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Notre situation culturelle

Automne 2001

Annonce

Le thème de ce séminaire est la situation culturelle dans laquelle nous nous trouvons et dans laquelle s’exerce par conséquent notre activité philosophique. C’est un lieu commun que la pensée, même celle des penseurs les plus indépendants, est en rapport avec l’environnement social et culturel dans lequel elle a lieu. Jusqu’à quel point est-ce le cas ? Les avis divergent sur cette question. Mais, quoi qu’il en soit, nous pouvons nous demander ce que ce rapport signifie pour nous, dans notre activité philosophique présente. En effet, on tend souvent à étudier la philosophie comme si cette importance du contexte, admise en principe, ne réclamait pas pourtant d’être réfléchie concrètement. Or, même si la philosophie vise à l’autonomie, celle-ci n’est pas donnée au départ, mais doit être acquise, et par conséquent conquise à partir d’une situation de plus grande dépendance culturelle. Quel est donc l’état de notre culture ? La question est d’autant plus difficile que nous nous trouvons dans un moment de transformations importantes et rapides. La présence croissante des ordinateurs et de leurs réseaux, succédant à l’apparition de la radio et de la télévision, nous introduit dans une culture dans laquelle le livre se voit de plus en plus contester son hégémonie comme lieu d’expression. La soumission croissante de la culture à l’économie peut faire craindre la disparition des espaces traditionnels dans lesquels notre culture avait développé ses formes les plus autonomes, dont la philosophie. Il s’agira dans ce séminaire de chercher à définir l’état actuel de notre culture et la façon dont peut s’y inscrire notre activité philosophique.

Lectures :

1.

  • Michel Foucault, Les mots et les choses, Une archéologie des sciences humaines

  • Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes

2.

  • Gilbert Boss, Art et société, Essai sur la loi culturelle de l'Occident contemporain

  • Gilbert Boss, La fin de l'ordre économique

  • Gérard Leclerc, La mondialisation culturelle, Les civilisations à l'épreuve

  • Jean-François Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants

  • Pierre Macherey, Histoires de dinosaure, Faire de la philosophie, 1965-1997 

  • Michel Maffesoli, L'instant éternel. Le retour du tragique dans les sociétés postmodernes

  • Bronislaw Malinowski, A Scientific Theory of Culture and Other Essays 

 

Introduction

Thème

Ce séminaire sera consacré à la question de notre rapport à notre culture, en tant que celle-ci forme la situation dans laquelle nous pensons et nous posons des questions philosophiques — un rapport dans lequel nous nous trouvons d’ailleurs également au moment où nous nous posons la question portant sur ce rapport lui-même, qui va nous retenir ce semestre. C’est en effet un lieu commun de notre temps que tout ce que nous faisons est déterminé par notre situation historique, c’est-à-dire par nos conditions économiques et politiques, aussi bien que par la culture à laquelle nous appartenons. Et cette détermination est conçue comme ne se limitant pas à ceux de nos actes qui relèvent de divers automatismes inconscients ou en partie tels, qui ont été formés à notre insu par la société dans laquelle nous vivons, mais comme s’étendant également aux structures mêmes de notre pensée, si bien que nos activités les plus conscientes n’y échappent pas. Selon cette opinion commune de notre culture actuelle, la philosophie même tombe dans l’illusion dans la mesure où elle veut se comprendre comme autonome par rapport à la culture ambiante. Voilà déjà une raison pour nous intéresser à ce rapport censé nous déterminer, et nous affecter d’autant plus que nous en dépendrions à notre insu. Peut-être cette opinion est-elle vraie, mais peut-être aussi n’est-elle que l’un de ces lieux communs de notre culture qui nous poussent à voir les choses d’une certaine manière sans autre justification que la force d’une mode culturelle dont elle fait partie. C’est dire que la critique philosophique doit également porter sur ce genre d’opinion qui lui fixe une place définie dans la culture dont elle fait aussi partie. Mais cette sorte de clarification de ses propres conditionnements n’est pas pour la pensée philosophique le seul enjeu de la question de son rapport à la culture dans laquelle elle se situe. Quel que soit le degré de dépendance de la réflexion philosophique par rapport à son environnement culturel, il est certain qu’elle s’y intègre également en tant que celui-ci constitue à la fois sa matière, le lieu de son déploiement et le moyen de son action. Ainsi, la philosophie se pratique et s’exprime dans un langage, qui n’est jamais seulement sa propre invention, mais qui, là même où il prend sa forme philosophique, voire se recrée philosophiquement, trouve son appui dans les langues et langages présents au sein de la culture dans laquelle et à partir de laquelle elle se développe. De même, les êtres sur lesquels elle agit pour les transformer, que ce soit le penseur lui-même ou ceux auxquels il s’adresse, ont déjà une forme, qui est pour une bonne part celle que leur a donnée leur culture, et dont il s’agit de tenir compte. Dans cette mesure, même si la philosophie parvenait à se dégager des limites que, selon l’opinion d’aujourd’hui, lui impose la culture ambiante, il resterait qu’elle devrait encore s’inquiéter de ce qu’est cette culture pour pouvoir s’y insérer et y agir.

La question du rapport de la pensée philosophique au milieu culturel dans lequel elle se développe peut être vue sous plusieurs angles selon la visée qui conduit à la poser. Ainsi, elle peut apparaître dans un projet de connaissance relativement objective, à l’intérieur d’une sorte de science de la culture, où il s’agisse de prouver l’hypothèse d’une dépendance universelle de toutes les formes d’activités humaines, et notamment les activités intellectuelles qui prétendent le plus à l’indépendance, parmi lesquelles on montrerait que la philosophie, envisagée peut-être comme un cas extrême, ne fait pas exception. Ou bien, dans le même sens, il pourrait s’agir de définir tous les modes de cette dépendance et ses divers effets dans chaque domaine, encore occultés par l’illusion de l’autonomie présente chez nombre de philosophes. Dans la même ligne encore, une certaine visée critique pourrait conduire à tenter de dénoncer les effets pervers dus à l’illusion d’indépendance de certaines formes de pensée, et à évincer du domaine des véritables savoirs les prétentions vaines d’un certain type de méthode philosophique destinée à permettre d’aborder l’être ou la vérité en dehors des conditionnements historiques, grâce à une sorte d’accès immédiat à l’être éternel, quel qu’il soit. Or cette ambition critique vient ajouter un élément nouveau par rapport au projet plus scientifique de connaître mieux les lois d’un certain domaine culturel en confrontant des hypothèses à certains faits susceptibles de les vérifier, de les infirmer, de les rectifier ou de donner des occasions de nouveaux développements. L’enjeu de la démarche devient alors plus pratique. Il ne s’agit plus de connaître mieux un domaine en vue de l’accroissement de connaissance qu’il apporte, quelles que soient les applications pratiques qu’on pourra ensuite en faire. La mise en garde contre l’illusion d’autonomie de la philosophie, par exemple, vise non plus tant à réduire une ignorance qu’à libérer d’une illusion et à modifier ainsi la pratique intellectuelle de ceux qui se convainquent du danger et de la vanité d’une certaine forme de pensée. Ce genre d’entreprise critique a donc immédiatement un objet d’ordre pratique, moral ou politique, plutôt que purement théorique ou scientifique. Or c’est bien également cet enjeu pratique qui est le nôtre dans la question du rapport entre la forme de notre réflexion philosophique et celle de notre culture. Si nous nous posons la question, ce n’est pas dans le but de faire avancer la science en élaborant une théorie sur la façon dont la culture conditionne la pensée de ceux qui lui appartiennent, même s’il n’est pas exclu qu’il puisse y avoir des rencontres ou des croisements entre une telle recherche scientifique et le cheminement de nos réflexions. Ce qui nous intéresse, c’est ce que signifie pour nous, en tant que nous sommes engagés dans la pensée philosophique, le fait que nous sommes placés dans une situation culturelle précise, et les implications que ce fait peut avoir sur cette pensée même. Cette situation culturelle, pour nous, il ne s’agit pas de la connaître objectivement, d’un point de vue aussi neutre que possible, comme un objet de science, mais d’en prendre une connaissance pour juger de l’influence concrète qu’elle peut avoir sur nous, des possibilités qu’elle offre à notre entreprise et des résistances qu’elle lui oppose, ainsi que des transformations éventuelles qu’elle pourrait requérir et auxquelles elle se prête. Plutôt que d’en faire la théorie, nous voulons la sonder pour découvrir ce qu’elle recèle d’éléments susceptibles de concerner notre réflexion. C’est pourquoi je vous invite à la diagnostiquer en fonction de normes que nous lui imposons, et qui sont celles de la philosophie, c’est-à-dire à partir de nos propres exigences philosophiques.

Cette perspective dans laquelle notre situation culturelle est abordée par un diagnostic philosophique, plutôt que par une approche théorique, est liée à une certaine manière de se situer par rapport à la philosophie, en envisageant celle-ci comme discipline pratique plutôt que théorique, ou si l’on veut, en tant qu’art plutôt que science, dans la mesure où l’art oriente la connaissance vers une pratique et l’y intègre, contrairement à la science, qui, quand bien même elle est évidemment aussi une pratique théorique, s’oriente vers la théorie comme sa fin, et ne trouve son rapport avec la pratique que d’une manière extérieure, par les applications de la théorie ou la technique. Il y a évidemment dans cette façon de comprendre la philosophie un parti pris, qui consiste à la concevoir comme recherche de la sagesse, et non comme recherche de science, sinon accessoirement. En effet, dans cette perspective, par rapport à notre question, la philosophie n’apparaît pas d’abord comme le moyen d’obtenir un savoir objectif sur ce qu’est la culture, en général comme en particulier à notre époque, et sur la manière dont elle détermine la réflexion philosophique ou influe sur elle, mais, à l’inverse, c’est la culture qui est examinée en fonction de son rapport avec la philosophie et en vue de cette dernière. Autrement dit, ce qui nous importe en priorité, c’est moins la culture que la philosophie, ou plus précisément, c’est moins la science objective du rapport entre la culture et la philosophie, envisagé comme tel, pour lui-même, que l’importance pour l’activité philosophique de ce rapport, toujours considéré d’abord en fonction d’elle. Ou encore, c’est la pratique philosophique qui nous intéresse au premier chef, et son rapport à la culture — qu’il soit de dépendance, de domination, d’utilité ou quoi que ce soit d’autre — ne nous importe que dans la mesure où il intervient parmi les conditions de cette activité philosophique. Il en résulte dès le départ une complication de ce rapport. En effet, d’un point de vue relativement objectif déjà, on aperçoit vite le cercle qui se forme entre la philosophie et la culture dans laquelle elle est pratiquée. Supposons, selon l’opinion commune, que la philosophie dépende de la culture qui la permet, et qu’elle ne puisse donc envisager ses objets de réflexion qu’à partir de la forme que lui donne cette culture. Il en résulte que celle-ci, dans la mesure où elle devient son objet, sera encore perçue à travers son propre prisme, et que la philosophie ne pourra la penser que telle qu’elle se reflète dans son propre miroir. Dans cette mesure, la réflexion philosophique ne pourra jamais se dégager de cette dépendance pour prendre un recul par rapport à sa culture ambiante. Maintenant, si nous prenons l’autre perspective, celle de la pratique philosophique, alors ce même rapport doit être envisagé encore comme étant seulement l’une des possibilités pour notre réflexion actuelle de se concevoir au sein de sa situation culturelle présente. Autrement dit, le cercle culturel dans lequel la philosophie paraissait enfermée du point de vue plus objectif, et qui paraissait exprimer une loi de toute culture, ne doit plus être considéré selon cet aspect général, abstrait, mais selon la forme qu’il prend dans l’actualité d’une pratique concrète, au sein d’une situation culturelle précise, où cette loi devient à son tour l’un des objets auxquels s’applique la relativisation culturelle ou historique qu’elle entraîne. De cette manière, sans être aboli, ce surplomb de la culture se trouve relativisé par rapport à une nouvelle priorité de la philosophie une fois qu’il est envisagé dans la pratique concrète de cette dernière. Et c’est la raison pour laquelle, en dernière instance, c’est bien la philosophie ainsi comprise qui doit mener l’enquête sur ses propres conditions culturelles. C’est alors que s’ouvre aussi la perspective sur la culture envisagée comme milieu et moyen d’action de la philosophie. Et pour la comprendre en ce sens, notre enquête doit entrer dans l’analyse des déterminations concrètes de notre culture telle que celle-ci peut apparaître à la lumière de notre propre pratique pour entrer avec elle dans un jeu dialectique concret.

Position du problème

L’une des oppositions caractéristiques de notre culture est celle de l’affirmation de la liberté entière des individus, d’un côté, et de leur détermination entière par leurs conditions matérielles et sociales, de l’autre. Certains pensent éprouver en eux la capacité de choisir et de se décider par une volonté qui ne dépendrait de rien, mais se déterminerait elle-même de manière tout à fait autonome, de telle façon que nous serions entièrement responsables de tout, ou du moins de tout ce que nous faisons. D’autres étudient au contraire tous les conditionnements dont dépendent aussi bien nos pensées que nos actions, et estiment que nous sommes des expressions de notre milieu social bien plus que d’une sorte d’individualité originaire qui s’ancrerait dans une volonté parfaitement autonome, et ils en déduisent que nous ne sommes responsables de rien, ou de presque rien. Cette opposition est très manifeste lorsqu’il s’agit d’évaluer la responsabilité de délinquants en déterminant de quel côté se trouve la culpabilité, du leur ou de celui du milieu social. Habituellement, plus les juges sont instruits et plus ils accentuent le poids des déterminismes sociaux ; ce qui n’est pas étonnant puisque ceux-ci sont justement l’objet des sciences de l’homme. Bref, dans cette opposition entre le déterminisme et la liberté, les deux opposés n’ont pas le même poids, étant donné que la science, la plus grande culture, ce qui vaut comme les savoirs de notre culture, met en évidence les déterminismes qui pèsent sur l’individu. Et il faut avouer que, dans une université, un lieu de savoir par excellence, cette thèse s’impose tout particulièrement. En effet, tous les savoirs que nous accumulons progressivement sur l’homme consistent à établir les divers rapports de causalité qui le concernent, c’est-à-dire les chaînes de dépendances à tous les niveaux que nous étudions, en psychologie, neurologie, médecine, aussi bien que dans les sciences sociales. Tandis que la thèse de la liberté, celle qui défend l’opinion d’une indépendance de notre volonté, est d’autant plus facile à adopter qu’on connaît moins tous les mécanismes qui expliquent des parties toujours croissantes de nos comportements et de nos pensées, si bien qu’elle devient toujours davantage la position des ignorants, qu’ils le soient naïvement ou par quelque refus de la science destiné à protéger l’ignorance qui la précédait et les croyances qu’une telle ignorance autorise.

De cette situation, retenons donc deux choses à propos de notre culture : d’un côté elle développe des savoirs qui présentent toujours davantage l’homme comme étant pris dans un filet de dépendances causales, tandis que, de l’autre, ces savoirs menacent des croyances liées à l’ignorance de ces déterminations et provoquent chez certains une réaction de rejet des sciences, soit dans la mesure seulement où elles concernent l’homme, soit d’une manière plus générale encore. Comme il n’est pas possible de soutenir cette dernière position par des arguments fondés sur la science, qui la conteste, la critique des sciences a généralement lieu à travers le recours à des valeurs morales, et plus précisément de celles qui sont liées à une conception de l’homme comme doué du libre arbitre. Il nous faudra tenir compte des deux positions, en tant qu’elles manifestent dans notre culture une tension entre le désir de savoir davantage, au risque de bouleverser les morales traditionnelles, et la crainte de voir ces valeurs changer, conduisant à la condamnation des sciences, une opposition constante depuis le début de l’ère moderne où elle avait pris la forme du conflit entre la religion et la science. Ces deux positions apparaissent en effet dans notre culture comme représentant des forces contraires, celles de la conservation et celles du renouvellement. L’intensité du conflit révèle à quel point l’une des questions essentielles de notre culture est celle de son mouvement. Et, selon qu’on prend le point de vue de l’un ou l’autre des deux partis, la question se simplifie ou se complexifie. Du point de vue de la conservation, il s’agit seulement de choisir entre la stabilité et le mouvement, tandis que du point de vue du renouvellement, il s’agit en outre de savoir dans quel sens le mouvement doit s’effectuer. (En réalité, pour les partisans de la stabilité, le problème se complique par le fait qu’ils n’entendent pas figer l’état présent, mais retourner à un état antérieur, et qu’ils introduisent ainsi à leur tour un mouvement. D’autre part, de même qu’il n’est pas possible d’arrêter simplement notre culture à son état présent, parce que cet état comprend d’une manière essentielle un mouvement — ou si l’on veut, parce qu’il a une inertie constitutive —, de même le simple retour est impossible, parce que l’évolution ultérieure à lépoque suscitant la nostalgie est à plusieurs égards irréversible.)

Mais revenons à la thèse du déterminisme dans lequel l’homme serait pris, non seulement comme organisme physique, mais également en tant qu’être conscient, pensant et sentant. Étrangement, même chez de nombreux partisans de cette thèse — chez ceux qui l’adoptent au moins dans les domaines où ils ont quelque compétence scientifique —, elle continue à provoquer une inquiétude et un désir d’en limiter l’extension pour préserver quelque abri dans lequel l’individu échapperait à ces dépendances. Autrement dit, l’opposition entre les thèses du libre arbitre et du déterminisme n’a pas lieu qu’entre des esprits différents, mais souvent chez les mêmes personnes. La plupart en effet n’ont pas une position tout à fait tranchée à ce sujet, mais tendent à admettre des déterminations dans certains domaines où la science paraît les leur avoir montrés d’une manière suffisamment évidente, et à réserver par ailleurs à une liberté non affectée par ces déterminismes un espace dans quelque retraite plus cachée et obscure que leur savoir scientifique n’a pas encore évidemment éclairé de sa propre lumière, de sorte qu’on trouve toutes les positions possibles entre les deux extrémités du déterminisme entier et du libre arbitre total, et du même coup, entre la réaction la plus radicale à la modification culturelle, et l’engagement le plus entier en sa faveur. C’est dire que la thèse du déterminisme, en même temps qu’elle est caractéristique de notre culture, y apparaît typiquement aussi comme problématique. Or ce problème paraît bien venir d’abord des réactions émotives que cette thèse provoque. Dans la mesure où, traditionnellement, dans notre civilisation, l’homme se concevait comme un sujet fondé sur une volonté totalement autonome, qui lui donnait la maîtrise entière de son être intérieur, de ce qui le constituait le plus profondément comme ce sujet qu’il se concevait être (qu’il nomme cette partie l’esprit, l’âme, ou le moi profond, etc.), la conception déterministe semble détruire l’homme comme sujet moral. C’est à cette représentation du sujet humain que se réfère encore pour beaucoup la grande partie des valeurs traditionnelles, de la conception de soi, et du sens de la vie, si bien que la thèse du déterminisme est généralement tenue pour dangereuse, en tant qu’elle enlève son fondement à cette vision de soi et du monde et oblige à chercher de nouvelles manières de se comprendre et de se situer dans le monde. Mais il semble y avoir aussi des difficultés plus proprement intellectuelles à la thèse déterministe. Nous avons remarqué en effet qu’elle comporte un paradoxe dans le seul domaine de la connaissance déjà, puisqu’elle semble interdire d’accéder au point de vue neutre, surplombant, libéré de toute influence perturbatrice, qui permettrait une connaissance objective, y compris la connaissance vraie de ces déterminismes dont nous dépendons. Il semble donc que la science elle-même aboutisse ici à une forme de contestation d’elle-même. C’est pourquoi, lorsqu’il s’agit de donner la raison pour laquelle le philosophe d’aujourd’hui peut trouver pertinent de se poser la question de sa situation culturelle, la première réponse réside sans doute dans la nécessité que lui impose cette situation culturelle elle-même, en tant qu’elle le place face à la perspective de se voir déterminé par sa culture, et du même coup de le plonger dans le paradoxe qui en résulte, d’une sorte d’incapacité de connaître vraiment, et même de s’assurer vraiment de la nature de cette dépendance, voire de son existence même.

Nous pourrons revenir aux raisons émotives de rejeter cette thèse, mais commençons par ce qui devrait nous être le plus familier dans une perspective scientifique au sens large, à savoir les paradoxes qu’elle pose à notre raison. Or il se pourrait que nous découvrions à ce sujet que la difficulté soit, ici également, moins intellectuelle qu’émotive en son fond. Toute la difficulté vient, croit-on, du fait qu’il devient impossible de se placer à un point de vue neutre, afin de connaître vraiment, sans déformation, les choses, y compris nous-mêmes, s’il est vrai que jusque dans notre pouvoir de connaître nous sommes déterminés par des causes étrangères à notre nature propre. Si nous ne sommes pas immédiatement transparents à nous-mêmes, s’il n’y a pas un lieu où notre conscience soit pure, sans aucune influence étrangère dont l’origine puisse lui rester opaque, alors comment pourrons-nous connaître vraiment quoi que ce soit, tel qu’il est en soi ? Et comment pourrons-nous nous connaître nous-mêmes tels que nous sommes ? Voilà une question qui a été ressassée dans notre culture, et qui se trouve motivée par le paradoxe auquel la science paraît donner lieu. Et nous-mêmes à présent, en nous demandant quelle est notre situation culturelle, il semble bien que nous nous trouvions aussitôt pris dans son cercle. Si c’est le cas, j’ai bien peur que nous ne puissions arriver au diagnostic que je vous propose de notre situation culturelle, parce que nous allons nous trouver aussi emportés dans ce tourbillon dont on ne sort plus. Voyons donc s’il est inévitable de nous y laisser prendre.

Le modèle de la connaissance qui permet la construction de ce paradoxe est celui d’une relation entre deux êtres distincts : d’un côté un sujet libre, pur, et de l’autre le monde qui l’entoure. Apparemment, le libre arbitre, dont nous avions placé l’opinion à l’origine de la réaction émotive à la reconnaissance des déterminismes pesant sur l’homme jusqu’en son tréfonds, concerne la volonté plutôt que l’intelligence (ou les facultés cognitives). En réalité, il concerne aussi bien l’une que l’autre. Tentez en effet de concevoir une volonté parfaitement libre, mais plongée dans une illusion totale, sans aucune perception vraie, pas même d’elle-même. Il est aussitôt évident qu’elle se détermine toujours au hasard, ou selon de pures apparences, qu’elle ne peut répondre de rien en réalité, et n’est donc responsable de rien, parce qu’elle ne maîtrise non plus vraiment rien, pas même sa propre opération. Pour être ce qu’elle doit être, il faut qu’elle soit aussi un lieu de transparence entière, un lieu, aussi étendu ou restreint qu’on voudra, de connaissance pure. D’ailleurs, à la limite, il faudrait qu’elle crée elle-même sa connaissance de la même façon qu’elle se crée ou se recrée sans cesse à partir de rien dans chacun de ses actes. Y a-t-il un tel point où le sujet soit ainsi entièrement actif et parfaitement connaissant ? C’est la question que se posait Descartes, et à laquelle il répondait par son célèbre « je pense, j’existe », mais pour constater ensuite que cette pensée et cette existence étaient encore imparfaits et déterminés, d’autant que cette pensée se découvrait d’abord comme un doute. Mais laissons Descartes et revenons à nous. Le modèle d’une telle connaissance pure est celui d’une sorte de vision parfaite, que rien ne viendrait déformer. Mettez un verre coloré ou déformant devant l’œil, et vous ne verrez plus rien tel qu’il est. Si vous voulez la vision pure, supprimez donc tous ces obstacles, tous les éléments étrangers qui vont déformer votre vision. Cela peut se faire directement, mais éventuellement aussi par une sorte de calcul. Ainsi, si je connais les propriétés de la lunette que je porte, je peux calculer la déformation qu’elle opère, la déduire, et ainsi reconstituer la vision normale. Mais maintenant, la science nous apprend qu’il faut compter parmi ces instruments déformants l’œil lui-même, ainsi que notre cerveau, dont les structures sont le produit d’une évolution naturelle, étrangère au pur sujet qui devrait l’habiter. Et lui-même peut-il se défaire de ses structures concrètes, liées à sa position dans le monde, peut-il s’abstraire du fait qu’il a des sens, une intelligence d’une forme particulière, bref, toutes sortes d’impuretés affectant toute sa connaissance des choses ? Que pourra-t-il connaître vraiment dans ce monde, en tant qu’il est un sujet concret, et non un sujet pur, bref, en tant qu’il est homme ? Or chaque fois que les sciences expliquent quelque trait de l’homme en l’intégrant dans un système plus vaste, physique, biologique, psychologique ou social, elles révèlent de nouvelles impuretés affectant le supposé sujet pur dans sa connaissance des choses et de lui-même comme sujet concret.

Mais pourrait-on utiliser également les sciences pour dissoudre ces impuretés qu’elles découvrent ? A première vue, il semble que oui. Ainsi, une fois qu’on a reconnu la structure et le fonctionnement de l’œil, il devient possible d’utiliser ces savoirs en vue de corriger les déformations. C’est ainsi que les lunettes, qui déforment la vision normale chez celui dont l’œil est en parfait état, corrige en revanche celle des gens qui souffrent de défauts tels que la myopie. Ou bien, quand l’intelligence est perturbée par certains troubles émotionnels, tels médicaments ne peuvent-ils pas réactiver un fonctionnement plus normal de cette faculté ? Certains le croient. Mais il faut quelque naïveté pour ne pas remarquer le cercle vicieux dans lequel on s’est enfermé lorsque, par de telles corrections, on tente de faire retrouver au sujet libre sa pureté originelle. Car la vision juste qu’on redonne au myope par les lunettes, c’est celle de l’œil dit sain. Mais celui-ci ne représente qu’une première lunette pour le pur sujet, et une première déformation, qui l’empêche par exemple de saisir des objets ce qu’en voient les abeilles, les grenouilles, ou tels Martiens doués d’un organe plus puissant. La normalité de cette vision que nous jugeons saine ne se réfère qu’à la structure habituelle de l’homme, c’est-à-dire à la conformation d’un être particulier dont la structure dépend de déterminismes précis, étrangers au supposé pur sujet, et qui lui donnent ainsi déjà dans la nature humaine des instruments de perception déformants. Or il en va de même pour notre cerveau et notre entendement. C’est pourquoi les sciences ont acquis par rapport à ce point de vue du pur sujet une fonction critique, et portent à contester la possibilité d’une connaissance vraie et objective qui puisse valoir de manière ultime, comme indemne par rapport à toute déformation. Et il arrive même que la dimension critique réflexive devienne à tel point dominante qu’elle fasse oublier l’autre, plus directe, dont elle dépend. Ainsi, on estimera que, par opposition à la connaissance objective du monde, la connaissance de soi est bien plus difficile, voire impossible. Et l’on retrouve dans ce sens toute une série de dictons qui désignent cette impossibilité de la connaissance réflexive. On affirmera par exemple que, tandis que l’œil peut voir ce qui se trouve devant lui, il ne peut pas se voir lui-même ; ou que le regard, qui se pose sur toutes les choses du monde, ne peut pas se regarder. Et pourtant, nous voyons bien nos yeux aussi souvent que nous nous regardons dans un miroir, et nous y percevons notre regard au moins autant que nous percevons celui des autres. — Mais il vous faut un miroir, répliquera-t-on. — Oui, il me faut un instrument pour rendre l’œil visible à soi, comme il m’en faut un autre pour voir les autres choses, et qu’importe que, dans ce dernier cas cet instrument soit l’œil et qu’il soit intégré à mon corps, tandis que dans le second cas, c’est le miroir, qui est extérieur à mon corps ? Dans la perspective qui nous intéresse, ce sont deux instruments, qui, comme tels, déforment à leur façon ce qu’ils font voir. Bref, quand on croit que les sciences portant sur l’homme grâce auxquelles nous tentons de nous connaître nous-mêmes, posent un problème particulier dû à l’impossibilité de la pure réflexion, on oublie que les raisons avancées pour démontrer cette impossibilité sont les mêmes qui valaient déjà contre la connaissance des choses extérieures, à savoir le fait que des instruments s’interposent toujours entre le pur sujet et les choses qu’il veut connaître. Il peut sembler étrange certes que ce sujet ne puisse pas se connaître lui-même, étant donné qu’il est conçu comme parfaitement libre et transparent à lui-même. Et l’on peut concevoir que, s’appuyant sur le fait que la science peut porter sur le sujet concret lui-même de manière à en faire un objet réclamant une investigation à l’aide d’instruments et se présentant par conséquent comme opaque par rapport à lui-même, on puisse aboutir à une critique radicale du modèle de la connaissance subjective, libre et s’estimer pris dans un paradoxe indépassable. Mais, précisément, ce paradoxe n’a lieu que dans la mesure où, tout en le contestant, on maintient le modèle du pur sujet, de telle manière qu’alors, il est posé à la fois comme valable et comme aboli. C’est à cause de cette double perspective contradictoire que la dépendance de la pensée critique même la plus radicale par rapport à la situation culturelle dans laquelle elle a lieu apparaît comme un paradoxe insurmontable, puisqu’on en vient à soutenir à la fois l’impossibilité d’échapper au type de déterminismes que révèle la science, et le principe d’une connaissance neutre, objective et pure de toute déformation due à l’intervention de causes étrangères au pur sujet, totalement libre. Ceci dit, il suffit maintenant de tirer toutes les conséquences de la critique, au lieu de s’arrêter en chemin, pour voir disparaître le paradoxe en même temps que ce sujet absolument libre et donc transparent à lui-même, que conteste justement cette critique. Car sitôt le raisonnement poussé jusque là, le modèle de cette connaissance neutre disparaît comme simplement illusoire, et il n’est donc plus étonnant que nous ne puissions pas y arriver, ni à propos des autres choses, ni à propos de nous-mêmes. Bref, le paradoxe disparaît au moment où l’on cesse réellement de viser une telle connaissance, c’est-à-dire quand on cesse d’en faire seulement l’objet d’une critique théorique, et qu’on en tire aussi les conséquences pratiques pour transformer la pratique même de la recherche scientifique au sens large. Mais c’est justement ce qu’on ne fait pas généralement, de telle sorte que l’opposition entre les deux positions que nous avons définies, celles de la liberté et du déterminisme, reste bien caractéristique de notre culture, avec le paradoxe qui résulte de l’affirmation simultanée des deux opposés, qu’on trouve en réalité chez les partisans des deux bords.

Une fois le cercle de ce paradoxe brisé, il est possible de revenir à la question de notre situation culturelle avec d’autres perspectives que celle de nous prendre dans une impossibilité paralysante, nous conduisant à la complainte sur la nécessaire et impossible mort de la philosophie, sur son agonie sans cesse prolongée, en tant qu’elle reste conçue comme le lieu par excellence de cette pure connaissance du sujet pur.

Sommes-nous déterminés par la société et la culture ambiante dans ce que nous faisons et pensons ? — C’est évident. — Sommes-nous donc de simples marionnettes ? — Absurde conclusion : il n’y aurait personne pour tirer les fils et nous ne bougerions pas ni ne penserions rien. — Le conditionnement social et culturel n’est donc pas total ? — Évidemment non. — Il nous reste donc une part de nous-mêmes qui ne dépend que de notre libre volonté ? — Pourquoi voulez-vous que cette part soit encore celle du libre-arbitre ? N’y a-t-il pas mille autres déterminismes qui nous traversent en dehors de ceux que nous avons cités ? — Donc nous voici redevenus marionnettes, ou automates, si nous devons nous mouvoir sans fils ? — Allons-y pour l’automate si vous voulez, mais je le prends au sens où l’automate a justement un principe intérieur de mouvement, et n’est donc pas soumis à une pure fatalité extérieure. — Mais ne posez-vous pas de nouveau la libre volonté dans votre automate quand vous lui donnez un principe intérieur de mouvement, alors que je le vois comme nos automates, construits et programmés par les hommes ? — Ne sommes-nous pas, nous aussi, en partie construits et programmés par les hommes, quoique pour une part bien plus petite que les ordinateurs ? Mais surtout, n’avons-nous pas aussi poussé sur le sol naturel comme les plantes et les autres animaux ? Vous n’avez pas besoin d’attribuer aux plantes une volonté libre pour leur reconnaître une certaine autonomie, un principe intérieur de croissance, qui n’est pourtant pas indépendant des lois de la nature. Qu’est-ce qui empêche qu’il en aille de même pour les hommes ? — Alors nous ne sommes pas libres ! — Non, au sens où vous l’entendez, puisque l’observation de notre nature nous montre que nous n’avons pas une volonté coupée de tous les déterminismes naturels. Oui, relativement, si vous voulez dire que notre constitution comporte certains types de désirs, et que notre comportement peut dépendre d’eux autant ou davantage que de tel type de conditionnement extérieur présent dans la situation. Cette liberté-ci est, il est vrai, toujours relative. Elle est aussi plus ou moins grande. Et c’est pourquoi nous pouvons nous libérer, c’est-à-dire faire diminuer notre dépendance par rapport à certaines choses. — Mais qu’y gagnerez-vous, si votre tentative de vous libérer vous est encore dictée par votre culture, et vous laisse donc entièrement sous sa domination ? Vous n’aurez toujours pas la liberté, mais vous resterez un esclave. — Et qui vous dit que la culture ambiante soit mon seul maître ? N’avions-nous pas reconnu au contraire que nous étions déterminés à de nombreux niveaux ? Ne sommes-nous pas au croisement d’une multitude immense d’influences et de déterminations ? Pourquoi, dans ce cas, ne pourrions-nous pas nous libérer d’une certaine culture à partir d’autres de ces déterminations ? — Mais ne faut-il pas que cette culture elle-même vous donne l’idée et la volonté de vous en libérer, si vous n’êtes pas vraiment libre ? — Il n’est pas impossible qu’elle suggère d’elle-même cette idée, certes, mais ce n’est pas non plus nécessaire, puisque je ne me réduis pas à elle et que je suis relié à mille autres choses dans le monde par les fils de ces déterminismes qui vous effraient tant. — Non, je veux être libre, et je m’affirme librement comme libre, en dépit de toutes vos déterminations ! — Vous feriez peut-être mieux de chercher à le devenir réellement, au sein même de ces déterminations.

Or précisément, ces déterminations, parmi lesquelles on peut estimer d’un poids particulier pour la philosophie celles de la culture, même si elles n’entraînent pas nécessairement le paradoxe de l’impossibilité de s’y reconnaître, il importe de les connaître pour celui qui veut développer la pensée la plus libre possible, qui est précisément la philosophie elle-même. Il importe de les connaître pour les soumettre à la critique, en tant que ce n’est pas tant ce qui nous est étranger, mais ce qui nous est plus propre, que celle-ci est destinée à éprouver, afin de se réapproprier les principes mêmes de notre connaissance, autant que cela est possible. Si donc notre culture influe de manière décisive sur notre manière de penser, c’est, dans cette exacte mesure, en elle qu’il faut les chercher aussi. Mais où les trouver ?

A cette question, justement, la culture dans laquelle nous vivons nous donne immédiatement la réponse, puisqu’elle a élaboré toute une série de disciplines qui la concernent. L’histoire (dont l’histoire des idées), l’ethnologie, la sociologie, l’ensemble à peu près des sciences humaines, nous donnent une certaine connaissance de ce qu’est notre culture dans ses divers aspects, et dans sa différence également par rapport aux autres cultures connues. Bien plus, elles nous offrent également des analyses des relations entre les divers aspects de la vie sociale, de la culture et des modes de pensée des individus ; elles nous livrent des études des évolutions et transformations qui affectent la culture, tant à partir de principes internes à elle-même ou à ses parties, qu’à partir d’autres changements dans les conditions de vie des sociétés. Cette culture, objet de plusieurs disciplines et de très nombreuses recherches savantes, correspond aux systèmes de modes de vie caractéristiques des diverses sociétés, envisagées à différentes échelles, plus ou moins larges ou restreintes. Les mœurs, les arts, les façons de travailler, les rapports économiques, la cuisine, les sciences, parmi lesquelles celles qui étudient la culture, bref tous les éléments de comportement caractéristiques d’une société, c’est sa culture. Parmi ceux-ci, on distinguera éventuellement une haute culture, limitée aux activités dans lesquelles la culture s’exprime spécialement et s’invente consciemment, comme dans les arts et les sciences, et auxquelles on réservera plus spécialement le nom de culture. Bref, cette culture à laquelle nous appartenons, c’est un domaine d’étude immense dans son extension entière, et encore extrêmement vaste dans son extension plus restreinte. Et s’il fallait, pour aborder notre question, commencer par parcourir les innombrables résultats des études qui ont porté sur la culture sous ses divers aspects, nous ne sortirions jamais de cette première étape. C’est dire que, pour nous orienter dans cette masse de savoirs, il nous faut un guide. Et celui-ci, c’est évidemment dans la question même que nous nous posons qu’il faut le trouver. Or cette question, elle reste encore à élaborer.

Pourquoi nous intéresse-t-il de connaître notre situation culturelle ? C’est parce que, dans une certaine mesure, notre activité de réflexion philosophique y est liée, et qu’elle peut s’en trouver déterminée ou influencée de diverses manières. On pourrait donc supposer que ce sont les domaines de la culture les plus proches de la philosophie qui nous concernent au premier chef : l’état de la philosophie elle-même, ainsi que des sciences (et plus particulièrement les sciences humaines), de la littérature et des arts au sens plus restreint de beaux-arts, tandis que l’art de la cuisine nous intéressera moins, et l’art militaire ou l’économie encore moins. Mais il est difficile d’établir des critères permettant de mesurer l’éloignement entre les divers domaines de la culture. Pour le faire dans le cas de la philosophie, il faudrait commencer par définir la philosophie et ses relations avec les autres domaines de la culture. Or on sait combien il est déjà difficile, pour ne pas dire impossible, de donner une définition de la philosophie qui satisfasse la majorité des philosophes. Et il est évident que la difficulté n’est pas moindre pour établir les relations entre la philosophie et les autres disciplines, comme on le voit quand il s’agit de placer la philosophie dans la structure d’une institution telle qu’une université, et où l’on voit les débats porter sur toutes sortes de propositions, visant à la placer parmi les lettres, les arts, les sciences sociales, la théologie, les mathématiques, la psychologie, voire les sciences de la nature, sans compter ceux qui lui réclament une place à part, et la voient comme incompatible avec tout rapprochement particulier. De plus, comment savoir d’avance si les influences ont lieu proportionnellement aux rapports effectifs reconnus entre la philosophie et d’autres disciplines ou aux rapports d’analogie avec les autres domaines de la culture ?

Par exemple, il est né dans notre culture récente un domaine que l’on nomme les industries culturelles. En effet, la culture en son sens plus restreint produisait traditionnellement des œuvres sur un mode plutôt artisanal, en fonction principalement des exigences de ceux qui participaient plus intensément à cette vie culturelle. Or, actuellement, la production de ce genre d’œuvres s’est massifiée et relève davantage de stratégies économiques que des exigences proprement culturelles qui dominaient auparavant. Ceci vaut pour le cinéma, évidemment, mais également pour la musique, notamment avec l’industrie du disque, et pour toutes les formes d’écrits, avec la nouvelle industrie de l’édition. Et l’organisation économique de cette dernière industrie concerne directement la philosophie, dans la mesure où l’imprimé est toujours le lieu où elle s’exprime, où elle se nourrit en partie, où elle situe une bonne part du débat qui lui est vital. On dira peut-être qu’il importe peu par quels moyens le système économique produit les imprimés, pourvu qu’ils continuent à exister et à être disponibles aux philosophes. Mais précisément, ce changement dans l’organisation économique n’est pas sans influence sur la philosophie elle-même, comme sur toutes les formes de littérature et même de science, dans la proportion où elles dépendent du livre et de l’imprimé. Les spécialistes de cette branche de l’économie nous apprennent que les biens culturels, parmi lesquels les livres, sont toujours davantage produits selon une logique économique, en fonction des possibilités du marché, plutôt que des exigences de la culture. Ainsi, dans la concurrence acharnée des éditeurs pour mobiliser le marché, chacun s’efforce de publier les livres susceptibles de trouver le plus grand nombre de lecteurs, au détriment des livres destinés à des publics plus restreints, et qui rapportent moins. C’est dire que ce sont les ouvrages faciles, conventionnels, qui évincent toujours davantage les livres plus exigeants et originaux. En outre, l’effort pour constituer de grands groupes internationaux existe aussi dans l’édition comme dans toutes les entreprises de l’industrie de la culture, de telle façon que, partout, l’édition est dominée maintenant déjà par un très petit nombre de tels groupes, qui ont souvent fusionné en plus avec des groupes actifs dans d’autres domaines, non culturels au sens restreint. L’entreprise d’instaurer des sortes de monopoles a de même conduit à intégrer à ces groupes la diffusion et la vente des livres, ainsi qu’à créer des liens plus exclusifs avec les journalistes et les spécialistes de la publicité. Il en résulte que l’offre de titres en librairie et le nombre d’auteurs et d’œuvres présents dans la conscience publique diminue constamment et d’une manière très rapide depuis plusieurs décennies. Les gens lisent donc de plus en plus les mêmes livres, et, non pas les meilleurs, mais ceux qui se prêtent le plus à être diffusés en masse, et qui sont donc au contraire généralement d’un niveau médiocre. Les analystes de cette branche de l’économie constatent qu’autour de ces grands groupes dominant l’édition, on trouve encore une série de plus petites maisons, qui vivent soit en publiant pour des publics restreints délaissés par ces groupes, soit en lançant des ouvrages plus originaux. Or ces petites maisons d’édition ont une durée de vie généralement limitée, après quoi, ou bien elles disparaissent simplement, ou bien elles sont rachetées par les grands groupes qui les assimilent et les soumettent à leur loi. Les philosophes ont souvent encore l’habitude de se croire au-delà des contingences matérielles et de juger que tout cela ne peut pas les concerner. Mais comment ne pas voir que, dans la mesure où l’écrit est devenu depuis très longtemps le principal lieu de la présence objective de la philosophie, celle-ci se trouve très compromise par un mouvement économique qui tend à la faire disparaître du livre, ou à l’y réduire à la vulgarisation et à des réflexions journalistiques ? Les intellectuels eux-mêmes commencent à s’étonner de la disparition progressive de la vie intellectuelle dans la seconde moitié du XXe siècle, et la croissance de ce désert culturel n’est certainement pas sans relation avec l’évolution économique qui a donné naissance au phénomène des industries culturelles, avec leur soumission progressive de toute la culture à leur seule logique de marché.

Voici un exemple qui oblige à se poser la question de savoir à quel point des évolutions de notre culture qui paraissent à première vue très étrangères à notre activité peuvent l’affecter en réalité de manière très profonde. Il n’est pas difficile d’en trouver d’autres. Nul mystère que nous sommes dans une période scolastique, c’est-à-dire une époque où les écoles, et particulièrement les universités, sont toujours davantage le lieu dominant où se transmet et se produit la culture en son sens plus restreint ; et c’est pourquoi justement, pour faire de la philosophie, nous nous trouvons à présent dans une université. Or il est évident que les universités tendent également à se concevoir de plus en plus comme des entreprises dans ce large domaine du marché de la culture, ce dont on peut craindre et déjà subir des effets semblables à ceux qui résultent de l’apparition des industries culturelles dans leur figure actuelle. Et pourtant, nous philosophons. Oui, encore, mais dans quelles conditions et pour combien de temps ? Voilà une question dont on voit qu’elle nous conduit à nous soucier de notre situation culturelle, dans un sens plus restreint, mais plus large aussi, afin d’estimer l’impact réel sur nous des divers éléments de notre culture. Selon quels critères, disais-je, entreprendre notre analyse de notre culture ? Je ne voyais pas d’autre chemin que de partir de nos propres questions. Mais il nous en faut d’autres, de plus précises que celle que j’ai posée en général, concernant justement la nature de notre situation culturelle.

L’idée de voir la culture à partir de nos questions et préoccupations nous donne une règle et place également en nous la norme du jugement que nous porterons. C’est ainsi que j’entends que notre enquête ne soit pas une étude objective, théorique, mais un diagnostic. Il s’agit en effet non pas de connaître notre culture, ni même son influence sur l’activité philosophique en général, mais de préparer des jugements à son égard en fonction des exigences pratiques qui sont les nôtres. Dans quelle mesure notre culture favorise-t-elle notre pratique ? en quoi l’empêche-t-elle ? quelles sont les voies qui s’offrent à nous dans la situation culturelle où nous nous trouvons, et quel est leur intérêt pour nous ? Voilà les enjeux qui orientent notre diagnostic. Bref, notre culture, nous ne l’étudions pas pour la connaître simplement, mais nous la sondons pour découvrir les possibilités qu’elle recèle pour notre propre pratique.

Pour cette raison, la méthode de notre diagnostic ne peut pas se ramener automatiquement à celle des disciplines qui envisagent la culture d’un autre point de vue, qu’elles tendront d’habitude à définir comme aussi objectif que possible. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait rien d’utile pour nous dans cette recherche de connaissance objective. Mais cette utilité, nous ne pouvons la présupposer sans autre forme de procès, il nous faut sans cesse l’évaluer à partir de notre propre point de vue, et donc commencer par la remettre en question. La référence à notre propre pratique, qui s’impose comme notre norme dans notre enquête, explique non seulement ma proposition de concevoir celle-ci comme une forme de diagnostic, mais également l’insistance sur le fait que la perspective dans laquelle il a lieu doit être la nôtre. C’est pourquoi je ne propose pas l’étude ni de la culture, ni même de notre culture, ni de la situation culturelle du philosophe, mais bien celle de notre situation culturelle. Ce n’est pas en effet la culture en général, ni celle qui se trouve être celle de notre société, qui nous intéresse au premier chef, mais bien notre culture propre, en tant que philosophes pensant ici et maintenant d’une manière précise, dans un cadre précis également. Bref, c’est plus précisément la manière dont nous nous situons du point de vue de la culture, qui sera l’objet de notre réflexion. Or cette manière de focaliser notre problème nous rappelle que notre culture, c’est bien notre participation à la culture de notre société, ou plus précisément aux divers milieux sociaux dans lesquels nous sommes intégrés à divers titres, mais que c’est également la forme qu’a prise notre culture propre, individuelle. Nous nous situons dans une culture plus vaste qui a une certaine présence objective dans la société dans laquelle nous vivons. Mais nous nous situons aussi à partir d’une culture qui nous donne notre forme, selon la manière dont nous nous sommes formés ou cultivés, ce qui fait que, par exemple, même par rapport à la culture plus générale à laquelle nous appartenons, nous ne nous situons pas tous de la même manière. Vue dans cette perspective, la culture est donc bien d’une part la forme que se donne une société, et qui la fait différer d’autres sociétés qui se sont donné d’autres formes, mais elle est aussi la forme que l’individu prend ou se donne à l’intérieur d’une société ou au croisement de plusieurs sociétés. Car n’oublions pas qu’une des caractéristiques de notre culture actuelle est précisément l’accroissement des contacts entre cultures qui ne se côtoyaient que marginalement dans les siècles passés, de telle façon que l’intégration de l’individu dans ces cultures multiples est de plus en plus complexe.

Je désire surtout insister sur le fait que la culture n’est pas seulement une sorte d’entité objective qu’on trouve, qui constitue le milieu dans lequel nous avons à vivre, avec quelques chances mineures de l’influencer un peu en retour, mais qu’elle est également cette manière dont chacun se forme dans son milieu, et qu’elle est donc aussi une culture propre. Si l’on tient compte de cette manière dont nous sommes intimement impliqués dans notre culture, l’opposition qui paraissait exister entre nos actions individuelles et cette sorte de grande forme objective de la culture, qui semblait les déterminer de l’extérieur, disparaît à présent pour faire place à des pratiques qui reçoivent certainement une partie de leur forme d’autres pratiques générales dans lesquelles elles s’insèrent, mais qui sont elles-mêmes des pratiques culturelles, c’est-à-dire des pratiques de formation de soi en premier lieu, et des autres en second lieu. On voit donc que, dans cette perspective, la question de savoir si nous sommes libres ou déterminés ne peut plus avoir le sens d’un choix entre deux perspectives incompatibles, mais qu’elle ne peut plus signifier, si l’on veut y donner un sens, que la question de savoir à quel point certaines pratiques, dans le réseau des influences qu’elles ont elles-mêmes et qu’elles subissent, parviennent à se donner une cohérence telle qu’elles puissent rendre compte d’elles-mêmes et se justifier, en elles-mêmes d’abord, face aux autres ensuite.

Or le point de vue qui permette la recherche des conditions dans lesquelles de telles pratiques peuvent trouver leur forme satisfaisante ne peut pas être un autre que le leur propre. Qu’il faille ici connaître à partir d’une pratique déjà déterminée, et cela non seulement socialement déterminée, mais individuellement déterminée aussi, et non pas depuis quelque belvédère où l’individu puisse se dégager de lui-même pour observer l’espace de sa vie et de celle des autres, ce n’est plus une sorte d’aberration, de catastrophe qui mette notre connaissance en échec. C’est au contraire la condition positive de la forme de connaissance que nous cherchons, à savoir celle par laquelle nous prenons conscience de nous-mêmes en tant que nous sommes pratiquement engagés. Et c’est pourquoi je qualifie de philosophique le type de diagnostic que je vous invite à faire. Je n’entends pas par là signifier que la seule pratique qui nous intéresse est celle de la philosophie, comme si nous la distinguions parmi d’autres qui pourraient former avec elle des alternatives plus ou moins équivalentes, comme s’il était possible aussi bien de choisir d’autres pratiques scientifiques, des pratiques commerciales, guerrières, et ainsi de suite. Réfléchir sur notre situation culturelle, en tant que nous pratiquons la philosophie, ne revient pas à découper en nous un certain mode d’activité, pour concentrer la réflexion sur elle exclusivement afin d’en envisager l’insertion culturelle. Cette pratique philosophique n’est pas celle de la philosophie, conçue comme une entité abstraite. Elle est philosophique justement en tant qu’elle ne se contente pas de saisir théoriquement la pratique qu’elle est, mais qu’elle la ressaisit aussi pratiquement. C’est ainsi que la philosophie peut être amour et recherche de la sagesse, c’est-à-dire recherche d’une connaissance qui ne se sépare pas de la pratique, mais rend indissolublement la pratique connaissante et la connaissance pratique. Dans ces conditions, la culture, en tant qu’elle est cette formation de soi dans un contexte concret, ne s’oppose plus à la philosophie, qu’elle déterminerait de l’extérieur, mais elle est elle-même philosophie lorsqu’elle est saisie dans son dynamisme indissolublement cognitif et pratique, plutôt que dans les structures qu’elle présente à l’étude objective.

Dans ce séminaire, que je considère comme un atelier à cause des aspects pratiques qui y sont essentiels, je vous propose, concrètement, d’aborder la question de notre situation historique entendue comme je viens de la présenter, en trois étapes. Premièrement, à travers la lecture d’auteurs représentatifs de notre culture contemporaine et se posant le problème de la ressaisir, d’envisager la manière dont ils ont procédé ainsi que ce qu’ils nous révèlent de cette culture, tant dans le contenu de leurs œuvres que dans ce que leurs entreprises elles-mêmes en révèlent. Deuxièmement, de revenir sur l’idée du diagnostic philosophique, comme méthode appropriée à la saisie de notre propre pratique en tant qu’elle participe à d’autres pratiques, c’est-à-dire comme moyen de ressaisir notre situation culturelle. Et troisièmement, de chercher à dégager quelques traits de notre situation culturelle, notamment de ceux qui concernent plus particulièrement les aspects philosophiques de notre pratique.

Gilbert Boss

 

 

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