Introduction
Thème
Ce séminaire sera consacré à la question
de notre rapport
à notre culture, en tant que celle-ci forme la situation dans laquelle
nous
pensons et nous posons des questions philosophiques — un rapport dans
lequel
nous nous trouvons d’ailleurs également au moment où nous nous posons
la
question portant sur ce rapport lui-même, qui va nous retenir ce
semestre. C’est
en effet un lieu commun de notre temps que tout ce que nous faisons est
déterminé par notre situation historique, c’est-à-dire par nos
conditions
économiques et politiques, aussi bien que par la culture à laquelle
nous
appartenons. Et cette détermination est conçue comme ne se limitant pas
à
ceux de nos actes qui relèvent de divers automatismes inconscients ou
en partie
tels, qui ont été formés à notre insu par la société dans laquelle nous
vivons, mais comme s’étendant également aux structures mêmes de notre
pensée, si bien que nos activités les plus conscientes n’y échappent
pas.
Selon cette opinion commune de notre culture actuelle, la philosophie
même
tombe dans l’illusion dans la mesure où elle veut se comprendre comme
autonome par rapport à la culture ambiante. Voilà déjà une raison pour
nous
intéresser à ce rapport censé nous déterminer, et nous affecter
d’autant
plus que nous en dépendrions à notre insu. Peut-être cette opinion
est-elle
vraie, mais peut-être aussi n’est-elle que l’un de ces lieux communs de
notre culture qui nous poussent à voir les choses d’une certaine
manière sans
autre justification que la force d’une mode culturelle dont elle fait
partie.
C’est dire que la critique philosophique doit également porter sur ce
genre d’opinion
qui lui fixe une place définie dans la culture dont elle fait aussi
partie.
Mais cette sorte de clarification de ses propres conditionnements n’est
pas
pour la pensée philosophique le seul enjeu de la question de son
rapport à la
culture dans laquelle elle se situe. Quel que soit le degré de
dépendance de
la réflexion philosophique par rapport à son environnement culturel, il
est
certain qu’elle s’y intègre également en tant que celui-ci constitue à
la
fois sa matière, le lieu de son déploiement et le moyen de son action.
Ainsi,
la philosophie se pratique et s’exprime dans un langage, qui n’est
jamais
seulement sa propre invention, mais qui, là même où il prend sa forme
philosophique, voire se recrée philosophiquement, trouve son appui dans
les
langues et langages présents au sein de la culture dans laquelle et à
partir
de laquelle elle se développe. De même, les êtres sur lesquels elle
agit pour
les transformer, que ce soit le penseur lui-même ou ceux auxquels il
s’adresse,
ont déjà une forme, qui est pour une bonne part celle que leur a donnée
leur
culture, et dont il s’agit de tenir compte. Dans cette mesure, même si
la
philosophie parvenait à se dégager des limites que, selon l’opinion
d’aujourd’hui,
lui impose la culture ambiante, il resterait qu’elle devrait encore
s’inquiéter
de ce qu’est cette culture pour pouvoir s’y insérer et y agir.
La question du rapport de la pensée
philosophique au milieu
culturel dans lequel elle se développe peut être vue sous plusieurs
angles
selon la visée qui conduit à la poser. Ainsi, elle peut apparaître dans
un
projet de connaissance relativement objective, à l’intérieur d’une
sorte
de science de la culture, où il s’agisse de prouver l’hypothèse d’une
dépendance universelle de toutes les formes d’activités humaines, et
notamment les activités intellectuelles qui prétendent le plus à
l’indépendance,
parmi lesquelles on montrerait que la philosophie, envisagée peut-être
comme
un cas extrême, ne fait pas exception. Ou bien, dans le même sens, il
pourrait
s’agir de définir tous les modes de cette dépendance et ses divers
effets
dans chaque domaine, encore occultés par l’illusion de l’autonomie
présente chez nombre de philosophes. Dans la même ligne encore, une
certaine
visée critique pourrait conduire à tenter de dénoncer les effets
pervers dus
à l’illusion d’indépendance de certaines formes de pensée, et à évincer
du domaine des véritables savoirs les prétentions vaines d’un certain
type
de méthode philosophique destinée à permettre d’aborder l’être ou la
vérité en dehors des conditionnements historiques, grâce à une sorte
d’accès
immédiat à l’être éternel, quel qu’il soit. Or cette ambition critique
vient ajouter un élément nouveau par rapport au projet plus
scientifique de
connaître mieux les lois d’un certain domaine culturel en confrontant
des
hypothèses à certains faits susceptibles de les vérifier, de les
infirmer, de
les rectifier ou de donner des occasions de nouveaux développements.
L’enjeu
de la démarche devient alors plus pratique. Il ne s’agit plus de
connaître
mieux un domaine en vue de l’accroissement de connaissance qu’il
apporte,
quelles que soient les applications pratiques qu’on pourra ensuite en
faire.
La mise en garde contre l’illusion d’autonomie de la philosophie, par
exemple, vise non plus tant à réduire une ignorance qu’à libérer d’une
illusion et à modifier ainsi la pratique intellectuelle de ceux qui se
convainquent du danger et de la vanité d’une certaine forme de pensée.
Ce
genre d’entreprise critique a donc immédiatement un objet d’ordre
pratique,
moral ou politique, plutôt que purement théorique ou scientifique. Or
c’est
bien également cet enjeu pratique qui est le nôtre dans la question du
rapport
entre la forme de notre réflexion philosophique et celle de notre
culture. Si
nous nous posons la question, ce n’est pas dans le but de faire avancer
la
science en élaborant une théorie sur la façon dont la culture
conditionne la
pensée de ceux qui lui appartiennent, même s’il n’est pas exclu qu’il
puisse y avoir des rencontres ou des croisements entre une telle
recherche
scientifique et le cheminement de nos réflexions. Ce qui nous
intéresse, c’est
ce que signifie pour nous, en tant que nous sommes engagés dans la
pensée
philosophique, le fait que nous sommes placés dans une situation
culturelle
précise, et les implications que ce fait peut avoir sur cette pensée
même.
Cette situation culturelle, pour nous, il ne s’agit pas de la connaître
objectivement, d’un point de vue aussi neutre que possible, comme un
objet de
science, mais d’en prendre une connaissance pour juger de l’influence
concrète qu’elle peut avoir sur nous, des possibilités qu’elle offre à
notre entreprise et des résistances qu’elle lui oppose, ainsi que des
transformations éventuelles qu’elle pourrait requérir et auxquelles
elle se
prête. Plutôt que d’en faire la théorie, nous voulons la sonder pour
découvrir ce qu’elle recèle d’éléments susceptibles de concerner notre
réflexion. C’est pourquoi je vous invite à la diagnostiquer en fonction
de
normes que nous lui imposons, et qui sont celles de la philosophie,
c’est-à-dire
à partir de nos propres exigences philosophiques.
Cette perspective dans laquelle notre
situation culturelle
est abordée par un diagnostic philosophique, plutôt que par une
approche
théorique, est liée à une certaine manière de se situer par rapport à
la
philosophie, en envisageant celle-ci comme discipline pratique plutôt
que
théorique, ou si l’on veut, en tant qu’art plutôt que science, dans la
mesure où l’art oriente la connaissance vers une pratique et l’y
intègre,
contrairement à la science, qui, quand bien même elle est évidemment
aussi
une pratique théorique, s’oriente vers la théorie comme sa fin, et ne
trouve
son rapport avec la pratique que d’une manière extérieure, par les
applications de la théorie ou la technique. Il y a évidemment dans
cette
façon de comprendre la philosophie un parti pris, qui consiste à la
concevoir
comme recherche de la sagesse, et non comme recherche de science, sinon
accessoirement. En effet, dans cette perspective, par rapport à notre
question,
la philosophie n’apparaît pas d’abord comme le moyen d’obtenir un
savoir
objectif sur ce qu’est la culture, en général comme en particulier à
notre
époque, et sur la manière dont elle détermine la réflexion
philosophique ou
influe sur elle, mais, à l’inverse, c’est la culture qui est examinée
en
fonction de son rapport avec la philosophie et en vue de cette
dernière.
Autrement dit, ce qui nous importe en priorité, c’est moins la culture
que la
philosophie, ou plus précisément, c’est moins la science objective du
rapport entre la culture et la philosophie, envisagé comme tel, pour
lui-même,
que l’importance pour l’activité philosophique de ce rapport, toujours
considéré d’abord en fonction d’elle. Ou encore, c’est la pratique
philosophique qui nous intéresse au premier chef, et son rapport à la
culture
— qu’il soit de dépendance, de domination, d’utilité ou quoi que ce
soit
d’autre — ne nous importe que dans la mesure où il intervient parmi les
conditions de cette activité philosophique. Il en résulte dès le départ
une
complication de ce rapport. En effet, d’un point de vue relativement
objectif
déjà, on aperçoit vite le cercle qui se forme entre la philosophie et
la
culture dans laquelle elle est pratiquée. Supposons, selon l’opinion
commune,
que la philosophie dépende de la culture qui la permet, et qu’elle ne
puisse
donc envisager ses objets de réflexion qu’à partir de la forme que lui
donne
cette culture. Il en résulte que celle-ci, dans la mesure où elle
devient son
objet, sera encore perçue à travers son propre prisme, et que la
philosophie
ne pourra la penser que telle qu’elle se reflète dans son propre
miroir. Dans
cette mesure, la réflexion philosophique ne pourra jamais se dégager de
cette
dépendance pour prendre un recul par rapport à sa culture ambiante.
Maintenant, si nous prenons l’autre perspective, celle de la pratique
philosophique, alors ce même rapport doit être envisagé encore comme
étant
seulement l’une des possibilités pour notre réflexion actuelle de se
concevoir au sein de sa situation culturelle présente. Autrement dit,
le cercle
culturel dans lequel la philosophie paraissait enfermée du point de vue
plus
objectif, et qui paraissait exprimer une loi de toute culture, ne doit
plus
être considéré selon cet aspect général, abstrait, mais selon la forme
qu’il
prend dans l’actualité d’une pratique concrète, au sein d’une situation
culturelle précise, où cette loi devient à son tour l’un des objets
auxquels s’applique la relativisation culturelle ou historique qu’elle
entraîne. De cette manière, sans être aboli, ce surplomb de la culture
se
trouve relativisé par rapport à une nouvelle priorité de la philosophie
une
fois qu’il est envisagé dans la pratique concrète de cette dernière. Et
c’est
la raison pour laquelle, en dernière instance, c’est bien la
philosophie
ainsi comprise qui doit mener l’enquête sur ses propres conditions
culturelles. C’est alors que s’ouvre aussi la perspective sur la
culture
envisagée comme milieu et moyen d’action de la philosophie. Et pour la
comprendre en ce sens, notre enquête doit entrer dans l’analyse des
déterminations concrètes de notre culture telle que celle-ci peut
apparaître
à la lumière de notre propre pratique pour entrer avec elle dans un jeu
dialectique concret.
Position du problème
L’une des oppositions caractéristiques
de notre culture
est celle de l’affirmation de la liberté entière des individus, d’un
côté, et de leur détermination entière par leurs conditions matérielles
et
sociales, de l’autre. Certains pensent éprouver en eux la capacité de
choisir et de se décider par une volonté qui ne dépendrait de rien,
mais se
déterminerait elle-même de manière tout à fait autonome, de telle façon
que
nous serions entièrement responsables de tout, ou du moins de tout ce
que nous
faisons. D’autres étudient au contraire tous les conditionnements dont
dépendent aussi bien nos pensées que nos actions, et estiment que nous
sommes
des expressions de notre milieu social bien plus que d’une sorte
d’individualité
originaire qui s’ancrerait dans une volonté parfaitement autonome, et
ils en
déduisent que nous ne sommes responsables de rien, ou de presque rien.
Cette
opposition est très manifeste lorsqu’il s’agit d’évaluer la
responsabilité de délinquants en déterminant de quel côté se trouve la
culpabilité, du leur ou de celui du milieu social. Habituellement, plus
les
juges sont instruits et plus ils accentuent le poids des déterminismes
sociaux ; ce qui n’est pas étonnant puisque ceux-ci sont justement
l’objet
des sciences de l’homme. Bref, dans cette opposition entre le
déterminisme et
la liberté, les deux opposés n’ont pas le même poids, étant donné que
la
science, la plus grande culture, ce qui vaut comme les savoirs de notre
culture,
met en évidence les déterminismes qui pèsent sur l’individu. Et il faut
avouer que, dans une université, un lieu de savoir par excellence,
cette thèse
s’impose tout particulièrement. En effet, tous les savoirs que nous
accumulons progressivement sur l’homme consistent à établir les divers
rapports de causalité qui le concernent, c’est-à-dire les chaînes de
dépendances à tous les niveaux que nous étudions, en psychologie,
neurologie,
médecine, aussi bien que dans les sciences sociales. Tandis que la
thèse de la
liberté, celle qui défend l’opinion d’une indépendance de notre
volonté,
est d’autant plus facile à adopter qu’on connaît moins tous les
mécanismes qui expliquent des parties toujours croissantes de nos
comportements
et de nos pensées, si bien qu’elle devient toujours davantage la
position des
ignorants, qu’ils le soient naïvement ou par quelque refus de la
science
destiné à protéger l’ignorance qui la précédait et les croyances qu’une
telle ignorance autorise.
De cette situation, retenons donc deux
choses à propos de
notre culture : d’un côté elle développe des savoirs qui
présentent
toujours davantage l’homme comme étant pris dans un filet de
dépendances
causales, tandis que, de l’autre, ces savoirs menacent des croyances
liées à
l’ignorance de ces déterminations et provoquent chez certains une
réaction
de rejet des sciences, soit dans la mesure seulement où elles
concernent l’homme,
soit d’une manière plus générale encore. Comme il n’est pas possible de
soutenir cette dernière position par des arguments fondés sur la
science, qui
la conteste, la critique des sciences a généralement lieu à travers le
recours à des valeurs morales, et plus précisément de celles qui sont
liées
à une conception de l’homme comme doué du libre arbitre. Il nous faudra
tenir compte des deux positions, en tant qu’elles manifestent dans
notre
culture une tension entre le désir de savoir davantage, au risque de
bouleverser les morales traditionnelles, et la crainte de voir ces
valeurs
changer, conduisant à la condamnation des sciences, une opposition
constante
depuis le début de l’ère moderne où elle avait pris la forme du conflit
entre la religion et la science. Ces deux positions apparaissent en
effet dans
notre culture comme représentant des forces contraires, celles de la
conservation et celles du renouvellement. L’intensité du conflit révèle
à
quel point l’une des questions essentielles de notre culture est celle
de son
mouvement. Et, selon qu’on prend le point de vue de l’un ou l’autre des
deux partis, la question se simplifie ou se complexifie. Du point de
vue de la
conservation, il s’agit seulement de choisir entre la stabilité et le
mouvement, tandis que du point de vue du renouvellement, il s’agit en
outre de
savoir dans quel sens le mouvement doit s’effectuer. (En réalité, pour
les
partisans de la stabilité, le problème se complique par le fait qu’ils
n’entendent
pas figer l’état présent, mais retourner à un état antérieur, et qu’ils
introduisent ainsi à leur tour un mouvement. D’autre part, de même
qu’il n’est
pas possible d’arrêter simplement notre culture à son état présent,
parce
que cet état comprend d’une manière essentielle un mouvement — ou si
l’on
veut, parce qu’il a une inertie constitutive —, de même le simple
retour
est impossible, parce que l’évolution ultérieure à l’époque
suscitant la nostalgie est à plusieurs égards
irréversible.)
Mais revenons à la thèse du déterminisme
dans lequel l’homme
serait pris, non seulement comme organisme physique, mais également en
tant qu’être
conscient, pensant et sentant. Étrangement, même chez de nombreux
partisans de
cette thèse — chez ceux qui l’adoptent au moins dans les domaines où
ils
ont quelque compétence scientifique —, elle continue à provoquer une
inquiétude et un désir d’en limiter l’extension pour préserver quelque
abri dans lequel l’individu échapperait à ces dépendances. Autrement
dit, l’opposition
entre les thèses du libre arbitre et du déterminisme n’a pas lieu
qu’entre
des esprits différents, mais souvent chez les mêmes personnes. La
plupart en
effet n’ont pas une position tout à fait tranchée à ce sujet, mais
tendent
à admettre des déterminations dans certains domaines où la science
paraît
les leur avoir montrés d’une manière suffisamment évidente, et à
réserver
par ailleurs à une liberté non affectée par ces déterminismes un espace
dans
quelque retraite plus cachée et obscure que leur savoir scientifique
n’a pas
encore évidemment éclairé de sa propre lumière, de sorte qu’on trouve
toutes les positions possibles entre les deux extrémités du
déterminisme
entier et du libre arbitre total, et du même coup, entre la réaction la
plus
radicale à la modification culturelle, et l’engagement le plus entier
en sa
faveur. C’est dire que la thèse du déterminisme, en même temps qu’elle
est caractéristique de notre culture, y apparaît typiquement aussi
comme
problématique. Or ce problème paraît bien venir d’abord des réactions
émotives que cette thèse provoque. Dans la mesure où,
traditionnellement,
dans notre civilisation, l’homme se concevait comme un sujet fondé sur
une
volonté totalement autonome, qui lui donnait la maîtrise entière de son
être
intérieur, de ce qui le constituait le plus profondément comme ce sujet
qu’il
se concevait être (qu’il nomme cette partie l’esprit, l’âme, ou le moi
profond, etc.), la conception déterministe semble détruire l’homme
comme
sujet moral. C’est à cette représentation du sujet humain que se réfère
encore pour beaucoup la grande partie des valeurs traditionnelles, de
la
conception de soi, et du sens de la vie, si bien que la thèse du
déterminisme
est généralement tenue pour dangereuse, en tant qu’elle enlève son
fondement à cette vision de soi et du monde et oblige à chercher de
nouvelles
manières de se comprendre et de se situer dans le monde. Mais il semble
y avoir
aussi des difficultés plus proprement intellectuelles à la thèse
déterministe. Nous avons remarqué en effet qu’elle comporte un paradoxe
dans
le seul domaine de la connaissance déjà, puisqu’elle semble interdire
d’accéder
au point de vue neutre, surplombant, libéré de toute influence
perturbatrice,
qui permettrait une connaissance objective, y compris la connaissance
vraie de
ces déterminismes dont nous dépendons. Il semble donc que la science
elle-même aboutisse ici à une forme de contestation d’elle-même. C’est
pourquoi, lorsqu’il s’agit de donner la raison pour laquelle le
philosophe d’aujourd’hui
peut trouver pertinent de se poser la question de sa situation
culturelle, la
première réponse réside sans doute dans la nécessité que lui impose
cette
situation culturelle elle-même, en tant qu’elle le place face à la
perspective de se voir déterminé par sa culture, et du même coup de le
plonger dans le paradoxe qui en résulte, d’une sorte d’incapacité de
connaître vraiment, et même de s’assurer vraiment de la nature de cette
dépendance, voire de son existence même.
Nous pourrons revenir aux raisons
émotives de rejeter cette
thèse, mais commençons par ce qui devrait nous être le plus familier
dans une
perspective scientifique au sens large, à savoir les paradoxes qu’elle
pose
à notre raison. Or il se pourrait que nous découvrions à ce sujet que
la
difficulté soit, ici également, moins intellectuelle qu’émotive en son
fond. Toute la difficulté vient, croit-on, du fait qu’il devient
impossible
de se placer à un point de vue neutre, afin de connaître vraiment, sans
déformation, les choses, y compris nous-mêmes, s’il est vrai que jusque
dans
notre pouvoir de connaître nous sommes déterminés par des causes
étrangères
à notre nature propre. Si nous ne sommes pas immédiatement transparents
à
nous-mêmes, s’il n’y a pas un lieu où notre conscience soit pure, sans
aucune influence étrangère dont l’origine puisse lui rester opaque,
alors
comment pourrons-nous connaître vraiment quoi que ce soit, tel qu’il
est en
soi ? Et comment pourrons-nous nous connaître nous-mêmes tels que
nous
sommes ? Voilà une question qui a été ressassée dans notre
culture, et
qui se trouve motivée par le paradoxe auquel la science paraît donner
lieu. Et
nous-mêmes à présent, en nous demandant quelle est notre situation
culturelle, il semble bien que nous nous trouvions aussitôt pris dans
son
cercle. Si c’est le cas, j’ai bien peur que nous ne puissions arriver
au
diagnostic que je vous propose de notre situation culturelle, parce que
nous
allons nous trouver aussi emportés dans ce tourbillon dont on ne sort
plus.
Voyons donc s’il est inévitable de nous y laisser prendre.
Le modèle de la connaissance qui permet
la construction de
ce paradoxe est celui d’une relation entre deux êtres distincts :
d’un
côté un sujet libre, pur, et de l’autre le monde qui l’entoure.
Apparemment, le libre arbitre, dont nous avions placé l’opinion à
l’origine
de la réaction émotive à la reconnaissance des déterminismes pesant sur
l’homme
jusqu’en son tréfonds, concerne la volonté plutôt que l’intelligence
(ou
les facultés cognitives). En réalité, il concerne aussi bien l’une que
l’autre.
Tentez en effet de concevoir une volonté parfaitement libre, mais
plongée dans
une illusion totale, sans aucune perception vraie, pas même
d’elle-même. Il
est aussitôt évident qu’elle se détermine toujours au hasard, ou selon
de
pures apparences, qu’elle ne peut répondre de rien en réalité, et n’est
donc responsable de rien, parce qu’elle ne maîtrise non plus vraiment
rien,
pas même sa propre opération. Pour être ce qu’elle doit être, il faut
qu’elle
soit aussi un lieu de transparence entière, un lieu, aussi étendu ou
restreint
qu’on voudra, de connaissance pure. D’ailleurs, à la limite, il
faudrait qu’elle
crée elle-même sa connaissance de la même façon qu’elle se crée ou se
recrée sans cesse à partir de rien dans chacun de ses actes. Y a-t-il
un tel
point où le sujet soit ainsi entièrement actif et parfaitement
connaissant ? C’est la question que se posait Descartes, et à
laquelle
il répondait par son célèbre « je pense, j’existe », mais
pour
constater ensuite que cette pensée et cette existence étaient encore
imparfaits et déterminés, d’autant que cette pensée se découvrait
d’abord
comme un doute. Mais laissons Descartes et revenons à nous. Le modèle
d’une
telle connaissance pure est celui d’une sorte de vision parfaite, que
rien ne
viendrait déformer. Mettez un verre coloré ou déformant devant l’œil,
et
vous ne verrez plus rien tel qu’il est. Si vous voulez la vision pure,
supprimez donc tous ces obstacles, tous les éléments étrangers qui vont
déformer votre vision. Cela peut se faire directement, mais
éventuellement
aussi par une sorte de calcul. Ainsi, si je connais les propriétés de
la
lunette que je porte, je peux calculer la déformation qu’elle opère, la
déduire, et ainsi reconstituer la vision normale. Mais maintenant, la
science
nous apprend qu’il faut compter parmi ces instruments déformants l’œil
lui-même, ainsi que notre cerveau, dont les structures sont le produit
d’une
évolution naturelle, étrangère au pur sujet qui devrait l’habiter. Et
lui-même peut-il se défaire de ses structures concrètes, liées à sa
position dans le monde, peut-il s’abstraire du fait qu’il a des sens,
une
intelligence d’une forme particulière, bref, toutes sortes d’impuretés
affectant toute sa connaissance des choses ? Que pourra-t-il
connaître
vraiment dans ce monde, en tant qu’il est un sujet concret, et non un
sujet
pur, bref, en tant qu’il est homme ? Or chaque fois que les
sciences
expliquent quelque trait de l’homme en l’intégrant dans un système plus
vaste, physique, biologique, psychologique ou social, elles révèlent de
nouvelles impuretés affectant le supposé sujet pur dans sa connaissance
des
choses et de lui-même comme sujet concret.
Mais pourrait-on utiliser également les
sciences pour
dissoudre ces impuretés qu’elles découvrent ? A première vue, il
semble que oui. Ainsi, une fois qu’on a reconnu la structure et le
fonctionnement de l’œil, il devient possible d’utiliser ces savoirs en
vue
de corriger les déformations. C’est ainsi que les lunettes, qui
déforment la
vision normale chez celui dont l’œil est en parfait état, corrige en
revanche celle des gens qui souffrent de défauts tels que la myopie. Ou
bien,
quand l’intelligence est perturbée par certains troubles émotionnels,
tels
médicaments ne peuvent-ils pas réactiver un fonctionnement plus normal
de
cette faculté ? Certains le croient. Mais il faut quelque naïveté
pour ne pas remarquer le cercle vicieux dans lequel on s’est enfermé
lorsque,
par de telles corrections, on tente de faire retrouver au sujet libre
sa pureté
originelle. Car la vision juste qu’on redonne au myope par les
lunettes, c’est
celle de l’œil dit sain. Mais celui-ci ne représente qu’une première
lunette pour le pur sujet, et une première déformation, qui l’empêche
par
exemple de saisir des objets ce qu’en voient les abeilles, les
grenouilles, ou
tels Martiens doués d’un organe plus puissant. La normalité de cette
vision
que nous jugeons saine ne se réfère qu’à la structure habituelle de
l’homme,
c’est-à-dire à la conformation d’un être particulier dont la structure
dépend de déterminismes précis, étrangers au supposé pur sujet, et qui
lui
donnent ainsi déjà dans la nature humaine des instruments de perception
déformants. Or il en va de même pour notre cerveau et notre
entendement. C’est
pourquoi les sciences ont acquis par rapport à ce point de vue du pur
sujet une
fonction critique, et portent à contester la possibilité d’une
connaissance
vraie et objective qui puisse valoir de manière ultime, comme indemne
par
rapport à toute déformation. Et il arrive même que la dimension
critique
réflexive devienne à tel point dominante qu’elle fasse oublier l’autre,
plus directe, dont elle dépend. Ainsi, on estimera que, par opposition
à la
connaissance objective du monde, la connaissance de soi est bien plus
difficile,
voire impossible. Et l’on retrouve dans ce sens toute une série de
dictons
qui désignent cette impossibilité de la connaissance réflexive. On
affirmera
par exemple que, tandis que l’œil peut voir ce qui se trouve devant
lui, il
ne peut pas se voir lui-même ; ou que le regard, qui se pose sur
toutes
les choses du monde, ne peut pas se regarder. Et pourtant, nous voyons
bien nos
yeux aussi souvent que nous nous regardons dans un miroir, et nous y
percevons
notre regard au moins autant que nous percevons celui des autres. —
Mais il
vous faut un miroir, répliquera-t-on. — Oui, il me faut un instrument
pour
rendre l’œil visible à soi, comme il m’en faut un autre pour voir les
autres choses, et qu’importe que, dans ce dernier cas cet instrument
soit l’œil
et qu’il soit intégré à mon corps, tandis que dans le second cas, c’est
le miroir, qui est extérieur à mon corps ? Dans la perspective qui
nous
intéresse, ce sont deux instruments, qui, comme tels, déforment à leur
façon
ce qu’ils font voir. Bref, quand on croit que les sciences portant sur
l’homme
grâce auxquelles nous tentons de nous connaître nous-mêmes, posent un
problème particulier dû à l’impossibilité de la pure réflexion, on
oublie
que les raisons avancées pour démontrer cette impossibilité sont les
mêmes
qui valaient déjà contre la connaissance des choses extérieures, à
savoir le
fait que des instruments s’interposent toujours entre le pur sujet et
les
choses qu’il veut connaître. Il peut sembler étrange certes que ce
sujet ne
puisse pas se connaître lui-même, étant donné qu’il est conçu comme
parfaitement libre et transparent à lui-même. Et l’on peut concevoir
que, s’appuyant
sur le fait que la science peut porter sur le sujet concret lui-même de
manière à en faire un objet réclamant une investigation à l’aide
d’instruments
et se présentant par conséquent comme opaque par rapport à lui-même, on
puisse aboutir à une critique radicale du modèle de la connaissance
subjective, libre et s’estimer pris dans un paradoxe indépassable.
Mais,
précisément, ce paradoxe n’a lieu que dans la mesure où, tout en le
contestant, on maintient le modèle du pur sujet, de telle manière
qu’alors,
il est posé à la fois comme valable et comme aboli. C’est à cause de
cette
double perspective contradictoire que la dépendance de la pensée
critique
même la plus radicale par rapport à la situation culturelle dans
laquelle elle
a lieu apparaît comme un paradoxe insurmontable, puisqu’on en vient à
soutenir à la fois l’impossibilité d’échapper au type de déterminismes
que révèle la science, et le principe d’une connaissance neutre,
objective
et pure de toute déformation due à l’intervention de causes étrangères
au
pur sujet, totalement libre. Ceci dit, il suffit maintenant de tirer
toutes les
conséquences de la critique, au lieu de s’arrêter en chemin, pour voir
disparaître le paradoxe en même temps que ce sujet absolument libre et
donc
transparent à lui-même, que conteste justement cette critique. Car
sitôt le
raisonnement poussé jusque là, le modèle de cette connaissance neutre
disparaît comme simplement illusoire, et il n’est donc plus étonnant
que
nous ne puissions pas y arriver, ni à propos des autres choses, ni à
propos de
nous-mêmes. Bref, le paradoxe disparaît au moment où l’on cesse
réellement
de viser une telle connaissance, c’est-à-dire quand on cesse d’en faire
seulement l’objet d’une critique théorique, et qu’on en tire aussi les
conséquences pratiques pour transformer la pratique même de la
recherche
scientifique au sens large. Mais c’est justement ce qu’on ne fait pas
généralement, de telle sorte que l’opposition entre les deux positions
que
nous avons définies, celles de la liberté et du déterminisme, reste
bien
caractéristique de notre culture, avec le paradoxe qui résulte de
l’affirmation
simultanée des deux opposés, qu’on trouve en réalité chez les partisans
des deux bords.
Une fois le cercle de ce paradoxe brisé,
il est possible de
revenir à la question de notre situation culturelle avec d’autres
perspectives que celle de nous prendre dans une impossibilité
paralysante, nous
conduisant à la complainte sur la nécessaire et impossible mort de la
philosophie, sur son agonie sans cesse prolongée, en tant qu’elle reste
conçue comme le lieu par excellence de cette pure connaissance du sujet
pur.
Sommes-nous déterminés par la société et
la culture
ambiante dans ce que nous faisons et pensons ? — C’est évident. —
Sommes-nous donc de simples marionnettes ? — Absurde
conclusion : il
n’y aurait personne pour tirer les fils et nous ne bougerions pas ni ne
penserions rien. — Le conditionnement social et culturel n’est donc pas
total ? — Évidemment non. — Il nous reste donc une part de
nous-mêmes
qui ne dépend que de notre libre volonté ? — Pourquoi voulez-vous
que
cette part soit encore celle du libre-arbitre ? N’y a-t-il pas
mille
autres déterminismes qui nous traversent en dehors de ceux que nous
avons
cités ? — Donc nous voici redevenus marionnettes, ou automates, si
nous
devons nous mouvoir sans fils ? — Allons-y pour l’automate si vous
voulez, mais je le prends au sens où l’automate a justement un principe
intérieur de mouvement, et n’est donc pas soumis à une pure fatalité
extérieure. — Mais ne posez-vous pas de nouveau la libre volonté dans
votre
automate quand vous lui donnez un principe intérieur de mouvement,
alors que je
le vois comme nos automates, construits et programmés par les
hommes ? —
Ne sommes-nous pas, nous aussi, en partie construits et programmés par
les
hommes, quoique pour une part bien plus petite que les
ordinateurs ? Mais
surtout, n’avons-nous pas aussi poussé sur le sol naturel comme les
plantes
et les autres animaux ? Vous n’avez pas besoin d’attribuer aux
plantes
une volonté libre pour leur reconnaître une certaine autonomie, un
principe
intérieur de croissance, qui n’est pourtant pas indépendant des lois de
la
nature. Qu’est-ce qui empêche qu’il en aille de même pour les
hommes ? — Alors nous ne sommes pas libres ! — Non, au sens
où
vous l’entendez, puisque l’observation de notre nature nous montre que
nous
n’avons pas une volonté coupée de tous les déterminismes naturels. Oui,
relativement, si vous voulez dire que notre constitution comporte
certains types
de désirs, et que notre comportement peut dépendre d’eux autant ou
davantage
que de tel type de conditionnement extérieur présent dans la situation.
Cette
liberté-ci est, il est vrai, toujours relative. Elle est aussi plus ou
moins
grande. Et c’est pourquoi nous pouvons nous libérer, c’est-à-dire faire
diminuer notre dépendance par rapport à certaines choses. — Mais qu’y
gagnerez-vous, si votre tentative de vous libérer vous est encore
dictée par
votre culture, et vous laisse donc entièrement sous sa
domination ? Vous n’aurez
toujours pas la liberté, mais vous resterez un esclave. — Et qui vous
dit que
la culture ambiante soit mon seul maître ? N’avions-nous pas
reconnu au
contraire que nous étions déterminés à de nombreux niveaux ? Ne
sommes-nous pas au croisement d’une multitude immense d’influences et
de
déterminations ? Pourquoi, dans ce cas, ne pourrions-nous pas nous
libérer d’une certaine culture à partir d’autres de ces
déterminations ? — Mais ne faut-il pas que cette culture elle-même
vous
donne l’idée et la volonté de vous en libérer, si vous n’êtes pas
vraiment libre ? — Il n’est pas impossible qu’elle suggère
d’elle-même
cette idée, certes, mais ce n’est pas non plus nécessaire, puisque je
ne me
réduis pas à elle et que je suis relié à mille autres choses dans le
monde
par les fils de ces déterminismes qui vous effraient tant. — Non, je
veux
être libre, et je m’affirme librement comme libre, en dépit de toutes
vos
déterminations ! — Vous feriez peut-être mieux de chercher à le
devenir réellement, au sein même de ces déterminations.
Or précisément, ces déterminations,
parmi lesquelles on
peut estimer d’un poids particulier pour la philosophie celles de la
culture,
même si elles n’entraînent pas nécessairement le paradoxe de
l’impossibilité
de s’y reconnaître, il importe de les connaître pour celui qui veut
développer la pensée la plus libre possible, qui est précisément la
philosophie elle-même. Il importe de les connaître pour les soumettre à
la
critique, en tant que ce n’est pas tant ce qui nous est étranger, mais
ce qui
nous est plus propre, que celle-ci est destinée à éprouver, afin de se
réapproprier les principes mêmes de notre connaissance, autant que cela
est
possible. Si donc notre culture influe de manière décisive sur notre
manière
de penser, c’est, dans cette exacte mesure, en elle qu’il faut les
chercher
aussi. Mais où les trouver ?
A cette question, justement, la culture
dans laquelle nous
vivons nous donne immédiatement la réponse, puisqu’elle a élaboré toute
une série de disciplines qui la concernent. L’histoire (dont l’histoire
des
idées), l’ethnologie, la sociologie, l’ensemble à peu près des sciences
humaines, nous donnent une certaine connaissance de ce qu’est notre
culture
dans ses divers aspects, et dans sa différence également par rapport
aux
autres cultures connues. Bien plus, elles nous offrent également des
analyses
des relations entre les divers aspects de la vie sociale, de la culture
et des
modes de pensée des individus ; elles nous livrent des études des
évolutions et transformations qui affectent la culture, tant à partir
de
principes internes à elle-même ou à ses parties, qu’à partir d’autres
changements dans les conditions de vie des sociétés. Cette culture,
objet de
plusieurs disciplines et de très nombreuses recherches savantes,
correspond aux
systèmes de modes de vie caractéristiques des diverses sociétés,
envisagées
à différentes échelles, plus ou moins larges ou restreintes. Les mœurs,
les
arts, les façons de travailler, les rapports économiques, la cuisine,
les
sciences, parmi lesquelles celles qui étudient la culture, bref tous
les
éléments de comportement caractéristiques d’une société, c’est sa
culture. Parmi ceux-ci, on distinguera éventuellement une haute
culture,
limitée aux activités dans lesquelles la culture s’exprime spécialement
et s’invente
consciemment, comme dans les arts et les sciences, et auxquelles on
réservera
plus spécialement le nom de culture. Bref, cette culture à laquelle
nous
appartenons, c’est un domaine d’étude immense dans son extension
entière,
et encore extrêmement vaste dans son extension plus restreinte. Et s’il
fallait, pour aborder notre question, commencer par parcourir les
innombrables
résultats des études qui ont porté sur la culture sous ses divers
aspects,
nous ne sortirions jamais de cette première étape. C’est dire que, pour
nous
orienter dans cette masse de savoirs, il nous faut un guide. Et
celui-ci, c’est
évidemment dans la question même que nous nous posons qu’il faut le
trouver.
Or cette question, elle reste encore à élaborer.
Pourquoi nous intéresse-t-il de
connaître notre situation
culturelle ? C’est parce que, dans une certaine mesure, notre
activité de réflexion
philosophique y est liée, et qu’elle peut s’en trouver déterminée ou
influencée de diverses manières. On pourrait donc supposer que ce sont
les
domaines de la culture les plus proches de la philosophie qui nous
concernent au
premier chef : l’état de la philosophie elle-même, ainsi que des
sciences (et plus particulièrement les sciences humaines), de la
littérature
et des arts au sens plus restreint de beaux-arts, tandis que l’art de
la
cuisine nous intéressera moins, et l’art militaire ou l’économie encore
moins. Mais il est difficile d’établir des critères permettant de
mesurer l’éloignement
entre les divers domaines de la culture. Pour le faire dans le cas de
la
philosophie, il faudrait commencer par définir la philosophie et ses
relations
avec les autres domaines de la culture. Or on sait combien il est déjà
difficile, pour ne pas dire impossible, de donner une définition de la
philosophie qui satisfasse la majorité des philosophes. Et il est
évident que
la difficulté n’est pas moindre pour établir les relations entre la
philosophie et les autres disciplines, comme on le voit quand il s’agit
de
placer la philosophie dans la structure d’une institution telle qu’une
université, et où l’on voit les débats porter sur toutes sortes de
propositions, visant à la placer parmi les lettres, les arts, les
sciences
sociales, la théologie, les mathématiques, la psychologie, voire les
sciences
de la nature, sans compter ceux qui lui réclament une place à part, et
la
voient comme incompatible avec tout rapprochement particulier. De plus,
comment
savoir d’avance si les influences ont lieu proportionnellement aux
rapports
effectifs reconnus entre la philosophie et d’autres disciplines ou aux
rapports d’analogie avec les autres domaines de la culture ?
Par exemple, il est né dans notre
culture récente un
domaine que l’on nomme les industries culturelles. En effet, la culture
en son
sens plus restreint produisait traditionnellement des œuvres sur un
mode plutôt
artisanal, en fonction principalement des exigences de ceux qui
participaient
plus intensément à cette vie culturelle. Or, actuellement, la
production de ce
genre d’œuvres s’est massifiée et relève davantage de stratégies
économiques que des exigences proprement culturelles qui dominaient
auparavant.
Ceci vaut pour le cinéma, évidemment, mais également pour la musique,
notamment avec l’industrie du disque, et pour toutes les formes
d’écrits,
avec la nouvelle industrie de l’édition. Et l’organisation économique
de
cette dernière industrie concerne directement la philosophie, dans la
mesure
où l’imprimé est toujours le lieu où elle s’exprime, où elle se nourrit
en partie, où elle situe une bonne part du débat qui lui est vital. On
dira
peut-être qu’il importe peu par quels moyens le système économique
produit
les imprimés, pourvu qu’ils continuent à exister et à être disponibles
aux
philosophes. Mais précisément, ce changement dans l’organisation
économique
n’est pas sans influence sur la philosophie elle-même, comme sur toutes
les
formes de littérature et même de science, dans la proportion où elles
dépendent du livre et de l’imprimé. Les spécialistes de cette branche
de l’économie
nous apprennent que les biens culturels, parmi lesquels les livres,
sont
toujours davantage produits selon une logique économique, en fonction
des
possibilités du marché, plutôt que des exigences de la culture. Ainsi,
dans
la concurrence acharnée des éditeurs pour mobiliser le marché, chacun
s’efforce
de publier les livres susceptibles de trouver le plus grand nombre de
lecteurs,
au détriment des livres destinés à des publics plus restreints, et qui
rapportent moins. C’est dire que ce sont les ouvrages faciles,
conventionnels,
qui évincent toujours davantage les livres plus exigeants et originaux.
En
outre, l’effort pour constituer de grands groupes internationaux existe
aussi
dans l’édition comme dans toutes les entreprises de l’industrie de la
culture, de telle façon que, partout, l’édition est dominée maintenant
déjà par un très petit nombre de tels groupes, qui ont souvent fusionné
en
plus avec des groupes actifs dans d’autres domaines, non culturels au
sens
restreint. L’entreprise d’instaurer des sortes de monopoles a de même
conduit à intégrer à ces groupes la diffusion et la vente des livres,
ainsi
qu’à créer des liens plus exclusifs avec les journalistes et les
spécialistes de la publicité. Il en résulte que l’offre de titres en
librairie et le nombre d’auteurs et d’œuvres présents dans la
conscience
publique diminue constamment et d’une manière très rapide depuis
plusieurs
décennies. Les gens lisent donc de plus en plus les mêmes livres, et,
non pas
les meilleurs, mais ceux qui se prêtent le plus à être diffusés en
masse, et
qui sont donc au contraire généralement d’un niveau médiocre. Les
analystes
de cette branche de l’économie constatent qu’autour de ces grands
groupes
dominant l’édition, on trouve encore une série de plus petites maisons,
qui
vivent soit en publiant pour des publics restreints délaissés par ces
groupes,
soit en lançant des ouvrages plus originaux. Or ces petites maisons
d’édition
ont une durée de vie généralement limitée, après quoi, ou bien elles
disparaissent simplement, ou bien elles sont rachetées par les grands
groupes
qui les assimilent et les soumettent à leur loi. Les philosophes ont
souvent
encore l’habitude de se croire au-delà des contingences matérielles et
de
juger que tout cela ne peut pas les concerner. Mais comment ne pas voir
que,
dans la mesure où l’écrit est devenu depuis très longtemps le principal
lieu de la présence objective de la philosophie, celle-ci se trouve
très
compromise par un mouvement économique qui tend à la faire disparaître
du
livre, ou à l’y réduire à la vulgarisation et à des réflexions
journalistiques ? Les intellectuels eux-mêmes commencent à
s’étonner
de la disparition progressive de la vie intellectuelle dans la seconde
moitié
du XXe siècle, et la croissance de ce désert culturel n’est
certainement pas
sans relation avec l’évolution économique qui a donné naissance au
phénomène des industries culturelles, avec leur soumission progressive
de
toute la culture à leur seule logique de marché.
Voici un exemple qui oblige à se poser
la question de savoir
à quel point des évolutions de notre culture qui paraissent à première
vue
très étrangères à notre activité peuvent l’affecter en réalité de
manière très profonde. Il n’est pas difficile d’en trouver d’autres.
Nul
mystère que nous sommes dans une période scolastique, c’est-à-dire une
époque où les écoles, et particulièrement les universités, sont
toujours
davantage le lieu dominant où se transmet et se produit la culture en
son sens
plus restreint ; et c’est pourquoi justement, pour faire de la
philosophie, nous nous trouvons à présent dans une université. Or il
est
évident que les universités tendent également à se concevoir de plus en
plus
comme des entreprises dans ce large domaine du marché de la culture, ce
dont on
peut craindre et déjà subir des effets semblables à ceux qui résultent
de l’apparition
des industries culturelles dans leur figure actuelle. Et pourtant, nous
philosophons. Oui, encore, mais dans quelles conditions et pour combien
de
temps ? Voilà une question dont on voit qu’elle nous conduit à
nous
soucier de notre situation culturelle, dans un sens plus restreint,
mais plus
large aussi, afin d’estimer l’impact réel sur nous des divers éléments
de
notre culture. Selon quels critères, disais-je, entreprendre notre
analyse de
notre culture ? Je ne voyais pas d’autre chemin que de partir de
nos
propres questions. Mais il nous en faut d’autres, de plus précises que
celle
que j’ai posée en général, concernant justement la nature de notre
situation culturelle.
L’idée de voir la culture à partir de
nos questions et
préoccupations nous donne une règle et place également en nous la norme
du
jugement que nous porterons. C’est ainsi que j’entends que notre
enquête ne
soit pas une étude objective, théorique, mais un diagnostic. Il s’agit
en
effet non pas de connaître notre culture, ni même son influence sur
l’activité
philosophique en général, mais de préparer des jugements à son égard en
fonction des exigences pratiques qui sont les nôtres. Dans quelle
mesure notre
culture favorise-t-elle notre pratique ? en quoi
l’empêche-t-elle ?
quelles sont les voies qui s’offrent à nous dans la situation
culturelle où
nous nous trouvons, et quel est leur intérêt pour nous ? Voilà les
enjeux qui orientent notre diagnostic. Bref, notre culture, nous ne
l’étudions
pas pour la connaître simplement, mais nous la sondons pour découvrir
les
possibilités qu’elle recèle pour notre propre pratique.
Pour cette raison, la méthode de notre
diagnostic ne peut
pas se ramener automatiquement à celle des disciplines qui envisagent
la
culture d’un autre point de vue, qu’elles tendront d’habitude à définir
comme aussi objectif que possible. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y
ait
rien d’utile pour nous dans cette recherche de connaissance objective.
Mais
cette utilité, nous ne pouvons la présupposer sans autre forme de
procès, il
nous faut sans cesse l’évaluer à partir de notre propre point de vue,
et
donc commencer par la remettre en question. La référence à notre propre
pratique, qui s’impose comme notre norme dans notre enquête, explique
non
seulement ma proposition de concevoir celle-ci comme une forme de
diagnostic,
mais également l’insistance sur le fait que la perspective dans
laquelle il a
lieu doit être la nôtre. C’est pourquoi je ne propose pas l’étude ni de
la culture, ni même de notre culture, ni de la situation culturelle du
philosophe, mais bien celle de notre situation culturelle. Ce n’est pas
en
effet la culture en général, ni celle qui se trouve être celle de notre
société, qui nous intéresse au premier chef, mais bien notre culture
propre,
en tant que philosophes pensant ici et maintenant d’une manière
précise,
dans un cadre précis également. Bref, c’est plus précisément la manière
dont nous nous situons du point de vue de la culture, qui sera l’objet
de
notre réflexion. Or cette manière de focaliser notre problème nous
rappelle
que notre culture, c’est bien notre participation à la culture de notre
société, ou plus précisément aux divers milieux sociaux dans lesquels
nous
sommes intégrés à divers titres, mais que c’est également la forme qu’a
prise notre culture propre, individuelle. Nous nous situons dans une
culture
plus vaste qui a une certaine présence objective dans la société dans
laquelle nous vivons. Mais nous nous situons aussi à partir d’une
culture qui
nous donne notre forme, selon la manière dont nous nous sommes formés
ou
cultivés, ce qui fait que, par exemple, même par rapport à la culture
plus
générale à laquelle nous appartenons, nous ne nous situons pas tous de
la
même manière. Vue dans cette perspective, la culture est donc bien
d’une
part la forme que se donne une société, et qui la fait différer
d’autres
sociétés qui se sont donné d’autres formes, mais elle est aussi la
forme
que l’individu prend ou se donne à l’intérieur d’une société ou au
croisement de plusieurs sociétés. Car n’oublions pas qu’une des
caractéristiques de notre culture actuelle est précisément
l’accroissement
des contacts entre cultures qui ne se côtoyaient que marginalement dans
les
siècles passés, de telle façon que l’intégration de l’individu dans ces
cultures multiples est de plus en plus complexe.
Je désire surtout insister sur le fait
que la culture n’est
pas seulement une sorte d’entité objective qu’on trouve, qui constitue
le
milieu dans lequel nous avons à vivre, avec quelques chances mineures
de l’influencer
un peu en retour, mais qu’elle est également cette manière dont chacun
se
forme dans son milieu, et qu’elle est donc aussi une culture propre. Si
l’on
tient compte de cette manière dont nous sommes intimement impliqués
dans notre
culture, l’opposition qui paraissait exister entre nos actions
individuelles
et cette sorte de grande forme objective de la culture, qui semblait
les
déterminer de l’extérieur, disparaît à présent pour faire place à des
pratiques qui reçoivent certainement une partie de leur forme d’autres
pratiques générales dans lesquelles elles s’insèrent, mais qui sont
elles-mêmes des pratiques culturelles, c’est-à-dire des pratiques de
formation de soi en premier lieu, et des autres en second lieu. On voit
donc
que, dans cette perspective, la question de savoir si nous sommes
libres ou
déterminés ne peut plus avoir le sens d’un choix entre deux
perspectives
incompatibles, mais qu’elle ne peut plus signifier, si l’on veut y
donner un
sens, que la question de savoir à quel point certaines pratiques, dans
le
réseau des influences qu’elles ont elles-mêmes et qu’elles subissent,
parviennent à se donner une cohérence telle qu’elles puissent rendre
compte
d’elles-mêmes et se justifier, en elles-mêmes d’abord, face aux autres
ensuite.
Or le point de vue qui permette la
recherche des conditions
dans lesquelles de telles pratiques peuvent trouver leur forme
satisfaisante ne
peut pas être un autre que le leur propre. Qu’il faille ici connaître à
partir d’une pratique déjà déterminée, et cela non seulement
socialement
déterminée, mais individuellement déterminée aussi, et non pas depuis
quelque belvédère où l’individu puisse se dégager de lui-même pour
observer l’espace de sa vie et de celle des autres, ce n’est plus une
sorte
d’aberration, de catastrophe qui mette notre connaissance en échec.
C’est
au contraire la condition positive de la forme de connaissance que nous
cherchons, à savoir celle par laquelle nous prenons conscience de
nous-mêmes
en tant que nous sommes pratiquement engagés. Et c’est pourquoi je
qualifie
de philosophique le type de diagnostic que je vous invite à faire. Je
n’entends
pas par là signifier que la seule pratique qui nous intéresse est celle
de la
philosophie, comme si nous la distinguions parmi d’autres qui
pourraient
former avec elle des alternatives plus ou moins équivalentes, comme
s’il
était possible aussi bien de choisir d’autres pratiques scientifiques,
des
pratiques commerciales, guerrières, et ainsi de suite. Réfléchir sur
notre
situation culturelle, en tant que nous pratiquons la philosophie, ne
revient pas
à découper en nous un certain mode d’activité, pour concentrer la
réflexion sur elle exclusivement afin d’en envisager l’insertion
culturelle. Cette pratique philosophique n’est pas celle de la
philosophie,
conçue comme une entité abstraite. Elle est philosophique justement en
tant qu’elle
ne se contente pas de saisir théoriquement la pratique qu’elle est,
mais qu’elle
la ressaisit aussi pratiquement. C’est ainsi que la philosophie peut
être
amour et recherche de la sagesse, c’est-à-dire recherche d’une
connaissance
qui ne se sépare pas de la pratique, mais rend indissolublement la
pratique
connaissante et la connaissance pratique. Dans ces conditions, la
culture, en
tant qu’elle est cette formation de soi dans un contexte concret, ne
s’oppose
plus à la philosophie, qu’elle déterminerait de l’extérieur, mais elle
est elle-même philosophie lorsqu’elle est saisie dans son dynamisme
indissolublement cognitif et pratique, plutôt que dans les structures
qu’elle
présente à l’étude objective.
Dans ce séminaire, que je considère
comme un atelier à
cause des aspects pratiques qui y sont essentiels, je vous propose,
concrètement, d’aborder la question de notre situation historique
entendue
comme je viens de la présenter, en trois étapes. Premièrement, à
travers la
lecture d’auteurs représentatifs de notre culture contemporaine et se
posant
le problème de la ressaisir, d’envisager la manière dont ils ont
procédé
ainsi que ce qu’ils nous révèlent de cette culture, tant dans le
contenu de
leurs œuvres que dans ce que leurs entreprises elles-mêmes en révèlent.
Deuxièmement, de revenir sur l’idée du diagnostic philosophique, comme
méthode appropriée à la saisie de notre propre pratique en tant qu’elle
participe à d’autres pratiques, c’est-à-dire comme moyen de ressaisir
notre situation culturelle. Et troisièmement, de chercher à dégager
quelques
traits de notre situation culturelle, notamment de ceux qui concernent
plus
particulièrement les aspects philosophiques de notre pratique.
Gilbert Boss