraite, comme morte, et si ces sentiments s'en détachent, si les raisons de l'adopter s'affaiblissent et disparaissent, alors elle peut périr, disparaître à son tour, ne laissant que son squelette abstrait.

Le problème d'une telle conception est qu'elle n'explique pas pourquoi on adhèrerait à la valeur comme telle, dépouillée des expressions des sentiments qui lui donnent vie. Cette adhésion apparaît comme tout à fait arbitraire. Par conséquent le fait qu'une valeur soit posée intellectuellement ne rend pas compte de son action ou de son absence d'action sur la culture. Les braves moralistes qui nous répètent le nom de leur valeur favorite, qui nous en donnent quelque description, n'apprennent la plupart du temps rien à personne dans nos sociétés, et ne font aucun effet ; ce qui ne nous surprend pas, puisque, selon cette conception même, ceux qui s'en détournent la connaissent aussi, et ne l'ignorent pas par ignorance, mais au contraire souvent tout à fait intentionnellement. Il n'est pas étonnant que pour faire valoir ces valeurs exsangues, on se tourne souvent, en dernier recours, vers l'autorité d'un être très puissant, tel qu'un Dieu, qui nous les dicterait. Et d'ailleurs ce recours à la superstition est intéressant, puisqu'il montre que, sans sortir du domaine de la pensée, on peut appuyer une idée plus faible sur d'autres plus fortes. Et qu'est-ce qui fait la force de cette idée, ici ? La peur du châtiment et l'espoir de la récompense. Deux sentiments habituellement puissants. N'est-il pas étonnant qu'on puisse enjoindre la charité, par exemple, en menaçant les récalcitrants de l'enfer, tout en posant la charité comme la valeur suprême ? Car c'est avouer que la valeur est impuissante et que cet amour recommandé comme le plus haut ne tient que sur d'autres sentiments très inférieurs et en bonne partie contraires à lui.

Mais ainsi entendues, ces valeurs réduites à des abstractions ne sont pas des valeurs en notre sens, c'est-à-dire de véritables désirs de désirs. Ceux-ci n'ont pas besoin de l'ajout de sentiments pour agir. Car que sont les sentiments, sinon les manières dont nous sentons nos désirs dans les diverses situations, selon la variation de leurs objets, leur allure lorsqu'ils rencontrent des obstacles ou trouvent la voie libre et toutes les complications de leur développement ? Bref, on oublie que les désirs sont des structures psychiques dynamiques.

Il est vrai qu'il n'en va pas de même pour les expressions des valeurs dans les divers symboles matériels constituant la culture comme objet et capables de subsister après sa disparition, comme des squelettes. Ces symboles, sous leur forme la plus abstraite, peuvent alors entrer dans les calculs susceptibles d'être effectués mécaniquement par un ordinateur aussi bien que sur papier ou mentalement. Mais précisément, ils ont alors perdu le dynamisme propre aux modes du désir que sont les valeurs. Leur sens les a quittés, comme celui de l'étrange objet d'une culture disparue dans la vitrine d'un musée, et qui ne nous dit rien, pas plus qu'un quelconque caillou (sinon qu'en l'exposant on nous annonce qu'il devrait signifier quelque chose). D'autres certes nous parlent encore, provoquant en nous quelque sentiment, diverses réflexions, des tentatives de les intégrer par l'imagination dans des actions, quoique la signification que nous leur donnions ainsi soit trompeuse selon les mises en garde des spécialistes, qui les ont replacés dans des ensembles plus larges pour tenter de les comprendre comme liés à des modes de vie très différents des nôtres.

Si toutes nos idées ou pensées ne comportaient pas à quelque degré l'élément dynamique du sentiment ou du désir, même quand l'aspect représentatif semble dominer, elles ne parviendraient pas à se rattacher à l'aspect émotif de notre esprit, et à son dynamisme. Car le lien entre l'idée, supposée purement représentative, et les sentiments qui devraient s'y attacher, serait entièrement arbitraire, à supposer qu'il puisse s'établir. Et nous serions ici dans le même embarras que si, considérant notre esprit comme entièrement distinct du corps, nous cherchions à comprendre leur union, qui nous apparaîtrait comme impossible. En revanche, si toute idée est simultanément désir ou sentiment, l'abîme entre les idées et les sentiments a disparu, parce qu'il n'a jamais existé. Il est vrai bien sûr que les idées diffèrent néanmoins par leurs degrés de force, et par leur valeur représentative, variant entre les deux pôles du pur sentiment et de la pure représentation, sans jamais atteindre purement ni l'un ni l'autre, sans jamais cesser donc d'être des modalités du désir.

Quoi qu'il en soit, on peut constater que plus une pensée est abstraite, propre à entrer dans de purs calculs symboliques ou logiques, plus elle paraît également faible en elle-même, et moins de telles idées semblent liées à de puissants désirs spécifiques. C'est ce qu'on nomme leur caractère objectif, comme si elles étaient plus propres à représenter l'objet qu'à susciter le désir (si l'on peut dire), plus propres aussi à être traitées elles-mêmes comme des objets, comme les symboles mêmes qui les représentent. Si l'on considère les créations culturelles, on peut établir une hiérarchie entre elles, en les situant entre deux pôles, entre d'un côté celles qui donnent des définitions abstraites et précises des valeurs d'une société, mais suscitent peu le désir constituant ces valeurs, et de l'autre celles qui expriment fortement les sentiments caractéristiques de ces valeurs, les suscitent, mais n'en donnent qu'une représentation très confuse. C'est par exemple dans des rites, des danses, dans la musique, dans les arts les plus propres à susciter l'émotion, que les membres d'une même culture se sentiront le plus vivement partager un même sentiment du monde, une même attitude dans la vie, quoiqu'ils puissent être fort en peine d'expliquer en quoi il consiste et de mettre le doigt sur ce qui le distingue d'autres, qu'ils ressentiront pourtant immédiatement comme étrangers à leur propre culture. Au contraire une observation attentive des traits de plusieurs cultures permettra d'élaborer des définitions de leurs valeurs et de les distinguer assez exactement de celles d'autres cultures, à un certain niveau d'abstraction au moins, sans vraiment faire éprouver pour autant par ces descriptions la puissance d'attraction de ces cultures.

Il n'est donc pas étonnant que la plupart des religions s'attachent à développer fortement les traits imaginaires capables de susciter le sentiment, afin de modeler les valeurs réelles, et non pas seulement leurs figures abstraites. Je faisais remarquer qu'une définition, aussi parfaite qu'on voudra, de la charité, ne fera guère de disciples de cette valeur. Aussi n'est-ce point de cette façon qu'a procédé le christianisme, mais en nous présentant la figure d'un héros de la charité à travers des récits parlant surtout à l'imagination, susceptibles d'éveiller des sentiments à son égard, d'entrer par sympathie dans son drame, de prendre son parti, et de se connecter à travers lui à l'extrême puissance du dieu dont il se dit l'incarnation, et dont la figure suscite divers sentiments assez puissants, d'amour, de crainte, d'espoir, etc. Remplacez tout cela par une réflexion rigoureuse, montrant l'avantage pour la société et chacun de ses membres d'un rapport entre ceux-ci dans lequel l'amour dominerait, et d'une extension de cet amour à l'humanité pour faire de celle-ci une seule immense société, et vous aurez peut-être convaincu certains de la logique de votre raisonnement, vous en aurez conduits quelques-uns à poursuivre leurs réflexions, à imaginer par eux-mêmes mille situations en fonction de cette idée, au point de susciter en eux un sentiment favorable par rapport à la charité et un désir d'aimer tout homme selon son modèle, bref à en adopter la valeur ; mais chez la plupart, ces beaux discours s'effaceront très vite, submergés par la richesse de perceptions et d'idées plus concrètes et plus saturées d'émotions ou de désirs. Le discours rationnel est comme un schéma qui ne parle guère à ceux qui ne savent pas comment le relier à la richesse de la réalité, et qui ne prennent pas le temps d'établir tous les liens intermédiaires entre le discours et le réel. Or c'est par ce lien seul que le désir peut être fortement impliqué.

Comment les valeurs peuvent-elles donc se voir modifier par la culture, alors qu'elles dépendent de nos désirs naturels (si l'on veut bien comprendre par là la forme qu'ils ont plus ou moins directement en rapport avec notre structure biologique et nos besoins) et de la manière dont ils vont compliquer leur système à travers les événements de la vie concrète ? Nos désirs ne visent pas que des choses qui nous soient données dans l'expérience sensible directe. Le fait déjà que des besoins nous mettent à la recherche de ce qui pourra les satisfaire, plutôt que de nous désigner naturellement les moyens qui y sont propres — sinon dans une mesure relativement faible en tant que nous avons quelques instincts suffisants, comme concernant la respiration —, nous oblige à chercher et à expérimenter pour mettre en rapport avec ces besoins de nombreuses choses, puis à les modifier pour tenter de les adapter à leur fonction. Nous sommes conduits par là à une observation non seulement des caractéristiques des choses, mais également de leurs rapports, et à une composition de ces rapports, bref à des calculs. Nous élaborons ainsi des schémas pour guider notre action en établissant notamment des enchaînements de causes et d'effets qui nous permettent de parvenir à notre but. Nos désirs se compliquent corrélativement, puisque, par exemple, du simple désir de satisfaire notre faim, nous allons désirer courir à travers les forêts à la chasse, utiliser le feu pour rendre comestibles divers aliments qui n'en seraient pas sinon, nous associer à d'autres pour faire fonctionner le système complexe de recherche, de préparation et de conservation de la nourriture, stabiliser les rapports avec les autres pour prolonger ces collaborations, etc. Or à mesure que le désir se complexifie, ce n'est plus simplement le désir de manger qui établit toute une structure abstraite destinée à le satisfaire, lui seul pour ainsi dire, mais c'est un nouveau désir qui s'est moulé selon ces structures, qui s'affirme et qui parfois finit par restreindre le rôle du désir de manger proprement dit, et qui, dans certains cas, en vient même à le mettre en situation d'être sacrifié à des désirs qui se sont construits en partie sur son fondement. Ainsi, la curiosité est sûrement grandement renforcée par son utilité, et elle peut par là même devenir chez certains un désir dominant, de même que la connaissance rationnelle, qui est pour elle un instrument si efficace. Maintenant, lorsque le désir de vivre d'une certaine manière implique l'existence ou la prédominance de certains désirs, les valeurs viennent jouer leur rôle, et elles peuvent renverser encore davantage l'organisation plus « naturelle » des désirs, conduisant par exemple à un relatif mépris de la nourriture dans certaines cultures, comme dans les sociétés ascétiques. Si le désir restait pour ainsi dire fixé dans les désirs « naturels », comme un habitant confiné dans sa maison, on concevrait difficilement cette évolution, et tous les tentacules continueraient à mener à la même tête. Au contraire, si le désir s'étend et se complexifie, s'il se déplace aussi par là, alors les désirs « naturels » eux-mêmes peuvent en venir à se trouver relativement subordonnés à d'autres, très dérivés, comme c'est le cas dans l'influence des valeurs.

Ainsi, les valeurs ne sont pas dénuées de puissance pour modifier la vie concrète, d'un côté, et de l'autre elles ne sont pas des entités inaccessibles, immuables, sur lesquelles il serait vain de vouloir exercer une influence.

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Le résultat de notre enquête peut toutefois sembler décourageant. Car ce qui paraît à première vue le moins puissant dans le monde culturel, ce sont les symboles n'évoquant que les idées les plus abstraites, alors que plus une œuvre ou un acte symbolique excite les sentiments au contraire, plus il influe directement sur les désirs et semble devoir être efficace pour implanter des valeurs. Or qu'y a-t-il de plus abstrait qu'un discours rationnel, traitant en outre d'idées très générales ? Bref, la philosophie, qui semble la discipline vouée par excellence à ce genre de discours, n'est-elle pas aussi celle qui est le moins capable de créer ou de transformer des valeurs ? Que peut-elle faire de plus que les étudier, les définir plus précisément, pour le plaisir de la connaissance, sans les modifier ? Tout au plus ces études pourront-elles servir à d'autres entreprises culturelles, d'une autre nature, et plus propres à exciter les sentiments, comme celles qui interviennent activement dans les religions. Cet usage n'est pas exclu, car on voit bien dans le cas des sciences, exprimées dans des discours ou des structures symboliques très abstraits, que ce genre de connaissances peut avoir une efficacité pratique très grande lorsqu'elles font l'objet d'applications techniques. Mais apparemment ces dernières sont conduites par d'autres idées, d'autres idéaux, que ceux de la science. Et ce sont les valeurs qui conduisent l'application bien plus que celles de la science qui orientent les applications techniques, voire, dans des sociétés comme la nôtre, la recherche scientifique elle-même. Ne serait-ce pas ainsi que la philosophie pourrait agir dans le domaine des valeurs, en donnant des outils théoriques à ceux qui construisent et orientent réellement le monde de la culture ?

Nous avons vu que, si cette idée correspond à une certaine conception de la philosophie, elle est en revanche contredite par d'autres, comme celles qui la lient essentiellement à la sagesse, c'est-à-dire à une visée pratique interne. Mais la philosophie ne procède-t-elle pas avant tout par le discours rationnel ? Ne produit-elle donc pas le genre d'œuvres symboliques les moins efficaces pour la transformation réelle des désirs et des valeurs ? N'est-elle donc pas condamnée, comme les sciences théoriques, à ne fournir que des schémas d'action, qui ne deviennent actifs que lorsqu'ils sont adoptés par des modes de penser plus dynamiques ?

Lorsque nous remarquons que les discours rationnels sont par eux-mêmes très faibles pour orienter la vie pratique, pour modifier les désirs, tant qu'un désir étranger ne les mobilise pas à ses propres fins, c'est une constatation empirique générale que nous faisons, en observant l'influence que ce genre de discours a d'habitude sur la majorité des hommes. Nous savons bien par contre qu'il y a des exceptions et qu'un certain type de caractère paraît subir une influence pratique extrême de la considération et de l'usage des arguments rationnels. Non seulement on voit des savants passionnés par la science au point d'y sacrifier presque toute autre chose, mais on voit aussi des hommes, et notamment parmi ceux qu'on nomme sages ou philosophes, qui sont plus influencés dans leur comportement par les bons raisonnements que par tout ce qui paraît au commun des hommes avoir la plus grande puissance de les persuader et de les conduire pratiquement. Ne pourrait-on pas classer les hommes selon cette dimension, en les répartissant entre les deux extrémités, entre ceux qui sont les plus insensibles au raisonnement, d'un côté, et ceux qui y sont le plus sensibles, de l'autre ? Ce ne serait pas simplement un classement selon l'intelligence, car on voit sans cesse des gens qui comprennent un raisonnement d'un point de vue abstrait et qui en approuvent les conclusions comme découlant logiquement de prémisses dont ils ne contestent pas non plus théoriquement la vérité, mais qui ne songent pas un instant à en tenir compte dans leur vie pratique, comme s'il s'agissait de deux mondes séparés. Inversement, on voit parfois des personnes peinant à comprendre des raisonnements dès qu'ils se compliquent un peu, et qui ne saisissent que difficilement comment la conclusion se justifie, mais qui, dès qu'elles le saisissent, se sentent obligées d'en faire un principe pratique guidant leur propre conduite. Il serait très intéressant de s'attarder à ce phénomène à première vue étrange. Pour simplifier, nous pouvons régler la question en distinguant l'intelligence de ce qu'on pourrait nommer le caractère raisonnable, entendant par l'une la capacité de manier assez aisément les symboles selon des règles logiques — l'aptitude à calculer comme un ordinateur, en somme — et par l'autre l'influence du raisonnement sur le désir. Nous pourrions aussi bien distinguer deux formes d'intelligence, l'une, logique et grammaticale, consistant en l'habileté à manipuler des symboles selon des règles convenues, indépendamment de leur sens, c'est-à-dire indépendamment de la signification qu'ils ont pour le sentiment ou le désir, l'autre, réelle, consistant davantage en une capacité de percevoir l'ordre des rapports entre les choses elles-mêmes, que ce soit dans le monde extérieur ou dans le monde intérieur, et donc entraînant dans ses mouvements ceux-mêmes du désir. Nommons ces deux intelligences, l'une conventionnelle, l'autre réelle. Notre répartition des hommes en fonction de la manière dont le raisonnement est efficace dans leur pratique, non seulement au niveau de l'utilité, mais surtout au niveau de la valeur, les classerait donc en fonction de leur intelligence réelle, classement qui pourrait différer de celui qu'on peut faire (et qu'on fait le plus souvent dans les écoles) en fonction de l'intelligence conventionnelle. Ce qui nous importe surtout, c'est que l'influence du discours rationnel varie énormément parmi les hommes, et qu'elle n'est vraiment grande que sur une minorité probablement faible.

Notons que la différence dans la force des liens entre le raisonnement et le désir ne concerne pas seulement le pouvoir qu'a un argument rationnel d'affecter le désir, mais aussi, réciproquement, la capacité qu'a le désir de se ressaisir, de s'analyser rationnellement, de se projeter et de se transformer rationnellement, ainsi que de créer le discours servant de guide et d'appui à cette démarche rationnelle. Autrement dit, la même intelligence réelle qui parvient à comprendre un argument rationnel au niveau même du désir, de manière à le modifier par là, est également nécessaire pour former un discours rationnel efficace quand il s'agit de former les désirs de ceux qui sauront les comprendre réellement.

Appelons donc philosophes les personnes douées de cette intelligence réelle (et qui aiment donc la sagesse, nécessairement), et imaginons un instant une société composée de philosophes. Chez eux, loin que les raisonnements, les discours d'apparence les plus abstraits, restent inopérants, ils deviendront une activité principale, peut-être celle qui sera le plus estimée, mais non pas pour former une sorte de culture abstraite. Bien au contraire, le raisonnement sera dans leur société le moyen de transformer leurs désirs, et par conséquent de critiquer et de transformer leurs valeurs et de former réellement leurs modes de vie, dans toute la richesse de leurs aspects en fonction de cette réflexion qu'ils mèneront, sans jamais se perdre dans l'abstraction, mais en façonnant sans cesse leur manière concrète de vivre dans le monde réel. Aussi leurs raisonnements prendront-ils souvent des formes assez différentes de ceux que nous reconnaissons pour tels, se référant à une logique plus rigoureuse, plus souple et plus étendue que celle que nous étudions dans la discipline qui porte ce nom. Notre question de la transformation des valeurs sera dans ce peuple parfaitement quotidienne, et on ne cessera d'y penser, de se sortir des vieux préjugés et d'y apporter des solutions qui seront aussitôt des développements et des raffinements de sa culture et de ses mœurs. Mais c'est un rêve ; revenons à la réalité.

On peut se demander pourquoi chez ceux que nous avons appelés les philosophes des raisonnements très abstraits peuvent avoir un effet sur leur comportement réel, alors que ce n'est pas le cas chez la plupart des gens. Mais la façon de se poser la question est peut-être trompeuse, parce qu'elle suppose que le raisonnement même soit abstrait, l'identifiant avec le discours extérieur qui nous le représente. Or celui-ci nous paraît abstrait parce que les symboles qui y interviennent, ainsi que les rapports entre ces symboles, ne semblent retenir de la réalité que des schémas très simplifiés, et comme fantomatiques, mais souvent doués en compensation d'une grande précision, et permettant également une grande rigueur dans les calculs auxquels ils se prêtent selon des règles précises. Les mathématiques illustrent le cas extrême de ces raisonnements abstraits, où en se concentrant sur un nombre limité de symboles, strictement définis et manipulés selon des règles connues et précises, on obtient des conclusions qu'on juge nécessaires, quoiqu'on les ait souvent obtenues en ne considérant que les symboles eux-mêmes avec leurs rapports au système des symboles et des règles, sans souci de leur signification concrète possible et en s'efforçant même de la perdre de vue. Dans ce genre de calculs, c'est à la fin de l'opération que nous faisons à nouveau intervenir le sens, en appliquant les conclusions à une situation réelle que nous avions traduite en eux au départ. C'est ainsi d'ailleurs que nous pouvons nous aider des ordinateurs pour le calcul, sans avoir à nous assurer qu'ils comprennent de quoi il s'agit en réalité. Mais, justement, pour que le calcul serve dans la réalité, il faut être capable de faire cette traduction. A d'autres degrés, n'en va-t-il pas ainsi pour tous les raisonnements abstraits, où la logique, la grammaire, nous permet d'enchaîner les termes du discours, de leur faire subir diverses transformations plus ou moins automatiques, en n'observant plus la réalité que de loin, pour ne revenir à l'application qu'à la fin du raisonnement ? Serait-ce la capacité de faire cette traduction qui caractériserait l'intelligence réelle, tandis que l'intelligence conventionnelle se limiterait à l'habileté dans la manipulation grammaticale des termes du langage ? N'est-ce pas par une telle incapacité que tous ceux qui comprennent un discours, dans le sens où ils sont capables de le reformuler autrement, d'en tirer des conclusions sous forme d'autres propositions, et de se convaincre pour ainsi dire grammaticalement de la pertinence des conclusions ainsi obtenues, n'arrivent pourtant pas à se persuader réellement, faute de pouvoir donner un sens concret à ce langage et à en faire donc l'application dans la réalité ?

L'incapacité de traduire est en effet un obstacle important à l'efficacité pratique du raisonnement. Mais elle ne concerne pas seulement les conclusions, comme on peut en avoir l'impression dans le calcul mathématique. Car il ne suffit pas de traduire ces conclusions pour s'en persuader réellement. Pour reprendre l'exemple de celui qui veut arrêter de fumer, il peut être tout à fait capable de comprendre que la fumée nuit à sa santé, et de comprendre ce que signifie pratiquement la conclusion qu'il lui faut arrêter de fumer. Mais il se peut néanmoins qu'il ne désire pas pour autant le tenter sérieusement, quoiqu'il puisse éventuellement affirmer le vouloir. En réalité tout sera resté pour lui abstrait, le raisonnement et la conclusion qu'il aura approuvée verbalement sans savoir ce qu'elle signifie réellement dans la situation concrète où il désirera vivement une cigarette et la fumera. Il aura peut-être mauvaise conscience lorsqu'il se saura vu et blâmé ou moqué par d'autres, qui pourront l'accuser d'incohérence ; il aura peut-être même mauvaise conscience à l'écart des regards, en considérant la contradiction verbale entre « tu voulais arrêter de fumer » et « tu fumes » qu'on pourrait lui reprocher. Car la conclusion sera restée abstraite parce que le raisonnement l'aura été. C'est en effet précisément le raisonnement lui-même qui doit être effectué concrètement pour devenir concrètement efficace. Et c'est pourquoi le raisonnement du philosophe ne se réduit pas à l'observation des règles logiques régissant le maniement des symboles qui leur servent d'appui. Plus les idées auront été elles-mêmes concrètes, plus c'est le désir lui-même qui aura été aussi la matière du raisonnement et qui aura pris forme en lui.

Avouons donc que, même s'il peut être efficace sur certains, le discours rationnel sur les valeurs n'a que peu d'influence sur la plupart. Est-il donc vain, dans la société, de vouloir transformer les valeurs par la critique et l'invention conceptuelle ? Oui, si l'on n'envisage que l'effet direct de tels discours. Mais un discours abstrait peut être à l'origine de modes d'expression recourant davantage à la force de l'imagination, à l'action sur les sentiments, en effectuant ainsi, au moins partiellement, la traduction, entrant dans le dynamisme de l'invention tel qu'il est compris dans le sens de la valeur exposée de façon plus générale. Grâce à ces relais, le discours philosophique ne peut-il pas jouer un rôle culturel important dans la détermination des valeurs ?

Si l'on considère maintenant les valeurs individuelles (en mettant entre parenthèses la question de savoir comment elles peuvent éventuellement devenir collectives), alors il va de soi que le discours philosophique joue un rôle essentiel dans leur transformation. D'abord, il est pour le penseur lui-même un outil, un appui pour ses raisonnements. Ensuite, il est pour le lecteur philosophique l'occasion d'une nouvelle actualisation de ces raisonnements. Or ce qui étonne, c'est que le raisonnement puisse ici modifier réellement les valeurs. S'il est vrai que raisonner ne consiste pas seulement à assembler des symboles selon des règles grammaticales, mais également à saisir, à organiser, à remodeler les rapports entre les idées ou pensées elles-mêmes, il n'est plus surprenant qu'après un tel exercice, le raisonneur ait réellement modifié sa façon de penser. Le système de ses idées aura changé, et ces idées elles-mêmes se seront modifiées en fonction de leur nouvelle place ou définition dans le système transformé. Si ces idées ne sont que les reflets assez inconsistants des symboles qui les représentent, le remaniement reste mineur et concerne surtout la façon de discourir. En revanche, si les idées mises en cause sont concrètes, reliant fortement le sentiment au symbole, de façon à ce que le raisonnement travaille les désirs mêmes, alors c'est le système du désir, ou des désirs, qui se transforme à travers lui, c'est-à-dire le principe d'action d'un être pensant et raisonnant. Et notamment, par le raisonnement peuvent se constituer de nouveaux désirs, visant la restructuration du système de nos désirs, entrant dans un rapport dynamique avec ceux-ci pour les modifier et les intégrer dans d'autres rapports, c'est-à-dire pour former d'autres valeurs.

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Qu'il y ait une transformation des valeurs, et que celle-ci soit donc possible, c'est évident. Mais quelle est sa portée, comment se fait-elle, en quel sens les valeurs sont-elles transformables, cela reste à discuter. Nous avons proposé une définition des valeurs en les rattachant au désir de désir. Cette définition suffit-elle pour formuler l'ensemble des questions qui se posent à propos des valeurs ? S'il est vrai que nos désirs soient des modalités de notre désir de vivre, tous les désirs peuvent-ils devenir des valeurs, puisque chacun d'entre eux paraît pouvoir faire l'objet d'un désir ? Faudra-t-il donc comprendre parmi les valeurs l'infinie multiplicité des désirs que nous pouvons avoir et que nous pouvons nous réjouir ou non d'avoir ? Le monde des valeurs tomberait pour ainsi dire en poussière. A l'autre extrémité, si toute valeur est un désir de vivre réfléchi, peut-on affirmer qu'il existe en somme une seule valeur essentielle, dont toutes les autres ne sont que des variations contingentes ? Dans ce cas, cette valeur, avec ses aspects essentiels, resterait immuable, et toutes les transformations ne concerneraient que ses déclinaisons dans les diverses circonstances de la vie. Si nous nous tournons vers l'expérience concrète, les valeurs sont infiniment multiples et variées. Si nous adoptons la perspective de la raison, pour monter vers la plus grande généralité, elles se condensent en une seule valeur immuable, avec ses quelques aspects essentiels, peut-être la triade traditionnelle du bien, du vrai et du beau. Nous avons vu que cette dernière vision était purement abstraite ; si bien qu'en ce sens, les valeurs risquent de s'exténuer dans une figure fantomatique. Mais dira-t-on que c'est la nature de la raison et du discours, surtout rationnel, que de concevoir abstraitement ? Nous avons montré que l'abstraction pure n'était pas pensable. Serait-ce la raison pour laquelle les valeurs tendent à se multiplier, même dans le monde des idées les plus générales, et à se distinguer selon de très vastes catégories, telles que le bien, le vrai et le beau ? Mais évidemment, ces valeurs universelles risquent fort d'être vides et inutiles pour orienter l'action, auquel cas elles ne méritent guère le nom de valeurs, mais peut-être juste de catégories utiles pour le classement des valeurs véritables. Nous avons vu toutefois que les désirs que nous avons en fait ne sont pas, de loin, les seuls objets de nos désirs, en fonction de quoi nous les avons compris comme valeurs, car nous désirons avoir des désirs que nous n'avons pas, différents en quantité ou en qualité de ceux qui nous animent. Bref, nos valeurs sont le plus souvent des désirs idéaux. Et par conséquent le raisonnement, avec son abstraction, n'est pas étranger à la définition des valeurs, si bien qu'il n'est pas possible de refuser de considérer une idée comme correspondant à une valeur sous le seul prétexte qu'elle est abstraite. Jusqu'où est-il pertinent de monter ainsi dans l'abstraction, ou de descendre dans l'infinie variété concrète ?

Si la valeur naît d'un désir de désir, tout désir n'est-il pas un objet possible de désir ? Et par conséquent le désir de désir ne peut-il pas donner lieu à son tour à un désir ? Certes. Et peut-être même est-ce indispensable si les transformations de valeurs doivent s'appuyer sur une évaluation de celles-ci. Nous avons déjà envisagé l'éventuelle régression à l'infini à laquelle ce mouvement peut conduire. Nous avons vu qu'en réalité l'objection ne vaut pas, parce que chaque désir suffit déjà par lui-même, quoiqu'il puisse devenir l'objet d'un autre désir, qui ne lui est pas indispensable. Chaque désir est principe d'évaluation sans avoir à s'appuyer sur une évaluation antérieure qui porterait sur lui. Il n'y a donc aucune régression nécessaire. Cependant, le mouvement réflexif peut se redoubler indéfiniment en principe, et on peut se demander si ce mouvement ne va pas, lui, à l'infini, dans la recherche du principe d'évaluation ultime. En pratique cependant, nous ne paraissons pas capables d’échafauder de tels étages de réflexion au-delà d'un nombre relativement petit. Et, quoique nous puissions avoir un désir de trouver la valeur absolue, nous ne pouvons espérer y arriver par cette voie, et nous pouvons renoncer à tenter l'impossible dans cette direction. Il se pose pourtant la question de la pertinence des divers degrés de réflexion et de réflexion de la réflexion dans la transformation critique des valeurs. Le premier degré, correspondant au désir de désir, est nécessaire pour qu'il puisse y avoir des valeurs, et le second semble s'imposer également pour qu'il puisse exister une critique des valeurs. A moins que cette critique ne puisse prendre d'autres chemins, plus horizontaux, par des comparaisons qui ne demandent pas de monter dans les redoublements réflexifs au-delà d'un certain degré. Est-il possible de découvrir ou de construire des méthodes efficaces ?

Nous avons vu que le discours et les divers moyens expressifs développés par les arts, sont des instruments qui se présentent comme importants lorsqu'on observe le mouvement concret des valeurs, dans les cultures au niveau collectif ou individuel. Il y a là tout un champ de réflexion. Non seulement certains moyens symboliques sont plus puissants que d'autres pour agir sur notre sensibilité et modifier nos désirs et comportements, mais certains sont également plus efficaces que d'autres pour permettre l'évaluation et la création des valeurs. Or si les mêmes avaient l'avantage dans les deux fonctions, le choix serait relativement aisé. Mais ne semble-t-il pas que ceux qui agissent fortement sur les émotions, comme la rhétorique, sont très inférieurs aux plus faibles dans ce domaine, tels que le raisonnement, lorsqu'il s'agit de critiquer et d'évaluer les valeurs ? Nous avons vu aussi que leurs effets ne sont pas les mêmes sur tous les caractères. Y a-t-il donc des arts propres à l'évaluation des valeurs, d'autres à leur persuasion, des arts différents appropriés aux divers caractères, d'autres méthodes pour la culture individuelle que pour la culture collective ? Et quelles sont entre eux les relations, voire les implications ? A quel point la culture individuelle suppose-t-elle la culture collective, et inversement ? Dans quelle mesure les diverses expressions symboliques doivent-elles se séparer les unes des autres, ou se contenir réciproquement ?

Nous avons vu que la transformation des valeurs était un phénomène et une activité liés à la liberté telle qu'on la trouve chez des êtres tels que les hommes, c'est-à-dire dans des êtres dont la structure biologique et mentale est suffisamment complexe pour se transformer en partie de manière autonome d'une façon également imprévisible en partie pour nous. Cependant nous avons aussi rapporté la valeur à ce qui la définit, le désir de désir, et tout désir au désir de vivre comme inscrit dans notre nature. S'ensuit-il que ce cadre naturel détermine les frontières dans lesquelles doit se tenir toute invention de valeurs ? Il semble que oui, à première vue, une fois l'idée chimérique du libre arbitre éliminée. Pourtant, dans cette hypothèse, cette limitation naturelle pourrait-elle nous être connue et nous permettre de dessiner les frontières du champ des valeurs possibles pour nous ? La question reste ouverte, parce qu'il est probable que la complexité de notre nature qui nous rend plus libres ne puisse pas être renfermée dans la connaissance que nous en prendrions à un moment donné quelconque. D'autre part, un être capable de se fixer des valeurs, d'en inventer, de se recréer lui-même profondément en fonction de ces valeurs, peut-il avoir une nature autre qu'originelle ? Autrement dit, la nature d'un tel être peut-elle demeurer immuable, ou n'est-elle pas précisément l'objet d'une action sur elle-même qui la transforme au fur et à mesure ? Or y a-t-il des limites à cette opération ? Et y en a-t-il plus précisément à cette opération entreprise selon la méthode de la transformation des valeurs (par opposition par exemple à une méthode d'intervention par ingénierie génétique) ?

Voilà quelques-unes des questions que je vous propose d'aborder dans ce séminaire, avec toutes celles qui naîtront de notre problème. Je vous proposerai de commencer par la discussion de la façon dont j'ai posé le problème, bien sûr. Je vous suggère aussi d'utiliser une méthode qui ne soit pas purement logique et abstraite, ni historique ou objective, mais expérimentale dans le sens où la philosophie l'est toujours, en ce sens que ses réflexions ne se séparent pas de ce que vit celui qui les mène, et que cette vie n'est pas non plus indépendante de ces réflexions. Nous disposons donc toujours de ce champ d'expérience qui ne peut nous manquer pourvu que nous le considérions et que nous le cultivions.


Gilbert Boss


 

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