Annonce
Celui des philosophes que beaucoup considèrent comme le plus grand champion de la raison, Descartes, a poussé une exclamation remarquable dans ses Méditations métaphysiques. Envisageant un instant qu’il puisse être semblable aux fous, il se récrie « Mais quoi, ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant, si je me reglois sur leurs exemples. » Apparemment, la raison est si distincte de la folie pour l’homme raisonnable, que le seul fait de les confondre serait déjà une preuve de folie. N’est-ce pas évident ? C’est ce que nous, hommes raisonnables, pensons. Qui sait ? nous pourrions peut-être devenir fous une fois bouleversés par de graves accidents, mais maintenant que nous disposons de notre raison, nous savons bien qu’il est impossible que nous soyons néanmoins fous. Pourtant, nous savons aussi que Descartes poursuit ses méditations en se supposant en train de rêver, ce qui nous est certes tout à fait possible. Mais le rêve n’est-il pas une sorte de folie momentanée ? Pire encore, notre philosophe envisage une autre hypothèse, et imagine qu’un démon ayant toute puissance sur lui a le projet au plus haut point sadique de le tromper en tout et toujours. Ce malin génie n’est-il pas une sorte d’allégorie de la folie ? Et, plus encore, l’invention d’un tel être fantastique n’est-elle pas le produit typique du délire hyperbolique d’un parfait fou ? Après la vertueuse distinction radicale entre la raison et la folie, sur quelle pente le philosophe ne vient-il pas glisser dans sa propre démarche philosophique ? Cette aventure métaphysique a bien de quoi nous inquiéter à propos de notre confiance en l’opposition parfaite entre la philosophie, c’est-à-dire croira-t-on, la raison à son zénith, et la folie. Le rapport entre la philosophie et la folie, leur lutte, voilà le sujet que nous aborderons ensemble cet automne.
Lectures :
- Erasme, Éloge de la folie
- Montaigne, Essais
- Descartes, Méditations métaphysiques
- Stirner, L'unique et sa propriété
- Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra
- Musil, L'homme sans qualités
- Foucault, Folie et déraison – Histoire de la folie à l’âge classique
- Gilbert Boss, Jeux de concepts
Introduction
Thème
Après les quatre cycles précédents de chaque fois trois séminaires sur la philosophie et la pratique, plus précisément sur la pratique de la philosophie et la réflexion philosophique de cette pratique, il pouvait sembler que le dernier de ces cycles avait un caractère conclusif. Il était en effet consacré à l’art de philosopher, qui est précisément cette pratique réflexive que nous tentions de concevoir et de pratiquer. Or y a-t-il un sens à essayer d’avancer au-delà, plutôt que de retourner dans ce cercle et de chercher à l’élargir ? En fait, il n’y a pas ici d’alternative. D’une part, si la pratique philosophique est réflexive, elle n’a pas à sortir de son cercle, celui de la pratique réflexive. D’autre part, la pratique de la philosophie elle-même n’est jamais encerclée, ce qui supposerait une réflexion achevée et n’exigeant plus d’être renouvelée. Mais la vie déborde sans cesse ce cercle de la réflexion, et celle-ci se voit ainsi toujours remise en cause et appelée à recommencer sans pouvoir s’assurer définitivement sur son passé qui s’érode. Pourquoi, une fois atteinte, la certitude ne peut-elle mettre fin à l’exigence de renouvellement perpétuel et ne nous permet-elle pas de dominer la vie, la pratique et la réflexion en nous élevant comme à un point de vue supérieur à elle, immuable ? Cette question n’est pas étrangère à l’art de philosopher, mais elle peut s’aborder dans une perspective décalée et devenir l’objet d’une attention principale, la philosophie apparaissant alors comme confrontée à ce qui lui paraît fondamentalement étranger, c’est-à-dire, précisément, la folie. Tel sera le thème du cycle de trois séminaires dont le nôtre est le premier. Bien que ni la philosophie ni la folie ne soient des notions dont la définition aille de soi, les deux termes sont usuels et suffisamment familiers pour que l’idée d’une opposition entre la philosophie et la folie nous paraisse aussitôt évidente. Ne savons-nous pas en effet, sans avoir besoin de préciser la définition des termes, que le philosophe n’est certainement pas fou et que le fou n’est assurément pas philosophe ? En somme, cette opposition fait déjà partie de la signification courante de la philosophie et de la folie. Et elle peut se ramener à celle que nous concevons naturellement entre la raison et la déraison. N’est-ce pas ainsi en effet que nous pensons la folie, comme le contraire de la raison, comme un manque de raison, comme une forme d’irraison, voire comme le cas le plus grave de déraison ? Et, de l’autre côté, ne voyons-nous pas dans la philosophie la plus haute forme de raison, ou du moins l’effort rationnel et raisonnable de l’atteindre ? Tenons-nous en là pour l’instant sur ce point, sans aborder la question de savoir si la discipline rationnelle par excellence ne devrait pas se nommer plutôt ou sagesse ou science ou logique, etc. La philosophie donc, presque par définition, trouve son contraire dans la folie, comme la raison dans la déraison. Certes, si le philosophe ne peut être fou, il peut néanmoins le devenir, en cessant alors nécessairement d’être philosophe, et inversement, tandis que le fou ne peut pas être philosophe, il peut éventuellement le devenir, après avoir cessé d’être fou. Or, là apparaît notre problème. Tandis que logiquement, il y a une contradiction entre la philosophie et la folie, dans l’expérience en revanche, dans le temps, dans la vie, il y a un passage possible entre les deux. Et en fait, nous connaissons des cas d’authentiques philosophes, comme Lucrèce ou Nietzsche, devenus fous. Et si, dans la réalité, l’on peut passer d’un extrême à l’autre, ne faut-il pas envisager également entre les deux des mélanges ? Sans doute, parce qu’on voit des hommes plus ou moins fous, et également plus ou moins raisonnables. Que dirons-nous alors de celui qui se tient en équilibre entre les deux ? mi-fou et mi-raisonnable ? Serait-ce, en ce juste milieu, l’homme normal ? Mais, en le décrivant ainsi, il semblerait que je veuille me moquer de lui. D’habitude c’est l’homme normal au contraire que nous jugeons simplement raisonnable, et c’est par référence à lui que nous situons le philosophe au sommet de la raison, et le fou au comble de la déraison. N’est-ce pas par exagération qu’on appelle couramment sage ou philosophe celui qui, d’habitude ou à l’occasion, manifeste un peu plus de raison que la moyenne, et fou celui qui s’en montre un peu plus dépourvu ? Ainsi, semble-t-il, il y a deux rapports entre la raison et la déraison, l’un consistant en une hiérarchie de degrés de mélange entre les deux, dont l’homme normal ou raisonnable constitue le milieu, l’autre comportant des sauts entre deux ou trois échelons : le philosophe et le fou seulement, ou bien le philosophe, le fou et, entre les deux, l’homme normal, plus ou moins raisonnable. Dans l’opposition entre deux seuls termes, la position intermédiaire de l’homme normal disparaît, et il faut classer celui-ci soit d’un côté soit de l’autre, ou bien tout à fait en dehors de cette hiérarchie. Dans la hiérarchie à trois échelons, c’est tout le mélange de raison et de déraison avec ses degrés qui constitue l’échelon central, et celui-ci ne comprend ni la philosophie ni la folie, puisqu’il n’y a pas de continuité entre les trois échelons. Le problème est que ces différentes conceptions du rapport entre le philosophe, l’homme normal et le fou, ne semblent pas compatibles, quoique toutes les trois paraissent se justifier à leur tour.
Ne pourrait-on tenter de résoudre le problème de l’incompatibilité entre les hiérarchies continues et discontinues, en considérant plutôt la hiérarchie entre trois régimes de vie, ceux du philosophe, de l’homme normal et du fou ? Commençons par celui auquel nous participons, selon lequel nous vivons ou avons vécu, puisque, n’en doutons pas, nous sommes tous normaux ou en tout cas capables d’être plus ou moins raisonnables. Ce régime se caractérise par le fait qu’il s’ordonne autour d’une norme, celle qui définit justement ce qui est normal, et qu’il implique un désir de s’y conformer. Cette norme définit le juste degré d’usage de la raison qu'il faut considérer comme raisonnable, ou plutôt les limites entre lesquelles on est réputé et se sent conforme à la norme, car celle-ci définit aussi l’écart toléré par rapport au juste milieu de la norme stricte. Et d’ailleurs, elle fixe encore d’autres règles, des normes secondaires pour divers secteurs de la vie, par exemple un degré de rigueur supérieur dans l’usage de la raison et des critères plus sévères de logique, de précision, d’objectivité dans le raisonnement et l’établissement des faits, lorsqu’on exerce certaines professions telles que le droit, la comptabilité, l’ingénierie, la recherche scientifique, et à l’inverse des permissions plus étendues dans les fêtes, voire une invitation à s’éloigner un peu de la ligne strictement raisonnable dans le carnaval. L’homme normal est responsable et se sent responsable ; il doit pouvoir répondre de ses actions en les justifiant raisonnablement par rapport à la norme. Au-dessus de ce régime, celui du philosophe se caractérise par l’exigence et l’idéal d’une vie parfaitement rationnelle ou raisonnable, répondant non plus à la norme commune, mais aux exigences ou normes qu’il se donne lui-même dans sa recherche d’une vie menée au plus près de ce que lui montre sa raison. Quant au fou, par incapacité ou par pure impulsion passionnelle, il ne suit plus la raison, sinon par caprice, et il ne répond plus raisonnablement de ses actions ni aux autres ni à lui-même, de sorte que son régime se caractérise par cette absence de responsabilité. Or on voit bien comment dans cette hiérarchie de régimes de vie, c’est par un saut qu’on passe de l’un à l’autre. Le fou ne devient pas plus normal en imitant certains comportements de personnes raisonnables, tant qu’il ne cherche pas à soumettre vraiment sa vie à la norme et à la justifier par elle. L’homme normal ne devient pas philosophe en raisonnant davantage sur diverses questions, tant qu’il ne soumet pas réellement sa vie à l’idéal philosophique. Et le philosophe ne devient ni normal ni fou en commettant quelques fautes de raisonnement, tant qu’il n’adopte pas la norme commune ou ne rejette pas la raison. Maintenant, pour comprendre pourquoi ces trois régimes distincts peuvent se réduire à deux d’entre eux, il faut voir comment apparaissent les autres dans la perspective de chacun. Pour l’homme normal, la sagesse consiste à devenir plus raisonnable que la moyenne des gens, en comprenant et suivant plus rigoureusement la norme. Dans cette perspective, l’idée du philosophe de critiquer la norme commune et de se créer ses propres normes ne paraît pas raisonnable. Aux yeux de l’homme normal, ce présomptueux est aussi fou que tout autre fou. Par conséquent, dans cette perspective, on est ou normal ou fou. Pour le philosophe, en revanche, la norme commune n’est pas vraie, rationnellement justifiée, mais arbitraire et fausse, de telle sorte que, même s’il peut être avisé de la respecter en société si possible, il serait fou de s’y soumettre vraiment et d’abandonner de ce fait le régime philosophique. Dans cette perspective aussi par conséquent, il n’y a au fond que deux régimes, celui du philosophe et celui du fou. Quant au fou, il voit bien partout autour de lui des gens qui ne partagent pas sa propre folie et vivent autrement que lui, mais ce ne sont à ses yeux que d’autres fous, certains aimables, sympathiques, amusants, d’autres, désagréables, méchants, dangereux, etc., avec leurs prétentions diverses et tout aussi infondées. S’il pouvait s’intéresser à cette question et la prendre au sérieux, il dirait sans doute qu’il y a ou un seul régime, le sien, ou autant de régimes que de personnes. Mais nous, le prendrons-nous au sérieux ? Ne faut-il pas plutôt compter sur la philosophie, sur notre propre exigence philosophique, pour résoudre ces problèmes, et les poser déjà, en théorie et dans la pratique ? Car qui pourra comprendre ce qu’est la folie sinon celui qui est prêt à tout observer pour le soumettre à sa critique, et à tenter donc de comprendre tous les régimes de vie ? Pour le régime normal, il en a l’expérience, puisqu’on n’est pas philosophe de naissance, et c’est le régime du fou qui représente le plus grand défi.
Lorsque nous envisageons la hiérarchie des façons de penser entre les extrêmes de la philosophie et de la folie comme celle des degrés d’usage ou de développement de la raison, il paraît relativement facile de comprendre et de situer tous les degrés de cette faculté et d’évaluer leur effet sur les manières de voir correspondantes. Mais l’expérience des sauts entre les régimes de vie et de pensée que nous avons constatés réfute l’idée que ce soit la différence de degré de l’intervention d’une même faculté qui les distingue. N’arrive-t-il pas qu’un mathématicien soit plus rationnel qu’un philosophe, et qu’un fou soit plus logique dans certains de ses raisonnements que tel logicien ? Une fois que nous tenons compte du rôle de la raison dans chaque régime, ne devons-nous pas soupçonner que sous le même nom, ce n’est probablement pas la même « faculté » que nous désignons chaque fois ? Sans doute, le rôle de la faculté logique a-t-il son importance dans chaque régime, mais ce n’est pas sa plus ou moins grande prédominance qui permet la distinction de ces régimes. Ce n’est pas elle qui principalement rend raisonnable l’homme normal, mais la manière dont celui-ci prend pour guide la norme en vigueur dans sa société. Ce n’est pas elle non plus qui définit la « raison » par laquelle le philosophe conduit sa pensée et sa vie, mais son désir essentiel d’une cohérence ou consistance entièrement voulue donnant sens à toute son existence. Dans les deux cas, le principe gouvernant ces régimes est de l’ordre du sentiment, il est moral plus que logique au sens de la raison abstraite, calculatrice. Et nous avons déjà vu que le fou ne manque pas nécessairement de capacités logiques, mais d’aptitude morale à réfléchir de manière cohérente l’ensemble de sa vie, et notamment les pulsions qui le mènent aveuglément. Or, ces divers principes moraux, d’ordre sentimental, sont incompatibles entre eux. La détermination à mener sa vie de façon entièrement lucide et critique interdit évidemment de se soumettre à l’autorité d’une norme placée au-delà de toute critique, et elle interdit aussi de s’abandonner sans réflexion à l’arbitraire de ses pulsions dominantes. De même, le respect principiel de la norme établie interdit de la critiquer, aussi bien que de ne pas s’en soucier. Quant au fou, il cesserait d’être fou s’il pouvait réfléchir à sa vie afin de la prendre moralement en charge. Pour passer d’un régime à l’autre, il faut sauter ou basculer, sauter aux régimes supérieurs, ou basculer dans les inférieurs. Ceci, l’homme normal ne le sait pas et ne peut se le représenter d’habitude, parce qu’il n’a pas basculé dans la folie et qu’il n’a pas sauté jusqu’à la philosophie, tandis que par sa décision de trouver son principe en lui-même, le philosophe a bien dû sauter pour quitter sa soumission de principe à la norme. Mais comment savoir s’il a raison, depuis la perspective normale que nous avons posée comme notre point de vue commun ? C’est impossible puisque notre raison n’est pas la sienne, puisqu’il paraît fou plutôt que sage de s’égarer hors de l’autorité de la norme et que nous n’éprouvons pas l’irrésistible exigence de nous livrer à un tel saut périlleux. Il faut donc, contrairement à ce que nous avions supposé, que le problème de la différence des régimes se pose dans la perspective de la philosophie elle-même. La philosophie ne se sépare pas de sa pratique, et elle doit être active pour se comprendre. Or, s’il faut sauter depuis la normalité pour parvenir à la philosophie, n’est-il pas également possible de basculer depuis la philosophie vers la folie (non pas simplement vers la normalité, qui est une sorte de folie pour le philosophe) ? Observons d’abord le spectacle depuis le point de vue du régime de vie normal. Dans ce théâtre, nous regardons comme dans un miroir qui inverse le sens du saut en basculement, justement, de telle sorte que le saut vers la philosophie apparaît comme un basculement dans la folie. Par ce saut, le philosophe a perdu la boussole, pour se fier à ses seuls sentiments et raisonnements dépourvus de principe extérieur fixe, de sorte qu’il est comme le fou abandonné aux flots de ses caprices, bref, devenu fou lui-même. Or cette proximité entre la philosophie et la folie, le philosophe doit bien l’avoir perçue, lui qui a d’abord été normal aussi. Et s’il l’a oubliée, sa fréquentation du monde commun ne peut manquer de la lui rappeler. De son propre point de vue, ne doit-il pas envisager également la possibilité du basculement dans la folie ? Mais n’oublions pas que, de son point de vue également, la normalité n’est qu’une sorte de folie, et que, l’ayant connue, la fréquentant sans cesse, il la connaît intimement et qu’il doit bien s’y confronter sans cesse. Et la folie n’est pas qu’une figure qu’on contemplerait dans la pure objectivité. L’homme normal, qui s’y trouve aussi parfois confronté, sans s’attarder à tenter de la connaître mieux, en a lui aussi un sentiment, qui comporte une vive répugnance, d’où sa condamnation au titre de folie de tout ce qui y ressemble. Car fou est un terme moral, qui ne signifie pas simplement l’état psychique ou moral du fou, mais aussi cette répugnance et réprobation qu’il éprouve à son aspect et qu’il signifie en le traitant de fou. Quels problèmes cette implication pose-t-elle ou invite-t-elle à poser dans la perspective philosophique ?
Position du problème
A venir...
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Gilbert Boss