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Les conditions actuelles
de la pensée

Automne 2006

Annonce

Nous savons bien que la pensée, comme toute autre activité humaine, ne s’exerce pas d’elle-même, sans causes, et que par conséquent il existe des conditions qui la favorisent ou lui nuisent, qui tendent à lui donner telle forme ou telle autre. Il suffit de se rappeler l’effet qu’ont sur la pensée dans une société la morale ambiante, la présence d’un certain type de sciences et de techniques, l’influence de la religion, le régime politique, le type d’éducation, le statut de l’économie, la qualité et l’orientation des médias, etc. Mais le préjugé de la liberté de l’esprit dans son activité pensante pousse généralement à négliger l’aspect de son conditionnement, ou à ne l’envisager que sous la forme d’un conditionnement intérieur à la pensée, comme si celle-ci dépendait entièrement de sa propre nature. Évidemment, on ne comprend pas ainsi ni pourquoi la pensée se développe à tel moment en tel lieu, plutôt qu’en d’autres temps et ailleurs, ni pour quelles raisons il est si difficile de penser sérieusement, de se défaire des opinions reçues, alors qu’on préfère se plaire dans l’illusion que, dans le domaine de la pensée, il suffit de vouloir pour pouvoir immédiatement. Ce séminaire sera consacré au problème de savoir quelles sont les conditions sociales et culturelles du développement et de l’exercice de la pensée. Il s’agira de définir les conditions souhaitables pouvant favoriser une réelle pensée philosophique, et de faire le diagnostic de notre milieu culturel et social en vue de découvrir l’état actuel de ces conditions dans notre culture et notre société.

Introduction

Thème

Ce séminaire sera consacré à l’étude des conditions actuelles de la pensée. Cette étude suppose naturellement que la pensée soit conditionnée, c’est-à-dire qu’elle ne soit pas libre dans le sens où cette liberté signifierait une totale indépendance par rapport à toute cause, et par conséquent à toute condition extérieure à la pensée et au penseur. A la rigueur, en considérant que la pensée forme un domaine à part, indépendant des déterminismes de la nature extérieure, on pourrait étudier ses conditions propres, échappant au déterminisme naturel. Et alors, il faudrait les chercher soit dans quelque être non naturel dont la pensée dépendrait, soit dans la nature pensante elle-même. Une telle recherche consisterait donc ou bien dans la tentative de connaître l’être dont la pensée dépendrait, ou bien dans la saisie réflexive par la pensée de sa propre nature. A vrai dire, tandis que l’hypothèse d’une entité extérieure à la nature est fort aventureuse, en revanche le conditionnement de la pensée, envisagée dans son exercice, par sa propre nature est nécessaire, et la question de savoir quelle forme il prend est inévitable pour comprendre l’activité de pensée. Mais l’on peut supposer que ces conditions ne varient pas, du moins tant que la pensée conserve sa même nature. Or ce qui nous intéresse ici, ce sont les conditions actuelles de la pensée, c’est-à-dire précisément ce qui varie historiquement dans ses conditions. Cela ne signifie pas nécessairement qu’il faille les chercher à l’extérieur de la pensée, vu que celle-ci peut également avoir une histoire propre et se trouver donc dans des conditions différentes aux divers moments de son développement. On peut faire l’expérience d’une telle évolution dans un simple raisonnement. Je peux m’enfermer chez moi, fermer les yeux, me concentrer et réfléchir à un sujet, développer un argument, et constater comment à mesure que j’avance, ma pensée se trouve dans une autre situation, acquiert de nouvelles possibilités de développement, et se trouve comme obligée à envisager son sujet autrement qu’auparavant. Bref, par son propre processus, elle a modifié son conditionnement interne, et il y a donc une actualité de ses conditions qui se réfère à ce développement immanent. Mais, dans ce cas, c’est d’une actualité foncièrement individuelle qu’il s’agit, car dès que l’évolution de la pensée devient commune à plusieurs, elle suppose dans cette mesure l’intervention d’intermédiaires extérieurs, ne serait-ce que l’échange linguistique concret. Or c’est cette actualité que nous partageons avec ceux avec lesquels nous vivons qui nous intéresse ici au premier chef. Et par conséquent, les conditions dont il s’agit sont celles qui déterminent plus généralement la pensée, en tant qu’elle a lieu dans un contexte historique commun. Il n’est pas question d’ailleurs de prétendre que l’évolution immanente de la pensée d’un individu ne dépendrait pas, elle, de ces conditions plus générales. Bien au contraire, c’est parce que notre pensée est toujours déterminée aussi par ces conditions que celles-ci sont d’autant plus importantes pour nous. Par exemple, il est évident que la langue ne nous sert pas uniquement de véhicule de communication avec les autres, mais qu’elle est également un instrument ou un milieu de notre pensée la plus intime. On peut simplement distinguer des couches de conditionnement dans notre pensée concrète la plus individuelle, dont certaines appartiennent à l’actualité historique de la culture de notre société, tandis que d’autres appartiennent plus proprement à l’actualité de l’exercice individuel de notre pensée. Si cette dernière n’a pas une puissance infinie, si elle ne connaît pas tout, absolument, si elle est déterminée, limitée, et en outre déterminée différemment à divers moments, comme l’expérience nous montre bien que c’est le cas, alors il se pose la question de savoir ce qui la détermine en général et à chaque moment. Il ne sera certes pas possible de négliger la détermination qui lui vient de sa nature, ou, si l’on veut, de sa définition. Pour comprendre ces conditions, il faudra donc bien nous demander ce que nous entendons par pensée, tout en nous souvenant que, à l’inverse, dans sa conception nous sommes également déterminés par les conditions actuelles de cette pensée qui se réfléchit et se définit elle-même. Bref, même pour définir la pensée comme telle, il faut tenir compte du fait qu’elle ne s’exerce pas dans une absolue liberté, et il faut intégrer la considération des diverses sortes de conditions qui la définissent, parmi lesquelles la situation culturelle et sociale qui constitue notre actualité historique.

Il va de soi que la connaissance de la pensée représente l’un des grands enjeux de la philosophie, étant donné que la pensée constitue son milieu et son moyen principal. Tous les hommes pensent, et bien des animaux aussi. Il n’y a donc rien de plus banal que de penser. A ce titre la pensée nous intéresse comme tout ce qui concerne l’homme. Mais le philosophe y accorde une importance toute particulière en tant qu’il voit en elle comme le lieu où il se tient de manière privilégiée et le levier principal de toute son activité. Mais on peut chercher à comprendre la pensée de diverses manières et dans diverses intentions. D’abord, comme tout, la pensée peut être étudiée pour elle-même, pour la satisfaction que donne la compréhension comme telle, et plus particulièrement la connaissance de ce qui s’impose à notre attention et nous paraît important pour cette raison. Une telle étude n’ayant pas d’autre but qu’elle-même et ne répondant pas à d’autres intérêts que ceux de la connaissance elle-même, nous pourrions la nommer désintéressée, en ce sens, ou objective, dans la mesure où elle se contente de viser son objet, sans viser rien d’autre en lui que lui-même. En tant qu’il fait de la pensée un simple objet de connaissance, ce genre d’étude tend à chercher d’abord à découvrir ce qu’est cet objet en lui-même, et à définir donc sa nature. Bien que, pour y parvenir, il puisse se contenter de le saisir indépendamment de son contexte, il n’est pas nécessaire qu’il tente de l’isoler ainsi, car la nature d’une chose étant généralement relative à celle de nombreuses autres choses, on peut donc chercher à la comprendre aussi en fonction de ses relations diverses avec ce qui l’entoure. C’est ainsi que la pensée peut être comprise dans ses relations au contexte de la vie individuelle, de la société et de l’histoire. Mais tant que l’objet visé est la pensée comme telle, l’enquête tendra à rester centrée sur la nature de la pensée, même lorsqu’on tiendra compte du fait que celle-ci est relative et historique. Car il s’agira toujours de concevoir les relations constitutives de cette nature, comme constituant une structure essentielle, et générale, sinon universelle. Dans cette visée, si le conditionnement actuel de la pensée est abordé, ce sera par surcroît, comme l’étude d’un aspect particulier et plutôt marginal. La situation pourra se renverser, il est vrai, si la réflexion fait apparaître cette situation contingente comme conditionnant à son tour la forme concrète que prend la connaissance même de la nature de la pensée. Suivant l’importance que prend ce renversement, on en vient plus ou moins alors à une autre manière de considérer la pensée et son rapport à ses conditions. Car les conditions apparemment contingentes, ou accidentelles, cessent d’avoir une importance marginale, puisqu’elles conditionnent également, du moins en partie, la façon même dont nous concevons les conditions essentielles de notre pensée. Surtout, la pensée apparaît alors dans un contexte en partie nouveau, celui de la vie individuelle des êtres pensants dans leur propre milieu concret. Or notre thème des conditions actuelles de la pensée trouve son sens dans cette perspective. Si la connaissance de la pensée nous intéresse, c’est bien sûr aussi pour le plaisir de la connaître, comme tout autre objet de connaissance théorique. Toutefois notre point de vue est en premier lieu celui de l’exercice même de la pensée. Nous pensons, et nous pouvons certes nous intéresser à ce que signifie penser, mais nous avons également intérêt à savoir comment nous pouvons penser, nous qui désirons mener notre vie dans ce milieu de la pensée notamment, et trouver en celle-ci l’un de nos meilleurs moyens de conduire notre activité. Dans cette perspective pratique, la question n’est plus en premier lieu de connaître un objet pour la satisfaction de le connaître, mais de comprendre de quoi dépend notre activité de pensée, vers quoi elle peut nous mener, comment nous pouvons l’exercer. Il s’agit de savoir ce qui peut lui faire obstacle, et ce qui la favorise, la rend meilleure ou plus puissante. Bref, par opposition à la connaissance que nous pouvions nommer en un certain sens désintéressée ou objective, la compréhension que nous cherchons est très intéressée, parce qu’il entre mille désirs dans ce désir de penser et de connaître, et que c’est moins l’objet comme tel qui nous intéresse en elle que le moyen d’exercer la pensée, ainsi que la connaissance concrète de la manière dont elle constitue dans une mesure plus ou moins large le milieu de notre vie. Ces questions intéressées sont celles de ce que je nomme un diagnostic philosophique, dans lequel nous sondons l’objet de notre étude en fonction de tous les désirs qui nous conduisent à nous intéresser à lui, en vue non pas simplement de nous faire une idée de ce qu’il est, mais de l’évaluer, de juger de ce qui en lui peut nous être plus ou moins utile en un sens large. Et dans cet esprit, il ne fait point de doute que ce sont toutes les conditions dont dépend actuellement notre pensée qui nous intéressent, et non seulement celles qui pourraient correspondre à la nature de la pensée, envisagée comme dégagée de tous ses aspects supposés accidentels.

La perspective dans laquelle le diagnostic philosophique prend son sens est celle d’une philosophie conçue comme sagesse, dans laquelle la connaissance ne se sépare donc pas de la pratique, car ce n’est pas le seul désir de connaître qui s’y exprime, mais l’ensemble de nos désirs. Ainsi considérée, la pensée ne se replie pas simplement sur elle-même et ne trouve pas sa seule fin en soi, dans la contemplation, même si celle-ci n’est pas exclue. Comme les sciences, telles qu’elles se sont développées à l’époque moderne, elle vise certes à satisfaire le pur désir de connaître, mais se tourne également vers le monde de la vie pratique en vue d’y agir. Il n’y a donc pas de ce point de vue le fossé que certains voudraient voir entre ces sciences et la philosophie. Il y a certes une distinction, mais qui se trouve au côté opposé de cet illusoire fossé. Car, si la philosophie se distingue des disciplines scientifiques qui se sont peu à peu détachées d’elle, c’est moins en tant qu’elle vise davantage la contemplation — car les sciences peuvent être pratiquées également pour le plaisir théorique ou contemplatif —, que par la manière plus radicale dont elle se soucie de la pratique que toutes les autres disciplines. Si l’on envisage toutes les techniques nées des sciences et la façon dont notre monde et notre vie pratiques ont été bouleversés par leurs progrès, on jugera que cette idée du caractère éminemment pratique de la philosophie est un paradoxe, même pour nombre de philosophes qui ne conçoivent pas leur discipline comme demeurant liée à la sagesse, mais se vantent au contraire de l’en avoir émancipée, à l’exemple des disciplines scientifiques justement. Dans ce cas, le rapport à la pratique ne disparaît pas d’ailleurs, mais il devient celui des sciences et passe à travers elles, dans la mesure où une telle discipline philosophique, rendue plus scientifique en ce sens, se situe généralement du côté des sciences les plus théoriques et les plus éloignées de la pratique — en tant qu’on oppose celle-ci à la théorie. C’est ainsi que la logique symbolique, par exemple, se présente comme un jeu purement théorique parent de celui des mathématiques, dont les applications auront lieu à travers les autres sciences plus concrètes et les techniques qui en dériveront. Dans de telles disciplines, la question des conditions tend à se ramener à celle des fondements théoriques, dans lesquels la pensée découvrirait comme au fond d’elle-même les principes ultimes de sa science, à partir desquels elle pourrait se déployer par déduction. S’il y a une histoire des découvertes dans de telles sciences, elle paraît leur rester extérieure, comme toutes les conditions sociales, psychologiques, physiques même, qui ont favorisé leurs progrès ou y ont fait obstacle. La réflexion philosophique telle que nous l’entendons n’opère pas cette séparation entre les causes internes au développement de la pensée et ses conditions extérieures et purement contingentes, pour ne se soucier que des premières et considérer les autres comme étrangères à son domaine. Elle partage l’une des raisons de son intérêt pour ces conditions extérieures au développement immanent de la pensée avec d’autres sciences telles que la sociologie ou l’histoire, dans la mesure où elles partagent un objet commun, à savoir le domaine même de ces conditions extérieures de la pensée. Car, lorsqu’on étudie par exemple le développement des sciences dans leur relation aux structures sociales et aux événements de l’histoire à travers lesquels il a lieu, ces conditions, si elles sont peut-être étrangères à la méthode de la discipline qui les étudie, font néanmoins partie de son objet, et elle doit en tenir compte dans cette mesure. Mais, quoique la situation de ces disciplines incite à opérer un retour sur elles-mêmes et à leur appliquer également les conséquences de l’étude qu’elles font des conditions de leur objet, l’option théorique de la science tend à empêcher ce mouvement réflexif par l’affirmation de la séparation de principe entre ce qui appartient à la théorie elle-même et ce qui fait partie de son objet. A l’inverse, la philosophie conçue dans la perspective de la sagesse n’a pas seulement pour l’un de ses objets les diverses conditions de la vie humaine et de la pensée notamment, mais sa réflexion est immédiatement pratique, et la façon même dont elle envisage la théorie reste pratique, si bien que cette séparation n’a pas lieu en principe. C’est en effet l’exercice même de la pensée que la philosophie tente de penser et de réfléchir, et non seulement pour contempler l’état de dépendance de la pensée par rapport au monde dans lequel elle s’exerce, mais bien pour en permettre et cultiver l’exercice. Les conditions, même les plus contingentes, qui modifient cet exercice, ne sont plus étrangères à la pratique philosophique, puisque celle-ci doit en tenir compte pour s’accomplir avec lucidité. Cela interdit certainement à la philosophie de devenir une science, dont l’idéal puisse être de voir toutes choses entièrement régies par les lois que découvrirait sa théorie, quel que soit également l’intérêt pratique de disposer de telles connaissances. Il lui faut en effet juger dans des conditions dont la concrétude déborde sans cesse les calculs des sciences, et concevoir sa pensée même comme déterminée également par de tels événements contingents, non pas en soi peut-être, mais par rapport à la science du philosophe. Ainsi, dans cette conception, la philosophie est plus un art qu’une science, même si l’art n’exclut certainement pas la science.

Position du problème

L’intérêt pour les conditions actuelles de la pensée dans l’esprit d’une philosophie qui n’a pas renoncé aux ambitions de la sagesse vient d’un désir de ne pas subir un conditionnement que nous ne pourrions pas comprendre et sur lequel nous ne pourrions pas agir, ce qui signifie que cet intérêt est lié au souci de liberté, d’autonomie, de maîtrise de soi, qui caractérise traditionnellement la sagesse. Or, si nous nous plaçons à un point de vue relativement objectif pour observer les manifestations de la pensée autour de nous, soit directement, dans la vie courante, soit à une plus large échelle, à travers l’histoire, soit même dans notre propre histoire personnelle, il est évident que la pensée n’apparaît pas comme libre, mais qu’elle se révèle dépendante de nombreuses conditions, intérieures et extérieures. Dans une conversation, par exemple, ou dans la suite de pensées d’une réflexion solitaire, nous pouvons nous arrêter et nous demander comment nous en sommes arrivés au sujet qui nous occupe à ce moment. En remontant le cours des paroles et des pensées, nous nous aidons de liens plausibles, pour aider notre mémoire, nous disant que ce doivent être telles ou telles sortes de pensées qui ont dû nous amener aux suivantes. Nous reconstituons ainsi, non pas seulement une suite de pensées, mais bien un enchaînement, dans lequel d’ailleurs n’interviennent pas que les pensées, mais d’autres événements, comme les paroles de l’autre dans la conversation, et de nombreux éléments de la situation qui nous suggèrent des idées, ou parfois paraissent même nous imposer l’attention. Et à plus large échelle, nous voyons bien comment les gens d’un pays ou d’une époque ont une manière de penser qui diffère de celle d’un autre pays ou d’une autre époque. Bref, nous ne pouvons douter en pratique que nos pensées soient conditionnées très largement par nos propres dispositions et par les conditions extérieures dans lesquelles elles apparaissent.

Néanmoins, il nous est difficile de croire que notre pensée ne reste pas indépendante de tous ces conditionnements dans une certaine mesure au moins. Car il nous semble que, si nous le voulons, nous pouvons rompre ces enchaînements, au moins pour le temps où nous nous y efforçons, et diriger notre pensée à notre guise, sans lien avec ce que nous avons pensé antérieurement ni avec la situation dans laquelle nous nous trouvons. Nous savons certes que nous utilisons une certaine langue, qui nous lie à notre condition historique, que nous avons des capacités de raisonner limitées qui nous restreignent, que notre imagination s’aide de notre expérience et de notre culture et s’en trouve donc influencée. Mais il nous semble que pourtant, dans ces limites, nous pouvons comme ressaisir notre pensée et la dégager de ces chaînes, ne serait-ce que parce que nous pouvons prendre conscience de toutes ces influences, les objectiver et les placer comme à distance, devant notre esprit, en leur enlevant ainsi leur pouvoir d’agir en nous poussant, par derrière. Ce n’est qu’un sentiment évidemment, et quoique puissant, il est contredit lorsque nous voulons le vérifier, par le fait que nous ne parvenons guère, à un moment donné quelconque, à ressaisir tous ces liens pour les objectiver, puisqu’il nous faut bien constater qu’en y réfléchissant davantage, nous en découvrons toujours d’autres, et que nous ne finissons pas de nous en défaire. Il n’empêche que, malgré cette évidence, nous continuons à supposer un lieu, le point le plus actif de notre pensée, qui se retire sans cesse derrière ces chaînes, qui effectue le mouvement de recul et de libération, qui est déjà libre en cherchant à libérer tout ce qui lui appartient dans la pensée, comme si, à chaque moment, lorsqu’il se découvre une nouvelle chaîne, il se découvrait en même temps comme s’étant déjà glissé hors d’elle, comme constituant même un être subtil qui peut toujours se faufiler à travers n’importe quel filet.

Cette impression repose d’habitude sur une expérience assez limitée. Nous observons que nous pouvons effectuer ce mouvement de recul et d’objectivation de ce qui, un instant auparavant, nous restait caché et dominait notre pensée. Nous découvrons par exemple que nous étions sujets à certains sophismes, alors que, en les analysant, nous nous dégageons de leur domination, au moins pour le temps où nous y prenons garde. Ou nous apercevons, en comparant deux langues, que la nôtre nous incitait à concevoir comme une seule notion ce que l’autre nous apprend à analyser en plusieurs. Ou nous nous rendons compte que tel sentiment nous incitait à interpréter d’une manière peu plausible certains faits, et du coup, nous nous sentons capables de prendre pied à un nouveau point de vue qui nous permet de lutter contre ce biais. Ou nous découvrons que nous faisions intervenir dans nos raisonnements sur un thème une prémisse qui n’est qu’un préjugé, dont l’examen nous montre qu’il est absurde, et nous rejetons cette cause d’erreur. S’il peut nous sembler qu’il n’y ait pas de limites à ce pouvoir de nous dégager de toutes nos sortes de conditionnements, c’est parce que, d’habitude, nous ne nous acharnons pas très longtemps à cette sorte d’examen. Combien de temps peut-il durer, avant d’aboutir à quelque libération entière ? neuf ans ou le double, comme le temps que nous dit y avoir consacré Descartes, dans son Discours de la Méthode ? une vie entière, au témoignage d’un Montaigne ? De tels exemples des luttes de ceux que nous considérons comme des héros de la pensée témoignent à la fois de l’intensité impressionnante du désir de se rendre libre dans ses jugements, et du poids extrême de nos conditionnements, qui résistent à de si longs efforts. Et surtout, étant si rares parmi toutes les vies que nous font connaître l’histoire et notre expérience directe de la société, en même temps qu’ils nous montrent combien le désir de liberté intérieure peut être grand chez certains, ils nous font remarquer par contraste combien il est faible en revanche dans la vie de la plupart, au point que la vie commune des hommes nous paraît à peu près entièrement livrée aux circonstances extérieures qui la déterminent.

Pourtant, aussi faible et fugitif soit-il souvent, ce désir d’indépendance ou d’autonomie de la pensée et du jugement ne se retrouve-t-il pas à quelque degré dans la vie de presque tous ? Ne peut-on pas le concevoir comme l’une des caractéristiques de notre nature humaine, aussi bien que notre capacité de parler et de raisonner ? Mais aussi, comment expliquer ses énormes variations entre les individus et entre les divers moments de la vie d’un même individu ? S’il était un trait de notre nature, une sorte de liberté essentielle en son cœur, une indépendance primordiale qui, si petite soit-elle par rapport à nos conditionnements extérieurs, en demeure indemne, alors pourquoi ce désir et ce mouvement de libération ne s’exercent-ils pas toujours ? De quoi dépend cette grande variation qu’on lui voit, entre les individus et entre les moments de la vie de chacun ? Elle ne peut pas venir de lui, parce qu’il est justement toujours le même désir de liberté, et s’il ne dépendait que de soi, il serait toujours actif. Il faut donc bien avouer que les circonstances de nos vies l’affectent, et qu’il dépend donc, lui aussi, de conditions qui lui restent étrangères. Admettons même qu’il ne disparaisse jamais tout à fait, et que, même quand nous ne percevons plus de signes de sa présence, il fait encore quelque petit effort imperceptible pour affirmer et conquérir son autonomie sous tous les conditionnements qui l’étouffent. Alors, il faut bien avouer qu’il n’est qu’une des causes parmi des quantités d’autres qui déterminent la manière dont nous pensons et jugeons.

Par conséquent, si l’un des ressorts principaux de la philosophie, peut-être le principal même, se trouve dans ce désir de liberté ou d’autonomie — de parfaite connaissance de soi, et par là de maîtrise de soi, si l’on veut, ou de conscience claire de ses propres conditionnements, et par là de liberté, au moins intérieure, à leur égard —, alors il nous faut reconnaître que la philosophie implique une longue lutte contre ces dépendances obscures, qui nous affectent jusque dans la forme que peut prendre notre désir même de nous en délivrer en les soumettant à un examen critique aussi radical que possible. Et l’idée qu’il suffirait de se retourner sur soi, de se contempler tel qu’on se trouve par un mouvement de réflexion aisé, qu’il suffirait de vouloir pour l’accomplir aussitôt ou du moins rapidement, se révèle tout à fait illusoire. Notre pensée, si elle peut acquérir un degré appréciable d’autonomie, doit y parvenir en démontant, intellectuellement et de manière sensible également, l’énorme tissu de nos déterminations, des plus constantes aux plus contingentes. Bref, c’est ainsi que cette libération implique la critique radicale constante caractéristique de la pensée philosophique.

Si notre désir même d’autonomie dans l’exercice de notre pensée et de notre jugement est déjà conditionné, concrètement, par les circonstances dans lesquelles il a lieu, il peut sembler que l’effort de critique soit vain ultimement. En quelque sorte, ce dont nous voudrions nous dégager n’est pas séparable de nous, mais nous constitue déjà et se trouve engagé dans cet effort même de libération. N’y a-t-il pas un paradoxe en effet ? Car si nous cherchons à nous retrouver nous-mêmes, dans notre liberté comme originelle, dans notre pensée purifiée de tout ce qui l’affecte, alors ne devrions-nous pas nous annihiler en vérité, notre désir concret de liberté faisant déjà partie lui-même de ce qui nous vient des conditionnements extérieurs ? C’est certainement pour éviter ce paradoxe que nous sommes tentés de croire qu’il existe toujours en nous un noyau libre, non affecté par les déterminismes extérieurs, mais seulement recouvert par eux, subjugué peut-être, mais non infecté. Une telle croyance est fort commode, parce qu’elle nous permet de nous représenter cet effort de libération comme une lutte entre deux acteurs étrangers l’un à l’autre, posés dans un clair antagonisme, de telle façon que leur rapport reste toujours extérieur et interdise leur mélange. Alors la philosophie pourrait s’identifier à une recherche de la connaissance de soi qui prenne la forme d’un retour à notre propre nature dépouillée de tous ses habits étrangers, de telle sorte que nous pourrions nous percevoir immédiatement dans notre nudité primitive, nous rejoindre et nous réconcilier avec nous-mêmes, dans notre pureté originelle, en deçà de toute compromission avec le monde extérieur. Sinon, sans cette possibilité, la philosophie peut paraître vaine, du moins en tant qu’on la comprend comme comportant de manière essentielle le désir d’autonomie. Mais d’autre part, que serait ce cœur intime de la pensée dépouillé de tout ce qui lui est étranger et rendu à sa pureté originelle ? Un pur désir d’autonomie se contentant de s’affirmer soi-même, un désir tournant à vide sur son propre axe, ne pouvant rien entraîner d’autre sans risquer de se souiller et de se perdre. Bref, rien de ce qui nous intéresse quand nous cherchons concrètement l’autonomie, celle d’une pensée riche, réelle et se déployant dans la réalité.

Faut-il en conclure que le philosophe se trouve pris dans ce paradoxe d’être condamné à rechercher une situation impossible qui l’annihile, soit en le réduisant à un pur désir vide, soit en découvrant son propre désir de liberté comme déjà irrémédiablement entraîné dans un courant qui lui échappe totalement ? Cependant pourquoi faudrait-il concevoir la recherche d’autonomie comme une sorte de retour à un principe libre sous-jacent à cette recherche même ? Pourquoi, au sein même de la dépendance, un être ne pourrait-il pas acquérir davantage d’autonomie ou de liberté ? N’avons-nous pas de telles expériences d’un surgissement d’êtres plus autonomes au sein du déterminisme, et non pas à son encontre ? Lorsque l’on interprète l’histoire de la vie comme celle d’une évolution des espèces vivantes, alors ce qui a lieu dans cette histoire, n’est-ce pas précisément cela, l’apparition progressive d’êtres doués de plus hauts degrés d’autonomie ? Et même notre technique ne nous montre-t-elle pas comment, en jouant ingénieusement avec les déterminismes naturels, nous parvenons à construire des machines toujours plus autonomes, jusqu’à nos robots actuels ? Certes, ni l’autonomie des animaux ni celle des robots n’est entière, puisqu’elle n’affranchit jamais des déterminismes naturels, mais seulement d’une dépendance directe de certains types d’événements. Ainsi, la feuille est simplement emportée par le vent, alors que l’oiseau, sans se soustraire à sa puissance, l’utilise pourtant à ses fins pour voler où il veut. Jugerait-on inutile d’avoir la liberté de l’oiseau plutôt que la soumission impuissante de la feuille morte, sous prétexte que l’oiseau ne s’est pas vraiment affranchi de toutes les puissances de la nature, mais que, non content d’en subir encore beaucoup malgré lui, il doit utiliser les autres en s’y pliant, tout en en faisant partie lui-même ?

Bref, le paradoxe de la reconnaissance de conditions de la pensée extérieures à elle-même dont il faille tenir compte dans l’activité philosophique entendue comme visant à la plus grande autonomie du sujet pensant, notamment par une critique radicale de toutes ses dépendances ou préjugés, n’existe que lorsqu’on pose que ce sujet doit déjà être en son fond totalement libre, la libération consistant à le dégager entièrement de toutes ses dépendances étrangères à ce noyau libre. Dans une telle conception, la liberté est donnée à l’origine, et elle n’est perdue ensuite que partiellement, par une sorte de chute dans un élément étranger au sujet entièrement maître de soi, engluant celui-ci dans le monde extérieur avec tous ses déterminismes. Et elle devrait donc être reconquise par une forme de retraite en son fond encore vierge. Une telle libération se présente donc comme une sortie du monde. C’est pourquoi aussi l’influence du monde n’a pas dans cette perspective un intérêt essentiel. Il est certes bon d’en connaître quelque chose, comme il faut connaître ses ennemis pour les déjouer. Mais il importe davantage de se retrouver, de retourner en soi et de couper ainsi radicalement les liens avec ce qui nous retient hors de nous et ne peut nous enchaîner que dans la mesure où nous acceptons de sortir de nous ou de rester hors de nous. Et quand, sans changer vraiment de point de vue, on ne croit plus vraiment à cette liberté intérieure, parce qu’on constate à quel point les déterminismes extérieurs nous traversent de part en part, de sorte qu’on voit se réduire le fond de liberté du sujet à rien, alors l’entreprise même de la philosophie comme libération semble devenir vaine, bien qu’on ne puisse y renoncer tant qu’on conserve la nostalgie de la liberté impossible. En effet, qu’on la conçoive comme possible ou non, tant que la libération est conçue sous ce mode, si l’on y réfléchit bien, elle conduit au paradoxe.

En revanche, ce paradoxe disparaît dès qu’on conçoit cette libération non pas comme le repli sur une liberté tout intime et antérieure à toute dépendance, mais au contraire comme l’acquisition d’une autonomie plus grande, comme la constitution d’un être plus autonome à partir d’une situation de plus grande dépendance. Il s’agit alors, non plus de défaire la relation au monde d’un sujet qui y demeurerait par essence étranger, mais de construire en nous des structures plus autonomes dans le cadre même des déterminismes naturels, de la même manière que nous le faisons en construisant des engins techniques toujours plus autonomes, tels que les robots. Simplement, dans notre cas, il faut considérer notre pensée elle-même comme capable de se structurer de façon à se donner toujours davantage ses propres lois, en s’appuyant sur l’ensemble des conditions qui la déterminent concrètement dans la situation où elle s’exerce actuellement ou concrètement.

Faut-il dans ce cas attribuer à la critique l’importance que nous lui avons reconnue comme moyen de la pensée philosophique ? Car n’est-ce pas uniquement lorsqu’on conçoit que la vraie liberté se situe hors du monde, dans un sujet qui par nature n’y appartient pas, qu’il convient de dissoudre pour ainsi dire tous ses liens avec son milieu extérieur par la critique ? On pourrait le croire si l’on considère que l’opération de la critique est purement négative, et qu’elle consiste seulement à défaire, pour détruire, ce à quoi elle s’attaque. En ce sens, la critique fait le vide, et laisse donc le sujet critique dans ce vide, ce qui conviendrait exactement à ce qu’on pourrait souhaiter dans la perspective d’un retour au sujet pur affirmant sa liberté comme indépendance par rapport au monde en général. Mais ce n’est pas ce dont il est question pour nous, si nous voulons construire une pensée plus autonome.

Pourtant, il faut bien admettre que la critique défait des liens, qu’elle dégage donc la pensée de ce dont on fait la critique, et qu’elle suppose même un certain recul ou dégagement par rapport à l’objet visé. Dans cette mesure, il semble inévitable d’effectuer un mouvement analogue à celui de la retraite en soi d’un sujet tentant de rejoindre sa pure nature originaire libérée de toute compromission avec le monde. Mais il y a des différences importantes entre les deux conceptions. En réalité pour se retirer du monde, la critique n’est qu’un moyen parmi d’autres, et il n’est pas le plus efficace d’entre eux. Car, pour celui qui le peut, le repli sur soi et le dédain du monde sont plus directs et plus radicaux que la critique, qui exige une attention à ce dont on veut se dégager, et par conséquent nous y tient attachés dans cette mesure. C’est en somme aussi longtemps que l’on n’est pas encore capable de mépriser le monde et qu’il faut bien le considérer et en examiner les défauts pour en desserrer la prise que la critique est utile dans cette perspective. Autrement dit, c’est justement son effet destructeur qui est visé. Et c’est sans doute lorsque l’on conçoit l’effort de libération dans ce sens d’une fuite du monde, que la critique est perçue principalement et souvent exclusivement sous son aspect foncièrement destructeur. Mais, comme nous le remarquions, par opposition à d’autres techniques, agissant par exemple directement sur les sentiments pour provoquer le dédain du monde, la critique commence par nous attacher à son objet, en tant qu’elle procède par son analyse, et qu’elle cherche donc à le connaître, et même à en connaître tous les rapports avec la pensée qui en effectue la critique. En effet, lorsque par exemple nous examinons un préjugé de manière critique, nous cherchons à savoir à quelle connaissance réelle il correspond en nous. Et lorsque nous le rejetons comme ne répondant pas à nos critères d’une véritable connaissance, nous n’avons pas simplement défait un lien, mais nous avons modifié l’espace que l’idée analysée occupait, et de nouvelles idées (dont celles même qui ont servi à la critique) l’ont restructuré autrement. Ainsi, lorsque j’abandonne la superstition voulant que tel animal soit sacré et interdit à la consommation, c’est tout un nouveau rapport avec lui qui peut s’installer, comme peut-être tout un domaine culinaire nouveau qui s’ouvre.

Dans la perspective selon laquelle l’autonomie ne s’acquiert pas en sortant autant que possible du monde, mais tout à l’opposé, en se construisant dans le monde même, toutes les influences extérieures ne doivent pas être considérées comme des chaînes ou des entraves. Nombre d’entre elles sont au contraire des causes ou des moyens de notre libération. Il n’empêche que, étant donné que nous ne sommes libres qu’à un degré que nous jugeons insuffisant, puisque nous désirons devenir plus autonomes, il nous faut considérer toutes ces influences, prises chacune à part ou dans des constellations particulières, comme de possibles liens restreignant notre liberté ; il nous faut donc les examiner, en faire la critique, voir comment nous pouvons les desserrer et nous en dégager, quoique non pas pour nous sortir de tous rapports au monde, mais pour pouvoir les modifier à notre avantage, en accroissant nos capacités de nous déterminer par nous-mêmes au sein des déterminismes qui nous constituent. Et c’est alors que la critique ne peut plus être remplacée par une quelconque technique visant à agir sur nos sentiments pour nous détacher généralement du monde. Car il ne s’agit plus de chercher à trancher, d’un coup si possible, sans distinction, tout ce qui nous relie au monde, mais de distinguer au contraire les divers effets que nous subissons, la manière dont ils nous mettent dans la dépendance directe d’événements extérieurs qui restent hors de notre pouvoir de les assimiler ou d’agir sur eux ou enclenchent au contraire en nous des processus libérateurs, ou se révèlent susceptibles d’être maîtrisés et de servir de moyens d’accroître notre autonomie. C’est d’ailleurs ainsi que nous agissons dans la pratique courante, comme par rapport à la nourriture, où bien des aliments ont sur nous des effets nocifs, qui, au lieu d’accroître notre pouvoir d’agir, le réduisent ou l’anéantissent, lorsque nous nous empoisonnons au lieu de nous nourrir. Mais, tant que nous ne délirons pas, la question n’est pas de cesser de nous nourrir, mais de discriminer entre les aliments et leurs effets, pour éviter ceux qui diminuent notre capacité d’agir, nous placent dans des dépendances, et choisir au contraire ceux qui entretiennent et développent nos forces. De la même manière, pour rendre plus libre notre faculté de penser, il peut être avantageux, voire indispensable, de nous soustraire à certaines influences, et bénéfique de nous exposer à d’autres.

S’il nous est difficile de croire que la libération ne doive pas être seulement notre fait, provenant donc d’une source pure de liberté en nous-mêmes, c’est parce que nous restons pris dans un préjugé très répandu, non seulement dans le peuple, mais également chez de nombreux penseurs. Nous imaginons que les qualités d’une chose ne peuvent provenir que d’une cause qui possède elle-même ces mêmes qualités. Ainsi, si la pomme est bonne, dira-t-on, c’est qu’il doit y avoir un principe de bien agissant dans la pomme ou sur elle, une vertu positive, qui produit cette bonté. Il faudra donc que la nature soit bonne pour produire de bonnes choses, ou que des dieux bons s’en soient chargés. Ou bien, si je vois une feuille verte, je croirai qu’il faut donc que la couleur verte soit dans la feuille pour agir sur mes sens. Ou encore, vu que les hommes pensent, il faut donc, conclura-t-on, qu’il y ait en eux une substance pensante qui, comme telle, rende compte de leur pensée. Voilà comment, de même, constatant que nous avons quelque liberté et que nous pouvons nous libérer davantage, nous supposons qu’un pur principe de liberté doit se trouver en nous, et sans doute encore qu’il doit avoir été créé en nous par un être totalement libre à son tour. Pourtant l’expérience nous montre sans cesse que ce principe ne vaut pas. Le vin n’est pas dans le raisin comme le jus qu’on en fait sortir. L’ordinateur n’est pas dans l’homme qui le produit, comme le bébé dans le ventre de sa mère, la brûlure n’est ni dans le feu ni dans le doigt avant qu’il ne touche la flamme, la joie n’est pas dans la lettre qui m’annonce la bonne nouvelle et attriste au contraire tel envieux de mon entourage. Bref, les choses sont le résultat de processus qui souvent ne leur ressemblent pas. Et il n’y a pas de contradiction à ce qu’une certaine autonomie résulte d’un processus qui ne la comporte pas. Autrement dit, il n’est pas absurde non plus, bien au contraire, qu’un être doué d’une certaine autonomie puisse l’utiliser à en acquérir davantage. Il est vrai que, contre une telle idée, le préjugé de la présence de l’effet dans la cause se regimbe, comme nous le montre par exemple l’histoire de la réception des théories de l’évolution biologique et de la forte résistance qu’elles provoquent toujours, de Démocrite et d’Épicure jusqu’à nos jours.

Une certaine conception courante de la pensée nous incite aussi à comprendre notre libération comme une séparation générale du monde. C’est celle qui voit en la pensée un être par nature totalement différent du reste de la nature, et dépendant par suite de lois étrangères à celles des autres choses. C’est ainsi qu’on a tendance à poser une opposition radicale entre l’esprit et la matière et à imaginer qu’il faut une sorte de miracle pour qu’ils en viennent à s’unir, comme l’expérience paraît bien nous montrer que c’est le cas chez les hommes et, à divers degrés, chez d’autres animaux. Dans cette conception, l’esprit est par lui-même autonome par rapport au monde matériel, dont il n’a pas besoin, et qui n’est même pour lui qu’une entrave. Car, s’il y a entre l’esprit et la matière une action réciproque de l’un sur l’autre, c’est d’une manière contingente seulement, les deux natures restant en principe indépendantes l’une de l’autre. L’esprit commande à la matière, comme nous le voyons lorsque notre corps obéit à notre volonté, et d’autre part la matière affecte l’esprit en faisant peser sur lui, par le corps, son propre poids. C’est ainsi que l’esprit se fatigue avec le corps, se trouve dérangé par les mouvements qui se passent en lui, le portant à ressentir plaisirs et douleurs, et il se voit même détraqué avec le corps, comme dans l’ivresse provoquée par l’alcool. Mais tout cela n’arrive que dans la mesure où l’esprit s’incarne, sans jamais s’unir entièrement à son corps, et disposant toujours en réserve du pouvoir de revenir à soi et de se détacher du corps, par volonté et avec quelque exercice, avant de l’abandonner tout à fait à la mort, et de s’en trouver alors entièrement libéré, comme de toute influence matérielle, étrangère à lui. Toutefois, il est évident que cette conception ne tient guère dès qu’on l’examine un peu attentivement, parce que non seulement elle ne permet pas de comprendre pourquoi l’esprit peut exercer une action sur la matière et inversement, et se voit par là contrainte à considérer le rapport entre l’esprit et le corps comme un mystère impénétrable, mais surtout elle se révèle franchement absurde. Car d’une part, il faut bien constater et admettre l’action réciproque entre la matière et l’esprit, et d’autre part il faut la nier pour garder à l’esprit sa pureté et son entière liberté par rapport au monde matériel.

Pour atténuer la contradiction, on tente généralement d’insérer des sortes d’amortisseurs entre ses deux termes, en distinguant dans la pensée des zones plus ou moins éloignées de la matière et donc plus ou moins capables d’être affectées par elle. C’est ainsi qu’on verra dans la sensation le lieu par lequel l’esprit s’attache et se mélange le plus au corps et entre le plus directement dans sa dépendance. L’imagination et les passions vont constituer une couche intermédiaire, dans laquelle se répercutent encore fortement les influences du corps à travers les sensations, mais où l’esprit manifeste également son autorité dans la grande liberté que l’imagination peut manifester par rapport aux événements réels, et par la maîtrise que l’esprit peut exercer sur les passions, en domptant les impulsions qu’elles doivent au corps, dans une lutte souvent difficile, il est vrai. Mais la raison elle-même représente enfin le lieu propre de l’esprit ou de la pensée, non affecté par les mouvements des parties inférieures. L’enjeu de la lutte, c’est la libération de l’esprit pour lui permettre de venir s’asseoir entièrement sur la raison, et maîtriser de là le jeu des passions et de l’imagination, de façon à neutraliser l’influence des sens, voire de se retirer si entièrement dans la raison que les échos des parties inférieures n’y parviennent même plus. De cette manière, on évite en apparence la contradiction entre l’idée d’une totale différence entre la matière et l’esprit, qui exclut qu’ils puissent s’affecter vraiment, et de l’autre l’expérience même de l’action réciproque de l’un sur l’autre, qu’on limite à une zone qui n’est ni matière ni esprit et qui est constituée du mélange de l’un et de l’autre. En réalité, on n’a fait que cacher la contradiction, en la rendant moins apparente par cette distinction de degrés intermédiaires comportant en eux-mêmes cette contradiction, mais permettant d’éloigner l’un de l’autre les termes affirmés comme clairement contradictoires entre eux.

Pour faire voir que l’exercice de la pensée ne dépend pas qu’accessoirement de ses conditions extérieures, mais qu’il est intimement concerné par elles, il n’est peut-être pas inutile de montrer comment on peut contester la conception de la pensée pure, ou de la raison, comme entièrement distincte en soi des aspects de la pensée qu’on concède tomber à divers degrés sous l’influence des conditions extérieures par l’intermédiaire des sens.

Pourquoi croit-on que la raison soit d’une nature totalement différente de la sensation et du monde sensible ? La chose matérielle nous paraît bien plus semblable à la sensation que nous en avons — au point que nous tendons même souvent à la confondre avec elle —, qu’avec les idées ou concepts que nous nous en faisons, même si nous pouvons juger ces concepts plus vrais que les sensations. La sensation nous montre la chose telle qu’elle se trouve dans la situation même où nous l’observons, alors que les concepts, pensons-nous, nous en révèlent la nature plus profonde ou plus constante. Ce sont comme deux réalités différentes des choses que, d’un côté, nous percevons de manière sensible ou que, de l’autre, nous concevons à travers leurs idées ou concepts. Notre rencontre avec les choses, nos interactions avec elles dans le monde, notre perception de leur présence réelle, ont lieu à travers la sensation. Les concepts nous en révèlent des structures comme hors du temps, sans pouvoir nous informer sur ce qui a lieu en fait à présent, à moins que ce ne soit par un calcul effectué à partir des perceptions sensibles. Par les concepts, nous ne connaissons donc pas les faits dans leur actualité, et toute notre expérience du monde en tant que nous y sommes intégrés et que nous participons à ses événements, que nous y vivons concrètement, a lieu par la sensation. Sans elle, à supposer que nous puissions pourtant contempler les idées des choses, nous ne penserions que des structures idéales, dont rien ne nous dirait si elles correspondent à des choses réelles ou actuelles. Bref, nous resterions précisément dans la pure pensée. Pour être en contact avec les choses, il nous faut les percevoir de manière sensible. On imagine donc que ces deux façons de penser en un sens large soient extrêmement différentes, au point que leur lien soit difficile à saisir. Car lorsque je perçois, j’ai des images, visuelles, sonores, tactiles, gustatives, olfactives, qui se présentent à moi comme, justement, présentes concrètement, saisissables. Et si j’imagine quelque chose, quoique avec un peu moins de précision et de fermeté, je vois et saisis encore quelque chose d’analogue à mes sensations. Au contraire, lorsque je conçois une idée purement intellectuelle, je ne vois ni ne saisis concrètement plus rien. Certes, je peux tenter d’imaginer la chose conçue, mais c’est une approche qui reste finalement vaine, parce que, plus j’approche du concept lui-même, plus il se présente comme différent des images par lesquelles je tente de me le représenter. Ainsi en va-t-il par exemple pour les nombres. Je peux bien voir des choses multiples, dont je pourrai donner le nombre, si je les compte. Et inversement, je peux exemplifier par l’imagination ou par des images sensibles réelles certains des nombres que je conçois. Ainsi, je peux dessiner trois traits au tableau pour représenter le nombre trois. Mais nous savons bien que le concept de trois, le nombre même, ne s’identifie pas à ces trois traits, parce que trois chaises pourraient aussi bien le représenter ou n’importe quoi d’autre. D’autre part, ces trois traits sont présents dans le temps, et ils redisparaîtront lorsqu’on effacera le tableau, alors que le nombre trois est indifférent aux événements qui se succèdent dans le temps. Si je cherche à voir, à imaginer le nombre trois comme tel, et non pas trois choses, je n’y arrive pas, et il me faut avouer qu’il n’appartient pas à la catégorie des choses qu’on perçoit par des images, mais bien à un ordre de réalité entièrement distinct du monde sensible, et qui n’apparaît qu’à la pure pensée ou à la raison, seule capable de les concevoir. Il suffit d’ailleurs d’envisager de grands nombres pour se persuader qu’on ne parvient pas du tout à les voir ou à les imaginer. Car, tandis que je conçois la distinction entre mille cent douze et mille cent treize, je suis incapable de la percevoir ni par les sens ni par l’imagination. Bref, puisque concevoir n’est pas voir, la pure pensée est d’une autre nature que la sensation et l’imagination ou que les passions, dans la mesure où celles-ci s’éprouvent comme sensibles et présentes, comme les sensations. Or comment la pure pensée, invisible, insensible, indifférente aux événements qui se déroulent dans le temps, pourrait-elle être affectée par le monde matériel, sensible ? Ne faut-il pas croire que celui qui entre dans ce monde, il entre vraiment dans un autre monde que le monde sensible ou matériel, qu’il le comprend par d’autres facultés que celles qui lui permettent de percevoir le monde concret, et qu’il ne dépend donc plus du tout de ce qui peut se passer ou non dans ce monde extérieur ? Tout au plus les sensations et les passions peuvent-elles nous inciter à nous intéresser à leur monde, et à ne pas nous tourner vers la pure pensée, mais si nous nous détachons d’elles et nous plongeons dans la contemplation des pures idées, qu’importe tout ce qui peut alors se passer dans le monde matériel ? Et si notre attention peut être détournée des idées, il semble en tout cas que, dans la mesure où nous parvenons à nous appliquer à les concevoir, nous ne pouvons les saisir que comme elles sont, parce que les enseignements des sens ne les concernent en rien en tant que ceux-ci me donnent toujours à voir quelque chose, et que les idées sont tout à fait invisibles et inaccessibles à toute forme de perception sensible ou imaginaire.

A première vue, il semble inévitable de reconnaître la distinction radicale entre la raison d’un côté, et les sens et l’imagination, de l’autre, puisque nous pouvons faire l’expérience que nous ne parvenons pas à imaginer les purs concepts. En réalité, la conclusion que nous tirons de telles expériences est hâtive et ne résiste pas à un examen plus approfondi. Car la seule chose que nous montrent ces expériences, c’est que nous ne pouvons pas percevoir un nombre ou d’autres concepts abstraits de la même manière que nous percevons une chose telle qu’une chaise ou un trait au tableau. En conclure qu’il nous faut donc une faculté tout à fait étrangère aux sens et à l’imagination pour saisir les concepts, et que par conséquent la raison doit être d’une nature totalement distincte des sens, c’est oublier que l’expérience que nous avons peut également s’expliquer autrement, par les modalités différentes selon lesquelles l’imagination procède pour imaginer les corps matériels et les concepts. Bref, pour pouvoir conclure que la raison doit être irréductible à l’imagination, il faudrait faire tout autre chose que de constater ces différences immédiates entre la perception des choses de notre expérience sensible commune et la saisie des concepts abstraits, il faudrait montrer également qu’aucun passage entre ces deux modes de penser n’est concevable, ce qui est autrement difficile. Un argument paresseux pourrait consister à dire qu’on s’en tiendra à cette première impression tant que personne n’aura effectué une réduction satisfaisante de la raison à l’imagination, si justement, plusieurs philosophes ne s’y étaient déjà employés, tels que ceux de la tradition classique anglaise. Voyons donc quelle forme peut prendre un tel argument pour lier la raison à l’imagination et à la perception sensible.

Pour ne pas nous lancer dans un argument trop vaste, qui deviendrait un sujet concurrent du nôtre, je vais me contenter de montrer comment on peut fort bien comprendre les nombres par l’imagination, sans avoir à supposer à aucun moment une faculté fantastique supposée nous rendre capables de saisir l’imperceptible. Revenons donc à nos trois traits ou à nos trois chaises. Nous sommes assez habiles pour reconnaître du premier coup d’œil des groupes de trois objets, disposés de diverses manières. Et nous remarquons aussitôt qu’ils se ressemblent par le fait qu’ils comprennent trois objets, comme nous pouvons voir que d’autres choses sont similaires par leur couleur, ou leur grandeur, ou leur forme. Il est vrai que si l’on nous demande alors de faire l’effort d’isoler de chacun de ces groupes de trois objets, le nombre trois lui-même, nous en sommes incapables, et qu’en faisant disparaître les objets, nous laissons également échapper le nombre. Mais ne serait-ce pas comme demander de voir le groupe sans les objets qui le composent ? ou de voir la ressemblance de deux visages sans considérer ces visages ? Nous répondrions que les groupes ne sont rien sans les choses qui sont groupées, et que la ressemblance des visages n’est rien qui subsiste hors d’eux, ni, plus précisément, puisque la ressemblance n’est pas la qualité d’un seul visage, hors de la perception que nous avons de l’un et de l’autre. De même, dans ces groupes de trois objets, trois n’est rien en dehors de ces groupes, sinon leur ressemblance sous un certain aspect, que nous désignons par ce terme de trois. Et cette ressemblance, je la perçois parfaitement, de manière sensible, de la même façon que, lorsque je regarde deux crayons alignés, je vois l’un à côté de l’autre, aussi bien que je vois chacun d’entre eux, sans pourtant que je sois capable, bien sûr, de voir à part leur « être à côté ».

Mais il est vrai que les nombres ne sont pas simplement les propriétés de certains groupes que je peux saisir du premier coup d’œil, voire avec un peu plus d’attention. Si c’était le cas, nous ne pourrions penser que très peu de nombres, les premiers d’entre eux seulement, jusqu’à quatre, cinq, dix, douze, selon l’habileté de chacun à repérer précisément des groupes plus ou moins grands en fonction du nombre. Or il est remarquable justement que nous pouvons concevoir des nombres aussi grands que nous voulons, et qui dépassent de loin toutes les capacités qu’a l’imagination de nous en donner des images précises. Et alors, dira-t-on, si je peux concevoir précisément mille, sans qu’il me soit possible d’imaginer précisément aucun groupe de mille, n’est-il pas évident que je ne conçois pas les nombres de la même manière que je perçois des groupes de choses, et que, par conséquent, même pour le nombre trois, je le conçois également sans l’imaginer, et sans avoir besoin de le lier à des objets quelconques ? Ce sophisme a quelque apparence de vérité. Mais, pour voir qu’il n’en a que l’apparence, reprenons la comparaison en sens inverse. Au lieu de conclure des grands nombres aux petits, montons plutôt des petits aux plus grands, ce qui est plus naturel, et correspond à une opération élémentaire de l’arithmétique, celle de compter. Or comment compte-t-on ? On part du nombre minimal ou du groupe le plus petit, à vrai dire, du nombre qui n’est plus tout à fait un nombre, l’unité, et du groupe qui n’en est plus vraiment un, l’objet isolé. A cette unité, à cet objet isolé, on joint une seconde unité, un second objet, puis, au nombre ou groupe ainsi formé, on ajoute une nouvelle unité, un nouvel objet, et ainsi de suite. Compter, c’est additionner en accroissant chaque fois le nombre précédent d’une unité, ou en ajoutant chaque fois un objet au groupe déjà constitué, à partir de l’unité ou de l’objet isolé. A vrai dire, cette opération d’ajouter n’est pas encore tout à fait une addition en son sens arithmétique, parce qu’elle ne suffit pas encore à l’opération de compter. Si l’on s’en tient à une façon très simple ou primitive de compter, on verra que l’addition s’y trouve devenir double. Ainsi, comptant sur mes doigts, chaque fois que j’ajoute un objet au groupe, j’ajoute également un doigt, en le dépliant par exemple pour l’ajouter au groupe des doigts tendus, ou en désignant simplement le dernier doigt ajouté dans un ordre précis, de gauche à droite. De cette manière, j’ai toujours deux groupes équivalents, celui de mes doigts marqués comme ajoutés et celui des objets que je compte. L’avantage est que mon groupe de référence, celui des doigts, est le même pour tous les groupes que je compte ainsi, qu’il m’est plus familier et plus aisément perceptible, et cela d’autant plus que je compte toujours les doigts à la suite, dans le même ordre, ce qui me permet de repérer très rapidement la grandeur exacte du groupe par le dernier doigt ajouté. De plus, disposant de cet instrument, je peux simuler sur mes doigts les opérations à effectuer sur d’autres groupes équivalents, ajouter, retrancher (en comptant en arrière), et voir les résultats avant de procéder aux opérations équivalentes sur les groupes. Un autre avantage décisif est que le procédé peut s’étendre, par exemple en faisant intervenir mes orteils, de telle sorte que je parviens à comparer des groupes plus nombreux que ceux que je suis capable de repérer à vue d’œil.

Or on peut remarquer que c’est bien l’imagination qui opère ici. D’abord, pour pouvoir compter, il faut se fonder sur le fait que, lorsque l’on ajoute à des groupes équivalents un nouveau membre, les groupes résultants sont à nouveau équivalents. C’est cette constatation qui permet de prendre un groupe, celui des doigts, par exemple, comme représentant des autres. Or cette constatation doit être faite avant l’invention de l’opération de compter, c’est-à-dire par simple vue, et par conséquent à partir de la comparaison de groupes restreints, saisissables d’un coup d’œil. Il faut que l’expérience me montre que, chaque fois que j’ajoute un objet à un autre, j’obtiens un groupe que je reconnais comme ayant la caractéristique des groupes de deux, et qu’en ajoutant à ceux-ci un nouveau membre, je reconnais toujours au nouveau groupe la caractéristique des groupes de trois, aussi loin que je suis capable de saisir précisément ces groupes à partir de leur simple apparence. Comme d’ailleurs, même là où je ne suis plus capable d’identifier la grandeur exacte des groupes, je constate bien qu’ils continuent à augmenter à proportion qu’on leur ajoute des membres, et à diminuer lorsqu’on en retranche, je peux faire l’hypothèse très vraisemblable qu’à chaque groupe de même grandeur qu’un autre, lorsque j’ajoute un nouveau membre à chacun, j’obtiens de nouveau des groupes de même grandeur. C’est ainsi que je peux prendre un groupe de référence pour représenter tous les autres groupes équivalents. Au lieu de mes doigts, je peux choisir des traits, disposés selon un ordre commode à percevoir, par exemple en lignes de dix, correspondants à mes doigts, mais répétées en colonne, qui me permettront de compter aisément bien au-delà de mes doigts et de mes orteils. Il n’y a toujours rien ici qui dépasse les capacités de mon imagination et qui ne se laisse plus voir.

Si j’ai par exemple tracé un tableau de lignes de traits disposées en colonne, qui me sert de référence pour mes comptages, je verrai vite qu’il m’est facile de repérer tous les traits du tableau en les situant par un comptage vertical et horizontal. Dès que je me mets à utiliser ce procédé, j’ai inventé un très puissant moyen d’étendre mes capacités de compter, presque indéfiniment. Je peux par exemple faire des tableaux carrés, de dix colonnes et dix lignes, que je vais placer à leur tour en ligne, et en continuant éventuellement en mettant les nouvelles lignes obtenues en colonnes. On voit qu’ainsi, je compterai très rapidement sur ces groupes de référence jusqu’à cent par carré, puis mille par ligne de tels carrés, puis en allant jusqu’à dix mille en colonne, et ainsi de suite. Je pourrai également faciliter grandement mes opérations arithmétiques, puisqu’il me sera facile d’ajouter et d’enlever des groupes entiers de dix, cent ou mille.

Certes, ce n’est pas tout à fait ainsi que nous comptons aujourd’hui. Les nombres ont des noms et sont écrits sous forme de symboles qui peuvent être vus comme des notations de ces noms. Or le nom peut sembler désigner le nombre d’une façon plus abstraite, et il contribue sans doute à l’effet de dépaysement qui nous incite à penser qu’il désigne un être mystérieux et invisible, réclamant comme un autre œil adapté à cette autre réalité purement pensée. Mais le nom est également quelque chose de bien concret et perceptible, en tant qu’il consiste en une structure sonore, ou visuelle dans sa version écrite. Dans le cas qui nous intéresse, les noms des nombres se caractérisent par le fait qu’ils sont ordonnés de manière à désigner les positions qu’on atteint progressivement en comptant. Nous apprenons les dix premiers par cœur, dans leur suite, et il importe que nous puissions les réciter précisément dans l’ordre, un travail de l’imagination et de la mémoire. Ensuite, au lieu de continuer à donner de nouveaux noms à tous les nombres suivants, nous nommons les dizaines en les combinant avec les unités, puis les centaines, les milliers. Bref, nous utilisons pour les noms des nombres le procédé de rassemblement des traits que nous avons décrit. Et l’usage des symboles de la notation arabe courante met fort bien en évidence cette mise en ordre des nombres, qui nous permet d’effectuer assez facilement les principales opérations de l’arithmétique, dont avant tout, le comptage, qui peut être poursuivi très loin. Mais justement, encore là, les exigences de l’imagination se font valoir. Il faut qu’une image puisse être vue comme un tout, pour que nous puissions l’imaginer, même si cette image est elle-même symbole d’autres choses que l’imagination ne parvient pas à saisir directement. Or nous ne pourrions lire un nombre représenté par des milliers de symboles. Il faut donc inventer de nouveaux procédés de nomination et d’écriture pour pouvoir penser, c’est-à-dire imaginer, des nombres plus grands que ceux que nous pouvons comprendre par l’écriture décimale directe, en trouvant par exemple le moyen de signifier directement le nombre de puissances de dix, plutôt que de le signifier par le nombre de symboles effectivement écrits. Car, quand l’imagination arrive au bout de ses ressources, nous ne concevons plus rien, bien loin que la conception purement rationnelle nous donne accès à un supposé monde infini et inimaginable des idées. Et l’on voit ainsi comment le supposé pur monde des nombres lui-même est dépendant des procédés de l’imagination et, à travers eux, de nos facultés de perception sensible, si bien que, même en arithmétique, nous ne parvenons pas à penser réellement au-delà de ce que nous permettent les procédés de symbolisation et d’écriture que nous avons été capables d’inventer, comme des outils de l’imagination indispensables au progrès du raisonnement. Et par là, on voit combien les mathématiques elles-mêmes sont liées aux contingences de l’histoire.

Nous n’avons certes pas montré comment tout le raisonnement se réduisait à des opérations de l’imagination et se rattachait par là intimement à la perception sensible et à la contingence historique qui la caractérise. Mais, en prenant l’un des exemples les plus volontiers avancés par les partisans de l’idée d’une raison éternelle, indépendante du monde sensible, celui des mathématiques et tout particulièrement de l’arithmétique, nous avons pu voir combien injustifiée est la prétention de tenir pour prouvée cette thèse à partir du fait de l’incapacité dans laquelle se trouve notre imagination de se former directement une image des purs nombres. On s’aperçoit au contraire que c’est une conception étriquée de l’imagination qui est à l’origine de cet argument, et que c’est encore cette vision limitée, selon laquelle tout ce que nous pensons devrait être une chose qu’on puisse voir directement, qui incite, dans les cas où nous ne voyons évidemment rien de tel, à inventer, par une transposition métaphorique, une faculté nouvelle de voir l’invisible comme des objets d’un autre monde, séparé du nôtre, et de contempler ainsi un quelconque monde d’idées ou de concepts purs, un nouveau paysage vu par un nouveau sens, surnaturel, avec lequel on croit pouvoir identifier la raison.

Il nous suffira de garder à l’esprit qu’il ne va pas de soi que notre pensée, dans ce qu’elle paraît avoir de plus propre, de plus profond, appartienne à un autre monde que celui dans lequel nous menons notre vie quotidienne, et qu’elle puisse donc se détacher de cette vie pour accéder indépendamment d’elle à la vérité et à quelque forme de sagesse qui viendrait diffuser son influence sur notre existence comme de l’au-delà. En envisageant comme possible et même probable que toute notre pensée, jusqu’à la plus abstraite, partage à divers degrés les aléas de notre vie sensible, alors l’importance de la considération des conditions sociales et historiques dans lesquelles elle a lieu ne fera plus guère de doute.

Mais, une fois admis que la pensée ne constitue pas un monde à part, à l’écart des déterminismes naturels et des conditions historiques de nos vies, il reste à savoir de quoi elle dépend principalement parmi les circonstances extérieures qui l’encadrent. Et plus précisément, il nous intéresse de savoir quelles sont parmi ces conditions celles qui sont plus particulièrement déterminantes pour la pensée philosophique, qui nous intéresse ici.

Qu’est-ce qui caractérise donc la pensée philosophique ? C’est une des questions éternellement débattues de la philosophie, à laquelle il n’est pas question de donner une réponse objective, car pour y répondre, il faut prendre parti parmi les diverses conceptions de la philosophie qui s’affrontent sur son terrain. Je conçois la philosophie comme intégrant l’idée de sagesse, c’est-à-dire comme une pensée dont l’exercice conduit à la meilleure vie, à la fois parce qu’elle nous permet de découvrir la meilleure façon de nous comporter dans les diverses situations de la vie, et parce qu’elle représente elle-même un mode d’activité désirable pour lui-même. Or une telle pensée vise à se rendre autonome et à nous rendre autonomes dans l’ensemble de nos actions. Nous avons déjà exclu que cette autonomie de la pensée consiste dans le fait qu’elle se retire hors du monde de la vie pratique ordinaire pour s’enfermer dans une supposée sphère des pures idées. Elle ne conquiert donc pas son autonomie en se dégageant des déterminismes naturels, mais en modifiant la manière dont nous nous y insérons, et en tenant compte par conséquent de tout ce qui nous affecte, pour en augmenter les effets libérateurs et en détourner les effets qui nous entravent dans cette recherche d’autonomie. A première vue, une telle autonomie doit rester limitée, et il nous faut assurément commencer par reconnaître à quel point elle l’est. Mais, tant que nous n’avons pas atteint une autonomie telle qu’il soit impossible d’en concevoir une plus grande pour nous, nous ne savons pas jusqu’où peut aller le mouvement de libération, puisqu’il consiste pour une part importante à nous transformer nous-mêmes, et à nous donner des puissances que nous n’avons ni ne connaissons encore. Si l’idée d’une transformation si importante paraît chimérique, qu’on songe seulement à ce que les sciences et les techniques commencent à pouvoir faire en ce domaine, avec les développements de la biologie, de la génétique et des nanotechnologies. Or ne sont-ce point des produits concrets d’une certaine manière de penser qui s’est développée tout particulièrement depuis quelques siècles ? Ne voit-on pas, avec le progrès des sciences et des techniques, le monde humain se rendre plus autonome, accroître sa puissance dans la nature, et cela, non pas en se retirant d’elle, mais en s’y engageant davantage par l’usage de ses propres forces ? Et si cela vaut pour les sciences à l’échelle d’une société entière, il n’est pas exclu qu’un effet analogue puisse être attendu d’un exercice de savoir pratique, tel que nous concevons la philosophie, au niveau des individus.

Supposons à présent que cet accroissement d’autonomie soit possible par l’exercice d’un certain mode de pensée que nous appelons philosophique. Alors, une fois le but posé, la pratique de cette forme de pensée paraît s’imposer, du moins tant qu’on ne découvre pas d’autres moyens d’y arriver autrement, tels que des manipulations biologiques de nos organismes. Mais pourquoi accepter l’idéal d’autonomie lui-même ? Parce que l’autonomie nous permet de mieux vivre, disions-nous. Mais est-ce vraiment la meilleure façon de parvenir au plus grand bonheur, en comprenant sous ce terme la vie la plus désirable ? Si nous considérons notre condition commune, nous avons vu qu’il faut admettre que notre liberté est fort limitée, non seulement parce que nous dépendons inévitablement de l’ordre naturel, mais parce que nous sommes également dans la dépendance directe de quantité d’événements dans notre environnement. Il peut même sembler que, quels que soient nos efforts pour nous rendre plus autonomes, pour acquérir plus de maîtrise sur notre vie, et donc de puissance relative par rapport à d’autres choses avec lesquelles nous entrons habituellement en relation, le rapport entre notre puissance et celle de la nature, dont nous dépendons nécessairement, est toujours tel que nous devions considérer notre degré d’autonomie comme n’étant presque rien. Nous croyons être devenus plus maîtres de nous-mêmes parce que nous avons acquis certaines capacités supplémentaires de nous maîtriser, et les événements nous montrent que nous sommes toujours les jouets de cette puissance incomparable avec la nôtre, insondable en son fond, que, du point de vue de celui qui la subit et ne la comprend jamais ultimement, nous nommons le destin ou la fortune. On perçoit mieux cette incapacité dans laquelle nous sommes de nous soustraire au destin et d’atteindre le bonheur par l’autonomie en envisageant d’autres domaines que celui de la pensée. Ainsi, mous pourrions nous rendre plus indépendants, dans un sens immédiat, en exerçant nos muscles, en cherchant à devenir plus riches ou à acquérir davantage de pouvoir politique. Mais pour s’être délivrés de certaines dépendances, l’athlète, le riche ou le potentat, vivent-ils mieux, sont-ils plus heureux, plus à l’abri des coups du sort, d’une maladie, d’une faillite, d’une révolution, des accidents les plus variés ? Sans nul doute, ils ont acquis plus de puissance et d’autonomie relative sur certains points, mais au prix souvent d’autres dépendances, ne serait-ce que celle des nécessités liées au travail d’acquisition et de maintien de leur puissance, qui pourront paraître à d’autres impliquer un véritable esclavage fort loin d’être compensé par le gain sectoriel de liberté. Et s’il y a une jouissance à exercer la maîtrise, n’y en a-t-il pas une autre à se laisser aller et à se reposer sur des puissances étrangères ? Ne voit-on pas les adultes regretter souvent l’enfance, cet état dans lequel leur faiblesse les plaçait sous l’autorité et la garde d’autres personnes, comme le moment de leur vie le plus heureux, délivré de la responsabilité et des soucis de ceux qui doivent affirmer leur maîtrise au moins relative sur le cours de leur vie ? Et parmi les moments heureux, objets de la recherche des hommes, beaucoup ne sont-ils pas des états d’abandon, tels que ceux qu’on cherche en s’enivrant ou en se reposant ?

Une parfaite autonomie aurait certainement l’avantage de nous délivrer totalement des coups du sort, puisqu’il ne peut rien arriver à un être autonome que par lui-même. Et il faut avouer de même que tout degré d’autonomie inférieur laisse sujet aux accidents de la fortune. Il serait absurde pourtant d’en tirer argument pour nier la valeur d’une plus grande autonomie relative, puisque cela reviendrait à ne pas vouloir tenir compte des probabilités, sous prétexte qu’elles ne sont pas parfaitement sûres, et à supprimer par là tout raisonnement pratique, toujours fondé sur des évaluations de probabilités, pour ne se fier en tout qu’au hasard. L’autonomie consiste pour un être à dépendre de soi, à se régler ou se guider soi-même, ou disons, de manière générale, à modeler sa vie activement, plutôt qu’à devoir la laisser à la merci des événements extérieurs. Plus notre autonomie est grande, plus donc nos propres actions déterminent ce qui nous arrive, et moins nous dépendons du sort. En d’autres termes, à mesure que nous sommes plus autonomes, ce qui nous arrive trouve davantage son explication en nous, et moins dans les événements qui échappent à notre contrôle. Mais, comme notre autonomie ne nous sépare pas de notre milieu, mais nous y intègre, elle dépend en large partie aussi de la manière dont nous savons utiliser les forces présentes dans ce milieu pour les faire agir dans un sens qui nous soit favorable, pour les organiser de telle manière qu’elles tombent davantage sous notre contrôle. Ainsi, on voit que l’homme n’est pas devenu plus autonome en cherchant à se retirer du monde, ce qui lui est impossible, mais en s’y prolongeant par ses outils, ses machines et ses efforts pour organiser de plus en plus profondément son milieu vital, de telle sorte qu’utilisant les forces de la nature (de son corps et des choses autour de lui), il se rend capable d’agir plus, en rendant les événements plus conformes à ce qui lui convient. Encore une fois, l’évolution des sciences et des techniques montre combien cet accroissement d’autonomie par la conquête de notre milieu plutôt que par la fuite n’est pas vain, même si l’on ne voit pas qu’on puisse par cette méthode se libérer entièrement des accidents du sort.

Mais l’autonomie nous rend-elle plus heureux, ou faut-il au contraire placer le vrai bonheur dans l’abandon et la confiance en les puissances étrangères dont nous dépendons ? Revenons à l’exemple de notre nostalgie de l’enfance, et supposons même que cet état d’enfance soit aussi heureux que nous le voyons à travers cette nostalgie. La condition pour que son enfance ait été heureuse est bien sûr que l’enfant ait pu faire confiance avec suffisamment de raison à ses parents et à ceux dont il dépendait. Et même dans ce cas, l’enfance est l’époque de la vie où l’on pleure sans doute le plus, et surtout les tout petits, qui n’expriment sûrement pas leur bonheur par leurs cris de rage impuissants. Car ce n’est qu’en devenant progressivement plus forts et plus autonomes que les enfants peuvent peu à peu éviter par eux-mêmes une partie de leurs douleurs et rechercher les plaisirs. Entre-temps, ils sont heureux ou malheureux selon que ceux dont ils dépendent veillent à leur bien ou les délaissent au contraire, voire les torturent. D’autre part, s’ils sont heureux, c’est dans la mesure où leurs parents ont la puissance de les protéger et de les satisfaire, c’est-à-dire dans la mesure où ils font partie d’un tout, la famille par exemple, qui possède suffisamment d’autonomie pour créer et maintenir cette situation dans laquelle l’enfant peut jouir d’un bonheur insouciant. Autrement dit, l’autonomie que l’enfant ne possède pas encore, il faut qu’elle soit acquise par le milieu social auquel il appartient. Impossible donc que tous y vivent en enfants insouciants et heureux. On peut concevoir le rapport entre l’individu et la société de façon analogue. Et il est certainement vrai qu’appartenir à une société fortement autonome représente une situation favorable à ses membres, dans la mesure où ils peuvent y jouir de la sécurité et des satisfactions que la société leur accorde. La situation correspondant pour l’adulte à celle de l’enfance serait celle d’une sorte de tutelle et de gouvernement paternel ou maternel exercé sur lui par la société. C’est ce que revendiquent ceux qui voudraient favoriser l’intégration dans des communautés fortement structurées et prenant en charge l’ensemble de la vie de leurs membres. Dans cette perspective, la critique individuelle du cadre social de la vie commune apparaît comme nuisible.

Notons donc que c’est dans la mesure où il fait partie d’un tout lui-même suffisamment autonome et pourvoyant à son bien que l’individu peut éventuellement se satisfaire de sa dépendance. Il faut donc alors que soient assurées à la fois l’autonomie et la providence de l’entité à laquelle appartient l’individu et à laquelle il se confie. A la limite, si la nature elle-même, qui est nécessairement autonome, étant tout et n’étant donc plus affectée par rien d’autre, était un être visant le bien des hommes, ou si la nature était l’instrument d’un être tout puissant, parfaitement autonome et soucieux du bien des hommes, alors la recherche d’autonomie de la part des individus serait vaine, et la voie du bonheur résiderait dans l’abandon le plus total aux forces de la nature, de sorte qu’on pourrait même craindre qu’en voulant s’en libérer, l’individu ne commette la plus grande faute. Sinon, l’être providentiel auquel on se fie doit être considéré comme n’ayant au sein du monde qu’une puissance et une autonomie relatives, quoique plus grandes que celles de l’individu humain. Et il se pose alors la question de savoir comment son autonomie est réalisée, dans un environnement qui reste indifférent à notre bien et au sien. Supposons que cet être supérieur, mais limité, auquel nous voulons nous confier soit notre société. Elle ne peut pas à son tour se reposer sur la providence de son propre milieu, que nous avons posé comme indifférent. Il faut donc qu’elle réalise son propre bien par son action, ce qu’elle réussira d’autant mieux qu’elle sera plus autonome. Mais cette autonomie, l’acquiert-elle par sa nature propre, ou bien dépend-elle dans une assez large mesure de la nôtre ou de celle de certains d’entre nous ? Dans le premier cas, la société devrait nous permettre à tous de vivre en elle comme les petits enfants dans les bras de leurs parents, sans nous soucier de rien, sinon peut-être d’obéir dans la mesure de nos capacités. On n’a encore jamais vu, que je sache, de société douée de cette indépendance par rapport à ses membres. Mais si, parmi les membres d’une société, c’est simplement une partie qui se repose sur l’autre, chargée de prendre la responsabilité de représenter la société, de la former, de diriger son action, alors la situation devient toute différente, puisqu’il faut que ceux qui prennent en charge le gouvernement des autres acquièrent un degré d’autonomie supérieur pour agir, estimer ce qu’est le bien de tous, et orienter ainsi ou contribuer à orienter l’action de la société. De plus, comme on n’a encore jamais vu de sociétés dans lesquelles certains se consacrent régulièrement au bien-être des autres sans réclamer d’eux aucune action, il se pose la question de savoir à quel point, pour obéir et agir comme le demande l’autorité des maîtres, ceux qui sont sous leur direction doivent être également autonomes, puisque toute action requiert un certain degré d’autonomie. Et voilà que le désir d’un bonheur d’entier abandon se révèle impossible, et laisse place à la nécessité de se déterminer au moins en partie par soi-même.

Ni la parfaite autonomie, ni la totale dépendance n’ayant de sens pratique pour nous, la question est toujours celle de savoir quel degré d’autonomie il nous est le plus utile de chercher à atteindre, et quelles dépendances il nous faut reconnaître. Nous avons déjà attribué à la philosophie l’exigence de la plus grande liberté ou autonomie, aussi bien dans la pensée ou le jugement que dans la pratique. Nommons en revanche religieuse l’attitude inverse, celle qui vise à se contenter du moins de responsabilité possible (en ce sens qu’on ne tient pas à pouvoir se rendre compte à soi-même des raisons les plus profondes de son action), en préférant confier autant que possible la charge de la direction de sa vie à des puissances supérieures et à leur mystérieuse providence. C’est cette différence d’attitude qui explique pourquoi la philosophie implique un désir extrême de connaissance ou de vérité, alors que la religion se contente d’une certaine ignorance et de la croyance, ou plutôt de la simple foi. Si nous ne pouvons éviter, dans la vie concrète, d’être à divers degrés à la fois autonomes et dépendants, ces deux tendances, philosophique et religieuse, s’opposent pourtant radicalement en elles-mêmes, quelles que soient les possibilités pour elles de se mélanger ou d’alterner chez les individus. Quand le philosophe s’intéresse à la religion, c’est généralement pour trouver les moyens de s’en affranchir, ou pour la modifier en la subvertissant afin d’y insinuer des incitations à l’attitude philosophique. Quant, inversement, le religieux s’intéresse à la philosophie, c’est pour tenter de la désamorcer, de la retourner contre elle-même ou pour tenter de donner à la religion un déguisement rationnel, dans la théologie.

Remarquons que l’attitude religieuse ne se caractérise pas simplement par la croyance en des dieux et autres entités surnaturelles, mais bien par le désir et la tentative de se fier à une quelconque providence, même si celle-ci est placée dans des êtres évidemment naturels, comme d’autres hommes ou certaines communautés et sociétés, certaines traditions, voire des choses telles que des amulettes ou des livres. On peut donc trouver cette attitude chez nombre de gens qui ne se croient pas religieux parce qu’ils rejettent les croyances des religions qu’ils connaissent. Elle se marque dans la vie intellectuelle par le fait que certaines opinions sont soustraites à la critique et lui sont opposées comme des dogmes. Elle se marque dans la réflexion morale par l’arrêt devant des principes et sentiments révérés comme sacrés et dont la simple remise en question est perçue comme immorale et même comme l’un des crimes les plus graves. Elle se marque dans la vie pratique par la confiance aveugle accordée à diverses puissances supposées ou réelles, à des autorités sociales ou individuelles considérées comme tout à fait incontestables. Elle se caractérise par la concentration de l’activité intellectuelle sur l’interprétation des signes des puissances mystérieuses dont nous sommes censés dépendre. Et elle se retrouve jusque dans le domaine de la philosophie, comprise non plus comme l’activité libératrice de la pensée, mais comme le culte de quelque grand penseur ou de quelque tradition. Bref, dans l’attitude religieuse, le sentiment authentique de sa dépendance par rapport à des puissances extérieures conduit à chercher à se mettre à l’abri du danger que comporte cette situation en cherchant et posant un être d’une nature tout opposée, puissant, autonome, et bienveillant à l’égard de ceux qui se donnent à lui et se soumettent à sa direction.

Si l’autonomie ne consiste pas en un repli sur soi, mais en une transformation de soi-même et de son milieu, de façon à augmenter son pouvoir d’action et à diminuer sa dépendance de puissances étrangères, alors il va de soi que la libération correspondante, loin de séparer de ces puissances, augmente l’implication ou la participation entre elles et celui qui se libère. Cette libération suppose donc bien une certaine confiance en ces puissances que nous devons reconnaître supérieures à la nôtre. Et à la limite, elle implique même qu’on se fie à la toute puissance de la nature, ne serait-ce que parce que nos propres forces, sur lesquelles nous voudrions compter, sont toujours les siennes, puisque nous n’en disposons pas d’autres, à part du déterminisme naturel. Et il est certain également que, en tant qu’hommes, nous ne pouvons nous appuyer sur une nature qui nous serait propre individuellement, pure de tout mélange avec celle des autres, parce que nous sommes façonnés, notamment durant toute la période de dépendance presque entière de notre enfance, et encore largement par la suite, par la société humaine dans laquelle nous vivons, jusque dans nos façons de sentir, de penser, et dans les moyens que nous avons de penser. Comme c’est sur cette culture que non seulement nous avons reçue, mais qui nous constitue, qu’il nous faut fonder notre libération, il n’est pas possible non plus de ne pas nous y fier. Sans compter que, comme nous ne pouvons guère vivre qu’en société, à quelque degré du moins, notre libération ne peut guère consister à nous placer dans un tout autre milieu que notre milieu social et humain en général. Est-ce à dire qu’il nous faille rester religieux, comme nous avons commencé par l’être dans notre enfance, avant de pouvoir même former le projet de nous libérer ? Il n’en est rien. Car l’intérêt de distinguer la philosophie de la religion par une attitude correspondant à une tendance, par la direction d’un mouvement donc, réside justement en ce que ce n’est pas la situation réelle de dépendance ou d’autonomie relatives qui les définit, mais justement la direction de cette tendance. La confiance qu’a le philosophe dans ce qui doit lui servir à sa libération n’est jamais que provisoire, sujette à être remise en cause en vue de se voir assurée si possible sur des fondements plus sûrs, là où, pour le religieux, elle est saisie elle-même comme la bouée offrant le salut. Par exemple, concernant la société, sa culture, il ne s’agit pas de la tenir pour sacrée, mais d’en faire un point d’appui que nous utilisons et pouvons même modifier en vue de la rendre plus favorable à notre autonomie, et que nous cherchons à rendre plus autonome par rapport au reste du monde, dans la mesure où elle représente le milieu même de notre plus grande liberté. Voilà comment les attitudes philosophiques et religieuses sont inverses, et voilà aussi pourquoi elles entrent inévitablement en conflit, souvent à travers des déguisements, et derrière parfois l’écran d’accords apparents.

Le philosophe peut considérer son milieu social et culturel de deux manières. Ou bien il y voit une sorte de monde qui reste pour l’essentiel indépendant de lui, bien qu’il s’y trouve et y agisse, un monde qui a une inertie telle qu’il est presque insensible à l’action d’un individu, surtout si celui-ci n’a pas entrepris de mouvoir les masses, qui sont l’un des lieux principaux de cette inertie. Ou bien, il se considère comme l’un des constituants de ce monde, qu’il peut contribuer à modifier, notamment parce que, dans l’exercice de la pensée et l’habileté dans le maniement du langage, il dispose d’instruments non négligeables pour influencer l’évolution de sa société et de sa culture. Dans le premier cas, son analyse des conditions sociales et culturelles de sa pensée vise surtout à lui faire connaître sa situation, avec les moyens et les obstacles qu’il y trouve, pour se transformer lui-même et acquérir la plus grande liberté possible au sein de cette situation considérée comme hors de la portée de son action transformatrice. La libération est donc uniquement celle de l’individu, et elle a pour contexte le monde entier, dans lequel l’environnement social et culturel ne représente qu’une couche de l’ensemble du milieu dans lequel la pensée cherche son autonomie. Dans le second cas, le milieu social et culturel représente quelque chose de plus complexe, puisqu’il devient non seulement le contexte d’une libération individuelle, mais également un milieu disponible aux hommes qui peuvent s’y unir et l’adapter en vue de leur libération. En réalité, la première perspective est rarement pure, quoiqu’elle puisse l’être, parce que, pour autant que nous le sachions, la philosophie conduit généralement à désirer non seulement se libérer soi-même, mais également à aider d’autres à se libérer également, et à se soucier donc, au moins à quelque degré, de créer ou d’entretenir les conditions favorables à la libération de ceux qui peuvent venir à la désirer, ce qui implique un certain souci des conditions sociales et culturelles de la pensée. En revanche, on ne peut guère envisager l’inverse, à savoir un pur souci de la libération commune de tous les membres d’une société, indépendamment de celui de sa propre libération individuelle. Car comment trouverait-on les conditions favorables à cette libération commune sans la connaître déjà à partir de son expérience personnelle ? En effet, nous avons déjà vu que l’autonomie dont il s’agit pour nous n’est pas celle de la société en tant que telle, mais celle de l’individu, ou des individus qui la composent. Or cette autonomie doit signifier justement que l’individu devient capable de se diriger par lui-même, ce qui est donc la condition de la libération philosophique.

C’est pourquoi le premier point de vue sur les conditions de notre pensée est celui de l’individu, qui doit trouver quelles sont les aides et quelles sont également les entraves qu’il rencontre dans son milieu social et culturel. La critique ne peut pas se situer au départ au point de vue d’une libération de l’humanité ou d’une partie de l’humanité, même si elle peut conserver l’ambition d’acquérir un tel point de vue par la libération de celui qui en a fait l’instrument de sa propre libération. Toutefois, il est vrai que nous découvrons dans notre culture les effets des tentatives d’autres philosophes pour inciter à l’exercice de la pensée libre, et que, par là, ce souci de favoriser la libération philosophique a déjà marqué notre culture, et représente peut-être l’un des aspects favorables parmi les conditions de notre pensée. A vrai dire, une trop grande confiance en ce qui se présente immédiatement comme des aides dans notre culture tendrait à nous faire pencher vers l’attitude religieuse, alors que la philosophie requiert la critique de tout, même de ce qui se présente extérieurement comme philosophique à nos yeux. Ce qui ne signifie pas, nous le savons déjà, qu’il faille tout rejeter comme formant obstacle à notre pure liberté de penser, et ne pas essayer d’utiliser ce qui se présente comme des aides possibles, mais bien que ces aides elles-mêmes sont à essayer au sens fort, c’est-à-dire aussi à évaluer ou à critiquer. C’est alors seulement que nous pouvons éventuellement juger bon de nous efforcer de rendre de telles aides plus présentes, plus disponibles, plus efficaces dans notre culture.

On voit donc comment l’enquête que nous faisons est un diagnostic, qui se fait dans une perspective précise — celle de la recherche de la plus grande autonomie possible de la pensée, que nous avons identifiée avec la philosophie entendue dans son rapport avec la sagesse —, et à partir d’un point de vue précis également — celui du chercheur philosophique qui, engagé dans son entreprise, examine et évalue tout ce qu’il trouve dans son milieu en fonction de sa propre recherche. On pourrait penser que, ayant pour but de faciliter cette recherche ou de la rendre possible, ce diagnostic doive avoir lieu avant de s’y engager. Et l’on pourrait croire aussi que, devant être mené par le chercheur lui-même, il ne puisse être fait en commun. Sur le premier point, s’il est vrai que la libération philosophique ne peut pas partir de rien, et que par conséquent la critique doit inévitablement commencer à s’exercer sur les conditions dans lesquelles elle s’engage, il ne s’ensuit pas pour autant que cette libération représente une étape préliminaire, puisqu’elle suppose justement l’exercice de la critique, qui est l’une des activités philosophiques par excellence. Et il n’est guère possible non plus que nous n’en ayons plus besoin à un moment quelconque, si l’autonomie que nous visons ne consiste jamais en une séparation du monde, si bien que nous demeurons toujours dans un milieu qui reste encore à juger ou à critiquer. Ce diagnostic fait donc partie des activités constantes de la philosophie. Quant à l’idée qu’il ne puisse être accompli en commun, elle est certainement vraie en ce sens que la liberté philosophique interdit la confiance religieuse et suppose toujours la possibilité du recul critique, accompli dans sa propre pensée, c’est-à-dire hors de l’autorité de tout autre. Mais une recherche en commun doit être considérée comme ces aides qui peuvent être utiles à la pensée philosophique, et dont on peut même estimer qu’elles le sont vraiment dans une certaine mesure, bien qu’il reste toujours à en faire l’essai ou l’épreuve afin de les soumettre ultimement à sa propre critique et à son propre jugement.

Quels seront donc les objets de notre diagnostic ? Tout ce qui apparaît comme pouvant exercer une influence sur nos manières de penser peut le devenir, et tout à quelque degré peut avoir une telle influence. Mais certains facteurs se présentent plus évidemment comme pertinents pour notre diagnostic. Ainsi, notre désir de nous libérer nous tourne aussitôt vers ce qui dans notre culture se présente explicitement comme des aides à une telle libération. Ce sont les écrits des philosophes et tout ce qui, dans les institutions, notamment d’éducation, se rapporte officiellement ou non à la philosophie. Le fait que nous nous retrouvions justement dans une telle institution pour discuter de ces problèmes est bien sûr significatif, et c’est le cadre immédiat de notre recherche actuelle. Savoir dans quelle mesure ce cadre nous aide, ou nous empêche, nous restreint, nous dévoie, c’est évidemment l’une des premières questions qui s’imposent à nous. Au-delà, il y a tout le système d’éducation qui a eu pour tâche justement de nous former, et que nous ne pouvons ignorer. Mais la société cherche dans bien d’autres endroits à nous modeler. Nous recevons de nombreuses informations, qui semblent devoir juste s’emmagasiner dans notre mémoire, mais qui nous modèlent aussi. Nous sommes soumis à une constante publicité, qui prétend nous informer, mais qui cherche plutôt à modifier l’ordre de nos désirs et le cours de notre imagination. Notre attention est sans cesse attirée par les manifestations d’une forme d’art qui, à travers par exemple la musique devenue omniprésente, cherche à modeler nos sentiments et à absorber notre pensée. Nous travaillons dans le cadre d’un ordre économique qui nous dicte les tâches importantes et les valeurs qui doivent guider notre travail. Nous sommes soumis à un ordre moral qui exige que nous pensions d’une certaine façon et nous interdit même d’envisager de penser d’autres manières. Nous sommes en contact plus ou moins direct avec une activité scientifique qui envisage toutes choses avec une certaine méthode, caractéristique, quoique difficile à décrire avec une entière précision, et qui tend à se poser comme le critère de toute connaissance. Nous rencontrons mille sectes et superstitions selon lesquelles toutes nos questions d’ordre moral sont déjà résolues pour ceux qui veulent se laisser aller à la foi. Nous avons aussi des bibliothèques immenses où l’on trouve de tout, et parfois des outils de pensée efficaces parmi des milliers de textes formant un bruit de fond qui étouffe la pensée. Et aussi notre vie quotidienne est marquée par mille sortes d’événements qui pourraient jouer un rôle important. Bref, nous voilà quasiment lancés sur la mer.

Nous pourrons commencer par élire, un peu arbitrairement, par nécessité, certaines questions. Elles en entraîneront d’autres, et nous laisserons notre recherche se déployer du côté qui nous paraîtra le plus fructueux.

Gilbert Boss

 

 

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