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Philosophie et pratique >>

 

L'éducation sentimentale
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Automne 2017

Annonce

La philosophie s’intéresse beaucoup aux sentiments. Mais ne leur attribue-t-elle pas pour l’essentiel un rôle négatif ? On pose souvent la scène d’une grande lutte entre la raison et les passions, la première devant mettre l’ordre dans le chaos des secondes. Car c’est ainsi que l’on conçoit les passions d’habitude, comme des élans assez désordonnés, qui perturbent jusqu’au fonctionnement de la raison, censée pourtant les contrôler. Et la philosophie, qu’on situe du côté de la raison, a pour l’une de ses tâches essentielles de trouver comment régler les sentiments, ce qui est la grande affaire de la morale. Tel est le problème que nous retiendrons pour ce séminaire, celui de l’éducation sentimentale (pour faire une allusion paradoxale au titre qu’a donné Flaubert à un roman où il montre davantage l’échec d’une telle éducation). Nous nous demanderons ce que peut faire la philosophie pour éduquer les sentiments et selon quelle méthode il convient d’opérer, en faisant l’hypothèse d’une intelligence du sentiment, différente de la raison abstraite qu’on oppose généralement aux passions et qu’on donne comme guide à la vie affective.

Lectures :

  • Montaigne, Essais
  • Hume, Dissertation sur les passions
  • Hume, De la délicatesse de goût et de passion ->
  • Rousseau, Émile
  • Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra
  • Musil, L'homme sans qualités
  • Hesse, Narcisse et Goldmund
  • Gilbert Boss, Jeux de concepts
 

Introduction

Thème

Ce séminaire introduit une série de trois séminaires sur le thème de l'éducation sentimentale, et il prend place dans la suite de séminaires qui ont eu lieu sur des thèmes apparentés : la transformation des valeurs et la modification des mœurs. Dans ces trois séries, il s'agit d'envisager la philosophie dans son aspect pratique en trouvant d'autres manières d'aborder les questions morales que celles qui reposent sur une répartition des rôles entre une raison directrice, conçue comme transcendante par rapport à ce qui constitue concrètement la pratique à conduire et à régler, d'une part, et d'autre part un effort moral, volontaire, pour obéir à la norme rationnelle. Dans l'opinion courante, populaire ou savante, les passions ou sentiments sont vus comme la matière première, naturelle, non morale, voire immorale, qu'il s'agit de régler en la soumettant à la raison. Cette idée se manifeste par exemple dans l'opposition courante qu'on croit voir entre les hommes et les animaux, les premiers étant doués à la fois de raison et de sentiments, et capables de vie morale, tandis que les seconds, doués tout au plus de sentiments, sont dénués de raison et par conséquent d'aptitudes morales. Dans cette façon de comprendre, on tendra à s'imaginer l'homme comme hybride, défini essentiellement par la raison, la pensée, le rapport au monde des idées, dominant la partie animale, passionnelle de sa nature, un peu comme le buste de l'homme enté sur le corps du cheval dans la figure du centaure. Ainsi, dans les discours moraux, l'image est fréquente du cavalier devant dominer sa monture, la bête sauvage qu'il a fallu domestiquer et dresser pour la rendre docile aux commandements de l'être raisonnable. La manière dont nous nous représentons habituellement la vie morale comporte donc l'idée que la partie sentimentale de chacun d'entre nous doit faire l'objet d'une éducation. Or cette éducation sentimentale pose plusieurs problèmes. D'abord, en quoi consiste-t-elle ? S'il est vrai que les sentiments comme tels n'ont aucune valeur morale, alors c'est de l'éducation elle-même seulement qu'ils acquerront une telle valeur, soit qu'ils deviennent eux-mêmes moraux, soit qu'ils deviennent les instruments appropriés d'une instance morale demeurant distincte d'eux. Dans le premier cas, en quelque sorte, le cheval deviendrait moral par son dressage, et dans le second, quoique restant étranger à la morale, il serait devenu apte à servir les intentions morales de son maître, ou au moins à ne pas leur faire obstacle. Toutefois il faut également envisager l'hypothèse que les sentiments puissent avoir par eux-mêmes une valeur morale, et qu'il y ait de bons et de mauvais sentiments, non pas seulement parce qu'ils sont utiles ou nuisibles à la vie morale, mais bien parce qu'ils seraient moralement bons ou mauvais en eux-mêmes. C'est ainsi que certains tendent à juger que l'amour est bon, comme tel, et que la haine est mauvaise, comme telle également, et que leurs fruits sont naturellement bons ou mauvais, respectivement. Ou encore, ne se peut-il pas que les sentiments fondent des jugements moraux, plutôt que d'en être seulement l'objet ? D'autres questions se posent également concernant les agents de cette éducation. Il est évident que les diverses sociétés, notamment à travers les familles, mais aussi par d'autres institutions, s'en chargent pour une part importante, soit de manière concertée, soit de façon relativement spontanée. Mais certaines personnes peuvent s'en attribuer particulièrement la tâche, à l'égard d'individus ou de cercles plus larges, comme les fondateurs de religions ou les prêtres par exemple. Et il est également possible que des particuliers entreprennent de s'éduquer eux-mêmes, seuls ou avec des maîtres qu'ils se trouvent. Dans tous les cas, il aura fallu chercher les méthodes adéquates. Car lorsqu'il s'agit d'éduquer les sentiments, il ne suffit pas de procéder simplement par l'inculcation de connaissances plus ou moins théoriques, ni de dresser à un type précis de comportement, parce que d'un côté les connaissances n'entraînent pas, apparemment, une sorte de sentiments précis, et que, de l'autre côté, des comportements extérieurement similaires sont compatibles chez diverses personnes avec des sentiments très différents. A propos des moyens d'éducation, il faut remarquer aussi qu'ils ne sont pas tous disponibles dans toutes les formes de relations humaines. Selon que par sa fonction sociale l'éducateur a ou non l'autorité sur celui qu'il éduque, il pourra disposer par exemple du commandement et de la contrainte, ou au contraire seulement de conseils, de discours, de l'exemple peut-être. Il n'est pas sûr d'ailleurs que tous les moyens accessibles soient compatibles avec la philosophie.

L'éducation sentimentale n'est pas un art qui attende d'être inventé et exercé par des penseurs qui en auraient saisi la possibilité et l'importance. Tout membre adulte normal d'une société quelconque a bénéficié d'une telle éducation, et y a été soumis depuis longtemps, depuis son enfance. On peut donc l'observer et en étudier les différentes pratiques et leurs effets. Il est d'abord évident que les sentiments des hommes ne résultent pas de leur seule nature originaire, physique et psychique. Ils diffèrent évidemment d'une société à l'autre, depuis les plus grossiers jusqu'aux plus subtils. On n'aime pas les mêmes choses partout et on ne les apprécie pas de la même façon, qu'il s'agisse de la nourriture, des relations sociales, des sortes de conversations, du sentiment de la nature ou de sa propre existence. Cependant la langue atténue ces différences en utilisant les mêmes mots pour des choses très dissemblables, et en se plaçant à un haut niveau d'abstraction. On dira que tous les hommes connaissent l'amour. Mais ce verbe, aimer, s'applique à tout, à la nourriture, à des activités de toute sorte, à des hommes, à des êtres fictifs, à la beauté des corps, à leur utilité, aux sentiments eux-mêmes. Sa signification est donc suffisamment large pour désigner des sentiments aussi divers que le sont toutes ces choses dans les multiples modes de vie des hommes, à travers l'histoire, entre les diverses cultures d'une même époque aussi bien qu'entre les individus d'une même société. Et il suffit d'observer pour constater rapidement qu'il y a des liens évidents entre cette diversité des sentiments et celle des modes d'éducation dès qu'on examine l'histoire des sociétés et des individus. Il est plus difficile certes d'établir les liens de causalité pertinents, quoiqu'il soit aisé de voir qu'ils existent. Maintenant, que nos sentiments aient un caractère moral, qui en doutera s'il se contente de noter par exemple à quel point les religions et les moralistes louent certains sentiments et en condamnent d'autres ? Le courage, la bienveillance, la compassion, le respect, ce seront des vertus, et ce sont des sentiments. Au contraire la crainte excessive, l'envie, la gourmandise, la luxure, ce seront des vices ou des péchés, et ce sont également des sentiments. A bien regarder, on trouvera même difficilement des sentiments qui échappent à l'évaluation morale et qui ne soient pas considérés comme portant celui qui les ressent plutôt vers le bien ou plutôt vers le mal. Car précisément, les vertus et les vices, ce ne sont pas seulement des choses que nous évaluons positivement ou négativement, ce sont avant tout des principes de bonne vie ou de mauvaise vie, c'est-à-dire des ressorts moraux qui provoquent les bonnes ou mauvaises actions. Et c'est la raison pour laquelle, en pratique, l'éducation morale met un accent si grand sur celle des sentiments, en laquelle elle réside même pour l'essentiel. La morale commune d'une société se manifeste certes à travers des modes d'agir communs ; mais plus profondément, c'est le partage de sentiments qui unit les hommes et leur donne l'impression de participer à un même sens moral grâce auquel ils s'entendent. Tous n'agissent pas toujours bien, mais tous sentent ou sont censés sentir ce qui est bien ou mal. Des principes explicites ou des proverbes peuvent exprimer ce sens commun, mais l'essentiel est dans la présence effective des sentiments partagés, exprimés ou non dans le discours. Les penseurs moralistes font grand cas d'inculquer les bons discours moraux, tandis que l'éducation sentimentale trouve sa base dans la communication des sentiments eux-mêmes, par contagion, à travers leur expression corporelle, par l'encouragement et la réprobation sensibles. En souriant et en boudant ou en prenant une mine sévère, par ses tons plus que par ses paroles, la mère mène déjà cette éducation du nourrisson, qui est celle des actes et des attitudes, mais d'abord celle des sentiments, exercée dans et par les sentiments. Or la philosophie n'est-elle pas dépendante de la puissance du discours, et davantage encore de la puissance logique du discours ? Et cette contrainte ne la condamne-t-elle pas à n'avoir qu'une action superficielle, par rapport à l'éducation qui s'opère dans le sentiment lui-même ? En outre, vu que, lorsque les hommes deviennent capables de raisonner, leur éducation sentimentale a toujours commencé déjà depuis longtemps, la philosophie ne se trouve-t-elle pas dans la nécessité ou bien de prolonger une éducation déjà fortement avancée et implantée, ou bien de s'opposer à elle, sur certains points au moins, en devant par conséquent débuter par un renversement réel des sentiments acquis, et non seulement par une réfutation de principes ou de maximes ? Bref, le recours à la raison, comprise comme étant fondamentalement d'ordre logique, ne semble pas approprié lorsqu'il s'agit d'une confrontation avec des passions, susceptibles d'être excitées ou contrariées par d'autres passions plutôt que par des raisonnements. D'ailleurs n'est-ce pas par le traitement passionnel des passions que l'on procède lorsqu'on prend au sérieux la formation morale par la transformation des passions, comme dans les exercices spirituels ? Là en effet, le discours sert davantage à déterminer et à expliquer ces exercices qu'à agir directement sur les passions elles-mêmes. Comment concevoir donc la philosophie s'il faut lui demander d'agir sur les passions, comme on doit bien le faire quand on la considère comme autre chose qu'une sorte de science, pour la comprendre également comme une méthode morale ?

Or plaçons-nous justement dans la perspective d'une philosophie animée par l'amour de la sagesse, et cherchant donc la plus grande ou meilleure sagesse dans la mesure des capacités humaines. Cette recherche vaut donc en premier lieu pour ceux qui sont mus par une certaine passion, l'amour de la sagesse précisément, et qui désirent par conséquent non pas simplement des connaissances sur la sagesse et ce qui la concerne, mais bien l'acquisition effective d'un mode de vie tel qu'il puisse être reconnu et éprouvé comme sage. Une certaine science est peut-être utile dans ce but, mais ce dernier reste en principe distinct de la science, du moins tant qu'il n'est pas prouvé que la sagesse résiderait justement en une sorte de science, ce qui est loin d'aller de soi. Car la sagesse dépend-elle entièrement de ce qu'on connaît, je veux dire de connaissances d'ordre théorique ou scientifique ? Dans la mesure où la science, telle que nous l'entendons aujourd'hui et telle qu'on peut l'entendre comme connaissance théorique, est susceptible d'un progrès à travers l'histoire, de sorte que son achèvement doit être projeté dans un futur indéfini, et peut-être même à l'infini, une sagesse dépendant de la science ne serait pas atteignable pour nous, ou du moins elle ne serait capable que d'un accomplissement très imparfait. Heureusement, l'expérience nous apprend que le bonheur n'est pas de l'ordre de la connaissance théorique, même si celle-ci peut procurer d'authentiques joies, mais plutôt des sentiments, et par exemple de cette joie elle-même qui peut s'attacher à la connaissance comme à bien d'autres choses. Quel que soit le rôle qu'y joue la connaissance, la sagesse est donc ultimement une manière de sentir, un mode du sentiment. Et il se trouve que le ressort d'une philosophie qui se voue à sa recherche est de la même nature, dans la mesure où il est précisément l'amour de la sagesse, c'est-à-dire une sorte de passion. Pourtant, ce désir philosophique n'est-il pas un désir de connaître ? Certainement. Mais la connaissance a plusieurs sens. On connaît quand on sait théoriquement certaines choses, qu'on peut les dire et les expliciter, les utiliser dans divers calculs ou raisonnements. On connaît également quand on a l'expérience vraie, non trompeuse, de quelque chose, et qu'on peut en jouir pleinement, sans illusion, quand on peut également reproduire cette expérience, en avoir une certaine maîtrise. Telle est la connaissance que vise principalement le philosophe. Suppose-t-elle une part de connaissance théorique ? C'est possible, mais cette possibilité est un objet d'enquête, à mener philosophiquement, par amour de la sagesse, et dans la lumière de l'expérience et du sentiment. Autrement dit, nous n'avons pas de raison certaine, indiscutable, de croire que le domaine du sentiment qui intéresse la philosophie doive être abordé, traité et évalué à partir d'une faculté indépendante de lui, à partir d'une intelligence pure ou d'une raison transcendant les passions et percevant les principes hors de toute expérience sentie. Rien n'interdit de faire l'hypothèse inverse à celle de la plupart des savants ou prétendus savants de la morale, qui pensent pouvoir diriger l'homme et ses sentiments par des préceptes tirés d'une raison supérieure à la part affective de l'homme. On peut alors à la manière utilitariste considérer que les sentiments doivent faire l'objet d'une science et de calculs conduisant à trouver la meilleure façon de les satisfaire. Dans ce cas, la raison devient servante des sentiments, mais elle dirige la découverte des moyens de les satisfaire le mieux possible. On peut également, sans nier ce possible rôle utilitaire de la raison théorique, supposer qu'il existe une intelligence propre du sentiment, par laquelle il parvienne à se diriger lui-même, avec l'aide éventuelle du calcul rationnel. Dans cette dernière hypothèse, il faut commencer par chercher ce que pourrait être cette intelligence du sentiment, puis aborder la question, paradoxale à première vue, d'une vie passionnelle, dont les errances nous sont bien connues par l'expérience et évidentes, parvenant, malgré son imperfection avérée, à se corriger elle-même au point d'atteindre le plus haut degré de maîtrise d'elle-même qu'on estime être l'accomplissement de la sagesse. L'entreprise n'est pas si impossible qu'il peut paraître au premier abord, parce qu'on connaît par expérience de nombreux cas où un être se perfectionne par lui-même, progressivement, sans être conduit par rien d'étranger à lui, le menant par la main de façon providentielle. C'est ainsi qu'en observant l'histoire des hommes sans recourir à la superstition, on les voit non seulement améliorer leur situation par leurs propres facultés, mais perfectionner ces mêmes facultés à partir d'elles-mêmes. Et ce perfectionnement progressif suppose justement l'éducation, et particulièrement l'éducation morale ou sentimentale. Ne le comprendrions-nous pas mieux si nous parvenions à saisir comment l'intelligence, l'invention et le jugement ont leur siège dans notre propre nature affective ? Et nous saisirions mieux alors comment la philosophie peut ne pas se rapporter simplement à la pratique de l'extérieur, mais être pratique elle-même.

Position du problème

S'il fallait montrer que les passions ne sont pas raisonnables, tout le monde serait aisément capable de raconter une foule d'exemples où des malheurs et des catastrophes ont résulté de l'emportement passionnel d'individus ou de groupes. Une partie importante de ces exemples rapporterait les méfaits de passions violentes et subites telles que la colère ou des accès de panique. D'autres mettraient en scène des passions plus constantes, souvent dominantes dans certains caractères, comme l'avarice, le plaisir malsain de l'intrigue, l'orgueil, la passion du jeu, l'ivrognerie, la gourmandise ou la vanité. Et il ne manquerait pas même de cas d'issues tristes de passions en général évaluées positivement, comme l'amour, la pitié ou la générosité. Car abandonnés à eux-mêmes, l'amour ou la pitié peuvent facilement s'attacher à de mauvais objets ou à de mauvais moyens et provoquer des maux plutôt que le bien qu'on attend des bons sentiments dans des situations plus heureuses. Bref, le caractère néfaste attribué aux passions n'est pas limité à celles que nous classons comme mauvaises, mais il les concerne toutes lorsqu'elles dominent seules le comportement des hommes.

De toute manière, ne sait-on pas qu'il n'est pas judicieux de se fier aux passions, que leurs tendances soient généralement mauvaises ou bonnes, et qu'il faut les régler par d'autres facultés plus fiables, auxquelles on donne d'habitude le nom de raison, attribuant à celle-ci la capacité de saisir véritablement dans les diverses situations le bien en général et en particulier ? Mais pourquoi les passions sont-elles perçues comme mauvaises ou du moins indignes de confiance et trompeuses ? La plupart des gens admettent que les animaux sont dépourvus de raison et ne se gouvernent que par l'instinct et les sentiments, pour ceux qui en sont capables. Et souvent on s'extasie non seulement de l'extraordinaire sûreté de l'instinct dans la vie ordinaire des animaux, mais également du sens qu'ils manifestent d'habitude en suivant leurs sentiments. Ainsi, ne se fâchent-ils pas presque toujours à propos, mobilisant à temps leurs énergies pour parer aux menaces qu'ils perçoivent ? Certes, nous nous pensons plus rusés qu'eux, et nous tenons compte justement de leurs manières de sentir pour les tromper. Cela ne nous empêche pas d'ailleurs de leur attribuer également une aptitude, parfois étonnante, à la ruse, bien que nous les croyions dépourvus de raison et ne machinant leurs feintes que par l'instinct et les sentiments. Nous admettrons même qu'ils font preuve dans ces circonstances d'une forme d'intelligence différente de notre raison, mais dont les chercheurs tentent aujourd'hui d'établir les degrés d'analogie avec notre propre intelligence. Quel est donc le défaut fondamental des passions qui nous rend hostiles ou fort méfiants face à elles et nous incite à les mettre sous la tutelle d'une faculté étrangère, la raison ? En fait ce sont les échecs évidents du genre de ceux que nous avons commencé par signaler. Combien même les sentiments nous conduiraient-ils assez souvent à nos fins, ils ne sont clairement pas infaillibles dans cette fonction. La raison l'est-elle ? Évidemment non. Et il ne serait pas difficile de répertorier aussi un nombre impressionnant de cas où les calculs les plus subtils ont trompé les attentes de leurs auteurs (et l'échec des calculateurs est d'ailleurs un grand ressort de la comédie). Tout au plus pourrait-on estimer qu'elle nous trompe moins souvent. Et encore, il n'est pas sûr qu'une telle estimation se confirmerait lors d'un examen minutieux.

Notre sentiment de l'efficacité particulière de la raison vient sans doute du fait que l'action de celle-ci nous apparaît le plus clairement lorsqu'elle sert à examiner les tendances des passions pour les corriger. Comme l'instinct, la passion semble se présenter la première pour définir un mode d'action ou une ligne de conduite, tandis que la raison n'intervient le plus souvent, et peut-être toujours au fond, qu'en un second temps, pour critiquer et envisager des moyens plus efficaces. Une petite scène de ce genre que je pourrais me représenter serait la suivante : je me fâche et veux tuer mon adversaire ; mais la voix de la raison m'avertit des dangers et des défauts de ce mode d'action radical, me rappelle quelques préceptes selon lesquels une certaine modération et des essais de diplomatie pourraient conduire à des résultats plus sûrs et satisfaisants ; alors, si la colère ne m'emporte pas et ne m'empêche pas d'écouter cette voix, je me retiens et j'entreprends ce cours d'action plus raisonnable. Réussira-t-il mieux que le mouvement de colère porté jusqu'au bout ? Nul ne le sait. Cependant les préceptes de la raison sont fondés sur une analyse des effets les plus courants de la colère et des effets de démarches plus diplomatiques, qui montrent l'avantage de ces dernières. Si l'observation est bien menée, suffisamment fine, la probabilité de succès pour le mode d'action raisonnable est plus élevée. Il semble donc que la raison, ici et ailleurs, agisse à un second niveau, en observant les divers comportements passionnels afin d'en découvrir les forces et les défauts, de façon à permettre la correction de leur premier mouvement. Il n'est pas étonnant dans ces conditions que le comportement raisonnable, bénéficiant pour ainsi dire d'une connaissance plus large du comportement passionnel que les passions elles-mêmes, doive se révéler également plus efficace. Ajoutons que la passion, réagissant pour l'essentiel aux aspects sensibles de la situation présente, n'a qu'une vue relativement étroite et limitée du contexte de l'action, tandis que la raison peut s'étendre à de longues séries de causes et d'effets, et élaborer par conséquent des enchaînements de moyens qui dépassent largement les capacités du sentiment.

Que, sauf dans les situations réclamant une réaction immédiate, le calcul rationnel des moyens soit plus efficace que l'impulsion passionnelle, peu le contesteront. Et pourtant, on hésitera à restreindre la supériorité de la raison à ce calcul des moyens. Car la vie morale ne se joue-t-elle pas aussi, voire essentiellement, dans la détermination des fins de nos actions ? Les hommes les plus terre à terre, peu sujets aux grandes réflexions morales, préoccupés des questions pratiques quotidiennes, se satisferont de savoir qu'il importe de bien calculer pour parvenir sûrement à leurs fins. D'autres plus portés aux réflexions et aux spéculations sur le sens de la vie, accorderont une importance majeure à cette détermination des fins. Et là aussi, beaucoup estimeront que les passions nous entraînent à droite et à gauche, et nous font comme tituber, à mesure qu'une passion succède à l'autre et nous propose une autre direction, nous donnant une sorte de démarche vacillante et un comportement instable et contradictoire. Les passions nous poussent comme si elles visaient chacune une fin, mais sans coordination entre elles, et sans souci de savoir si leur fin partielle est ou non vraie. Elles se satisfont chacune de la leur, comme donnée en elles simplement. Ne faut-il donc pas une faculté capable de mettre de l'ordre dans notre comportement, de l'unifier en hiérarchisant les fins et en orientant la marche générale dans un sens précis et constant ? Et alors, il ne suffit pas de choisir au hasard, en interrogeant telle passion ou telle autre, mais il faut s'efforcer de trouver la vraie. Nommons cette fin le bonheur, comme presque tout le monde le fait spontanément. Chaque passion nous le promet un instant, mais sans tenir sa promesse, laissant la place à d'autres, aussi peu fiables. On peut le chercher en tout sens. Il s'agit donc de trouver quel est le vrai bonheur pour fixer notre vraie fin. Et cette tâche, c'est encore à une autre faculté, différente des sentiments, que nous l'attribuons, à la raison encore une fois — si nous ne nous contentons pas de suivre les guides qui se proposent à nous, tels que les maîtres religieux.

Mais comment la raison établit-elle la hiérarchie des fins, et pour commencer, la fin ultime de l'homme ? Pourrait-elle procéder comme pour les moyens, en étudiant les passions et les diverses fins vers lesquelles chacune d'entre elles tend, de manière à trouver quelles sont les meilleures ? Seulement, la situation est à présent différente. Il ne suffit plus de trouver les meilleurs moyens à partir d'une connaissance des causes et des effets que l'étude de la nature peut nous apporter. Dans la recherche des moyens, la fin est supposée donnée, et il ne s'agit plus que de calculer le chemin, ce qui semble une tâche appropriée pour la raison. Au contraire, la recherche de la fin semble nous tourner vers un domaine qui n'est plus celui de la nature. Cependant, en comprenant la nature comme incluant aussi celle de l'homme, ce problème paraît pouvoir se résoudre. Une étude de la nature de l'homme, en effet, ne pourrait-elle pas découvrir quelle fin s'y trouve inscrite ? L'homme a une place dans la nature ; il a aussi une organisation naturelle. Ne peut-on pas dériver de cette place un rôle, et donc une fin ? Ne peut-on pas découvrir dans cette organisation des mécanismes, et ce vers quoi ils tendent et qui coïnciderait avec la fin naturelle de l'homme ? Beaucoup se sont lancés dans ce genre de spéculations et ont cru pouvoir découvrir cette fin — le vrai bien, le sens de la vie, la véritable destinée humaine, le principe moral absolu, etc. Ensuite, il suffit de comparer cette fin (ainsi que l'éventuelle hiérarchie des fins qui en découle) avec celles des passions pour pouvoir juger de la valeur de ces dernières. Ainsi les préceptes de la raison ne se contenteront pas de donner des sortes de recettes pour atteindre une fin arbitraire, mais ils définiront aussi la véritable fin vers laquelle tendre. Bref, c'est toute la morale qui trouvera son authentique développement dans le système des préceptes de la raison.

Toutes ces façons de chercher à corriger par la raison le système instable et défaillant des passions supposent le recours à une faculté surplombant la houle concrète des sentiments inconstants et trompeurs, observant toute l'agitation depuis des hauteurs calmes et immobiles où se révèlent les règles et les valeurs constantes aptes à diriger fermement la barque des hommes en accord avec l'ordre éternel des cieux. Les plus enthousiastes croiront voir les idées divines et immuables ; les plus sobres se satisferont de s'élever progressivement de l'étude générale des faits à des lois et à des valeurs jugées universellement valables.

L'objection qui vient aussitôt à l'esprit face à cette prétention à la vérité universelle, consiste à se référer à l'histoire, en un sens large, pour montrer que ces systèmes de règles morales, acceptées dans chaque peuple pour universellement vraies, varient en réalité sans cesse, allant jusqu'à s'opposer tout à fait d'une société à l'autre. Ici aussi, tout le monde, avec un minimum de connaissance historique ou un minimum d'esprit d'observation, est capable d'avancer une série d'exemples suffisante pour attester cette vérité historique de la variation universelle des règles, y compris les plus sacrées de chaque communauté humaine. Considérons donc comme acquise cette preuve de ce que certains aiment condamner sous le nom de relativisme. L'inconvénient de cette forme d'argument historique est toutefois qu'il est sujet à être contesté, non pas tant en niant les faits qu'en discutant leur portée exacte. Car on peut toujours espérer trouver derrière la variété des règles morales un noyau stable, qui représenterait la partie rationnelle. On peut également juger que le fait que les hommes errent à travers leur histoire ne prouve nullement qu'il n'y ait pas de vérités universelles en morale, mais seulement qu'il y a divers degrés de compréhension et par conséquent d'ignorance de ces vérités. Or le fait que la plupart des hommes aient ignoré les vrais préceptes de la raison n'implique ni que ceux-ci n'existent pas, ni qu'ils ne vaillent pas. A la limite, un seul sage, parfaitement rationnel, pourrait trouver les vrais préceptes de la raison, valables en principe pour tous, quoiqu'il soit le seul à les connaître, et peut-être à les mettre en pratique. L'opposition de tout le reste de l'humanité, de l'universalité des ignorants, ne constituerait pas une objection décisive, pas plus que l'opinion universelle des hommes, si elle avait jamais eu lieu (ce que nous ne savons pas), que le soleil tourne autour de la terre, et non l'inverse, n'empêchait le premier (que nous ne connaissons pas) à affirmer le mouvement de la terre d'énoncer néanmoins une vérité (à supposer que c'en soit une, comme le veut l'opinion générale d'aujourd'hui). Ou mieux encore, le mathématicien estimera n'avoir pas à renoncer à la valeur universelle d'une vérité mathématique inaccessible aux ignorants, sous prétexte que l'opinion de ceux-ci la conteste en masse.

Plutôt que d'insister sur cet argument historique de la variabilité des principes moraux, il est donc préférable, voire indispensable, d'examiner comment la raison pourrait se rapporter aux vérités morales, afin de juger si elle en est ou non capable par elle-même, sans s'appuyer sur le sentiment.

D'abord, la raison peut-elle véritablement nous fixer des fins sans les reprendre d'aucune manière du sentiment ? Nous avons vu qu'il était possible d'observer nos sentiments et ce vers quoi ils tendent, pour chercher s'il n'y aurait pas quelque fin qui soit supérieure à celles qu'ils nous proposent et qui puisse leur servir de principe organisateur. Il nous faut pour l'instant laisser de côté cette hypothèse, parce qu'elle s'appuie justement sur le sentiment pour y trouver les fins à partir desquelles la raison tenterait de découvrir si elles n'auraient pas quelque tendance commune, et donc une fin commune à toutes les fins que le sentiment nous révélerait. Il nous faut voir maintenant si, sans se fonder sur les sentiments, la raison pourrait découvrir des fins. Nous avons vu une autre possibilité, qui n'a pas l'inconvénient de celle que nous venons de rejeter, à savoir l'étude de la nature humaine dans le but de découvrir à quoi nous sommes ultimement destinés. Ici, la considération est objective et ne semble pas présupposer les fins indiquées par les sentiments. Quelle est donc la destinée ou la fin de l'homme selon sa nature, ou selon la nature ? N'est-il pas évident que l'homme est un animal, c'est-à-dire un être vivant qui ne se contente pas d'avoir reçu la vie de l'extérieur, mais qui vise à reproduire cette vie, c'est-à-dire à rester en vie et à s'assurer de sa propre vie ? On peut attribuer à l'animal une âme, qui serait le principe moteur de cet être, en trouvant implantée en elle une tendance naturelle à rechercher ce qui va maintenir l'animal en vie et à le pousser à agir en conséquence. On peut également le considérer comme une sorte de mécanique spéciale, construite non pas comme une montre, dont le ressort fait bien marcher l'appareil jusqu'à ce qu'il se soit détendu, réclamant alors une intervention étrangère pour le remonter, mais comme douée d'un dispositif capable de remonter lui-même son propre ressort, pour ainsi dire, de manière à maintenir par lui-même son mouvement dans son environnement naturel, ainsi qu'un robot très perfectionné pourrait le faire grâce à des procédures inscrites en lui pour chercher les moyens de conserver son mouvement. — Ne pourrait-on alors dire que ce genre d'être aurait, inscrite dans sa nature, une fin, celle de vivre et de conserver sa vie en trouvant les moyens utiles pour le faire ? S'agissant du robot, nous hésiterions à lui attribuer cette fin comme une fin propre, parce que nous le concevons comme fabriqué par d'autres êtres, ses inventeurs et créateurs, en fonction de fins qu'ils inscrivent certes en lui sous forme de procédures, mais qui ne font que servir de moyens pour réaliser les fins que ces créateurs ont voulu réaliser à travers lui. L'automate qu'est le robot ne s'explique pas en lui-même, par ses propres fins, mais par les intentions de ceux qui l'ont construit. Il nous paraît par conséquent comme conduit par des mécanismes sans fins propres, quoique leurs constructeurs leur attribuent une fin en fonction des propres fins qu'ils voulaient réaliser à travers lui, de telle façon que ces automates restent des moyens par rapport à ces fins étrangères à eux. Et si la nature créait elle-même des automates tels que les robots, des animaux entièrement mus par l'instinct par exemple, alors c'est elle qu'il conviendrait d'interroger sur ses intentions ou sur les fins qu'elle aurait attribuées à ces mécanismes. Mais comment connaître les intentions de la nature, comment lui attribuer déjà des intentions autrement qu'en lui attribuant pour fin de faire tout ce qu'elle fait, simplement ? Car si elle a des fins, nous ne pouvons les connaître que par ce qu'elle fait, et alors c'est tout ce qu'elle fait justement qui nous révèle ses fins, comme étant l'intention de faire exactement ce que nous la voyons accomplir en tout, indifféremment. Sinon, nous ne l'étudions plus rationnellement, mais nous imitons les poètes et projetons sur elle nos propres fins en nous imaginant à sa place, ce qui, hors de l'ivresse poétique, est impossible. Autant dire que l'étude de la nature ne nous révèle aucune fin, mais des processus causaux indifférents à nos interprétations finalistes. — Il reste donc à envisager l'animal mû par son âme. A première vue, toutes les difficultés liées à l'hypothèse du robot s'évanouissent, justement parce qu'au lieu d'un automatisme résultant d'un mécanisme, en soi sans intention, l'âme se présente comme un principe intentionnel interne à l'être vivant. Clairement ou obscurément, l'âme vise la vie comme une fin. Le problème alors est de savoir comment nous pouvons savoir qu'un principe tel que l'âme se trouve dans certains êtres tels que les animaux, car il est invisible par lui-même, et il nous faut le déduire à partir de ses manifestations, à savoir le comportement des animaux. Mais pourquoi privilégier alors l'hypothèse de l'âme par opposition à celle du mécanisme automatique ? Le choix est arbitraire. En interprétant simplement les mouvements des animaux comme dépendant d'une âme, nous plaçons gratuitement en eux ce que nous désirons y trouver, à savoir des intentions et des fins. Nous revenons alors au point où nous étions lorsque nous nous demandions si la nature ne pourrait avoir des fins en produisant des automates, et où nous devions avouer que pour lui attribuer de telles fins il fallait nous lancer dans une projection gratuite. Or comment une telle projection est-elle possible, sinon à partir d'une conception de ces intentions et fins qui nous vient d'ailleurs ?

D'où savons-nous donc qu'il existe des fins ?

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Beaucoup ont cru qu'on pouvait découvrir objectivement des fins dans la nature. C'est l'un des grands ressorts par exemple des preuves de l'existence de dieux, de démons et autres esprits. Dans la mesure où de tels raisonnements procèdent par analogie, repérant des phénomènes susceptibles d'être interprétés comme s'ils visaient des fins, ils présupposent ce qui nous intéresse, c'est-à-dire la connaissance de ce qu'est une fin, sans quoi la comparaison au fondement de ces analogies ne pourrait pas avoir lieu. Peu importe dans cette perspective que la comparaison soit bien ou mal fondée, plus ou moins convaincante, puisqu'elle ne nous apprend pas ce qu'est une fin, mais se fonde sur la connaissance préalable que nous en avons ; de même que quand je dis que tel animal se comporte comme un chat, je n'apprends pas comment se comporte le chat, mais je dois au contraire le savoir déjà pour donner sens à la comparaison. Ainsi le superstitieux, enclin à voir partout des intentions et des esprits derrière les choses et les événements, ne peut interpréter le monde de cette façon que dans la mesure où il a déjà l'idée de ce que sont les intentions et les fins, qu'il se contente de projeter sur la réalité autour de lui. L'idée que c'est en nous-mêmes que nous trouvons l'expérience ou la connaissance des intentions et des fins ne surprendra donc personne, pas même le superstitieux.

Tournons donc le regard vers l'intérieur, puisqu'il est évident que les intentions, c'est en nous que nous les découvrons, en tant que nous tendons effectivement vers des buts. Pour tous les autres êtres, y compris les animaux et les hommes, c'est uniquement par analogie que nous leur attribuons des intentions, en comparant leur comportement avec le nôtre, en reconnaissant des façons d'agir, de s'exprimer, qui correspondent à celles par lesquelles nous exprimons et manifestons nous-mêmes nos intentions dans nos attitudes et nos actes. Chez nous en revanche, nous ne percevons pas nos intentions par leurs manifestations extérieures, mais directement en elles-mêmes — leur tension vers une fin, nous la sentons réellement comme cette tension elle-même, ou comme l'effort que nous faisons. Et nos fins, nous les voyons et nous savons que ce sont bien nos fins par la manière dont elles se présentent comme telles. Or comment sentons-nous cette tension, ces buts en tant qu'ils ne sont pas des représentations de quelque chose simplement, mais les buts vers lesquels nous tendons ou pouvons tendre ? Y aurait-il quelque sens à prétendre que ce soit la raison qui nous les présente ainsi ? Pour nombre de nos fins, nous pouvons les considérer sous leur aspect le plus objectif, comme des sortes d'images ou d'idées, nous pouvons les observer, les examiner, les disséquer et les conceptualiser, et calculer leurs rapports à d'autres choses ou idées, y compris les liens de causalité qui nous permettront de les insérer dans des enchaînements de moyens pour parvenir à nos buts. Tout cela, ce sont des opérations de la raison, selon la conception habituelle de cette faculté. Cependant, quand la raison entreprend de considérer ainsi une fin, lui donne-t-elle vraiment sa qualité de fin ? Certes, elle la considère bien comme un but. Mais elle ne lui donne pas elle-même cette qualité. Elle en tient seulement compte comme d'une propriété, à vrai dire invisible, qui lui vient d'ailleurs. Car un but n'en est pas un sans la tension dont nous avons parlé, qui nous pousse effectivement vers lui, et cette tension n'est pas sentie par la raison, elle est seulement constatée après coup, et sans que cette faculté lui donne sa pleine réalité, demeurant extérieure à la tension justement. Or où cette tension se trouve-t-elle de telle façon qu'elle puisse être réellement éprouvée et connue ainsi concrètement, expérimentée directement ? Sera-ce l'imagination ? En une certaine mesure. Mais l'imagination peut rester dépouillée du sentiment de la tension, comme la raison. En fait, il est bien clair, si nous nous observons un peu, que l'intention se sent dans le sentiment. Et nous avons un nom pour désigner ce par quoi le sentiment tend vers une fin et nous pousse à la réaliser, c'est le désir. Retournez les choses autant que vous le voudrez, vous verrez que sans désir, il n'y a ni intention ni fin. Comment pourriez-vous avoir un but que vous ne désireriez pas ? Cette simple absence de désir retire à tout supposé but sa qualité de fin. Il y a déjà dans notre langage une équivalence par laquelle sont posées comme synonymes les expressions « être un but » et « être désiré ». Par le désir, nous désignons plus particulièrement le mouvement dynamique du sentiment, et par but, la chose désirée. Mais les deux ne sont pas séparés, car il n'y a pas de tension qui ne soit orientée en aucun sens, vers rien, et il n'y a pas de but qui ne soit l'objet d'un désir. Bref, sans plus discourir, concluons l'évidence même, que les fins sont dans le sentiment en tant que le sentiment est tension vers quelque chose ou, dans la perspective de l'action, intention.

Cette constatation que c'est dans le désir uniquement que les fins se révèlent comme telles ne paraîtra peut-être pas résoudre entièrement la question de savoir si les fins ne seraient pas mieux connues malgré tout par une autre faculté, capable de les saisir hors de leur rapport au désir. L'opinion la plus habituelle est en effet que le désir et son objet, ou sa fin, sont certes reliés, mais néanmoins distincts en principe. Ne voit-on pas des désirs changer d'objets ? Je voulais boire du vin et je me convaincs de boire plutôt de l'eau. Ne voit-on pas de même des objets changer de désirs ? Le vin m'attirait, mais à la réflexion il provoque en moi de la répugnance. Il semble donc que le désir n'ait pas de fin inscrite en lui, mais qu'il soit dans sa nature propre une sorte de pulsion qui peut se lier à divers buts selon les circonstances. Et quant à l'objet du désir, n'est-il pas, pris en lui-même, également indépendant du désir, indifférent aux désirs qui peuvent s'attacher à lui et le prendre pour fin ? Le vin que je donnais en exemple a une existence et une nature objective, indépendante du fait qu'il soit désiré ou non, et parfaitement connaissable en tant que telle. Dans ce cas, ne faut-il pas admettre la nécessité d'un troisième terme liant le désir à son objet ? Et n'est-ce pas ce troisième terme qui fait de l'objet une fin en le donnant pour but au désir ? Par conséquent n'est-ce pas en lui qu'il faut chercher l'explication de ce que sont les fins ?

Suivons donc cette hypothèse pour l'examiner.

Dans une civilisation marquée par une conception scientifique et technique du monde, la conviction d'une indépendance de principe entre les désirs et leurs objets s'appuie tout particulièrement sur l'opposition largement reconnue entre la réalité objective et les représentations subjectives. En effet, la science nous a appris à donner un grand poids à cette distinction qui est à la base de sa méthode, et les techniques en général, particulièrement lorsqu'elles ont une base scientifique, tirent une grande partie de leur efficacité de son respect rigoureux. Les lois de la nature, telles que la science les conçoit et en fait l'objet de ses études, ne se révèlent qu'à une enquête objective épurée autant que possible de toute trace d'opinion et de sentiment subjectifs. Ces lois valent pour déterminer les rapports des choses indépendamment des intentions et des sentiments que les hommes peuvent avoir à leur sujet. Il va de soi dans ces conditions que les choses, considérées en elles-mêmes, objectivement, selon leur vérité propre, n'ont rien à voir avec les désirs des hommes à leur égard. Et par conséquent ces désirs ne peuvent porter sur les choses réelles que de l'extérieur, en venant s'attacher à elles, sans les modifier du tout, car ils se bornent entièrement à signifier ce que les hommes ressentent subjectivement à leur égard c'est-à-dire leurs espoirs, projets, déceptions, etc., en ce qui les concerne. Si ces aspects subjectifs peuvent conduire à des transformations de la réalité, comme il arrive souvent, c'est uniquement par l'action concrète, physique, et notamment technique, qu'ils entraînent chez les hommes, et qui n'opèrent réellement que selon les lois objectives de la nature. Dans l'action humaine, il y a donc un mouvement en trois temps distincts. D'abord une situation réelle, physique, est reconnue bien ou mal par l'agent, et elle donne lieu à une perception, à des sentiments et à des réactions subjectives en lui, qui conduisent à une action physique, à nouveau physiquement réelle. Du point de vue de la réalité du monde, dans ce schéma, seules les étapes objectives, physiques, comptent, avec l'exception de la transformation interne de l'agent humain qui le conduit éventuellement à telle action plutôt qu'à telle autre, et qui correspond à la partie subjective du processus. Quand en revanche les divers sentiments ne mènent à aucune action, la réaction subjective à la réalité n'a aucune importance et reste sans effet du point de vue de celle-ci. Certes, il y a des sciences qui étudient scientifiquement ou objectivement les hommes et leur comportement, et qui cherchent à intégrer ce moment subjectif dans la réalité physique en le considérant comme partie du monde physique à son tour. Mais alors, précisément, la perspective subjective est également mise entre parenthèses dans ce genre d'étude scientifique, de manière à ne laisser aucune place à la subjectivité dans l'explication de la réalité, pour ainsi dire aucun trou dans le monde physique où la subjectivité puisse jouer un rôle dans le monde réel par l'intermédiaire de la détermination de l'action. Dans cette conception scientifique de l'homme et de sa psychologie, toute la partie subjective, les sentiments, opinions, représentations, n'apparaît plus que comme un reflet inconsistant de processus physiques réels dans le corps humain. Si nous n'allons pas jusqu'à cette forme d'élimination de la subjectivité, rejetée hors de la réalité, il reste que les choses réelles sont conçues comme pouvant faire l'objet des désirs sans en être affectées, tant que l'action effective ne les touche pas.

Inversement, quoique la réalité soit l'occasion de nombreux désirs, et parfois de manière assez impérative, dans les besoins, le lien nous paraît, dans cette conception de la séparation entre les aspects objectifs et subjectifs de notre monde, dénué de nécessité, laissant la vie psychique réorganiser les rapports entre les désirs et les choses, en se détachant des unes pour s'attacher à d'autres. Il nous semblera par exemple que nous avons la liberté de désirer ou non certaines choses, d'orienter nos désirs vers les unes plutôt que vers les autres, éventuellement au prix d'un effort pour détacher les liens déjà établis entre autres par les habitudes. Cette liberté nous paraîtra se manifester à travers la volonté, le principe subjectif ultime dont dépendent nos désirs. C'est ainsi par exemple qu'on peut comprendre des injonctions concernant nos désirs et sentiments, qui nous prescrivent par exemple de ne pas convoiter ceci ou d'aimer cela et de ne pas détester telle autre chose — car il est bien évident que de tels commandements n'auraient aucun sens si ces désirs n'étaient pas en notre pouvoir en dernier ressort, c'est-à-dire sous la direction de notre volonté. Si je le veux, souvent avec un effort pour contrecarrer des habitudes ou des instincts, je peux donc détacher les désirs de leurs objets et leur en attribuer d'autres. Ainsi, tant du point de vue objectif que du point de vue subjectif, le lien entre le désir et son objet est contingent, et l'objet comme le désir ont leur nature à part.

S'il est vrai que l'objet du désir est d'une nature indépendante de ce dernier et que c'est l'investigation de la nature qui seule peut l'appréhender, alors il est évident que le désir ne comporte pas la connaissance vraie de son objet, et que la représentation qu'il en a peut être tout à fait illusoire. Pour le connaître, il faudra s'en référer à la raison, non à la raison pure certes ou à la pure logique, puisque la science implique l'observation et l'expérience — mais il s'agit de l'expérimentation, c'est-à-dire d'une expérience méthodique, dominée par la raison, et interprétée également par la raison, notamment à travers les mathématiques, que beaucoup considéreront comme une production de la pure raison. Dire que la science soit infaillible, ce serait fort exagéré, mais du moins elle est bien plus assurée que l'impression des choses que peut nous donner le sentiment subjectif. Et même, on peut penser que notre représentation des choses à partir d'une observation naïve, relativement neutre ou objective, est bien plus proche de leur vérité que celle que nous en donne le désir, puisque, s'ajoutant à la chose, il doit bien y ajouter aussi sa propre perspective, étrangère à elle et la déformant donc. En somme, la connaissance de l'objet par le désir ne risque pas seulement d'être illusoire, elle l'est nécessairement de par la nature du rapport entre la passion et son objet, et cela d'autant plus que le désir est fort et modulé à travers des sentiments plus riches. Ne peut-on pas dire alors que le désir appelle une sorte de thérapie sous la forme d'une connaissance vraie, objective, rationnelle de son objet, nécessairement critique par rapport à celle que la passion en produit spontanément ? Et la raison, plus ou moins comprise comme dans les sciences, n'est-elle pas le moyen par excellence de corriger le désir et de l'éduquer, en rectifiant systématiquement la connaissance de ses objets ? Ainsi, lorsque le fumeur apprend que le tabac n'est pas le bienfaiteur procurant un plaisir innocent que lui représente son désir, mais en réalité un poison pour ses poumons, ne jugera-t-il pas préférable d'y renoncer, d'en détourner son désir et de travailler à défaire les habitudes qui l'y enchaînent ?

Et si l'homme est libre, alors qu'est-ce qui lui permettra de maîtriser ses désirs, sinon sa volonté ? Car si les passions représentent, comme on le dit, notre passivité, ne faut-il pas les soumettre à ce qui représente notre activité, la volonté justement ? Mais comment cette volonté se dirigera-t-elle ? Sûrement pas en se laissant guider par les désirs, comme elle s'y abandonne souvent, puisqu'elle abandonne alors sa mission de les maîtriser en se soumettant au contraire à eux. Il lui faut un point d'appui étranger aux sentiments pour connaître indépendamment d'eux ce qui est utile ou non. Et n'est-ce pas encore la raison qui lui dira ce que sont vraiment les objets de ses désirs, d'un côté, et qui lui dira également quelle est sa vraie nature, je veux dire la nature de l'homme, de l'autre côté, de manière à calculer ce qui sera le plus avantageux à la meilleure vie ? Certes, pour poser cette vie la meilleure comme fin, il faut une instance différente de la raison. Mais la volonté elle-même ne pourrait-elle pas être justement cette instance ? Car comme le désir, elle est un ressort dynamique tendant vers un bien, et posant par conséquent des fins, mais de telle manière qu'elle puisse se tourner vers la raison pour se diriger en fonction de la plus grande vérité sur l'homme et le monde. N'est-ce pas là la manière d'agir du sage ?

Voilà exposée l'hypothèse. Examinons-la.

La réalité qu'étudie la science (la science moderne, mais également d'autres formes de science de la nature), c'est le monde dans lequel nous vivons et agissons, et tel qu'il se présente notamment à l'action des hommes, sous la forme d'un monde de choses en interactions. Et c'est également une réalité objective, dans le sens qu'il est commun aux hommes, en tant justement qu'ils ont affaire à ce monde dans lequel ils se retrouvent et coopèrent, entre autres par les techniques. Ces choses qu'on peut manipuler, qu'on utilise, qu'on partage et échange, ont la relative stabilité nécessaire à cet usage, et correspondent à l'objectivation qui leur donne ce caractère. Dans cette perspective les choses, leurs propriétés et leurs relations constituent la réalité, et la vérité se définit par rapport à elles, par l'adéquation entre ce qu'on en dit et ce qu'elles sont. Or ce monde objectif représente justement ce qui peut être conçu comme indépendant par rapport aux diverses intentions particulières et sentiments individuels que les hommes peuvent avoir à leur égard. Autrement dit, cette indépendance objective de la réalité est précisément atteinte par la mise entre parenthèses de tous les sentiments et pensées dites subjectives qui s'attachent au monde réel. Que les choses soient indépendantes des désirs, cela est requis par l'objectivité scientifique, réclamant justement une forme d'ascèse pour les dégager des aspects subjectifs qui les affectent dans notre expérience personnelle. Bref, c'est le présupposé même de l'objectivité scientifique qui exige la purification de la vérité des choses — et partant des objets du désir qu'elles peuvent être — afin d'en éliminer ce que les sentiments y intègrent. Prétendre que l'objet vrai est celui qui est connu objectivement, c'est-à-dire dépouillé de toute subjectivité, revient donc à réaffirmer simplement ce présupposé. Il faut alors rappeler que cette objectivité résulte d'une construction, et ne représente pas l'état premier, absolu, des objets des désirs. C'est exactement le contraire : l'état dont part cette construction est celui des objets du désir, en tant que, justement, ils ne se distinguent pas du sentiment, et doivent pour cette raison en être séparés artificiellement pour devenir les réalités objectives des sciences et des techniques.

Pour voir cette unité entre le sentiment et son objet, tournons-nous à présent vers des objets différents des choses réelles dont s'occupent la science, la technique ou le commerce. Prenons par exemple les objets courants de la colère, de l'impatience, du rire, de la mélancolie, ou de la joie. La négligence d'un ouvrier me fâche ; le retard répété d'un collaborateur à un rendez-vous me fait perdre patience ; la chute d'un passant heurtant le trottoir benoîtement les yeux tournés en l'air me fait rire ; la tranquille fin d'une journée d'automne me laisse mélancolique ; ou la bonne nouvelle d'une victoire me réjouit. Dans tous ces cas, l'objet du sentiment n'est pas une chose réelle intéressant la science, utilisable ou échangeable. Pourtant, avec un peu d'application, on pourrait tenter d'en donner une description objective, sans y réussir tout à fait. Si l'on décrit objectivement le travail de l'ouvrier, on perd l'élément de négligence, objet de ma colère. Si l'on s'en tient à raconter comment le collaborateur arrive après l'heure, on ne comprend pas l'impatience que j'en éprouve, et qu'il faudrait faire sentir par une description littéraire. Le récit détaillé, comme clinique, de la façon dont le passant dont je ris a heurté le trottoir, ne fait pas rire. Et ainsi de suite. Et si un écrivain habile peint ces scènes, il devra le faire justement de telle manière que chaque fois l'objet exprime le sentiment qui lui répond, de telle sorte qu'on voie le sentiment et l'objet s'interpénétrer. Et s'il veut décrire la colère ou le rire précis dont il s'agit, il lui faut dépeindre leur objet comme empreint intimement de ces sentiments. Il semble que chaque couple entre un sentiment et son objet, ou mieux chaque fusion des deux, soit singulier. Ainsi, une mélancolie ressemble peut-être à une autre, mais elle s'en distingue pourtant, et cette distinction est notamment liée à la particularité de son objet. Cela est évident pour l'amour par exemple, car il n'est pas un sentiment générique qui s'appliquerait de l'extérieur à n'importe quelle chose aimée, mais il se module profondément en fonction de la personne ou de la chose aimée ; et inversement il fait également voir cette personne ou cette chose d'une façon singulière, propre au sentiment qui l'imprègne. A bien observer, on constate que c'est la même chose pour les objets qui sont par ailleurs objets de la science ou du commerce, si l'on peut dire, car justement, ils sont bien différents lorsqu'ils apparaissent comme les objets d'une passion. La robe désirée n'est pas celle que considère le marchand ; peut-être un peu davantage celle que fait valoir la vendeuse, s'appliquant justement à deviner les désirs de sa cliente. On peut certes prétendre que cela vient du fait que la passion donne à son objet une apparence spéciale, différente de sa vérité objective, comme si on le déguisait en le voilant, si bien qu'il faut retirer le voile pour retrouver la vraie chose. Mais cette préférence pour le regard objectif est arbitraire au niveau où nous nous plaçons à présent, ainsi que nous l'avons vu. Et si apparemment je désire puis ne désire plus la même chose, en réalité ce n'est pas le même objet dans les deux cas, quoiqu'il reste le même dans la perspective de la science. Non, la pomme qui était l'objet de ma répulsion hier, et celle que je désire aujourd'hui — la même d'un point de vue objectif — n'est plus la même du point de vue du désir, et cela se marque par exemple dans la façon dont j'en parle, dont je la décris du point de vue de mon désir. C'est cette identité première entre le sentiment et son objet qui permet à l'artiste, à l'écrivain, au peintre ou au cinéaste, de nous dépeindre les sentiments des personnages en nous montrant le paysage correspondant, c'est-à-dire en nous le faisant voir tel que ces personnages le voient avec leurs sentiments. Même la publicité, pour séduire, s'efforce de nous présenter la marchandise à travers l'image qu'elle prend comme objet désiré, et justement pas comme marchandise objective.

Sans insister davantage pour l'instant sur l'unité entre le désir et son objet, retenons provisoirement notre conclusion qui l'affirme. Il ne suit pas pour autant de cette unité qu'il n'y ait aucun rapport entre l'objet de deux sentiments différents lorsque la considération objective nous porte à considérer qu'il s'agit du même. La pomme qui servait d'exemple n'est certes pas la même selon qu'elle excite l'appétit ou qu'elle dégoûte, et pourtant, malgré cela, elle reste bien la même du point de vue objectif, qui fait abstraction de ces sentiments. Cette identité qui n'en est pas vraiment une, est plutôt une ressemblance, même assez forte en ce qui concerne certains aspects de l'objet, que retient justement l'abstraction objectivante. Aux yeux des techniques et des sciences, cette identité est suffisante pour rendre efficaces les opérations fondées sur l'observation des faits ainsi objectivés et sur le calcul de leurs relations de causalité. En d'autres termes, le monde objectif sert très utilement de référence à l'action réglée sur le monde en vue de la réalisation de fins données ; c'est-à-dire que la raison scientifique et technique (en un sens strict ou large) est parfaitement appropriée à la recherche d'un certain ordre de moyens, et donc de voies conduisant à un but déjà fixé et traduit en une représentation objective. En outre, dans la mesure où souvent le désir s'éteint lorsque son objet se révèle inatteignable, ou au contraire se ravive encore lorsqu'il semble facile à atteindre, selon ses résultats le calcul de la raison peut influer sur les passions. Mais la raison n'ajoute pas alors de nouvelles fins, elle se limite à modifier plus ou moins la représentation de l'objet du sentiment (et par conséquent le sentiment lui-même dans cette mesure) en y ajoutant les rapports qu'elle établit avec d'autres objets (et donc, indirectement, d'autres sentiments). Dans ce rôle, la raison ne fait toujours que servir les passions, et elle n'a aucun pouvoir de les diriger. Travaillant à abstraire l'objet de la forme concrète qu'il prend dans le sentiment, elle en retire ce qui peut faire de lui une fin, loin de pouvoir le lui donner.

L'intérêt de faire intervenir comme intermédiaire entre la raison et le sentiment une volonté libre venait justement du fait que celle-ci pouvait être conçue comme ayant une capacité analogue à celle du désir, de poser des fins, tout en restant libre par rapport à la liaison naturelle par laquelle le désir et sa fin sont déterminés ensemble. Par sa liberté, la volonté ainsi conçue ressemble à la raison, qui perçoit les choses objectivement, indépendamment de toute fin, quoique, contrairement à la raison, elle puisse transformer la chose en une fin par son seul exercice, son libre décret. Seulement, si sa liberté la conduit à poser les fins de manière simplement arbitraire, elle ne sert pas plus que la raison à diriger la conduite, mais la confie au hasard. Si en revanche la volonté, aidée de la raison, examine la chose selon sa vérité objective, ou scientifique, alors elle n'y trouve rien qui permette de juger si son objet vaut ultimement mieux que n'importe quel autre, c'est-à-dire qu'elle ne trouve pas en la raison le guide qu'il lui faudrait pour sortir de l'arbitraire en posant ses fins. Bref, l'hypothèse d'une volonté libre, indépendante, entre les passions et la raison, ne résout rien, et il est préférable d'éliminer cette roue libre, destinée tout au mieux à tourner à vide et à faire illusion.

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Si le désir n'est pas quelque chose qui s'ajoute à son objet, de telle manière qu'ils puissent se détacher l'un de l'autre et exister à part, alors la connaissance de l'objet n'est pas non plus dissociable de celle du désir, comme l'exigerait une intervention efficace de la raison. Faudrait-il donc concevoir deux types très différents d'objets, d'un côté ceux qui sont des aspects indissociables d'un sentiment, et de l'autre ceux qui en sont indépendants, et qui sont connus par la pure perception et par la raison ? Dans cette hypothèse, nous vivrions dans deux mondes entièrement dissociés l'un de l'autre, incapables d'interagir. En effet, aucun des objets du désir ne pourrait être connu à part, par la raison ou dans la simple perception. Et inversement, aucun sentiment ne pourrait s'attacher aux objets de la pure perception et de la raison, puisque l'objet du désir fait essentiellement partie de lui. En d'autres termes, un peu comme l'étendue et la pensée chez Descartes, notre monde objectif et notre monde subjectif resteraient entièrement séparés, quelles que puissent être les analogies entre l'un et l'autre, à supposer que nous soyons capables d'en découvrir ou d'en établir. Ces deux mondes seraient aussi très différents l'un de l'autre. Dans le monde objectif, les choses auraient une certaine stabilité, une identité propre à travers le temps, permettant justement la reconnaissance et le calcul de la raison, elles auraient dans une large mesure une existence discrète, et se trouveraient reliées par des relations en principe extérieures à elles. Dans le monde subjectif, les choses seraient prises dans le flux incessant des sentiments, se mélangeant et se modifiant sans cesse comme les sentiments eux-mêmes. N'avons-nous pas parfois l'impression de vivre justement entre ces deux mondes, l'un que nous attribuons à notre intériorité, et l'autre que nous situons hors de nous, se manifestant à nous quoique demeurant insaisissable comme tel ? l'un accessible de l'intérieur, présent de manière immédiate, sensible, et pourtant comme inconsistant, l'autre formant la base solide et régulière de notre vie, quoique ne se manifestant qu'en se retirant derrière ses apparences impénétrables ?

Si nous examinons notre expérience du monde et de la vie pour étudier les perceptions qui la constituent, il nous semblera les voir s'organiser en divers groupes nettement reconnaissables. Premièrement, nous distinguerons les sensations, celles des cinq sens, qui représentent et rendent présents les divers aspects de la réalité. Ainsi, je regarde autour de moi les arbres, les prés, le ciel et le lac, une multitude de couleurs, accompagnées d'odeurs, de chants d'oiseaux, de la caresse du vent, du goût sucré d'une cerise dont je recrache le noyau, et j'éprouve tout cela comme la réalité présente, qui s'impose dans son existence et m'invite à pénétrer dans le monde réel des choses à travers le jeu renouvelé de mes sensations. Ces perceptions ne sont pas elles-mêmes la réalité objective, mais elles en sont proches et y adhèrent si étroitement que la plupart du temps je ne les distingue pas d'elle. Il me faut de la réflexion pour me persuader que la couleur des feuilles de l'arbre devant moi ne fait pas essentiellement partie d'elles, mais que, vertes le jour, elles deviennent noires la nuit, ou grises sous une autre lumière. Quoique, à la réflexion, ces sensations se distinguent des choses que je perçois à travers elles, ou en elles, elles m'apparaissent normalement comme objectives, comme la réalité-même. J'en distinguerai en revanche d'autres perceptions plus faibles et fluides, telles que les souvenirs, qui ressemblent aux sensations, bien qu'elles soient en quelque sorte plus pâles. Je reconnais ces souvenirs comme distincts du monde réel, le représentant d'habitude fidèlement quoique pas toujours, et sans le rendre vraiment présent. Ensuite je distinguerai encore d'autres perceptions, plus subjectives encore, voire franchement subjectives, les imaginations, moins consistantes et apparemment dépendantes de moi ou de ma pensée plus que du monde réel, qu'elles me laissent d’habitude sentir comme absent de ce qu'elles dépeignent. Ces trois classes de perceptions me représentent normalement les choses, quoiqu'à des degrés divers de fidélité ou d'objectivité, en passant de la sensation, fiable, à l'imagination, fantasque et trompeuse. Si je me tourne franchement vers moi-même et mon monde intérieur propre, j'y découvre un tout autre type de perception, celui des sentiments, des passions ou des désirs. Quand je tente de discerner ces sentiments pour les reconnaître tels qu'ils sont en eux-mêmes, il me semble qu'ils sont encore plus subjectifs que les imaginations, parce qu'ils ne représentent plus du tout les choses de la réalité objective, mais mon propre monde intérieur, où c'est ma propre vie qui se joue et s'exprime, constituant ma façon personnelle de répondre aux événements, de les sentir et de vouloir agir. Certes, ces sentiments s'attachent souvent à des objets extérieurs, ils sont la plupart du temps provoqués ou modifiés par les événements du monde objectif, mais ils n'appartiennent pas aux choses, auxquelles ils se lient extérieurement, sans se confondre avec elles. Telle est du moins notre façon habituelle de concevoir les sentiments et leur rapport à leurs objets — une manière de voir que nous avons contestée d'ailleurs.

En fait, cette opinion des rapports entre nos perceptions et la réalité n'est pas aussi spontanée et naturelle que nous le croyons. La distinction que nous avons effectuée entre diverses sortes de perceptions a demandé un effort d'analyse, et nous a incités à sortir notre scalpel intellectuel afin de découper et d'isoler selon les premières apparences un certain nombre de parties caractéristiques de notre expérience perceptive. Nous en sommes restés au résultat d'une division encore relativement grossière, selon un modèle qui s'applique davantage aux choses auxquelles nous avons affaire dans le monde réel qu'à l'analyse de notre expérience proprement dite. Nous avons déjà noté à propos de la sensation comment nous sommes portés naïvement à croire que les couleurs appartiennent aux choses elles-mêmes, alors que la réflexion à laquelle nous obligent certaines circonstances, comme la présence d'une lumière colorée, nous montre l'illusion dans laquelle nous étions. Dans notre division des perceptions, nous nous sommes référés encore à la même attitude naïve qui nous porte à confondre ce qui appartient au monde réel et ce qui est propre à la seule perception. Et il est d'ailleurs inévitable de partir de cet état communément actuel de notre pensée, justement parce que notre langue elle-même est construite sur cette base.

Pour démêler la distinction entre les perceptions objectives et subjectives, situons-nous au lieu où le contraste est le plus fort entre les deux catégories, et comparons la sensation, perception d'un objet, et le sentiment, perception apparemment dénuée en elle-même d'objet.

Est-il bien vrai que la sensation soit la perception d'une chose ? Cela nous semble évident. Nos sens nous servent à observer le monde extérieur et c'est à travers eux que les choses se présentent à nous. On peut certes douter que les sens soient parfaitement fiables. En fait, ils nous trompent parfois, et le thème des illusions des sens est familier aux sceptiques. Toutefois, même quand ils nous trompent, ils nous présentent un objet, quoique non celui que, pour diverses raisons, nous jugeons réel en fin de compte. S'ils n'avaient pas cette caractéristique de faire percevoir des objets, pourraient-ils nous tromper en nous faisant voir l'un à la place de l'autre ? D'ailleurs, pour dire ce que je vois, par exemple, ne dois-je pas me référer à des choses ? Je vois la rivière, les nuages, les gens dans la rue, les habits dans la devanture. Et si je me suis trompé, j'ai quand même cru voir ces choses. Pourtant la réflexion qu'on peut inaugurer à partir des illusions sensibles conduit, si elle est poussée plus loin, à remettre en question le fait que la sensation me présente vraiment les choses. Ai-je vraiment vu le ciel, ou n'ai-je pas seulement aperçu une tache colorée, que j'ai interprétée comme représentant le ciel ? Je regarde maintenant un film, et, pris dedans, comme on dit, je crois voir le ciel. Mais je me souviens que je suis au cinéma, et je me rends compte que ce ciel n'est qu'un agencement de taches lumineuses colorées sur un écran, que j'ai précisément interprétées comme le ciel, et que j'interprète à présent comme une image projetée sur un écran. Or cette interprétation, qui donne un objet à ce que je vois, n'appartient pas à la sensation à strictement parler, puisque je peux me raviser et en changer. Et mieux encore, je peux renoncer à interpréter ce que je vois, me plonger dans le bleu, et ne percevoir plus que cette qualité précise de bleu que je vois. La sensation a-t-elle alors perdu quelque chose ? Elle a certes été ramenée à elle-même, sans l'interprétation qui lui donnait son objet. Mais en elle-même, elle a plutôt gagné en intensité du fait que je me suis concentré sur elle et non sur l'objet qu'elle était censée représenter dans mon interprétation. Cette attention à la pure sensation peut avoir lieu pour toutes mes perceptions supposées objectives, et ce qui nous semblait être le lieu par excellence de l'objectivité, devient au contraire une perception purement subjective, sans objet, ou si l'on préfère, sans autre objet qu'elle-même. En quoi diffère-t-elle maintenant, sur ce point, du sentiment ?

En effet, celui-ci paraît n'être à son tour qu'une sorte de perception subjective, sans objet, ou n'ayant qu'elle-même pour objet, si l'on préfère. Me voici triste, et je m'enfonce dans ma tristesse. Elle est comme un lieu particulier, tout intérieur, dans lequel je vis, tout en sachant qu'elle n'a aucune existence hors de moi, et certainement pas, bien sûr, par exemple, chez les personnes joyeuses et exprimant leur joie que je croise. Je sais que je suis triste, je connais ma tristesse, mais elle n'est rien d'autre que, justement, ma tristesse. Et pour le savoir je n'ai pas eu besoin de faire un exercice comme pour découvrir la couleur bleue au lieu du ciel. Le sentiment ne m'a pas trompé sur ce qu'il était, comme la sensation, car il n'a jamais rien représenté d'autre que lui-même. Et pourtant, est-il vrai que les sentiments soient sans objets ? Prenons le désir, ou l'une de ses formes telle que l'amour. Aussi bien qu'à propos de la tristesse, je peux m'immerger dans cet amour, m'attacher à le sentir et à déceler ses moindres nuances pour le connaître tel que je l'éprouve, avec ses résonances émotives dans le champ subjectif de mes sentiments. Et pourtant, je ne peux en éliminer vraiment l'objet. Car l'amour d'une personne, d'un chien, d'un plat cuisiné, d'une musique, d'un paysage ou d'une activité ne peut pas être le même sentiment appliqué à ces divers objets. Je peux tenter de l'éprouver seul, tel qu'il se fait sentir en moi, je peux chercher à oublier son objet, mais je ne parviens pas à l'éliminer réellement, parce que je le retrouve dans les qualités les plus propres et intimes de ce sentiment. Si, amoureux, je m'improvise poète, et par facilité envoie à ma bien-aimée un poème de Pétrarque pour Laure, il est fort possible qu'elle ne repère pas la substitution, et que moi-même je me persuade que ce poème exprime exactement cet amour, quoique je ne me mette pas pour autant à confondre Laure et mon amante. C'est que le langage a cette imprécision ou plutôt cette généralité qui lui permet de s'appliquer à de nombreux cas, même quand le poète a tenté de rendre cette application le plus singulière possible. En revanche, mon sentiment serait différent si j'aimais vraiment Laure, ou telle autre femme. Il aurait pour ainsi dire très intimement une autre figure, celle de la femme aimée précisément. Et cela vaudrait encore si l'aimée était imaginaire. Cette différence de qualité de l'amour entier en fonction de son objet est encore plus évidente si l'on substitue à une personne un autre objet, tel que certains mouvements de gymnastique. A bien y penser, un amour sans objet est inconcevable, même si un écrivain peut bien tenter de décrire un tel état, pour signifier en réalité l'amour d'un objet imaginaire, instable, mal déterminé, mais qui est aussi indissociable du sentiment qu'un autre mieux défini. C'est également ce qui arrive avec des sentiments tels que la tristesse que nous prenions pour exemple au début de ce paragraphe, et qui semble n'avoir pas d'objet parce que son objet est moins déterminé, surtout si l'on prend pour modèle de ce que serait son objet possible les choses physiques supposées composer le monde réel. Un paysage non plus n'est pas un tel objet, et il en est pourtant un parfaitement convenable pour certaines sortes de sentiments. Une situation complexe, difficile à décrire, n'en est pas moins un objet pour une tristesse apparemment vague et refermée en elle-même. C'est d'ailleurs en tentant de le décrire, par des récits et des descriptions objectives, par exemple, que l'écrivain cherchera avec plus ou moins de bonheur à l'exprimer. Ce qui est évident du désir et de ses formes les plus simples, à savoir qu'il est nécessairement désir de quelque chose, sur quoi il se moule entièrement, ou qu'il moule entièrement, se révèle valoir pour tous les sentiments, qu'on peut concevoir précisément comme les diverses formes du désir.

A quel étrange renversement sommes-nous parvenus ! Les perceptions qui nous paraissaient les plus objectives, les sensations, se révèlent indépendantes des objets que nous leur pensions indivisiblement attachés, tandis que les perceptions les plus subjectives, les sentiments, que nous imaginions vivre une vie relativement autonome dans notre monde intérieur, se révèlent intimement liées à leurs objets. En vérité, notre conclusion ne vaut vraiment que pour les sentiments, pour lesquels nous avons envisagé une gamme d'objets très large, et non uniquement, comme pour les perceptions, les choses du monde supposé objectif. Pour voir comment les sensations doivent avoir également des objets au sens où les sentiments en ont toujours, prenons le cas de perceptions qu'on pourra estimer ou bien plutôt proches des sensations ou bien plutôt proches des imaginations, les représentations que nous avons dans les rêves. Pour le rêveur, souvent ce qu'il voit ne se distingue pas de ce qu'il voit éveillé, et tant qu'il rêve il considère son songe comme réel. Pourtant, une fois réveillé, il croit que ces songes se distinguent justement de la sensation principalement par le fait qu'ils n'ont pas d'objet réel. Ce sont donc en quelque sorte des sensations prises en elles-mêmes, indépendamment de tout objet extérieur. Mais est-il bien vrai que les images du songe n'aient pas d'objet ? Certainement pas, puisque sinon le rêveur ne pourrait jamais confondre son rêve avec la réalité. Il rêve par exemple de quelqu'un qu'il ne connaît pas réellement, et qui est dans son rêve un ami. Dans la réalité, cet ami est inexistant. Mais dans le rêve il existe, comme l'objet précis des représentations que le rêveur en a. Et l'on voit bien ici comment la perception est tout à fait liée à son objet, qu'on ne peut en détacher, comme cela arrive aussi dans les sentiments.

Quelle est donc à présent la raison de distinguer des perceptions de natures réellement différentes ? Non plus que les unes auraient nécessairement un objet et les autres non. Mais ne reste-t-il pas que toutes ne se rapportent pas à leur objet de la même façon ? Les sensations et leurs dérivés (ou leurs versions plus faibles) semblent destinées à présenter seulement leur objet, tandis que les sentiments le rapportent et l'intègrent à une sorte d'action ou de tension étrangère à leur simple présentation. Ne retrouve-t-on pas dans cette différence celle que nous avions envisagée entre des perceptions à tendance objective et d'autres à tendance subjective ? Mais si cette différence est réelle, alors nous retombons dans la situation fâcheuse marquée par l'écartèlement de notre expérience en deux mondes séparés, l'un, des choses existant par elles-mêmes, sans lien avec le désir, l'autre, des objets du désir, indissociables de lui. Or si nous avons bien parfois l'impression de nous situer entre deux tels mondes séparés, c'est une impression vague qui ne résiste pas à l'évidence du fait que nous vivons bien dans un seul et même monde quand nous observons les choses et quand nous les désirons (ou quand nous les avons en aversion). Il nous faut donc examiner si l'opposition de ces deux modalités de la perception, comme représentation pure et comme désir, n'est pas trompeuse aussi.

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Sans l'appui sur une pure représentation des choses, que nous paraissait fournir tant bien que mal la sensation, la raison ne semble pas pouvoir intervenir dans le monde des sentiments ni, par conséquent, le diriger d'aucune manière. A supposer qu'elle ait pour sa part l'accès à un autre mode de connaissance, exempt des biais de la subjectivité, et qu'elle puisse atteindre l'essence véritable des choses dans la contemplation directe des pures idées, de façon à y fonder ses calculs, alors, faute d'appui dans la perception, son monde logique resterait à son tour séparé de celui de l'expérience concrète où se joue la vie passionnelle et active. Avant de reprendre ce problème, revenons à l'organisation des perceptions, maintenant que le classement que nous avons analysé a perdu sa justification.

Pour qu'il y ait un sens à distinguer entre pures représentations, ou sensations, d'un côté, et de l'autre, désirs ou sentiments formant ou déformant la représentation en fonction de leur propre perspective, il faudrait bien sûr que ces pures représentations soient possibles. Qu'on considère la sensation, le souvenir ou les imaginations, on ne les y découvre pas. Puis-je entendre un bruit, réellement ou par l'esprit, sans aucune émotion, sans qu'il me surprenne, me dérange, m'énerve, m'inquiète, me plaise, me paraisse triste ou joyeux, me rappelle les sentiments d'un jour où je l'ai déjà entendu, parfois excitant fortement et évidemment ces émotions, parfois les appelant à peine, et sans que j'y fasse attention, quoique, à la réflexion, je saisisse bien ce ton émotif éventuellement léger qu'il a suscité ? Puis-je voir une couleur dans la parfaite indifférence, sans éprouver qu'elle me plaît ou me déplaît, qu'elle m'excite ou me calme, voire qu'elle m'ennuie, que je la perçoive comme fade, ou froide ou chaude, ou « grise », bref qu'elle soit sentie et non seulement perçue, même si je ne sais comme le poète décrire ses échos émotifs ? Je ne saurais évidemment donner une démonstration de cette solidarité étroite, indestructible, entre la perception apparemment la plus purement représentative ou objective, et les sentiments qu'elle contient, car il ne s'agit pas d'un rapport logique qu'on puisse déduire de principes antérieurs, mais d'un fait premier de l'expérience, dont on ne se persuade que par l'examen rigoureux de sa propre expérience. Me fiant à la mienne, et à ce que je peux savoir de celle des autres, je constate ce lien impossible à dénouer — davantage, l'identité — entre la sensation (ou toute autre perception) et le sentiment qu'elle comporte.

Cette constatation m'incite à l'énoncer sous la forme suivante : toutes nos perceptions sont en vérité des sentiments, et il n'existe aucun objet hormis ceux des sentiments, constitués par les sentiments.

Ce n'est à vrai dire qu'une formulation des résultats de notre critique de la classification habituelle des perceptions, puisque, une fois dissipée l'illusion de la distinction entre les pures représentations et les mouvements émotionnels, toute perception — tout ce que nous sentons — peut légitimement être considérée comme un sentiment — une manière de sentir —, et gagne à être conçue comme tel, afin de lui attribuer les caractéristiques dont on avait faussement dépouillé certaines d'entre elles. En revanche, en unifiant ainsi tout le domaine de la perception, ou de la conscience, ou de l'expérience, ne perd-on pas justement les distinctions que retenait la classification précédente ? Or ne faut-il pas insister sur le fait que nous avons intérêt à différencier entre des sensations, des souvenirs, des imaginations, et des sentiments, désirs ou passions ? — Assurément. Mais il y a intérêt à le faire un peu autrement. Nous avons déjà remarqué que, contrairement au monde des représentations des choses réelles, discrètes, inertes, le monde des sentiments nous apparaît comme celui d'un ensemble dynamique relativement continu, aux limites floues, et d'un flux sans interruption. Nous avons attribué l'illusion de la représentation pure au fait que c'est le premier modèle qui avait été retenu pour expliquer la structure de base de la réalité. Il est utile pour notre problème de tenter un renversement et de comprendre cette structure à partir du second modèle. Alors, les questions se renversent également. Au lieu de se demander comment des fins peuvent venir prendre place dans les mécanismes purement objectifs de la réalité, il s'agit maintenant de savoir comment dans un monde où tout est rempli de fins, déborde de fins, il est possible de construire l'idée d'un monde objectif, pur de toute fin, et d'en rechercher la science. Il ne s'agit plus de s'interroger sur la manière dont une chose peut devenir l'objet d'un sentiment, mais sur la manière dont on peut en arriver à distinguer le sentiment de son objet.

On s'étonnera peut-être ici de nous voir revenir à des conceptions que nous avions critiquées et rejetées. Car n'avions-nous pas montré que l'étude objective, scientifique, de la nature nous montrait cette dernière comme entièrement étrangère aux fins, de sorte qu'il était vain de l'interroger pour découvrir par exemple nos véritables fins ? Or nous venons d'affirmer au contraire que le monde de notre expérience, compris comme celui du sentiment, était rempli de fins. Aurions-nous rebroussé chemin pour revenir à l'idée d'une nature finalisée que nous avions rejetée ? A bien regarder, cette contradiction n'est qu'apparente, parce que le monde des sentiments n'est pas la nature objective qu'étudie la science. Comme les deux affirmations — que l'on ne peut trouver de fins dans la nature objective, d'un côté, et que le monde des sentiments est rempli de fins, de l'autre — portent sur des objets différents, elles ne sont pas du tout contradictoires. Pourtant, en un sens, cette nature et le monde des sentiments ne sont pas étrangers l'un à l'autre. Seulement, nous avons inversé le rapport. Au lieu que la nature objective soit considérée comme le fondement et le critère de toute réalité possible, y compris celle des sentiments, c'est maintenant le monde des sentiments qui est l'existence première, à laquelle se réfèrent tous les objets, y compris les choses qui constituent la réalité naturelle. En quelque sorte, au lieu que la subjectivité doive être conçue, quoique de manière très problématique, comme une province de la réalité objective, c'est maintenant le monde objectif qui doit se comprendre, paradoxalement, comme une construction particulière à l'intérieur du monde subjectif. A vrai dire, le paradoxe s'atténue un peu si, à ce niveau d'explication, l'on renonce à cette distinction entre l'objectivité et la subjectivité, dont la signification habituelle se rapporte à la perspective objective. Car à strictement parler, le monde des sentiments auquel nous nous référons actuellement n'est pas subjectif, mais antérieur à la division entre les domaines du subjectif et de l'objectif. Cette division doit se comprendre à partir de l'expérience vécue ou sentie, plutôt que de donner à ce monde sa place dans quelque chose qui serait censé le précéder. C'est pourquoi l'abondance des fins du monde des sentiments ne contredit pas l'absence de fins de la nature objective. Et d'ailleurs, elle ne permettrait pas non plus de désigner une supposée véritable fin de l'homme ou du monde, justement à cause de la multiplicité quasi infinie des fins qu'elle signifie. En effet, quelles sont ces fins, dans cette perspective ? Elles sont chaque fois la fin précise de chaque sentiment, et cela encore dans la mesure où l'on peut distinguer avec une netteté suffisante les sentiments entre eux dans leur flux perpétuel. Alors que nous cherchions auparavant des fins difficilement repérables dans le désert de la nature objective, nous nageons maintenant dans le flot incessant et continu des fins, et nous risquerions davantage de nous y noyer que de mourir de soif en parcourant à perte de vue les sables arides en vue de les découvrir.

Mais en plongeant décidément dans le monde des sentiments, en le considérant comme notre lieu originel, nous semblons être revenus au chaos des passions, dont toute notre enquête devait nous aider à nous sortir pour mettre de l'ordre et, qui sait ? le bon ordre dans nos passions, si une telle chose a du sens. Nous avons même aboli les distinctions entre les perceptions pour confondre tout le contenu de notre expérience dans la notion vague de sentiment. Par là, nous avons jeté dans le désordre passionnel les sensations elles-mêmes, et nous nous sommes privés du socle stable et ordonné de la nature objective qui les produisait et qu'elles nous représentaient.

Patience ! Il faut en effet retrouver un peu d'ordre, dans la mesure du possible. Commençons par voir si nous ne pourrions pas substituer d'autres divisions à celles de la classification que nous avons ruinée. Nous remarquions que cette classification tendait à reproduire le mode de distinction qu'on suppose entre les choses de la réalité objective en les concevant comme des natures réellement distinctes. Ne faudrait-il pas discerner une autre sorte d'ordre, correspondant au caractère continu et fluide du monde des sentiments ? Nous avons déjà observé que ceux-ci pouvaient être considérés comme des modalités diverses du désir. Par là, nous nous référons à un autre modèle de distinction, non plus entre des choses discrètes, mais entre des manières d'être de quelque chose qui n'est pas distinct d'elles, mais qui représente un trait commun entre elles, le désir. Celui-ci se caractérise par une certaine tension vers quelque chose qui reste inséparable de lui, et qui ne s'en distingue qu'en tant qu'un pôle de cette tension, à savoir comme son objet, ou, justement, sa fin. Chacun des sentiments sera donc une façon d'exister particulière de cette tension (ressentie souvent comme un effort), et il faut par conséquent le considérer comme une modalité à la fois du désir et de son objet, inséparables l'un de l'autre.

Faudra-t-il donc abandonner les distinctions si parlantes entre les sensations, les souvenirs, les images et les sentiments ? — Sous la forme où nous les avons connues, certainement. Mais cela ne signifie pas qu'elles ne correspondent à rien dans le monde des sentiments. Puisqu'il y a un sens à distinguer dans le sentiment le désir et son objet, celui-ci représentant en quelque sorte ce que le désir a projeté comme ce qu'il vise, ou comme le pôle visé de la tension orientée qui le constitue, ces objets sont également ce vers quoi le désir tend, ce à quoi il porte attention, ce qu'il connaît plus particulièrement de lui-même en quelque sorte (si l'on veut bien prendre tous ces termes non comme les éléments d'une définition, mais comme des sortes de métaphores, destinées à faire voir ce dont il s'agit et à s'épuiser dans cette fonction). Or en tentant de distinguer les sentiments, comme on distingue les vagues sur la mer quoiqu'elles n'en soient rien de séparé, on peut les comparer et repérer certaines similitudes et différences. La tension du désir peut être plus ou moins forte, durable, continue ou rythmée. Son objet peut-être plus ou moins précis ou vague, il peut apparaître comme plus ou moins distinct, presque séparé du désir, comme plus ou moins consistant, il peut être plus simple ou plus complexe. Un objet ainsi distingué peut apparaître en relation avec un sentiment lui-même distinct et identifiable parmi les autres sentiments, ou plutôt en rapport à une constellation de sentiments, ou à un sentiment complexe apparemment analysable en une telle constellation. Il peut paraître durer et sembler se trouver porté ou visé par des sentiments divers, ou au contraire naître et disparaître au rythme du changement des sentiments. Il peut également se dégager plus ou moins du désir ou se confondre avec lui, comme lorsque le désir se vise lui-même. Ce qu'on classe parmi les sentiments dans la classification objective des perceptions, c'est surtout les sentiments qui se font sentir pour eux-mêmes, qui se visent eux-mêmes, souvent avec une certaine force. En revanche, lorsque l'objet est plus distinct et la tension du désir plus discrète, moins réflexive, on a plutôt les catégories de perceptions représentatives, comme la sensation, quand l'objet est très distinct, fortement présent, et les souvenirs et images quand il l'est moins.

On me dira que la classification refusée était plus satisfaisante, plus claire, plus nette, plus distincte. Je n'en disconviens pas. Mais elle était aussi fragile face à la critique et au souci de la rendre cohérente avec notre expérience réelle. Surtout elle induisait en erreur dans la perspective de notre problème. Si le défaut des distinctions entre les sentiments réside dans leur caractère plus confus, il n'y a pas à s'en étonner outre mesure, car leurs relations relèvent aussi d'une autre logique, si je puis dire, n'ayant pas pour modèle la séparation des choses discrètes supposées composées dans la réalité telle qu'elle apparaît dans la perspective objective. Lorsqu'il s'agit des sentiments, il faut entrer dans des comparaisons de degrés, dans des distinctions de raison entre aspects d'une même chose, plutôt que de traiter comme des entités séparées les choses distinguées. Ainsi, on trouvera évidemment plus facile de compter des bouteilles de vin et de ranger ces bouteilles que de distinguer et de comparer les saveurs des vins qu'elles contiennent. Ce n'est pourtant pas une objection contre cette dernière manière de connaître les vins.

Revenons à la sensation pour voir comment elle dépend profondément des sentiments, et pour pressentir comment elle n'est rien d'autre en réalité. Je regarde un arbre. Ce que je vois, c'est l'arbre, dans le lieu où il se trouve et qui constitue le fond indispensable pour que je puisse le voir s'y détacher. En fait, ce que je vois strictement, lorsque je m'efforce de réduire ma perception à la sensation actuelle sous sa forme la plus dépouillée, en l'analysant, c'est un ensemble de taches colorées où les parties de l'arbre et du fond se confondent. Une fois la sensation ramenée à ces éléments perceptifs, ce n'est plus un arbre que je vois, et j'aurai des sentiments très différents en relation avec ces diverses taches auxquelles j'ai réduit ma sensation. En quelque sorte, je vois bien cet ensemble de taches colorées, mais je sens bien davantage que ce que je vois ainsi, et ce surcroît c'est ce que je sens, et qui ne se ramène pas à ce tableau coloré ; ce qui me fait percevoir l'arbre, c'est le sentiment qui s'ajoute à la pure sensation (et qu'on ne peut ramener à une stricte perception visuelle). Que faut-il donc en effet pour que je perçoive vraiment l'arbre ? Pour que je le voie et que je le reconnaisse, il faut que les taches colorées se soient organisées. Il faut que l'image de l'arbre se soit distinguée du fond. Et il faut qu'intervienne tout un contexte de perceptions diverses, pour me permettre de ne pas me limiter à voir sa forme immédiatement présente ou sentie, mais me le faire reconnaître bien au-delà de cette image plate. Pour cela, je dois entrevoir mille choses de lui, sa forme dans les trois dimensions de l'espace, sa ressemblance avec d'autres arbres, son lien avec quantité de souvenirs. Dans le relatif chaos des taches de couleur que je perçois, cet arbre que je vois, je le tiens en quelque sorte rassemblé, unifié dans une diversité qui dépasse infiniment ce qui m'est strictement présent lorsque je m'en tiens à une vue purement analytique. L'arbre vu est comme le résultat d'une tension pour lui donner une consistance en tant que forme perçue, qu'unité distincte dans une myriade de souvenirs et d'images rapportées à lui. Bref, il est l'objet d'un sentiment distinct, qui n'est pas celui que j'ai pour l'assemblage de couleurs auquel je peux tenter de réduire analytiquement ma sensation. Or ce désir de rassembler ce qui lui donne sa figure pleine, de le distinguer parmi les sensations et les choses, d'en faire ainsi une chose, en le visant comme objet de ce désir par conséquent, n'est-ce pas ce qui lui permet d'apparaître comme un arbre, comme une espèce d'arbre et comme cet arbre particulier ? N'est-ce pas le sentiment, la puissance de composition et de discrimination des sentiments, qui partout constitue un monde perçu dans lequel se distinguent des choses ? Cela, je ne saurais le prouver, mais je cherche à le faire voir. Ainsi, cher lecteur, rappelez-vous ou effectuez l'expérience de vous efforcer de reconnaître une chose qui n'est pas facilement distinguable dans votre champ de vision, et vous sentirez la tension du désir construisant l'objet quand il n'y réussit pas du premier coup, silencieusement, et en paraissant s'effacer derrière l'objet posé, néanmoins toujours désiré et modelé par les désirs qui le visent, même dans ce qui est apparemment la simple sensation (ou qui est en réalité ce qui fait la simple sensation). Là où, observant les objets construits, les supposées choses réelles, en les simplifiant, en les rigidifiant (grâce à d'autres sentiments d'ailleurs), nous imaginons un monde de choses discrètes, entrant en relation extérieurement les unes avec les autres, le sentiment sépare, compose, agence, unit sans cesse, et remplit le monde d'objets de désirs, de fins, qui se composent à leur tour, se multiplient et s'unissent tout en entrant réciproquement en tension, comme les sentiments qui les font et les visent. C'est tout un flot de sentiments qui s'organisent sans se rendre clairement distincts, mais en se fondant largement les uns dans les autres, en s'opposant aussi, nous laissant le sentiment résultant de la présence extrêmement complexe de l'objet vu. Les choses perçues ne sont-elles donc pas des sortes de nœuds plus ou moins durables de sentiments, bien trop nombreux pour que nous puissions espérer même les compter ?

Or qu'est-ce que la raison, j'entends cette faculté à l'œuvre dans les sciences, cherchant les régularités entre événements nettement distincts dans le monde des choses discrètes qui composent la nature, calculant les rapports à instaurer entre ces choses en vue d'obtenir les outils dont nous avons besoin ou de les utiliser efficacement dans les techniques, élaborant les plans pour agencer les moyens destinés à accomplir les projets visés, utilisant la logique à l'œuvre dans le discours, dans la grammaire qui régit la façon d'agencer les mots, systématisée dans les mathématiques, réglant le calcul rigoureux grâce à la manipulation bien ordonnée des symboles les plus précis ? N'est-elle pas précisément ceci : l'exercice d'une logique supposant la distinction de choses discrètes, la fiction de choses discrètes, dans la réalité fluide de notre expérience, et se situant ainsi à l'un des sommets d'une construction sentimentale ? Seulement, pour rendre efficace sa logique, pour l'empêcher de se défaire et de se noyer dans le flux de l'expérience, il lui faut maintenir la séparation par la fiction d'un monde logique séparé, considéré même comme la réalité, en en écartant autant que possible les sentiments qui pourtant la soutiennent, mais qui non seulement la font, mais la redéfont aussi en la replongeant dans le flot passionnel. Un désir pratique de régularité aussi grande que possible mène ici une guerre contre d'autres, pour maintenir cette fiction, celle d'un monde objectif, identique pour tous ceux qui se seront soumis à l'ascèse exigée, et permettre la maîtrise pratique visée. Dans ces circonstances, c'est précisément l'exclusion fictive des désirs qui ont construit la logique, la raison elle-même et la réalité objective correspondante, qui rend impossible pour la raison de retrouver ses propres conditions sans se détruire elle-même, et qui lui interdit par conséquent de poser rationnellement, logiquement, de manière cohérente dans sa fiction, des fins dans la nature dont elle construit l'ordre.

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Ce désir d'exclure qu'on découvre dans la raison nous rend d'ailleurs attentifs à une division importante des sentiments qu'on ne trouverait pas dans la pure perception, si celle-ci pouvait exister par elle-même, sans être construite par le sentiment. Les sentiments peuvent être répartis dans deux grandes classes opposées, celle des sentiments positifs, et celle des sentiments négatifs, se ramenant à deux types de désirs, le désir direct de son objet, et l'aversion par rapport à son objet. La distinction semble résider dans le fait que la direction de la tension du désir peut s'inverser, selon qu'elle va vers l'objet ou qu'elle s'en éloigne. Ou plutôt, alors que le désir positif s'efforce de faire exister son objet, de le rendre le plus présent possible, le désir négatif s'efforce au contraire de l'éloigner, de le détruire ou de l'affaiblir autant que possible, bref, de le rendre absent. En somme, la première classe de sentiments affirme son objet, et la seconde le nie. Cette deuxième sorte de sentiments manifeste une caractéristique propre au monde passionnel qui est absente du monde réel, objectif. Car dans la nature, les choses sont, simplement, et elles ne laissent aucune place pour des choses inexistantes, aucun vide pour y bannir des êtres exclus. En effet, si la science peut user de négations, et constater que certaines choses n'existent pas, c'est uniquement par rapport à ses propres hypothèses, à ses idées générales, et encore, dans la mesure où elles sont fausses. Car dire qu'une chose n'est pas dans la nature (ou n'a pas telle ou telle propriété, telle ou telle relation à d'autres), cela signifie seulement que nous avons supposé son existence possible, et que l'expérience, ou les faits, ont réfuté cette supposition. En soi, les choses, les faits ne sont jamais négatifs dans la nature. Même ce qu'on peut décrire comme une destruction, n'est en réalité qu'un changement, un événement, entièrement positif. Seule la théorie utilise la négation pour exprimer la reconnaissance de son inadéquation avec la réalité naturelle. Je peux dire que les licornes n'existent pas. Mais cela ne signifie pas que dans la nature il y ait quelque chose de tel que la non-existence des licornes (une affirmation absurde d'ailleurs, dont l'impossible compréhension ne peut exciter chez celui qui tente de l'interpréter comme un mystère que de vaines spéculations métaphysiques). En revanche, il y a dans les désirs négatifs quelque chose d'analogue à la négation logique, une sorte de négation concrète, le refus, la tendance à détruire. Et comme la négation s'oppose à l'affirmation, le désir négatif s'oppose au désir positif (ce qui suggère l'hypothèse d'une origine de la négation logique dans le refus).

A première vue, il y a toujours place dans le monde affectif pour deux sentiments antagonistes à propos de chaque objet, l'un qui l'approuve et le promeut, l'autre qui le refuse et le rejette, l'un qui dit oui, et l'autre qui dit non. Ainsi s'opposent l'amour et la haine, la joie et la tristesse, le plaisir et la souffrance, la confiance et la crainte, la croyance et le doute, le courage et la lâcheté, la curiosité et l'incuriosité, l'intérêt et le désintérêt, le goût et le dégoût, et ainsi de suite. Et comme la tendance la plus commune est d'approuver les sentiments positifs et de désapprouver les négatifs, on peut se demander s'il n'y aurait pas dans cette opposition un fondement naturel à l'évaluation morale. Car l'amour, la joie, le plaisir, le courage et la curiosité ne valent-ils pas effectivement mieux que la haine, la tristesse, la souffrance, la lâcheté et l'incuriosité ? Si les sentiments construisent la perception, n'est-ce pas l'œuvre des sentiments positifs, alors que les négatifs sont voués à la destruction ? Et le bonheur, qui désigne notre fin ultime, n'est-il pas lié aux premiers, tandis que le malheur s'attache aux seconds ? Ainsi, n'y aurait-il pas finalement dans nos sentiments une structure naturelle fondant les valeurs morales et donnant le critère selon lequel diriger l'éducation sentimentale ?

A la réflexion, l'idée que les passions positives soient bonnes et les négatives, mauvaises, ne paraît pas aussi évidente qu'elle pouvait le sembler à première vue. Car dans plusieurs cas l'évaluation s'inverse. Par exemple, le plaisir est généralement préféré à la peine. Mais il y a de nombreuses circonstances où c'est l'inverse, et où les plaisirs sont considérés comme exerçant une dangereuse séduction, tandis que la souffrance est vue comme ennoblissant l'âme. Ou bien, alors que dans la vie privée, l'amour est valorisé, et la haine, désapprouvée, au contraire dans de nombreuses situations de relations entre peuples, comme la guerre, la haine de l'ennemi est requise, et son amour, condamné. Il ne semble donc pas que la distinction entre les passions positives et négatives donne un critère fiable de leur valeur morale. On peut d'ailleurs deviner pourquoi les passions destructrices sont dévalorisées au profit des passions conservatrices dans la plupart des morales communes. En effet, chaque société redoute la violence de ses membres envers elle, et favorise donc chez eux une disposition bienveillante, positive, entre eux, en blâmant au contraire tout désir destructeur qui risque de s'attaquer à l'ordre social lui-même. Toutefois, les exceptions sont nombreuses, chaque fois que la destruction ne vise plus la société considérée, mais ses ennemis ou ce qui lui est néfaste, comme justement les peuples ennemis lors des guerres, les criminels en général ou ceux qui contestent l'ordre social, par exemple. Mais, pour le maintien de cet ordre, il vaut mieux que les membres d'une société s'imprègnent de la morale destinée à l'usage interne habituel, et qu'ils reçoivent les autorisations et commandements contraires des autorités sociales, et non de leur conscience propre, d'où l'insistance habituelle sur la valeur des passions positives.

Il n'empêche que les passions négatives posent certains problèmes particuliers. Est-il bien vrai qu'elles représentent, à propos de mêmes objets, les positions alternatives possibles, de désir ou d'aversion ? A proprement parler cela ne se peut guère, puisque les passions n'ont pas un objet vraiment distinct d'elles, si bien que, notamment, l'amour et la haine doivent avoir des objets différents, l'une, un objet aimable, et l'autre, un objet haïssable. Le rapport dans ces couples n'est donc pas celui d'une opposition directe à propos d'un même objet. Et on peut y découvrir un lien bien plus intime. Car puis-je aimer sans détester ce qui menace de détruire ce que j'aime ? Ou puis-je haïr sans aimer déjà ce que je sens menacé par ce que je hais ? Bref, lorsque je désire une chose, ne dois-je pas désirer du même coup détruire ce qui menace ce premier objet de mon désir ? A vrai dire le couple ainsi formé paraît indissoluble, et la passion négative ne représente qu'une face nécessaire de la passion positive, prise dans son entièreté. Loin donc que les passions positive et négative correspondantes s'opposent à propos d'un même objet, les couples originaires de ces deux types de désirs portent sur deux objets opposés. En réalité, toute passion comporte un double mouvement, d'affirmation de son objet, et de négation ou de tentative d'élimination de ce qui lui est contraire. Cela ne signifie pas, néanmoins, que les deux aspects, positif et négatif, d'une même passion, aient toujours le même poids, et que l'un ne puisse prédominer sur l'autre, de telle façon qu'il ne soit pas vain de considérer certaines passions comme positives, ou principalement positives, et d'autres comme négatives, ou principalement négatives. Mais qu'un grand amour se manifeste aussi par une grande haine, ou qu'un goût fort s'accompagne d'un fort dégoût, voilà qui semble inévitable.

Tant s'en faut donc qu'il convienne d'approuver la passion positive et de condamner la négative. Il est au contraire nécessaire ou d'approuver ou de condamner à la fois les deux faces, positive et négative, de la même passion. Et par conséquent la distinction des passions positives et négatives ne nous fournit pas de critère moral.

En revanche, on peut en tirer une hypothèse intéressante sur la généalogie de la raison. Car la solidarité entre l'approbation et le refus dans le sentiment — approbation de soi-même et de l'objet positif, défini, du désir, et refus de tout ce qui conteste l'existence de ce désir (et de son objet), de ce qui en se posant contre lui, en se privilégiant à lui, de tout ce qui ne lui appartient pas par conséquent, ne lui étant ni lié ni allié — est analogue au principe de contradiction, selon lequel une affirmation et sa négation s'excluent (une affirmation posant un être, et la négation posant le reste, ce qui n'est pas lui). Or cette analogie suggère que le principe de contradiction pourrait bien n'être qu'une abstraction de cette structure du sentiment. Voilà donc une nouvelle raison de penser que la raison, dont le fondement interne est précisément le principe de contradiction, n'est pas une faculté autonome par rapport au sentiment, mais bien, au contraire, une construction du désir, dont elle garde empreinte en son cœur le sceau.

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Pour savoir quel rôle la raison peut jouer dans l'éducation sentimentale, il ne faut donc pas s'adresser à elle, ou à la science, afin de lui demander ce que doit être cette éducation, c'est-à-dire premièrement quelle doit être sa fin. Nous savons que la raison doit rester muette sur ce point. Il faut faire l'inverse, nous situer dans le monde du sentiment, à l'intérieur duquel la raison se construit, pour comprendre d'abord à quoi elle sert, et par conséquent de quelle sorte de désir elle dépend. Or nous avons déjà vu qu'elle trouvait une fonction dans la recherche de moyens pour la réalisation de fins données. Voilà donc comment elle sert le désir, et c'est à partir de là que devrait se comprendre sa constitution. Qu'il y ait dans tout désir en quelque sorte un désir de se réaliser, c'est ce qui paraîtra une évidence, et nous nous y tiendrons. Si tel est le cas, il y a en quelque sorte un désir commun de tous les désirs, qui est de pouvoir se réaliser, et par conséquent de trouver les moyens de le faire.

Pour se réaliser, le désir pousse à l'action. Et c'est même toujours ainsi que nous agissons. Le désir est intimement lié à l'action, qui n'est que son prolongement immédiat, dès que celle-ci est possible et utile. Dans les cas les plus simples, il n'y a presque pas de distance entre le sentiment et l'action. Ainsi, dans la colère, les paroles et les mouvements agressifs se présentent en même temps que le sentiment, au point qu'on imagine difficilement l'un sans les autres. Il y a souvent un mouvement qui prolonge le sentiment sans réflexion, comme s'il était naturellement inscrit en lui. C'est parfois un geste efficace pour changer les choses autour de nous, parfois un geste expressif qui ne modifie directement que notre corps ou certaines de ses parties telles que le visage. Il nous semble que la plupart des actions des animaux sont de cet ordre. Mais souvent aussi, nous n'agissons pas immédiatement sous l'impulsion du sentiment. Au lieu de cela, nous réfléchissons pour envisager diverses façons d'agir, soit déjà présentes dans nos habitudes ou dans notre mémoire, soit demandant à être inventées. L'imagination s'exerce alors, feignant plusieurs actions ou séries d'actions, jusqu'à ce que l'une paraisse satisfaisante et que l'action réelle ait alors lieu. Cette manière d'agir en imagination d'abord est une forme d'action fréquente qui s'interpose entre le désir et l'action physique. Et le travail de l'imagination consiste, dans le cas qui nous intéresse, en une recherche du meilleur enchaînement de moyens pour parvenir à la fin posée par le désir. Bien souvent le sentiment se contente de provoquer ce type d'action imaginaire, le plus souvent parce qu'aucune suite de moyens convaincante n'est découverte, mais quelquefois aussi parce que l'action imaginaire satisfait elle-même le désir. Ainsi on voit des colères s’apaiser par la seule imagination vive des destructions qu'elles désiraient. Il y a même toute une série de sentiments liés à ce plaisir du jeu de l'imagination, où il n'est jamais question de parvenir à autre chose, et où l'action physique n'est pas désirée. Il en va évidemment ainsi dans la rêverie, mais également dans des jeux imaginaires de formation de projets qui pourraient être effectivement réalisés, mais dont la réalisation hors de l'imagination n'est pas visée. Une certaine curiosité cherche la découverte de choses et d'événements du monde réel, et trouve son accomplissement dans la sensation correspondant au genre de choses recherchées, mais il y a également une curiosité qui se satisfait de la recherche d'images et d'enchaînement causaux ou logiques représentés par l'imagination, comme dans les sciences par exemple. Quoique satisfaisant la curiosité, ces jeux imaginaires sont désirés également comme moyens de réaliser de nombreux désirs qui ne trouvent pas de manière de parvenir directement à leur fin, comme instinctivement. Or on voit bien que tous ces jeux de l'imagination et de la sensation, tournant autour de la recherche des moyens, de la curiosité pour les causes et les effets des choses, pour les régularités de la nature, utiles à reconnaître dans ce but, ont une importance considérable pour la plupart de nos sentiments. Il se forme ainsi des manières régulières d'agir, c'est-à-dire des habitudes, sortes de sentiments liés eux-mêmes à d'autres désirs dont ils permettent la réalisation. Et nos habitudes sont en lien avec des sortes d'habitudes du monde, c'est-à-dire les régularités naturelles qui, lorsqu'elles sont étudiées plus précisément, se présentent sous la forme des lois de la nature. Ces régularités concernent les choses elles-mêmes, fixées dans des sortes de schémas relativement stables, et elles concernent les relations entre ces choses, dont les relations causales. La construction de ces schémas et de ces habitudes est l'objet de très nombreux désirs, et notamment de désirs spécifiques, liés à la curiosité pour les divers schémas d'action et ce qui les rend possibles. Comme leur rigueur augmente lorsqu'on les envisage pour eux-mêmes, abstraitement, ce genre de curiosité s'émancipe des autres désirs et s'exerce pour lui-même, supporté d'ailleurs par l'ensemble des désirs qui y trouvent dans les différents cas plus particuliers des moyens plus efficaces de se réaliser. Ainsi se constitue le monde objectif, qui semble indépendant des désirs, quoiqu'il n'en soit qu'une production. Si l'on ajoute les techniques symboliques, l'usage du langage, avec la précision rendue possible par le caractère discret des symboles et leur association réglée avec les choses perçues, rendant possibles les calculs de toute sorte, on voit apparaître les principes des sciences, d'autant plus rigoureuses qu'elles règlent elles-mêmes leurs procédures et leurs méthodes. — Mais il n'est pas question ici de tenter de montrer comment le monde objectif et les sciences se constituent dans leur détail. Il suffit pour nos besoins d'indiquer le chemin à la curiosité, afin de mieux situer l'usage de la raison et sa place de servante des passions, même là où elle semble requérir de se dégager d'elles. Surtout, il s'agit de mieux voir comment elle ne sert ni à poser ni à discuter les fins, mais uniquement à trouver les moyens de les réaliser.

Quant à la décision concernant les fins et leur hiérarchie, il faut la chercher à nouveau dans les sentiments eux-mêmes. Nous avons vu comment se passe la délibération concernant les purs moyens, avec les essais d'actions imaginaires. Il y a également une délibération sur les fins. Or en quoi doit-elle consister ? Chaque désir tend à imposer sa fin et à mener à l'action qui la réalisera. Si un seul désir était présent, il s'imposerait sans autre et conduirait automatiquement à l'action. Si plusieurs sont présents, ils entrent nécessairement en concurrence dans la mesure où les actions requises ne sont pas compatibles ni réalisables au même moment. Certains désirs réaliseront donc leur fin au détriment d'autres. Et ceux-là, on peut les nommer les plus forts, la force du désir étant donc la capacité d'imposer l'action face à d'autres désirs, qu'on nommera comparativement plus faibles. La délibération concernant les fins les plus importantes est donc cette lutte des désirs pour imposer leur action. Elle produit typiquement cette sorte d'anarchie passionnelle où à chaque moment la plus forte l'emporte sur les autres.

Cette situation semble être celle de la vie passionnelle la plus sauvage, et dont les résultats paraissent si insatisfaisants qu'elle réclame l'éducation des sentiments qui nous intéresse. Or ne sommes-nous pas dans une impasse si nous n'avons pas d'autre moyen de décider de la hiérarchie des fins que de la laisser aux hasards de cette lutte anarchique des passions ?

Nous avons vu à ce sujet que la recherche des moyens, et notamment celle qui se fait de manière plus systématique par l'imagination et la raison (c'est-à-dire l'imagination opérant régulièrement à l'aide de symboles), peut jouer un rôle dans le renforcement des désirs réalisables et l'affaiblissement de ceux qui ne le sont pas. Voilà déjà un moyen par lequel la lutte des passions est influencée lorsque leur objet est relié par l'imagination à d'autres de manière à ce que l'enchaînement lui donne une plus grande consistance, et fortifie donc la passion. Ainsi, quand la gourmandise réclame un met difficilement accessible tandis que la faim voit par l'action imaginaire un moyen de trouver une nourriture à portée de main, aussitôt l'objet de la faim s'en voit renforcé, et celui de la gourmandise affaibli. Mais les hasards qui rendent chaque fois réalisables ou non l'objet des passions n'introduisent pas en elles le genre de hiérarchie plus stable que nous aimerions y apporter.

Pour établir une hiérarchie des fins, et donc des passions, il nous faudrait, semble-t-il, pouvoir nous dégager d'elles et de leur lutte incessante et chaotique, pour nous élever au-dessus afin de les trier et de leur donner leur poids indépendamment de ce jeu de force anarchique. C'est cette envie de surmonter radicalement la lutte des passions qui nous fait chercher une faculté étrangère et supérieure à elles, et qui nous incite à donner ce rôle à la raison, dont l'utilité est déjà visible concernant le choix des moyens. Et en effet, si la raison est incapable de poser par elle-même des fins, doit-elle pour autant rester incapable d'observer et de comparer celles qui proviennent des diverses passions, une fois qu'elles existent et se prêtent à l'étude ? De plus, grâce à son affinité avec le monde objectif, la raison peut examiner les rapports entre les fins et leurs moyens possibles, juger de leur intégration dans le monde causal, et calculer les effets que leur recherche peut produire. Tout cela n'est pas indifférent à la valeur des fins, car la connaissance d'effets négatifs ou positifs sur les possibilités de réalisation futures des mêmes fins ou sur celles d'autres fins, en tenant compte en outre de leur importance, ou force, ou valeur intrinsèque, permet pour ainsi dire une science morale seconde, supposant l'existence des passions et les traitant méthodiquement comme d'autres objets de science. A première vue, un tel usage de la raison n'est certainement pas exclu et peut paraître même très pertinent, tant qu'on ne prétend pas substituer la raison à la passion pour poser les fins en premier lieu. A vrai dire, pour une bonne part, cette science rationnelle des fins est du même ordre que celle des moyens, et elle se tient pour l'essentiel dans l'ordre du raisonnement causal. Cependant, sans être toujours inutile, cette science n'est pas décisive, et peut même être trompeuse.

En effet, comme toute la connaissance symbolique, dont elle fait partie, la science ne connaît que des généralités. Elle ne considère pas les choses dans leur singularité, mais en tant qu'elles appartiennent à des classes (dont une partie d'autant plus grande que la science est plus développée, est formée par les classements entrepris par cette science elle-même en fonction de ses propres besoins). S'il s'agit donc de raisonner sur des catégories de fins, plutôt que sur les fins singulières elles-mêmes, une telle approche rationnelle du meilleur choix des fins est possible. Et d'ailleurs, c'est également à la condition de pouvoir interpréter les fins de manière générale en les situant dans de telles classifications que le calcul rigoureux des moyens peut avoir lieu et être efficace. Car pour chaque fin singulière, son classement parmi d'autres fins semblables est un préliminaire indispensable à l'application du calcul des moyens. Autrement dit, celui-ci comporte toujours l'imprécision qui vient de cette traduction, déjà nécessaire d'ailleurs, dans une certaine mesure, à toute action par habitude. Et à vrai dire c'est de cette sorte déjà que sont les préceptes, qui expriment toujours des généralités et ne sont que des approximations par rapport aux situations concrètes, visant d'ailleurs plutôt l'action que le sentiment.

Cette imprécision concrète de la connaissance objective, symbolique, prise dans des généralités, dont on peut augmenter la finesse, et par là la précision, sans lui retirer le caractère général et schématique, ne représente pas en pratique un inconvénient majeur. Au contraire, notre manipulation des choses gagne infiniment à pouvoir s'appuyer sur les modèles schématiques à travers lesquels nous les saisissons, et justement parce qu'ils substituent au flux insaisissable de l'expérience directe des éléments discrets, plus grossiers, mais plus saisissables et aisés à soumettre à des règles plus ou moins précises. Nous avons vu comment le calcul des moyens s'en trouvait facilité et amélioré. Et ce qui vaut dans le monde physique pourrait valoir aussi dans le monde psychologique, dans la mesure où les mêmes méthodes y sont applicables. Cependant, ici, nos sentiments ne sont pas d'abord les schémas objectifs que pourrait nous en donner la psychologie, mais les réalités immédiates que nous vivons, et dont les moindres nuances peuvent changer le sens (ou le sentiment), c'est-à-dire également les fins visées.

Ou si l'on veut, rien n'interdit de tenter de situer le monde des idées et des sentiments dans la réalité objective et d'en faire l'objet d'une science analogue à celles de la nature, ou plutôt faisant partie de cette science-ci. Nous trouvons les animaux et les hommes parmi les êtres naturels, et ils font partie de la vision objective dans laquelle toute la nature nous apparaît. Seulement, dès que nous avons posé le monde objectif, il se sépare ainsi du monde subjectif, comme de ce qui ne lui appartient pas et n'est pas connaissable par les méthodes des sciences objectives. Certes, il peut y avoir une psychologie des animaux et de l'homme. Mais alors elle se détache effectivement d'une autre perspective, dite par contraste subjective. Et les deux ne peuvent coïncider, parce que, justement, les sentiments que la psychologie étudie, sont des choses perçues de l'extérieur, comme le reste de la nature, tandis que les sentiments subjectivement vécus ne nous sont pas étrangers, ni même seulement plus proches ou plus présents, ni même juste « intérieurs » comme s'ils étaient simplement en nous, dans le lieu que nous formons, dans l'espace interne de notre esprit à la manière des organes dans notre corps ou des processus physiologiques qui ont lieu en lui. Ils sont sentis du dedans, en eux-mêmes, dans la mesure où ce n'est plus une conscience différente qui les observe, mais eux-mêmes qui se sentent à partir d'eux-mêmes. Ainsi, ma colère n'est pas quelque chose que j'observe en moi, mais elle se sent par elle-même, et, s'il fallait utiliser ce vocabulaire, c'est plutôt moi qui serais en elle (et qui verrais tout par elle). Répétons à cette occasion que l'étrangeté de cette perspective immanente des sentiments vient de ce que nous les considérons comme subjectifs, c'est-à-dire comme étrangers à la perspective objective prise comme point de vue ultime, comme critère, alors qu'en réalité les sentiments constituent, en-deçà de la division entre l'objet et le sujet, le fond sur lequel celle-ci se forme. Et lorsqu'il s'agit de percevoir les sentiments pour eux-mêmes, c'est précisément cette perspective selon laquelle ils sont eux-mêmes le point de vue pertinent sur eux-mêmes qui s'impose.

Maintenant, il nous faut chercher comment les sentiments peuvent s'ordonner, constituer des plans supérieurs pour se juger autrement qu'à partir de l'anarchie où chacun vise juste à s'imposer en particulier dans une sorte de guerre de tous contre tous.

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Si la conception objective, symbolique, scientifique des sentiments, la psychologie si l'on veut, n'est pas très pertinente dans la perspective des sentiments eux-mêmes, c'est notamment parce que les sentiments se prêtent mal à être traités comme des choses distinctes, nettement séparables les unes des autres. Ou plutôt, ils s'y prêtent plus mal que les choses de la nature extérieure. Certes, il y a beaucoup à distinguer dans le monde des sentiments, y compris à partir d'eux-mêmes. La colère n'est pas un attendrissement, elle commence à un moment et s'apaise à un autre, pour faire place à d'autres sentiments, et il serait faux bien sûr de croire qu'elle se confonde simplement avec tous les autres sentiments. Mais il est déjà plus difficile de la considérer comme étant une sorte de chose substantielle disparaissant et réapparaissant à divers moments. Si l'on peut éventuellement reconnaître un même sentiment et constater son retour à un moment donné, c'est en un sens bien plus vague que pour les choses de la nature. Ce que nous voulons dire en usant de ce langage, c'est plutôt que des sentiments analogues apparaissent et nous en rappellent ou nous en évoquent d'autres similaires. Mais quoique je croie pouvoir décrire la colère et la concevoir comme très différente de l'attendrissement, en réalité ma colère peut très bien comporter de l'attendrissement, qui l'augmentera ou l'atténuera peut-être, et cet attendrissement pourra alors être vécu du point de vue de la colère dominante. Cette tendance au mélange ou à la synthèse des sentiments, même à travers les oppositions, empêche de concevoir clairement entre eux la sorte de guerre de tous contre tous dont nous parlions, faute de pouvoir identifier des adversaires suffisamment stables et bien définis. Et pourtant, cette lutte existe bel et bien, et nous l'éprouvons suffisamment pour n'en pas douter.

Parce que la langue suppose la nature discrète des symboles, il nous faut bien parler des sentiments comme s'ils étaient des choses, tout en nous souvenant que cette fiction déforme la représentation de leur réalité. La formation d'une aptitude à revenir du discours à la réalité vécue est un élément de méthode essentiel dans l'art de comprendre les sentiments selon leur propre perspective. Au lecteur donc de corriger sans cesse les discours dans lesquels nous devons nous exprimer, s'il veut cesser d'être prisonnier de l'illusion qu'ils tendent à produire.

Revenons à notre question de savoir si les sentiments ont la capacité de s'évaluer sans devoir recourir à d'autres points de vue, extérieurs à leur monde. Nous savons qu'en soi, la capacité d'évaluer est propre aux sentiments, et que sans désir, aucune évaluation n'est possible. Cela vaut pour les objets habituels des désirs, qui reçoivent leur valeur d'être désirés, aimés ou détestés. En ce sens, il n'est pas exagéré d'affirmer que la lutte des sentiments est avant tout une lutte pour l'évaluation des choses. C'est pourquoi la capacité d'évaluation propre aux sentiments ne nous fait pas sortir de l'anarchie de la lutte, mais en fait partie et en est une raison. Pour établir entre les passions un ordre, une hiérarchie, il faut une autre évaluation que celle des choses qui en sont habituellement les objets, à savoir une évaluation des sentiments eux-mêmes. Or y a-t-il des sentiments qui prennent pour objet des sentiments, et les évaluent par conséquent ? D'abord, nous avons vu que chaque sentiment comportait un rapport à soi comme immédiat. En un sens, chacun s'affirme lui-même, avec la force qu'il manifeste dans la lutte générale des sentiments, et il s'évalue ainsi du même mouvement par lequel il évalue son objet. Mais y a-t-il des sentiments qui en prennent d'autres pour objets, de telle sorte qu'ils les évaluent de ce fait ? Il suffit d'un peu d'observation pour constater qu'il existe bien des désirs de désirs ou des sentiments à propos d'autres sentiments. Une colère peut devenir l'objet d'une autre colère, qui la condamne et voudrait la détruire. La mélancolie peut être aimée, et cultivée par amour de cette mélancolie ; ou au contraire, elle peut s'attirer de l'aversion et se voir condamnée par un autre sentiment. Je peux avoir honte de certaines passions, ou en être fier. Bref, il est tout à fait fréquent que des sentiments portent sur d'autres. Par conséquent les relations entre les sentiments ne se limitent pas à la lutte directe dans laquelle chacun tente de s'imposer et d'imposer son objet propre. Les sentiments sont fréquemment eux-mêmes l'objet d'autres sentiments. Et ces sentiments portant sur des sentiments entrent à leur tour dans la lutte pour s'imposer avec leur objet. Ils jouent donc un rôle dans cette lutte, favorisant certains sentiments et en défavorisant d'autres, renforçant les uns et affaiblissant les autres. Si j'ai honte d'aimer une personne mal famée, cette honte, par elle-même, tend à diminuer la puissance de cet amour, à le dévaluer, et à dévaluer du même coup son objet, la personne aimée. (Ici comme ailleurs, je ne fais que donner un exemple, et n'énonce pas une règle : les choses peuvent se passer aussi tout autrement, la honte finissant par exacerber et renforcer la passion dans certaines circonstances...)

Supposons qu'on qualifie de morale l'évaluation d'un sentiment. Alors ces sentiments portant sur des sentiments produiront des jugements moraux, et ma honte d'aimer telle personne sera un exemple assez convaincant d'un tel jugement moral. Or ces sentiments moraux ne font pas qu'apporter une sorte d'évaluation passive, un jugement simplement logique, puisque ce jugement est un désir, un effort pour se réaliser ou réaliser son objet, c'est-à-dire dans ce cas, la transformation, la destruction ou la victoire du sentiment sur lequel il porte.

L'éducation sentimentale implique une faculté réflexive pour permettre de prendre conscience de nos sentiments et de leur état. Le recours à la raison se justifiait entre autres par le fait qu'elle était définie comme la faculté réflexive, ce qui la rendait indispensable pour une telle éducation. Maintenant que nous avons constaté cette aptitude à la réflexion dans les sentiments et que nous avons vu comment ils peuvent se réfléchir aussi bien chacun par rapport à lui-même que les uns par rapport à d'autres, en introduisant ainsi la réflexion au niveau de leurs relations, le recours à la raison n'est plus nécessaire pour remplir ce rôle réflexif. Pourtant, cela ne suffira sans doute pas à lever notre réticence face à l'idée d'une autonomie des sentiments dans l'entreprise d'éducation sentimentale.

Quelle que soit l'importance de la capacité réflexive de la raison pour attribuer à celle-ci un rôle essentiel dans le jugement moral, son caractère indispensable dans cette fonction ne se réduit pas à cette aptitude. Spontanément, il nous semble qu'il soit nécessaire de se référer à des idées, à des valeurs vraies, soustraites à la contingence de la vie passionnelle, afin de disposer des critères permettant de juger vraiment de la valeur des diverses passions. Pourtant, une telle exigence est vaine, puisque d'une part les idées elles-mêmes ne sont que des productions raffinées de l'imagination et du discours, et que d'autre part les valeurs ou fins n'ont aucun sens en dehors de la référence au désir qui les pose. Inutile donc de continuer à espérer un miracle de la raison pour fonder ce qui lui échappe forcément. Il n'empêche qu'il reste à expliquer comment le sentiment peut produire la référence et la perspective morales, pour lesquelles l'intervention de la raison et de son point de vue surplombant semblent indispensables.

En réalité, nous avons déjà vu comment les sentiments comportent bien non seulement la capacité de se réfléchir, mais également celle de constituer cette perspective en surplomb par laquelle ils peuvent se juger d'un point de vue moral, quoique non absolu. Pourquoi persister à réclamer la référence à un jugement extérieur ? — Ne se pourrait-il pas que cette obstination vienne de notre éducation morale ou sentimentale, justement ? Car nous avons déjà tous subi une telle éducation, et nous avons sans doute aussi contribué à la donner plus ou moins explicitement. Or d'où nous vient cette éducation ? Nous l'avons reçue des autres, de nos parents ou tuteurs pour commencer. Et elle a continué à prendre cette forme d'injonctions provenant d'autres que nous-mêmes, de la société en somme. Le mouvement spontané de nos sentiments s'est trouvé confronté à des obligations d'agir et de sentir selon des normes venues et imposées d'ailleurs, de notre milieu social. Même quand la morale ne nous était pas inculquée de manière impérative, mais sous forme d'influences diverses, d'incitations, d'encouragements, l'origine du jugement moral demeurait extérieure à nous-mêmes. Et ceux qui se sont formé peu à peu un jugement moral personnel, semblent avoir transposé en eux cette instance comme extérieure, sous la forme d'une conscience morale ou d'une sorte de raison, idéalement située au-dessus de leurs sentiments, condamnés au rôle de représenter toujours quant à eux les passions anarchiques que l'éducation morale avait domestiquées de l'extérieur. N'est-ce pas ainsi que, même chez ceux qui pensent avoir pris en mains leur propre réflexion morale, la référence à des critères extérieurs à leurs propres passions semble obligatoire ? Et à cause de la persistance de ce préjugé tenace, l'accès à la source morale en nous, dans nos propres sentiments, n'exige-t-elle pas la lutte contre cette représentation d'une autorité morale ultime située dans un être qui nous dépasse, notre société, que certains projettent dans la figure imaginaire d'un dieu ou d'une pure raison ?

En réalité, la société qui éduque ses membres, ce sont des hommes, et leur morale résulte également du jeu des passions et des évaluations des choses, des actes et des passions elles-mêmes des hommes qui composent chaque société. Le fait que les membres actuels de chaque société aient à leur tour subi l'éducation morale, ainsi que les générations précédentes, n'empêche pas qu'en fin de compte, ce sont toujours des hommes qui ont été éduqués par d'autres, de sorte que la morale traditionnelle est bien le produit de sentiments humains. D'ailleurs, que ces jugements faisant autorité en chaque société et paraissant en chacune comme nécessaires soient en vérité contingents, c'est ce qui se voit suffisamment dès qu'on prend un peu de recul pour comparer les diverses sociétés entre elles et constater à quel point les jugements moraux autorisés en chacune diffèrent, et s'opposent même sur de nombreux points. Cette contingence du sentiment moral n'est cependant pas consciente chez ceux qui ont reçu l'éducation morale comme venant d'une autorité qu'ils ne songeaient pas à contester, et qui n'étaient d'ailleurs pas en position de le faire, se fiant simplement à la sagesse de leurs éducateurs et croyant naïvement, comme toute société, que la leur représentait la véritable humanité, et par conséquent la vraie morale. Pour mener à la vision comparative qui peut rendre conscient de la contingence morale, il faut ou bien l'expérience d'une assez grande incohérence dans la morale de sa propre société, ou des circonstances qui, par la confrontation avec d'autres cultures, la contestent suffisamment pour lui retirer, au moins en partie, son autorité. Et encore, la conscience de la contingence tendra à se limiter aux aspects ainsi contestés, comme si un noyau moral demeurait intangible dans sa nécessité.

Supposons donc que dans l'éducation sentimentale sous l'autorité de la société et de ses représentants, ou sous celle de l'individu même qui se forme, l'autorité en jeu ne soit que celle des jugements prononcés par les sentiments eux-mêmes, ou par certains d'entre eux, que nous avons nommés moraux pour désigner leur position de relatif surplomb par rapport aux autres qu'ils prennent pour objets. Alors, dans cette hypothèse, ne faudra-t-il pas dire que non seulement les jugements conduisant cette éducation seront contingents, mais qu'ils seront de plus parfaitement arbitraires ? En effet, en dehors de la position de ces sentiments moraux qui évaluent les autres, quel privilège ont-ils pour laisser croire que leurs jugements valent mieux que ceux de n'importe quelle autre passion ? Et s'ils ne valent pas mieux, quel peut-être l'avantage de leur accorder le privilège de guider l'éducation de nos sentiments, plutôt que de laisser la lutte anarchique de ceux-ci fixer tout aussi arbitrairement notre volonté ? Or comment décider, sans recourir à autre chose que nos sentiments, à des critères extérieurs mieux fondés, si ces sentiments chargés de diriger les autres valent mieux qu'eux ? Dans une conception selon laquelle seuls les désirs peuvent évaluer, il faut conclure qu'ils ne peuvent à leur tour être évalués que par d'autres désirs. Par conséquent, les jugements moraux évaluant les autres ne pourront être jugés meilleurs qu'à partir d'autres sentiments qui les jugeront tels. Et à leur tour, d'où viendra leur privilège, sinon du fait qu'ils seront jugés meilleurs par d'autres sentiments d'ordre supérieur encore ? Cela va à l'infini et ne nous fait jamais sortir du plus parfait arbitraire, sans nous donner de raison de croire que les désirs d'ordres supérieurs valent mieux que les passions que nous avons spontanément face aux choses du monde. Nous aurons bien établi une hiérarchie des sentiments, mais sans parvenir le moins du monde à donner à cette hiérarchie une véritable valeur morale, puisque tous ses échelons seront aussi arbitraires les uns que les autres du point de vue moral. N'est-ce pas une raison contraignante pour chercher hors du monde des sentiments les véritables valeurs morales qui justifieront toute l'entreprise de l'éducation des passions ?

Sans doute, encore une fois, il pourrait paraître réconfortant de pouvoir se référer à des valeurs supérieures nécessaires. Mais puisque nous n'en avons pas (et qu'à vrai dire cela n'aurait aucun sens), il faut bien admettre que toute hiérarchie des valeurs doit demeurer contingente et se construire à partir des sentiments. Il est donc bien vrai que les sentiments moraux ne représentent pas des valeurs moins contingentes que les autres sentiments qu'ils prennent pour objets. Mais les fins posées par le désir n'ont pas besoin d'être confirmées par rien d'autre pour valoir. Le désir suffit à leur donner leur valeur, du seul fait qu'elles sont désirées. Il n'y a donc pas à confirmer un désir par un autre, jusqu'à se perdre ainsi dans une régression à l'infini, pas même lorsque cet autre désir est un sentiment moral. Ce qui fait les sentiment moraux, ce n'est pas qu'ils soient meilleurs que d'autres, mais qu'ils portent sur d'autres sentiments. Par là, comme nous l'avons vu, ils influencent la lutte des désirs en renforçant ou affaiblissant certains d'entre eux. Et par cet effet, ils exercent automatiquement la fonction d'une éducation des sentiments, en instaurant entre eux une hiérarchie morale, c'est-à-dire en les favorisant ou en leur faisant obstacle. Et c'est ainsi que les choses se passent déjà dans l'éducation sociale. Par exemple, la mère qui fronce les sourcils et gronde quand l'enfant se met en colère, induit en lui une crainte de se fâcher, qui est un sentiment moral. Et pourquoi lui inculque-t-elle ce sentiment ? Elle-même n'aime pas la colère et agit pour la réprimer chez les autres comme chez elle, de diverses manières, et notamment par l'éducation morale. Y a-t-il des raisons pourquoi elle n'aime pas la colère ? On pourra en donner assurément. Mais ce seront toujours des sentiments, et plus spécifiquement des sentiments moraux puisqu'ils portent sur une passion (bien que ces sentiments puissent avoir des motifs dans d'autres sentiments portant sur les effets de la colère). Demandera-t-on maintenant s'il est bien sûr que la colère soit mauvaise ? Cela dépendra évidemment des sentiments dominants dans une culture ou chez certains individus. Et ce jugement pourra être discuté avec ceux qui sont prêts à le faire. Mais comment argumentera-t-on, sinon en cherchant les sentiments impliqués, les effets de la colère dans diverses situations et leur caractère déplaisant ou non ? Bref, ultimement, c'est le sentiment qui jugera, même si l'exercice de l'imagination entraîné par la discussion jouera un rôle en en modifiant l'objet et, par conséquence, le sentiment.

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Le point d'appui exigé pour diriger l'éducation sentimentale n'a donc pas à être recherché dans une quelconque faculté extérieure aux passions elles-mêmes, il se trouve dans certaines d'entre elles que nous avons nommées sentiments moraux. Nous avons vu qu'ils ne demandaient pas à être fondés à leur tour sur une norme étrangère à eux, des valeurs en soi, les impératifs d'un dieu ou de la raison, les principes logiques de la morale ou des idées transcendantes. Car, encore une fois, s'ils sont moraux, ce n'est pas parce qu'ils suivraient une règle morale supérieure, mais parce qu'ils évaluent des sentiments, selon leur propre critère interne, le désir qui les constitue. Il est vrai que contrairement aux normes externes que les moralistes envisagent, ils ne forment pas un ensemble de valeurs stables, universelles, cohérentes entre elles, mais une multitude de principes d'évaluation, parfois concordants, mais généralement en concurrence entre eux et évoluant à travers leurs interactions, et déjà au gré de la propre vie du désir qui les constitue.

En réalité, c'est en référence à ces sentiments, à partir d'eux, par eux, selon leur impulsion, que l'éducation sentimentale a toujours été réellement menée, souvent sous des discours prétendant le contraire. Chez l'individu qui la reçoit ou la subit, les passions ne sont pas modifiées directement, mais par l'intermédiaire des sentiments qui portent sur elles, sauf peut-être dans certaines opérations de dressage, auxquelles on hésiterait à donner le nom d'éducation. On peut bien dresser un chien, comme celui de Pavlov, à éprouver la faim au son d'une cloche, mais justement parce que tout rapport moral a été évité dans ce dressage, celui-ci se tient intentionnellement en-deçà de la sphère de l'éducation. Sinon, c'est par l'intermédiaire des sentiments moraux qu'on influe sur les autres, et c'est par là qu'intervient la réflexion qui caractérise l'éducation. Pour simplifier, admettons que le dressage influe directement sur les passions primaires — ne portant pas sur d'autres —, comme celles qui sont liées aux besoins, telles que la faim, l'instinct de défense de soi, le désir de sécurité, la pulsion sexuelle, etc., tandis que l'éducation agit sur les sentiments moraux, c'est-à-dire ceux qui forment la conscience morale, comme le sens du devoir, la honte, les scrupules, la culpabilité, la fierté, la pudeur, la timidité, l'amour-propre, et bien d'autres. L'homme éduqué, l'homme moral, se conduit en grande partie par la réflexion, en suivant sa conscience, c'est-à-dire ces sentiments moraux que son éducation a formés en lui, et au jugement desquels sont soumises autant que possible les autres passions. C'est donc à travers la conscience morale que la société conduit l'homme éduqué ou moral. Et c'est aussi à partir de ces mêmes sentiments moraux que la société éduque ses membres, s'efforçant de transmettre sa morale, c'est-à-dire ses propres sentiments moraux, et à travers eux la direction et la réforme des passions plus directes. En somme, la fameuse lutte de la raison et des passions, c'est celle qui se livre chez l'homme moral entre les sentiments moraux et les passions primaires.

Ce que sont les bons sentiments, c'est les passions perçues comme désirables du point de vue des sentiments moraux. Il s'ensuit deux choses. Premièrement la question de savoir s'il faut suivre sa conscience, ou les sentiments moraux, ne se pose pas, puisque la conscience établit la distinction entre les bonnes passions et les mauvaises non pas en édictant des principes abstraits qu'il s'agirait d'appliquer, mais en désirant activement favoriser les bonnes et défavoriser les mauvaises, en s'y efforçant donc effectivement. Deuxièmement, la question de savoir si les sentiments moraux, formant la conscience, sont bons ou mauvais, ne se pose pas non plus, sinon dans la mesure où d'autres sentiments moraux de niveau supérieur (une sorte de conscience de la conscience, si l'on veut) les renforcent ou les affaiblissent. Chez l'homme bien éduqué la conscience morale est normalement celle de sa société, que lui ont transmise ses éducateurs ; et quand il vit moralement, selon sa conscience, il vit du même coup selon la morale de sa société, et ses passions sont ordonnées et régies pour l'essentiel selon cet ordre moral. C'est dire que cet homme n'éprouve pas la morale comme étrangère à lui, mais comme la sienne propre, de telle sorte qu'il sent l'accord de sa manière de sentir avec celle des siens. Il pourra certes citer des proverbes ou des maximes pour exprimer sa conscience, mais précisément, ce ne sera qu'une expression de ce qu'il sent déjà, et non les principes selon lesquels il règlerait réellement sa conduite. Et s'il a de mauvaises pensées et agit mal, ce n'est pas par une comparaison avec de telles règles abstraites qu'il le saura, mais par la réprobation effective de sa conscience, directement sentie comme étant à la fois la sienne et celle de sa société.

Dans la vie courante, quand la culture n'est pas en crise, cette éducation des sentiments s'accomplit naturellement, et dans la mesure où elle est efficace, elle est silencieuse et passe largement inaperçue. Par conséquent, en dehors de ces périodes de crise, elle ne réclame aucune intervention spéciale ni aucun art particulier sinon celui qui s'exerce comme spontanément. Alors les théoriciens de la morale peuvent bien travailler à inculquer des préceptes, à les faire apprendre par cœur, ils ne changent à peu près rien à ce qui se passe sans eux, et l'idée qu'ils peuvent avoir de leur importance n'est qu'illusoire. C'est au moment où la faiblesse d'une culture et de sa morale compromettent l'éducation traditionnelle qu'ils jouent leur rôle en empêchant de chercher les ressorts moraux là où ils se trouvent ; et alors ils interdisent ainsi autant qu'il est en leur pouvoir la découverte d'un nouvel art de l'éducation des sentiments.

D'ailleurs la crise culturelle n'affecte pas toujours une société entière, mais souvent elle ne touche que certains individus qui s'en détournent ou la critiquent pour diverses raisons. Et alors les moralistes abstraits sont particulièrement nuisibles pour ces individus à la recherche d'une nouvelle éducation ou de l'art de se la donner. Car au lieu de leur permettre de retrouver le sol des sentiments qui les poussent à cette recherche, ils les fourvoient dans des études théoriques et métaphysiques vaines, les perdent dans des abstractions exsangues sans prise sur la véritable éducation des sentiments, et les privent encore ainsi des moyens dont ils pouvaient disposer. C'est donc pour ces situations qu'il importe particulièrement de penser autrement l'éducation des sentiments.

La grande crise culturelle, individuelle ou partagée avec un milieu social, quoique plus particulièrement ressentie individuellement, représente exactement la condition dans laquelle nous suppose et prend sens notre question de l'éducation sentimentale. D'abord, certes, il se peut que la culture de notre société soit elle-même en crise et qu'il lui faille un nouvel art pour mener cette éducation. Mais surtout, c'est l'éducation sentimentale philosophique du philosophe, dans la recherche de la sagesse, qui nous intéresse. Or cette recherche trouve son mobile dans la crise de l'éducation sentimentale reçue, puisque normalement celle-ci va de soi et ne motive ni le questionnement ni, par conséquent, la critique. En effet, celui dont l'éducation est réussie, de telle façon qu'il vit comme naturellement en accord avec sa culture, ne trouve en lui aucune raison d’insatisfaction qui le pousse à critiquer le sentiment moral commun, ni même aucune curiosité spéciale pour son statut et sa légitimité. Pourquoi se soucierait-il de la possibilité de réformer son éducation ? Pourquoi interrogerait-il les fondements de sa morale, sinon à la rigueur, entraîné par la présence de telles questions dans sa culture, pour l'aborder comme un problème purement théorique, sans portée existentielle pour lui, et tout au plus avec le souci de défendre les bons sentiments qu'il a hérités de sa tradition contre les attaques de sceptiques à ses yeux nécessairement malintentionnés ? Sous une forme ou l'autre, la crise est donc nécessaire pour introduire dans les esprits philosophiques la préoccupation de la réforme de leur éducation.

Inutile pour nous cependant de connaître en détail ce qui produit cette crise. Il se peut que ce soit la crise générale d'une culture, qui se répercute avec une force particulière chez certains individus. Ou ce seront peut-être certains événements dans l'histoire morale d'une personne, qui compromettent la relative cohérence de la conscience morale habituelle. Il se peut aussi que la vivacité des sentiments, de l'imagination, l'inquiétude intellectuelle, la présence de certaines passions très fortes ne permettent pas la domination dans une personnalité des sentiments constituant la conscience morale de sa société, ou que le mouvement vif de la vie des sentiments empêche la sorte de stabilisation de la vie émotionnelle que l'influence de la société produit d'habitude. Ou encore, il arrive qu'un caractère méditatif développe au niveau des sentiments moraux une vie trop riche pour se satisfaire de la simplesse de la conscience morale traditionnelle. Peu importe la raison précise pour laquelle cette conscience commune n'est pas parvenue à s'imposer suffisamment pour opérer efficacement et en silence la relative pacification et ordonnance des passions d'un individu. Ce qui compte, c'est que cette défaillance de la conscience commune met fin à la certitude et tranquillité morale de ceux qui la constatent parce qu'ils en sont affectés. Or face à cette crise, pour celui qui la vit, la réaction peut être de deux sortes. Ou bien, peu enclin à l'activité réflexive, le récalcitrant moral se livre simplement à ses passions socialement condamnées (avec éventuellement l'indispensable prudence), faute de trouver en lui les sentiments moraux qui les réprouvent et s'y opposent avec suffisamment d'énergie. Ou bien, doué au contraire d'une vie réflexive forte, il développe des sentiments moraux puissants, capables de s'imposer face aux sentiments de la conscience commune, avec lesquels il entre en conflit. C'est évidemment ce second personnage qui est incité à se porter vers la philosophie pour reprendre à nouveaux frais son éducation sentimentale, et c'est lui qui est amené à se poser le genre de questions qui nous intéressent ici.

Pour commencer, encore non aguerri, le nouveau philosophe se tournera probablement vers ce qui dans sa culture lui promet la compréhension de son état et la révélation de la voie pour atteindre une morale supérieure. Alors (en éliminant la possibilité qu'il soit naïf au point de se laisser séduire par l'endoctrinement des religions superstitieuses) le risque est grand qu'il perde son temps chez les maîtres de l'éthique théorique et métaphysique, qu'il s'abreuve de vains discours abstraits jusqu'au moment où l'échec de cette cure lui apporte la désillusion, à moins que la longue étude requise n'assoupisse suffisamment sa vie passionnelle pour ne lui laisser qu'une vague et vaine insatisfaction.

Même s'il se délivre de la tentation métaphysique, il ne songera probablement guère à se retourner décidément vers ses sentiments. En effet, la conception courante de la morale tend à confondre celle-ci avec les prescriptions concernant l'action. Bien ou mal agir, n'est-ce pas l'enjeu de la morale ? Cette idée paraît d'autant plus évidente que cet enjeu est essentiel dans la société, où le souci de régler l'action des hommes conduit à établir sous différentes formes des lois interdisant certaines actions jugées néfastes à l'ordre social et obligeant à d'autres actions jugées indispensables ou utiles pour le maintenir. Sous sa forme la plus évoluée, objectivement, la législation se concentre sur la prescription des actions, en évitant le plus possible celle des pensées ou des sentiments, dont l'absence d'évidence objective empêche le contrôle efficace et introduit à nouveau l'arbitraire au sein de ce qui doit établir et stabiliser l'ordre social. Dans une civilisation évoluée, on ne commandera donc plus par la loi, par exemple, d'aimer ses parents et de leur garder de la gratitude, mais, dans les États qui s'appuient encore beaucoup sur la structure de la famille pour organiser l'ordre social, on exigera certaines actions, par l'obligation légale pour les enfants de subvenir aux besoins de leurs parents devenus vieux, quels que soient leurs sentiments à leur égard, qu'ils les aiment, les détestent ou leur soient indifférents. Aux yeux de la loi, il y a donc des critères objectifs efficaces pour déterminer si quelqu'un est bon ou mauvais, honnête ou non, en comparant ses actions, objectivement constatables, avec ce que la loi exige. Car tel est précisément l'avantage de l'action de ce point de vue, premièrement qu'elle a des effets visibles directs, souhaitables ou non, et deuxièmement qu'elle est elle-même objective, faisant partie des événements du monde objectif, entrant assez bien parmi les relations entre les choses réelles, tandis que les sentiments demeurent subjectifs et relativement insaisissables du point de vue objectif qui est celui de la loi. Ainsi, la justice portant sur les actions est susceptible d'un traitement analogue à celui des choses par les sciences et les techniques. Il n'est donc pas étonnant que cette prescription des actions se présente comme le modèle de toute morale, et que les éthiciens adeptes de la théorie puissent imaginer leur rôle comme analogue à celui du législateur, en inventant entre autres divers codes d'action. Or au contraire, dans la perspective morale comme dans celle de la sagesse, ce n'est pas l'action qui compte avant tout, mais l'intention, c'est-à-dire la volonté ou le désir, bref, le sentiment. Et alors que la recherche de l'intention n'est pour le juge qu'un moyen de déterminer l'action commise, pour l'homme moral, c'est l'inverse : l'action ne vaut que comme expression du sentiment, qui seul peut avoir véritablement, en lui-même, une valeur morale. Qui se jugerait lui-même à partir de ses seules actions, et non à partir de ses sentiments ? Qui jugerait ses amis à partir de leurs seules actions, et non à partir de leurs sentiments ? Mais pour s'apercevoir de cette différence essentielle, il faut être sorti de l'illusion normative (ou y être resté étranger). C'est alors seulement que la vraie éducation sentimentale philosophique peut commencer.

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La question philosophique de celui qui, insatisfait de sa vie passionnelle, telle que la nature et la société la lui ont léguée, entreprend de réformer son caractère est donc de trouver l'art d'éduquer ses sentiments par ses sentiments. L'opération serait impossible s'il fallait que chaque sentiment se réforme lui-même, ou si l'ensemble des sentiments se trouvait sur le même plan, tous voués à une lutte passionnelle entièrement hasardeuse. Nous savons que telle n'est pas notre condition, mais que nos sentiments se hiérarchisent grâce au fait que les uns peuvent porter sur les autres, nous donnant une capacité réflexive au niveau des passions elles-mêmes. Ce qui dirige notre vie, c'est donc d'une part les passions les plus fortes, qui l'emportent dans la lutte directe des sentiments, et d'autre part l'influence qu'exercent sur ces passions les sentiments moraux ou réflexifs. Vu de l’extérieur, ou objectivement, ce système dynamique paraît fonctionner comme automatiquement, en rapport aux événements de son milieu, et il semble qu'il n'y ait pas à y intervenir, et surtout qu'il n'y ait aucun sens à penser l'influencer et le guider de l'intérieur, puisque les transformations s'y font d'elles-mêmes, et qu'il n'existe pas d'instance indépendante parmi nos propres sentiments. Alors que l'éducation des autres se comprend comme trouvant son ressort dans le désir de soumettre tous les membres d'une société au même régime passionnel, ou à la même morale, une entreprise rendue possible justement par le fait que l'éducateur est distinct de l'éduqué, a sur lui une autorité ou puissance supérieure, possède dans cette morale commune qu'il veut inculquer un modèle indépendant, et a donc là un levier pour orienter dans une direction définie, différente, le processus interne du dynamisme passionnel de l'éduqué, en revanche toutes ces ressources manquent à celui qui entreprend sa propre éducation sentimentale.

Si cependant j'abandonne ce point de vue objectif, si j'ancre résolument ma pensée au point de vue des désirs eux-mêmes, ou plutôt si je retrouve dans mes discours ce principe effectif de tout ce que je fais et pense, la situation se présente d'une tout autre façon — la difficulté étant bien sûr de parvenir à convertir ainsi mon point de vue intellectuel. Alors, je me découvre certes multiple, tiraillé entre de nombreux désirs souvent incompatibles entre eux. Et le fait troublant est que chacun de ces désirs est moi, et que si je le laisse accéder au discours, il dit moi. Je désire telle invitation au voyage, proclame mon désir d'aventure ; je la déteste, riposte mon désir de tranquillité et de confort. Et dans les deux cas, c'est bien moi qui dis je et qui désire de manière opposée, et c'est pourtant chaque fois un autre désir. Quand mon désir aventureux aime le voyage, c'est bien moi qui l'aime, je le sens, ce désir n'est pas seulement mien, il est moi quand il s'affirme tout à fait légitimement en disant je, en parlant pour moi. Et pourtant, le désir opposé du repos et du confort n'est pas moins moi et ne parle pas moins légitimement pour moi. Cela, je dois avouer que je l'éprouve parfaitement, si j'y réfléchis. Et tant que je resterai dans l'indécision, ces deux désirs alterneront, me tireront d'un côté, puis de l'autre, et c'est moi qui irai ainsi tantôt à droite tantôt à gauche. Mais si je me décide, alors voilà que l'un de ces deux désirs s'arrogera le pouvoir de dire moi, à l'exclusion de l'autre, en un sens au moins, parce que l'autre ne renoncera peut-être pas tout à fait à prétendre être moi, et il y parviendra encore un peu, mais beaucoup moins. Que se sera-t-il donc passé lors de ma décision ? Ces deux désirs se seront-ils simplement affrontés dans une sorte de pur duel où le plus fort aura remporté la victoire ? Ce n'est pas tout à fait exclu. Mais il sera d'habitude arrivé bien autre chose. Ces deux désirs n'auront pas été seuls à considérer l'invitation au voyage. Bien d'autres se seront ingérés, et à travers leur mouvement vers un même objet, ou plutôt vers des objets analogues, quoique différents pour chaque passion, se sera peu à peu construit une sorte d'objet commun, marqué par tous les désirs qui s'en seront emparés. Le voyage ne sera plus seulement l'aventure opposée au repos, mais la possibilité de réaliser un désir d'indépendance par rapport au milieu social présent, le danger de perdre certains avantages de ma situation actuelle, l'opportunité de connaître des mœurs qui m'intriguent, d'éviter des devoirs ennuyeux, et ainsi de suite. Bref, il sera devenu un objet plus commun à mes désirs, et bien plus complexe qu'il ne l'était au départ pour chacun d'eux. Il se sera passé quelque chose d'analogue à la composition sentimentale d'une perception telle que celle de l'arbre que nous avions prise en exemple. Et surtout, ce n'est pas seulement cet objet qui se sera ainsi modifié et complexifié, car ce nouvel objet complexe sera bien sûr, lui aussi, l'objet d'un sentiment, s'il est vrai qu'aucun objet ne peut exister à part du sentiment dont il est un aspect. Il n'y aura donc pas eu seulement une guerre des passions, dans laquelle des alliances auront eu lieu et les unes auront vaincu les autres, demeurant par ailleurs telles qu'elles étaient avant la confrontation. Non, il y aura eu une sorte de composition de toutes ces passions, pour en former une nouvelle, similaire à plusieurs qui sont entrées dans cette composition, mais originale par rapport à elles. Et en un sens, la victoire sera revenue à cette dernière passion qui n'existait pas au début de la lutte, mais en sera résultée. Et c'est elle qui maintenant pourra dire moi avec le plus de force ; c'est elle que je me sentirai être le plus vraiment.

Serai-je alors un sujet parfaitement unifié ? Loin de là, parce que souvent, quoique affaiblies, modifiées en partie, les passions entrées dans le sentiment complexe n'auront pas pour autant cessé de mener leur existence singulière et d'attendre l'occasion de se réaffirmer, si je peux dire. Surtout, les passions plus complexes sont multiples à leur tour, et peuvent entrer en conflit avec d'autres, d'un degré de complexité semblable ou non. Parfois ces sentiments complexes sont relativement volatiles et ne tiennent que dans certaines situations, tandis que d'autres composent si heureusement de nombreux désirs qu'elles se maintiennent longtemps et imposent plus ou moins leur ordre à tout un ensemble de passions subordonnées, plus ou moins assimilées en elles. Quand de tels sentiments complexes acquièrent une grande stabilité, ils forment comme de petites personnes relativement cohérentes, qui persistent dans la personne globale, réussissent à mener pour ainsi dire leur vie à l'intérieur d'un caractère plus large qu'elles forment et dont elles sont une composante habituelle, faisant valoir régulièrement leur désir dans le concert ou la lutte des passions de la personne entière, qui n'est peut-être à son tour que la composition plus vaste et l'ordre plus ou moins stable, quoique toujours variable, de tous ces sentiments. Bref, la personne que je suis n'est peut-être que la composition des personnages plus partiels, le résultat de leurs concurrences, le sentiment très complexe qui dit généralement moi avec le plus de force ou de constance parmi les variations incessantes du mouvement ondoyant des vagues passionnelles.

Or l'éducation courante ne vise pas seulement à régler, par l'intermédiaire de la conscience, les passions relativement simples, mais bien à construire et à établir un certain nombre de caractères approuvés dans la culture considérée, avec leurs personnages usuels, destinés à se manifester dans des situations convenues. Ainsi, le même homme devra se conduire en fonction d'un personnage sérieux, raisonnable, au travail, et avec un personnage plus détendu, frivole, lors des fêtes. Et il saura qu'il y a des occasions où le personnage plus badin pourra se manifester au travail, mais sans exagérer, et que dans les amusements le personnage réfléchi devra, à l'arrière, veiller suffisamment pour empêcher que le plaisantin ne dépasse les bornes du raisonnable dans ces circonstances. Ici non plus, pour posséder un tel caractère normal, il ne suffit pas d'appliquer des règles, même si des proverbes et des préceptes peuvent fixer ou tenter de rappeler plutôt certains de ses traits de comportement ou d'attitude. Il faut un certain tact pour trouver dans chaque situation l'attitude juste à avoir, en exprimant son caractère de la façon appropriée. Et ce tact, ce n'est pas une déduction à partir des principes et d'un certain nombre de données repérées de la situation, mais un sentiment inventif, qui découvre en le sentant, en l'imaginant, ce qui convient à son propre caractère et aux singularités de la situation. La présence de ce tact manifeste la différence entre l'éducation et le simple dressage, c'est-à-dire entre d'un côté la direction de la vie passionnelle à partir d'un caractère éduqué, mené par une conscience, un sens ou sentiment moral, et de l'autre côté la réaction directe, comme par réflexe ou calcul purement logique, à des caractéristiques convenues de la situation, perçue schématiquement.

Les schémas sont en effet des constructions abstraites, dont l'aboutissement se trouve dans la connaissance théorique, symbolique, des choses et de leurs relations, mais qui existent déjà indépendamment du monde symbolique, comme dans de nombreuses habitudes relativement figées, proches du réflexe. En un sens, l'usage des schémas s'oppose à la connaissance par le sentiment et aux habitudes souples qui laissent justement une grande place à l'intervention du tact, de l'adresse, de la dextérité, de la finesse. En réalité, comme nous l'avons déjà signalé à propos de la théorie, la construction de ces schémas, la tendance à s'y fier en premier lieu, comme toute la construction du monde physique, objectif, sont également l'œuvre de sentiments, du désir d'une certaine efficacité pratique générale, en produisant des simplifications qui, par une certaine mécanisation de la pensée, évitent le recours direct aux sentiments liés aux singularités des diverses situations, ce qui, par soi, produit un appauvrissement de la vie sentimentale.

A l'autre extrémité, le sentiment construit des configurations complexes, et souvent extrêmement complexes, mais singulières. Ce sont les atmosphères, ambiances, expressions et humeurs. Nous avons vu comment la perception réelle d'une chose, telle qu'un arbre, impliquait une activité perceptive, sentimentale, très compliquée et d'autant plus difficile à analyser que les éléments n'en sont pas clairement distincts les uns des autres. À la limite de ce genre de construction se situe ce que nous appelons les atmosphères. Nous avons l'habitude de désigner ainsi justement ce que nous sentons clairement échapper à notre capacité de l'analyser en éléments distincts et de le recomposer systématiquement à partir de ceux-ci. Je me promène dans une rue, et j'en sens, découvre ou reconnais l'atmosphère précise, telle qu'elle caractérise pour moi cette rue à l'exclusion de toute autre. Cette ambiance ne se superpose pas à tout ce que je perçois de cette rue, maisons, passants, pavés de la chaussée, façades, arbres, bruits des ateliers, cris des enfants, etc., de telle façon qu'elle puisse se concevoir comme un élément supplémentaire à tout ce qu'elle recouvrirait. Elle est au contraire identique à ma perception de la rue, elle est pour ainsi dire la façon dont, justement, je la sens ou perçois, ce dans quoi se trouve tout le reste, comme imprégné de cette ambiance à quoi il participe, mais ce aussi qui est constitué par tout ce qui s'y trouve. C'est la manière dont se présente le tout singulier, avec tout ce qui lui appartient. Elle peut être l'ambiance d'un instant seulement, mais aussi celle de tout un temps, avec les événements qui s'y succèdent et dont le rythme compose également cette atmosphère — ce pourquoi, justement, je pourrai la reconnaître à des moments différents, alors que l'ambiance d'un événement singulier aura disparu avec lui (sauf dans le souvenir). Si ce qui entre dans cette ambiance se modifie, alors l'ambiance change également. C'est pourquoi, pour sentir une ambiance, il ne faut ni concentrer son attention sur les objets particuliers qui y contribuent, en cherchant à les ajouter comme extérieurement les uns aux autres, ni chercher à ne plus les voir pour tenter de saisir l'atmosphère à part. Il faut saisir à la fois le détail et l'ensemble, dans leur relation intime. C'est ainsi également qu'on sent l'expression d'un visage, qui est en quelque sorte son atmosphère (ici également, instantanée ou plus durable). Si j'inspecte et inventorie tous les traits, en les examinant un par un, je ne découvre en aucun d'eux l'expression du visage, et je ne peux l'en déduire. Si je néglige de scruter tous ces traits, je n'ai qu'un sens très grossier de cette expression. Ici également, il me faut saisir à la fois les parties et le tout dans leur intime solidarité singulière. Et c'est encore de cette manière que je saisis les humeurs, ces sortes d'atmosphères où s'expriment les sentiments eux-mêmes dans les ensembles qu'ils forment. Ainsi, je perçois ma gaieté, ou celle d'un autre, et je vois bien qu'elle n'est pas un sentiment simple, isolé, mais toute une organisation de sentiments, qu'il me faut saisir ensemble pour comprendre cette gaieté, et qu'il me faut également saisir en eux-mêmes pour avoir un sens plus fin de cette atmosphère émotive. D'ailleurs, j'ai utilisé pour toutes ces formes le même terme d'atmosphère, afin de mettre en évidence leur caractère commun, s'agissant toujours de sentiments, dont la partie émotive et la partie perceptive ou objective restent inséparables, représentant seulement des pôles diversement accentués.

Comme, en somme, les compositions de sentiments forment des sortes d'atmosphères à chaque niveau de complication, il semble que l'éducation doive opérer, non pas tant dans la logique symbolique et par la construction de schémas, mais dans la logique des atmosphères, ou sentiments. Or il est bien différent de construire une machine, de calculer un trajet ou une suite causale de moyens pour des fins, d'un côté, et de créer des atmosphères, de l'autre. L'acteur qui cherche une mimique expressive, le peintre qui veut rendre l'atmosphère d'un paysage, le romancier qui tente d'exprimer l'humeur d'un personnage, le patron d'un bar qui veut lui donner une ambiance, la coquette qui ajuste sa toilette pour séduire, l'écrivain qui travaille son style, l'orateur qui cherche le ton juste, le danseur qui vise à la grâce dans ses mouvements, ne procèdent pas du tout de la même façon que l'ingénieur, le savant ou le mécanicien. Ici, le calcul joue un grand rôle, là ce sera l'imagination, qui feindra non seulement les objets, mais également les sentiments par des tentatives de compositions fictives, mais singulières, pour sentir chaque fois les effets émotionnels ou atmosphériques précis, imprévisibles par le calcul.

Cet art de l'imagination et du sentiment vaut d'ailleurs aussi bien dans la recherche des moyens que des fins. L'habileté à saisir les ambiances et à comprendre les expressions peut en effet avoir une utilité pratique importante. L'homme d'action peut certes se livrer à des calculs pour s'orienter, mais il ne peut s'y fier qu'en partie seulement, grossièrement, en somme. Il lui importe de sentir dans une ambiance si elle est favorable ou hostile à ses desseins, voire dangereuse pour lui. Et il se trompera toujours dans son rapport aux hommes s'il ne sait pas sentir ce qui s'exprime, parfois subtilement, dans leur visage, dans leurs gestes et leurs attitudes. Il y a un flair par lequel on sent les ambiances et leurs qualités, qui permet de deviner ce qui se passe dans certains lieux, et d'éviter par exemple certains dangers, là où le calcul rationnel n'autoriserait aucune conclusion. Il y a un flair grâce auquel l'air de quelqu'un, quelque chose d'indéfinissable dans son expression, nous avertit de ses dispositions et intentions, et nous invite à y réagir même si nous ne pouvons donner de raison probante de notre sentiment. Ce flair, qui est un sentiment, une façon de saisir justement les atmosphères, des complexes inanalysables de perceptions et de sentiments, est essentiel dans de nombreuses situations pour ne pas s'y fourvoyer. Et on ne l'acquiert pas par des préceptes de la raison, parce qu'il fait justement sentir à celui qui en est doué des aspects singuliers des choses et des situations, souvent plus ou moins discordants ou décalés par rapport à ce que nous dit l'expérience habituelle et la raison. Or comment éduque-t-on ce flair ? Certainement pas par l'assimilation de théories, de règles et de préceptes, puisque le flair doit nous révéler ce qui leur échappe dans les situations singulières. Dans la mesure où il peut être perfectionné, c'est par l'exercice, par l'attention justement à ce qui constitue la singularité des circonstances, et pour laquelle il faut un sens particulier, qui est une souplesse et finesse du sentiment, une sensibilité raffinée à ces unités très complexes que sont les atmosphères.

Nommons donc atmosphères utiles celles qui permettent d'agir en fonction de ce qui caractérise précisément les situations et choses singulières, et qui requièrent du flair. Il existe d'autres sortes d'atmosphères, ou, ce qui revient au même, d'autres manières de les sentir et de s'y rapporter. Car je ne m'efforce pas toujours de sentir les atmosphères pour déceler les virtualités propices ou néfastes par rapport à mes desseins. Souvent, je me contente de les sentir, je les laisse me pénétrer, je m'y attarde, je m'y installe, je les hume pour en jouir — ou je les renifle pour sentir en quoi elles me répugnent. Elles deviennent pour moi l'objet d'une contemplation. C'est pourquoi, par opposition aux autres que j'ai nommées utiles, je nommerai celles-ci atmosphères esthétiques. Ici également, ce que je sens, c'est l’objet complexe pris dans son ensemble, inanalysable en composants partiels et séparables, parce qu'une telle division la ferait disparaître et que les principes de sa composition ne sont pas ceux d'une construction dont le rapport des parties serait calculable d'avance. Mais le sentiment joue ici son rôle de poser une fin, et mieux encore, de se poser comme fin. Car ce que je veux dans la contemplation d'une telle atmosphère esthétique, c'est précisément le sentiment qui lui correspond, qui la forme plutôt. Et ce par quoi je me rapporte à elle, ce n'est plus le flair, mais quelque chose qui lui est apparenté, quoique différent, le goût. Dans ce que je flaire, quelque chose s'annonce. Dans ce que je goûte, la chose est présente. Et dans les deux cas, j'évalue ce qui s'annonce ou se présente, le trouvant bon ou mauvais, mais précisément, dans le premier cas ce qui s'annonce reste futur, et c'est cet objet futur, ce sentiment possible, que je juge bon ou mauvais, et non seulement la situation présente, tandis que dans le second, c'est l'atmosphère elle-même qui est l'objet du jugement et qui satisfait ou non mon goût, s'en proposant comme la fin. Bref, l'atmosphère utile est un sentiment dominé par un autre, celui qui lui donne sa fin, et oriente le flair vers autre chose, tandis que l'atmosphère esthétique est sa propre fin, que le goût affirme directement.

N'avons-nous pas découvert dans le goût le sentiment juge des sentiments, évaluateur des fins, et par là le principe directeur de la conscience ? Et si tel est le cas, l'éducation sentimentale n'est-elle pas toujours également une éducation du goût ? Et alors, l'éducation morale n'est-elle pas en fin de compte l'éducation esthétique ? Mais cette éducation esthétique est celle du goût — et du dégoût — non pas seulement à propos des atmosphères de ce que nous repérons comme les réalités extérieures, mais aussi, de manière essentielle, à propos des atmosphères intérieures, celles de nos propres sentiments, et que nous avions nommées nos humeurs. Et lorsque l'éducation sentimentale est l'objet d'un désir propre de l'individu qui s'éduque lui-même, alors elle suppose aussi un goût du goût — et un dégoût du goût commun. C'est lui qu'il faut éduquer, raffiner, renforcer, et c'est à partir de lui seulement que l'éducation philosophique peut se produire. Chez le philosophe, le goût du goût se révèle comme à la fois l'objet privilégié de l'éducation sentimentale et comme la condition de cette éducation. Ce retour sur soi n'engendre pas un cercle vicieux, tournant sur place, mais il est comme une roue changeant de place, et, à vrai dire, se modifiant elle-même. Autrement dit, les sentiments s'éduquent philosophiquement par le goût et en vue de lui.

Ce cercle où la fin et les moyens s'identifient est d'ailleurs caractéristique du sentiment — de l'atmosphère et du goût —, dans lequel la composition ne rejette pas, mais assimile les éléments et les moyens qui l'ont permise. C'est pourquoi l'une des différences entre la logique de la construction mécanique et l'art de la création sentimentale réside justement dans le fait que, dans la première, les moyens tendent pour eux-mêmes à être considérés, certes comme étant dans la dépendance des fins, mais comme séparés d'elles et sans valeur hors de leur fonction de moyens, tandis que dans le sentiment, dans la création des atmosphères, les moyens deviennent à leur tour parties intégrantes de la fin. Le goût choisit également ses propres moyens comme des fins, ou plutôt comme des ingrédients de ses fins. Par là, il est foncièrement philosophique, se développant en lui-même, de manière autonome.

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L'éducation sentimentale du philosophe est donc non seulement une éducation des sentiments, mais également une éducation par les sentiments. C'est en fin de compte une formation du goût par le goût lui-même. Elle est une éducation à la fois, indissolublement, morale et esthétique. C'est pourquoi elle est inapte à être réalisée sous la conduite de la raison, si nous entendons par ce nom la faculté à l'œuvre dans nos sciences théoriques. Mais comment peut-elle se faire concrètement, positivement ?

La réponse à cette question n'est plus l'œuvre de cette introduction, qui visait seulement à poser le problème d'une telle éducation. La chercher, ce sera l'affaire de notre séminaire.

Une remarque encore, cependant. Car n'est-il pas paradoxal de montrer comment la pensée symbolique n'est pas appropriée pour régler cette éducation, et de proposer pourtant à la discussion la question de savoir comment l'éducation sentimentale par les sentiments est possible ? Car qu'avons-nous fait jusqu'à présent dans cette introduction, sinon construire un certain discours, c'est-à-dire des structures de symboles ? Et que ferons-nous dans nos discussions, si ce n'est d'opérer encore dans ce milieu du discours et des symboles ? — D'abord remarquons que notre but premier n'est pas de mener cette éducation sentimentale, mais de réfléchir à la manière dont elle est possible. Le discours ne servira pas ici d'ailleurs à engendrer une théorie, ni dans la perspective d'en faire le moyen efficace de cette éducation, ni dans le but d'élaborer une méthode rigide, elle-même discursive. Ensuite, il faut tenir compte aussi du fait que les puissances du discours sont diverses et ne se limitent pas à la théorie, ce qui laisse d'autres usages possibles pour nous. Enfin signalons que la forme théorique, comme celle de cette introduction, n'implique pas toujours un fonctionnement théorique du discours. Elle peut servir par exemple à retourner la théorie contre elle-même et à la ruiner, ou à la modifier et à lui donner un mode d'opération différent. Par là, elle appartient à l'art philosophique, ou à l'art d'éduquer ses propres sentiments.

Gilbert Boss


 

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