Annonce
Nous savons bien que la
pensée, comme toute
autre activité humaine, ne s’exerce pas d’elle-même, sans causes, et
que
par conséquent il existe des conditions qui la favorisent ou lui
nuisent, qui
tendent à lui donner telle forme ou telle autre. Il suffit de se
rappeler
l’effet qu’ont sur la pensée dans une société la morale ambiante, la
présence
d’un certain type de sciences et de techniques, l’influence de la
religion,
le régime politique, le type d’éducation, le statut de l’économie, la
qualité et l’orientation des médias, etc. Mais le préjugé de la liberté
de l’esprit dans son activité pensante pousse généralement à négliger
l’aspect de son conditionnement, ou à ne l’envisager que sous la forme
d’un conditionnement intérieur à la pensée, comme si celle-ci dépendait
entièrement de sa propre nature. Évidemment, on ne comprend pas ainsi
ni
pourquoi la pensée se développe à tel moment en tel lieu, plutôt qu’en
d’autres temps et ailleurs, ni pour quelles raisons il est si difficile
de
penser sérieusement, de se défaire des opinions reçues, alors qu’on
préfère
se plaire dans l’illusion que, dans le domaine de la pensée, il suffit
de
vouloir pour pouvoir immédiatement. Ce séminaire sera consacré au
problème
de savoir quelles sont les conditions sociales et culturelles du
développement
et de l’exercice de
la pensée. Il s’agira de définir les conditions
souhaitables pouvant favoriser une réelle
pensée philosophique, et de faire le diagnostic de notre milieu
culturel et
social en vue de découvrir l’état actuel de ces conditions dans notre
culture et notre société.
Introduction
Thème
Ce séminaire sera consacré à l’étude des
conditions
actuelles de la pensée. Cette étude suppose naturellement que la pensée
soit
conditionnée, c’est-à-dire qu’elle ne soit pas libre dans le sens où
cette liberté signifierait une totale indépendance par rapport à toute
cause,
et par conséquent à toute condition extérieure à la pensée et au
penseur. A
la rigueur, en considérant que la pensée forme un domaine à part,
indépendant des déterminismes de la nature extérieure, on pourrait
étudier
ses conditions propres, échappant au déterminisme naturel. Et alors, il
faudrait les chercher soit dans quelque être non naturel dont la pensée
dépendrait, soit dans la nature pensante elle-même. Une telle recherche
consisterait donc ou bien dans la tentative de connaître l’être dont la
pensée dépendrait, ou bien dans la saisie réflexive par la pensée de sa
propre nature. A vrai dire, tandis que l’hypothèse d’une entité
extérieure à la nature est fort aventureuse, en revanche le
conditionnement de
la pensée, envisagée dans son exercice, par sa propre nature est
nécessaire,
et la question de savoir quelle forme il prend est inévitable pour
comprendre l’activité
de pensée. Mais l’on peut supposer que ces conditions ne varient pas,
du
moins tant que la pensée conserve sa même nature. Or ce qui nous
intéresse
ici, ce sont les conditions actuelles de la pensée, c’est-à-dire
précisément ce qui varie historiquement dans ses conditions. Cela ne
signifie
pas nécessairement qu’il faille les chercher à l’extérieur de la
pensée,
vu que celle-ci peut également avoir une histoire propre et se trouver
donc
dans des conditions différentes aux divers moments de son
développement. On
peut faire l’expérience d’une telle évolution dans un simple
raisonnement.
Je peux m’enfermer chez moi, fermer les yeux, me concentrer et
réfléchir à
un sujet, développer un argument, et constater comment à mesure que
j’avance,
ma pensée se trouve dans une autre situation, acquiert de nouvelles
possibilités de développement, et se trouve comme obligée à envisager
son
sujet autrement qu’auparavant. Bref, par son propre processus, elle a
modifié
son conditionnement interne, et il y a donc une actualité de ses
conditions qui
se réfère à ce développement immanent. Mais, dans ce cas, c’est d’une
actualité foncièrement individuelle qu’il s’agit, car dès que
l’évolution
de la pensée devient commune à plusieurs, elle suppose dans cette
mesure l’intervention
d’intermédiaires extérieurs, ne serait-ce que l’échange linguistique
concret. Or c’est cette actualité que nous partageons avec ceux avec
lesquels
nous vivons qui nous intéresse ici au premier chef. Et par conséquent,
les
conditions dont il s’agit sont celles qui déterminent plus généralement
la
pensée, en tant qu’elle a lieu dans un contexte historique commun. Il
n’est
pas question d’ailleurs de prétendre que l’évolution immanente de la
pensée d’un individu ne dépendrait pas, elle, de ces conditions plus
générales. Bien au contraire, c’est parce que notre pensée est toujours
déterminée aussi par ces conditions que celles-ci sont d’autant plus
importantes pour nous. Par exemple, il est évident que la langue ne
nous sert
pas uniquement de véhicule de communication avec les autres, mais
qu’elle est
également un instrument ou un milieu de notre pensée la plus intime. On
peut
simplement distinguer des couches de conditionnement dans notre pensée
concrète la plus individuelle, dont certaines appartiennent à
l’actualité
historique de la culture de notre société, tandis que d’autres
appartiennent
plus proprement à l’actualité de l’exercice individuel de notre pensée.
Si cette dernière n’a pas une puissance infinie, si elle ne connaît pas
tout, absolument, si elle est déterminée, limitée, et en outre
déterminée
différemment à divers moments, comme l’expérience nous montre bien que
c’est
le cas, alors il se pose la question de savoir ce qui la détermine en
général
et à chaque moment. Il ne sera certes pas possible de négliger la
détermination qui lui vient de sa nature, ou, si l’on veut, de sa
définition. Pour comprendre ces conditions, il faudra donc bien nous
demander
ce que nous entendons par pensée, tout en nous souvenant que, à
l’inverse,
dans sa conception nous sommes également déterminés par les conditions
actuelles de cette pensée qui se réfléchit et se définit elle-même.
Bref,
même pour définir la pensée comme telle, il faut tenir compte du fait
qu’elle
ne s’exerce pas dans une absolue liberté, et il faut intégrer la
considération des diverses sortes de conditions qui la définissent,
parmi
lesquelles la situation culturelle et sociale qui constitue notre
actualité
historique.
Il va de soi que la connaissance de la
pensée représente l’un
des grands enjeux de la philosophie, étant donné que la pensée
constitue son
milieu et son moyen principal. Tous les hommes pensent, et bien des
animaux
aussi. Il n’y a donc rien de plus banal que de penser. A ce titre la
pensée
nous intéresse comme tout ce qui concerne l’homme. Mais le philosophe y
accorde une importance toute particulière en tant qu’il voit en elle
comme le
lieu où il se tient de manière privilégiée et le levier principal de
toute
son activité. Mais on peut chercher à comprendre la pensée de diverses
manières et dans diverses intentions. D’abord, comme tout, la pensée
peut
être étudiée pour elle-même, pour la satisfaction que donne la
compréhension comme telle, et plus particulièrement la connaissance de
ce qui
s’impose à notre attention et nous paraît important pour cette raison.
Une
telle étude n’ayant pas d’autre but qu’elle-même et ne répondant pas à
d’autres intérêts que ceux de la connaissance elle-même, nous pourrions
la
nommer désintéressée, en ce sens, ou objective, dans la mesure où elle
se
contente de viser son objet, sans viser rien d’autre en lui que
lui-même. En
tant qu’il fait de la pensée un simple objet de connaissance, ce genre
d’étude
tend à chercher d’abord à découvrir ce qu’est cet objet en lui-même, et
à définir donc sa nature. Bien que, pour y parvenir, il puisse se
contenter de
le saisir indépendamment de son contexte, il n’est pas nécessaire qu’il
tente de l’isoler ainsi, car la nature d’une chose étant généralement
relative à celle de nombreuses autres choses, on peut donc chercher à
la
comprendre aussi en fonction de ses relations diverses avec ce qui
l’entoure.
C’est ainsi que la pensée peut être comprise dans ses relations au
contexte
de la vie individuelle, de la société et de l’histoire. Mais tant que
l’objet
visé est la pensée comme telle, l’enquête tendra à rester centrée sur
la
nature de la pensée, même lorsqu’on tiendra compte du fait que celle-ci
est
relative et historique. Car il s’agira toujours de concevoir les
relations
constitutives de cette nature, comme constituant une structure
essentielle, et
générale, sinon universelle. Dans cette visée, si le conditionnement
actuel
de la pensée est abordé, ce sera par surcroît, comme l’étude d’un
aspect
particulier et plutôt marginal. La situation pourra se renverser, il
est vrai,
si la réflexion fait apparaître cette situation contingente comme
conditionnant à son tour la forme concrète que prend la connaissance
même de
la nature de la pensée. Suivant l’importance que prend ce renversement,
on en
vient plus ou moins alors à une autre manière de considérer la pensée
et son
rapport à ses conditions. Car les conditions apparemment contingentes,
ou
accidentelles, cessent d’avoir une importance marginale, puisqu’elles
conditionnent également, du moins en partie, la façon même dont nous
concevons les conditions essentielles de notre pensée. Surtout, la
pensée
apparaît alors dans un contexte en partie nouveau, celui de la vie
individuelle
des êtres pensants dans leur propre milieu concret. Or notre thème des
conditions actuelles de la pensée trouve son sens dans cette
perspective. Si la
connaissance de la pensée nous intéresse, c’est bien sûr aussi pour le
plaisir de la connaître, comme tout autre objet de connaissance
théorique.
Toutefois notre point de vue est en premier lieu celui de l’exercice
même de
la pensée. Nous pensons, et nous pouvons certes nous intéresser à ce
que
signifie penser, mais nous avons également intérêt à savoir comment
nous
pouvons penser, nous qui désirons mener notre vie dans ce milieu de la
pensée
notamment, et trouver en celle-ci l’un de nos meilleurs moyens de
conduire
notre activité. Dans cette perspective pratique, la question n’est plus
en
premier lieu de connaître un objet pour la satisfaction de le
connaître, mais
de comprendre de quoi dépend notre activité de pensée, vers quoi elle
peut
nous mener, comment nous pouvons l’exercer. Il s’agit de savoir ce qui
peut
lui faire obstacle, et ce qui la favorise, la rend meilleure ou plus
puissante.
Bref, par opposition à la connaissance que nous pouvions nommer en un
certain
sens désintéressée ou objective, la compréhension que nous cherchons
est
très intéressée, parce qu’il entre mille désirs dans ce désir de penser
et de connaître, et que c’est moins l’objet comme tel qui nous
intéresse
en elle que le moyen d’exercer la pensée, ainsi que la connaissance
concrète
de la manière dont elle constitue dans une mesure plus ou moins large
le milieu
de notre vie. Ces questions intéressées sont celles de ce que je nomme
un
diagnostic philosophique, dans lequel nous sondons l’objet de notre
étude en
fonction de tous les désirs qui nous conduisent à nous intéresser à
lui, en
vue non pas simplement de nous faire une idée de ce qu’il est, mais de
l’évaluer,
de juger de ce qui en lui peut nous être plus ou moins utile en un sens
large.
Et dans cet esprit, il ne fait point de doute que ce sont toutes les
conditions
dont dépend actuellement notre pensée qui nous intéressent, et non
seulement
celles qui pourraient correspondre à la nature de la pensée, envisagée
comme
dégagée de tous ses aspects supposés accidentels.
La perspective dans laquelle le
diagnostic philosophique
prend son sens est celle d’une philosophie conçue comme sagesse, dans
laquelle la connaissance ne se sépare donc pas de la pratique, car ce
n’est
pas le seul désir de connaître qui s’y exprime, mais l’ensemble de nos
désirs. Ainsi considérée, la pensée ne se replie pas simplement sur
elle-même et ne trouve pas sa seule fin en soi, dans la contemplation,
même si
celle-ci n’est pas exclue. Comme les sciences, telles qu’elles se sont
développées à l’époque moderne, elle vise certes à satisfaire le pur
désir de connaître, mais se tourne également vers le monde de la vie
pratique
en vue d’y agir. Il n’y a donc pas de ce point de vue le fossé que
certains
voudraient voir entre ces sciences et la philosophie. Il y a certes une
distinction, mais qui se trouve au côté opposé de cet illusoire fossé.
Car,
si la philosophie se distingue des disciplines scientifiques qui se
sont peu à
peu détachées d’elle, c’est moins en tant qu’elle vise davantage la
contemplation — car les sciences peuvent être pratiquées également pour
le
plaisir théorique ou contemplatif —, que par la manière plus radicale
dont
elle se soucie de la pratique que toutes les autres disciplines. Si
l’on
envisage toutes les techniques nées des sciences et la façon dont notre
monde
et notre vie pratiques ont été bouleversés par leurs progrès, on jugera
que
cette idée du caractère éminemment pratique de la philosophie est un
paradoxe, même pour nombre de philosophes qui ne conçoivent pas leur
discipline comme demeurant liée à la sagesse, mais se vantent au
contraire de
l’en avoir émancipée, à l’exemple des disciplines scientifiques
justement. Dans ce cas, le rapport à la pratique ne disparaît pas
d’ailleurs,
mais il devient celui des sciences et passe à travers elles, dans la
mesure où
une telle discipline philosophique, rendue plus scientifique en ce
sens, se
situe généralement du côté des sciences les plus théoriques et les plus
éloignées de la pratique — en tant qu’on oppose celle-ci à la théorie.
C’est
ainsi que la logique symbolique, par exemple, se présente comme un jeu
purement
théorique parent de celui des mathématiques, dont les applications
auront lieu
à travers les autres sciences plus concrètes et les techniques qui en
dériveront. Dans de telles disciplines, la question des conditions tend
à se
ramener à celle des fondements théoriques, dans lesquels la pensée
découvrirait comme au fond d’elle-même les principes ultimes de sa
science,
à partir desquels elle pourrait se déployer par déduction. S’il y a une
histoire des découvertes dans de telles sciences, elle paraît leur
rester
extérieure, comme toutes les conditions sociales, psychologiques,
physiques
même, qui ont favorisé leurs progrès ou y ont fait obstacle. La
réflexion
philosophique telle que nous l’entendons n’opère pas cette séparation
entre les causes internes au développement de la pensée et ses
conditions
extérieures et purement contingentes, pour ne se soucier que des
premières et
considérer les autres comme étrangères à son domaine. Elle partage
l’une
des raisons de son intérêt pour ces conditions extérieures au
développement
immanent de la pensée avec d’autres sciences telles que la sociologie
ou l’histoire,
dans la mesure où elles partagent un objet commun, à savoir le domaine
même
de ces conditions extérieures de la pensée. Car, lorsqu’on étudie par
exemple le développement des sciences dans leur relation aux structures
sociales et aux événements de l’histoire à travers lesquels il a lieu,
ces
conditions, si elles sont peut-être étrangères à la méthode de la
discipline qui les étudie, font néanmoins partie de son objet, et elle
doit en
tenir compte dans cette mesure. Mais, quoique la situation de ces
disciplines
incite à opérer un retour sur elles-mêmes et à leur appliquer également
les
conséquences de l’étude qu’elles font des conditions de leur objet,
l’option
théorique de la science tend à empêcher ce mouvement réflexif par
l’affirmation
de la séparation de principe entre ce qui appartient à la théorie
elle-même
et ce qui fait partie de son objet. A l’inverse, la philosophie conçue
dans
la perspective de la sagesse n’a pas seulement pour l’un de ses objets
les
diverses conditions de la vie humaine et de la pensée notamment, mais
sa
réflexion est immédiatement pratique, et la façon même dont elle
envisage la
théorie reste pratique, si bien que cette séparation n’a pas lieu en
principe. C’est en effet l’exercice même de la pensée que la
philosophie
tente de penser et de réfléchir, et non seulement pour contempler
l’état de
dépendance de la pensée par rapport au monde dans lequel elle s’exerce,
mais
bien pour en permettre et cultiver l’exercice. Les conditions, même les
plus
contingentes, qui modifient cet exercice, ne sont plus étrangères à la
pratique philosophique, puisque celle-ci doit en tenir compte pour
s’accomplir
avec lucidité. Cela interdit certainement à la philosophie de devenir
une
science, dont l’idéal puisse être de voir toutes choses entièrement
régies
par les lois que découvrirait sa théorie, quel que soit également
l’intérêt
pratique de disposer de telles connaissances. Il lui faut en effet
juger dans
des conditions dont la concrétude déborde sans cesse les calculs des
sciences,
et concevoir sa pensée même comme déterminée également par de tels
événements contingents, non pas en soi peut-être, mais par rapport à la
science du philosophe. Ainsi, dans cette conception, la philosophie est
plus un
art qu’une science, même si l’art n’exclut certainement pas la science.
Position du problème
L’intérêt pour les conditions actuelles
de la pensée
dans l’esprit d’une philosophie qui n’a pas renoncé aux ambitions de la
sagesse vient d’un désir de ne pas subir un conditionnement que nous ne
pourrions pas comprendre et sur lequel nous ne pourrions pas agir, ce
qui
signifie que cet intérêt est lié au souci de liberté, d’autonomie, de
maîtrise de soi, qui caractérise traditionnellement la sagesse. Or, si
nous
nous plaçons à un point de vue relativement objectif pour observer les
manifestations de la pensée autour de nous, soit directement, dans la
vie
courante, soit à une plus large échelle, à travers l’histoire, soit
même
dans notre propre histoire personnelle, il est évident que la pensée
n’apparaît
pas comme libre, mais qu’elle se révèle dépendante de nombreuses
conditions, intérieures et extérieures. Dans une conversation, par
exemple, ou
dans la suite de pensées d’une réflexion solitaire, nous pouvons nous
arrêter et nous demander comment nous en sommes arrivés au sujet qui
nous
occupe à ce moment. En remontant le cours des paroles et des pensées,
nous
nous aidons de liens plausibles, pour aider notre mémoire, nous disant
que ce
doivent être telles ou telles sortes de pensées qui ont dû nous amener
aux
suivantes. Nous reconstituons ainsi, non pas seulement une suite de
pensées,
mais bien un enchaînement, dans lequel d’ailleurs n’interviennent pas
que
les pensées, mais d’autres événements, comme les paroles de l’autre
dans
la conversation, et de nombreux éléments de la situation qui nous
suggèrent
des idées, ou parfois paraissent même nous imposer l’attention. Et à
plus
large échelle, nous voyons bien comment les gens d’un pays ou d’une
époque
ont une manière de penser qui diffère de celle d’un autre pays ou d’une
autre époque. Bref, nous ne pouvons douter en pratique que nos pensées
soient
conditionnées très largement par nos propres dispositions et par les
conditions extérieures dans lesquelles elles apparaissent.
Néanmoins, il nous est difficile de
croire que notre pensée
ne reste pas indépendante de tous ces conditionnements dans une
certaine mesure
au moins. Car il nous semble que, si nous le voulons, nous pouvons
rompre ces
enchaînements, au moins pour le temps où nous nous y efforçons, et
diriger
notre pensée à notre guise, sans lien avec ce que nous avons pensé
antérieurement ni avec la situation dans laquelle nous nous trouvons.
Nous
savons certes que nous utilisons une certaine langue, qui nous lie à
notre
condition historique, que nous avons des capacités de raisonner
limitées qui
nous restreignent, que notre imagination s’aide de notre expérience et
de
notre culture et s’en trouve donc influencée. Mais il nous semble que
pourtant, dans ces limites, nous pouvons comme ressaisir notre pensée
et la
dégager de ces chaînes, ne serait-ce que parce que nous pouvons prendre
conscience de toutes ces influences, les objectiver et les placer comme
à
distance, devant notre esprit, en leur enlevant ainsi leur pouvoir
d’agir en
nous poussant, par derrière. Ce n’est qu’un sentiment évidemment, et
quoique puissant, il est contredit lorsque nous voulons le vérifier,
par le
fait que nous ne parvenons guère, à un moment donné quelconque, à
ressaisir
tous ces liens pour les objectiver, puisqu’il nous faut bien constater
qu’en
y réfléchissant davantage, nous en découvrons toujours d’autres, et que
nous ne finissons pas de nous en défaire. Il n’empêche que, malgré
cette
évidence, nous continuons à supposer un lieu, le point le plus actif de
notre
pensée, qui se retire sans cesse derrière ces chaînes, qui effectue le
mouvement de recul et de libération, qui est déjà libre en cherchant à
libérer tout ce qui lui appartient dans la pensée, comme si, à chaque
moment,
lorsqu’il se découvre une nouvelle chaîne, il se découvrait en même
temps
comme s’étant déjà glissé hors d’elle, comme constituant même un être
subtil qui peut toujours se faufiler à travers n’importe quel filet.
Cette impression repose d’habitude sur
une expérience
assez limitée. Nous observons que nous pouvons effectuer ce mouvement
de recul
et d’objectivation de ce qui, un instant auparavant, nous restait caché
et
dominait notre pensée. Nous découvrons par exemple que nous étions
sujets à
certains sophismes, alors que, en les analysant, nous nous dégageons de
leur
domination, au moins pour le temps où nous y prenons garde. Ou nous
apercevons,
en comparant deux langues, que la nôtre nous incitait à concevoir comme
une
seule notion ce que l’autre nous apprend à analyser en plusieurs. Ou
nous
nous rendons compte que tel sentiment nous incitait à interpréter d’une
manière peu plausible certains faits, et du coup, nous nous sentons
capables de
prendre pied à un nouveau point de vue qui nous permet de lutter contre
ce
biais. Ou nous découvrons que nous faisions intervenir dans nos
raisonnements
sur un thème une prémisse qui n’est qu’un préjugé, dont l’examen nous
montre qu’il est absurde, et nous rejetons cette cause d’erreur. S’il
peut
nous sembler qu’il n’y ait pas de limites à ce pouvoir de nous dégager
de
toutes nos sortes de conditionnements, c’est parce que, d’habitude,
nous ne
nous acharnons pas très longtemps à cette sorte d’examen. Combien de
temps
peut-il durer, avant d’aboutir à quelque libération entière ? neuf
ans
ou le double, comme le temps que nous dit y avoir consacré Descartes,
dans son
Discours de la Méthode ? une vie entière, au témoignage d’un
Montaigne ? De tels exemples des luttes de ceux que nous
considérons comme
des héros de la pensée témoignent à la fois de l’intensité
impressionnante du désir de se rendre libre dans ses jugements, et du
poids
extrême de nos conditionnements, qui résistent à de si longs efforts.
Et
surtout, étant si rares parmi toutes les vies que nous font connaître
l’histoire
et notre expérience directe de la société, en même temps qu’ils nous
montrent combien le désir de liberté intérieure peut être grand chez
certains, ils nous font remarquer par contraste combien il est faible
en
revanche dans la vie de la plupart, au point que la vie commune des
hommes nous
paraît à peu près entièrement livrée aux circonstances extérieures qui
la
déterminent.
Pourtant, aussi faible et fugitif
soit-il souvent, ce désir
d’indépendance ou d’autonomie de la pensée et du jugement ne se
retrouve-t-il pas à quelque degré dans la vie de presque tous ? Ne
peut-on pas le concevoir comme l’une des caractéristiques de notre
nature
humaine, aussi bien que notre capacité de parler et de raisonner ?
Mais
aussi, comment expliquer ses énormes variations entre les individus et
entre
les divers moments de la vie d’un même individu ? S’il était un
trait
de notre nature, une sorte de liberté essentielle en son cœur, une
indépendance
primordiale qui, si petite soit-elle par rapport à nos conditionnements
extérieurs, en demeure indemne, alors pourquoi ce désir et ce mouvement
de
libération ne s’exercent-ils pas toujours ? De quoi dépend cette
grande
variation qu’on lui voit, entre les individus et entre les moments de
la vie
de chacun ? Elle ne peut pas venir de lui, parce qu’il est
justement
toujours le même désir de liberté, et s’il ne dépendait que de soi, il
serait toujours actif. Il faut donc bien avouer que les circonstances
de nos
vies l’affectent, et qu’il dépend donc, lui aussi, de conditions qui
lui
restent étrangères. Admettons même qu’il ne disparaisse jamais tout à
fait, et que, même quand nous ne percevons plus de signes de sa
présence, il
fait encore quelque petit effort imperceptible pour affirmer et
conquérir son
autonomie sous tous les conditionnements qui l’étouffent. Alors, il
faut bien
avouer qu’il n’est qu’une des causes parmi des quantités d’autres qui
déterminent la manière dont nous pensons et jugeons.
Par conséquent, si l’un des ressorts
principaux de la
philosophie, peut-être le principal même, se trouve dans ce désir de
liberté
ou d’autonomie — de parfaite connaissance de soi, et par là de maîtrise
de
soi, si l’on veut, ou de conscience claire de ses propres
conditionnements, et
par là de liberté, au moins intérieure, à leur égard —, alors il nous
faut reconnaître que la philosophie implique une longue lutte contre
ces
dépendances obscures, qui nous affectent jusque dans la forme que peut
prendre
notre désir même de nous en délivrer en les soumettant à un examen
critique
aussi radical que possible. Et l’idée qu’il suffirait de se retourner
sur
soi, de se contempler tel qu’on se trouve par un mouvement de réflexion
aisé, qu’il suffirait de vouloir pour l’accomplir aussitôt ou du moins
rapidement, se révèle tout à fait illusoire. Notre pensée, si elle peut
acquérir un degré appréciable d’autonomie, doit y parvenir en
démontant,
intellectuellement et de manière sensible également, l’énorme tissu de
nos
déterminations, des plus constantes aux plus contingentes. Bref, c’est
ainsi
que cette libération implique la critique radicale constante
caractéristique
de la pensée philosophique.
Si notre désir même d’autonomie dans
l’exercice de
notre pensée et de notre jugement est déjà conditionné, concrètement,
par
les circonstances dans lesquelles il a lieu, il peut sembler que
l’effort de
critique soit vain ultimement. En quelque sorte, ce dont nous voudrions
nous
dégager n’est pas séparable de nous, mais nous constitue déjà et se
trouve
engagé dans cet effort même de libération. N’y a-t-il pas un paradoxe
en
effet ? Car si nous cherchons à nous retrouver nous-mêmes, dans
notre
liberté comme originelle, dans notre pensée purifiée de tout ce qui
l’affecte,
alors ne devrions-nous pas nous annihiler en vérité, notre désir
concret de
liberté faisant déjà partie lui-même de ce qui nous vient des
conditionnements extérieurs ? C’est certainement pour éviter ce
paradoxe que nous sommes tentés de croire qu’il existe toujours en nous
un
noyau libre, non affecté par les déterminismes extérieurs, mais
seulement
recouvert par eux, subjugué peut-être, mais non infecté. Une telle
croyance
est fort commode, parce qu’elle nous permet de nous représenter cet
effort de
libération comme une lutte entre deux acteurs étrangers l’un à l’autre,
posés dans un clair antagonisme, de telle façon que leur rapport reste
toujours extérieur et interdise leur mélange. Alors la philosophie
pourrait s’identifier
à une recherche de la connaissance de soi qui prenne la forme d’un
retour à
notre propre nature dépouillée de tous ses habits étrangers, de telle
sorte
que nous pourrions nous percevoir immédiatement dans notre nudité
primitive,
nous rejoindre et nous réconcilier avec nous-mêmes, dans notre pureté
originelle, en deçà de toute compromission avec le monde extérieur.
Sinon,
sans cette possibilité, la philosophie peut paraître vaine, du moins en
tant
qu’on la comprend comme comportant de manière essentielle le désir
d’autonomie.
Mais d’autre part, que serait ce cœur intime de la pensée dépouillé de
tout ce qui lui est étranger et rendu à sa pureté originelle ? Un
pur
désir d’autonomie se contentant de s’affirmer soi-même, un désir
tournant
à vide sur son propre axe, ne pouvant rien entraîner d’autre sans
risquer de
se souiller et de se perdre. Bref, rien de ce qui nous intéresse quand
nous
cherchons concrètement l’autonomie, celle d’une pensée riche, réelle et
se déployant dans la réalité.
Faut-il en conclure que le philosophe se
trouve pris dans ce
paradoxe d’être condamné à rechercher une situation impossible qui
l’annihile,
soit en le réduisant à un pur désir vide, soit en découvrant son propre
désir de liberté comme déjà irrémédiablement entraîné dans un courant
qui lui échappe totalement ? Cependant pourquoi faudrait-il
concevoir la
recherche d’autonomie comme une sorte de retour à un principe libre
sous-jacent à cette recherche même ? Pourquoi, au sein même de la
dépendance, un être ne pourrait-il pas acquérir davantage d’autonomie
ou de
liberté ? N’avons-nous pas de telles expériences d’un surgissement
d’êtres
plus autonomes au sein du déterminisme, et non pas à son
encontre ?
Lorsque l’on interprète l’histoire de la vie comme celle d’une
évolution
des espèces vivantes, alors ce qui a lieu dans cette histoire, n’est-ce
pas
précisément cela, l’apparition progressive d’êtres doués de plus hauts
degrés d’autonomie ? Et même notre technique ne nous montre-t-elle
pas
comment, en jouant ingénieusement avec les déterminismes naturels, nous
parvenons à construire des machines toujours plus autonomes, jusqu’à
nos
robots actuels ? Certes, ni l’autonomie des animaux ni celle des
robots n’est
entière, puisqu’elle n’affranchit jamais des déterminismes naturels,
mais
seulement d’une dépendance directe de certains types d’événements.
Ainsi,
la feuille est simplement emportée par le vent, alors que l’oiseau,
sans se
soustraire à sa puissance, l’utilise pourtant à ses fins pour voler où
il
veut. Jugerait-on inutile d’avoir la liberté de l’oiseau plutôt que la
soumission impuissante de la feuille morte, sous prétexte que l’oiseau
ne s’est
pas vraiment affranchi de toutes les puissances de la nature, mais que,
non
content d’en subir encore beaucoup malgré lui, il doit utiliser les
autres en
s’y pliant, tout en en faisant partie lui-même ?
Bref, le paradoxe de la reconnaissance
de conditions de la
pensée extérieures à elle-même dont il faille tenir compte dans
l’activité
philosophique entendue comme visant à la plus grande autonomie du sujet
pensant, notamment par une critique radicale de toutes ses dépendances
ou
préjugés, n’existe que lorsqu’on pose que ce sujet doit déjà être en
son fond totalement libre, la libération consistant à le dégager
entièrement
de toutes ses dépendances étrangères à ce noyau libre. Dans une telle
conception, la liberté est donnée à l’origine, et elle n’est perdue
ensuite que partiellement, par une sorte de chute dans un élément
étranger au
sujet entièrement maître de soi, engluant celui-ci dans le monde
extérieur
avec tous ses déterminismes. Et elle devrait donc être reconquise par
une
forme de retraite en son fond encore vierge. Une telle libération se
présente
donc comme une sortie du monde. C’est pourquoi aussi l’influence du
monde n’a
pas dans cette perspective un intérêt essentiel. Il est certes bon d’en
connaître quelque chose, comme il faut connaître ses ennemis pour les
déjouer. Mais il importe davantage de se retrouver, de retourner en soi
et de
couper ainsi radicalement les liens avec ce qui nous retient hors de
nous et ne
peut nous enchaîner que dans la mesure où nous acceptons de sortir de
nous ou
de rester hors de nous. Et quand, sans changer vraiment de point de
vue, on ne
croit plus vraiment à cette liberté intérieure, parce qu’on constate à
quel point les déterminismes extérieurs nous traversent de part en
part, de
sorte qu’on voit se réduire le fond de liberté du sujet à rien, alors
l’entreprise
même de la philosophie comme libération semble devenir vaine, bien
qu’on ne
puisse y renoncer tant qu’on conserve la nostalgie de la liberté
impossible.
En effet, qu’on la conçoive comme possible ou non, tant que la
libération
est conçue sous ce mode, si l’on y réfléchit bien, elle conduit au
paradoxe.
En revanche, ce paradoxe disparaît dès
qu’on conçoit
cette libération non pas comme le repli sur une liberté tout intime et
antérieure à toute dépendance, mais au contraire comme l’acquisition
d’une
autonomie plus grande, comme la constitution d’un être plus autonome à
partir d’une situation de plus grande dépendance. Il s’agit alors, non
plus
de défaire la relation au monde d’un sujet qui y demeurerait par
essence
étranger, mais de construire en nous des structures plus autonomes dans
le
cadre même des déterminismes naturels, de la même manière que nous le
faisons en construisant des engins techniques toujours plus autonomes,
tels que
les robots. Simplement, dans notre cas, il faut considérer notre pensée
elle-même comme capable de se structurer de façon à se donner toujours
davantage ses propres lois, en s’appuyant sur l’ensemble des conditions
qui
la déterminent concrètement dans la situation où elle s’exerce
actuellement
ou concrètement.
Faut-il dans ce cas attribuer à la
critique l’importance
que nous lui avons reconnue comme moyen de la pensée
philosophique ? Car n’est-ce
pas uniquement lorsqu’on conçoit que la vraie liberté se situe hors du
monde, dans un sujet qui par nature n’y appartient pas, qu’il convient
de
dissoudre pour ainsi dire tous ses liens avec son milieu extérieur par
la
critique ? On pourrait le croire si l’on considère que l’opération
de
la critique est purement négative, et qu’elle consiste seulement à
défaire,
pour détruire, ce à quoi elle s’attaque. En ce sens, la critique fait
le
vide, et laisse donc le sujet critique dans ce vide, ce qui
conviendrait
exactement à ce qu’on pourrait souhaiter dans la perspective d’un
retour au
sujet pur affirmant sa liberté comme indépendance par rapport au monde
en
général. Mais ce n’est pas ce dont il est question pour nous, si nous
voulons construire une pensée plus autonome.
Pourtant, il faut bien admettre que la
critique défait des
liens, qu’elle dégage donc la pensée de ce dont on fait la critique, et
qu’elle
suppose même un certain recul ou dégagement par rapport à l’objet visé.
Dans cette mesure, il semble inévitable d’effectuer un mouvement
analogue à
celui de la retraite en soi d’un sujet tentant de rejoindre sa pure
nature
originaire libérée de toute compromission avec le monde. Mais il y a
des
différences importantes entre les deux conceptions. En réalité pour se
retirer du monde, la critique n’est qu’un moyen parmi d’autres, et il
n’est
pas le plus efficace d’entre eux. Car, pour celui qui le peut, le repli
sur
soi et le dédain du monde sont plus directs et plus radicaux que la
critique,
qui exige une attention à ce dont on veut se dégager, et par conséquent
nous
y tient attachés dans cette mesure. C’est en somme aussi longtemps que
l’on
n’est pas encore capable de mépriser le monde et qu’il faut bien le
considérer et en examiner les défauts pour en desserrer la prise que la
critique est utile dans cette perspective. Autrement dit, c’est
justement son
effet destructeur qui est visé. Et c’est sans doute lorsque l’on
conçoit l’effort
de libération dans ce sens d’une fuite du monde, que la critique est
perçue
principalement et souvent exclusivement sous son aspect foncièrement
destructeur. Mais, comme nous le remarquions, par opposition à d’autres
techniques, agissant par exemple directement sur les sentiments pour
provoquer
le dédain du monde, la critique commence par nous attacher à son objet,
en
tant qu’elle procède par son analyse, et qu’elle cherche donc à le
connaître, et même à en connaître tous les rapports avec la pensée qui
en
effectue la critique. En effet, lorsque par exemple nous examinons un
préjugé
de manière critique, nous cherchons à savoir à quelle connaissance
réelle il
correspond en nous. Et lorsque nous le rejetons comme ne répondant pas
à nos
critères d’une véritable connaissance, nous n’avons pas simplement
défait
un lien, mais nous avons modifié l’espace que l’idée analysée occupait,
et de nouvelles idées (dont celles même qui ont servi à la critique)
l’ont
restructuré autrement. Ainsi, lorsque j’abandonne la superstition
voulant que
tel animal soit sacré et interdit à la consommation, c’est tout un
nouveau
rapport avec lui qui peut s’installer, comme peut-être tout un domaine
culinaire nouveau qui s’ouvre.
Dans la perspective selon laquelle
l’autonomie ne s’acquiert
pas en sortant autant que possible du monde, mais tout à l’opposé, en
se
construisant dans le monde même, toutes les influences extérieures ne
doivent
pas être considérées comme des chaînes ou des entraves. Nombre d’entre
elles sont au contraire des causes ou des moyens de notre libération.
Il n’empêche
que, étant donné que nous ne sommes libres qu’à un degré que nous
jugeons
insuffisant, puisque nous désirons devenir plus autonomes, il nous faut
considérer toutes ces influences, prises chacune à part ou dans des
constellations particulières, comme de possibles liens restreignant
notre
liberté ; il nous faut donc les examiner, en faire la critique,
voir
comment nous pouvons les desserrer et nous en dégager, quoique non pas
pour
nous sortir de tous rapports au monde, mais pour pouvoir les modifier à
notre
avantage, en accroissant nos capacités de nous déterminer par
nous-mêmes au
sein des déterminismes qui nous constituent. Et c’est alors que la
critique
ne peut plus être remplacée par une quelconque technique visant à agir
sur
nos sentiments pour nous détacher généralement du monde. Car il ne
s’agit
plus de chercher à trancher, d’un coup si possible, sans distinction,
tout ce
qui nous relie au monde, mais de distinguer au contraire les divers
effets que
nous subissons, la manière dont ils nous mettent dans la dépendance
directe d’événements
extérieurs qui restent hors de notre pouvoir de les assimiler ou d’agir
sur
eux ou enclenchent au contraire en nous des processus libérateurs, ou
se
révèlent susceptibles d’être maîtrisés et de servir de moyens
d’accroître
notre autonomie. C’est d’ailleurs ainsi que nous agissons dans la
pratique
courante, comme par rapport à la nourriture, où bien des aliments ont
sur nous
des effets nocifs, qui, au lieu d’accroître notre pouvoir d’agir, le
réduisent ou l’anéantissent, lorsque nous nous empoisonnons au lieu de
nous
nourrir. Mais, tant que nous ne délirons pas, la question n’est pas de
cesser
de nous nourrir, mais de discriminer entre les aliments et leurs
effets, pour
éviter ceux qui diminuent notre capacité d’agir, nous placent dans des
dépendances, et choisir au contraire ceux qui entretiennent et
développent nos
forces. De la même manière, pour rendre plus libre notre faculté de
penser,
il peut être avantageux, voire indispensable, de nous soustraire à
certaines
influences, et bénéfique de nous exposer à d’autres.
S’il nous est difficile de croire que la
libération ne
doive pas être seulement notre fait, provenant donc d’une source pure
de
liberté en nous-mêmes, c’est parce que nous restons pris dans un
préjugé
très répandu, non seulement dans le peuple, mais également chez de
nombreux
penseurs. Nous imaginons que les qualités d’une chose ne peuvent
provenir que
d’une cause qui possède elle-même ces mêmes qualités. Ainsi, si la
pomme
est bonne, dira-t-on, c’est qu’il doit y avoir un principe de bien
agissant
dans la pomme ou sur elle, une vertu positive, qui produit cette bonté.
Il
faudra donc que la nature soit bonne pour produire de bonnes choses, ou
que des
dieux bons s’en soient chargés. Ou bien, si je vois une feuille verte,
je
croirai qu’il faut donc que la couleur verte soit dans la feuille pour
agir
sur mes sens. Ou encore, vu que les hommes pensent, il faut donc,
conclura-t-on,
qu’il y ait en eux une substance pensante qui, comme telle, rende
compte de
leur pensée. Voilà comment, de même, constatant que nous avons quelque
liberté et que nous pouvons nous libérer davantage, nous supposons
qu’un pur
principe de liberté doit se trouver en nous, et sans doute encore qu’il
doit
avoir été créé en nous par un être totalement libre à son tour.
Pourtant l’expérience
nous montre sans cesse que ce principe ne vaut pas. Le vin n’est pas
dans le
raisin comme le jus qu’on en fait sortir. L’ordinateur n’est pas dans
l’homme
qui le produit, comme le bébé dans le ventre de sa mère, la brûlure
n’est
ni dans le feu ni dans le doigt avant qu’il ne touche la flamme, la
joie n’est
pas dans la lettre qui m’annonce la bonne nouvelle et attriste au
contraire
tel envieux de mon entourage. Bref, les choses sont le résultat de
processus
qui souvent ne leur ressemblent pas. Et il n’y a pas de contradiction à
ce qu’une
certaine autonomie résulte d’un processus qui ne la comporte pas.
Autrement
dit, il n’est pas absurde non plus, bien au contraire, qu’un être doué
d’une
certaine autonomie puisse l’utiliser à en acquérir davantage. Il est
vrai
que, contre une telle idée, le préjugé de la présence de l’effet dans
la
cause se regimbe, comme nous le montre par exemple l’histoire de la
réception
des théories de l’évolution biologique et de la forte résistance
qu’elles
provoquent toujours, de Démocrite et d’Épicure jusqu’à nos jours.
Une certaine conception courante de la
pensée nous incite
aussi à comprendre notre libération comme une séparation générale du
monde.
C’est celle qui voit en la pensée un être par nature totalement
différent
du reste de la nature, et dépendant par suite de lois étrangères à
celles
des autres choses. C’est ainsi qu’on a tendance à poser une opposition
radicale entre l’esprit et la matière et à imaginer qu’il faut une
sorte
de miracle pour qu’ils en viennent à s’unir, comme l’expérience paraît
bien nous montrer que c’est le cas chez les hommes et, à divers degrés,
chez
d’autres animaux. Dans cette conception, l’esprit est par lui-même
autonome
par rapport au monde matériel, dont il n’a pas besoin, et qui n’est
même
pour lui qu’une entrave. Car, s’il y a entre l’esprit et la matière une
action réciproque de l’un sur l’autre, c’est d’une manière contingente
seulement, les deux natures restant en principe indépendantes l’une de
l’autre.
L’esprit commande à la matière, comme nous le voyons lorsque notre
corps
obéit à notre volonté, et d’autre part la matière affecte l’esprit en
faisant peser sur lui, par le corps, son propre poids. C’est ainsi que
l’esprit
se fatigue avec le corps, se trouve dérangé par les mouvements qui se
passent
en lui, le portant à ressentir plaisirs et douleurs, et il se voit même
détraqué avec le corps, comme dans l’ivresse provoquée par l’alcool.
Mais
tout cela n’arrive que dans la mesure où l’esprit s’incarne, sans
jamais
s’unir entièrement à son corps, et disposant toujours en réserve du
pouvoir
de revenir à soi et de se détacher du corps, par volonté et avec
quelque
exercice, avant de l’abandonner tout à fait à la mort, et de s’en
trouver
alors entièrement libéré, comme de toute influence matérielle,
étrangère
à lui. Toutefois, il est évident que cette conception ne tient guère
dès qu’on
l’examine un peu attentivement, parce que non seulement elle ne permet
pas de
comprendre pourquoi l’esprit peut exercer une action sur la matière et
inversement, et se voit par là contrainte à considérer le rapport entre
l’esprit
et le corps comme un mystère impénétrable, mais surtout elle se révèle
franchement absurde. Car d’une part, il faut bien constater et admettre
l’action
réciproque entre la matière et l’esprit, et d’autre part il faut la
nier
pour garder à l’esprit sa pureté et son entière liberté par rapport au
monde matériel.
Pour atténuer la contradiction, on tente
généralement d’insérer
des sortes d’amortisseurs entre ses deux termes, en distinguant dans la
pensée des zones plus ou moins éloignées de la matière et donc plus ou
moins
capables d’être affectées par elle. C’est ainsi qu’on verra dans la
sensation le lieu par lequel l’esprit s’attache et se mélange le plus
au
corps et entre le plus directement dans sa dépendance. L’imagination et
les
passions vont constituer une couche intermédiaire, dans laquelle se
répercutent encore fortement les influences du corps à travers les
sensations,
mais où l’esprit manifeste également son autorité dans la grande
liberté
que l’imagination peut manifester par rapport aux événements réels, et
par
la maîtrise que l’esprit peut exercer sur les passions, en domptant les
impulsions qu’elles doivent au corps, dans une lutte souvent difficile,
il est
vrai. Mais la raison elle-même représente enfin le lieu propre de
l’esprit
ou de la pensée, non affecté par les mouvements des parties
inférieures. L’enjeu
de la lutte, c’est la libération de l’esprit pour lui permettre de
venir s’asseoir
entièrement sur la raison, et maîtriser de là le jeu des passions et de
l’imagination,
de façon à neutraliser l’influence des sens, voire de se retirer si
entièrement dans la raison que les échos des parties inférieures n’y
parviennent même plus. De cette manière, on évite en apparence la
contradiction entre l’idée d’une totale différence entre la matière et
l’esprit,
qui exclut qu’ils puissent s’affecter vraiment, et de l’autre
l’expérience
même de l’action réciproque de l’un sur l’autre, qu’on limite à une
zone qui n’est ni matière ni esprit et qui est constituée du mélange de
l’un
et de l’autre. En réalité, on n’a fait que cacher la contradiction, en
la
rendant moins apparente par cette distinction de degrés intermédiaires
comportant en eux-mêmes cette contradiction, mais permettant d’éloigner
l’un
de l’autre les termes affirmés comme clairement contradictoires entre
eux.
Pour faire voir que l’exercice de la
pensée ne dépend pas
qu’accessoirement de ses conditions extérieures, mais qu’il est
intimement
concerné par elles, il n’est peut-être pas inutile de montrer comment
on
peut contester la conception de la pensée pure, ou de la raison, comme
entièrement distincte en soi des aspects de la pensée qu’on concède
tomber
à divers degrés sous l’influence des conditions extérieures par
l’intermédiaire
des sens.
Pourquoi croit-on que la raison soit
d’une nature
totalement différente de la sensation et du monde sensible ? La
chose
matérielle nous paraît bien plus semblable à la sensation que nous en
avons
— au point que nous tendons même souvent à la confondre avec elle —,
qu’avec
les idées ou concepts que nous nous en faisons, même si nous pouvons
juger ces
concepts plus vrais que les sensations. La sensation nous montre la
chose telle
qu’elle se trouve dans la situation même où nous l’observons, alors que
les concepts, pensons-nous, nous en révèlent la nature plus profonde ou
plus
constante. Ce sont comme deux réalités différentes des choses que, d’un
côté, nous percevons de manière sensible ou que, de l’autre, nous
concevons
à travers leurs idées ou concepts. Notre rencontre avec les choses, nos
interactions avec elles dans le monde, notre perception de leur
présence
réelle, ont lieu à travers la sensation. Les concepts nous en révèlent
des
structures comme hors du temps, sans pouvoir nous informer sur ce qui a
lieu en
fait à présent, à moins que ce ne soit par un calcul effectué à partir
des
perceptions sensibles. Par les concepts, nous ne connaissons donc pas
les faits
dans leur actualité, et toute notre expérience du monde en tant que
nous y
sommes intégrés et que nous participons à ses événements, que nous y
vivons
concrètement, a lieu par la sensation. Sans elle, à supposer que nous
puissions pourtant contempler les idées des choses, nous ne penserions
que des
structures idéales, dont rien ne nous dirait si elles correspondent à
des
choses réelles ou actuelles. Bref, nous resterions précisément dans la
pure
pensée. Pour être en contact avec les choses, il nous faut les
percevoir de
manière sensible. On imagine donc que ces deux façons de penser en un
sens
large soient extrêmement différentes, au point que leur lien soit
difficile à
saisir. Car lorsque je perçois, j’ai des images, visuelles, sonores,
tactiles, gustatives, olfactives, qui se présentent à moi comme,
justement,
présentes concrètement, saisissables. Et si j’imagine quelque chose,
quoique
avec un peu moins de précision et de fermeté, je vois et saisis encore
quelque
chose d’analogue à mes sensations. Au contraire, lorsque je conçois une
idée purement intellectuelle, je ne vois ni ne saisis concrètement plus
rien.
Certes, je peux tenter d’imaginer la chose conçue, mais c’est une
approche
qui reste finalement vaine, parce que, plus j’approche du concept
lui-même,
plus il se présente comme différent des images par lesquelles je tente
de me
le représenter. Ainsi en va-t-il par exemple pour les nombres. Je peux
bien
voir des choses multiples, dont je pourrai donner le nombre, si je les
compte.
Et inversement, je peux exemplifier par l’imagination ou par des images
sensibles réelles certains des nombres que je conçois. Ainsi, je peux
dessiner
trois traits au tableau pour représenter le nombre trois. Mais nous
savons bien
que le concept de trois, le nombre même, ne s’identifie pas à ces trois
traits, parce que trois chaises pourraient aussi bien le représenter ou
n’importe
quoi d’autre. D’autre part, ces trois traits sont présents dans le
temps,
et ils redisparaîtront lorsqu’on effacera le tableau, alors que le
nombre
trois est indifférent aux événements qui se succèdent dans le temps. Si
je
cherche à voir, à imaginer le nombre trois comme tel, et non pas trois
choses,
je n’y arrive pas, et il me faut avouer qu’il n’appartient pas à la
catégorie des choses qu’on perçoit par des images, mais bien à un ordre
de
réalité entièrement distinct du monde sensible, et qui n’apparaît qu’à
la pure pensée ou à la raison, seule capable de les concevoir. Il
suffit d’ailleurs
d’envisager de grands nombres pour se persuader qu’on ne parvient pas
du
tout à les voir ou à les imaginer. Car, tandis que je conçois la
distinction
entre mille cent douze et mille cent treize, je suis incapable de la
percevoir
ni par les sens ni par l’imagination. Bref, puisque concevoir n’est pas
voir, la pure pensée est d’une autre nature que la sensation et
l’imagination
ou que les passions, dans la mesure où celles-ci s’éprouvent comme
sensibles
et présentes, comme les sensations. Or comment la pure pensée,
invisible,
insensible, indifférente aux événements qui se déroulent dans le temps,
pourrait-elle être affectée par le monde matériel, sensible ? Ne
faut-il
pas croire que celui qui entre dans ce monde, il entre vraiment dans un
autre
monde que le monde sensible ou matériel, qu’il le comprend par d’autres
facultés que celles qui lui permettent de percevoir le monde concret,
et qu’il
ne dépend donc plus du tout de ce qui peut se passer ou non dans ce
monde
extérieur ? Tout au plus les sensations et les passions
peuvent-elles nous
inciter à nous intéresser à leur monde, et à ne pas nous tourner vers
la
pure pensée, mais si nous nous détachons d’elles et nous plongeons dans
la
contemplation des pures idées, qu’importe tout ce qui peut alors se
passer
dans le monde matériel ? Et si notre attention peut être détournée
des
idées, il semble en tout cas que, dans la mesure où nous parvenons à
nous
appliquer à les concevoir, nous ne pouvons les saisir que comme elles
sont,
parce que les enseignements des sens ne les concernent en rien en tant
que
ceux-ci me donnent toujours à voir quelque chose, et que les idées sont
tout
à fait invisibles et inaccessibles à toute forme de perception sensible
ou
imaginaire.
A première vue, il semble inévitable de
reconnaître la
distinction radicale entre la raison d’un côté, et les sens et
l’imagination,
de l’autre, puisque nous pouvons faire l’expérience que nous ne
parvenons
pas à imaginer les purs concepts. En réalité, la conclusion que nous
tirons
de telles expériences est hâtive et ne résiste pas à un examen plus
approfondi. Car la seule chose que nous montrent ces expériences, c’est
que
nous ne pouvons pas percevoir un nombre ou d’autres concepts abstraits
de la
même manière que nous percevons une chose telle qu’une chaise ou un
trait au
tableau. En conclure qu’il nous faut donc une faculté tout à fait
étrangère aux sens et à l’imagination pour saisir les concepts, et que
par
conséquent la raison doit être d’une nature totalement distincte des
sens, c’est
oublier que l’expérience que nous avons peut également s’expliquer
autrement, par les modalités différentes selon lesquelles l’imagination
procède pour imaginer les corps matériels et les concepts. Bref, pour
pouvoir
conclure que la raison doit être irréductible à l’imagination, il
faudrait
faire tout autre chose que de constater ces différences immédiates
entre la
perception des choses de notre expérience sensible commune et la saisie
des
concepts abstraits, il faudrait montrer également qu’aucun passage
entre ces
deux modes de penser n’est concevable, ce qui est autrement difficile.
Un
argument paresseux pourrait consister à dire qu’on s’en tiendra à cette
première impression tant que personne n’aura effectué une réduction
satisfaisante de la raison à l’imagination, si justement, plusieurs
philosophes ne s’y étaient déjà employés, tels que ceux de la tradition
classique anglaise. Voyons donc quelle forme peut prendre un tel
argument pour
lier la raison à l’imagination et à la perception sensible.
Pour ne pas nous lancer dans un argument
trop vaste, qui
deviendrait un sujet concurrent du nôtre, je vais me contenter de
montrer
comment on peut fort bien comprendre les nombres par l’imagination,
sans avoir
à supposer à aucun moment une faculté fantastique supposée nous rendre
capables de saisir l’imperceptible. Revenons donc à nos trois traits ou
à
nos trois chaises. Nous sommes assez habiles pour reconnaître du
premier coup d’œil
des groupes de trois objets, disposés de diverses manières. Et nous
remarquons
aussitôt qu’ils se ressemblent par le fait qu’ils comprennent trois
objets,
comme nous pouvons voir que d’autres choses sont similaires par leur
couleur,
ou leur grandeur, ou leur forme. Il est vrai que si l’on nous demande
alors de
faire l’effort d’isoler de chacun de ces groupes de trois objets, le
nombre
trois lui-même, nous en sommes incapables, et qu’en faisant disparaître
les
objets, nous laissons également échapper le nombre. Mais ne serait-ce
pas
comme demander de voir le groupe sans les objets qui le
composent ? ou de
voir la ressemblance de deux visages sans considérer ces visages ?
Nous
répondrions que les groupes ne sont rien sans les choses qui sont
groupées, et
que la ressemblance des visages n’est rien qui subsiste hors d’eux, ni,
plus
précisément, puisque la ressemblance n’est pas la qualité d’un seul
visage, hors de la perception que nous avons de l’un et de l’autre. De
même, dans ces groupes de trois objets, trois n’est rien en dehors de
ces
groupes, sinon leur ressemblance sous un certain aspect, que nous
désignons par
ce terme de trois. Et cette ressemblance, je la perçois parfaitement,
de
manière sensible, de la même façon que, lorsque je regarde deux crayons
alignés, je vois l’un à côté de l’autre, aussi bien que je vois chacun
d’entre
eux, sans pourtant que je sois capable, bien sûr, de voir à part leur
« être à côté ».
Mais il est vrai que les nombres ne sont
pas simplement les
propriétés de certains groupes que je peux saisir du premier coup
d’œil,
voire avec un peu plus d’attention. Si c’était le cas, nous ne
pourrions
penser que très peu de nombres, les premiers d’entre eux seulement,
jusqu’à
quatre, cinq, dix, douze, selon l’habileté de chacun à repérer
précisément des groupes plus ou moins grands en fonction du nombre. Or
il est
remarquable justement que nous pouvons concevoir des nombres aussi
grands que
nous voulons, et qui dépassent de loin toutes les capacités qu’a
l’imagination
de nous en donner des images précises. Et alors, dira-t-on, si je peux
concevoir précisément mille, sans qu’il me soit possible d’imaginer
précisément aucun groupe de mille, n’est-il pas évident que je ne
conçois
pas les nombres de la même manière que je perçois des groupes de
choses, et
que, par conséquent, même pour le nombre trois, je le conçois également
sans
l’imaginer, et sans avoir besoin de le lier à des objets
quelconques ?
Ce sophisme a quelque apparence de vérité. Mais, pour voir qu’il n’en a
que l’apparence, reprenons la comparaison en sens inverse. Au lieu de
conclure
des grands nombres aux petits, montons plutôt des petits aux plus
grands, ce
qui est plus naturel, et correspond à une opération élémentaire de
l’arithmétique,
celle de compter. Or comment compte-t-on ? On part du nombre
minimal ou du
groupe le plus petit, à vrai dire, du nombre qui n’est plus tout à fait
un
nombre, l’unité, et du groupe qui n’en est plus vraiment un, l’objet
isolé. A cette unité, à cet objet isolé, on joint une seconde unité, un
second objet, puis, au nombre ou groupe ainsi formé, on ajoute une
nouvelle
unité, un nouvel objet, et ainsi de suite. Compter, c’est additionner
en
accroissant chaque fois le nombre précédent d’une unité, ou en ajoutant
chaque fois un objet au groupe déjà constitué, à partir de l’unité ou
de
l’objet isolé. A vrai dire, cette opération d’ajouter n’est pas encore
tout à fait une addition en son sens arithmétique, parce qu’elle ne
suffit
pas encore à l’opération de compter. Si l’on s’en tient à une façon
très simple ou primitive de compter, on verra que l’addition s’y trouve
devenir double. Ainsi, comptant sur mes doigts, chaque fois que
j’ajoute un
objet au groupe, j’ajoute également un doigt, en le dépliant par
exemple
pour l’ajouter au groupe des doigts tendus, ou en désignant simplement
le
dernier doigt ajouté dans un ordre précis, de gauche à droite. De cette
manière, j’ai toujours deux groupes équivalents, celui de mes doigts
marqués comme ajoutés et celui des objets que je compte. L’avantage est
que
mon groupe de référence, celui des doigts, est le même pour tous les
groupes
que je compte ainsi, qu’il m’est plus familier et plus aisément
perceptible, et cela d’autant plus que je compte toujours les doigts à
la
suite, dans le même ordre, ce qui me permet de repérer très rapidement
la
grandeur exacte du groupe par le dernier doigt ajouté. De plus,
disposant de
cet instrument, je peux simuler sur mes doigts les opérations à
effectuer sur
d’autres groupes équivalents, ajouter, retrancher (en comptant en
arrière),
et voir les résultats avant de procéder aux opérations équivalentes sur
les
groupes. Un autre avantage décisif est que le procédé peut s’étendre,
par
exemple en faisant intervenir mes orteils, de telle sorte que je
parviens à
comparer des groupes plus nombreux que ceux que je suis capable de
repérer à
vue d’œil.
Or on peut remarquer que c’est bien
l’imagination qui opère
ici. D’abord, pour pouvoir compter, il faut se fonder sur le fait que,
lorsque
l’on ajoute à des groupes équivalents un nouveau membre, les groupes
résultants sont à nouveau équivalents. C’est cette constatation qui
permet
de prendre un groupe, celui des doigts, par exemple, comme représentant
des
autres. Or cette constatation doit être faite avant l’invention de
l’opération
de compter, c’est-à-dire par simple vue, et par conséquent à partir de
la
comparaison de groupes restreints, saisissables d’un coup d’œil. Il
faut
que l’expérience me montre que, chaque fois que j’ajoute un objet à un
autre, j’obtiens un groupe que je reconnais comme ayant la
caractéristique
des groupes de deux, et qu’en ajoutant à ceux-ci un nouveau membre, je
reconnais toujours au nouveau groupe la caractéristique des groupes de
trois,
aussi loin que je suis capable de saisir précisément ces groupes à
partir de
leur simple apparence. Comme d’ailleurs, même là où je ne suis plus
capable
d’identifier la grandeur exacte des groupes, je constate bien qu’ils
continuent à augmenter à proportion qu’on leur ajoute des membres, et à
diminuer lorsqu’on en retranche, je peux faire l’hypothèse très
vraisemblable qu’à chaque groupe de même grandeur qu’un autre, lorsque
j’ajoute
un nouveau membre à chacun, j’obtiens de nouveau des groupes de même
grandeur. C’est ainsi que je peux prendre un groupe de référence pour
représenter tous les autres groupes équivalents. Au lieu de mes doigts,
je
peux choisir des traits, disposés selon un ordre commode à percevoir,
par
exemple en lignes de dix, correspondants à mes doigts, mais répétées en
colonne, qui me permettront de compter aisément bien au-delà de mes
doigts et
de mes orteils. Il n’y a toujours rien ici qui dépasse les capacités de
mon
imagination et qui ne se laisse plus voir.
Si j’ai par exemple tracé un tableau de
lignes de traits
disposées en colonne, qui me sert de référence pour mes comptages, je
verrai
vite qu’il m’est facile de repérer tous les traits du tableau en les
situant par un comptage vertical et horizontal. Dès que je me mets à
utiliser
ce procédé, j’ai inventé un très puissant moyen d’étendre mes
capacités de compter, presque indéfiniment. Je peux par exemple faire
des
tableaux carrés, de dix colonnes et dix lignes, que je vais placer à
leur tour
en ligne, et en continuant éventuellement en mettant les nouvelles
lignes
obtenues en colonnes. On voit qu’ainsi, je compterai très rapidement
sur ces
groupes de référence jusqu’à cent par carré, puis mille par ligne de
tels
carrés, puis en allant jusqu’à dix mille en colonne, et ainsi de suite.
Je
pourrai également faciliter grandement mes opérations arithmétiques,
puisqu’il
me sera facile d’ajouter et d’enlever des groupes entiers de dix, cent
ou
mille.
Certes, ce n’est pas tout à fait ainsi
que nous comptons
aujourd’hui. Les nombres ont des noms et sont écrits sous forme de
symboles
qui peuvent être vus comme des notations de ces noms. Or le nom peut
sembler
désigner le nombre d’une façon plus abstraite, et il contribue sans
doute à
l’effet de dépaysement qui nous incite à penser qu’il désigne un être
mystérieux et invisible, réclamant comme un autre œil adapté à cette
autre
réalité purement pensée. Mais le nom est également quelque chose de
bien
concret et perceptible, en tant qu’il consiste en une structure sonore,
ou
visuelle dans sa version écrite. Dans le cas qui nous intéresse, les
noms des
nombres se caractérisent par le fait qu’ils sont ordonnés de manière à
désigner les positions qu’on atteint progressivement en comptant. Nous
apprenons les dix premiers par cœur, dans leur suite, et il importe que
nous
puissions les réciter précisément dans l’ordre, un travail de
l’imagination
et de la mémoire. Ensuite, au lieu de continuer à donner de nouveaux
noms à
tous les nombres suivants, nous nommons les dizaines en les combinant
avec les
unités, puis les centaines, les milliers. Bref, nous utilisons pour les
noms
des nombres le procédé de rassemblement des traits que nous avons
décrit. Et
l’usage des symboles de la notation arabe courante met fort bien en
évidence
cette mise en ordre des nombres, qui nous permet d’effectuer assez
facilement
les principales opérations de l’arithmétique, dont avant tout, le
comptage,
qui peut être poursuivi très loin. Mais justement, encore là, les
exigences
de l’imagination se font valoir. Il faut qu’une image puisse être vue
comme
un tout, pour que nous puissions l’imaginer, même si cette image est
elle-même symbole d’autres choses que l’imagination ne parvient pas à
saisir directement. Or nous ne pourrions lire un nombre représenté par
des
milliers de symboles. Il faut donc inventer de nouveaux procédés de
nomination
et d’écriture pour pouvoir penser, c’est-à-dire imaginer, des nombres
plus
grands que ceux que nous pouvons comprendre par l’écriture décimale
directe,
en trouvant par exemple le moyen de signifier directement le nombre de
puissances de dix, plutôt que de le signifier par le nombre de symboles
effectivement écrits. Car, quand l’imagination arrive au bout de ses
ressources, nous ne concevons plus rien, bien loin que la conception
purement
rationnelle nous donne accès à un supposé monde infini et inimaginable
des
idées. Et l’on voit ainsi comment le supposé pur monde des nombres
lui-même
est dépendant des procédés de l’imagination et, à travers eux, de nos
facultés de perception sensible, si bien que, même en arithmétique,
nous ne
parvenons pas à penser réellement au-delà de ce que nous permettent les
procédés de symbolisation et d’écriture que nous avons été capables
d’inventer,
comme des outils de l’imagination indispensables au progrès du
raisonnement.
Et par là, on voit combien les mathématiques elles-mêmes sont liées aux
contingences de l’histoire.
Nous n’avons certes pas montré comment
tout le
raisonnement se réduisait à des opérations de l’imagination et se
rattachait par là intimement à la perception sensible et à la
contingence
historique qui la caractérise. Mais, en prenant l’un des exemples les
plus
volontiers avancés par les partisans de l’idée d’une raison éternelle,
indépendante du monde sensible, celui des mathématiques et tout
particulièrement de l’arithmétique, nous avons pu voir combien
injustifiée
est la prétention de tenir pour prouvée cette thèse à partir du fait de
l’incapacité
dans laquelle se trouve notre imagination de se former directement une
image des
purs nombres. On s’aperçoit au contraire que c’est une conception
étriquée de l’imagination qui est à l’origine de cet argument, et que
c’est
encore cette vision limitée, selon laquelle tout ce que nous pensons
devrait
être une chose qu’on puisse voir directement, qui incite, dans les cas
où
nous ne voyons évidemment rien de tel, à inventer, par une
transposition
métaphorique, une faculté nouvelle de voir l’invisible comme des objets
d’un
autre monde, séparé du nôtre, et de contempler ainsi un quelconque
monde d’idées
ou de concepts purs, un nouveau paysage vu par un nouveau sens,
surnaturel, avec
lequel on croit pouvoir identifier la raison.
Il nous suffira de garder à l’esprit
qu’il ne va pas de
soi que notre pensée, dans ce qu’elle paraît avoir de plus propre, de
plus
profond, appartienne à un autre monde que celui dans lequel nous menons
notre
vie quotidienne, et qu’elle puisse donc se détacher de cette vie pour
accéder indépendamment d’elle à la vérité et à quelque forme de sagesse
qui viendrait diffuser son influence sur notre existence comme de
l’au-delà.
En envisageant comme possible et même probable que toute notre pensée,
jusqu’à
la plus abstraite, partage à divers degrés les aléas de notre vie
sensible,
alors l’importance de la considération des conditions sociales et
historiques
dans lesquelles elle a lieu ne fera plus guère de doute.
Mais, une fois admis que la pensée ne
constitue pas un monde
à part, à l’écart des déterminismes naturels et des conditions
historiques
de nos vies, il reste à savoir de quoi elle dépend principalement parmi
les
circonstances extérieures qui l’encadrent. Et plus précisément, il nous
intéresse de savoir quelles sont parmi ces conditions celles qui sont
plus
particulièrement déterminantes pour la pensée philosophique, qui nous
intéresse ici.
Qu’est-ce qui caractérise donc la pensée
philosophique ? C’est une des questions éternellement débattues de
la
philosophie, à laquelle il n’est pas question de donner une réponse
objective, car pour y répondre, il faut prendre parti parmi les
diverses
conceptions de la philosophie qui s’affrontent sur son terrain. Je
conçois la
philosophie comme intégrant l’idée de sagesse, c’est-à-dire comme une
pensée dont l’exercice conduit à la meilleure vie, à la fois parce
qu’elle
nous permet de découvrir la meilleure façon de nous comporter dans les
diverses situations de la vie, et parce qu’elle représente elle-même un
mode
d’activité désirable pour lui-même. Or une telle pensée vise à se
rendre
autonome et à nous rendre autonomes dans l’ensemble de nos actions.
Nous
avons déjà exclu que cette autonomie de la pensée consiste dans le fait
qu’elle
se retire hors du monde de la vie pratique ordinaire pour s’enfermer
dans une
supposée sphère des pures idées. Elle ne conquiert donc pas son
autonomie en
se dégageant des déterminismes naturels, mais en modifiant la manière
dont
nous nous y insérons, et en tenant compte par conséquent de tout ce qui
nous
affecte, pour en augmenter les effets libérateurs et en détourner les
effets
qui nous entravent dans cette recherche d’autonomie. A première vue,
une
telle autonomie doit rester limitée, et il nous faut assurément
commencer par
reconnaître à quel point elle l’est. Mais, tant que nous n’avons pas
atteint une autonomie telle qu’il soit impossible d’en concevoir une
plus
grande pour nous, nous ne savons pas jusqu’où peut aller le mouvement
de
libération, puisqu’il consiste pour une part importante à nous
transformer
nous-mêmes, et à nous donner des puissances que nous n’avons ni ne
connaissons encore. Si l’idée d’une transformation si importante paraît
chimérique, qu’on songe seulement à ce que les sciences et les
techniques
commencent à pouvoir faire en ce domaine, avec les développements de la
biologie, de la génétique et des nanotechnologies. Or ne sont-ce point
des
produits concrets d’une certaine manière de penser qui s’est développée
tout particulièrement depuis quelques siècles ? Ne voit-on pas,
avec le
progrès des sciences et des techniques, le monde humain se rendre plus
autonome, accroître sa puissance dans la nature, et cela, non pas en se
retirant d’elle, mais en s’y engageant davantage par l’usage de ses
propres forces ? Et si cela vaut pour les sciences à l’échelle
d’une
société entière, il n’est pas exclu qu’un effet analogue puisse être
attendu d’un exercice de savoir pratique, tel que nous concevons la
philosophie, au niveau des individus.
Supposons à présent que cet
accroissement d’autonomie
soit possible par l’exercice d’un certain mode de pensée que nous
appelons
philosophique. Alors, une fois le but posé, la pratique de cette forme
de
pensée paraît s’imposer, du moins tant qu’on ne découvre pas d’autres
moyens d’y arriver autrement, tels que des manipulations biologiques de
nos
organismes. Mais pourquoi accepter l’idéal d’autonomie lui-même ?
Parce que l’autonomie nous permet de mieux vivre, disions-nous. Mais
est-ce
vraiment la meilleure façon de parvenir au plus grand bonheur, en
comprenant
sous ce terme la vie la plus désirable ? Si nous considérons notre
condition commune, nous avons vu qu’il faut admettre que notre liberté
est
fort limitée, non seulement parce que nous dépendons inévitablement de
l’ordre
naturel, mais parce que nous sommes également dans la dépendance
directe de
quantité d’événements dans notre environnement. Il peut même sembler
que,
quels que soient nos efforts pour nous rendre plus autonomes, pour
acquérir
plus de maîtrise sur notre vie, et donc de puissance relative par
rapport à d’autres
choses avec lesquelles nous entrons habituellement en relation, le
rapport entre
notre puissance et celle de la nature, dont nous dépendons
nécessairement, est
toujours tel que nous devions considérer notre degré d’autonomie comme
n’étant
presque rien. Nous croyons être devenus plus maîtres de nous-mêmes
parce que
nous avons acquis certaines capacités supplémentaires de nous
maîtriser, et
les événements nous montrent que nous sommes toujours les jouets de
cette
puissance incomparable avec la nôtre, insondable en son fond, que, du
point de
vue de celui qui la subit et ne la comprend jamais ultimement, nous
nommons le
destin ou la fortune. On perçoit mieux cette incapacité dans laquelle
nous
sommes de nous soustraire au destin et d’atteindre le bonheur par
l’autonomie
en envisageant d’autres domaines que celui de la pensée. Ainsi, mous
pourrions nous rendre plus indépendants, dans un sens immédiat, en
exerçant
nos muscles, en cherchant à devenir plus riches ou à acquérir davantage
de
pouvoir politique. Mais pour s’être délivrés de certaines dépendances,
l’athlète,
le riche ou le potentat, vivent-ils mieux, sont-ils plus heureux, plus
à l’abri
des coups du sort, d’une maladie, d’une faillite, d’une révolution, des
accidents les plus variés ? Sans nul doute, ils ont acquis plus de
puissance et d’autonomie relative sur certains points, mais au prix
souvent d’autres
dépendances, ne serait-ce que celle des nécessités liées au travail
d’acquisition
et de maintien de leur puissance, qui pourront paraître à d’autres
impliquer
un véritable esclavage fort loin d’être compensé par le gain sectoriel
de
liberté. Et s’il y a une jouissance à exercer la maîtrise, n’y en
a-t-il
pas une autre à se laisser aller et à se reposer sur des puissances
étrangères ? Ne voit-on pas les adultes regretter souvent
l’enfance,
cet état dans lequel leur faiblesse les plaçait sous l’autorité et la
garde
d’autres personnes, comme le moment de leur vie le plus heureux,
délivré de
la responsabilité et des soucis de ceux qui doivent affirmer leur
maîtrise au
moins relative sur le cours de leur vie ? Et parmi les moments
heureux,
objets de la recherche des hommes, beaucoup ne sont-ils pas des états
d’abandon,
tels que ceux qu’on cherche en s’enivrant ou en se reposant ?
Une parfaite autonomie aurait
certainement l’avantage de
nous délivrer totalement des coups du sort, puisqu’il ne peut rien
arriver à
un être autonome que par lui-même. Et il faut avouer de même que tout
degré
d’autonomie inférieur laisse sujet aux accidents de la fortune. Il
serait
absurde pourtant d’en tirer argument pour nier la valeur d’une plus
grande
autonomie relative, puisque cela reviendrait à ne pas vouloir tenir
compte des
probabilités, sous prétexte qu’elles ne sont pas parfaitement sûres, et
à
supprimer par là tout raisonnement pratique, toujours fondé sur des
évaluations de probabilités, pour ne se fier en tout qu’au hasard.
L’autonomie
consiste pour un être à dépendre de soi, à se régler ou se guider
soi-même, ou disons, de manière générale, à modeler sa vie activement,
plutôt qu’à devoir la laisser à la merci des événements extérieurs.
Plus
notre autonomie est grande, plus donc nos propres actions déterminent
ce qui
nous arrive, et moins nous dépendons du sort. En d’autres termes, à
mesure
que nous sommes plus autonomes, ce qui nous arrive trouve davantage son
explication en nous, et moins dans les événements qui échappent à notre
contrôle. Mais, comme notre autonomie ne nous sépare pas de notre
milieu, mais
nous y intègre, elle dépend en large partie aussi de la manière dont
nous
savons utiliser les forces présentes dans ce milieu pour les faire agir
dans un
sens qui nous soit favorable, pour les organiser de telle manière
qu’elles
tombent davantage sous notre contrôle. Ainsi, on voit que l’homme n’est
pas
devenu plus autonome en cherchant à se retirer du monde, ce qui lui est
impossible, mais en s’y prolongeant par ses outils, ses machines et ses
efforts pour organiser de plus en plus profondément son milieu vital,
de telle
sorte qu’utilisant les forces de la nature (de son corps et des choses
autour
de lui), il se rend capable d’agir plus, en rendant les événements plus
conformes à ce qui lui convient. Encore une fois, l’évolution des
sciences
et des techniques montre combien cet accroissement d’autonomie par la
conquête de notre milieu plutôt que par la fuite n’est pas vain, même
si l’on
ne voit pas qu’on puisse par cette méthode se libérer entièrement des
accidents du sort.
Mais l’autonomie nous rend-elle plus
heureux, ou faut-il au
contraire placer le vrai bonheur dans l’abandon et la confiance en les
puissances étrangères dont nous dépendons ? Revenons à l’exemple
de
notre nostalgie de l’enfance, et supposons même que cet état d’enfance
soit aussi heureux que nous le voyons à travers cette nostalgie. La
condition
pour que son enfance ait été heureuse est bien sûr que l’enfant ait pu
faire confiance avec suffisamment de raison à ses parents et à ceux
dont il
dépendait. Et même dans ce cas, l’enfance est l’époque de la vie où
l’on
pleure sans doute le plus, et surtout les tout petits, qui n’expriment
sûrement pas leur bonheur par leurs cris de rage impuissants. Car ce
n’est qu’en
devenant progressivement plus forts et plus autonomes que les enfants
peuvent
peu à peu éviter par eux-mêmes une partie de leurs douleurs et
rechercher les
plaisirs. Entre-temps, ils sont heureux ou malheureux selon que ceux
dont ils
dépendent veillent à leur bien ou les délaissent au contraire, voire
les
torturent. D’autre part, s’ils sont heureux, c’est dans la mesure où
leurs parents ont la puissance de les protéger et de les satisfaire,
c’est-à-dire
dans la mesure où ils font partie d’un tout, la famille par exemple,
qui
possède suffisamment d’autonomie pour créer et maintenir cette
situation
dans laquelle l’enfant peut jouir d’un bonheur insouciant. Autrement
dit, l’autonomie
que l’enfant ne possède pas encore, il faut qu’elle soit acquise par le
milieu social auquel il appartient. Impossible donc que tous y vivent
en enfants
insouciants et heureux. On peut concevoir le rapport entre l’individu
et la
société de façon analogue. Et il est certainement vrai qu’appartenir à
une
société fortement autonome représente une situation favorable à ses
membres,
dans la mesure où ils peuvent y jouir de la sécurité et des
satisfactions que
la société leur accorde. La situation correspondant pour l’adulte à
celle
de l’enfance serait celle d’une sorte de tutelle et de gouvernement
paternel
ou maternel exercé sur lui par la société. C’est ce que revendiquent
ceux
qui voudraient favoriser l’intégration dans des communautés fortement
structurées et prenant en charge l’ensemble de la vie de leurs membres.
Dans
cette perspective, la critique individuelle du cadre social de la vie
commune
apparaît comme nuisible.
Notons donc que c’est dans la mesure où
il fait partie d’un
tout lui-même suffisamment autonome et pourvoyant à son bien que
l’individu
peut éventuellement se satisfaire de sa dépendance. Il faut donc alors
que
soient assurées à la fois l’autonomie et la providence de l’entité à
laquelle appartient l’individu et à laquelle il se confie. A la limite,
si la
nature elle-même, qui est nécessairement autonome, étant tout et
n’étant
donc plus affectée par rien d’autre, était un être visant le bien des
hommes, ou si la nature était l’instrument d’un être tout puissant,
parfaitement autonome et soucieux du bien des hommes, alors la
recherche d’autonomie
de la part des individus serait vaine, et la voie du bonheur résiderait
dans l’abandon
le plus total aux forces de la nature, de sorte qu’on pourrait même
craindre
qu’en voulant s’en libérer, l’individu ne commette la plus grande
faute.
Sinon, l’être providentiel auquel on se fie doit être considéré comme
n’ayant
au sein du monde qu’une puissance et une autonomie relatives, quoique
plus
grandes que celles de l’individu humain. Et il se pose alors la
question de
savoir comment son autonomie est réalisée, dans un environnement qui
reste
indifférent à notre bien et au sien. Supposons que cet être supérieur,
mais
limité, auquel nous voulons nous confier soit notre société. Elle ne
peut pas
à son tour se reposer sur la providence de son propre milieu, que nous
avons
posé comme indifférent. Il faut donc qu’elle réalise son propre bien
par
son action, ce qu’elle réussira d’autant mieux qu’elle sera plus
autonome. Mais cette autonomie, l’acquiert-elle par sa nature propre,
ou bien
dépend-elle dans une assez large mesure de la nôtre ou de celle de
certains d’entre
nous ? Dans le premier cas, la société devrait nous permettre à
tous de
vivre en elle comme les petits enfants dans les bras de leurs parents,
sans nous
soucier de rien, sinon peut-être d’obéir dans la mesure de nos
capacités.
On n’a encore jamais vu, que je sache, de société douée de cette
indépendance par rapport à ses membres. Mais si, parmi les membres
d’une
société, c’est simplement une partie qui se repose sur l’autre, chargée
de prendre la responsabilité de représenter la société, de la former,
de
diriger son action, alors la situation devient toute différente,
puisqu’il
faut que ceux qui prennent en charge le gouvernement des autres
acquièrent un
degré d’autonomie supérieur pour agir, estimer ce qu’est le bien de
tous,
et orienter ainsi ou contribuer à orienter l’action de la société. De
plus,
comme on n’a encore jamais vu de sociétés dans lesquelles certains se
consacrent régulièrement au bien-être des autres sans réclamer d’eux
aucune action, il se pose la question de savoir à quel point, pour
obéir et
agir comme le demande l’autorité des maîtres, ceux qui sont sous leur
direction doivent être également autonomes, puisque toute action
requiert un
certain degré d’autonomie. Et voilà que le désir d’un bonheur d’entier
abandon se révèle impossible, et laisse place à la nécessité de se
déterminer au moins en partie par soi-même.
Ni la parfaite autonomie, ni la totale
dépendance n’ayant
de sens pratique pour nous, la question est toujours celle de savoir
quel degré
d’autonomie il nous est le plus utile de chercher à atteindre, et
quelles
dépendances il nous faut reconnaître. Nous avons déjà attribué à la
philosophie l’exigence de la plus grande liberté ou autonomie, aussi
bien
dans la pensée ou le jugement que dans la pratique. Nommons en revanche
religieuse l’attitude inverse, celle qui vise à se contenter du moins
de
responsabilité possible (en ce sens qu’on ne tient pas à pouvoir se
rendre
compte à soi-même des raisons les plus profondes de son action), en
préférant confier autant que possible la charge de la direction de sa
vie à
des puissances supérieures et à leur mystérieuse providence. C’est
cette
différence d’attitude qui explique pourquoi la philosophie implique un
désir
extrême de connaissance ou de vérité, alors que la religion se contente
d’une
certaine ignorance et de la croyance, ou plutôt de la simple foi. Si
nous ne
pouvons éviter, dans la vie concrète, d’être à divers degrés à la fois
autonomes et dépendants, ces deux tendances, philosophique et
religieuse, s’opposent
pourtant radicalement en elles-mêmes, quelles que soient les
possibilités pour
elles de se mélanger ou d’alterner chez les individus. Quand le
philosophe s’intéresse
à la religion, c’est généralement pour trouver les moyens de s’en
affranchir, ou pour la modifier en la subvertissant afin d’y insinuer
des
incitations à l’attitude philosophique. Quant, inversement, le
religieux s’intéresse
à la philosophie, c’est pour tenter de la désamorcer, de la retourner
contre
elle-même ou pour tenter de donner à la religion un déguisement
rationnel,
dans la théologie.
Remarquons que l’attitude religieuse ne
se caractérise pas
simplement par la croyance en des dieux et autres entités
surnaturelles, mais
bien par le désir et la tentative de se fier à une quelconque
providence,
même si celle-ci est placée dans des êtres évidemment naturels, comme
d’autres
hommes ou certaines communautés et sociétés, certaines traditions,
voire des
choses telles que des amulettes ou des livres. On peut donc trouver
cette
attitude chez nombre de gens qui ne se croient pas religieux parce
qu’ils
rejettent les croyances des religions qu’ils connaissent. Elle se
marque dans
la vie intellectuelle par le fait que certaines opinions sont
soustraites à la
critique et lui sont opposées comme des dogmes. Elle se marque dans la
réflexion morale par l’arrêt devant des principes et sentiments révérés
comme sacrés et dont la simple remise en question est perçue comme
immorale et
même comme l’un des crimes les plus graves. Elle se marque dans la vie
pratique par la confiance aveugle accordée à diverses puissances
supposées ou
réelles, à des autorités sociales ou individuelles considérées comme
tout
à fait incontestables. Elle se caractérise par la concentration de
l’activité
intellectuelle sur l’interprétation des signes des puissances
mystérieuses
dont nous sommes censés dépendre. Et elle se retrouve jusque dans le
domaine
de la philosophie, comprise non plus comme l’activité libératrice de la
pensée, mais comme le culte de quelque grand penseur ou de quelque
tradition.
Bref, dans l’attitude religieuse, le sentiment authentique de sa
dépendance
par rapport à des puissances extérieures conduit à chercher à se mettre
à l’abri
du danger que comporte cette situation en cherchant et posant un être
d’une
nature tout opposée, puissant, autonome, et bienveillant à l’égard de
ceux
qui se donnent à lui et se soumettent à sa direction.
Si l’autonomie ne consiste pas en un
repli sur soi, mais en
une transformation de soi-même et de son milieu, de façon à augmenter
son
pouvoir d’action et à diminuer sa dépendance de puissances étrangères,
alors il va de soi que la libération correspondante, loin de séparer de
ces
puissances, augmente l’implication ou la participation entre elles et
celui
qui se libère. Cette libération suppose donc bien une certaine
confiance en
ces puissances que nous devons reconnaître supérieures à la nôtre. Et à
la
limite, elle implique même qu’on se fie à la toute puissance de la
nature,
ne serait-ce que parce que nos propres forces, sur lesquelles nous
voudrions
compter, sont toujours les siennes, puisque nous n’en disposons pas
d’autres,
à part du déterminisme naturel. Et il est certain également que, en
tant qu’hommes,
nous ne pouvons nous appuyer sur une nature qui nous serait propre
individuellement, pure de tout mélange avec celle des autres, parce que
nous
sommes façonnés, notamment durant toute la période de dépendance
presque
entière de notre enfance, et encore largement par la suite, par la
société
humaine dans laquelle nous vivons, jusque dans nos façons de sentir, de
penser,
et dans les moyens que nous avons de penser. Comme c’est sur cette
culture que
non seulement nous avons reçue, mais qui nous constitue, qu’il nous
faut
fonder notre libération, il n’est pas possible non plus de ne pas nous
y
fier. Sans compter que, comme nous ne pouvons guère vivre qu’en
société, à
quelque degré du moins, notre libération ne peut guère consister à nous
placer dans un tout autre milieu que notre milieu social et humain en
général.
Est-ce à dire qu’il nous faille rester religieux, comme nous avons
commencé
par l’être dans notre enfance, avant de pouvoir même former le projet
de
nous libérer ? Il n’en est rien. Car l’intérêt de distinguer la
philosophie de la religion par une attitude correspondant à une
tendance, par
la direction d’un mouvement donc, réside justement en ce que ce n’est
pas
la situation réelle de dépendance ou d’autonomie relatives qui les
définit,
mais justement la direction de cette tendance. La confiance qu’a le
philosophe
dans ce qui doit lui servir à sa libération n’est jamais que
provisoire,
sujette à être remise en cause en vue de se voir assurée si possible
sur des
fondements plus sûrs, là où, pour le religieux, elle est saisie
elle-même
comme la bouée offrant le salut. Par exemple, concernant la société, sa
culture, il ne s’agit pas de la tenir pour sacrée, mais d’en faire un
point
d’appui que nous utilisons et pouvons même modifier en vue de la rendre
plus
favorable à notre autonomie, et que nous cherchons à rendre plus
autonome par
rapport au reste du monde, dans la mesure où elle représente le milieu
même
de notre plus grande liberté. Voilà comment les attitudes
philosophiques et
religieuses sont inverses, et voilà aussi pourquoi elles entrent
inévitablement en conflit, souvent à travers des déguisements, et
derrière
parfois l’écran d’accords apparents.
Le philosophe peut considérer son milieu
social et culturel
de deux manières. Ou bien il y voit une sorte de monde qui reste pour
l’essentiel
indépendant de lui, bien qu’il s’y trouve et y agisse, un monde qui a
une
inertie telle qu’il est presque insensible à l’action d’un individu,
surtout si celui-ci n’a pas entrepris de mouvoir les masses, qui sont
l’un
des lieux principaux de cette inertie. Ou bien, il se considère comme
l’un
des constituants de ce monde, qu’il peut contribuer à modifier,
notamment
parce que, dans l’exercice de la pensée et l’habileté dans le maniement
du
langage, il dispose d’instruments non négligeables pour influencer
l’évolution
de sa société et de sa culture. Dans le premier cas, son analyse des
conditions sociales et culturelles de sa pensée vise surtout à lui
faire
connaître sa situation, avec les moyens et les obstacles qu’il y
trouve, pour
se transformer lui-même et acquérir la plus grande liberté possible au
sein
de cette situation considérée comme hors de la portée de son action
transformatrice. La libération est donc uniquement celle de l’individu,
et
elle a pour contexte le monde entier, dans lequel l’environnement
social et
culturel ne représente qu’une couche de l’ensemble du milieu dans
lequel la
pensée cherche son autonomie. Dans le second cas, le milieu social et
culturel
représente quelque chose de plus complexe, puisqu’il devient non
seulement le
contexte d’une libération individuelle, mais également un milieu
disponible
aux hommes qui peuvent s’y unir et l’adapter en vue de leur libération.
En
réalité, la première perspective est rarement pure, quoiqu’elle puisse
l’être,
parce que, pour autant que nous le sachions, la philosophie conduit
généralement à désirer non seulement se libérer soi-même, mais
également
à aider d’autres à se libérer également, et à se soucier donc, au moins
à quelque degré, de créer ou d’entretenir les conditions favorables à
la
libération de ceux qui peuvent venir à la désirer, ce qui implique un
certain
souci des conditions sociales et culturelles de la pensée. En revanche,
on ne
peut guère envisager l’inverse, à savoir un pur souci de la libération
commune de tous les membres d’une société, indépendamment de celui de
sa
propre libération individuelle. Car comment trouverait-on les
conditions
favorables à cette libération commune sans la connaître déjà à partir
de
son expérience personnelle ? En effet, nous avons déjà vu que
l’autonomie
dont il s’agit pour nous n’est pas celle de la société en tant que
telle,
mais celle de l’individu, ou des individus qui la composent. Or cette
autonomie doit signifier justement que l’individu devient capable de se
diriger par lui-même, ce qui est donc la condition de la libération
philosophique.
C’est pourquoi le premier point de vue
sur les conditions
de notre pensée est celui de l’individu, qui doit trouver quelles sont
les
aides et quelles sont également les entraves qu’il rencontre dans son
milieu
social et culturel. La critique ne peut pas se situer au départ au
point de vue
d’une libération de l’humanité ou d’une partie de l’humanité, même
si elle peut conserver l’ambition d’acquérir un tel point de vue par la
libération de celui qui en a fait l’instrument de sa propre libération.
Toutefois, il est vrai que nous découvrons dans notre culture les
effets des
tentatives d’autres philosophes pour inciter à l’exercice de la pensée
libre, et que, par là, ce souci de favoriser la libération
philosophique a
déjà marqué notre culture, et représente peut-être l’un des aspects
favorables parmi les conditions de notre pensée. A vrai dire, une trop
grande
confiance en ce qui se présente immédiatement comme des aides dans
notre
culture tendrait à nous faire pencher vers l’attitude religieuse, alors
que
la philosophie requiert la critique de tout, même de ce qui se présente
extérieurement comme philosophique à nos yeux. Ce qui ne signifie pas,
nous le
savons déjà, qu’il faille tout rejeter comme formant obstacle à notre
pure
liberté de penser, et ne pas essayer d’utiliser ce qui se présente
comme des
aides possibles, mais bien que ces aides elles-mêmes sont à essayer au
sens
fort, c’est-à-dire aussi à évaluer ou à critiquer. C’est alors
seulement
que nous pouvons éventuellement juger bon de nous efforcer de rendre de
telles
aides plus présentes, plus disponibles, plus efficaces dans notre
culture.
On voit donc comment l’enquête que nous
faisons est un
diagnostic, qui se fait dans une perspective précise — celle de la
recherche
de la plus grande autonomie possible de la pensée, que nous avons
identifiée
avec la philosophie entendue dans son rapport avec la sagesse —, et à
partir
d’un point de vue précis également — celui du chercheur philosophique
qui,
engagé dans son entreprise, examine et évalue tout ce qu’il trouve dans
son
milieu en fonction de sa propre recherche. On pourrait penser que,
ayant pour
but de faciliter cette recherche ou de la rendre possible, ce
diagnostic doive
avoir lieu avant de s’y engager. Et l’on pourrait croire aussi que,
devant
être mené par le chercheur lui-même, il ne puisse être fait en commun.
Sur
le premier point, s’il est vrai que la libération philosophique ne peut
pas
partir de rien, et que par conséquent la critique doit inévitablement
commencer à s’exercer sur les conditions dans lesquelles elle s’engage,
il
ne s’ensuit pas pour autant que cette libération représente une étape
préliminaire, puisqu’elle suppose justement l’exercice de la critique,
qui
est l’une des activités philosophiques par excellence. Et il n’est
guère
possible non plus que nous n’en ayons plus besoin à un moment
quelconque, si
l’autonomie que nous visons ne consiste jamais en une séparation du
monde, si
bien que nous demeurons toujours dans un milieu qui reste encore à
juger ou à
critiquer. Ce diagnostic fait donc partie des activités constantes de
la
philosophie. Quant à l’idée qu’il ne puisse être accompli en commun,
elle
est certainement vraie en ce sens que la liberté philosophique interdit
la
confiance religieuse et suppose toujours la possibilité du recul
critique,
accompli dans sa propre pensée, c’est-à-dire hors de l’autorité de tout
autre. Mais une recherche en commun doit être considérée comme ces
aides qui
peuvent être utiles à la pensée philosophique, et dont on peut même
estimer
qu’elles le sont vraiment dans une certaine mesure, bien qu’il reste
toujours à en faire l’essai ou l’épreuve afin de les soumettre
ultimement
à sa propre critique et à son propre jugement.
Quels seront donc les objets de notre
diagnostic ? Tout
ce qui apparaît comme pouvant exercer une influence sur nos manières de
penser
peut le devenir, et tout à quelque degré peut avoir une telle
influence. Mais
certains facteurs se présentent plus évidemment comme pertinents pour
notre
diagnostic. Ainsi, notre désir de nous libérer nous tourne aussitôt
vers ce
qui dans notre culture se présente explicitement comme des aides à une
telle
libération. Ce sont les écrits des philosophes et tout ce qui, dans les
institutions, notamment d’éducation, se rapporte officiellement ou non
à la
philosophie. Le fait que nous nous retrouvions justement dans une telle
institution pour discuter de ces problèmes est bien sûr significatif,
et c’est
le cadre immédiat de notre recherche actuelle. Savoir dans quelle
mesure ce
cadre nous aide, ou nous empêche, nous restreint, nous dévoie, c’est
évidemment l’une des premières questions qui s’imposent à nous.
Au-delà,
il y a tout le système d’éducation qui a eu pour tâche justement de
nous
former, et que nous ne pouvons ignorer. Mais la société cherche dans
bien d’autres
endroits à nous modeler. Nous recevons de nombreuses informations, qui
semblent
devoir juste s’emmagasiner dans notre mémoire, mais qui nous modèlent
aussi.
Nous sommes soumis à une constante publicité, qui prétend nous
informer, mais
qui cherche plutôt à modifier l’ordre de nos désirs et le cours de
notre
imagination. Notre attention est sans cesse attirée par les
manifestations d’une
forme d’art qui, à travers par exemple la musique devenue omniprésente,
cherche à modeler nos sentiments et à absorber notre pensée. Nous
travaillons
dans le cadre d’un ordre économique qui nous dicte les tâches
importantes et
les valeurs qui doivent guider notre travail. Nous sommes soumis à un
ordre
moral qui exige que nous pensions d’une certaine façon et nous interdit
même
d’envisager de penser d’autres manières. Nous sommes en contact plus ou
moins direct avec une activité scientifique qui envisage toutes choses
avec une
certaine méthode, caractéristique, quoique difficile à décrire avec une
entière précision, et qui tend à se poser comme le critère de toute
connaissance. Nous rencontrons mille sectes et superstitions selon
lesquelles
toutes nos questions d’ordre moral sont déjà résolues pour ceux qui
veulent
se laisser aller à la foi. Nous avons aussi des bibliothèques immenses
où l’on
trouve de tout, et parfois des outils de pensée efficaces parmi des
milliers de
textes formant un bruit de fond qui étouffe la pensée. Et aussi notre
vie
quotidienne est marquée par mille sortes d’événements qui pourraient
jouer
un rôle important. Bref, nous voilà quasiment lancés sur la mer.
Nous pourrons commencer par élire, un
peu arbitrairement,
par nécessité, certaines questions. Elles en entraîneront d’autres, et
nous
laisserons notre recherche se déployer du côté qui nous paraîtra le
plus
fructueux.
Gilbert Boss