Annonce
La philosophie
s’intéresse
beaucoup aux sentiments. Mais
ne leur attribue-t-elle pas pour l’essentiel
un rôle négatif ? On
pose souvent la scène d’une grande lutte entre
la raison et les
passions, la première devant mettre l’ordre
dans le chaos des secondes.
Car c’est ainsi que l’on conçoit les passions
d’habitude, comme des
élans assez désordonnés, qui perturbent
jusqu’au fonctionnement de la
raison, censée pourtant les contrôler. Et la
philosophie, qu’on situe
du côté de la raison, a pour l’une de ses
tâches essentielles de
trouver comment régler les sentiments, ce qui
est la grande affaire de
la morale. Tel est le problème que nous
retiendrons pour ce séminaire,
celui de l’éducation sentimentale (pour faire
une allusion paradoxale
au titre qu’a donné Flaubert à un roman où il
montre davantage l’échec
d’une telle éducation). Nous nous demanderons
ce que peut faire la
philosophie pour éduquer les sentiments et
selon quelle méthode il
convient d’opérer, en faisant l’hypothèse
d’une intelligence du
sentiment, différente de la raison abstraite
qu’on oppose généralement
aux passions et qu’on donne comme guide à la
vie affective.
Lectures :
- Montaigne, Essais
- Hume, Dissertation
sur les passions
- Hume, De la délicatesse de goût et de passion ->
- Rousseau, Émile
- Nietzsche, Ainsi
parlait Zarathoustra
- Musil, L'homme
sans qualités
- Hesse, Narcisse et
Goldmund
- Gilbert Boss, Jeux
de concepts
Introduction
Thème
Ce
séminaire introduit une série de trois
séminaires sur le thème de
l'éducation sentimentale, et il prend place
dans la suite de
séminaires qui ont eu lieu sur des thèmes
apparentés : la
transformation des valeurs et la modification
des mœurs. Dans ces
trois séries, il s'agit d'envisager la
philosophie dans son aspect
pratique en trouvant d'autres manières
d'aborder les questions
morales que celles qui reposent sur une
répartition des rôles entre
une raison directrice, conçue comme
transcendante par rapport à ce
qui constitue concrètement la pratique à
conduire et à régler,
d'une part, et d'autre part un effort moral,
volontaire, pour obéir
à la norme rationnelle. Dans l'opinion
courante, populaire ou
savante, les passions ou sentiments sont vus
comme la matière
première, naturelle, non morale, voire
immorale, qu'il s'agit de
régler en la soumettant à la raison. Cette
idée se manifeste par
exemple dans l'opposition courante qu'on croit
voir entre les hommes
et les animaux, les premiers étant doués à la
fois de raison et de
sentiments, et capables de vie morale, tandis
que les seconds, doués
tout au plus de sentiments, sont dénués de
raison et par conséquent
d'aptitudes morales. Dans cette façon de
comprendre, on tendra à
s'imaginer l'homme comme hybride, défini
essentiellement par la
raison, la pensée, le rapport au monde des
idées, dominant la
partie animale, passionnelle de sa nature, un
peu comme le buste de
l'homme enté sur le corps du cheval dans la
figure du centaure.
Ainsi, dans les discours moraux, l'image est
fréquente du cavalier
devant dominer sa monture, la bête sauvage
qu'il a fallu domestiquer
et dresser pour la rendre docile aux
commandements de l'être
raisonnable. La manière dont nous nous
représentons habituellement
la vie morale comporte donc l'idée que la
partie sentimentale de
chacun d'entre nous doit faire l'objet d'une
éducation. Or cette
éducation sentimentale pose plusieurs
problèmes. D'abord, en quoi
consiste-t-elle ? S'il est vrai que les
sentiments comme tels
n'ont aucune valeur morale, alors c'est de
l'éducation elle-même
seulement qu'ils acquerront une telle valeur,
soit qu'ils deviennent
eux-mêmes moraux, soit qu'ils deviennent les
instruments appropriés
d'une instance morale demeurant distincte
d'eux. Dans le premier cas,
en quelque sorte, le cheval deviendrait moral
par son dressage, et
dans le second, quoique restant étranger à la
morale, il serait
devenu apte à servir les intentions morales de
son maître, ou au
moins à ne pas leur faire obstacle. Toutefois
il faut également
envisager l'hypothèse que les sentiments
puissent avoir par
eux-mêmes une valeur morale, et qu'il y ait de
bons et de mauvais
sentiments, non pas seulement parce qu'ils
sont utiles ou nuisibles à
la vie morale, mais bien parce qu'ils seraient
moralement bons ou
mauvais en eux-mêmes. C'est ainsi que certains
tendent à juger que
l'amour est bon, comme tel, et que la haine
est mauvaise, comme telle
également, et que leurs fruits sont
naturellement bons ou mauvais,
respectivement. Ou encore, ne se peut-il pas
que les sentiments
fondent des jugements moraux, plutôt que d'en
être seulement
l'objet ? D'autres questions se posent
également concernant les
agents de cette éducation. Il est évident que
les diverses
sociétés, notamment à travers les familles,
mais aussi par
d'autres institutions, s'en chargent pour une
part importante, soit
de manière concertée, soit de façon
relativement spontanée. Mais
certaines personnes peuvent s'en attribuer
particulièrement la
tâche, à l'égard d'individus ou de cercles
plus larges, comme les
fondateurs de religions ou les prêtres par
exemple. Et il est
également possible que des particuliers
entreprennent de s'éduquer
eux-mêmes, seuls ou avec des maîtres qu'ils se
trouvent. Dans tous
les cas, il aura fallu chercher les méthodes
adéquates. Car
lorsqu'il s'agit d'éduquer les sentiments, il
ne suffit pas de
procéder simplement par l'inculcation de
connaissances plus ou moins
théoriques, ni de dresser à un type précis de
comportement, parce
que d'un côté les connaissances n'entraînent
pas, apparemment, une
sorte de sentiments précis, et que, de l'autre
côté, des
comportements extérieurement similaires sont
compatibles chez
diverses personnes avec des sentiments très
différents. A propos
des moyens d'éducation, il faut remarquer
aussi qu'ils ne sont pas
tous disponibles dans toutes les formes de
relations humaines. Selon
que par sa fonction sociale l'éducateur a ou
non l'autorité sur
celui qu'il éduque, il pourra disposer par
exemple du commandement
et de la contrainte, ou au contraire seulement
de conseils, de
discours, de l'exemple peut-être. Il n'est pas
sûr d'ailleurs que
tous les moyens accessibles soient compatibles
avec la philosophie.
L'éducation
sentimentale n'est pas un art qui attende
d'être inventé et exercé
par des penseurs qui en auraient saisi la
possibilité et
l'importance. Tout membre adulte normal d'une
société quelconque a
bénéficié d'une telle éducation, et y a été
soumis depuis
longtemps, depuis son enfance. On peut donc
l'observer et en étudier
les différentes pratiques et leurs effets. Il
est d'abord évident
que les sentiments des hommes ne résultent pas
de leur seule nature
originaire, physique et psychique. Ils
diffèrent évidemment d'une
société à l'autre, depuis les plus grossiers
jusqu'aux plus
subtils. On n'aime pas les mêmes choses
partout et on ne les
apprécie pas de la même façon, qu'il s'agisse
de la nourriture,
des relations sociales, des sortes de
conversations, du sentiment de
la nature ou de sa propre existence. Cependant
la langue atténue ces
différences en utilisant les mêmes mots pour
des choses très
dissemblables, et en se plaçant à un haut
niveau d'abstraction. On
dira que tous les hommes connaissent l'amour.
Mais ce verbe, aimer,
s'applique à tout, à la nourriture, à des
activités de toute
sorte, à des hommes, à des êtres fictifs, à la
beauté des corps,
à leur utilité, aux sentiments eux-mêmes. Sa
signification est
donc suffisamment large pour désigner des
sentiments aussi divers
que le sont toutes ces choses dans les
multiples modes de vie des
hommes, à travers l'histoire, entre les
diverses cultures d'une même
époque aussi bien qu'entre les individus d'une
même société. Et
il suffit d'observer pour constater rapidement
qu'il y a des liens
évidents entre cette diversité des sentiments
et celle des modes
d'éducation dès qu'on examine l'histoire des
sociétés et des
individus. Il est plus difficile certes
d'établir les liens de
causalité pertinents, quoiqu'il soit aisé de
voir qu'ils existent.
Maintenant, que nos sentiments aient un
caractère moral, qui en
doutera s'il se contente de noter par exemple
à quel point les
religions et les moralistes louent certains
sentiments et en
condamnent d'autres ? Le courage, la
bienveillance, la
compassion, le respect, ce seront des vertus,
et ce sont des
sentiments. Au contraire la crainte excessive,
l'envie, la
gourmandise, la luxure, ce seront des vices ou
des péchés, et ce
sont également des sentiments. A bien
regarder, on trouvera même
difficilement des sentiments qui échappent à
l'évaluation morale
et qui ne soient pas considérés comme portant
celui qui les ressent
plutôt vers le bien ou plutôt vers le mal. Car
précisément, les
vertus et les vices, ce ne sont pas seulement
des choses que nous
évaluons positivement ou négativement, ce sont
avant tout des
principes de bonne vie ou de mauvaise vie,
c'est-à-dire des ressorts
moraux qui provoquent les bonnes ou mauvaises
actions. Et c'est la
raison pour laquelle, en pratique, l'éducation
morale met un accent
si grand sur celle des sentiments, en laquelle
elle réside même
pour l'essentiel. La morale commune d'une
société se manifeste
certes à travers des modes d'agir
communs ; mais plus
profondément, c'est le partage de sentiments
qui unit les hommes et
leur donne l'impression de participer à un
même sens moral grâce
auquel ils s'entendent. Tous n'agissent pas
toujours bien, mais tous
sentent ou sont censés sentir ce qui est bien
ou mal. Des principes
explicites ou des proverbes peuvent exprimer
ce sens commun, mais
l'essentiel est dans la présence effective des
sentiments partagés,
exprimés ou non dans le discours. Les penseurs
moralistes font grand
cas d'inculquer les bons discours moraux,
tandis que l'éducation
sentimentale trouve sa base dans la
communication des sentiments
eux-mêmes, par contagion, à travers leur
expression corporelle, par
l'encouragement et la réprobation sensibles.
En souriant et en
boudant ou en prenant une mine sévère, par ses
tons plus que par
ses paroles, la mère mène déjà cette éducation
du nourrisson,
qui est celle des actes et des attitudes, mais
d'abord celle des
sentiments, exercée dans et par les
sentiments. Or la philosophie
n'est-elle pas dépendante de la puissance du
discours, et davantage
encore de la puissance logique du
discours ? Et cette contrainte
ne la condamne-t-elle pas à n'avoir qu'une
action superficielle, par
rapport à l'éducation qui s'opère dans le
sentiment lui-même ?
En outre, vu que, lorsque les hommes
deviennent capables de
raisonner, leur éducation sentimentale a
toujours commencé déjà
depuis longtemps, la philosophie ne se
trouve-t-elle pas dans la
nécessité ou bien de prolonger une éducation
déjà fortement
avancée et implantée, ou bien de s'opposer à
elle, sur certains
points au moins, en devant par conséquent
débuter par un
renversement réel des sentiments acquis, et
non seulement par une
réfutation de principes ou de maximes ?
Bref, le recours à la
raison, comprise comme étant fondamentalement
d'ordre logique, ne
semble pas approprié lorsqu'il s'agit d'une
confrontation avec des
passions, susceptibles d'être excitées ou
contrariées par d'autres
passions plutôt que par des raisonnements.
D'ailleurs n'est-ce pas
par le traitement passionnel des passions que
l'on procède lorsqu'on
prend au sérieux la formation morale par la
transformation des
passions, comme dans les exercices
spirituels ? Là en effet, le
discours sert davantage à déterminer et à
expliquer ces exercices
qu'à agir directement sur les passions
elles-mêmes. Comment
concevoir donc la philosophie s'il faut lui
demander d'agir sur les
passions, comme on doit bien le faire quand on
la considère comme
autre chose qu'une sorte de science, pour la
comprendre également
comme une méthode morale ?
Or
plaçons-nous justement dans la perspective
d'une philosophie animée
par l'amour de la sagesse, et cherchant donc
la plus grande ou
meilleure sagesse dans la mesure des capacités
humaines. Cette
recherche vaut donc en premier lieu pour ceux
qui sont mus par une
certaine passion, l'amour de la sagesse
précisément, et qui
désirent par conséquent non pas simplement des
connaissances sur la
sagesse et ce qui la concerne, mais bien
l'acquisition effective d'un
mode de vie tel qu'il puisse être reconnu et
éprouvé comme sage.
Une certaine science est peut-être utile dans
ce but, mais ce
dernier reste en principe distinct de la
science, du moins tant qu'il
n'est pas prouvé que la sagesse résiderait
justement en une sorte
de science, ce qui est loin d'aller de soi.
Car la sagesse
dépend-elle entièrement de ce qu'on connaît,
je veux dire de
connaissances d'ordre théorique ou
scientifique ? Dans la
mesure où la science, telle que nous
l'entendons aujourd'hui et
telle qu'on peut l'entendre comme connaissance
théorique, est
susceptible d'un progrès à travers l'histoire,
de sorte que son
achèvement doit être projeté dans un futur
indéfini, et peut-être
même à l'infini, une sagesse dépendant de la
science ne serait pas
atteignable pour nous, ou du moins elle ne
serait capable que d'un
accomplissement très imparfait. Heureusement,
l'expérience nous
apprend que le bonheur n'est pas de l'ordre de
la connaissance
théorique, même si celle-ci peut procurer
d'authentiques joies,
mais plutôt des sentiments, et par exemple de
cette joie elle-même
qui peut s'attacher à la connaissance comme à
bien d'autres choses.
Quel que soit le rôle qu'y joue la
connaissance, la sagesse est donc
ultimement une manière de sentir, un mode du
sentiment. Et il se
trouve que le ressort d'une philosophie qui se
voue à sa recherche
est de la même nature, dans la mesure où il
est précisément
l'amour de la sagesse, c'est-à-dire une sorte
de passion. Pourtant,
ce désir philosophique n'est-il pas un désir
de connaître ?
Certainement. Mais la connaissance a plusieurs
sens. On connaît
quand on sait théoriquement certaines choses,
qu'on peut les dire et
les expliciter, les utiliser dans divers
calculs ou raisonnements. On
connaît également quand on a l'expérience
vraie, non trompeuse, de
quelque chose, et qu'on peut en jouir
pleinement, sans illusion,
quand on peut également reproduire cette
expérience, en avoir une
certaine maîtrise. Telle est la connaissance
que vise principalement
le philosophe. Suppose-t-elle une part de
connaissance théorique ?
C'est possible, mais cette possibilité est un
objet d'enquête, à
mener philosophiquement, par amour de la
sagesse, et dans la lumière
de l'expérience et du sentiment. Autrement
dit, nous n'avons pas de
raison certaine, indiscutable, de croire que
le domaine du sentiment
qui intéresse la philosophie doive être
abordé, traité et évalué
à partir d'une faculté indépendante de lui, à
partir d'une
intelligence pure ou d'une raison transcendant
les passions et
percevant les principes hors de toute
expérience sentie. Rien
n'interdit de faire l'hypothèse inverse à
celle de la plupart des
savants ou prétendus savants de la morale, qui
pensent pouvoir
diriger l'homme et ses sentiments par des
préceptes tirés d'une
raison supérieure à la part affective de
l'homme. On peut alors à
la manière utilitariste considérer que les
sentiments doivent faire
l'objet d'une science et de calculs conduisant
à trouver la
meilleure façon de les satisfaire. Dans ce
cas, la raison devient
servante des sentiments, mais elle dirige la
découverte des moyens
de les satisfaire le mieux possible. On peut
également, sans nier ce
possible rôle utilitaire de la raison
théorique, supposer qu'il
existe une intelligence propre du sentiment,
par laquelle il
parvienne à se diriger lui-même, avec l'aide
éventuelle du calcul
rationnel. Dans cette dernière hypothèse, il
faut commencer par
chercher ce que pourrait être cette
intelligence du sentiment, puis
aborder la question, paradoxale à première
vue, d'une vie
passionnelle, dont les errances nous sont bien
connues par
l'expérience et évidentes, parvenant, malgré
son imperfection
avérée, à se corriger elle-même au point
d'atteindre le plus haut
degré de maîtrise d'elle-même qu'on estime
être l'accomplissement
de la sagesse. L'entreprise n'est pas si
impossible qu'il peut
paraître au premier abord, parce qu'on connaît
par expérience de
nombreux cas où un être se perfectionne par
lui-même,
progressivement, sans être conduit par rien
d'étranger à lui, le
menant par la main de façon providentielle.
C'est ainsi qu'en
observant l'histoire des hommes sans recourir
à la superstition, on
les voit non seulement améliorer leur
situation par leurs propres
facultés, mais perfectionner ces mêmes
facultés à partir
d'elles-mêmes. Et ce perfectionnement
progressif suppose justement
l'éducation, et particulièrement l'éducation
morale ou
sentimentale. Ne le comprendrions-nous pas
mieux si nous parvenions à
saisir comment l'intelligence, l'invention et
le jugement ont leur
siège dans notre propre nature
affective ? Et nous saisirions
mieux alors comment la philosophie peut ne pas
se rapporter
simplement à la pratique de l'extérieur, mais
être pratique
elle-même.
Position du problème
S'il fallait montrer
que les passions ne sont pas raisonnables,
tout le monde serait
aisément capable de raconter une foule
d'exemples où des malheurs
et des catastrophes ont résulté de
l'emportement passionnel
d'individus ou de groupes. Une partie
importante de ces exemples
rapporterait les méfaits de passions violentes
et subites telles que
la colère ou des accès de panique. D'autres
mettraient en scène
des passions plus constantes, souvent
dominantes dans certains
caractères, comme l'avarice, le plaisir
malsain de l'intrigue,
l'orgueil, la passion du jeu, l'ivrognerie, la
gourmandise ou la
vanité. Et il ne manquerait pas même de cas
d'issues tristes de
passions en général évaluées positivement,
comme l'amour, la
pitié ou la générosité. Car abandonnés à
eux-mêmes, l'amour ou
la pitié peuvent facilement s'attacher à de
mauvais objets ou à de
mauvais moyens et provoquer des maux plutôt
que le bien qu'on attend
des bons sentiments dans des situations plus
heureuses. Bref, le
caractère néfaste attribué aux passions n'est
pas limité à
celles que nous classons comme mauvaises, mais
il les concerne toutes
lorsqu'elles dominent seules le comportement
des hommes.
De toute
manière, ne
sait-on pas qu'il n'est pas judicieux de se
fier aux passions, que
leurs tendances soient généralement mauvaises
ou bonnes, et qu'il
faut les régler par d'autres facultés plus
fiables, auxquelles on
donne d'habitude le nom de raison, attribuant
à celle-ci la capacité
de saisir véritablement dans les diverses
situations le bien en
général et en particulier ? Mais pourquoi
les passions
sont-elles perçues comme mauvaises ou du moins
indignes de confiance
et trompeuses ? La plupart des gens
admettent que les animaux
sont dépourvus de raison et ne se gouvernent
que par l'instinct et
les sentiments, pour ceux qui en sont
capables. Et souvent on
s'extasie non seulement de l'extraordinaire
sûreté de l'instinct
dans la vie ordinaire des animaux, mais
également du sens qu'ils
manifestent d'habitude en suivant leurs
sentiments. Ainsi, ne se
fâchent-ils pas presque toujours à propos,
mobilisant à temps
leurs énergies pour parer aux menaces qu'ils
perçoivent ?
Certes, nous nous pensons plus rusés qu'eux,
et nous tenons compte
justement de leurs manières de sentir pour les
tromper. Cela ne nous
empêche pas d'ailleurs de leur attribuer
également une aptitude,
parfois étonnante, à la ruse, bien que nous
les croyions dépourvus
de raison et ne machinant leurs feintes que
par l'instinct et les
sentiments. Nous admettrons même qu'ils font
preuve dans ces
circonstances d'une forme d'intelligence
différente de notre raison,
mais dont les chercheurs tentent aujourd'hui
d'établir les degrés
d'analogie avec notre propre intelligence.
Quel est donc le défaut
fondamental des passions qui nous rend
hostiles ou fort méfiants
face à elles et nous incite à les mettre sous
la tutelle d'une
faculté étrangère, la raison ? En fait ce
sont les échecs
évidents du genre de ceux que nous avons
commencé par signaler.
Combien même les sentiments nous
conduiraient-ils assez souvent à
nos fins, ils ne sont clairement pas
infaillibles dans cette
fonction. La raison l'est-elle ?
Évidemment non. Et il ne
serait pas difficile de répertorier aussi un
nombre impressionnant
de cas où les calculs les plus subtils ont
trompé les attentes de
leurs auteurs (et l'échec des calculateurs est
d'ailleurs un grand
ressort de la comédie). Tout au plus
pourrait-on estimer qu'elle
nous trompe moins souvent. Et encore, il n'est
pas sûr qu'une telle
estimation se confirmerait lors d'un examen
minutieux.
Notre
sentiment de
l'efficacité particulière de la raison vient
sans doute du fait que
l'action de celle-ci nous apparaît le plus
clairement lorsqu'elle
sert à examiner les tendances des passions
pour les corriger. Comme
l'instinct, la passion semble se présenter la
première pour définir
un mode d'action ou une ligne de conduite,
tandis que la raison
n'intervient le plus souvent, et peut-être
toujours au fond, qu'en
un second temps, pour critiquer et envisager
des moyens plus
efficaces. Une petite scène de ce genre que je
pourrais me
représenter serait la suivante : je me
fâche et veux tuer mon
adversaire ; mais la voix de la raison
m'avertit des dangers et
des défauts de ce mode d'action radical, me
rappelle quelques
préceptes selon lesquels une certaine
modération et des essais de
diplomatie pourraient conduire à des résultats
plus sûrs et
satisfaisants ; alors, si la colère ne
m'emporte pas et ne
m'empêche pas d'écouter cette voix, je me
retiens et j'entreprends
ce cours d'action plus raisonnable.
Réussira-t-il mieux que le
mouvement de colère porté jusqu'au bout ?
Nul ne le sait.
Cependant les préceptes de la raison sont
fondés sur une analyse
des effets les plus courants de la colère et
des effets de démarches
plus diplomatiques, qui montrent l'avantage de
ces dernières. Si
l'observation est bien menée, suffisamment
fine, la probabilité de
succès pour le mode d'action raisonnable est
plus élevée. Il
semble donc que la raison, ici et ailleurs,
agisse à un second
niveau, en observant les divers comportements
passionnels afin d'en
découvrir les forces et les défauts, de façon
à permettre la
correction de leur premier mouvement. Il n'est
pas étonnant dans ces
conditions que le comportement raisonnable,
bénéficiant pour ainsi
dire d'une connaissance plus large du
comportement passionnel que les
passions elles-mêmes, doive se révéler
également plus efficace.
Ajoutons que la passion, réagissant pour
l'essentiel aux aspects
sensibles de la situation présente, n'a qu'une
vue relativement
étroite et limitée du contexte de l'action,
tandis que la raison
peut s'étendre à de longues séries de causes
et d'effets, et
élaborer par conséquent des enchaînements de
moyens qui dépassent
largement les capacités du sentiment.
Que, sauf
dans les
situations réclamant une réaction immédiate,
le calcul rationnel
des moyens soit plus efficace que l'impulsion
passionnelle, peu le
contesteront. Et pourtant, on hésitera à
restreindre la supériorité
de la raison à ce calcul des moyens. Car la
vie morale ne se
joue-t-elle pas aussi, voire essentiellement,
dans la détermination
des fins de nos actions ? Les hommes les
plus terre à terre,
peu sujets aux grandes réflexions morales,
préoccupés des
questions pratiques quotidiennes, se
satisferont de savoir qu'il
importe de bien calculer pour parvenir
sûrement à leurs fins.
D'autres plus portés aux réflexions et aux
spéculations sur le
sens de la vie, accorderont une importance
majeure à cette
détermination des fins. Et là aussi, beaucoup
estimeront que les
passions nous entraînent à droite et à gauche,
et nous font comme
tituber, à mesure qu'une passion succède à
l'autre et nous propose
une autre direction, nous donnant une sorte de
démarche vacillante
et un comportement instable et contradictoire.
Les passions nous
poussent comme si elles visaient chacune une
fin, mais sans
coordination entre elles, et sans souci de
savoir si leur fin
partielle est ou non vraie. Elles se satisfont
chacune de la leur,
comme donnée en elles simplement. Ne faut-il
donc pas une faculté
capable de mettre de l'ordre dans notre
comportement, de l'unifier en
hiérarchisant les fins et en orientant la
marche générale dans un
sens précis et constant ? Et alors, il ne
suffit pas de choisir
au hasard, en interrogeant telle passion ou
telle autre, mais il faut
s'efforcer de trouver la vraie. Nommons cette
fin le bonheur, comme
presque tout le monde le fait spontanément.
Chaque passion nous le
promet un instant, mais sans tenir sa
promesse, laissant la place à
d'autres, aussi peu fiables. On peut le
chercher en tout sens. Il
s'agit donc de trouver quel est le vrai
bonheur pour fixer notre
vraie fin. Et cette tâche, c'est encore à une
autre faculté,
différente des sentiments, que nous
l'attribuons, à la raison
encore une fois — si nous ne nous contentons
pas de suivre les
guides qui se proposent à nous, tels que les
maîtres religieux.
Mais comment
la raison
établit-elle la hiérarchie des fins, et pour
commencer, la fin
ultime de l'homme ? Pourrait-elle
procéder comme pour les
moyens, en étudiant les passions et les
diverses fins vers
lesquelles chacune d'entre elles tend, de
manière à trouver quelles
sont les meilleures ? Seulement, la
situation est à présent
différente. Il ne suffit plus de trouver les
meilleurs moyens à
partir d'une connaissance des causes et des
effets que l'étude de la
nature peut nous apporter. Dans la recherche
des moyens, la fin est
supposée donnée, et il ne s'agit plus que de
calculer le chemin, ce
qui semble une tâche appropriée pour la
raison. Au contraire, la
recherche de la fin semble nous tourner vers
un domaine qui n'est
plus celui de la nature. Cependant, en
comprenant la nature comme
incluant aussi celle de l'homme, ce problème
paraît pouvoir se
résoudre. Une étude de la nature de l'homme,
en effet, ne
pourrait-elle pas découvrir quelle fin s'y
trouve inscrite ?
L'homme a une place dans la nature ; il a
aussi une organisation
naturelle. Ne peut-on pas dériver de cette
place un rôle, et donc
une fin ? Ne peut-on pas découvrir dans
cette organisation des
mécanismes, et ce vers quoi ils tendent et qui
coïnciderait avec la
fin naturelle de l'homme ? Beaucoup se
sont lancés dans ce
genre de spéculations et ont cru pouvoir
découvrir cette fin — le
vrai bien, le sens de la vie, la véritable
destinée humaine, le
principe moral absolu, etc. Ensuite, il
suffit de comparer cette fin
(ainsi que l'éventuelle hiérarchie des fins
qui en découle) avec
celles des passions pour pouvoir juger de la
valeur de ces dernières.
Ainsi les préceptes de la raison ne se
contenteront pas de donner
des sortes de recettes pour atteindre une fin
arbitraire, mais ils
définiront aussi la véritable fin vers
laquelle tendre. Bref, c'est
toute la morale qui trouvera son authentique
développement dans le
système des préceptes de la raison.
Toutes ces
façons de
chercher à corriger par la raison le système
instable et défaillant
des passions supposent le recours à une
faculté surplombant la
houle concrète des sentiments inconstants et
trompeurs, observant
toute l'agitation depuis des hauteurs calmes
et immobiles où se
révèlent les règles et les valeurs constantes
aptes à diriger
fermement la barque des hommes en accord avec
l'ordre éternel des
cieux. Les plus enthousiastes croiront voir
les idées divines et
immuables ; les plus sobres se
satisferont de s'élever
progressivement de l'étude générale des faits
à des lois et à
des valeurs jugées universellement valables.
L'objection
qui vient
aussitôt à l'esprit face à cette prétention à
la vérité
universelle, consiste à se référer à
l'histoire, en un sens
large, pour montrer que ces systèmes de règles
morales, acceptées
dans chaque peuple pour universellement
vraies, varient en réalité
sans cesse, allant jusqu'à s'opposer tout à
fait d'une société à
l'autre. Ici aussi, tout le monde, avec un
minimum de connaissance
historique ou un minimum d'esprit
d'observation, est capable
d'avancer une série d'exemples suffisante pour
attester cette vérité
historique de la variation universelle des
règles, y compris les
plus sacrées de chaque communauté humaine.
Considérons donc comme
acquise cette preuve de ce que certains aiment
condamner sous le nom
de relativisme. L'inconvénient de cette forme
d'argument historique
est toutefois qu'il est sujet à être contesté,
non pas tant en
niant les faits qu'en discutant leur portée
exacte. Car on peut
toujours espérer trouver derrière la variété
des règles morales
un noyau stable, qui représenterait la partie
rationnelle. On peut
également juger que le fait que les hommes
errent à travers leur
histoire ne prouve nullement qu'il n'y ait pas
de vérités
universelles en morale, mais seulement qu'il y
a divers degrés de
compréhension et par conséquent d'ignorance de
ces vérités. Or le
fait que la plupart des hommes aient ignoré
les vrais préceptes de
la raison n'implique ni que ceux-ci n'existent
pas, ni qu'ils ne
vaillent pas. A la limite, un seul sage,
parfaitement rationnel,
pourrait trouver les vrais préceptes de la
raison, valables en
principe pour tous, quoiqu'il soit le seul à
les connaître, et
peut-être à les mettre en pratique.
L'opposition de tout le reste
de l'humanité, de l'universalité des
ignorants, ne constituerait
pas une objection décisive, pas plus que
l'opinion universelle des
hommes, si elle avait jamais eu lieu (ce que
nous ne savons pas), que
le soleil tourne autour de la terre, et non
l'inverse, n'empêchait
le premier (que nous ne connaissons pas) à
affirmer le mouvement de
la terre d'énoncer néanmoins une vérité (à
supposer que c'en
soit une, comme le veut l'opinion générale
d'aujourd'hui). Ou mieux
encore, le mathématicien estimera n'avoir pas
à renoncer à la
valeur universelle d'une vérité mathématique
inaccessible aux
ignorants, sous prétexte que l'opinion de
ceux-ci la conteste en
masse.
Plutôt que
d'insister
sur cet argument historique de la variabilité
des principes moraux,
il est donc préférable, voire indispensable,
d'examiner comment la
raison pourrait se rapporter aux vérités
morales, afin de juger si
elle en est ou non capable par elle-même, sans
s'appuyer sur le
sentiment.
D'abord, la
raison
peut-elle véritablement nous fixer des fins
sans les reprendre
d'aucune manière du sentiment ? Nous
avons vu qu'il était
possible d'observer nos sentiments et ce vers
quoi ils tendent, pour
chercher s'il n'y aurait pas quelque fin qui
soit supérieure à
celles qu'ils nous proposent et qui puisse
leur servir de principe
organisateur. Il nous faut pour l'instant
laisser de côté cette
hypothèse, parce qu'elle s'appuie justement
sur le sentiment pour y
trouver les fins à partir desquelles la raison
tenterait de
découvrir si elles n'auraient pas quelque
tendance commune, et donc
une fin commune à toutes les fins que le
sentiment nous révélerait.
Il nous faut voir maintenant si, sans se
fonder sur les sentiments,
la raison pourrait découvrir des fins. Nous
avons vu une autre
possibilité, qui n'a pas l'inconvénient de
celle que nous venons de
rejeter, à savoir l'étude de la nature humaine
dans le but de
découvrir à quoi nous sommes ultimement
destinés. Ici, la
considération est objective et ne semble pas
présupposer les fins
indiquées par les sentiments. Quelle est donc
la destinée ou la fin
de l'homme selon sa nature, ou selon la
nature ? N'est-il pas
évident que l'homme est un animal,
c'est-à-dire un être vivant qui
ne se contente pas d'avoir reçu la vie de
l'extérieur, mais qui
vise à reproduire cette vie, c'est-à-dire à
rester en vie et à
s'assurer de sa propre vie ? On peut
attribuer à l'animal une
âme, qui serait le principe moteur de cet
être, en trouvant
implantée en elle une tendance naturelle à
rechercher ce qui va
maintenir l'animal en vie et à le pousser à
agir en conséquence.
On peut également le considérer comme une
sorte de mécanique
spéciale, construite non pas comme une montre,
dont le ressort fait
bien marcher l'appareil jusqu'à ce qu'il se
soit détendu, réclamant
alors une intervention étrangère pour le
remonter, mais comme douée
d'un dispositif capable de remonter lui-même
son propre ressort,
pour ainsi dire, de manière à maintenir par
lui-même son mouvement
dans son environnement naturel, ainsi qu'un
robot très perfectionné
pourrait le faire grâce à des procédures
inscrites en lui pour
chercher les moyens de conserver son
mouvement. — Ne pourrait-on
alors dire que ce genre d'être aurait,
inscrite dans sa nature, une
fin, celle de vivre et de conserver sa vie en
trouvant les moyens
utiles pour le faire ? S'agissant du
robot, nous hésiterions à
lui attribuer cette fin comme une fin propre,
parce que nous le
concevons comme fabriqué par d'autres êtres,
ses inventeurs et
créateurs, en fonction de fins qu'ils
inscrivent certes en lui sous
forme de procédures, mais qui ne font que
servir de moyens pour
réaliser les fins que ces créateurs ont voulu
réaliser à travers
lui. L'automate qu'est le robot ne s'explique
pas en lui-même, par
ses propres fins, mais par les intentions de
ceux qui l'ont
construit. Il nous paraît par conséquent comme
conduit par des
mécanismes sans fins propres, quoique leurs
constructeurs leur
attribuent une fin en fonction des propres
fins qu'ils voulaient
réaliser à travers lui, de telle façon que ces
automates restent
des moyens par rapport à ces fins étrangères à
eux. Et si la
nature créait elle-même des automates tels que
les robots, des
animaux entièrement mus par l'instinct par
exemple, alors c'est elle
qu'il conviendrait d'interroger sur ses
intentions ou sur les fins
qu'elle aurait attribuées à ces mécanismes.
Mais comment connaître
les intentions de la nature, comment lui
attribuer déjà des
intentions autrement qu'en lui attribuant pour
fin de faire tout ce
qu'elle fait, simplement ? Car si elle a
des fins, nous ne
pouvons les connaître que par ce qu'elle fait,
et alors c'est tout
ce qu'elle fait justement qui nous révèle ses
fins, comme étant
l'intention de faire exactement ce que nous la
voyons accomplir en
tout, indifféremment. Sinon, nous ne
l'étudions plus
rationnellement, mais nous imitons les poètes
et projetons sur elle
nos propres fins en nous imaginant à sa place,
ce qui, hors de
l'ivresse poétique, est impossible. Autant
dire que l'étude de la
nature ne nous révèle aucune fin, mais des
processus causaux
indifférents à nos interprétations finalistes.
— Il reste donc à
envisager l'animal mû par son âme. A première
vue, toutes les
difficultés liées à l'hypothèse du robot
s'évanouissent,
justement parce qu'au lieu d'un automatisme
résultant d'un
mécanisme, en soi sans intention, l'âme se
présente comme un
principe intentionnel interne à l'être vivant.
Clairement ou
obscurément, l'âme vise la vie comme une fin.
Le problème alors
est de savoir comment nous pouvons savoir
qu'un principe tel que
l'âme se trouve dans certains êtres tels que
les animaux, car il
est invisible par lui-même, et il nous faut le
déduire à partir de
ses manifestations, à savoir le comportement
des animaux. Mais
pourquoi privilégier alors l'hypothèse de
l'âme par opposition à
celle du mécanisme automatique ? Le choix
est arbitraire. En
interprétant simplement les mouvements des
animaux comme dépendant
d'une âme, nous plaçons gratuitement en eux ce
que nous désirons y
trouver, à savoir des intentions et des fins.
Nous revenons alors au
point où nous étions lorsque nous nous
demandions si la nature ne
pourrait avoir des fins en produisant des
automates, et où nous
devions avouer que pour lui attribuer de
telles fins il fallait nous
lancer dans une projection gratuite. Or
comment une telle projection
est-elle possible, sinon à partir d'une
conception de ces intentions
et fins qui nous vient d'ailleurs ?
D'où
savons-nous donc
qu'il existe des fins ?
*
Beaucoup ont
cru qu'on
pouvait découvrir objectivement des fins dans
la nature. C'est l'un
des grands ressorts par exemple des preuves de
l'existence de dieux,
de démons et autres esprits. Dans la mesure où
de tels
raisonnements procèdent par analogie, repérant
des phénomènes
susceptibles d'être interprétés comme s'ils
visaient des fins, ils
présupposent ce qui nous intéresse,
c'est-à-dire la connaissance
de ce qu'est une fin, sans quoi la comparaison
au fondement de ces
analogies ne pourrait pas avoir lieu. Peu
importe dans cette
perspective que la comparaison soit bien ou
mal fondée, plus ou
moins convaincante, puisqu'elle ne nous
apprend pas ce qu'est une
fin, mais se fonde sur la connaissance
préalable que nous en
avons ;
de même que quand je dis que tel animal se
comporte comme un chat,
je n'apprends pas comment se comporte le chat,
mais je dois au
contraire le savoir déjà pour donner sens à la
comparaison. Ainsi
le superstitieux, enclin à voir partout des
intentions et des
esprits derrière les choses et les événements,
ne peut interpréter
le monde de cette façon que dans la mesure où
il a déjà l'idée
de ce que sont les intentions et les fins,
qu'il se contente de
projeter sur la réalité autour de lui. L'idée
que c'est en
nous-mêmes que nous trouvons l'expérience ou
la connaissance des
intentions et des fins ne surprendra donc
personne, pas même le
superstitieux.
Tournons
donc le regard
vers l'intérieur, puisqu'il est évident que
les intentions, c'est
en nous que nous les découvrons, en tant que
nous tendons
effectivement vers des buts. Pour tous les
autres êtres, y compris
les animaux et les hommes, c'est uniquement
par analogie que nous
leur attribuons des intentions, en comparant
leur comportement avec
le nôtre, en reconnaissant des façons d'agir,
de s'exprimer, qui
correspondent à celles par lesquelles nous
exprimons et manifestons
nous-mêmes nos intentions dans nos attitudes
et nos actes. Chez nous
en revanche, nous ne percevons pas nos
intentions par leurs
manifestations extérieures, mais directement
en elles-mêmes —
leur tension vers une fin, nous la sentons
réellement comme cette
tension elle-même, ou comme l'effort que nous
faisons. Et nos fins,
nous les voyons et nous savons que ce sont
bien nos fins par la
manière dont elles se présentent comme telles.
Or comment
sentons-nous cette tension, ces buts en tant
qu'ils ne sont pas des
représentations de quelque chose simplement,
mais les buts vers
lesquels nous tendons ou pouvons tendre ?
Y aurait-il quelque
sens à prétendre que ce soit la raison qui
nous les présente
ainsi ? Pour nombre de nos fins, nous
pouvons les considérer
sous leur aspect le plus objectif, comme des
sortes d'images ou
d'idées, nous pouvons les observer, les
examiner, les disséquer et
les conceptualiser, et calculer leurs rapports
à d'autres choses ou
idées, y compris les liens de causalité qui
nous permettront de les
insérer dans des enchaînements de moyens pour
parvenir à nos buts.
Tout cela, ce sont des opérations de la
raison, selon la conception
habituelle de cette faculté. Cependant, quand
la raison entreprend
de considérer ainsi une fin, lui donne-t-elle
vraiment sa qualité
de fin ? Certes, elle la considère bien
comme un but. Mais elle
ne lui donne pas elle-même cette qualité. Elle
en tient seulement
compte comme d'une propriété, à vrai dire
invisible, qui lui vient
d'ailleurs. Car un but n'en est pas un sans la
tension dont nous
avons parlé, qui nous pousse effectivement
vers lui, et cette
tension n'est pas sentie par la raison, elle
est seulement constatée
après coup, et sans que cette faculté lui
donne sa pleine réalité,
demeurant extérieure à la tension justement.
Or où cette tension
se trouve-t-elle de telle façon qu'elle puisse
être réellement
éprouvée et connue ainsi concrètement,
expérimentée
directement ? Sera-ce
l'imagination ? En une certaine
mesure. Mais l'imagination peut rester
dépouillée du sentiment de
la tension, comme la raison. En fait, il est
bien clair, si nous nous
observons un peu, que l'intention se sent dans
le sentiment. Et nous
avons un nom pour désigner ce par quoi le
sentiment tend vers une
fin et nous pousse à la réaliser, c'est le
désir. Retournez les
choses autant que vous le voudrez, vous verrez
que sans désir, il
n'y a ni intention ni fin. Comment
pourriez-vous avoir un but que
vous ne désireriez pas ? Cette simple
absence de désir retire
à tout supposé but sa qualité de fin. Il y a
déjà dans notre
langage une équivalence par laquelle sont
posées comme synonymes
les expressions « être un but » et
« être
désiré ». Par le désir, nous désignons
plus
particulièrement le mouvement dynamique du
sentiment, et par but, la
chose désirée. Mais les deux ne sont pas
séparés, car il n'y a
pas de tension qui ne soit orientée en aucun
sens, vers rien, et il
n'y a pas de but qui ne soit l'objet d'un
désir. Bref, sans plus
discourir, concluons l'évidence même, que les
fins sont dans le
sentiment en tant que le sentiment est tension
vers quelque chose ou,
dans la perspective de l'action, intention.
Cette
constatation que
c'est dans le désir uniquement que les fins se
révèlent comme
telles ne paraîtra peut-être pas résoudre
entièrement la question
de savoir si les fins ne seraient pas mieux
connues malgré tout par
une autre faculté, capable de les saisir hors
de leur rapport au
désir. L'opinion la plus habituelle est en
effet que le désir et
son objet, ou sa fin, sont certes reliés, mais
néanmoins distincts
en principe. Ne voit-on pas des désirs changer
d'objets ? Je
voulais boire du vin et je me convaincs de
boire plutôt de l'eau. Ne
voit-on pas de même des objets changer de
désirs ? Le vin
m'attirait, mais à la réflexion il provoque en
moi de la
répugnance. Il semble donc que le désir n'ait
pas de fin inscrite
en lui, mais qu'il soit dans sa nature propre
une sorte de pulsion
qui peut se lier à divers buts selon les
circonstances. Et quant à
l'objet du désir, n'est-il pas, pris en
lui-même, également
indépendant du désir, indifférent aux désirs
qui peuvent
s'attacher à lui et le prendre pour fin ?
Le vin que je donnais
en exemple a une existence et une nature
objective, indépendante du
fait qu'il soit désiré ou non, et parfaitement
connaissable en tant
que telle. Dans ce cas, ne faut-il pas
admettre la nécessité d'un
troisième terme liant le désir à son
objet ? Et n'est-ce pas
ce troisième terme qui fait de l'objet une fin
en le donnant pour
but au désir ? Par conséquent n'est-ce
pas en lui qu'il faut
chercher l'explication de ce que sont les
fins ?
Suivons donc
cette
hypothèse pour l'examiner.
Dans une
civilisation
marquée par une conception scientifique et
technique du monde, la
conviction d'une indépendance de principe
entre les désirs et leurs
objets s'appuie tout particulièrement sur
l'opposition largement
reconnue entre la réalité objective et les
représentations
subjectives. En effet, la science nous a
appris à donner un grand
poids à cette distinction qui est à la base de
sa méthode, et les
techniques en général, particulièrement
lorsqu'elles ont une base
scientifique, tirent une grande partie de leur
efficacité de son
respect rigoureux. Les lois de la nature,
telles que la science les
conçoit et en fait l'objet de ses études, ne
se révèlent qu'à
une enquête objective épurée autant que
possible de toute trace
d'opinion et de sentiment subjectifs. Ces lois
valent pour déterminer
les rapports des choses indépendamment des
intentions et des
sentiments que les hommes peuvent avoir à leur
sujet. Il va de soi
dans ces conditions que les choses,
considérées en elles-mêmes,
objectivement, selon leur vérité propre, n'ont
rien à voir avec
les désirs des hommes à leur égard. Et par
conséquent ces désirs
ne peuvent porter sur les choses réelles que
de l'extérieur, en
venant s'attacher à elles, sans les modifier
du tout, car ils se
bornent entièrement à signifier ce que les
hommes ressentent
subjectivement à leur égard c'est-à-dire leurs
espoirs, projets,
déceptions, etc., en ce qui les concerne. Si
ces aspects subjectifs
peuvent conduire à des transformations de la
réalité, comme il
arrive souvent, c'est uniquement par l'action
concrète, physique, et
notamment technique, qu'ils entraînent chez
les hommes, et qui
n'opèrent réellement que selon les lois
objectives de la nature.
Dans l'action humaine, il y a donc un
mouvement en trois temps
distincts. D'abord une situation réelle,
physique, est reconnue bien
ou mal par l'agent, et elle donne lieu à une
perception, à des
sentiments et à des réactions subjectives en
lui, qui conduisent à
une action physique, à nouveau physiquement
réelle. Du point de vue
de la réalité du monde, dans ce schéma, seules
les étapes
objectives, physiques, comptent, avec
l'exception de la
transformation interne de l'agent humain qui
le conduit
éventuellement à telle action plutôt qu'à
telle autre, et qui
correspond à la partie subjective du
processus. Quand en revanche
les divers sentiments ne mènent à aucune
action, la réaction
subjective à la réalité n'a aucune importance
et reste sans effet
du point de vue de celle-ci. Certes, il y a
des sciences qui étudient
scientifiquement ou objectivement les hommes
et leur comportement, et
qui cherchent à intégrer ce moment subjectif
dans la réalité
physique en le considérant comme partie du
monde physique à son
tour. Mais alors, précisément, la perspective
subjective est
également mise entre parenthèses dans ce genre
d'étude
scientifique, de manière à ne laisser aucune
place à la
subjectivité dans l'explication de la réalité,
pour ainsi dire
aucun trou dans le monde physique où la
subjectivité puisse jouer
un rôle dans le monde réel par l'intermédiaire
de la détermination
de l'action. Dans cette conception
scientifique de l'homme et de sa
psychologie, toute la partie subjective, les
sentiments, opinions,
représentations, n'apparaît plus que comme un
reflet inconsistant
de processus physiques réels dans le corps
humain. Si nous n'allons
pas jusqu'à cette forme d'élimination de la
subjectivité, rejetée
hors de la réalité, il reste que les choses
réelles sont conçues
comme pouvant faire l'objet des désirs sans en
être affectées,
tant que l'action effective ne les touche pas.
Inversement,
quoique la
réalité soit l'occasion de nombreux désirs, et
parfois de manière
assez impérative, dans les besoins, le lien
nous paraît, dans cette
conception de la séparation entre les aspects
objectifs et
subjectifs de notre monde, dénué de nécessité,
laissant la vie
psychique réorganiser les rapports entre les
désirs et les choses,
en se détachant des unes pour s'attacher à
d'autres. Il nous
semblera par exemple que nous avons la liberté
de désirer ou non
certaines choses, d'orienter nos désirs vers
les unes plutôt que
vers les autres, éventuellement au prix d'un
effort pour détacher
les liens déjà établis entre autres par les
habitudes. Cette
liberté nous paraîtra se manifester à travers
la volonté, le
principe subjectif ultime dont dépendent nos
désirs. C'est ainsi
par exemple qu'on peut comprendre des
injonctions concernant nos
désirs et sentiments, qui nous prescrivent par
exemple de ne pas
convoiter ceci ou d'aimer cela et de ne pas
détester telle autre
chose — car il est bien évident que de tels
commandements
n'auraient aucun sens si ces désirs n'étaient
pas en notre pouvoir
en dernier ressort, c'est-à-dire sous la
direction de notre volonté.
Si je le veux, souvent avec un effort pour
contrecarrer des habitudes
ou des instincts, je peux donc détacher les
désirs de leurs objets
et leur en attribuer d'autres. Ainsi, tant du
point de vue objectif
que du point de vue subjectif, le lien entre
le désir et son objet
est contingent, et l'objet comme le désir ont
leur nature à part.
S'il est
vrai que
l'objet du désir est d'une nature indépendante
de ce dernier et que
c'est l'investigation de la nature qui seule
peut l'appréhender,
alors il est évident que le désir ne comporte
pas la connaissance
vraie de son objet, et que la représentation
qu'il en a peut être
tout à fait illusoire. Pour le connaître, il
faudra s'en référer
à la raison, non à la raison pure certes ou à
la pure logique,
puisque la science implique l'observation et
l'expérience — mais
il s'agit de l'expérimentation, c'est-à-dire
d'une expérience
méthodique, dominée par la raison, et
interprétée également par
la raison, notamment à travers les
mathématiques, que beaucoup
considéreront comme une production de la pure
raison. Dire que la
science soit infaillible, ce serait fort
exagéré, mais du moins
elle est bien plus assurée que l'impression
des choses que peut nous
donner le sentiment subjectif. Et même, on
peut penser que notre
représentation des choses à partir d'une
observation naïve,
relativement neutre ou objective, est bien
plus proche de leur vérité
que celle que nous en donne le désir, puisque,
s'ajoutant à la
chose, il doit bien y ajouter aussi sa propre
perspective, étrangère
à elle et la déformant donc. En somme, la
connaissance de l'objet
par le désir ne risque pas seulement d'être
illusoire, elle l'est
nécessairement de par la nature du rapport
entre la passion et son
objet, et cela d'autant plus que le désir est
fort et modulé à
travers des sentiments plus riches. Ne peut-on
pas dire alors que le
désir appelle une sorte de thérapie sous la
forme d'une
connaissance vraie, objective, rationnelle de
son objet,
nécessairement critique par rapport à celle
que la passion en
produit spontanément ? Et la raison, plus
ou moins comprise
comme dans les sciences, n'est-elle pas le
moyen par excellence de
corriger le désir et de l'éduquer, en
rectifiant systématiquement
la connaissance de ses objets ? Ainsi,
lorsque le fumeur apprend
que le tabac n'est pas le bienfaiteur
procurant un plaisir innocent
que lui représente son désir, mais en réalité
un poison pour ses
poumons, ne jugera-t-il pas préférable d'y
renoncer, d'en détourner
son désir et de travailler à défaire les
habitudes qui l'y
enchaînent ?
Et si
l'homme est
libre, alors qu'est-ce qui lui permettra de
maîtriser ses désirs,
sinon sa volonté ? Car si les passions
représentent, comme on
le dit, notre passivité, ne faut-il pas les
soumettre à ce qui
représente notre activité, la volonté
justement ? Mais
comment cette volonté se
dirigera-t-elle ? Sûrement pas en se
laissant guider par les désirs, comme elle s'y
abandonne souvent,
puisqu'elle abandonne alors sa mission de les
maîtriser en se
soumettant au contraire à eux. Il lui faut un
point d'appui étranger
aux sentiments pour connaître indépendamment
d'eux ce qui est utile
ou non. Et n'est-ce pas encore la raison qui
lui dira ce que sont
vraiment les objets de ses désirs, d'un côté,
et qui lui dira
également quelle est sa vraie nature, je veux
dire la nature de
l'homme, de l'autre côté, de manière à
calculer ce qui sera le
plus avantageux à la meilleure vie ?
Certes, pour poser cette
vie la meilleure comme fin, il faut une
instance différente de la
raison. Mais la volonté elle-même ne
pourrait-elle pas être
justement cette instance ? Car comme le
désir, elle est un
ressort dynamique tendant vers un bien, et
posant par conséquent des
fins, mais de telle manière qu'elle puisse se
tourner vers la raison
pour se diriger en fonction de la plus grande
vérité sur l'homme et
le monde. N'est-ce pas là la manière d'agir du
sage ?
Voilà
exposée
l'hypothèse. Examinons-la.
La réalité
qu'étudie
la science (la science moderne, mais également
d'autres formes de
science de la nature), c'est le monde dans
lequel nous vivons et
agissons, et tel qu'il se présente notamment à
l'action des hommes,
sous la forme d'un monde de choses en
interactions. Et c'est
également une réalité objective, dans le sens
qu'il est commun aux
hommes, en tant justement qu'ils ont affaire à
ce monde dans lequel
ils se retrouvent et coopèrent, entre autres
par les techniques. Ces
choses qu'on peut manipuler, qu'on utilise,
qu'on partage et échange,
ont la relative stabilité nécessaire à cet
usage, et correspondent
à l'objectivation qui leur donne ce caractère.
Dans cette
perspective les choses, leurs propriétés et
leurs relations
constituent la réalité, et la vérité se
définit par rapport à
elles, par l'adéquation entre ce qu'on en dit
et ce qu'elles sont.
Or ce monde objectif représente justement ce
qui peut être conçu
comme indépendant par rapport aux diverses
intentions particulières
et sentiments individuels que les hommes
peuvent avoir à leur égard.
Autrement dit, cette indépendance objective de
la réalité est
précisément atteinte par la mise entre
parenthèses de tous les
sentiments et pensées dites subjectives qui
s'attachent au monde
réel. Que les choses soient indépendantes des
désirs, cela est
requis par l'objectivité scientifique,
réclamant justement une
forme d'ascèse pour les dégager des aspects
subjectifs qui les
affectent dans notre expérience personnelle.
Bref, c'est le
présupposé même de l'objectivité scientifique
qui exige la
purification de la vérité des choses — et
partant des objets du
désir qu'elles peuvent être — afin d'en
éliminer ce que les
sentiments y intègrent. Prétendre que l'objet
vrai est celui qui
est connu objectivement, c'est-à-dire
dépouillé de toute
subjectivité, revient donc à réaffirmer
simplement ce présupposé.
Il faut alors rappeler que cette objectivité
résulte d'une
construction, et ne représente pas l'état
premier, absolu, des
objets des désirs. C'est exactement le
contraire : l'état dont
part cette construction est celui des objets
du désir, en tant que,
justement, ils ne se distinguent pas du
sentiment, et doivent pour
cette raison en être séparés artificiellement
pour devenir les
réalités objectives des sciences et des
techniques.
Pour voir
cette unité
entre le sentiment et son objet, tournons-nous
à présent vers des
objets différents des choses réelles dont
s'occupent la science, la
technique ou le commerce. Prenons par exemple
les objets courants de
la colère, de l'impatience, du rire, de la
mélancolie, ou de la
joie. La négligence d'un ouvrier me
fâche ; le retard répété
d'un collaborateur à un rendez-vous me fait
perdre patience ;
la chute d'un passant heurtant le trottoir
benoîtement les yeux
tournés en l'air me fait rire ; la
tranquille fin d'une journée
d'automne me laisse mélancolique ; ou la
bonne nouvelle d'une
victoire me réjouit. Dans tous ces cas,
l'objet du sentiment n'est
pas une chose réelle intéressant la science,
utilisable ou
échangeable. Pourtant, avec un peu
d'application, on pourrait tenter
d'en donner une description objective, sans y
réussir tout à fait.
Si l'on décrit objectivement le travail de
l'ouvrier, on perd
l'élément de négligence, objet de ma colère.
Si l'on s'en tient à
raconter comment le collaborateur arrive après
l'heure, on ne
comprend pas l'impatience que j'en éprouve, et
qu'il faudrait faire
sentir par une description littéraire. Le
récit détaillé, comme
clinique, de la façon dont le passant dont je
ris a heurté le
trottoir, ne fait pas rire. Et ainsi de suite.
Et si un écrivain
habile peint ces scènes, il devra le faire
justement de telle
manière que chaque fois l'objet exprime le
sentiment qui lui répond,
de telle sorte qu'on voie le sentiment et
l'objet s'interpénétrer.
Et s'il veut décrire la colère ou le rire
précis dont il s'agit,
il lui faut dépeindre leur objet comme
empreint intimement de ces
sentiments. Il semble que chaque couple entre
un sentiment et son
objet, ou mieux chaque fusion des deux, soit
singulier. Ainsi, une
mélancolie ressemble peut-être à une autre,
mais elle s'en
distingue pourtant, et cette distinction est
notamment liée à la
particularité de son objet. Cela est évident
pour l'amour par
exemple, car il n'est pas un sentiment
générique qui s'appliquerait
de l'extérieur à n'importe quelle chose aimée,
mais il se module
profondément en fonction de la personne ou de
la chose aimée ;
et inversement il fait également voir cette
personne ou cette chose
d'une façon singulière, propre au sentiment
qui l'imprègne. A bien
observer, on constate que c'est la même chose
pour les objets qui
sont par ailleurs objets de la science ou du
commerce, si l'on peut
dire, car justement, ils sont bien différents
lorsqu'ils
apparaissent comme les objets d'une passion.
La robe désirée n'est
pas celle que considère le marchand ;
peut-être un peu
davantage celle que fait valoir la vendeuse,
s'appliquant justement à
deviner les désirs de sa cliente. On peut
certes prétendre que cela
vient du fait que la passion donne à son objet
une apparence
spéciale, différente de sa vérité objective,
comme si on le
déguisait en le voilant, si bien qu'il faut
retirer le voile pour
retrouver la vraie chose. Mais cette
préférence pour le regard
objectif est arbitraire au niveau où nous nous
plaçons à présent,
ainsi que nous l'avons vu. Et si apparemment
je désire puis ne
désire plus la même chose, en réalité ce n'est
pas le même objet
dans les deux cas, quoiqu'il reste le même
dans la perspective de la
science. Non, la pomme qui était l'objet de ma
répulsion hier, et
celle que je désire aujourd'hui — la même d'un
point de vue
objectif — n'est plus la même du point de vue
du désir, et cela
se marque par exemple dans la façon dont j'en
parle, dont je la
décris du point de vue de mon désir. C'est
cette identité première
entre le sentiment et son objet qui permet à
l'artiste, à
l'écrivain, au peintre ou au cinéaste, de nous
dépeindre les
sentiments des personnages en nous montrant le
paysage correspondant,
c'est-à-dire en nous le faisant voir tel que
ces personnages le
voient avec leurs sentiments. Même la
publicité, pour séduire,
s'efforce de nous présenter la marchandise à
travers l'image
qu'elle prend comme objet désiré, et justement
pas comme
marchandise objective.
Sans
insister davantage
pour l'instant sur l'unité entre le désir et
son objet, retenons
provisoirement notre conclusion qui l'affirme.
Il ne suit pas pour
autant de cette unité qu'il n'y ait aucun
rapport entre l'objet de
deux sentiments différents lorsque la
considération objective nous
porte à considérer qu'il s'agit du même. La
pomme qui servait
d'exemple n'est certes pas la même selon
qu'elle excite l'appétit
ou qu'elle dégoûte, et pourtant, malgré cela,
elle reste bien la
même du point de vue objectif, qui fait
abstraction de ces
sentiments. Cette identité qui n'en est pas
vraiment une, est plutôt
une ressemblance, même assez forte en ce qui
concerne certains
aspects de l'objet, que retient justement
l'abstraction objectivante.
Aux yeux des techniques et des sciences, cette
identité est
suffisante pour rendre efficaces les
opérations fondées sur
l'observation des faits ainsi objectivés et
sur le calcul de leurs
relations de causalité. En d'autres termes, le
monde objectif sert
très utilement de référence à l'action réglée
sur le monde en
vue de la réalisation de fins données ;
c'est-à-dire que la
raison scientifique et technique (en un sens
strict ou large) est
parfaitement appropriée à la recherche d'un
certain ordre de
moyens, et donc de voies conduisant à un but
déjà fixé et traduit
en une représentation objective. En outre,
dans la mesure où
souvent le désir s'éteint lorsque son objet se
révèle
inatteignable, ou au contraire se ravive
encore lorsqu'il semble
facile à atteindre, selon ses résultats le
calcul de la raison peut
influer sur les passions. Mais la raison
n'ajoute pas alors de
nouvelles fins, elle se limite à modifier plus
ou moins la
représentation de l'objet du sentiment (et par
conséquent le
sentiment lui-même dans cette mesure) en y
ajoutant les rapports
qu'elle établit avec d'autres objets (et donc,
indirectement,
d'autres sentiments). Dans ce rôle, la raison
ne fait toujours que
servir les passions, et elle n'a aucun pouvoir
de les diriger.
Travaillant à abstraire l'objet de la forme
concrète qu'il prend
dans le sentiment, elle en retire ce qui peut
faire de lui une fin,
loin de pouvoir le lui donner.
L'intérêt de
faire
intervenir comme intermédiaire entre la raison
et le sentiment une
volonté libre venait justement du fait que
celle-ci pouvait être
conçue comme ayant une capacité analogue à
celle du désir, de
poser des fins, tout en restant libre par
rapport à la liaison
naturelle par laquelle le désir et sa fin sont
déterminés
ensemble. Par sa liberté, la volonté ainsi
conçue ressemble à la
raison, qui perçoit les choses objectivement,
indépendamment de
toute fin, quoique, contrairement à la raison,
elle puisse
transformer la chose en une fin par son seul
exercice, son libre
décret. Seulement, si sa liberté la conduit à
poser les fins de
manière simplement arbitraire, elle ne sert
pas plus que la raison à
diriger la conduite, mais la confie au hasard.
Si en revanche la
volonté, aidée de la raison, examine la chose
selon sa vérité
objective, ou scientifique, alors elle n'y
trouve rien qui permette
de juger si son objet vaut ultimement mieux
que n'importe quel autre,
c'est-à-dire qu'elle ne trouve pas en la
raison le guide qu'il lui
faudrait pour sortir de l'arbitraire en posant
ses fins. Bref,
l'hypothèse d'une volonté libre, indépendante,
entre les passions
et la raison, ne résout rien, et il est
préférable d'éliminer
cette roue libre, destinée tout au mieux à
tourner à vide et à
faire illusion.
*
Si le désir
n'est pas
quelque chose qui s'ajoute à son objet, de
telle manière qu'ils
puissent se détacher l'un de l'autre et
exister à part, alors la
connaissance de l'objet n'est pas non plus
dissociable de celle du
désir, comme l'exigerait une intervention
efficace de la raison.
Faudrait-il donc concevoir deux types très
différents d'objets,
d'un côté ceux qui sont des aspects
indissociables d'un sentiment,
et de l'autre ceux qui en sont indépendants,
et qui sont connus par
la pure perception et par la raison ?
Dans cette hypothèse,
nous vivrions dans deux mondes entièrement
dissociés l'un de
l'autre, incapables d'interagir. En effet,
aucun des objets du désir
ne pourrait être connu à part, par la raison
ou dans la simple
perception. Et inversement, aucun sentiment ne
pourrait s'attacher
aux objets de la pure perception et de la
raison, puisque l'objet du
désir fait essentiellement partie de lui. En
d'autres termes, un peu
comme l'étendue et la pensée chez Descartes,
notre monde objectif
et notre monde subjectif resteraient
entièrement séparés, quelles
que puissent être les analogies entre l'un et
l'autre, à supposer
que nous soyons capables d'en découvrir ou
d'en établir. Ces deux
mondes seraient aussi très différents l'un de
l'autre. Dans le
monde objectif, les choses auraient une
certaine stabilité, une
identité propre à travers le temps, permettant
justement la
reconnaissance et le calcul de la raison,
elles auraient dans une
large mesure une existence discrète, et se
trouveraient reliées par
des relations en principe extérieures à elles.
Dans le monde
subjectif, les choses seraient prises dans le
flux incessant des
sentiments, se mélangeant et se modifiant sans
cesse comme les
sentiments eux-mêmes. N'avons-nous pas parfois
l'impression de vivre
justement entre ces deux mondes, l'un que nous
attribuons à notre
intériorité, et l'autre que nous situons hors
de nous, se
manifestant à nous quoique demeurant
insaisissable comme tel ?
l'un accessible de l'intérieur, présent de
manière immédiate,
sensible, et pourtant comme inconsistant,
l'autre formant la base
solide et régulière de notre vie, quoique ne
se manifestant qu'en
se retirant derrière ses apparences
impénétrables ?
Si nous
examinons notre
expérience du monde et de la vie pour étudier
les perceptions qui
la constituent, il nous semblera les voir
s'organiser en divers
groupes nettement reconnaissables.
Premièrement, nous distinguerons
les sensations, celles des cinq sens, qui
représentent et rendent
présents les divers aspects de la réalité.
Ainsi, je regarde
autour de moi les arbres, les prés, le ciel et
le lac, une multitude
de couleurs, accompagnées d'odeurs, de chants
d'oiseaux, de la
caresse du vent, du goût sucré d'une cerise
dont je recrache le
noyau, et j'éprouve tout cela comme la réalité
présente, qui
s'impose dans son existence et m'invite à
pénétrer dans le monde
réel des choses à travers le jeu renouvelé de
mes sensations. Ces
perceptions ne sont pas elles-mêmes la réalité
objective, mais
elles en sont proches et y adhèrent si
étroitement que la plupart
du temps je ne les distingue pas d'elle. Il me
faut de la réflexion
pour me persuader que la couleur des feuilles
de l'arbre devant moi
ne fait pas essentiellement partie d'elles,
mais que, vertes le jour,
elles deviennent noires la nuit, ou grises
sous une autre lumière.
Quoique, à la réflexion, ces sensations se
distinguent des choses
que je perçois à travers elles, ou en elles,
elles m'apparaissent
normalement comme objectives, comme la
réalité-même. J'en
distinguerai en revanche d'autres perceptions
plus faibles et
fluides, telles que les souvenirs, qui
ressemblent aux sensations,
bien qu'elles soient en quelque sorte plus
pâles. Je reconnais ces
souvenirs comme distincts du monde réel, le
représentant d'habitude
fidèlement quoique pas toujours, et sans le
rendre vraiment présent.
Ensuite je distinguerai encore d'autres
perceptions, plus subjectives
encore, voire franchement subjectives, les
imaginations, moins
consistantes et apparemment dépendantes de moi
ou de ma pensée plus
que du monde réel, qu'elles me laissent
d’habitude sentir comme
absent de ce qu'elles dépeignent. Ces trois
classes de perceptions
me représentent normalement les choses,
quoiqu'à des degrés divers
de fidélité ou d'objectivité, en passant de la
sensation, fiable,
à l'imagination, fantasque et trompeuse. Si je
me tourne franchement
vers moi-même et mon monde intérieur propre,
j'y découvre un tout
autre type de perception, celui des
sentiments, des passions ou des
désirs. Quand je tente de discerner ces
sentiments pour les
reconnaître tels qu'ils sont en eux-mêmes, il
me semble qu'ils sont
encore plus subjectifs que les imaginations,
parce qu'ils ne
représentent plus du tout les choses de la
réalité objective, mais
mon propre monde intérieur, où c'est ma propre
vie qui se joue et
s'exprime, constituant ma façon personnelle de
répondre aux
événements, de les sentir et de vouloir agir.
Certes, ces
sentiments s'attachent souvent à des objets
extérieurs, ils sont la
plupart du temps provoqués ou modifiés par les
événements du
monde objectif, mais ils n'appartiennent pas
aux choses, auxquelles
ils se lient extérieurement, sans se confondre
avec elles. Telle est
du moins notre façon habituelle de concevoir
les sentiments et leur
rapport à leurs objets — une manière de voir
que nous avons
contestée d'ailleurs.
En fait,
cette opinion
des rapports entre nos perceptions et la
réalité n'est pas aussi
spontanée et naturelle que nous le croyons. La
distinction que nous
avons effectuée entre diverses sortes de
perceptions a demandé un
effort d'analyse, et nous a incités à sortir
notre scalpel
intellectuel afin de découper et d'isoler
selon les premières
apparences un certain nombre de parties
caractéristiques de notre
expérience perceptive. Nous en sommes restés
au résultat d'une
division encore relativement grossière, selon
un modèle qui
s'applique davantage aux choses auxquelles
nous avons affaire dans le
monde réel qu'à l'analyse de notre expérience
proprement dite.
Nous avons déjà noté à propos de la sensation
comment nous sommes
portés naïvement à croire que les couleurs
appartiennent aux
choses elles-mêmes, alors que la réflexion à
laquelle nous
obligent certaines circonstances, comme la
présence d'une lumière
colorée, nous montre l'illusion dans laquelle
nous étions. Dans
notre division des perceptions, nous nous
sommes référés encore à
la même attitude naïve qui nous porte à
confondre ce qui
appartient au monde réel et ce qui est propre
à la seule
perception. Et il est d'ailleurs inévitable de
partir de cet état
communément actuel de notre pensée, justement
parce que notre
langue elle-même est construite sur cette
base.
Pour démêler
la
distinction entre les perceptions objectives
et subjectives,
situons-nous au lieu où le contraste est le
plus fort entre les deux
catégories, et comparons la sensation,
perception d'un objet, et le
sentiment, perception apparemment dénuée en
elle-même d'objet.
Est-il bien
vrai que la
sensation soit la perception d'une
chose ? Cela nous semble
évident. Nos sens nous servent à observer le
monde extérieur et
c'est à travers eux que les choses se
présentent à nous. On peut
certes douter que les sens soient parfaitement
fiables. En fait, ils
nous trompent parfois, et le thème des
illusions des sens est
familier aux sceptiques. Toutefois, même quand
ils nous trompent,
ils nous présentent un objet, quoique non
celui que, pour diverses
raisons, nous jugeons réel en fin de compte.
S'ils n'avaient pas
cette caractéristique de faire percevoir des
objets, pourraient-ils
nous tromper en nous faisant voir l'un à la
place de l'autre ?
D'ailleurs, pour dire ce que je vois, par
exemple, ne dois-je pas me
référer à des choses ? Je vois la
rivière, les nuages, les
gens dans la rue, les habits dans la
devanture. Et si je me suis
trompé, j'ai quand même cru voir ces choses.
Pourtant la réflexion
qu'on peut inaugurer à partir des illusions
sensibles conduit, si
elle est poussée plus loin, à remettre en
question le fait que la
sensation me présente vraiment les choses.
Ai-je vraiment vu le
ciel, ou n'ai-je pas seulement aperçu une
tache colorée, que j'ai
interprétée comme représentant le ciel ?
Je regarde
maintenant un film, et, pris dedans, comme on
dit, je crois voir le
ciel. Mais je me souviens que je suis au
cinéma, et je me rends
compte que ce ciel n'est qu'un agencement de
taches lumineuses
colorées sur un écran, que j'ai précisément
interprétées comme
le ciel, et que j'interprète à présent comme
une image projetée
sur un écran. Or cette interprétation, qui
donne un objet à ce que
je vois, n'appartient pas à la sensation à
strictement parler,
puisque je peux me raviser et en changer. Et
mieux encore, je peux
renoncer à interpréter ce que je vois, me
plonger dans le bleu, et
ne percevoir plus que cette qualité précise de
bleu que je vois. La
sensation a-t-elle alors perdu quelque
chose ? Elle a certes été
ramenée à elle-même, sans l'interprétation qui
lui donnait son
objet. Mais en elle-même, elle a plutôt gagné
en intensité du
fait que je me suis concentré sur elle et non
sur l'objet qu'elle
était censée représenter dans mon
interprétation. Cette attention
à la pure sensation peut avoir lieu pour
toutes mes perceptions
supposées objectives, et ce qui nous semblait
être le lieu par
excellence de l'objectivité, devient au
contraire une perception
purement subjective, sans objet, ou si l'on
préfère, sans autre
objet qu'elle-même. En quoi diffère-t-elle
maintenant, sur ce
point, du sentiment ?
En effet,
celui-ci
paraît n'être à son tour qu'une sorte de
perception subjective,
sans objet, ou n'ayant qu'elle-même pour
objet, si l'on préfère.
Me voici triste, et je m'enfonce dans ma
tristesse. Elle est comme un
lieu particulier, tout intérieur, dans lequel
je vis, tout en
sachant qu'elle n'a aucune existence hors de
moi, et certainement
pas, bien sûr, par exemple, chez les personnes
joyeuses et exprimant
leur joie que je croise. Je sais que je suis
triste, je connais ma
tristesse, mais elle n'est rien d'autre que,
justement, ma tristesse.
Et pour le savoir je n'ai pas eu besoin de
faire un exercice comme
pour découvrir la couleur bleue au lieu du
ciel. Le sentiment ne m'a
pas trompé sur ce qu'il était, comme la
sensation, car il n'a
jamais rien représenté d'autre que lui-même.
Et pourtant, est-il
vrai que les sentiments soient sans
objets ? Prenons le désir,
ou l'une de ses formes telle que l'amour.
Aussi bien qu'à propos de
la tristesse, je peux m'immerger dans cet
amour, m'attacher à le
sentir et à déceler ses moindres nuances pour
le connaître tel que
je l'éprouve, avec ses résonances émotives
dans le champ subjectif
de mes sentiments. Et pourtant, je ne peux en
éliminer vraiment
l'objet. Car l'amour d'une personne, d'un
chien, d'un plat cuisiné,
d'une musique, d'un paysage ou d'une activité
ne peut pas être le
même sentiment appliqué à ces divers objets.
Je peux tenter de
l'éprouver seul, tel qu'il se fait sentir en
moi, je peux chercher à
oublier son objet, mais je ne parviens pas à
l'éliminer réellement,
parce que je le retrouve dans les qualités les
plus propres et
intimes de ce sentiment. Si, amoureux, je
m'improvise poète, et par
facilité envoie à ma bien-aimée un poème de
Pétrarque pour
Laure, il est fort possible qu'elle ne repère
pas la substitution,
et que moi-même je me persuade que ce poème
exprime exactement cet
amour, quoique je ne me mette pas pour autant
à confondre Laure et
mon amante. C'est que le langage a cette
imprécision ou plutôt
cette généralité qui lui permet de s'appliquer
à de nombreux cas,
même quand le poète a tenté de rendre cette
application le plus
singulière possible. En revanche, mon
sentiment serait différent si
j'aimais vraiment Laure, ou telle autre femme.
Il aurait pour ainsi
dire très intimement une autre figure, celle
de la femme aimée
précisément. Et cela vaudrait encore si
l'aimée était imaginaire.
Cette différence de qualité de l'amour entier
en fonction de son
objet est encore plus évidente si l'on
substitue à une personne un
autre objet, tel que certains mouvements de
gymnastique. A bien y
penser, un amour sans objet est inconcevable,
même si un écrivain
peut bien tenter de décrire un tel état, pour
signifier en réalité
l'amour d'un objet imaginaire, instable, mal
déterminé, mais qui
est aussi indissociable du sentiment qu'un
autre mieux défini. C'est
également ce qui arrive avec des sentiments
tels que la tristesse
que nous prenions pour exemple au début de ce
paragraphe, et qui
semble n'avoir pas d'objet parce que son objet
est moins déterminé,
surtout si l'on prend pour modèle de ce que
serait son objet
possible les choses physiques supposées
composer le monde réel. Un
paysage non plus n'est pas un tel objet, et il
en est pourtant un
parfaitement convenable pour certaines sortes
de sentiments. Une
situation complexe, difficile à décrire, n'en
est pas moins un
objet pour une tristesse apparemment vague et
refermée en elle-même.
C'est d'ailleurs en tentant de le décrire, par
des récits et des
descriptions objectives, par exemple, que
l'écrivain cherchera avec
plus ou moins de bonheur à l'exprimer. Ce qui
est évident du désir
et de ses formes les plus simples, à savoir
qu'il est nécessairement
désir de quelque chose, sur quoi il se moule
entièrement, ou qu'il
moule entièrement, se révèle valoir pour tous
les sentiments,
qu'on peut concevoir précisément comme les
diverses formes du
désir.
A quel
étrange
renversement sommes-nous parvenus ! Les
perceptions qui nous
paraissaient les plus objectives, les
sensations, se révèlent
indépendantes des objets que nous leur
pensions indivisiblement
attachés, tandis que les perceptions les plus
subjectives, les
sentiments, que nous imaginions vivre une vie
relativement autonome
dans notre monde intérieur, se révèlent
intimement liées à leurs
objets. En vérité, notre conclusion ne vaut
vraiment que pour les
sentiments, pour lesquels nous avons envisagé
une gamme d'objets
très large, et non uniquement, comme pour les
perceptions, les
choses du monde supposé objectif. Pour voir
comment les sensations
doivent avoir également des objets au sens où
les sentiments en ont
toujours, prenons le cas de perceptions qu'on
pourra estimer ou bien
plutôt proches des sensations ou bien plutôt
proches des
imaginations, les représentations que nous
avons dans les rêves.
Pour le rêveur, souvent ce qu'il voit ne se
distingue pas de ce
qu'il voit éveillé, et tant qu'il rêve il
considère son songe
comme réel. Pourtant, une fois réveillé, il
croit que ces songes
se distinguent justement de la sensation
principalement par le fait
qu'ils n'ont pas d'objet réel. Ce sont donc en
quelque sorte des
sensations prises en elles-mêmes,
indépendamment de tout objet
extérieur. Mais est-il bien vrai que les
images du songe n'aient pas
d'objet ? Certainement pas, puisque sinon
le rêveur ne pourrait
jamais confondre son rêve avec la réalité. Il
rêve par exemple de
quelqu'un qu'il ne connaît pas réellement, et
qui est dans son rêve
un ami. Dans la réalité, cet ami est
inexistant. Mais dans le rêve
il existe, comme l'objet précis des
représentations que le rêveur
en a. Et l'on voit bien ici comment la
perception est tout à fait
liée à son objet, qu'on ne peut en détacher,
comme cela arrive
aussi dans les sentiments.
Quelle est
donc à
présent la raison de distinguer des
perceptions de natures
réellement différentes ? Non plus que les
unes auraient
nécessairement un objet et les autres non.
Mais ne reste-t-il pas
que toutes ne se rapportent pas à leur objet
de la même façon ?
Les sensations et leurs dérivés (ou leurs
versions plus faibles)
semblent destinées à présenter seulement leur
objet, tandis que
les sentiments le rapportent et l'intègrent à
une sorte d'action ou
de tension étrangère à leur simple
présentation. Ne retrouve-t-on
pas dans cette différence celle que nous
avions envisagée entre des
perceptions à tendance objective et d'autres à
tendance
subjective ? Mais si cette différence est
réelle, alors nous
retombons dans la situation fâcheuse marquée
par l'écartèlement
de notre expérience en deux mondes séparés,
l'un, des choses
existant par elles-mêmes, sans lien avec le
désir, l'autre, des
objets du désir, indissociables de lui. Or si
nous avons bien
parfois l'impression de nous situer entre deux
tels mondes séparés,
c'est une impression vague qui ne résiste pas
à l'évidence du fait
que nous vivons bien dans un seul et même
monde quand nous observons
les choses et quand nous les désirons (ou
quand nous les avons en
aversion). Il nous faut donc examiner si
l'opposition de ces deux
modalités de la perception, comme
représentation pure et comme
désir, n'est pas trompeuse aussi.
*
Sans l'appui
sur une
pure représentation des choses, que nous
paraissait fournir tant
bien que mal la sensation, la raison ne semble
pas pouvoir intervenir
dans le monde des sentiments ni, par
conséquent, le diriger d'aucune
manière. A supposer qu'elle ait pour sa part
l'accès à un autre
mode de connaissance, exempt des biais de la
subjectivité, et
qu'elle puisse atteindre l'essence véritable
des choses dans la
contemplation directe des pures idées, de
façon à y fonder ses
calculs, alors, faute d'appui dans la
perception, son monde logique
resterait à son tour séparé de celui de
l'expérience concrète où
se joue la vie passionnelle et active. Avant
de reprendre ce
problème, revenons à l'organisation des
perceptions, maintenant que
le classement que nous avons analysé a perdu
sa justification.
Pour qu'il y
ait un
sens à distinguer entre pures représentations,
ou sensations, d'un
côté, et de l'autre, désirs ou sentiments
formant ou déformant la
représentation en fonction de leur propre
perspective, il faudrait
bien sûr que ces pures représentations soient
possibles. Qu'on
considère la sensation, le souvenir ou les
imaginations, on ne les y
découvre pas. Puis-je entendre un bruit,
réellement ou par
l'esprit, sans aucune émotion, sans qu'il me
surprenne, me dérange,
m'énerve, m'inquiète, me plaise, me paraisse
triste ou joyeux, me
rappelle les sentiments d'un jour où je l'ai
déjà entendu, parfois
excitant fortement et évidemment ces émotions,
parfois les appelant
à peine, et sans que j'y fasse attention,
quoique, à la réflexion,
je saisisse bien ce ton émotif éventuellement
léger qu'il a
suscité ? Puis-je voir une couleur dans
la parfaite
indifférence, sans éprouver qu'elle me plaît
ou me déplaît,
qu'elle m'excite ou me calme, voire qu'elle
m'ennuie, que je la
perçoive comme fade, ou froide ou chaude, ou
« grise »,
bref qu'elle soit sentie et non seulement
perçue, même si je ne
sais comme le poète décrire ses échos
émotifs ? Je ne
saurais évidemment donner une démonstration de
cette solidarité
étroite, indestructible, entre la perception
apparemment la plus
purement représentative ou objective, et les
sentiments qu'elle
contient, car il ne s'agit pas d'un rapport
logique qu'on puisse
déduire de principes antérieurs, mais d'un
fait premier de
l'expérience, dont on ne se persuade que par
l'examen rigoureux de
sa propre expérience. Me fiant à la mienne, et
à ce que je peux
savoir de celle des autres, je constate ce
lien impossible à dénouer
— davantage, l'identité — entre la sensation
(ou toute autre
perception) et le sentiment qu'elle comporte.
Cette
constatation
m'incite à l'énoncer sous la forme
suivante : toutes nos
perceptions sont en vérité des sentiments, et
il n'existe aucun
objet hormis ceux des sentiments, constitués
par les sentiments.
Ce n'est à
vrai dire
qu'une formulation des résultats de notre
critique de la
classification habituelle des perceptions,
puisque, une fois dissipée
l'illusion de la distinction entre les pures
représentations et les
mouvements émotionnels, toute perception —
tout ce que nous
sentons — peut légitimement être considérée
comme un sentiment
— une manière de sentir —, et gagne à être
conçue comme tel,
afin de lui attribuer les caractéristiques
dont on avait faussement
dépouillé certaines d'entre elles. En
revanche, en unifiant ainsi
tout le domaine de la perception, ou de la
conscience, ou de
l'expérience, ne perd-on pas justement les
distinctions que retenait
la classification précédente ? Or ne
faut-il pas insister sur
le fait que nous avons intérêt à différencier
entre des
sensations, des souvenirs, des imaginations,
et des sentiments,
désirs ou passions ? — Assurément. Mais
il y a intérêt à
le faire un peu autrement. Nous avons déjà
remarqué que,
contrairement au monde des représentations des
choses réelles,
discrètes, inertes, le monde des sentiments
nous apparaît comme
celui d'un ensemble dynamique relativement
continu, aux limites
floues, et d'un flux sans interruption. Nous
avons attribué
l'illusion de la représentation pure au fait
que c'est le premier
modèle qui avait été retenu pour expliquer la
structure de base de
la réalité. Il est utile pour notre problème
de tenter un
renversement et de comprendre cette structure
à partir du second
modèle. Alors, les questions se renversent
également. Au lieu de se
demander comment des fins peuvent venir
prendre place dans les
mécanismes purement objectifs de la réalité,
il s'agit maintenant
de savoir comment dans un monde où tout est
rempli de fins, déborde
de fins, il est possible de construire l'idée
d'un monde objectif,
pur de toute fin, et d'en rechercher la
science. Il ne s'agit plus de
s'interroger sur la manière dont une chose
peut devenir l'objet d'un
sentiment, mais sur la manière dont on peut en
arriver à distinguer
le sentiment de son objet.
On
s'étonnera
peut-être ici de nous voir revenir à des
conceptions que nous
avions critiquées et rejetées. Car
n'avions-nous pas montré que
l'étude objective, scientifique, de la nature
nous montrait cette
dernière comme entièrement étrangère aux fins,
de sorte qu'il
était vain de l'interroger pour découvrir par
exemple nos
véritables fins ? Or nous venons
d'affirmer au contraire que le
monde de notre expérience, compris comme celui
du sentiment, était
rempli de fins. Aurions-nous rebroussé chemin
pour revenir à l'idée
d'une nature finalisée que nous avions
rejetée ? A bien
regarder, cette contradiction n'est
qu'apparente, parce que le monde
des sentiments n'est pas la nature objective
qu'étudie la science.
Comme les deux affirmations — que l'on ne peut
trouver de fins dans
la nature objective, d'un côté, et que le
monde des sentiments est
rempli de fins, de l'autre — portent sur des
objets différents,
elles ne sont pas du tout contradictoires.
Pourtant, en un sens,
cette nature et le monde des sentiments ne
sont pas étrangers l'un à
l'autre. Seulement, nous avons inversé le
rapport. Au lieu que la
nature objective soit considérée comme le
fondement et le critère
de toute réalité possible, y compris celle des
sentiments, c'est
maintenant le monde des sentiments qui est
l'existence première, à
laquelle se réfèrent tous les objets, y
compris les choses qui
constituent la réalité naturelle. En quelque
sorte, au lieu que la
subjectivité doive être conçue, quoique de
manière très
problématique, comme une province de la
réalité objective, c'est
maintenant le monde objectif qui doit se
comprendre, paradoxalement,
comme une construction particulière à
l'intérieur du monde
subjectif. A vrai dire, le paradoxe s'atténue
un peu si, à ce
niveau d'explication, l'on renonce à cette
distinction entre
l'objectivité et la subjectivité, dont la
signification habituelle
se rapporte à la perspective objective. Car à
strictement parler,
le monde des sentiments auquel nous nous
référons actuellement
n'est pas subjectif, mais antérieur à la
division entre les
domaines du subjectif et de l'objectif. Cette
division doit se
comprendre à partir de l'expérience vécue ou
sentie, plutôt que
de donner à ce monde sa place dans quelque
chose qui serait censé
le précéder. C'est pourquoi l'abondance des
fins du monde des
sentiments ne contredit pas l'absence de fins
de la nature objective.
Et d'ailleurs, elle ne permettrait pas non
plus de désigner une
supposée véritable fin de l'homme ou du monde,
justement à cause
de la multiplicité quasi infinie des fins
qu'elle signifie. En
effet, quelles sont ces fins, dans cette
perspective ? Elles
sont chaque fois la fin précise de chaque
sentiment, et cela encore
dans la mesure où l'on peut distinguer avec
une netteté suffisante
les sentiments entre eux dans leur flux
perpétuel. Alors que nous
cherchions auparavant des fins difficilement
repérables dans le
désert de la nature objective, nous nageons
maintenant dans le flot
incessant et continu des fins, et nous
risquerions davantage de nous
y noyer que de mourir de soif en parcourant à
perte de vue les
sables arides en vue de les découvrir.
Mais en
plongeant
décidément dans le monde des sentiments, en le
considérant comme
notre lieu originel, nous semblons être
revenus au chaos des
passions, dont toute notre enquête devait nous
aider à nous sortir
pour mettre de l'ordre et, qui sait ? le
bon ordre dans nos
passions, si une telle chose a du sens. Nous
avons même aboli les
distinctions entre les perceptions pour
confondre tout le contenu de
notre expérience dans la notion vague de
sentiment. Par là, nous
avons jeté dans le désordre passionnel les
sensations elles-mêmes,
et nous nous sommes privés du socle stable et
ordonné de la nature
objective qui les produisait et qu'elles nous
représentaient.
Patience !
Il faut
en effet retrouver un peu d'ordre, dans la
mesure du possible.
Commençons par voir si nous ne pourrions pas
substituer d'autres
divisions à celles de la classification que
nous avons ruinée. Nous
remarquions que cette classification tendait à
reproduire le mode de
distinction qu'on suppose entre les choses de
la réalité objective
en les concevant comme des natures réellement
distinctes. Ne
faudrait-il pas discerner une autre sorte
d'ordre, correspondant au
caractère continu et fluide du monde des
sentiments ? Nous
avons déjà observé que ceux-ci pouvaient être
considérés comme
des modalités diverses du désir. Par là, nous
nous référons à
un autre modèle de distinction, non plus entre
des choses discrètes,
mais entre des manières d'être de quelque
chose qui n'est pas
distinct d'elles, mais qui représente un trait
commun entre elles,
le désir. Celui-ci se caractérise par une
certaine tension vers
quelque chose qui reste inséparable de lui, et
qui ne s'en distingue
qu'en tant qu'un pôle de cette tension, à
savoir comme son objet,
ou, justement, sa fin. Chacun des sentiments
sera donc une façon
d'exister particulière de cette tension
(ressentie souvent comme un
effort), et il faut par conséquent le
considérer comme une modalité
à la fois du désir et de son objet,
inséparables l'un de l'autre.
Faudra-t-il
donc
abandonner les distinctions si parlantes entre
les sensations, les
souvenirs, les images et les sentiments ?
— Sous la forme où
nous les avons connues, certainement. Mais
cela ne signifie pas
qu'elles ne correspondent à rien dans le monde
des sentiments.
Puisqu'il y a un sens à distinguer dans le
sentiment le désir et
son objet, celui-ci représentant en quelque
sorte ce que le désir a
projeté comme ce qu'il vise, ou comme le pôle
visé de la tension
orientée qui le constitue, ces objets sont
également ce vers quoi
le désir tend, ce à quoi il porte attention,
ce qu'il connaît plus
particulièrement de lui-même en quelque sorte
(si l'on veut bien
prendre tous ces termes non comme les éléments
d'une définition,
mais comme des sortes de métaphores, destinées
à faire voir ce
dont il s'agit et à s'épuiser dans cette
fonction). Or en tentant
de distinguer les sentiments, comme on
distingue les vagues sur la
mer quoiqu'elles n'en soient rien de séparé,
on peut les comparer
et repérer certaines similitudes et
différences. La tension du
désir peut être plus ou moins forte, durable,
continue ou rythmée.
Son objet peut-être plus ou moins précis ou
vague, il peut
apparaître comme plus ou moins distinct,
presque séparé du désir,
comme plus ou moins consistant, il peut être
plus simple ou plus
complexe. Un objet ainsi distingué peut
apparaître en relation avec
un sentiment lui-même distinct et identifiable
parmi les autres
sentiments, ou plutôt en rapport à une
constellation de sentiments,
ou à un sentiment complexe apparemment
analysable en une telle
constellation. Il peut paraître durer et
sembler se trouver porté
ou visé par des sentiments divers, ou au
contraire naître et
disparaître au rythme du changement des
sentiments. Il peut
également se dégager plus ou moins du désir ou
se confondre avec
lui, comme lorsque le désir se vise lui-même.
Ce qu'on classe parmi
les sentiments dans la classification
objective des perceptions,
c'est surtout les sentiments qui se font
sentir pour eux-mêmes, qui
se visent eux-mêmes, souvent avec une certaine
force. En revanche,
lorsque l'objet est plus distinct et la
tension du désir plus
discrète, moins réflexive, on a plutôt les
catégories de
perceptions représentatives, comme la
sensation, quand l'objet est
très distinct, fortement présent, et les
souvenirs et images quand
il l'est moins.
On me dira
que la
classification refusée était plus
satisfaisante, plus claire, plus
nette, plus distincte. Je n'en disconviens
pas. Mais elle était
aussi fragile face à la critique et au souci
de la rendre cohérente
avec notre expérience réelle. Surtout elle
induisait en erreur dans
la perspective de notre problème. Si le défaut
des distinctions
entre les sentiments réside dans leur
caractère plus confus, il n'y
a pas à s'en étonner outre mesure, car leurs
relations relèvent
aussi d'une autre logique, si je puis dire,
n'ayant pas pour modèle
la séparation des choses discrètes supposées
composées dans la
réalité telle qu'elle apparaît dans la
perspective objective.
Lorsqu'il s'agit des sentiments, il faut
entrer dans des comparaisons
de degrés, dans des distinctions de raison
entre aspects d'une même
chose, plutôt que de traiter comme des entités
séparées les
choses distinguées. Ainsi, on trouvera
évidemment plus facile de
compter des bouteilles de vin et de ranger ces
bouteilles que de
distinguer et de comparer les saveurs des vins
qu'elles contiennent.
Ce n'est pourtant pas une objection contre
cette dernière manière
de connaître les vins.
Revenons à
la
sensation pour voir comment elle dépend
profondément des
sentiments, et pour pressentir comment elle
n'est rien d'autre en
réalité. Je regarde un arbre. Ce que je vois,
c'est l'arbre, dans
le lieu où il se trouve et qui constitue le
fond indispensable pour
que je puisse le voir s'y détacher. En fait,
ce que je vois
strictement, lorsque je m'efforce de réduire
ma perception à la
sensation actuelle sous sa forme la plus
dépouillée, en
l'analysant, c'est un ensemble de taches
colorées où les parties de
l'arbre et du fond se confondent. Une fois la
sensation ramenée à
ces éléments perceptifs, ce n'est plus un
arbre que je vois, et
j'aurai des sentiments très différents en
relation avec ces
diverses taches auxquelles j'ai réduit ma
sensation. En quelque
sorte, je vois bien cet ensemble de taches
colorées, mais je sens
bien davantage que ce que je vois ainsi, et ce
surcroît c'est ce que
je sens, et qui ne se ramène pas à ce tableau
coloré ; ce qui
me fait percevoir l'arbre, c'est le sentiment
qui s'ajoute à la pure
sensation (et qu'on ne peut ramener à une
stricte perception
visuelle). Que faut-il donc en effet pour que
je perçoive vraiment
l'arbre ? Pour que je le voie et que je
le reconnaisse, il faut
que les taches colorées se soient organisées.
Il faut que l'image
de l'arbre se soit distinguée du fond. Et il
faut qu'intervienne
tout un contexte de perceptions diverses, pour
me permettre de ne pas
me limiter à voir sa forme immédiatement
présente ou sentie, mais
me le faire reconnaître bien au-delà de cette
image plate. Pour
cela, je dois entrevoir mille choses de lui,
sa forme dans les trois
dimensions de l'espace, sa ressemblance avec
d'autres arbres, son
lien avec quantité de souvenirs. Dans le
relatif chaos des taches de
couleur que je perçois, cet arbre que je vois,
je le tiens en
quelque sorte rassemblé, unifié dans une
diversité qui dépasse
infiniment ce qui m'est strictement présent
lorsque je m'en tiens à
une vue purement analytique. L'arbre vu est
comme le résultat d'une
tension pour lui donner une consistance en
tant que forme perçue,
qu'unité distincte dans une myriade de
souvenirs et d'images
rapportées à lui. Bref, il est l'objet d'un
sentiment distinct, qui
n'est pas celui que j'ai pour l'assemblage de
couleurs auquel je peux
tenter de réduire analytiquement ma sensation.
Or ce désir de
rassembler ce qui lui donne sa figure pleine,
de le distinguer parmi
les sensations et les choses, d'en faire ainsi
une chose, en le
visant comme objet de ce désir par conséquent,
n'est-ce pas ce qui
lui permet d'apparaître comme un arbre, comme
une espèce d'arbre et
comme cet arbre particulier ? N'est-ce
pas le sentiment, la
puissance de composition et de discrimination
des sentiments, qui
partout constitue un monde perçu dans lequel
se distinguent des
choses ? Cela, je ne saurais le prouver,
mais je cherche à le
faire voir. Ainsi, cher lecteur, rappelez-vous
ou effectuez
l'expérience de vous efforcer de reconnaître
une chose qui n'est
pas facilement distinguable dans votre champ
de vision, et vous
sentirez la tension du désir construisant
l'objet quand il n'y
réussit pas du premier coup, silencieusement,
et en paraissant
s'effacer derrière l'objet posé, néanmoins
toujours désiré et
modelé par les désirs qui le visent, même dans
ce qui est
apparemment la simple sensation (ou qui est en
réalité ce qui fait
la simple sensation). Là où, observant les
objets construits, les
supposées choses réelles, en les simplifiant,
en les rigidifiant
(grâce à d'autres sentiments d'ailleurs), nous
imaginons un monde
de choses discrètes, entrant en relation
extérieurement les unes
avec les autres, le sentiment sépare, compose,
agence, unit sans
cesse, et remplit le monde d'objets de désirs,
de fins, qui se
composent à leur tour, se multiplient et
s'unissent tout en entrant
réciproquement en tension, comme les
sentiments qui les font et les
visent. C'est tout un flot de sentiments qui
s'organisent sans se
rendre clairement distincts, mais en se
fondant largement les uns
dans les autres, en s'opposant aussi, nous
laissant le sentiment
résultant de la présence extrêmement complexe
de l'objet vu. Les
choses perçues ne sont-elles donc pas des
sortes de nœuds plus ou
moins durables de sentiments, bien trop
nombreux pour que nous
puissions espérer même les compter ?
Or qu'est-ce
que la
raison, j'entends cette faculté à l'œuvre dans
les sciences,
cherchant les régularités entre événements
nettement distincts
dans le monde des choses discrètes qui
composent la nature,
calculant les rapports à instaurer entre ces
choses en vue d'obtenir
les outils dont nous avons besoin ou de les
utiliser efficacement
dans les techniques, élaborant les plans pour
agencer les moyens
destinés à accomplir les projets visés,
utilisant la logique à
l'œuvre dans le discours, dans la grammaire
qui régit la façon
d'agencer les mots, systématisée dans les
mathématiques, réglant
le calcul rigoureux grâce à la manipulation
bien ordonnée des
symboles les plus précis ? N'est-elle pas
précisément ceci :
l'exercice d'une logique supposant la
distinction de choses
discrètes, la fiction de choses discrètes,
dans la réalité fluide
de notre expérience, et se situant ainsi à
l'un des sommets d'une
construction sentimentale ? Seulement,
pour rendre efficace sa
logique, pour l'empêcher de se défaire et de
se noyer dans le flux
de l'expérience, il lui faut maintenir la
séparation par la fiction
d'un monde logique séparé, considéré même
comme la réalité, en
en écartant autant que possible les sentiments
qui pourtant la
soutiennent, mais qui non seulement la font,
mais la redéfont aussi
en la replongeant dans le flot passionnel. Un
désir pratique de
régularité aussi grande que possible mène ici
une guerre contre
d'autres, pour maintenir cette fiction, celle
d'un monde objectif,
identique pour tous ceux qui se seront soumis
à l'ascèse exigée,
et permettre la maîtrise pratique visée. Dans
ces circonstances,
c'est précisément l'exclusion fictive des
désirs qui ont construit
la logique, la raison elle-même et la réalité
objective
correspondante, qui rend impossible pour la
raison de retrouver ses
propres conditions sans se détruire elle-même,
et qui lui interdit
par conséquent de poser rationnellement,
logiquement, de manière
cohérente dans sa fiction, des fins dans la
nature dont elle
construit l'ordre.
*
Ce désir
d'exclure
qu'on découvre dans la raison nous rend
d'ailleurs attentifs à une
division importante des sentiments qu'on ne
trouverait pas dans la
pure perception, si celle-ci pouvait exister
par elle-même, sans
être construite par le sentiment. Les
sentiments peuvent être
répartis dans deux grandes classes opposées,
celle des sentiments
positifs, et celle des sentiments négatifs, se
ramenant à deux
types de désirs, le désir direct de son objet,
et l'aversion par
rapport à son objet. La distinction semble
résider dans le fait que
la direction de la tension du désir peut
s'inverser, selon qu'elle
va vers l'objet ou qu'elle s'en éloigne. Ou
plutôt, alors que le
désir positif s'efforce de faire exister son
objet, de le rendre le
plus présent possible, le désir négatif
s'efforce au contraire de
l'éloigner, de le détruire ou de l'affaiblir
autant que possible,
bref, de le rendre absent. En somme, la
première classe de
sentiments affirme son objet, et la seconde le
nie. Cette deuxième
sorte de sentiments manifeste une
caractéristique propre au monde
passionnel qui est absente du monde réel,
objectif. Car dans la
nature, les choses sont, simplement, et elles
ne laissent aucune
place pour des choses inexistantes, aucun vide
pour y bannir des
êtres exclus. En effet, si la science peut
user de négations, et
constater que certaines choses n'existent pas,
c'est uniquement par
rapport à ses propres hypothèses, à ses idées
générales, et
encore, dans la mesure où elles sont fausses.
Car dire qu'une chose
n'est pas dans la nature (ou n'a pas telle ou
telle propriété,
telle ou telle relation à d'autres), cela
signifie seulement que
nous avons supposé son existence possible, et
que l'expérience, ou
les faits, ont réfuté cette supposition. En
soi, les choses, les
faits ne sont jamais négatifs dans la nature.
Même ce qu'on peut
décrire comme une destruction, n'est en
réalité qu'un changement,
un événement, entièrement positif. Seule la
théorie utilise la
négation pour exprimer la reconnaissance de
son inadéquation avec
la réalité naturelle. Je peux dire que les
licornes n'existent pas.
Mais cela ne signifie pas que dans la nature
il y ait quelque chose
de tel que la non-existence des licornes (une
affirmation absurde
d'ailleurs, dont l'impossible compréhension ne
peut exciter chez
celui qui tente de l'interpréter comme un
mystère que de vaines
spéculations métaphysiques). En revanche, il y
a dans les désirs
négatifs quelque chose d'analogue à la
négation logique, une sorte
de négation concrète, le refus, la tendance à
détruire. Et comme
la négation s'oppose à l'affirmation, le désir
négatif s'oppose
au désir positif (ce qui suggère l'hypothèse
d'une origine de la
négation logique dans le refus).
A première
vue, il y a
toujours place dans le monde affectif pour
deux sentiments
antagonistes à propos de chaque objet, l'un
qui l'approuve et le
promeut, l'autre qui le refuse et le rejette,
l'un qui dit oui, et
l'autre qui dit non. Ainsi s'opposent l'amour
et la haine, la joie et
la tristesse, le plaisir et la souffrance, la
confiance et la
crainte, la croyance et le doute, le courage
et la lâcheté, la
curiosité et l'incuriosité, l'intérêt et le
désintérêt, le
goût et le dégoût, et ainsi de suite. Et comme
la tendance la plus
commune est d'approuver les sentiments
positifs et de désapprouver
les négatifs, on peut se demander s'il n'y
aurait pas dans cette
opposition un fondement naturel à l'évaluation
morale. Car l'amour,
la joie, le plaisir, le courage et la
curiosité ne valent-ils pas
effectivement mieux que la haine, la
tristesse, la souffrance, la
lâcheté et l'incuriosité ? Si les
sentiments construisent la
perception, n'est-ce pas l'œuvre des
sentiments positifs, alors que
les négatifs sont voués à la
destruction ? Et le bonheur, qui
désigne notre fin ultime, n'est-il pas lié aux
premiers, tandis que
le malheur s'attache aux seconds ? Ainsi,
n'y aurait-il pas
finalement dans nos sentiments une structure
naturelle fondant les
valeurs morales et donnant le critère selon
lequel diriger
l'éducation sentimentale ?
A la
réflexion, l'idée
que les passions positives soient bonnes et
les négatives,
mauvaises, ne paraît pas aussi évidente
qu'elle pouvait le sembler
à première vue. Car dans plusieurs cas
l'évaluation s'inverse. Par
exemple, le plaisir est généralement préféré à
la peine. Mais
il y a de nombreuses circonstances où c'est
l'inverse, et où les
plaisirs sont considérés comme exerçant une
dangereuse séduction,
tandis que la souffrance est vue comme
ennoblissant l'âme. Ou bien,
alors que dans la vie privée, l'amour est
valorisé, et la haine,
désapprouvée, au contraire dans de nombreuses
situations de
relations entre peuples, comme la guerre, la
haine de l'ennemi est
requise, et son amour, condamné. Il ne semble
donc pas que la
distinction entre les passions positives et
négatives donne un
critère fiable de leur valeur morale. On peut
d'ailleurs deviner
pourquoi les passions destructrices sont
dévalorisées au profit des
passions conservatrices dans la plupart des
morales communes. En
effet, chaque société redoute la violence de
ses membres envers
elle, et favorise donc chez eux une
disposition bienveillante,
positive, entre eux, en blâmant au contraire
tout désir destructeur
qui risque de s'attaquer à l'ordre social
lui-même. Toutefois, les
exceptions sont nombreuses, chaque fois que la
destruction ne vise
plus la société considérée, mais ses ennemis
ou ce qui lui est
néfaste, comme justement les peuples ennemis
lors des guerres, les
criminels en général ou ceux qui contestent
l'ordre social, par
exemple. Mais, pour le maintien de cet ordre,
il vaut mieux que les
membres d'une société s'imprègnent de la
morale destinée à
l'usage interne habituel, et qu'ils reçoivent
les autorisations et
commandements contraires des autorités
sociales, et non de leur
conscience propre, d'où l'insistance
habituelle sur la valeur des
passions positives.
Il n'empêche
que les
passions négatives posent certains problèmes
particuliers. Est-il
bien vrai qu'elles représentent, à propos de
mêmes objets, les
positions alternatives possibles, de désir ou
d'aversion ? A
proprement parler cela ne se peut guère,
puisque les passions n'ont
pas un objet vraiment distinct d'elles, si
bien que, notamment,
l'amour et la haine doivent avoir des objets
différents, l'une, un
objet aimable, et l'autre, un objet haïssable.
Le rapport dans ces
couples n'est donc pas celui d'une opposition
directe à propos d'un
même objet. Et on peut y découvrir un lien
bien plus intime. Car
puis-je aimer sans détester ce qui menace de
détruire ce que
j'aime ? Ou puis-je haïr sans aimer déjà
ce que je sens
menacé par ce que je hais ? Bref, lorsque
je désire une chose,
ne dois-je pas désirer du même coup détruire
ce qui menace ce
premier objet de mon désir ? A vrai dire
le couple ainsi formé
paraît indissoluble, et la passion négative ne
représente qu'une
face nécessaire de la passion positive, prise
dans son entièreté.
Loin donc que les passions positive et
négative correspondantes
s'opposent à propos d'un même objet, les
couples originaires de ces
deux types de désirs portent sur deux objets
opposés. En réalité,
toute passion comporte un double mouvement,
d'affirmation de son
objet, et de négation ou de tentative
d'élimination de ce qui lui
est contraire. Cela ne signifie pas,
néanmoins, que les deux
aspects, positif et négatif, d'une même
passion, aient toujours le
même poids, et que l'un ne puisse prédominer
sur l'autre, de telle
façon qu'il ne soit pas vain de considérer
certaines passions comme
positives, ou principalement positives, et
d'autres comme négatives,
ou principalement négatives. Mais qu'un grand
amour se manifeste
aussi par une grande haine, ou qu'un goût fort
s'accompagne d'un
fort dégoût, voilà qui semble inévitable.
Tant s'en
faut donc
qu'il convienne d'approuver la passion
positive et de condamner la
négative. Il est au contraire nécessaire ou
d'approuver ou de
condamner à la fois les deux faces, positive
et négative, de la
même passion. Et par conséquent la distinction
des passions
positives et négatives ne nous fournit pas de
critère moral.
En revanche,
on peut en
tirer une hypothèse intéressante sur la
généalogie de la raison.
Car la solidarité entre l'approbation et le
refus dans le sentiment
— approbation de soi-même et de l'objet
positif, défini, du
désir, et refus de tout ce qui conteste
l'existence de ce désir (et
de son objet), de ce qui en se posant contre
lui, en se privilégiant
à lui, de tout ce qui ne lui appartient pas
par conséquent, ne lui
étant ni lié ni allié — est analogue au
principe de
contradiction, selon lequel une affirmation et
sa négation
s'excluent (une affirmation posant un être, et
la négation posant
le reste, ce qui n'est pas lui). Or cette
analogie suggère que le
principe de contradiction pourrait bien n'être
qu'une abstraction de
cette structure du sentiment. Voilà donc une
nouvelle raison de
penser que la raison, dont le fondement
interne est précisément le
principe de contradiction, n'est pas une
faculté autonome par
rapport au sentiment, mais bien, au contraire,
une construction du
désir, dont elle garde empreinte en son cœur
le sceau.
*
Pour savoir
quel rôle
la raison peut jouer dans l'éducation
sentimentale, il ne faut donc
pas s'adresser à elle, ou à la science, afin
de lui demander ce que
doit être cette éducation, c'est-à-dire
premièrement quelle doit
être sa fin. Nous savons que la raison doit
rester muette sur ce
point. Il faut faire l'inverse, nous situer
dans le monde du
sentiment, à l'intérieur duquel la raison se
construit, pour
comprendre d'abord à quoi elle sert, et par
conséquent de quelle
sorte de désir elle dépend. Or nous avons déjà
vu qu'elle
trouvait une fonction dans la recherche de
moyens pour la réalisation
de fins données. Voilà donc comment elle sert
le désir, et c'est à
partir de là que devrait se comprendre sa
constitution. Qu'il y ait
dans tout désir en quelque sorte un désir de
se réaliser, c'est ce
qui paraîtra une évidence, et nous nous y
tiendrons. Si tel est le
cas, il y a en quelque sorte un désir commun
de tous les désirs,
qui est de pouvoir se réaliser, et par
conséquent de trouver les
moyens de le faire.
Pour se
réaliser, le
désir pousse à l'action. Et c'est même
toujours ainsi que nous
agissons. Le désir est intimement lié à
l'action, qui n'est que
son prolongement immédiat, dès que celle-ci
est possible et utile.
Dans les cas les plus simples, il n'y a
presque pas de distance entre
le sentiment et l'action. Ainsi, dans la
colère, les paroles et les
mouvements agressifs se présentent en même
temps que le sentiment,
au point qu'on imagine difficilement l'un sans
les autres. Il y a
souvent un mouvement qui prolonge le sentiment
sans réflexion, comme
s'il était naturellement inscrit en lui. C'est
parfois un geste
efficace pour changer les choses autour de
nous, parfois un geste
expressif qui ne modifie directement que notre
corps ou certaines de
ses parties telles que le visage. Il nous
semble que la plupart des
actions des animaux sont de cet ordre. Mais
souvent aussi, nous
n'agissons pas immédiatement sous l'impulsion
du sentiment. Au lieu
de cela, nous réfléchissons pour envisager
diverses façons d'agir,
soit déjà présentes dans nos habitudes ou dans
notre mémoire,
soit demandant à être inventées. L'imagination
s'exerce alors,
feignant plusieurs actions ou séries d'actions,
jusqu'à ce que l'une
paraisse satisfaisante et que l'action réelle
ait alors lieu. Cette
manière d'agir en imagination d'abord est une
forme d'action
fréquente qui s'interpose entre le désir et
l'action physique. Et
le travail de l'imagination consiste, dans le
cas qui nous intéresse,
en une recherche du meilleur enchaînement de
moyens pour parvenir à
la fin posée par le désir. Bien souvent le
sentiment se contente de
provoquer ce type d'action imaginaire, le plus
souvent parce
qu'aucune suite de moyens convaincante n'est
découverte, mais
quelquefois aussi parce que l'action
imaginaire satisfait elle-même
le désir. Ainsi on voit des colères s’apaiser
par la seule
imagination vive des destructions qu'elles
désiraient. Il y a même
toute une série de sentiments liés à ce
plaisir du jeu de
l'imagination, où il n'est jamais question de
parvenir à autre
chose, et où l'action physique n'est pas
désirée. Il en va
évidemment ainsi dans la rêverie, mais
également dans des jeux
imaginaires de formation de projets qui
pourraient être effectivement
réalisés, mais dont la réalisation hors de
l'imagination n'est pas
visée. Une certaine curiosité cherche la
découverte de choses et
d'événements du monde réel, et trouve son
accomplissement dans la
sensation correspondant au genre de choses
recherchées, mais il y a
également une curiosité qui se satisfait de la
recherche d'images
et d'enchaînement causaux ou logiques
représentés par
l'imagination, comme dans les sciences par
exemple. Quoique
satisfaisant la curiosité, ces jeux
imaginaires sont désirés
également comme moyens de réaliser de nombreux
désirs qui ne
trouvent pas de manière de parvenir
directement à leur fin, comme
instinctivement. Or on voit bien que tous ces
jeux de l'imagination
et de la sensation, tournant autour de la
recherche des moyens, de la
curiosité pour les causes et les effets des
choses, pour les
régularités de la nature, utiles à reconnaître
dans ce but, ont
une importance considérable pour la plupart de
nos sentiments. Il se
forme ainsi des manières régulières d'agir,
c'est-à-dire des
habitudes, sortes de sentiments liés eux-mêmes
à d'autres désirs
dont ils permettent la réalisation. Et nos
habitudes sont en lien
avec des sortes d'habitudes du monde,
c'est-à-dire les régularités
naturelles qui, lorsqu'elles sont étudiées
plus précisément, se
présentent sous la forme des lois de la
nature. Ces régularités
concernent les choses elles-mêmes, fixées dans
des sortes de
schémas relativement stables, et elles
concernent les relations
entre ces choses, dont les relations causales.
La construction de ces
schémas et de ces habitudes est l'objet de
très nombreux désirs,
et notamment de désirs spécifiques, liés à la
curiosité pour les
divers schémas d'action et ce qui les rend
possibles. Comme leur
rigueur augmente lorsqu'on les envisage pour
eux-mêmes,
abstraitement, ce genre de curiosité
s'émancipe des autres désirs
et s'exerce pour lui-même, supporté d'ailleurs
par l'ensemble des
désirs qui y trouvent dans les différents cas
plus particuliers des
moyens plus efficaces de se réaliser. Ainsi se
constitue le monde
objectif, qui semble indépendant des désirs,
quoiqu'il n'en soit
qu'une production. Si l'on ajoute les
techniques symboliques, l'usage
du langage, avec la précision rendue possible
par le caractère
discret des symboles et leur association
réglée avec les choses
perçues, rendant possibles les calculs de
toute sorte, on voit
apparaître les principes des sciences,
d'autant plus rigoureuses
qu'elles règlent elles-mêmes leurs procédures
et leurs méthodes.
— Mais il n'est pas question ici de tenter de
montrer comment le
monde objectif et les sciences se constituent
dans leur détail. Il
suffit pour nos besoins d'indiquer le chemin à
la curiosité, afin
de mieux situer l'usage de la raison et sa
place de servante des
passions, même là où elle semble requérir de
se dégager d'elles.
Surtout, il s'agit de mieux voir comment elle
ne sert ni à poser ni
à discuter les fins, mais uniquement à trouver
les moyens de les
réaliser.
Quant à la
décision
concernant les fins et leur hiérarchie, il
faut la chercher à
nouveau dans les sentiments eux-mêmes. Nous
avons vu comment se
passe la délibération concernant les purs
moyens, avec les essais
d'actions imaginaires. Il y a également une
délibération sur les
fins. Or en quoi doit-elle consister ?
Chaque désir tend à
imposer sa fin et à mener à l'action qui la
réalisera. Si un seul
désir était présent, il s'imposerait sans
autre et conduirait
automatiquement à l'action. Si plusieurs sont
présents, ils entrent
nécessairement en concurrence dans la mesure
où les actions
requises ne sont pas compatibles ni
réalisables au même moment.
Certains désirs réaliseront donc leur fin au
détriment d'autres.
Et ceux-là, on peut les nommer les plus forts,
la force du désir
étant donc la capacité d'imposer l'action face
à d'autres désirs,
qu'on nommera comparativement plus faibles. La
délibération
concernant les fins les plus importantes est
donc cette lutte des
désirs pour imposer leur action. Elle produit
typiquement cette
sorte d'anarchie passionnelle où à chaque
moment la plus forte
l'emporte sur les autres.
Cette
situation semble
être celle de la vie passionnelle la plus
sauvage, et dont les
résultats paraissent si insatisfaisants
qu'elle réclame l'éducation
des sentiments qui nous intéresse. Or ne
sommes-nous pas dans une
impasse si nous n'avons pas d'autre moyen de
décider de la
hiérarchie des fins que de la laisser aux
hasards de cette lutte
anarchique des passions ?
Nous avons
vu à ce
sujet que la recherche des moyens, et
notamment celle qui se fait de
manière plus systématique par l'imagination et
la raison
(c'est-à-dire l'imagination opérant
régulièrement à l'aide de
symboles), peut jouer un rôle dans le
renforcement des désirs
réalisables et l'affaiblissement de ceux qui
ne le sont pas. Voilà
déjà un moyen par lequel la lutte des passions
est influencée
lorsque leur objet est relié par l'imagination
à d'autres de
manière à ce que l'enchaînement lui donne une
plus grande
consistance, et fortifie donc la passion.
Ainsi, quand la gourmandise
réclame un met difficilement accessible tandis
que la faim voit par
l'action imaginaire un moyen de trouver une
nourriture à portée de
main, aussitôt l'objet de la faim s'en voit
renforcé, et celui de
la gourmandise affaibli. Mais les hasards qui
rendent chaque fois
réalisables ou non l'objet des passions
n'introduisent pas en elles
le genre de hiérarchie plus stable que nous
aimerions y apporter.
Pour établir
une
hiérarchie des fins, et donc des passions, il
nous faudrait,
semble-t-il, pouvoir nous dégager d'elles et
de leur lutte
incessante et chaotique, pour nous élever
au-dessus afin de les
trier et de leur donner leur poids
indépendamment de ce jeu de force
anarchique. C'est cette envie de surmonter
radicalement la lutte des
passions qui nous fait chercher une faculté
étrangère et
supérieure à elles, et qui nous incite à
donner ce rôle à la
raison, dont l'utilité est déjà visible
concernant le choix des
moyens. Et en effet, si la raison est
incapable de poser par
elle-même des fins, doit-elle pour autant
rester incapable
d'observer et de comparer celles qui
proviennent des diverses
passions, une fois qu'elles existent et se
prêtent à l'étude ?
De plus, grâce à son affinité avec le monde
objectif, la raison
peut examiner les rapports entre les fins et
leurs moyens possibles,
juger de leur intégration dans le monde
causal, et calculer les
effets que leur recherche peut produire. Tout
cela n'est pas
indifférent à la valeur des fins, car la
connaissance d'effets
négatifs ou positifs sur les possibilités de
réalisation futures
des mêmes fins ou sur celles d'autres fins, en
tenant compte en
outre de leur importance, ou force, ou valeur
intrinsèque, permet
pour ainsi dire une science morale seconde,
supposant l'existence des
passions et les traitant méthodiquement comme
d'autres objets de
science. A première vue, un tel usage de la
raison n'est
certainement pas exclu et peut paraître même
très pertinent, tant
qu'on ne prétend pas substituer la raison à la
passion pour poser
les fins en premier lieu. A vrai dire, pour
une bonne part, cette
science rationnelle des fins est du même ordre
que celle des moyens,
et elle se tient pour l'essentiel dans l'ordre
du raisonnement
causal. Cependant, sans être toujours inutile,
cette science n'est
pas décisive, et peut même être trompeuse.
En effet,
comme toute
la connaissance symbolique, dont elle fait
partie, la science ne
connaît que des généralités. Elle ne considère
pas les choses
dans leur singularité, mais en tant qu'elles
appartiennent à des
classes (dont une partie d'autant plus grande
que la science est plus
développée, est formée par les classements
entrepris par cette
science elle-même en fonction de ses propres
besoins). S'il s'agit
donc de raisonner sur des catégories de fins,
plutôt que sur les
fins singulières elles-mêmes, une telle
approche rationnelle du
meilleur choix des fins est possible. Et
d'ailleurs, c'est également
à la condition de pouvoir interpréter les fins
de manière générale
en les situant dans de telles classifications
que le calcul rigoureux
des moyens peut avoir lieu et être efficace.
Car pour chaque fin
singulière, son classement parmi d'autres fins
semblables est un
préliminaire indispensable à l'application du
calcul des moyens.
Autrement dit, celui-ci comporte toujours
l'imprécision qui vient de
cette traduction, déjà nécessaire d'ailleurs,
dans une certaine
mesure, à toute action par habitude. Et à vrai
dire c'est de cette
sorte déjà que sont les préceptes, qui
expriment toujours des
généralités et ne sont que des approximations
par rapport aux
situations concrètes, visant d'ailleurs plutôt
l'action que le
sentiment.
Cette
imprécision
concrète de la connaissance objective,
symbolique, prise dans des
généralités, dont on peut augmenter la
finesse, et par là la
précision, sans lui retirer le caractère
général et schématique,
ne représente pas en pratique un inconvénient
majeur. Au contraire,
notre manipulation des choses gagne infiniment
à pouvoir s'appuyer
sur les modèles schématiques à travers
lesquels nous les
saisissons, et justement parce qu'ils
substituent au flux
insaisissable de l'expérience directe des
éléments discrets, plus
grossiers, mais plus saisissables et aisés à
soumettre à des
règles plus ou moins précises. Nous avons vu
comment le calcul des
moyens s'en trouvait facilité et amélioré. Et
ce qui vaut dans le
monde physique pourrait valoir aussi dans le
monde psychologique,
dans la mesure où les mêmes méthodes y sont
applicables.
Cependant, ici, nos sentiments ne sont pas
d'abord les schémas
objectifs que pourrait nous en donner la
psychologie, mais les
réalités immédiates que nous vivons, et dont
les moindres nuances
peuvent changer le sens (ou le sentiment),
c'est-à-dire également
les fins visées.
Ou si l'on
veut, rien
n'interdit de tenter de situer le monde des
idées et des sentiments
dans la réalité objective et d'en faire
l'objet d'une science
analogue à celles de la nature, ou plutôt
faisant partie de cette
science-ci. Nous trouvons les animaux et les
hommes parmi les êtres
naturels, et ils font partie de la vision
objective dans laquelle
toute la nature nous apparaît. Seulement, dès
que nous avons posé
le monde objectif, il se sépare ainsi du monde
subjectif, comme de ce
qui ne lui appartient pas et n'est pas
connaissable par les méthodes
des sciences objectives. Certes, il peut y
avoir une psychologie des
animaux et de l'homme. Mais alors elle se
détache effectivement
d'une autre perspective, dite par contraste
subjective. Et les deux
ne peuvent coïncider, parce que, justement,
les sentiments que la
psychologie étudie, sont des choses perçues de
l'extérieur, comme
le reste de la nature, tandis que les
sentiments subjectivement vécus
ne nous sont pas étrangers, ni même seulement
plus proches ou plus
présents, ni même juste
« intérieurs » comme s'ils
étaient simplement en nous, dans le lieu que
nous formons, dans
l'espace interne de notre esprit à la manière
des organes dans
notre corps ou des processus physiologiques
qui ont lieu en lui. Ils
sont sentis du dedans, en eux-mêmes, dans la
mesure où ce n'est
plus une conscience différente qui les
observe, mais eux-mêmes qui
se sentent à partir d'eux-mêmes. Ainsi, ma
colère n'est pas
quelque chose que j'observe en moi, mais elle
se sent par elle-même,
et, s'il fallait utiliser ce vocabulaire,
c'est plutôt moi qui
serais en elle (et qui verrais tout par elle).
Répétons à cette
occasion que l'étrangeté de cette perspective
immanente des
sentiments vient de ce que nous les
considérons comme subjectifs,
c'est-à-dire comme étrangers à la perspective
objective prise
comme point de vue ultime, comme critère,
alors qu'en réalité les
sentiments constituent, en-deçà de la division
entre l'objet et le
sujet, le fond sur lequel celle-ci se forme.
Et lorsqu'il s'agit de
percevoir les sentiments pour eux-mêmes, c'est
précisément cette
perspective selon laquelle ils sont eux-mêmes
le point de vue
pertinent sur eux-mêmes qui s'impose.
Maintenant,
il nous
faut chercher comment les sentiments peuvent
s'ordonner, constituer
des plans supérieurs pour se juger autrement
qu'à partir de
l'anarchie où chacun vise juste à s'imposer en
particulier dans une
sorte de guerre de tous contre tous.
*
Si la
conception
objective, symbolique, scientifique des
sentiments, la psychologie si
l'on veut, n'est pas très pertinente dans la
perspective des
sentiments eux-mêmes, c'est notamment parce
que les sentiments se
prêtent mal à être traités comme des choses
distinctes, nettement
séparables les unes des autres. Ou plutôt, ils
s'y prêtent plus
mal que les choses de la nature extérieure.
Certes, il y a beaucoup
à distinguer dans le monde des sentiments, y
compris à partir
d'eux-mêmes. La colère n'est pas un
attendrissement, elle commence
à un moment et s'apaise à un autre, pour faire
place à d'autres
sentiments, et il serait faux bien sûr de
croire qu'elle se confonde
simplement avec tous les autres sentiments.
Mais il est déjà plus
difficile de la considérer comme étant une
sorte de chose
substantielle disparaissant et réapparaissant
à divers moments. Si
l'on peut éventuellement reconnaître un même
sentiment et
constater son retour à un moment donné, c'est
en un sens bien plus
vague que pour les choses de la nature. Ce que
nous voulons dire en
usant de ce langage, c'est plutôt que des
sentiments analogues
apparaissent et nous en rappellent ou nous en
évoquent d'autres
similaires. Mais quoique je croie pouvoir
décrire la colère et la
concevoir comme très différente de
l'attendrissement, en réalité
ma colère peut très bien comporter de
l'attendrissement, qui
l'augmentera ou l'atténuera peut-être, et cet
attendrissement
pourra alors être vécu du point de vue de la
colère dominante.
Cette tendance au mélange ou à la synthèse des
sentiments, même à
travers les oppositions, empêche de concevoir
clairement entre eux
la sorte de guerre de tous contre tous dont
nous parlions, faute de
pouvoir identifier des adversaires
suffisamment stables et bien
définis. Et pourtant, cette lutte existe bel
et bien, et nous
l'éprouvons suffisamment pour n'en pas douter.
Parce que la
langue
suppose la nature discrète des symboles, il
nous faut bien parler
des sentiments comme s'ils étaient des choses,
tout en nous
souvenant que cette fiction déforme la
représentation de leur
réalité. La formation d'une aptitude à revenir
du discours à la
réalité vécue est un élément de méthode
essentiel dans l'art de
comprendre les sentiments selon leur propre
perspective. Au lecteur
donc de corriger sans cesse les discours dans
lesquels nous devons
nous exprimer, s'il veut cesser d'être
prisonnier de l'illusion
qu'ils tendent à produire.
Revenons à
notre
question de savoir si les sentiments ont la
capacité de s'évaluer
sans devoir recourir à d'autres points de vue,
extérieurs à leur
monde. Nous savons qu'en soi, la capacité
d'évaluer est propre aux
sentiments, et que sans désir, aucune
évaluation n'est possible.
Cela vaut pour les objets habituels des
désirs, qui reçoivent leur
valeur d'être désirés, aimés ou détestés. En
ce sens, il n'est
pas exagéré d'affirmer que la lutte des
sentiments est avant tout
une lutte pour l'évaluation des choses. C'est
pourquoi la capacité
d'évaluation propre aux sentiments ne nous
fait pas sortir de
l'anarchie de la lutte, mais en fait partie et
en est une raison.
Pour établir entre les passions un ordre, une
hiérarchie, il faut
une autre évaluation que celle des choses qui
en sont habituellement
les objets, à savoir une évaluation des
sentiments eux-mêmes. Or y
a-t-il des sentiments qui prennent pour objet
des sentiments, et les
évaluent par conséquent ? D'abord, nous
avons vu que chaque
sentiment comportait un rapport à soi comme
immédiat. En un sens,
chacun s'affirme lui-même, avec la force qu'il
manifeste dans la
lutte générale des sentiments, et il s'évalue
ainsi du même
mouvement par lequel il évalue son objet. Mais
y a-t-il des
sentiments qui en prennent d'autres pour
objets, de telle sorte
qu'ils les évaluent de ce fait ? Il
suffit d'un peu
d'observation pour constater qu'il existe bien
des désirs de désirs
ou des sentiments à propos d'autres
sentiments. Une colère peut
devenir l'objet d'une autre colère, qui la
condamne et voudrait la
détruire. La mélancolie peut être aimée, et
cultivée par amour
de cette mélancolie ; ou au contraire,
elle peut s'attirer de
l'aversion et se voir condamnée par un autre
sentiment. Je peux
avoir honte de certaines passions, ou en être
fier. Bref, il est
tout à fait fréquent que des sentiments
portent sur d'autres. Par
conséquent les relations entre les sentiments
ne se limitent pas à
la lutte directe dans laquelle chacun tente de
s'imposer et d'imposer
son objet propre. Les sentiments sont
fréquemment eux-mêmes l'objet
d'autres sentiments. Et ces sentiments portant
sur des sentiments
entrent à leur tour dans la lutte pour
s'imposer avec leur objet.
Ils jouent donc un rôle dans cette lutte,
favorisant certains
sentiments et en défavorisant d'autres,
renforçant les uns et
affaiblissant les autres. Si j'ai honte
d'aimer une personne mal
famée, cette honte, par elle-même, tend à
diminuer la puissance de
cet amour, à le dévaluer, et à dévaluer du
même coup son objet,
la personne aimée. (Ici comme ailleurs, je ne
fais que donner un
exemple, et n'énonce pas une règle : les
choses peuvent se
passer aussi tout autrement, la honte
finissant par exacerber et
renforcer la passion dans certaines
circonstances...)
Supposons
qu'on
qualifie de morale l'évaluation d'un
sentiment. Alors ces sentiments
portant sur des sentiments produiront des
jugements moraux, et ma
honte d'aimer telle personne sera un exemple
assez convaincant d'un
tel jugement moral. Or ces sentiments moraux
ne font pas qu'apporter
une sorte d'évaluation passive, un jugement
simplement logique,
puisque ce jugement est un désir, un effort
pour se réaliser ou
réaliser son objet, c'est-à-dire dans ce cas,
la transformation, la
destruction ou la victoire du sentiment sur
lequel il porte.
L'éducation
sentimentale implique une faculté réflexive
pour permettre de
prendre conscience de nos sentiments et de
leur état. Le recours à
la raison se justifiait entre autres par le
fait qu'elle était
définie comme la faculté réflexive, ce qui la
rendait
indispensable pour une telle éducation.
Maintenant que nous avons
constaté cette aptitude à la réflexion dans
les sentiments et que
nous avons vu comment ils peuvent se réfléchir
aussi bien chacun
par rapport à lui-même que les uns par rapport
à d'autres, en
introduisant ainsi la réflexion au niveau de
leurs relations, le
recours à la raison n'est plus nécessaire pour
remplir ce rôle
réflexif. Pourtant, cela ne suffira sans doute
pas à lever notre
réticence face à l'idée d'une autonomie des
sentiments dans
l'entreprise d'éducation sentimentale.
Quelle que
soit
l'importance de la capacité réflexive de la
raison pour attribuer à
celle-ci un rôle essentiel dans le jugement
moral, son caractère
indispensable dans cette fonction ne se réduit
pas à cette
aptitude. Spontanément, il nous semble qu'il
soit nécessaire de se
référer à des idées, à des valeurs vraies,
soustraites à la
contingence de la vie passionnelle, afin de
disposer des critères
permettant de juger vraiment de la valeur des
diverses passions.
Pourtant, une telle exigence est vaine,
puisque d'une part les idées
elles-mêmes ne sont que des productions
raffinées de l'imagination
et du discours, et que d'autre part les
valeurs ou fins n'ont aucun
sens en dehors de la référence au désir qui
les pose. Inutile donc
de continuer à espérer un miracle de la raison
pour fonder ce qui
lui échappe forcément. Il n'empêche qu'il
reste à expliquer
comment le sentiment peut produire la
référence et la perspective
morales, pour lesquelles l'intervention de la
raison et de son point
de vue surplombant semblent indispensables.
En réalité,
nous
avons déjà vu comment les sentiments
comportent bien non seulement
la capacité de se réfléchir, mais également
celle de constituer
cette perspective en surplomb par laquelle ils
peuvent se juger d'un
point de vue moral, quoique non absolu.
Pourquoi persister à
réclamer la référence à un jugement
extérieur ? — Ne se
pourrait-il pas que cette obstination vienne
de notre éducation
morale ou sentimentale, justement ? Car
nous avons déjà tous
subi une telle éducation, et nous avons sans
doute aussi contribué
à la donner plus ou moins explicitement. Or
d'où nous vient cette
éducation ? Nous l'avons reçue des
autres, de nos parents ou
tuteurs pour commencer. Et elle a continué à
prendre cette forme
d'injonctions provenant d'autres que
nous-mêmes, de la société en
somme. Le mouvement spontané de nos sentiments
s'est trouvé
confronté à des obligations d'agir et de
sentir selon des normes
venues et imposées d'ailleurs, de notre milieu
social. Même quand
la morale ne nous était pas inculquée de
manière impérative, mais
sous forme d'influences diverses,
d'incitations, d'encouragements,
l'origine du jugement moral demeurait
extérieure à nous-mêmes. Et
ceux qui se sont formé peu à peu un jugement
moral personnel,
semblent avoir transposé en eux cette instance
comme extérieure,
sous la forme d'une conscience morale ou d'une
sorte de raison,
idéalement située au-dessus de leurs
sentiments, condamnés au rôle
de représenter toujours quant à eux les
passions anarchiques que
l'éducation morale avait domestiquées de
l'extérieur. N'est-ce pas
ainsi que, même chez ceux qui pensent avoir
pris en mains leur
propre réflexion morale, la référence à des
critères extérieurs
à leurs propres passions semble
obligatoire ? Et à cause de la
persistance de ce préjugé tenace, l'accès à la
source morale en
nous, dans nos propres sentiments,
n'exige-t-elle pas la lutte contre
cette représentation d'une autorité morale
ultime située dans un
être qui nous dépasse, notre société, que
certains projettent
dans la figure imaginaire d'un dieu ou d'une
pure raison ?
En réalité,
la
société qui éduque ses membres, ce sont des
hommes, et leur morale
résulte également du jeu des passions et des
évaluations des
choses, des actes et des passions elles-mêmes
des hommes qui
composent chaque société. Le fait que les
membres actuels de chaque
société aient à leur tour subi l'éducation
morale, ainsi que les
générations précédentes, n'empêche pas qu'en
fin de compte, ce
sont toujours des hommes qui ont été éduqués
par d'autres, de
sorte que la morale traditionnelle est bien le
produit de sentiments
humains. D'ailleurs, que ces jugements faisant
autorité en chaque
société et paraissant en chacune comme
nécessaires soient en
vérité contingents, c'est ce qui se voit
suffisamment dès qu'on
prend un peu de recul pour comparer les
diverses sociétés entre
elles et constater à quel point les jugements
moraux autorisés en
chacune diffèrent, et s'opposent même sur de
nombreux points. Cette
contingence du sentiment moral n'est cependant
pas consciente chez
ceux qui ont reçu l'éducation morale comme
venant d'une autorité
qu'ils ne songeaient pas à contester, et qui
n'étaient d'ailleurs
pas en position de le faire, se fiant
simplement à la sagesse de
leurs éducateurs et croyant naïvement, comme
toute société, que
la leur représentait la véritable humanité, et
par conséquent la
vraie morale. Pour mener à la vision
comparative qui peut rendre
conscient de la contingence morale, il faut ou
bien l'expérience
d'une assez grande incohérence dans la morale
de sa propre société,
ou des circonstances qui, par la confrontation
avec d'autres
cultures, la contestent suffisamment pour lui
retirer, au moins en
partie, son autorité. Et encore, la conscience
de la contingence
tendra à se limiter aux aspects ainsi
contestés, comme si un noyau
moral demeurait intangible dans sa nécessité.
Supposons
donc que dans
l'éducation sentimentale sous l'autorité de la
société et de ses
représentants, ou sous celle de l'individu
même qui se forme,
l'autorité en jeu ne soit que celle des
jugements prononcés par les
sentiments eux-mêmes, ou par certains d'entre
eux, que nous avons
nommés moraux pour désigner leur position de
relatif surplomb par
rapport aux autres qu'ils prennent pour
objets. Alors, dans cette
hypothèse, ne faudra-t-il pas dire que non
seulement les jugements
conduisant cette éducation seront contingents,
mais qu'ils seront de
plus parfaitement arbitraires ? En effet,
en dehors de la
position de ces sentiments moraux qui évaluent
les autres, quel
privilège ont-ils pour laisser croire que
leurs jugements valent
mieux que ceux de n'importe quelle autre
passion ? Et s'ils ne
valent pas mieux, quel peut-être l'avantage de
leur accorder le
privilège de guider l'éducation de nos
sentiments, plutôt que de
laisser la lutte anarchique de ceux-ci fixer
tout aussi
arbitrairement notre volonté ? Or comment
décider, sans
recourir à autre chose que nos sentiments, à
des critères
extérieurs mieux fondés, si ces sentiments
chargés de diriger les
autres valent mieux qu'eux ? Dans une
conception selon laquelle
seuls les désirs peuvent évaluer, il faut
conclure qu'ils ne
peuvent à leur tour être évalués que par
d'autres désirs. Par
conséquent, les jugements moraux évaluant les
autres ne pourront
être jugés meilleurs qu'à partir d'autres
sentiments qui les
jugeront tels. Et à leur tour, d'où viendra
leur privilège, sinon
du fait qu'ils seront jugés meilleurs par
d'autres sentiments
d'ordre supérieur encore ? Cela va à
l'infini et ne nous fait
jamais sortir du plus parfait arbitraire, sans
nous donner de raison
de croire que les désirs d'ordres supérieurs
valent mieux que les
passions que nous avons spontanément face aux
choses du monde. Nous
aurons bien établi une hiérarchie des
sentiments, mais sans
parvenir le moins du monde à donner à cette
hiérarchie une
véritable valeur morale, puisque tous ses
échelons seront aussi
arbitraires les uns que les autres du point de
vue moral. N'est-ce
pas une raison contraignante pour chercher
hors du monde des
sentiments les véritables valeurs morales qui
justifieront toute
l'entreprise de l'éducation des
passions ?
Sans doute,
encore une
fois, il pourrait paraître réconfortant de
pouvoir se référer à
des valeurs supérieures nécessaires. Mais
puisque nous n'en avons
pas (et qu'à vrai dire cela n'aurait aucun
sens), il faut bien
admettre que toute hiérarchie des valeurs doit
demeurer contingente
et se construire à partir des sentiments. Il
est donc bien vrai que
les sentiments moraux ne représentent pas des
valeurs moins
contingentes que les autres sentiments qu'ils
prennent pour objets.
Mais les fins posées par le désir n'ont pas
besoin d'être
confirmées par rien d'autre pour valoir. Le
désir suffit à leur
donner leur valeur, du seul fait qu'elles sont
désirées. Il n'y a
donc pas à confirmer un désir par un autre,
jusqu'à se perdre
ainsi dans une régression à l'infini, pas même
lorsque cet autre
désir est un sentiment moral. Ce qui fait les
sentiment moraux, ce
n'est pas qu'ils soient meilleurs que
d'autres, mais qu'ils portent
sur d'autres sentiments. Par là, comme nous
l'avons vu, ils
influencent la lutte des désirs en renforçant
ou affaiblissant
certains d'entre eux. Et par cet effet, ils
exercent automatiquement
la fonction d'une éducation des sentiments, en
instaurant entre eux
une hiérarchie morale, c'est-à-dire en les
favorisant ou en leur
faisant obstacle. Et c'est ainsi que les
choses se passent déjà
dans l'éducation sociale. Par exemple, la mère
qui fronce les
sourcils et gronde quand l'enfant se met en
colère, induit en lui
une crainte de se fâcher, qui est un sentiment
moral. Et pourquoi
lui inculque-t-elle ce sentiment ?
Elle-même n'aime pas la
colère et agit pour la réprimer chez les
autres comme chez elle, de
diverses manières, et notamment par
l'éducation morale. Y a-t-il
des raisons pourquoi elle n'aime pas la
colère ? On pourra en
donner assurément. Mais ce seront toujours des
sentiments, et plus
spécifiquement des sentiments moraux
puisqu'ils portent sur une
passion (bien que ces sentiments puissent
avoir des motifs dans
d'autres sentiments portant sur les effets de
la colère).
Demandera-t-on maintenant s'il est bien sûr
que la colère soit
mauvaise ? Cela dépendra évidemment des
sentiments dominants
dans une culture ou chez certains individus.
Et ce jugement pourra
être discuté avec ceux qui sont prêts à le
faire. Mais comment
argumentera-t-on, sinon en cherchant les
sentiments impliqués, les
effets de la colère dans diverses situations
et leur caractère
déplaisant ou non ? Bref, ultimement,
c'est le sentiment qui
jugera, même si l'exercice de l'imagination
entraîné par la
discussion jouera un rôle en en modifiant
l'objet et, par
conséquence, le sentiment.
*
Le point
d'appui exigé
pour diriger l'éducation sentimentale n'a donc
pas à être
recherché dans une quelconque faculté
extérieure aux passions
elles-mêmes, il se trouve dans certaines
d'entre elles que nous
avons nommées sentiments moraux. Nous avons vu
qu'ils ne demandaient
pas à être fondés à leur tour sur une norme
étrangère à eux,
des valeurs en soi, les impératifs d'un dieu
ou de la raison, les
principes logiques de la morale ou des idées
transcendantes. Car,
encore une fois, s'ils sont moraux, ce n'est
pas parce qu'ils
suivraient une règle morale supérieure, mais
parce qu'ils évaluent
des sentiments, selon leur propre critère
interne, le désir qui les
constitue. Il est vrai que contrairement aux
normes externes que les
moralistes envisagent, ils ne forment pas un
ensemble de valeurs
stables, universelles, cohérentes entre elles,
mais une multitude de
principes d'évaluation, parfois concordants,
mais généralement en
concurrence entre eux et évoluant à travers
leurs interactions, et
déjà au gré de la propre vie du désir qui les
constitue.
En réalité,
c'est en
référence à ces sentiments, à partir d'eux,
par eux, selon leur
impulsion, que l'éducation sentimentale a
toujours été réellement
menée, souvent sous des discours prétendant le
contraire. Chez
l'individu qui la reçoit ou la subit, les
passions ne sont pas
modifiées directement, mais par
l'intermédiaire des sentiments qui
portent sur elles, sauf peut-être dans
certaines opérations de
dressage, auxquelles on hésiterait à donner le
nom d'éducation. On
peut bien dresser un chien, comme celui de
Pavlov, à éprouver la
faim au son d'une cloche, mais justement parce
que tout rapport moral
a été évité dans ce dressage, celui-ci se
tient
intentionnellement en-deçà de la sphère de
l'éducation. Sinon,
c'est par l'intermédiaire des sentiments
moraux qu'on influe sur les
autres, et c'est par là qu'intervient la
réflexion qui caractérise
l'éducation. Pour simplifier, admettons que le
dressage influe
directement sur les passions primaires — ne
portant pas sur
d'autres —, comme celles qui sont liées aux
besoins, telles que la
faim, l'instinct de défense de soi, le désir
de sécurité, la
pulsion sexuelle, etc., tandis que l'éducation
agit sur les
sentiments moraux, c'est-à-dire ceux qui
forment la conscience
morale, comme le sens du devoir, la honte, les
scrupules, la
culpabilité, la fierté, la pudeur, la
timidité, l'amour-propre, et
bien d'autres. L'homme éduqué, l'homme moral,
se conduit en grande
partie par la réflexion, en suivant sa
conscience, c'est-à-dire ces
sentiments moraux que son éducation a formés
en lui, et au jugement
desquels sont soumises autant que possible les
autres passions. C'est
donc à travers la conscience morale que la
société conduit l'homme
éduqué ou moral. Et c'est aussi à partir de
ces mêmes sentiments
moraux que la société éduque ses membres,
s'efforçant de
transmettre sa morale, c'est-à-dire ses
propres sentiments moraux,
et à travers eux la direction et la réforme
des passions plus
directes. En somme, la fameuse lutte de la
raison et des passions,
c'est celle qui se livre chez l'homme moral
entre les sentiments
moraux et les passions primaires.
Ce que sont
les bons
sentiments, c'est les passions perçues comme
désirables du point de
vue des sentiments moraux. Il s'ensuit deux
choses. Premièrement la
question de savoir s'il faut suivre sa
conscience, ou les sentiments
moraux, ne se pose pas, puisque la conscience
établit la distinction
entre les bonnes passions et les mauvaises non
pas en édictant des
principes abstraits qu'il s'agirait
d'appliquer, mais en désirant
activement favoriser les bonnes et défavoriser
les mauvaises, en s'y
efforçant donc effectivement. Deuxièmement, la
question de savoir
si les sentiments moraux, formant la
conscience, sont bons ou
mauvais, ne se pose pas non plus, sinon dans
la mesure où d'autres
sentiments moraux de niveau supérieur (une
sorte de conscience de la
conscience, si l'on veut) les renforcent ou
les affaiblissent. Chez
l'homme bien éduqué la conscience morale est
normalement celle de
sa société, que lui ont transmise ses
éducateurs ; et quand
il vit moralement, selon sa conscience, il vit
du même coup selon la
morale de sa société, et ses passions sont
ordonnées et régies
pour l'essentiel selon cet ordre moral. C'est
dire que cet homme
n'éprouve pas la morale comme étrangère à lui,
mais comme la
sienne propre, de telle sorte qu'il sent
l'accord de sa manière de
sentir avec celle des siens. Il pourra certes
citer des proverbes ou
des maximes pour exprimer sa conscience, mais
précisément, ce ne
sera qu'une expression de ce qu'il sent déjà,
et non les principes
selon lesquels il règlerait réellement sa
conduite. Et s'il a de
mauvaises pensées et agit mal, ce n'est pas
par une comparaison avec
de telles règles abstraites qu'il le saura,
mais par la réprobation
effective de sa conscience, directement sentie
comme étant à la
fois la sienne et celle de sa société.
Dans la vie
courante,
quand la culture n'est pas en crise, cette
éducation des sentiments
s'accomplit naturellement, et dans la mesure
où elle est efficace,
elle est silencieuse et passe largement
inaperçue. Par conséquent,
en dehors de ces périodes de crise, elle ne
réclame aucune
intervention spéciale ni aucun art particulier
sinon celui qui
s'exerce comme spontanément. Alors les
théoriciens de la morale
peuvent bien travailler à inculquer des
préceptes, à les faire
apprendre par cœur, ils ne changent à peu près
rien à ce qui se
passe sans eux, et l'idée qu'ils peuvent avoir
de leur importance
n'est qu'illusoire. C'est au moment où la
faiblesse d'une culture et
de sa morale compromettent l'éducation
traditionnelle qu'ils jouent
leur rôle en empêchant de chercher les
ressorts moraux là où ils
se trouvent ; et alors ils interdisent
ainsi autant qu'il est en
leur pouvoir la découverte d'un nouvel art de
l'éducation des
sentiments.
D'ailleurs
la crise
culturelle n'affecte pas toujours une société
entière, mais
souvent elle ne touche que certains individus
qui s'en détournent ou
la critiquent pour diverses raisons. Et alors
les moralistes
abstraits sont particulièrement nuisibles pour
ces individus à la
recherche d'une nouvelle éducation ou de l'art
de se la donner. Car
au lieu de leur permettre de retrouver le sol
des sentiments qui les
poussent à cette recherche, ils les fourvoient
dans des études
théoriques et métaphysiques vaines, les
perdent dans des
abstractions exsangues sans prise sur la
véritable éducation des
sentiments, et les privent encore ainsi des
moyens dont ils pouvaient
disposer. C'est donc pour ces situations qu'il
importe
particulièrement de penser autrement
l'éducation des sentiments.
La grande
crise
culturelle, individuelle ou partagée avec un
milieu social, quoique
plus particulièrement ressentie
individuellement, représente
exactement la condition dans laquelle nous
suppose et prend sens
notre question de l'éducation sentimentale.
D'abord, certes, il se
peut que la culture de notre société soit
elle-même en crise et
qu'il lui faille un nouvel art pour mener
cette éducation. Mais
surtout, c'est l'éducation sentimentale
philosophique du philosophe,
dans la recherche de la sagesse, qui nous
intéresse. Or cette
recherche trouve son mobile dans la crise de
l'éducation
sentimentale reçue, puisque normalement
celle-ci va de soi et ne
motive ni le questionnement ni, par
conséquent, la critique. En
effet, celui dont l'éducation est réussie, de
telle façon qu'il
vit comme naturellement en accord avec sa
culture, ne trouve en lui
aucune raison d’insatisfaction qui le pousse à
critiquer le
sentiment moral commun, ni même aucune
curiosité spéciale pour son
statut et sa légitimité. Pourquoi se
soucierait-il de la
possibilité de réformer son éducation ?
Pourquoi
interrogerait-il les fondements de sa morale,
sinon à la rigueur,
entraîné par la présence de telles questions
dans sa culture, pour
l'aborder comme un problème purement
théorique, sans portée
existentielle pour lui, et tout au plus avec
le souci de défendre
les bons sentiments qu'il a hérités de sa
tradition contre les
attaques de sceptiques à ses yeux
nécessairement malintentionnés ?
Sous une forme ou l'autre, la crise est donc
nécessaire pour
introduire dans les esprits philosophiques la
préoccupation de la
réforme de leur éducation.
Inutile pour
nous
cependant de connaître en détail ce qui
produit cette crise. Il se
peut que ce soit la crise générale d'une
culture, qui se répercute
avec une force particulière chez certains
individus. Ou ce seront
peut-être certains événements dans l'histoire
morale d'une
personne, qui compromettent la relative
cohérence de la conscience
morale habituelle. Il se peut aussi que la
vivacité des sentiments,
de l'imagination, l'inquiétude intellectuelle,
la présence de
certaines passions très fortes ne permettent
pas la domination dans
une personnalité des sentiments constituant la
conscience morale de
sa société, ou que le mouvement vif de la vie
des sentiments
empêche la sorte de stabilisation de la vie
émotionnelle que
l'influence de la société produit d'habitude.
Ou encore, il arrive
qu'un caractère méditatif développe au niveau
des sentiments
moraux une vie trop riche pour se satisfaire
de la simplesse de la
conscience morale traditionnelle. Peu importe
la raison précise pour
laquelle cette conscience commune n'est pas
parvenue à s'imposer
suffisamment pour opérer efficacement et en
silence la relative
pacification et ordonnance des passions d'un
individu. Ce qui compte,
c'est que cette défaillance de la conscience
commune met fin à la
certitude et tranquillité morale de ceux qui
la constatent parce
qu'ils en sont affectés. Or face à cette
crise, pour celui qui la
vit, la réaction peut être de deux sortes. Ou
bien, peu enclin à
l'activité réflexive, le récalcitrant moral se
livre simplement à
ses passions socialement condamnées (avec
éventuellement
l'indispensable prudence), faute de trouver en
lui les sentiments
moraux qui les réprouvent et s'y opposent avec
suffisamment
d'énergie. Ou bien, doué au contraire d'une
vie réflexive forte,
il développe des sentiments moraux puissants,
capables de s'imposer
face aux sentiments de la conscience commune,
avec lesquels il entre
en conflit. C'est évidemment ce second
personnage qui est incité à
se porter vers la philosophie pour reprendre à
nouveaux frais son
éducation sentimentale, et c'est lui qui est
amené à se poser le
genre de questions qui nous intéressent ici.
Pour
commencer, encore
non aguerri, le nouveau philosophe se tournera
probablement vers ce
qui dans sa culture lui promet la
compréhension de son état et la
révélation de la voie pour atteindre une
morale supérieure. Alors
(en éliminant la possibilité qu'il soit naïf
au point de se
laisser séduire par l'endoctrinement des
religions superstitieuses)
le risque est grand qu'il perde son temps chez
les maîtres de
l'éthique théorique et métaphysique, qu'il
s'abreuve de vains
discours abstraits jusqu'au moment où l'échec
de cette cure lui
apporte la désillusion, à moins que la longue
étude requise
n'assoupisse suffisamment sa vie passionnelle
pour ne lui laisser
qu'une vague et vaine insatisfaction.
Même s'il se
délivre
de la tentation métaphysique, il ne songera
probablement guère à
se retourner décidément vers ses sentiments.
En effet, la
conception courante de la morale tend à
confondre celle-ci avec les
prescriptions concernant l'action. Bien ou mal
agir, n'est-ce pas
l'enjeu de la morale ? Cette idée paraît
d'autant plus
évidente que cet enjeu est essentiel dans la
société, où le souci
de régler l'action des hommes conduit à
établir sous différentes
formes des lois interdisant certaines actions
jugées néfastes à
l'ordre social et obligeant à d'autres actions
jugées
indispensables ou utiles pour le maintenir.
Sous sa forme la plus
évoluée, objectivement, la législation se
concentre sur la
prescription des actions, en évitant le plus
possible celle des
pensées ou des sentiments, dont l'absence
d'évidence objective
empêche le contrôle efficace et introduit à
nouveau l'arbitraire
au sein de ce qui doit établir et stabiliser
l'ordre social. Dans
une civilisation évoluée, on ne commandera
donc plus par la loi,
par exemple, d'aimer ses parents et de leur
garder de la gratitude,
mais, dans les États qui s'appuient encore
beaucoup sur la structure
de la famille pour organiser l'ordre social,
on exigera certaines
actions, par l'obligation légale pour les
enfants de subvenir aux
besoins de leurs parents devenus vieux, quels
que soient leurs
sentiments à leur égard, qu'ils les aiment,
les détestent ou leur
soient indifférents. Aux yeux de la loi, il y
a donc des critères
objectifs efficaces pour déterminer si
quelqu'un est bon ou mauvais,
honnête ou non, en comparant ses actions,
objectivement
constatables, avec ce que la loi exige. Car
tel est précisément
l'avantage de l'action de ce point de vue,
premièrement qu'elle a
des effets visibles directs, souhaitables ou
non, et deuxièmement
qu'elle est elle-même objective, faisant
partie des événements du
monde objectif, entrant assez bien parmi les
relations entre les
choses réelles, tandis que les sentiments
demeurent subjectifs et
relativement insaisissables du point de vue
objectif qui est celui de
la loi. Ainsi, la justice portant sur les
actions est susceptible
d'un traitement analogue à celui des choses
par les sciences et les
techniques. Il n'est donc pas étonnant que
cette prescription des
actions se présente comme le modèle de toute
morale, et que les
éthiciens adeptes de la théorie puissent
imaginer leur rôle comme
analogue à celui du législateur, en inventant
entre autres divers
codes d'action. Or au contraire, dans la
perspective morale comme
dans celle de la sagesse, ce n'est pas
l'action qui compte avant
tout, mais l'intention, c'est-à-dire la
volonté ou le désir, bref,
le sentiment. Et alors que la recherche de
l'intention n'est pour le
juge qu'un moyen de déterminer l'action
commise, pour l'homme moral,
c'est l'inverse : l'action ne vaut que
comme expression du
sentiment, qui seul peut avoir véritablement,
en lui-même, une
valeur morale. Qui se jugerait lui-même à
partir de ses seules
actions, et non à partir de ses
sentiments ? Qui jugerait ses
amis à partir de leurs seules actions, et non
à partir de leurs
sentiments ? Mais pour s'apercevoir de
cette différence
essentielle, il faut être sorti de l'illusion
normative (ou y être
resté étranger). C'est alors seulement que la
vraie éducation
sentimentale philosophique peut commencer.
*
La question
philosophique de celui qui, insatisfait de sa
vie passionnelle, telle
que la nature et la société la lui ont léguée,
entreprend de
réformer son caractère est donc de trouver
l'art d'éduquer ses
sentiments par ses sentiments. L'opération
serait impossible s'il
fallait que chaque sentiment se réforme
lui-même, ou si l'ensemble
des sentiments se trouvait sur le même plan,
tous voués à une
lutte passionnelle entièrement hasardeuse.
Nous savons que telle
n'est pas notre condition, mais que nos
sentiments se hiérarchisent
grâce au fait que les uns peuvent porter sur
les autres, nous
donnant une capacité réflexive au niveau des
passions elles-mêmes.
Ce qui dirige notre vie, c'est donc d'une part
les passions les plus
fortes, qui l'emportent dans la lutte directe
des sentiments, et
d'autre part l'influence qu'exercent sur ces
passions les sentiments
moraux ou réflexifs. Vu de l’extérieur, ou
objectivement, ce
système dynamique paraît fonctionner comme
automatiquement, en
rapport aux événements de son milieu, et il
semble qu'il n'y ait
pas à y intervenir, et surtout qu'il n'y ait
aucun sens à penser
l'influencer et le guider de l'intérieur,
puisque les
transformations s'y font d'elles-mêmes, et
qu'il n'existe pas
d'instance indépendante parmi nos propres
sentiments. Alors que
l'éducation des autres se comprend comme
trouvant son ressort dans
le désir de soumettre tous les membres d'une
société au même
régime passionnel, ou à la même morale, une
entreprise rendue
possible justement par le fait que l'éducateur
est distinct de
l'éduqué, a sur lui une autorité ou puissance
supérieure, possède
dans cette morale commune qu'il veut inculquer
un modèle
indépendant, et a donc là un levier pour
orienter dans une
direction définie, différente, le processus
interne du dynamisme
passionnel de l'éduqué, en revanche toutes ces
ressources manquent
à celui qui entreprend sa propre éducation
sentimentale.
Si cependant
j'abandonne ce point de vue objectif, si
j'ancre résolument ma
pensée au point de vue des désirs eux-mêmes,
ou plutôt si je
retrouve dans mes discours ce principe
effectif de tout ce que je
fais et pense, la situation se présente d'une
tout autre façon —
la difficulté étant bien sûr de parvenir à
convertir ainsi mon
point de vue intellectuel. Alors, je me
découvre certes multiple,
tiraillé entre de nombreux désirs souvent
incompatibles entre eux.
Et le fait troublant est que chacun de ces
désirs est moi, et que si
je le laisse accéder au discours, il dit moi.
Je désire telle
invitation au voyage, proclame mon désir
d'aventure ; je la
déteste, riposte mon désir de tranquillité et
de confort. Et dans
les deux cas, c'est bien moi qui dis je et qui
désire de manière
opposée, et c'est pourtant chaque fois un
autre désir. Quand mon
désir aventureux aime le voyage, c'est bien
moi qui l'aime, je le
sens, ce désir n'est pas seulement mien, il
est moi quand il
s'affirme tout à fait légitimement en disant
je, en parlant pour
moi. Et pourtant, le désir opposé du repos et
du confort n'est pas
moins moi et ne parle pas moins légitimement
pour moi. Cela, je dois
avouer que je l'éprouve parfaitement, si j'y
réfléchis. Et tant
que je resterai dans l'indécision, ces deux
désirs alterneront, me
tireront d'un côté, puis de l'autre, et c'est
moi qui irai ainsi
tantôt à droite tantôt à gauche. Mais si je me
décide, alors
voilà que l'un de ces deux désirs s'arrogera
le pouvoir de dire
moi, à l'exclusion de l'autre, en un sens au
moins, parce que
l'autre ne renoncera peut-être pas tout à fait
à prétendre être
moi, et il y parviendra encore un peu, mais
beaucoup moins. Que se
sera-t-il donc passé lors de ma
décision ? Ces deux désirs se
seront-ils simplement affrontés dans une sorte
de pur duel où le
plus fort aura remporté la victoire ? Ce
n'est pas tout à fait
exclu. Mais il sera d'habitude arrivé bien
autre chose. Ces deux
désirs n'auront pas été seuls à considérer
l'invitation au
voyage. Bien d'autres se seront ingérés, et à
travers leur
mouvement vers un même objet, ou plutôt vers
des objets analogues,
quoique différents pour chaque passion, se
sera peu à peu construit
une sorte d'objet commun, marqué par tous les
désirs qui s'en
seront emparés. Le voyage ne sera plus
seulement l'aventure opposée
au repos, mais la possibilité de réaliser un
désir d'indépendance
par rapport au milieu social présent, le
danger de perdre certains
avantages de ma situation actuelle,
l'opportunité de connaître des
mœurs qui m'intriguent, d'éviter des devoirs
ennuyeux, et ainsi de
suite. Bref, il sera devenu un objet plus
commun à mes désirs, et
bien plus complexe qu'il ne l'était au départ
pour chacun d'eux. Il
se sera passé quelque chose d'analogue à la
composition
sentimentale d'une perception telle que celle
de l'arbre que nous
avions prise en exemple. Et surtout, ce n'est
pas seulement cet objet
qui se sera ainsi modifié et complexifié, car
ce nouvel objet
complexe sera bien sûr, lui aussi, l'objet
d'un sentiment, s'il est
vrai qu'aucun objet ne peut exister à part du
sentiment dont il est
un aspect. Il n'y aura donc pas eu seulement
une guerre des passions,
dans laquelle des alliances auront eu lieu et
les unes auront vaincu
les autres, demeurant par ailleurs telles
qu'elles étaient avant la
confrontation. Non, il y aura eu une sorte de
composition de toutes
ces passions, pour en former une nouvelle,
similaire à plusieurs qui
sont entrées dans cette composition, mais
originale par rapport à
elles. Et en un sens, la victoire sera revenue
à cette dernière
passion qui n'existait pas au début de la
lutte, mais en sera
résultée. Et c'est elle qui maintenant pourra
dire moi avec le plus
de force ; c'est elle que je me sentirai
être le plus vraiment.
Serai-je
alors un sujet
parfaitement unifié ? Loin de là, parce
que souvent, quoique
affaiblies, modifiées en partie, les passions
entrées dans le
sentiment complexe n'auront pas pour autant
cessé de mener leur
existence singulière et d'attendre l'occasion
de se réaffirmer, si
je peux dire. Surtout, les passions plus
complexes sont multiples à
leur tour, et peuvent entrer en conflit avec
d'autres, d'un degré de
complexité semblable ou non. Parfois ces
sentiments complexes sont
relativement volatiles et ne tiennent que dans
certaines situations,
tandis que d'autres composent si heureusement
de nombreux désirs
qu'elles se maintiennent longtemps et imposent
plus ou moins leur
ordre à tout un ensemble de passions
subordonnées, plus ou moins
assimilées en elles. Quand de tels sentiments
complexes acquièrent
une grande stabilité, ils forment comme de
petites personnes
relativement cohérentes, qui persistent dans
la personne globale,
réussissent à mener pour ainsi dire leur vie à
l'intérieur d'un
caractère plus large qu'elles forment et dont
elles sont une
composante habituelle, faisant valoir
régulièrement leur désir
dans le concert ou la lutte des passions de la
personne entière, qui
n'est peut-être à son tour que la composition
plus vaste et l'ordre
plus ou moins stable, quoique toujours
variable, de tous ces
sentiments. Bref, la personne que je suis
n'est peut-être que la
composition des personnages plus partiels, le
résultat de leurs
concurrences, le sentiment très complexe qui
dit généralement moi
avec le plus de force ou de constance parmi
les variations
incessantes du mouvement ondoyant des vagues
passionnelles.
Or
l'éducation
courante ne vise pas seulement à régler, par
l'intermédiaire de la
conscience, les passions relativement simples,
mais bien à
construire et à établir un certain nombre de
caractères approuvés
dans la culture considérée, avec leurs
personnages usuels, destinés
à se manifester dans des situations convenues.
Ainsi, le même homme
devra se conduire en fonction d'un personnage
sérieux, raisonnable,
au travail, et avec un personnage plus
détendu, frivole, lors des
fêtes. Et il saura qu'il y a des occasions où
le personnage plus
badin pourra se manifester au travail, mais
sans exagérer, et que
dans les amusements le personnage réfléchi
devra, à l'arrière,
veiller suffisamment pour empêcher que le
plaisantin ne dépasse les
bornes du raisonnable dans ces circonstances.
Ici non plus, pour
posséder un tel caractère normal, il ne suffit
pas d'appliquer des
règles, même si des proverbes et des préceptes
peuvent fixer ou
tenter de rappeler plutôt certains de ses
traits de comportement ou
d'attitude. Il faut un certain tact pour
trouver dans chaque
situation l'attitude juste à avoir, en
exprimant son caractère de
la façon appropriée. Et ce tact, ce n'est pas
une déduction à
partir des principes et d'un certain nombre de
données repérées de
la situation, mais un sentiment inventif, qui
découvre en le
sentant, en l'imaginant, ce qui convient à son
propre caractère et
aux singularités de la situation. La présence
de ce tact manifeste
la différence entre l'éducation et le simple
dressage, c'est-à-dire
entre d'un côté la direction de la vie
passionnelle à partir d'un
caractère éduqué, mené par une conscience, un
sens ou sentiment
moral, et de l'autre côté la réaction directe,
comme par réflexe
ou calcul purement logique, à des
caractéristiques convenues de la
situation, perçue schématiquement.
Les schémas
sont en
effet des constructions abstraites, dont
l'aboutissement se trouve
dans la connaissance théorique, symbolique,
des choses et de leurs
relations, mais qui existent déjà
indépendamment du monde
symbolique, comme dans de nombreuses habitudes
relativement figées,
proches du réflexe. En un sens, l'usage des
schémas s'oppose à la
connaissance par le sentiment et aux habitudes
souples qui laissent
justement une grande place à l'intervention du
tact, de l'adresse,
de la dextérité, de la finesse. En réalité,
comme nous l'avons
déjà signalé à propos de la théorie, la
construction de ces
schémas, la tendance à s'y fier en premier
lieu, comme toute la
construction du monde physique, objectif, sont
également l'œuvre de
sentiments, du désir d'une certaine efficacité
pratique générale,
en produisant des simplifications qui, par une
certaine mécanisation
de la pensée, évitent le recours direct aux
sentiments liés aux
singularités des diverses situations, ce qui,
par soi, produit un
appauvrissement de la vie sentimentale.
A l'autre
extrémité,
le sentiment construit des configurations
complexes, et souvent
extrêmement complexes, mais singulières. Ce
sont les atmosphères,
ambiances, expressions et humeurs. Nous avons
vu comment la
perception réelle d'une chose, telle qu'un
arbre, impliquait une
activité perceptive, sentimentale, très
compliquée et d'autant
plus difficile à analyser que les éléments
n'en sont pas
clairement distincts les uns des autres. À la
limite de ce genre de
construction se situe ce que nous appelons les
atmosphères. Nous
avons l'habitude de désigner ainsi justement
ce que nous sentons
clairement échapper à notre capacité de
l'analyser en éléments
distincts et de le recomposer systématiquement
à partir de ceux-ci.
Je me promène dans une rue, et j'en sens,
découvre ou reconnais
l'atmosphère précise, telle qu'elle
caractérise pour moi cette rue
à l'exclusion de toute autre. Cette ambiance
ne se superpose pas à
tout ce que je perçois de cette rue, maisons,
passants, pavés de la
chaussée, façades, arbres, bruits des
ateliers, cris des enfants,
etc., de telle façon qu'elle puisse se
concevoir comme un élément
supplémentaire à tout ce qu'elle recouvrirait.
Elle est au
contraire identique à ma perception de la rue,
elle est pour ainsi
dire la façon dont, justement, je la sens ou
perçois, ce dans quoi
se trouve tout le reste, comme imprégné de
cette ambiance à quoi
il participe, mais ce aussi qui est constitué
par tout ce qui s'y
trouve. C'est la manière dont se présente le
tout singulier, avec
tout ce qui lui appartient. Elle peut être
l'ambiance d'un instant
seulement, mais aussi celle de tout un temps,
avec les événements
qui s'y succèdent et dont le rythme compose
également cette
atmosphère — ce pourquoi, justement, je
pourrai la reconnaître à
des moments différents, alors que l'ambiance
d'un événement
singulier aura disparu avec lui (sauf dans le
souvenir). Si ce qui
entre dans cette ambiance se modifie, alors
l'ambiance change
également. C'est pourquoi, pour sentir une
ambiance, il ne faut ni
concentrer son attention sur les objets
particuliers qui y
contribuent, en cherchant à les ajouter comme
extérieurement les
uns aux autres, ni chercher à ne plus les voir
pour tenter de saisir
l'atmosphère à part. Il faut saisir à la fois
le détail et
l'ensemble, dans leur relation intime. C'est
ainsi également qu'on
sent l'expression d'un visage, qui est en
quelque sorte son
atmosphère (ici également, instantanée ou plus
durable). Si
j'inspecte et inventorie tous les traits, en
les examinant un par un,
je ne découvre en aucun d'eux l'expression du
visage, et je ne peux
l'en déduire. Si je néglige de scruter tous
ces traits, je n'ai
qu'un sens très grossier de cette expression.
Ici également, il me
faut saisir à la fois les parties et le tout
dans leur intime
solidarité singulière. Et c'est encore de
cette manière que je
saisis les humeurs, ces sortes d'atmosphères
où s'expriment les
sentiments eux-mêmes dans les ensembles qu'ils
forment. Ainsi, je
perçois ma gaieté, ou celle d'un autre, et je
vois bien qu'elle
n'est pas un sentiment simple, isolé, mais
toute une organisation de
sentiments, qu'il me faut saisir ensemble pour
comprendre cette
gaieté, et qu'il me faut également saisir en
eux-mêmes pour avoir
un sens plus fin de cette atmosphère émotive.
D'ailleurs, j'ai
utilisé pour toutes ces formes le même terme
d'atmosphère, afin de
mettre en évidence leur caractère commun,
s'agissant toujours de
sentiments, dont la partie émotive et la
partie perceptive ou
objective restent inséparables, représentant
seulement des pôles
diversement accentués.
Comme, en
somme, les
compositions de sentiments forment des sortes
d'atmosphères à
chaque niveau de complication, il semble que
l'éducation doive
opérer, non pas tant dans la logique
symbolique et par la
construction de schémas, mais dans la logique
des atmosphères, ou
sentiments. Or il est bien différent de
construire une machine, de
calculer un trajet ou une suite causale de
moyens pour des fins, d'un
côté, et de créer des atmosphères, de l'autre.
L'acteur qui
cherche une mimique expressive, le peintre qui
veut rendre
l'atmosphère d'un paysage, le romancier qui
tente d'exprimer
l'humeur d'un personnage, le patron d'un bar
qui veut lui donner une
ambiance, la coquette qui ajuste sa toilette
pour séduire,
l'écrivain qui travaille son style, l'orateur
qui cherche le ton
juste, le danseur qui vise à la grâce dans ses
mouvements, ne
procèdent pas du tout de la même façon que
l'ingénieur, le savant
ou le mécanicien. Ici, le calcul joue un grand
rôle, là ce sera
l'imagination, qui feindra non seulement les
objets, mais également
les sentiments par des tentatives de
compositions fictives, mais
singulières, pour sentir chaque fois les
effets émotionnels ou
atmosphériques précis, imprévisibles par le
calcul.
Cet art de
l'imagination et du sentiment vaut d'ailleurs
aussi bien dans la
recherche des moyens que des fins. L'habileté
à saisir les
ambiances et à comprendre les expressions peut
en effet avoir une
utilité pratique importante. L'homme d'action
peut certes se livrer
à des calculs pour s'orienter, mais il ne peut
s'y fier qu'en partie
seulement, grossièrement, en somme. Il lui
importe de sentir dans
une ambiance si elle est favorable ou hostile
à ses desseins, voire
dangereuse pour lui. Et il se trompera
toujours dans son rapport aux
hommes s'il ne sait pas sentir ce qui
s'exprime, parfois subtilement,
dans leur visage, dans leurs gestes et leurs
attitudes. Il y a un
flair par lequel on sent les ambiances et
leurs qualités, qui permet
de deviner ce qui se passe dans certains
lieux, et d'éviter par
exemple certains dangers, là où le calcul
rationnel n'autoriserait
aucune conclusion. Il y a un flair grâce
auquel l'air de quelqu'un,
quelque chose d'indéfinissable dans son
expression, nous avertit de
ses dispositions et intentions, et nous invite
à y réagir même si
nous ne pouvons donner de raison probante de
notre sentiment. Ce
flair, qui est un sentiment, une façon de
saisir justement les
atmosphères, des complexes inanalysables de
perceptions et de
sentiments, est essentiel dans de nombreuses
situations pour ne pas
s'y fourvoyer. Et on ne l'acquiert pas par des
préceptes de la
raison, parce qu'il fait justement sentir à
celui qui en est doué
des aspects singuliers des choses et des
situations, souvent plus ou
moins discordants ou décalés par rapport à ce
que nous dit
l'expérience habituelle et la raison. Or
comment éduque-t-on ce
flair ? Certainement pas par
l'assimilation de théories, de
règles et de préceptes, puisque le flair doit
nous révéler ce qui
leur échappe dans les situations singulières.
Dans la mesure où il
peut être perfectionné, c'est par l'exercice,
par l'attention
justement à ce qui constitue la singularité
des circonstances, et
pour laquelle il faut un sens particulier, qui
est une souplesse et
finesse du sentiment, une sensibilité raffinée
à ces unités très
complexes que sont les atmosphères.
Nommons donc
atmosphères utiles celles qui permettent
d'agir en fonction de ce
qui caractérise précisément les situations et
choses singulières,
et qui requièrent du flair. Il existe d'autres
sortes d'atmosphères,
ou, ce qui revient au même, d'autres manières
de les sentir et de
s'y rapporter. Car je ne m'efforce pas
toujours de sentir les
atmosphères pour déceler les virtualités
propices ou néfastes par
rapport à mes desseins. Souvent, je me
contente de les sentir, je
les laisse me pénétrer, je m'y attarde, je m'y
installe, je les
hume pour en jouir — ou je les renifle pour
sentir en quoi elles me
répugnent. Elles deviennent pour moi l'objet
d'une contemplation.
C'est pourquoi, par opposition aux autres que
j'ai nommées utiles,
je nommerai celles-ci atmosphères esthétiques.
Ici également, ce
que je sens, c'est l’objet complexe pris dans
son ensemble,
inanalysable en composants partiels et
séparables, parce qu'une
telle division la ferait disparaître et que
les principes de sa
composition ne sont pas ceux d'une
construction dont le rapport des
parties serait calculable d'avance. Mais le
sentiment joue ici son
rôle de poser une fin, et mieux encore, de se
poser comme fin. Car
ce que je veux dans la contemplation d'une
telle atmosphère
esthétique, c'est précisément le sentiment qui
lui correspond, qui
la forme plutôt. Et ce par quoi je me rapporte
à elle, ce n'est
plus le flair, mais quelque chose qui lui est
apparenté, quoique
différent, le goût. Dans ce que je flaire,
quelque chose s'annonce.
Dans ce que je goûte, la chose est présente.
Et dans les deux cas,
j'évalue ce qui s'annonce ou se présente, le
trouvant bon ou
mauvais, mais précisément, dans le premier cas
ce qui s'annonce
reste futur, et c'est cet objet futur, ce
sentiment possible, que je
juge bon ou mauvais, et non seulement la
situation présente, tandis
que dans le second, c'est l'atmosphère
elle-même qui est l'objet du
jugement et qui satisfait ou non mon goût,
s'en proposant comme la
fin. Bref, l'atmosphère utile est un sentiment
dominé par un autre,
celui qui lui donne sa fin, et oriente le
flair vers autre chose,
tandis que l'atmosphère esthétique est sa
propre fin, que le goût
affirme directement.
N'avons-nous
pas
découvert dans le goût le sentiment juge des
sentiments, évaluateur
des fins, et par là le principe directeur de
la conscience ? Et
si tel est le cas, l'éducation sentimentale
n'est-elle pas toujours
également une éducation du goût ? Et
alors, l'éducation
morale n'est-elle pas en fin de compte
l'éducation esthétique ?
Mais cette éducation esthétique est celle du
goût — et du dégoût
— non pas seulement à propos des atmosphères
de ce que nous
repérons comme les réalités extérieures, mais
aussi, de manière
essentielle, à propos des atmosphères
intérieures, celles de nos
propres
sentiments, et que nous avions nommées nos
humeurs. Et lorsque
l'éducation sentimentale est l'objet d'un
désir propre de
l'individu qui s'éduque lui-même, alors elle
suppose aussi un goût
du goût — et un dégoût du goût commun. C'est
lui qu'il faut
éduquer, raffiner, renforcer, et c'est à
partir de lui seulement
que l'éducation philosophique peut se
produire. Chez le philosophe,
le goût du goût se révèle comme à la fois
l'objet privilégié
de l'éducation sentimentale et comme la
condition de cette
éducation. Ce retour sur soi n'engendre pas un
cercle vicieux,
tournant sur place, mais il est comme une roue
changeant de place,
et, à vrai dire, se modifiant elle-même.
Autrement dit, les
sentiments s'éduquent philosophiquement par le
goût et en vue de
lui.
Ce cercle où
la fin et
les moyens s'identifient est d'ailleurs
caractéristique du sentiment
— de l'atmosphère et du goût —, dans lequel la
composition ne
rejette pas, mais assimile les éléments et les
moyens qui l'ont
permise. C'est pourquoi l'une des différences
entre la logique de la
construction mécanique et l'art de la création
sentimentale réside
justement dans le fait que, dans la première,
les moyens tendent
pour eux-mêmes à être considérés, certes comme
étant dans la
dépendance des fins, mais comme séparés
d'elles et sans valeur
hors de leur fonction de moyens, tandis que
dans le sentiment, dans
la création des atmosphères, les moyens
deviennent à leur tour
parties intégrantes de la fin. Le goût choisit
également ses
propres moyens comme des fins, ou plutôt comme
des ingrédients de
ses fins. Par là, il est foncièrement
philosophique, se développant
en lui-même, de manière autonome.
*
L'éducation
sentimentale du philosophe est donc non
seulement une éducation des
sentiments, mais également une éducation par
les sentiments. C'est
en fin de compte une formation du goût par le
goût lui-même. Elle
est une éducation à la fois, indissolublement,
morale et
esthétique. C'est pourquoi elle est inapte à
être réalisée sous
la conduite de la raison, si nous entendons
par ce nom la faculté à
l'œuvre dans nos sciences théoriques. Mais
comment peut-elle se
faire concrètement, positivement ?
La réponse à
cette
question n'est plus l'œuvre de cette
introduction, qui visait
seulement à poser le problème d'une telle
éducation. La chercher,
ce sera l'affaire de notre séminaire.
Une remarque
encore,
cependant. Car n'est-il pas paradoxal de
montrer comment la pensée
symbolique n'est pas appropriée pour régler
cette éducation, et de
proposer pourtant à la discussion la question
de savoir comment
l'éducation sentimentale par les sentiments
est possible ? Car
qu'avons-nous fait jusqu'à présent dans cette
introduction, sinon
construire un certain discours, c'est-à-dire
des structures de
symboles ? Et que ferons-nous dans nos
discussions, si ce n'est
d'opérer encore dans ce milieu du discours et
des symboles ? —
D'abord remarquons que notre but premier n'est
pas de mener cette
éducation sentimentale, mais de réfléchir à la
manière dont elle
est possible. Le discours ne servira pas ici
d'ailleurs à engendrer
une théorie, ni dans la perspective d'en faire
le moyen efficace de
cette éducation, ni dans le but d'élaborer une
méthode rigide,
elle-même discursive. Ensuite, il faut tenir
compte aussi du fait
que les puissances du discours sont diverses
et ne se limitent pas à
la théorie, ce qui laisse d'autres usages
possibles pour nous. Enfin
signalons que la forme théorique, comme celle
de cette introduction,
n'implique pas toujours un fonctionnement
théorique du discours.
Elle peut servir par exemple à retourner la
théorie contre
elle-même et à la ruiner, ou à la modifier et
à lui donner un
mode d'opération différent. Par là, elle
appartient à l'art
philosophique, ou à l'art d'éduquer ses
propres sentiments.
Gilbert
Boss