Annonce
Au
moyen-âge, la philosophie était
généralement considérée comme la servante de la théologie, du
moins par le pouvoir religieux. Quant aux philosophes, il est plus
douteux qu'ils aient accepté ce rôle, puisqu'ils ont lutté pour
s'en émanciper, comme de toute sujétion religieuse. Est-ce à dire
qu'aujourd'hui la philosophie se soit créé un domaine propre où
elle puisse être pratiquée à l'écart de toute religion ?
Certes l'autorité des églises s'est affaiblie, et le christianisme
a éclaté, s'est dispersé et dilué. Mais nous sommes loin d'être
pour autant sans religions. Dans nos sociétés multiculturelles,
comme nous aimons à dire, les religions paraissent s'être
multipliées également. Il se pourrait aussi qu'elles aient changé
en partie de forme et qu'elles ne soient plus toujours
reconnaissables de la même manière que les religions
traditionnelles. Mais quelles sont-elles ? Dans l'hypothèse que
cette question n'est pas indifférente à la philosophie, surtout
lorsqu'on l'envisage dans sa dimension pratique, nous chercherons
quelles sont concrètement nos religions et quelle influence elles
ont sur nos manières de penser et nos possibilités de faire
concrètement de la philosophie.
Lectures:
- Spinoza, Traité
théologico-politique
- Hume, Dialogues
sur la
religion naturelle
- Stirner, L'unique
et sa propriété
- Durkheim, Les
formes élémentaires de la vie religieuse
- Leo Strauss,
La persécution et l'art d'écrire
- Gilbert Boss, La fin de l'ordre économique
Introduction
Thème
Il
s'agira dans ce séminaire de réfléchir sur nos religions. A
première vue, pourvu qu'on interprète cette désignation de nos
religions d'une manière assez large, nous retrouvons une question
relativement banale, dont chacun voit l'intérêt général. N'est-il
pas normal en effet que nous réfléchissions à nos religions,
c'est-à-dire que chacun s'interroge sur sa religion ? Le seul
inconvénient d'une telle invitation réside dans le présupposé que
chacun a effectivement une religion. Car nous savons bien que
plusieurs s'affirment au contraire sans pratiques ni croyances
religieuses. On peut certes leur répondre qu'ils ne sont pas tout à
fait sans religion pour autant. Car ce qu'ils entendent en se
déclarant étrangers à toute vie religieuse, c'est une attitude
seconde. Ils ont d'habitude été éduqués dans une religion, ou en
ont subi l'influence. Nombreux sont ceux qui ont eu une quelconque
forme de vie religieuse dans leur enfance et peut-être au-delà,
avant de l'abandonner, par une décision méditée, ou par une
désaffection progressive s'installant comme d'elle-même dans leur
vie à mesure que d'autres intérêts les ont totalement tournés
vers d'autres objets. Et pour ceux dont l'éducation les aurait
toujours tenus à l'écart de toute croyance ou pratique religieuse,
il n'empêche qu'ils auront probablement subi l'influence d'une
religion qui dominait ou colorait la culture de leur milieu social,
les imprégnant ainsi, comme elle continue d'ailleurs à influencer
même ceux qui la refusent. Par conséquent, même pour l'homme le
moins religieux, il peut importer de clarifier son rapport à sa
religion, c'est-à-dire à la religion ambiante qui lui inspire bon
gré mal gré des idées, des sentiments, des attitudes et de
nombreux aspects de sa vision de l'existence. D'ailleurs n'est-ce pas
celui qui a quitté sa religion volontairement qui se trouve souvent
le mieux préparé à cet exercice, puisqu'il a déjà été conduit
à y réfléchir pour l'évaluer et la rejeter, contrairement à
beaucoup de ceux qui continuent à y adhérer par coutume, sans se
poser de questions ? En outre, il y a certainement une part de
vérité dans cette constatation qu'il ne suffit pas de vivre sans
sentiments religieux pour devenir tout à fait étranger à la
religion. Toutefois un autre aspect du présupposé discuté ici est
plus dérangeant. Car est-il vrai au sens strict que chacun ait une
religion ? Le caractère douteux d'une telle affirmation devient
d'autant plus sensible lorsqu'on considère que, cette religion, on
croit d'habitude pouvoir l'assigner facilement. Par exemple, un
Québécois de naissance, appartenant pleinement au peuple québécois,
sera déclaré dans cette ligne nécessairement chrétien, et plus
spécifiquement catholique. On lui attribue donc par exemple la même
religion que celle d'un Espagnol typique. Il s'ensuit alors que, pour
de telles personnes, réfléchir sur leur religion reviendra à
réfléchir sur le christianisme catholique romain. Cependant est-il
bien sûr, comme le veut l'opinion commune, que nous n'ayons qu'une
seule religion, et qu'il soit si facile de la définir, pour ainsi
dire objectivement ? On pourrait sans doute déjà montrer qu'un
catholique espagnol et un catholique québécois, bien qu'appartenant
tous deux à la même église, n'ont pas pour autant nécessairement
la même religion. Et de plus, est-il même vrai qu'il n'y ait au
Québec qu'une seule manière d'être chrétien ou catholique ?
Évidemment non. Enfin, ne faut-il pas reconnaître que, le plus
souvent, une même personne n'a pas qu'une seule religion ? Elle
sera par exemple bonne catholique, allant à la messe, faisant ses
prières, adorant la vierge, sans pour autant s'interdire de
soupçonner, comme les protestants, que le pape n'est pas infaillible
et qu'au fond la morale sexuelle par exemple peut être adaptée
selon son propre sentiment ; elle se concevra comme chrétienne,
mais ne verra aucun inconvénient à consulter les astres comme
certains païens pour demander aux astrologues de l'aider à deviner
son avenir ; ou elle jugera que la Bible est le lieu de la seule
vraie révélation, mais se croira libre néanmoins de traiter
vraiment les œuvres du païen Aristote comme une
autre Bible. Or n'est-il pas
vraisemblable que
nous ayons tous, individuellement et collectivement, plusieurs
religions, dont certaines ont pour ainsi dire pignon sur rue, ont des
enseignes visibles, clairement déchiffrables, sont même reconnues
par les autorités politiques, tandis que d'autres sont un peu plus
en retrait, sont parfois même clandestines ? En se concentrant
sur le supposé rapport de chacun à sa religion, on manquerait ce
phénomène de la pluralité réelle des religions. Celui-ci se
manifeste déjà par le fait que plusieurs religions officielles,
s'affichant publiquement, entrent en concurrence dans nos sociétés,
comptent publiquement leurs adhérents, se les disputent et se les
approprient en leur imposant leur identité. Ce sont les religions
que retiennent les statistiques, pour nous dire qu'il y a tant de
catholiques, tant de protestants, tant de musulmans, tant de juifs,
tant de mormons, tant d'hindous, tant de bouddhistes et ainsi de
suite, au Québec ou ailleurs. C'est à elles qu'on pense lorsqu'on
demande à quelqu'un de décliner son identité religieuse, supposant
justement que chaque individu a normalement une seule religion.
L'importance de cette pluralité religieuse est visible également
chez l'individu qui ne sait pas que répondre à une telle question,
portant sur sa religion, sa seule vraie. Songeons par exemple à tous
ceux qui dans ce cas, au Québec notamment, se déclarent plutôt
agnostiques, pour éviter de se fixer, ne sentant pas comme exclusif
leur rapport à aucune de ces religions qui réclament le pouvoir de
définir l'identité de quelqu'un. Or pour évaluer l'effet des
religions sur nos façons de penser, il importe de tenir compte de
leur pluralité, non seulement dans la société, mais également
dans les individus.
Cette
pluralité de religions qui affectent notre pensée rend l'analyse de
leur influence bien plus difficile que si une seule dominait une
société ou au moins chacun de ses groupes. Le problème ne vient
pas seulement du fait que l'analyse devrait être multipliée pour
tenir compte de chacune de ces religions, puis redoublée pour
comprendre la façon dont elles se partagent leur influence. Car,
plus fondamentalement, il n'est plus possible de recenser les
religions officiellement présentes, objectivement repérables, dans
la société et dans chacun de ses milieux, pour en fixer les dogmes
et examiner comment ils influencent les groupes et les individus. En
effet, dans la vie concrète des gens, les influences religieuses ne
se limitent pas à celles des religions officielles du lieu, et même
ces dernières sont présentes dans les esprits de nombreuses
manières différentes. Si l'on se réfère par exemple aux textes
officiels définissant les dogmes de la religion catholique, le
résultat obtenu ne fournit qu'un critère abstrait, relativement
éloigné de ce à quoi se rapporte le peuple des croyants, qui pour
la plupart ne connaissent que très imparfaitement ces doctrines
officielles, et se comportent en fonction de croyances qui peuvent en
dévier passablement. Et quant aux autres références religieuses,
ne correspondant qu'à des mouvements sociaux bien moins stables, et
souvent difficilement assignables sinon de façon très imprécise,
sans ensemble doctrinal établi, il serait plus vain encore de
vouloir chercher à les connaître objectivement, comme en eux-mêmes.
Quand quelqu'un croit à l'astrologie, ou affirme qu'il s'est
converti au Zen, qu'il se sent attiré par les enseignements de
quelque branche du Nouvel-Âge, voire qu'il suit les conseils de son
ange gardien, ces déclarations ne nous indiquent que très vaguement
la sorte de religion à laquelle elles se réfèrent, et la
connaissance du milieu social et culturel ne nous permet généralement
que de deviner très approximativement de quoi il peut s'agir. Car
toute religion n'a pas ses institutions reconnues, ses églises, ses
autorités sociales et ses textes sacrés officiels. Ces autorités,
lorsqu'elles existent, prétendent souvent être capables de définir
assez rigoureusement leur religion, et ce qui est censé déterminer
le caractère religieux des membres ou fidèles. Souvent, elles
semblent savoir aussi ce qui compte pour une religion, et ce qui
n'est en revanche que des superstitions inessentielles, à tolérer
ou à rejeter, mais qu'on ne considère pas comme caractéristiques
de véritables religions concurrentes, par exemple. C'est en se fiant
à cette façon de se présenter des religions reconnues qu'on croit
pouvoir distinguer les vraies communautés religieuses de ce à quoi
on a réservé le nom de sectes, pour désigner d'autres communautés
déconsidérées comme n'ayant pas de véritable pratique religieuse.
On sait bien que cette distinction est pourtant très peu claire, et
que d'un pays à l'autre, telle religion repérée peut changer de
catégorie. De même, entre les religions et les superstitions, la
distinction qu'on tente de faire en posant d'un côté une
authentique prétention à la vérité, et de l'autre des
imaginations déréglées et irrémédiablement absurdes, est au plus
haut point contestable et indéfendable objectivement ou
rationnellement. Et en réalité, pour saisir le rôle que nos
religions jouent en affectant nos capacités de comprendre ou de
faire de la philosophie, il importe peu de résoudre ces questions de
classification objective des religions. Car c'est bien cela, la
pratique philosophique dans divers contextes, y compris religieux,
qui nous intéresse en tant que c'est nous qui nous posons la
question. Car c'est en effet à l'intérieur d'une démarche
philosophique que nous nous la posons, c'est-à-dire dans le cadre
d'une recherche de lucidité. Or dans cette perspective, il nous
importe d'analyser ce qui peut nous aider, ou au contraire nous
retenir malgré nous dans l'obscurité que nous voulions quitter. Si
une étude objective pouvait nous donner les critères pour décider
si une religion est une vraie religion ou non (au sens où celle-ci
nous révèlerait ou non la vérité), et si de plus elle pouvait
parvenir à une vraie conclusion, alors il suffirait d'appliquer ces
critères pour découvrir, avec un peu de chance, la vraie religion
et partant la vérité qui mettrait fin à notre recherche.
Seulement, dans ce cas, c'est cette méthode objective, capable de
nous fournir les vrais critères, qui se poserait elle-même comme le
principe ou la vérité, c'est-à-dire la religion recherchée. Mais
notre question continuerait à se poser à propos de cette religion
aussi, qui viendrait s'ajouter aux autres, prétendant toutes
également à la vérité. Revenons donc à ce qui nous intéresse
d'un point de vue philosophique, à savoir non pas l'établissement et
l'examen d'un quelconque
panorama des religions présentes objectivement dans notre milieu,
mais bien notre rapport à celles qui nous affectent et à la manière
dont elles le font. C'est pourquoi ce sont bien nos religions au sens
où elles sont effectivement nôtres, présentes non pas simplement
dans notre milieu social objectif, mais aussi en nous, et agissant en
nous, que nous voulons prendre pour objets. Et cette étude n'est pas
entreprise par quelque curiosité de nature scientifique, en vue de
contribuer au savoir en général, mais elle vise à comprendre et à
modifier éventuellement notre rapport à nos religions, en vue de
notre recherche philosophique elle-même. Et c'est en ce sens qu'il
s'agit bien d'un diagnostic philosophique.
Si
nos religions avaient sur nous une influence suffisante pour empêcher
ou freiner nos efforts de connaissance, et pour altérer notre
conscience, la vraie méthode scientifique exigerait de les examiner,
d'en reconnaître, sinon la vraie nature, du moins les effets sur nos
capacités intellectuelles, de manière à les éliminer ou à les
compenser. Et cette préoccupation n'est pas seulement celle de la
philosophie au sens strict. Toutes les sciences, comprises notamment
au sens moderne du terme, ont dû, particulièrement à leurs débuts,
mener un véritable combat pour se dégager des préjugés religieux,
dont principalement ceux qui étaient imposés par les églises
chrétiennes. On voit très bien chez Giordano Bruno, par exemple, à
quel point sa bataille acharnée pour défendre l'idée d'un univers
ouvert, infini, contre le dogme aristotélicien d'un monde clos,
fini, que les chrétiens jugeaient indispensable afin de défendre
leur doctrine de la création, était inéluctable sur la voie que se
frayait la conception de l'univers scientifique moderne. De même, il
a fallu une longue lutte pour libérer peu à peu la nature des
interventions divines surnaturelles, sous la forme des miracles. Car
on voit bien que cette méthode d'explication des phénomènes
étonnants par les miracles est incompatible avec la science, et
qu'elle lui enlève même ses problèmes à la base, tandis que
l'explication scientifique, à l'inverse, en expliquant naturellement
les miracles, ne peut que les supprimer, puisqu'elle les rend de son
point de vue normaux. Tant que le christianisme médiéval dominait
et était tenu pour vrai, il interdisait, intellectuellement et
institutionnellement, par la plume et l'épée, la naissance d'une
conception naturelle de la nature. Cette interdiction touchait aussi
bien l'objet de la connaissance que son sujet. Car non seulement la
religion demandait de voir la nature comme venant d'un principe
surnaturel, qui continuait à agir partout en elle, mais elle
exigeait aussi que la vérité soit atteinte, ultimement, grâce à
une révélation surnaturelle, et non par l'exercice de nos seules
forces naturelles, l'intelligence et l'expérience. Or c'est d'abord
contre le principe de la philosophie que valaient ces interdictions,
en condamnant l'ambition que peut avoir un homme de ne rien admettre
pour vrai dont il n'ait clairement perçu par lui-même et selon ses
propres critères les raisons. Dans la mesure où une religion veut
imposer une vérité prétendant éviter de passer par le crible de
cette critique rationnelle, elle contredit à la philosophie, et la
méthode de cette dernière demande de la rejeter. Mais la
philosophie n'est pas qu'une attitude théorique, destinée à
élaborer des savoirs sur toutes choses. Elle est également sagesse
ou recherche de sagesse, c'est-à-dire un mode de vie fondé sur
cette même exigence d'autonomie de l'esprit qui conduit à soumettre
toute prétention de connaissance à sa critique. Ce n'est donc pas
uniquement en tant que les religions peuvent vouloir imposer
certaines visions du monde qui échapperaient au contrôle de notre
raison ou de notre pouvoir propre de connaître, mais également dans
la mesure où elles prescrivent des attitudes pratiques ou morales,
qui peuvent contrarier la pratique de la sagesse ou les dispositions
qu'elle requiert, que les religions s'avèrent néfastes du point de
vue philosophique. Et c'est donc en fonction de ces effets qu'elles
doivent être diagnostiquées. Non pas d'ailleurs qu'elles doivent à
priori se révéler nuisibles en tout, ou toutes au même degré,
puisque rien n'interdit à priori que certaines religions ne
produisent, en partie du moins, des effets favorables à la
philosophie. Plus qu'une entière connaissance objective des
religions, ce diagnostic exige donc l'établissement d'une méthode
pour repérer en nous-mêmes les religions et en détecter les divers
effets sur notre pratique philosophique. Je dis repérer en nous les
religions, parce qu'il est loin d'aller de soi qu'elles se présentent
toujours avec la relative évidence d'une religion officielle, comme
c'était largement le cas dans la lutte pour la science contre les
églises chrétiennes. Au contraire, concrètement, une partie des
religions qui agissent en nous agissent de manière plus cachée.
Dans cette mesure, il s'agira également de redéfinir en fonction de
nos propres intérêts philosophiques ce qu'il nous est utile
d'entendre comme religion.
Position du problème
Dans
l'Index des livres interdits de
l'église catholique, on trouve les noms d'à peu près tous les
philosophes de la modernité, Occam, Machiavel, Montaigne, Bruno,
Bacon, Hobbes, Descartes, Pascal, Malebranche, Spinoza, Locke,
Voltaire, Montesquieu, Berkeley, Hume, Rousseau, Diderot, Kant, et
ainsi de suite, pour ne citer que quelques-uns des plus célèbres.
S'il fallait retirer des programmes d'histoire de la philosophie de
nos universités les philosophes interdits, cités nominalement ou
plus globalement, par l'église catholique, il ne resterait plus rien
de ce qui fait notre tradition philosophique. C'est là un témoignage
impressionnant de la guerre âpre, incessante, que les philosophes
ont dû soutenir contre les autorités religieuses pour se rendre
indépendants de leur tutelle et développer une pensée plus libre.
Mais, puisque notre philosophie a dû se constituer contre la
religion dominante dans l'Occident médiéval et moderne, à savoir
le christianisme, sous sa forme catholique en premier lieu, et
secondairement sous ses variantes dans diverses sectes protestantes,
quelles sont les résistances que cette religion oppose à la manière
philosophique de penser ? Il y a certes d'abord la prétention
(en soi fort peu chrétienne, au sens premier, et même opposée à
l'enseignement du fondateur de cette religion) d'imposer la foi par
tous les moyens, dont la contrainte la plus brutale, en interdisant
toute autre forme de pensée différente. A soi seule, cette raison
était déjà suffisante pour obliger les philosophes à se battre
pour ouvrir l'espace intellectuel de liberté dont ils avaient
besoin. Mais faut-il croire que si les églises chrétiennes avaient
respecté la liberté de la foi, comme elles ont été peu à peu
contraintes à le faire, cette opposition n'aurait pas eu lieu ?
Ce qui est certain, c'est que, sans l'intolérance des églises, la
confrontation n'aurait pas pris le tour violemment hostile et
dramatique qui caractérise cette histoire. Chacun aurait pu mener
librement ses recherches et arriver à ses propres conclusions,
proches ou éloignées des doctrines chrétiennes. Et ne peut-on pas
même imaginer que, dans ces conditions, lorsqu'une religion renonce
à s'imposer par la force, il puisse arriver que les réflexions les
plus libres viennent rejoindre l'enseignement religieux et le
conforter par les nouvelles raisons qu'elles apportent ? Tout à
l'inverse, il est vraisemblable que ce soit l'improbabilité de tels
accords qui ait conduit à une méthode autoritaire visant à
empêcher toute enquête libre sur les objets des dogmes religieux.
L'histoire
confirme cette dernière
hypothèse. Les philosophes supportaient d'autant plus mal le carcan
religieux qu'ils s'y trouvaient non seulement à l'étroit, mais
également enfermés dans un cercle d'absurdités. Il ne leur
suffisait pas de lutter pour acquérir la liberté, qui leur
importait certes au premier chef, mais il leur fallait également
s'attaquer à un ensemble de dogmes qui leur paraissaient directement
contraires à toute vérité et à toute disposition favorable à la
reconnaissance de la vérité. Ces murailles d'absurdités qui
formaient à leurs yeux la prison religieuse des esprits, c'est ce
que les philosophes ont généralement dénoncé sous le nom de
superstition, au point que l'association entre religion et
superstition est devenue courante. Certes, cette dénonciation n'est
pas nouvelle, et le catholicisme médiéval l'utilisait déjà
lui-même à l'encontre des autres croyances, musulmanes, juives,
païennes ou hérétiques, seulement il le faisait dans le but de
caractériser non pas la religion comme telle, mais les fausses
religions par opposition à la vraie.
Si l'on
ne veut pas se contenter de
comprendre les superstitions comme les absurdités des autres,
comment les définir ?
En
réalité, nous savons assez bien
utiliser le terme dans la vie courante, et désigner les mille
superstitions que nous remarquons autour de nous. Ce qui caractérise
les superstitions ainsi observées au quotidien, c'est justement déjà
leur multiplicité, leur grande diversité, ainsi que leur fréquence.
Il semble qu'elles puissent prendre presque toutes les formes et
fluctuer à l'infini, quoiqu'il y en ait de plus courantes. Ceux que
nous considérons comme particulièrement superstitieux ne se
contentent généralement pas d'une seule superstition, mais ils les
accumulent, les varient, en changent, en inventent de nouvelles ou de
nouvelles espèces des anciennes. A côté de vénérables
superstitions qui semblent traverser les âges, il en est beaucoup
d'autres qui naissent, changent et disparaissent selon la mode,
reviennent à l'improviste, prennent un visage futuriste ou ancien.
Elles se répandent sur des sociétés entières, affectent plutôt
certains milieux seulement, certaines générations, ou sont même
très locales ou individuelles. Elles apparaissent souvent au premier
coup d'œil comme des absurdités à ceux qui ne les adoptent pas, et
elles sont l'objet des croyances les plus fermes pour leurs adeptes.
Parfois, elles peuvent donner lieu à des justifications alambiquées,
parfois elles sont seulement l'objet d'une croyance naïve qui trouve
son argument le plus persuasif dans le fait qu'elle n'a pas de
raisons autres que cette simple persuasion, éprouvée comme purement
intuitive ou instinctive.
Cette
diversité presque infinie des
superstitions n'empêche pas qu'elles soient très homogènes dans
leur principe, et peut-être même qu'il soit possible de trouver un
principe ou mécanisme unique de la superstition pour rendre compte
de son caractère foncièrement multiforme et versatile. A observer
les superstitions les plus courantes, il est évident qu'elles sont
des inventions fantaisistes de l'imagination, dans son exercice le
plus libre. A partir de quelques associations d'idées, l'esprit
croit reconnaître des enchaînements de causes et d'effets, des
pouvoirs, des influences de toutes sortes. Les mains sont marquées
de lignes assez évidentes, dont l'enchevêtrement peut faire penser
à quelque signe ou écriture mystérieuse, et aussitôt il est admis qu'il
s'agit bien d'une telle sorte d'écriture donnée à déchiffrer.
Et comme il va de soi que personne n'a jamais été vu en train de
tracer les symboles de cette étrange écriture sur les mains des
hommes, il faut que cela se soit produit par un être invisible,
capable d'opérer de l'intérieur même du corps. Ce sera peut-être
ma propre âme qui aura trouvé ce moyen d'exprimer quelque profond
savoir d'elle-même qui m'échappe, ou un autre esprit, à l'œuvre
dans la génération et la croissance des hommes. Et par une série
d'associations du même genre, c'est tout un art de déchiffrer ces
lignes qui va apparaître. De même, les astres forment des
configurations qui ont l'air d'être des signes, surtout si de plus,
on n'a pas de connaissance de ce qu'ils sont vraiment dans leur
réalité physique, mais qu'on les imagine disposés arbitrairement
sur la voûte céleste. Et ils donnent lieu eux aussi à des arts de
déchiffrement tout aussi fantaisistes, grâce auxquels on imagine
pouvoir découvrir les savoirs cachés d'esprits supérieurs à
propos de ce qui nous intéresse, comme notre avenir. Ou l'on
constate que, parmi les événements qui nous arrivent apparemment au
hasard, c'est-à-dire sans que nous sachions pourquoi ils sont
arrivés à tel moment et en tel lieu, à l'avantage ou au
désavantage de telle personne, il y a parfois d'étonnantes
régularités partielles, et que certains individus paraissent avoir
plus de chance, et d'autres de malchance, on imagine que le hasard
est une puissance qui doit pouvoir être influencée comme telle, et
l'on attribue à certains objets ou rites une opération mystérieuse
capable de modifier la fortune, et l'on se munit de tel
porte-bonheur, ou l'on accomplit tels rites avant les actions
risquées pour s'attirer ses faveurs. Ou encore, s'il arrive un
malheur, c'est un coup analogue à l'effet d'une agression, et,
puisqu'on n'a pas vu l'agresseur, c'est qu'il est invisible. Et comme
nos ennemis ont généralement des raisons de ne pas nous aimer,
qu'ils se vengent du tort que nous leur avons fait, il faut que nous
lui ayons déplu, et il s'agit de nous réconcilier, par des rites,
des offrandes, des promesses ; il nous faut éviter de faire ce
qui l'irrite, ne pas tuer tel animal, son protégé, ne pas prononcer
tel mot, ne pas regarder telle chose, ne pas porter tel vêtement, ne
pas faire tel geste, et ainsi de suite, à mesure que la fantaisie
nous inspire dans ces spéculations délirantes.
Quel
contrôle le superstitieux a-t-il
pour trier parmi toutes ses fantaisies celles qui pourraient
correspondre à la réalité et qu'il lui faut retenir ? Presque
aucun. Les observations concrètes sur lesquelles reposent ces
imaginations sont trop embrouillées, contiennent trop peu d'éléments
clairement distingués, les explications fantaisistes s'y mêlent
trop immédiatement, et sont elles-mêmes trop peu régulières pour
donner prise à une vérification, elles recourent à des causes, à
des influences elles-mêmes très mystérieuses, et dont l'opération
dépend de mille circonstances à leur tour inconnues. Ainsi,
imaginant que les nuages et la pluie dépendent d'une puissance
capable de se laisser charmer par des danses, on accomplit les rites,
avec le soin dont on est capable. Mais il ne pleut toujours pas.
C'est donc que le rite était peut-être mal accompli, ou que pour
quelque raison, il n'agréait pas aux puissances de la pluie,
elles-mêmes capricieuses. Souvent l'événement lui-même supposé
résulter de l'opération magique du superstitieux n'est pas bien
défini non plus. On connaît l'art des prêtres de l'Antiquité, qui
formulaient des oracles ambigus, que des événements divers et même
contraires pouvaient apparemment vérifier. Le superstitieux peut
donc à tout moment croire voir se confirmer ou non sa croyance, la
garder, la rejeter ou la modifier en conséquence, toujours pour des
raisons aussi futiles que celles qui l'avaient engendrée. Et ainsi
les superstitions prolifèrent de par leur nature même.
Dans
cette agitation d'une imagination
débridée, un trait semble se présenter de manière assez
constante. Les superstitions ne viennent pas s'ajouter directement
aux savoirs pratiques efficaces, pour leur faire concurrence, du
moins dans la conscience du superstitieux. Ce qu'il sait faire par
des moyens naturels, il le comprend naturellement aussi, et ne se
soucie pas de lui chercher des causes fantaisistes. Le chasseur
procède régulièrement et avec assurance, se fondant sur son savoir
pratique, pour construire ses pièges, et même pour les poser ;
c'est ensuite, éventuellement, qu'il recourt à des pratiques
superstitieuses ou magiques pour attirer le lièvre dans ses pièges,
lorsque cela dépasse son habileté naturelle. Et même si, pour
produire cet effet magique, il donne à son piège quelque forme
spécifique, c'est encore un ajout fait de manière à ne pas abolir
le fonctionnement technique du piège. La superstition, comme la
magie qui n'en est que la partie active, apparaît donc comme une
tentative d'accéder à ce qui dépasse nos forces effectives. Ainsi,
le plus puissant impose physiquement sa volonté au plus faible, qui,
faute de mieux, réplique en lui jetant un sort. Les deux façons
d'agir ont des principes différents. L'une met en œuvre des forces
physiques, dont l'opération assurée est connue par l'expérience.
L'autre recourt à l'opération de l'imagination pour tenter
d'accéder à des principes inconnus, foncièrement mystérieux,
cachés derrière la nature pour ainsi dire, et inaccessibles au
savoir pratique. En recourant aux analogies qu'elle peut projeter de
tous côtés, l'imagination tente de rejoindre derrière les choses,
ou enfouie en elles, quelque puissance analogue à elle, de telle
manière que, grâce à cette parenté, elle puisse communiquer avec
elle, la deviner et peut-être l'influencer, notamment en commençant
par lui obéir. C'est pourquoi, de toutes sortes de façons, les
puissances auxquelles se réfèrent les superstitions prennent la
forme d'esprits qui agiraient dans la nature ou dans certaines de ses
parties à la façon dont on suppose habituellement que notre âme
agit sur notre corps, par une sorte de force immédiate de la
volonté, c'est-à-dire de la pensée et des passions. C'est pourquoi
le superstitieux communique avec ces forces comme on le fait avec
d'autres êtres doués d'esprit, par des signes, des gestes, des
paroles, des attitudes et toute une rhétorique et une conduite
destinées à influer sur les passions. On écoute, on devine, on
prie, on menace, on obéit, on attire l'attention sur soi, on flatte,
on se fait discret lorsqu'il s'agit de se faire oublier, on donne sa
foi, et ainsi de suite. Cela ne signifie pas d'ailleurs que toutes
ces puissances soient des esprits entiers comme celui des hommes.
Parfois, elles n'en ont que quelques qualités, comme telle amulette
dont la puissance invisible et finalement spirituelle se borne à
vouloir protéger constamment son maître ou possesseur.
Nommons
donc, en ce sens, superstition
toute croyance imaginaire à l'existence de puissances invisibles
dans la nature, d'ordre spirituel —
en dehors des animaux qui leur servent de modèles —,
avec lesquelles les hommes sont en contact ou peuvent entrer en
communication par des moyens convenables à la communication des
esprits.
Les
superstitions peuvent être
relativement spontanées, et varier directement en fonction du
travail de l'imagination d'un individu ou de la manière dont elles
circulent plus ou moins librement dans des groupes. Elles peuvent
également être élaborées et institutionnalisées à divers
degrés, réglées et imposées à des sociétés sous l'autorité de
castes ayant la fonction de leur donner un statut plus uniforme et
stable. C'est ainsi qu'elles peuvent composer des systèmes doués
d'une certaine cohérence extérieure, qu'elles peuvent composer des
traditions, et recevoir des formes concertées.
Ceci
dit, nous voyons combien les
philosophes ont raison de dénoncer comme superstitieuses les
religions qui dans notre civilisation ont cherché à maintenir leur
pensée enfermée dans leurs cadres. Car le principe des trois
religions monothéistes qui se sont implantées en Occident est
précisément celui de la superstition, qu'elles ont même tout à
fait systématisé. En effet, par la réduction de toutes les
puissances occultes à un seul esprit tout puissant, qui non
seulement agit à sa guise dans la nature, mais a créé lui-même le
monde et le tient dans sa totalité, même dans son existence, sous
sa domination absolue, le principe de la superstition a été à la
fois entièrement unifié et porté à son plus haut degré, vu que
dans cette conception non seulement chaque élément de la nature,
mais celle-ci en son entier tombe sous le pouvoir d'un esprit
surnaturel. De cette manière, en théorie du moins, le plus haut
moyen d'action de l'homme réside dans sa communication avec cette
toute-puissance spirituelle, et tous les autres moyens y sont
subordonnés. Dans ces conditions, il n'y a plus pour l'homme de
salut du tout hors de celui qui peut lui venir de cet esprit suprême.
Ainsi, non seulement la religion assure la présence de la
superstition et en règle les formes, mais elle lui soumet encore
tout sans plus admettre aucun principe indépendant à côté d'elle.
Les
trois éléments principaux de ce
système superstitieux sont la conception d'un Dieu tout-puissant,
créateur du monde et des hommes, et gouvernant le monde par sa
providence ; la révélation de la seule vérité absolue à
laquelle il nous permette d'accéder par l'intermédiaire de
prophètes, c'est-à-dire de façon surnaturelle, et non selon
l'exercice de notre raison ou de nos facultés naturelles de
connaître ; et les miracles par lesquels il interrompt
provisoirement l'ordre normal qu'il a fixé aux événements
naturels, afin d'en faire des signes remarquables au travers desquels
il se manifeste pour nous imposer la reconnaissance de sa
toute-puissance. Par le jeu de ces trois éléments, la superstition
est unifiée, élevée à son plus haut degré d'élaboration, posée
comme l'unique façon de connaître la vérité et de régler
l'action conformément à elle, c'est-à-dire que le système
superstitieux se pose comme le procédé par excellence pour éliminer
la concurrence à la fois des autres superstitions et des méthodes
de connaissance non superstitieuses. Étant donné qu'il n'y a qu'un
seul Dieu qui concentre en lui toute la puissance, toute superstition
doit se rapporter à lui seul, car tous les autres esprits ou sont
déclarés non existants ou ne peuvent exister et agir que sous
l'autorité entière du seul Dieu, seul créateur et maître ultime
de tout ce qui est. Vu que la révélation surnaturelle est la seule
source ultime du vrai savoir, toute recherche de connaissance que les
hommes peuvent entreprendre par eux-mêmes est ou vaine ou totalement
encadrée par la vérité révélée, et toutes les raisons de
contester cette dernière sont illusoires, en tant qu'elles ne
proviennent pas de la seule source vraie de la connaissance ; et
entre autres, tout comportement prétendant se justifier par des
raisons conduisant à des préceptes différents ou opposés aux
impératifs moraux révélés dévie de la seule conduite juste,
menant au salut, et c'est pourquoi il est condamné par Dieu, et
éventuellement (quoique non nécessairement) condamnable et
punissable par les fidèles du vrai Dieu. Enfin, comme lieu des
miracles, la nature doit être examinée avec un esprit
superstitieux, pour rapporter tout ce qui s'y présente de
remarquable et de mystérieux comme des signes de l'esprit divin,
quoique non plus, comme nous l'avons vu, de n'importe lequel de ceux
que
l'imagination peut librement inventer, mais du seul véritable, de
sorte qu'il faut considérer comme une preuve de perversion
l'attitude de ceux qui, ou bien y cherchent le lieu d'invention de
nouvelles superstitions, ou bien, pire encore, tentent de les ramener
au principe de leur propre raison, pour tenter d'entrer partout dans
un régime normal avec la nature, et de la traiter selon notre
sagesse pratique humaine, le comble de la perversion étant justement
de vouloir devenir comme maître de la nature, de l'intérieur même
de celle-ci, et de restreindre du même coup le champ de la
superstition. Les deux ennemis principaux d'un tel système sont
donc, d'un côté les autres superstitions indépendantes, et de
l'autre la philosophie, c'est-à-dire l'attitude de recherche
autonome de la connaissance par l'homme naturel, si l'on peut dire,
ainsi que de l'autonomie de l'action, dont il n'y a à répondre
ultimement que devant le seul esprit humain. Le premier genre
d'ennemis ne peut jamais être abattu définitivement, parce que
l'imagination superstitieuse produit sans cesse, mais il peut être
contrôlé, si l'on canalise l'imagination en lui laissant
suffisamment de champ grâce à un très large filet destiné à
ramener progressivement ses inventions à la superstition unique.
C'est ainsi qu'on peut laisser se développer, voire encourager un
culte des saints et une crainte des démons, c'est-à-dire la
croyance en des esprits fantaisistes anthropomorphes de toute sorte,
mais redéfinis toujours comme des esprits eux-mêmes soumis au seul
vrai. En revanche, l'attitude philosophique comme telle est
franchement opposée au système superstitieux au niveau le plus
fondamental, parce qu'il est déjà contraire à la superstition
même.
Mais
est-il certain que l'opposition
entre la superstition et la philosophie soit totale et
définitive ?
Car est-il absurde à priori de faire l'hypothèse que tel phénomène
inexpliqué dépende d'une puissance analogue à celle d'un esprit ?
L'idée d'esprit, en elle-même, n'est pas absurde, quoiqu'elle
puisse prendre bien des formes dont certaines le sont. N'avons-nous
pas l'expérience en nous-mêmes, et dans d'autres êtres analogues à
nous, les hommes et les autres animaux, que des pensées, des
sentiments, conduisent à des actions physiques ? Et ne
savons-nous pas par expérience que nous pouvons agir sur de tels
êtres par des signes ? Je crie un ordre à un chien dressé, et
il le comprend, puisqu'il l'exécute. Et lui-même m'exprime des
sentiments, et me donne parfois une information (en aboyant pour
annoncer l'arrivée de quelqu'un, par exemple), par des signes. Or ce
que nous tenons pour superstition, n'est-ce pas l'usage de cette
hypothèse dans un domaine plus large que celui de son application
habituelle ? Pourquoi ne verrais-je pas, comme le poète, les
plantes exprimer leur joie dans leurs fleurs, la mer me rire en
m'envoyant ses vagues au soleil, les nuages paresser en jouissant
d'un déplacement doux, comme nous le faisons dans une barque, et
ainsi de suite ? Ou plutôt, pourquoi refuserais-je de
considérer les inventions des poètes comme des hypothèses
plausibles sur la réalité des choses ?
Insistons
pourtant sur la différence
entre le poète et le superstitieux, l'un sachant très bien qu'il
utilise son imagination pour produire des fictions, et l'autre
prenant ses propres fictions pour des réalités. Les limites de la
poésie sont plus larges que celles de la science, au sens large.
Pourvu qu'une chose soit possible, et très vaguement plausible, elle
est un moyen adéquat de la poésie. Au contraire, il faut à la
science la considération de la probabilité que quelque chose existe
réellement pour en faire l'objet d'une connaissance. L'exigence
concernant la possibilité elle-même est différente. Pour le poète,
il suffit souvent que ses inventions aient quelque apparence de
réalité si l'on ne tient pas compte de quantité de choses qu'on
sait exclure de notre réalité les scènes poétiques, et c'est même
l'attitude qui est demandée du lecteur, comme une sorte de jeu
provisoire. Au contraire, la science réclame qu'on ne tienne pour
réellement possible que ce qui est compatible avec tout ce que nous
connaissons de la réalité. Or la superstition se satisfait des
libertés de la poésie dans l'invention imaginaire, mais prétend
pourtant à la science lorsqu'il s'agit de juger de leur réalité.
Cette attitude est donc elle-même contradictoire, en unissant deux
attitudes qui s'excluent, et elle n'est possible que dans la mesure
où le superstitieux demeure inconscient, naïvement ou de mauvaise
foi, du passage incessant qu'il accomplit entre deux attitudes
incompatibles. C'est évidemment une manière de penser opposée à
celle du philosophe, qui exige, elle, la critique de ses propres
mouvements de pensée, et donc la réflexion lucide.
Notons
aussi que toutes les inventions
de la superstition ne sont pas absurdes au même degré, et que
certaines ont une vague plausibilité, alors que d'autres sont
entièrement contradictoires. Plus un être a de ressemblance avec
ceux qui manifestent de l'esprit, c'est-à-dire l'aptitude à
comprendre et à utiliser des signes, plus il est raisonnable aussi
de faire l'hypothèse qu'il soit doué d'un esprit. Mais cela
implique également que la notion d'esprit que nous avons formée à
partir des êtres qui en apparaissent comme concrètement doués dans
notre expérience, soit bien compatible avec les êtres que nous en
supposons doués. Or, lorsqu'il faut transformer cette notion au
point de la rendre contradictoire, la superstition est tout à fait
absurde, non seulement dans son attitude, mais dans l'objet même de
ses croyances envisagé comme tel. C'est le cas par exemple si l'on
suppose un esprit parfait, tout puissant, et qu'on lui attribue
néanmoins des propriétés, des affections et des actions qui
contredisent cette perfection et cette toute-puissance. C'est le cas
également si l'on suppose un esprit totalement incorporel, et qu'il
conserve pourtant certaines propriétés impliquant la corporéité.
Bref, même en examinant les superstitions sous la forme
d'hypothèses, il y a de nombreux cas où elles peuvent être
démontrées inconsistantes et absurdes comme telles, et non
seulement invraisemblables. Mais, quoi qu'il en soit, nous avons vu
déjà que l'attitude superstitieuse était en elle-même
contradictoire et entièrement incompatible avec l'attitude
philosophique, même si concrètement, certains peuvent osciller
entre les deux attitudes, ce qui implique bien sûr qu'ils restent
empêchés dans cette mesure dans leur développement philosophique.
Il fait donc essentiellement partie de la pratique philosophique
d'examiner les tendances superstitieuses qui agissent en nous, et de
les contrecarrer.
Si les
superstitions consistaient en
des idées particulières, distinctes et se proposant à l'esprit
comme des objets qu'il peut choisir de croire ou non, pour les
conserver simplement aussi longtemps qu'il le veut, et en changer
aussi à son gré, elles ne représenteraient pas un obstacle très
grave à la philosophie, puisqu'il suffirait de les abandonner pour
être délivré de la superstition. La rapidité avec laquelle les
idées superstitieuses peuvent varier chez les gens, lorsqu'elles
sont laissées pour ainsi dire à leur mouvement spontané, peut
faire croire que les choses se passeraient ainsi. En réalité, en
passant d'une superstition à l'autre, le superstitieux conserve une
attitude identique, comme nous l'avons vu, et c'est celle-ci qui le
caractérise. Il y a en lui une habitude spécifique de résoudre un
certain type de problèmes qui reste constante sous le mouvement des
solutions données à tour de rôle. Et cette habitude a elle-même
sa propre inertie, de sorte qu'elle résiste à toute transformation
par une discipline différente, scientifique ou philosophique.
Autrement dit, si les doctrines superstitieuses sont contraires à la
philosophie, c'est d'abord dans la mesure où elles résultent d'un
certain mode de construction, et qu'en en appelant à la croyance
arbitraire, au plaisir imaginaire du mystère, elles contribuent à
implanter les attitudes correspondantes, à les renforcer, et par
conséquent à augmenter la force de résistance à l'approche
philosophique. C'est la raison pour laquelle la philosophie peut
s'allier à la poésie, mais non à la superstition, même si dans
certains cas, les imaginations envisagées peuvent être analogues en
surface.
Toutefois,
la guerre entre la religion
et la philosophie dans l'Occident chrétien n'aurait certainement pas
été aussi acharnée si la croyance superstitieuse avait été
libre, soit parce que les superstitions auraient été abandonnées à
leur fluctuation spontanée, soit parce que le système de la
superstition amené à son plus haut degré aurait été proposé
comme facultatif. Il est vrai que la nature de ce système ne
conviait pas à une telle tolérance, puisque ce qu'il affirme, c'est
justement le fait que toute connaissance repose ultimement sur la
superstition, ce qui en soi est peu favorable à l'idée que
néanmoins d'autres méthodes sont possibles ou doivent être
acceptées en pratique. Cependant, à la limite, il n'est pas
impossible de traiter ce système comme une forme d'hypothèse
faisant simplement concurrence à d'autres, éligibles également. Et
c'est la façon dont ont tenté de l'envisager plusieurs penseurs de
la modernité. Mais ce procédé même constituait un acte de guerre
dans la situation réelle, où précisément, l'appel à la croyance
de la part des autorités religieuses était renforcé par une
obligation de croire imposée par la contrainte. Or, si cette
contrainte n'est pas nécessairement liée à la superstition comme
telle, faut-il la comprendre comme appartenant davantage à la
religion proprement dite ? Et puisque, dans l'exemple de notre
propre histoire occidentale, nous voyons se conjuguer l'effort de
systématisation de la superstition avec l'ambition de l'imposer par
la force si nécessaire, faudrait-il voir dans ce double mouvement
orienté dans un même sens général un trait de la religion par
quoi celle-ci se distinguerait de la simple superstition ?
Nous
avons examiné les superstitions à
partir de la constatation que la philosophie moderne s'était
développée dans une guerre contre les religions dominantes de
l'Occident, qui ont été dénoncées comme des formes de
superstition. Mais nous avons vite remarqué que l'identification
entre la religion et la superstition ne pouvait pas être entière,
vu que les superstitions représentent un phénomène très multiple,
dont les manifestations les plus habituelles débordent très
largement les cadres des religions, même si celles-ci tentent
éventuellement de les contrôler. Il faut donc découvrir les traits
distinctifs de la religion par rapport à la pure superstition,
ramenée à ce qui lui est propre. Et il paraît alors naturel de
concevoir la religion comme n'étant pas seulement la superstition,
en général, mais encore un mode spécifique de celle-ci ou une
façon particulière de se rapporter à elle.
Vu son
caractère extrêmement
fluctuant, avec la succession irrégulière d'actes de croyance
prononcés et de doutes, la superstition sous sa forme spontanée se
prête mal à une quelconque forme d'organisation de l'opinion, et
encore moins à son imposition autoritaire. Pour y arriver, il faut
que la superstition se soit plus ou moins stabilisée, ce qui est
difficile à accomplir au milieu du mouvement incessant des
inventions superstitieuses qui emporte chacune d'entre elles. Il faut
donc les unir dans des systèmes doués d'une certaine cohérence
superficielle grâce à laquelle plusieurs croyances puissent
apparaître solidaires et s'appuyer réciproquement. C'est ce qu'on
trouve dans les mythologies, où les histoires et les divers dieux se
relient les uns aux autres d'une façon assez lâche, mais dont
l'ensemble semble présenter une sorte d'unité ; et c'est ce
qu'on voit également dans des doctrines superstitieuses
traditionnelles, comme l'astrologie et divers arts divinatoires. Dans
ces cas, les systèmes peuvent être plus ou moins étendus pour
rassembler un grand nombre de pratiques superstitieuses ou satisfaire
un large champ de désirs orientés vers les solutions de la
superstition, ou au contraire, ils peuvent demeurer plus sectoriels.
De même, ils peuvent différer par le degré de cohérence ou de
rigidité de leur système. Il est plausible que plus un système
superstitieux est à la fois étendu et rigide, plus il puisse se
poser comme définitif et inciter à la fois à l'intolérance et à
l'imposition par la contrainte.
Ne
pourrait-on voir dans cette
systématisation plus ou moins poussée, et dans l'entreprise
correspondante de soumettre l'opinion à la superstition ainsi
préparée, ce qui caractérise la religion ? Nous hésiterions
en effet à nommer religion une croyance unique et momentanée, ou un
ensemble de croyances très connectées mais entièrement
facultatives. Au contraire, une organisation de croyances et de
pratiques qui se perpétue dans un groupe humain, englobe une grande
part de ses intérêts et, sans être nécessairement imposé par la
contrainte, est néanmoins insinuée avec une certaine insistance et
autorité, à laquelle les individus se plient généralement, nous
semble bien correspondre à ce que nous entendons par une religion.
Ainsi, la confiance dans un porte-bonheur, la croyance que le fait de
se lever du pied gauche est un mauvais signe, et mille autres
imaginations superstitieuses isolées, ne font sûrement pas une
religion, tant qu'elles ne font pas partie d'un système plus
complexe. De même, l'astrologie, bien qu'elle puisse se présenter
sous la forme de systèmes très élaborés, n'est guère par
elle-même une religion, tant qu'elle ne touche que certains aspects
limités de la vie de ses adeptes. En revanche, là où une doctrine
prétend régir la plupart des aspects de la vie humaine, se
maintient dans une société, entraîne des pratiques spécifiques,
des rites, des cultes, nous n'hésitons plus à y voir une religion,
surtout si de plus une classe d'hommes est consacrée à cultiver cet
ensemble de croyances et les pratiques correspondantes, à en tisser
le système explicatif, et à en assurer l'autorité, même si la
présence d'une caste de prêtres à strictement parler n'est pas
indispensable. L'existence d'une telle caste peut pourtant modifier
fortement le caractère de la religion de ce point de vue, et l'idée
que celle-ci est en réalité le moyen d'assurer le pouvoir des
prêtres dans une société a représenté un thème courant de la
critique de la religion chez les philosophes de l'époque moderne.
La
religion pourrait-elle donc se
définir efficacement comme une superstition systématisée,
stabilisée, et s'imposant à une communauté par la pression de
l'opinion ou par divers moyens de contrainte ? Cette définition
correspondrait assez bien à de nombreuses religions, et notamment à
celles qui ont dominé en Occident. Elle s'accorde aussi avec une
représentation très populaire des religions comme comportant
nécessairement la croyance en des dieux (qu'il s'agisse d'un seul
dieu ou de plusieurs, de démons, de puissances spirituelles dans la
nature, etc.), ainsi que des cultes voués à ces divinités ou des
rites destinés à communiquer avec elles. Mais elle obligerait à
exclure en revanche de la sphère religieuse d'autres religions
généralement reconnues comme telles. Ainsi, diverses formes du
bouddhisme, du jaïnisme, du confucianisme ou du taoïsme ne peuvent
certainement pas entrer dans la définition que nous avons donnée de
la superstition. Car si la superstition se caractérise par le fait
qu'on attribue des qualités mentales à des puissances sur
lesquelles on aimerait pouvoir agir par l'intermédiaire de signes ou
de moyens psychologiques, bref par la reconnaissance de dieux en un
sens large, il semble que le bouddhisme, par exemple, dans sa
conception la plus authentique du moins, soit une religion athée,
dans laquelle il ne s'agit pas du tout de rechercher le secours de
dieux, mais d'opérer sur soi-même afin de se libérer de ses
illusions, parmi lesquelles celles qui font les superstitions.
Toutefois
le problème posé par
l'existence de religions sans dieux telles que le bouddhisme ne se
résoudrait-il pas par la constatation que, si dans une telle
religion l'aspect de la superstition n'est pas présent dans la
mesure où il ne s'agit pas d'entrer en contact avec des esprits pour
agir sur eux et à travers eux, la concentration sur l'esprit reste
pourtant essentielle sous une autre forme, puisqu'il s'agit de mettre
en œuvre son propre esprit afin de lui permettre de se transformer
lui-même et de lui faire atteindre un état dans lequel il se soit
en quelque sorte délivré du monde ou de tout attachement au
monde ?
N'entrant plus dans la superstition, une telle religion se situerait
malgré tout dans la dimension spirituelle, c'est-à-dire dans
l'ordre d'un travail de l'esprit sur lui-même pour s'accomplir comme
esprit. Et l'on pourrait se demander s'il n'y a pas dans toute
religion, non pas nécessairement de la superstition, mais bien une
quelconque forme de spiritualité dans ce sens. Car si le superstitieux
est
en contact avec des esprits extérieurs, non humains, n'est-ce pas
également avant tout en tant qu'il est lui-même esprit qu'il peut
communiquer avec eux ? Et l'attention à cette communication des
esprits ne tend-elle pas à placer le religieux dans une dimension
spirituelle, exigeant de lui un souci de son propre esprit, un soin
de sa vie spirituelle, demandant un contrôle ou une purification ?
Il ne fait aucun doute que, dans le christianisme, par exemple, cette
attention à la vie de l'esprit représente l'un des aspects
essentiels de la relation des fidèles avec l'esprit absolu ou Dieu.
Dans ces conditions, ne pourrait-on faire l'hypothèse que ce qui
importe avant tout dans les religions, ce n'est pas la superstition,
mais la spiritualité ? Bref, ne pourrait-on définir les
religions comme représentant les formes de la spiritualité ?
Dans certaines, l'esprit se cultiverait en lui-même, sans référence
à aucun esprit extérieur, tandis que dans d'autres la croyance en
l'existence d'autres esprits représenterait simplement un aspect,
contingent par rapport à la nature générale de la religion, de la
spiritualité, qui en constituerait le trait essentiel. Une telle
idée rejoindrait une habitude fréquente d'associer les deux termes
de spiritualité et de religion, et de considérer que le souci d'un
développement spirituel se situe dans le cadre d'une vie religieuse.
Si tel
était bien le cas, il faudrait
d'une part qu'on trouve cette dimension spirituelle dans toute
religion, et d'autre part qu'on ne la découvre pas en dehors des
religions. Mais est-il bien vrai que, dans le cas de religions telles
que le bouddhisme, la voie suivie pour parvenir à la perfection ou
libération visée soit vraiment spirituelle ? Il ne fait aucun
doute que nombre d'exercices ne soient de caractère psychologique ou
spirituel en un sens assez large, consistant par exemple en pratiques
de méditation et de contrôle de ses sentiments. Mais ne
comportent-ils pas également des exercices physiques destinés à
modifier aussi bien le corps ? Et surtout, l'opposition entre le
corps et l'esprit est-elle pertinente pour comprendre non seulement
des pratiques qui lient intimement les démarches corporelles et
spirituelles, mais également pour comprendre leur but, lorsqu'il
s'agit de se délivrer de l'esclavage aussi bien d'un esprit que d'un
corps (si l'on tient à l'exprimer sous cette forme duelle) ? Si
l'on considère d'autre part le mysticisme, par exemple, comme l'une
des formes extrêmes de la vie spirituelle, il est loin d'être
évident qu'il soit essentiellement lié à une religion. On sait
bien que les mystiques chrétiens ont généralement posé de grands
problèmes aux autorités religieuses, qui les ont souvent considérés
comme hérétiques ou ayant de fortes tendances à l'être. Et
d'autre part, certains mystiques, comme Bataille, se placent
explicitement hors de toute religion.
Certes
le sens de spiritualité est
assez vague, et il est difficile d'en définir l'application de
manière précise. Néanmoins, la référence à l'esprit, à son
tour un terme vague, reste assez constante dans son usage. Or, tant
que l'esprit signifie la capacité chez quelques espèces d'animaux
évoluées de manifester une certaine forme de conscience
caractérisée soit par l'aptitude à comprendre et à utiliser des
signes arbitraires ou symboles, soit par la capacité d'atteindre un
état de conscience résultant d'un dépassement de la connaissance
symbolique, il est relativement facile d'en constater objectivement
la présence dans la nature et de s'entendre sur le sens du terme. Le
fait qu'un vivant manifeste de l'esprit ne signifie pas du tout qu'il
doive avoir en lui quelque substance indépendante de son corps. En
revanche, la croyance en l'existence d'esprits sans corps implique
une notion dénuée de l'évidence de la précédente, voire absurde
dès qu'elle implique d'une manière ou de l'autre, comme c'est
presque toujours le cas, la corporéité qu'elle prétendait évacuer.
Par conséquent, si la spiritualité signifie la culture de son
esprit conçu comme l'aptitude à connaître que nous avons décrite,
il faut comprendre par là toute formation permettant à l'individu
de mieux connaître et de mieux maîtriser sa connaissance, du point
de vue de la science, de la philosophie, de l'esthétique, ou par
toute discipline pratiquée consciemment par un être raisonnable.
Mais l'usage du terme est souvent restreint pour signifier une
recherche correspondant davantage à l'idée non seulement d'une
différence radicale entre l'esprit et le corps, mais également
d'une opposition entre eux. En ce sens, il s'agit de se dégager du
corps et de le réduire à un instrument docile pour un esprit vivant
de plus en plus d'une vie à peu près indépendante. Il n'est pas
exclu alors qu'une telle conception de la spiritualité ne comporte
un aspect de superstition, dans la mesure où elle implique également
la croyance en un esprit incorporel concret, souvent en relation avec
une sorte de pur monde de l'esprit, conçu comme supérieur au monde
matériel, et d'une nature apparentée à celle des dieux de la
superstition. Dans ce sens, la spiritualité s'oppose au
matérialisme, entendu à son tour à la fois comme signifiant une
insistance sur notre nature matérielle, et comme désignant une
orientation vers les aspects les plus grossiers en l'homme, liés à
la vie animale inférieure et aux besoins spécifiques du corps, une
fois celui-ci séparé en principe de l'esprit. C'est ainsi qu'on
entend couramment la spiritualité pour désigner la recherche d'une
vie plus noble, de sentiments plus éthérés, nous élevant comme
au-dessus du monde matériel et de notre corps, soit qu'on interprète
cette recherche comme une forme de religiosité, soit qu'on l'affirme
comme indépendante de toute religion au contraire.
Dans
son sens large, ne supposant pas
l'existence d'un esprit d'une nature différente du corps, la
spiritualité ne s'oppose pas à la philosophie, ni même à toute
forme de science. La recherche du savoir, sous toutes ses formes, et
notamment les plus exigeantes d'entre elles, comme lorsqu'il s'agit
de découvrir les lois de l'univers, contribue certainement à ce
développement de l'esprit qui est le but de la spiritualité ainsi
comprise. Il est vrai que, face à la stricte entreprise
scientifique, dans le sens moderne du terme, une objection peut être
faite, parce que le type de savoir recherché et les facultés
intellectuelles mises en œuvre peuvent être jugés partiels par
rapport à toutes les puissances spirituelles dont nous sommes
capables. Certains aspects, éthiques et esthétiques notamment,
peuvent paraître, sinon absents, du moins peu développés pour
eux-mêmes dans les sciences. En revanche, l'objection ne vaut plus
du tout face à la philosophie, comprise en son sens traditionnel,
comme sagesse et recherche de la sagesse, développant l'activité
humaine dans toutes ses dimensions, notamment sous l'aspect des
activités de l'esprit envisagées également dans leur caractère
pratique, et en rapport avec la discipline par laquelle l'homme peut
se perfectionner lui-même. En ce sens, il faudrait même dire que la
vraie spiritualité, c'est la philosophie. En revanche, lorsque la
spiritualité est comprise comme supposant la distinction réelle de
l'esprit et du corps, et visant à un développement autonome de
l'esprit, dégagé du corps, ce présupposé ne peut pas se
soustraire à la critique dans une perspective philosophique, et il
ne peut donc définir sans le restreindre indûment le type
d'activité intellectuelle ou spirituelle qui la caractérise. On
pourrait même montrer, comme pour la superstition, que dans ces
conditions, le présupposé de cette distinction de l'esprit et du
corps et de la valeur supérieure du premier est contraire à la
philosophie, et ne représente pas même une hypothèse qu'elle
puisse envisager objectivement. En effet, dans la mesure où une
telle conception renferme déjà l'activité de l'esprit dans une
sphère arbitrairement restreinte, elle contredit à la liberté
philosophique — ce qui ne signifie pas d'ailleurs que l'hypothèse
de la distinction entre l'esprit et le corps ne puisse être étudiée
aussi philosophiquement.
Bref,
il semble que, pas plus que la
superstition, la spiritualité, dans l'un ou l'autre sens, ne
représente une propriété essentielle de la religion, toutes deux
pouvant s'appeler, se concilier ou s'opposer selon les cas.
Ce qui
distingue pourtant la
spiritualité non religieuse de celle qui se trouve encadrée par une
religion, n'est-ce pas que la première peut en principe expérimenter
librement, tenter des hypothèses dans le domaine de la science,
interpréter sans s'astreindre à des présupposés obligatoires ce
qui se vit dans les exercices de modification de sa conscience, alors
que ce n'est pas le cas de la spiritualité religieuse, qui ne doit
jamais sortir du cadre des dogmes de sa religion ? Il semble que
la spiritualité libre permette de toucher à tout, et d'explorer
tout le champ du possible dans le domaine des expériences
spirituelles, en restant ouverte à tout ce qui peut se présenter, y
compris le retournement de tous les sens que décrivent les
mystiques. Au contraire, la spiritualité religieuse est astreinte à
ne pas toucher à certaines croyances et à restreindre son champ
d'expérience plutôt que de risquer d'affecter la révélation
religieuse.
Or
cette interdiction de toucher à
certaines choses semble justement caractéristique des religions, qui
définissent ce qui doit rester intact, voire à l'abri des regards
et de la connaissance. Ces choses non disponibles sont généralement
nommées sacrées. On trouve mises dans cette catégorie par les
diverses religions toute sorte de choses, des objets fabriqués, des
êtres naturels ou surnaturels, des animaux, des symboles, des
textes, des lois ou coutumes, des rites, voire des personnes. Ce qui
est déclaré sacré est soustrait à l'usage normal de la vie
courante, réservé au culte, astreint à des règles de manipulation
définissant souvent non seulement la manière de les traiter et
l'esprit dans lequel cela doit être fait, mais également une
catégorie de personnes, généralement les prêtres, destinées à
s'en occuper. Ce qui est sacré peut l'être à divers degrés.
Parfois l'interdiction n'exclut pas les fidèles, mais exige de leur
part des précautions particulières, alors que, à l'autre
extrémité, l'être sacré peut se trouver placé en principe hors
de portée de tous, comme par exemple lorsque le dieu ne doit pas
être vu, ni son nom prononcé. Ce qui est sacré se trouve dans un
rapport particulier avec ce qui représente comme le cœur d'une
religion, et le manque de respect des interdictions est censé
produire un désordre proportionnel au degré à la fois du caractère
sacré de ce qui a fait l'objet de la transgression ou profanation,
et de la gravité de cette dernière. Lorsqu'il s'agit d'une religion
superstitieuse, c'est typiquement tout ce qui a rapport aux
puissances d'ordre spirituel auxquelles on croit, et qui font souvent
l'objet d'un culte, qui est décrété sacré. Dans d'autres
religions, ce sont plutôt des valeurs, telles que la vie ou la
connaissance.
D'ailleurs
il ne suffit pas qu'une
chose soit interdite, soustraite à l'usage normal, pour en devenir
du même coup sacrée, dans le sens fort, disons religieux, du terme.
Il faut qu'elle ait une relation avec quelque chose qu'on traite
comme un mystère, et même que la raison de l'interdiction soit
ultimement tirée de ce mystère, et reste mystérieuse elle-même.
S'il est officiellement interdit de manger du rat parce que c'est
mauvais pour la santé et problématique pour l'hygiène, parce que
cela est prouvé par l'expérience ou des études scientifiques, le
rat n'en devient pas sacré à proportion pour autant. En revanche,
s'il est interdit de le manger ou de le toucher parce qu'il
représente une force mystérieuse, dont le mystère est lui-même
protégé par des interdictions, ayant à leur tour leur origine dans
ces puissances mystérieuses, alors on pourra dire que le rat est un
animal sacré dans cette mesure. Et le sentiment résultant de telles
interdictions sera très différent de celui que nous avons face aux
interdictions raisonnées. En effet, ces dernières incitent à un
examen par la raison, puisqu'elles tirent une part de leur force de
la conviction que nous aurons par là de leur caractère juste et
raisonnable. Dans cette mesure, l'interdiction ne nous paraîtra pas
étrangère, mais elle sera reprise et rétablie librement par
nous-mêmes. Au contraire, lorsque l'interdiction est sacrée,
impérative, mais renvoyant à une origine mystérieuse, se refusant
à la discussion rationnelle et imposant son mystère comme faisant
partie d'elle-même, alors le sentiment de celui qui s'y soumet est
très différent, puisqu'il est soumis à une obéissance dont il ne
comprend pas et ne doit pas vraiment comprendre le sens, se pliant
seulement à une autorité tout à fait étrangère à lui.
Est-ce
que, contrairement à la
superstition ou à la spiritualité, cette intervention de la
sacralisation pourrait représenter l'une des propriétés
distinctives des religions ?
Si
c'était le cas, ne pourrait-on pas
voir dans ce fait la raison profonde pour laquelle la philosophie et
la religion paraissent si fortement opposées l'une à l'autre ?
Car l'option philosophique, consistant à ne rien admettre pour vrai
qui n'ait subi la critique radicale par laquelle tout doit être
soumis à nos propres facultés de connaître, interdit de se
soumettre à aucune autorité extérieure inviolable et à considérer
un mystère comme exclu de toute investigation rationnelle. Bref,
elle interdit de reconnaître quoi que ce soit comme sacré.
Inversement, l'acte même de poser quelque chose comme sacré vise à
le maintenir hors de toute atteinte, de toute contestation,
destruction et transformation possible. L'idée de la philosophie est
donc bien foncièrement opposée à ce désir de considérer quelque
chose comme sacré pour limiter la liberté d'agir et de penser.
Si l'on
prend le terme de sacré dans
un sens large, on trouvera qu'il y a bien du sacré dans toutes les
religions. Mais on en découvrira partout ailleurs également. En
effet, si une chose est déclarée sacrée pour signifier qu'elle
représente l'une des valeurs auxquelles une société ou un individu
tient le plus, et qu'il est prêt à défendre, alors sans doute tout
le monde reconnaît quelque chose de sacré, et le philosophe
lui-même pourra dire aussi que la liberté critique ou la sagesse
lui sont sacrées, non pas parce qu'il refuse de les mettre en
question, vu que justement, ce qui lui importe, c'est cette liberté
de tout mettre en examen, y compris ce qui lui importe le plus. En
revanche, la situation est très différente si l'on prend le terme
sacré dans son sens fort, où la raison de ce qui est sacré se
trouve également dans un mystère sacré, et donc inscrutable. Il
semble difficile de trouver quelque chose de tel hors du domaine
religieux. Par contre, il y a évidemment des religions, comme le
bouddhisme, pour lesquelles rien n'est soustrait à l'enquête en
principe, et qui donc refusent de sacraliser en ce sens quoi que ce
soit.
Notre
enquête ne nous a pas permis
jusqu'à présent de découvrir un trait permettant de définir
distinctement la religion. La superstition, la spiritualité ou le
sacré sont bien souvent présents dans les religions, mais pas
toujours, et ils se trouvent également ailleurs. Ce résultat n'est
peut-être pas vraiment étonnant. Car nous avons tenté de partir de
la notion telle qu'elle existe dans l'usage, dont on sait qu'il n'est
généralement pas précis, mais un peu vague et instable.
Faudrait-il, à la manière de Wittgenstein, constater le fait, et y
voir la structure de nombreux concepts, qui ne se laissent pas
ramener à un seul groupe univoque de significations précises, mais
sont formés à partir de ressemblances de famille, tirant leur
unité, comme une corde, de plusieurs fils entremêlés dont aucun ne
parcourt toute sa longueur ? N'est-ce pas en effet ce qui
correspond probablement le mieux à l'usage du terme ? Car ce
que nous appelons couramment religion, c'est bien généralement
quelque chose qui comporte plusieurs de ces caractéristiques, même
si aucune n'est propre aux seules religions, et même si toutes les
religions ne les rassemblent pas toutes ? S'il s'agissait
seulement de rendre compte de l'usage courant du terme, la solution
pourrait convenir, et il suffirait de continuer l'effort pour ajouter
encore d'autres traits susceptibles de faire aussi partie de la
famille. Mais notre but n'est pas de proposer une considération
relativement objective de ce que les gens entendent d'habitude par
religion. Nous voulons au contraire faire un diagnostic de notre
propre rapport à nos religions. Il était donc utile de partir du
sens commun pour repérer le champ approximatif de notre recherche.
Ceci fait, tout en tenant compte de ce que nous apprend l'enquête
préliminaire sur le sens du terme de religion, ce qui nous importe,
c'est d'obtenir une définition appropriée à nos propres fins. Et
certes, nous pourrions décider de nous concentrer sur le rôle que
jouent les superstitions pour nous, par exemple, quoique dans ce cas,
il aurait été plus simple de fixer notre sujet en utilisant
directement ce terme, dans la mesure où il est distinct de celui de
religion. Et de même pour le rapport à la spiritualité ou au
sacré, qui seraient sans doute aussi des sujets intéressants et
pertinents pour un diagnostic philosophique. Mais revenons à la
religion, qui est notre thème actuel, et cherchons à définir ce
qui nous intéresse en elle dans notre perspective.
Il y a
une autre caractéristique des
religions que nous n'avons pas encore abordée, en partie parce que
ce n'est pas la première qui nous vienne d'habitude à l'esprit,
quoique son importance ait été signalée par plusieurs. Les
religions apparaissent en effet comme des phénomènes sociaux. Ce
sont des réalités objectives qui s'offrent à des études
historiques et sociologiques, et c'est d'ailleurs grâce à cela que
nous avons pu jusqu'ici en chercher avec une relative objectivité
les propriétés distinctives. Le christianisme ou le bouddhisme que
nous envisageons, ce ne sont pas des phénomènes purement
subjectifs, qui n'existeraient que dans l'intériorité de quelqu'un.
Certes, chacun vit peut-être subjectivement sa religion, mais cela
ne signifie pas qu'elle se ramène à cette façon d'être vécue, de
même que chacun a un rapport subjectif à sa langue, sans pour
autant que celle-ci se réduise à ce rapport. Comme la langue, la
religion a une existence sociale et historique, en tant
qu'institution humaine. Et comme pour les langues, c'est à cette
réalité que nous nous référons en premier lieu lorsque nous
pensons aux religions. Par quoi se caractérisent donc ces
institutions religieuses, ou si l'on veut les religions dans leur
réalité, leur rôle et leur fonctionnement social ? Comme
toutes les institutions, elles contribuent à former la manière de
vivre de ceux qui, libres ou contraints, y appartiennent. Car il ne
fait pas de doute que le fait pour quelqu'un d'être de telle
religion ou de telle autre modifie sa façon de voir les choses et de
se comporter, comme cela arrive aussi à propos de cette autre
institution qu'est la langue, par exemple, dont on sait qu'elle
marque les esprits, les manières de penser et de se conduire.
Or quel
est le rôle de la religion
dans la société ? Il y en a plusieurs et ils sont divers selon
les religions. Mais le plus commun est de proposer ou d'imposer une
représentation du salut des hommes. Il ne faut pas entendre ici ce
salut dans le seul sens que lui donnent certaines religions, qui le
situent dans l'accès à un paradis promis aux élus ou à ceux qui
l'auront mérité après la mort, dans un autre monde. Le terme
s'applique à toutes les façons de concevoir le plus grand
accomplissement du bonheur humain, avec les voies qui y conduisent,
peu importe que ce bonheur et ces voies soient naturels ou non,
atteignables par l'effort humain, ou grâce à une aide étrangère,
par l'accomplissement magique de rites, par le respect d'une morale,
par des exercices ou grâce à des connaissances et à un
savoir-faire. Comme une telle conception organise à un niveau
fondamental la vie humaine, lui fixant son but ultime ainsi que les
principaux moyens de l'atteindre, elle donne à la communauté de
ceux qui la partagent l'un de ses principes d'union les plus forts.
Chaque institution unit ses membres dans le cadre des activités
qu'elle ordonne et les organise en une communauté en rapport à
celles-ci. Mais les religions, en tant qu'elles définissent les
principes mêmes de la destinée humaine, jouent ce rôle au plus
haut niveau, et lient par conséquent la communauté de leurs membres
par le lien en principe le plus déterminant, vu qu'il définit leur
salut, leur but ultime et la voie qui y conduit. Quant à la force
réelle de ce lien, elle dépend naturellement de bien d'autres choses,
et notamment de la force de l'adhésion des coreligionnaires à son
principe.
Cette
idée de la religion s'accorde
avec la tendance que nous avons de considérer que les sociétés
sont divisées en fonction des religions, et que les civilisations
ont pour centre des religions spécifiques qui en définissent
largement le caractère. De même, dans une société, les diverses
communautés représentant des groupes plus intimement solidaires
sont généralement vues comme se caractérisant par leur culture, et
plus spécifiquement par la religion qui en constitue le cœur.
Inversement, on ne voit guère de religion qui ne rassemble pas ses
membres, dans la mesure de leur adhésion, en une communauté assez
soudée. Que ces communautés soient reliées par une superstition,
par une discipline spirituelle, par la sacralisation des mêmes
choses ou autrement encore, dans la mesure où c'est une même
représentation du salut qu'elles partagent, la religion y a la même
fonction institutionnelle.
Posons
donc que la religion est une représentation du salut partagée par
une société ou une communauté, quelle que soit cette
représentation elle-même.
Quel
est l'avantage de cette définition
pour notre réflexion ? D'abord, elle a la qualité, du point de
vue objectif, de s'appliquer mieux que d'autres à l'ensemble des
religions, et d'en mettre donc en évidence des propriétés plus
communes, et peut-être aussi plus essentielles, les autres
caractéristiques correspondant plutôt à des variations plus
contingentes dans la manière dont chaque religion remplit sa
fonction principale. Toutes définissent en effet une forme de salut,
mais elles le font de manières diverses, aussi bien quant à la
notion du salut enseignée que quant à la façon de la présenter,
de la proposer ou de l'imposer. Mais ce n'est pas le point principal
pour notre dessein. Notre question est plutôt de savoir comment la
présence inévitable d'un contexte religieux influence, en la
favorisant ou en l'entravant, la pratique philosophique. Au fond, le
problème général est celui de la relation de la philosophie avec
l'opinion ou le préjugé. Car on sait bien qu'il n'y a pas de
philosophie sinon par une critique radicale de l'opinion destinée à
libérer la pensée, ainsi que la manière de vivre, de la pression
du préjugé. L'opinion, qui représente surtout ce que pense la
majorité des gens dans chaque milieu social, et donc ce qui est
socialement tenu comme la vérité admise, dont on s'attend
généralement à ce qu'elle soit acceptée de tous, constitue comme
le fond à partir duquel toute pensée critique, originale, doit se
développer en le remettant en question. Or l'opinion s'étend à
tout ce qu'on a l'habitude de considérer dans une société, et elle
est extrêmement multiple en ce sens qu'il y a des milliers
d'opinions sur tous les sujets, importants ou futiles. C'est une
pieuvre dont les tentacules sont innombrables et dont il semble que
celui qui voudrait se dégager de chacun tour à tour ne viendrait
jamais à bout. Même si peut-être la vraie libération implique
bien un examen de tous les préjugés, il se peut qu'il y en ait de plus
importants, qui concernent des sujets eux-mêmes plus conséquents,
ou qui forment des centres autour desquels beaucoup d'autres se
regroupent. Il paraît avantageux pour l'opération critique de la
philosophie de pouvoir s'attaquer en priorité à ces opinions
dominantes dont beaucoup d'autres dépendent. Or les religions,
telles que nous les avons définies, sont justement parmi les
organisations les plus importantes de champs entiers d'idées
partagées, touchant des intérêts fondamentaux des hommes et ayant
des ramifications dans la plupart des domaines de la vie, puisque
rien ne nous importe plus que notre salut, en principe, et que toutes
nos activités peuvent y avoir quelque rapport.
Cette
manière de définir la religion
la situe également davantage dans la perspective de la philosophie
elle-même, que dans celle d'une religion. Car nous avons vu par
exemple qu'une caractérisation de la religion comme superstition,
qui semble à première vue prendre vivement le contrepied de l'idée
que la religion peut avoir d'elle-même, reste en réalité prise
dans le point de vue selon lequel certaines religions dominantes dans
notre ère culturelle se conçoivent elles-mêmes, comme liées à la
croyance en des dieux de nature spirituelle. Certes, la dénonciation
de ces religions comme superstitions inverse le jugement de valeur
qu'elles portent sur elles-mêmes. Mais, objectivement, la nature de
ce qui est désigné positivement comme religion ou comme
superstition reste la même, et est déterminée par ce type de
religion à l'exclusion de tout autre. Dans ces conditions, tout le
problème concernant les religions semble se borner à la question de
savoir si une telle croyance en des dieux est vraie ou fausse. Alors,
il semble que partout où les hommes ont une religion, c'est cette
croyance qui se trouve affirmée. Et si partout dans le monde il y a
des religions, il faut avouer que la croyance en des dieux est
naturelle et comme inévitable, qu'elle soit ou non vraie. Dans notre
tradition occidentale, la lutte de la philosophie contre la religion
a le plus souvent pris cette forme d'une dénonciation de la
superstition, parce que c'est la forme qu'avait la religion dominante
en Occident. Maintenant que la bataille principale sur ce terrain a
eu lieu — même si la lutte est loin d'être terminée pour autant
—, il est temps de prendre davantage de recul et de constater que,
non seulement dans le monde, mais dans notre propre société déjà,
les religions ont des formes plus diverses que la seule superstition.
Car, encore une fois, les raisons de principe qu'ont les philosophes
de vouloir se délivrer de la superstition valent également à
l'égard de toutes les autres formes de religion, c'est-à-dire de
systèmes institués d'opinions ordonnées à une idée du salut.
Du
coup, le domaine de ce que sont les
religions s'élargit. Nous avons vu comment il intégrait par exemple
plusieurs religions orientales non superstitieuses. Mais l'évacuation
de la référence à des dieux nous permet de comprendre déjà
pleinement comme des religions certains phénomènes religieux
massifs dans lesquels certaines des caractéristiques extérieures
des croyances en des dieux semblent manquer, et que nous percevons
pourtant comme des institutions équivalentes à celles que nous
reconnaissons traditionnellement comme des religions. Ainsi, à
propos des pays communistes, dans lesquels l'athéisme proclamé
exclurait que nous comprenions la doctrine officiellement partagée,
avec l'organisation pratique qui lui correspond, comme une religion
si l'un des critères était la croyance en des dieux, nous pouvons
attribuer à ces sociétés une religion selon notre définition,
comme selon notre sentiment naturel. Remarquons d'ailleurs que nous
n'avons pas évidemment dans ce cas un modèle de religion non
superstitieuse, dans la mesure où la conception marxiste de
l'histoire et de son progrès continue à impliquer une croyance en
une forme de providence, c'est-à-dire en une puissance spirituelle
dirigeant l'humanité, même si ce langage pour s'y référer est
proscrit dans cette religion.
Ce sont
également d'autres croyances
pratiques, qui n'étaient pas généralement classées parmi les
religions ni ressenties appartenir à ce genre d'institutions, qui
apparaissent maintenant en faire partie. Ainsi, il est d'une évidence
aveuglante que le genre de croyance qui domine aujourd'hui dans nos
sociétés, et qui se répand le plus dans le monde, c'est celle que
l'économie constitue le lieu principal où se joue notre salut. Nous
évaluons d'abord le bonheur des gens en fonction de leur situation
économique, aussi bien individuelle que collective, et ceux qui
réussissent à obtenir ce qu'apporte l'économie, le confort, la
puissance de production, sont jugés avoir accompli leur vie, ou du
moins avoir réalisé la condition essentielle du bonheur. Cette
conception ne suppose aucune croyance à des dieux, et s'accommode
même d'un total athéisme et du refus de toute superstition, de même
que de la plupart des croyances et attitudes souvent associées à
l'idée de religion, comme le souci d'une perfection spirituelle ou le
respect de quelque mystère sacré. A première vue, cette
religion n'a pas de prêtres, pas d'équivalent d'église, pas même
d'ensemble de dogmes clairement définis. Et pourtant, elle est bien
une religion dans le sens que nous avons défini, comportant une
notion du salut et des moyens qui permettent d'y parvenir, avec une
morale qui en découle, et rassemblant puissamment dans une croyance
et une pratique communes des sociétés entières.
De
même, alors que les sciences sont
nées dans un conflit ouvert important avec la religion dominante en
Europe, elles ont à leur tour donné lieu à une religion (ou à
plusieurs). Certes, en elles-mêmes, elles ne sont pas des religions,
non seulement parce que leur pratique et leur vision de la nature
sont en principe opposées à la superstition, du moins dans leur
sphère propre, mais également parce qu'il leur manque une propriété
essentielle de notre définition, vu qu'elles ne proposent pas par
elles-mêmes de salut. Elles se limitent à des savoirs théoriques
objectifs sur la nature sans se soucier comme telles des mœurs des
gens, même si elles influent sur elles en fait, et si elles
contrarient certaines conceptions du salut liées aux superstitions
qu'elles détruisent. Bien qu'elles se soient répandues assez
largement, au point qu'il y a une communauté scientifique, et si
vouée parfois à elles qu'elle puisse paraître semblable à une
classe de prêtres, elles ne pourraient devenir religieuses que si
une conception du salut leur était liée. Or c'est ce qui se passe
dans ce qu'on nomme le scientisme, qui considère la science non plus
seulement comme une entreprise théorique, mais également comme le
lieu du salut, en lui demandant de résoudre tous les problèmes
humains pour nous dire non seulement comment est la nature, mais
comment nous comporter. Cette transformation semble assez logique,
puisque l'homme est également un être naturel, et que par
conséquent, il est aussi l'un des objets de l'investigation
scientifique. On peut en venir ainsi, par un glissement de la
perspective théorique à la pratique, à vouloir régler par la
science elle-même la question de notre salut, la science étant
censée nous révéler la nature de l'homme ainsi que la destinée
inscrite en cette nature. Or, quoique la communauté des scientistes
ne recouvre pas celle des savants ni de ceux qui croient en la
pertinence de la science dans son ambition théorique, elle est
importante également, bien qu'elle reste d'habitude informelle.
On
trouve également toute une famille
de religions qui situent le salut dans la politique et dans un
certain type de politique. Par exemple, on a beaucoup discuté depuis
l'Antiquité des divers régimes politiques et de leurs avantages et
défauts pour les comparer entre eux et tenter de définir le
meilleur. Ce souci pouvait avoir un caractère religieux chez des
peuples qui situaient le salut dans la chose publique. Mais il
pouvait également rester secondaire lorsque celui-ci était situé
ailleurs, comme dans les croyances de l'individu ou dans son
développement spirituel. Et par conséquent le débat n'était pas
nécessairement religieux par lui-même, et surtout, la question
pouvait demeurer relativement ouverte de savoir quel était le
meilleur régime, selon diverses perspectives, y compris en tenant
compte de diverses conceptions du salut. Étrangement, la question ne
paraît plus se poser aujourd'hui. Elle semble résolue
définitivement en faveur de la seule démocratie. Aurions-nous
réellement trouvé les moyens intellectuels de fournir la preuve
définitive, avec la même certitude que dans une démonstration
mathématique, de cette supériorité politique, en tout état de
cause, de la démocratie ? Apparemment, nous avons plutôt cessé
de poser la question pour nous en tenir à la croyance que ce régime
était non seulement le meilleur, mais même le seul acceptable.
C'est peut-être pour beaucoup juste une opinion qu'on ne songe pas à
remettre en question, sans lui accorder d'autre importance. Mais il y
a sans nul doute également une religion de la démocratie, celle-ci
étant vue comme définissant un type de salut, dont une version
pourrait être désignée par les valeurs affichées de la révolution
française, liberté, égalité, fraternité. Et comme certains
disaient « pas de salut hors de l'Église », d'autres
affirment de mille manières « pas de salut hors de la
démocratie ».
Ces
quelques exemples de religions
fortement présentes dans notre milieu montrent comment une
définition plus large de la religion permet de faire apparaître le
phénomène religieux comme bien plus important qu'on ne le pense
généralement, et aussi comme bien plus multiple et complexe. Car la
multiplicité des religions dans notre société se révèle bien
plus grande que lorsque nous ne comptons que celles qui revendiquent
ce nom. Et d'ailleurs, il est plus grand encore, si l'on considère
que, comme le christianisme se décline en diverses sectes ou
religions plus particulières, chacune des trois religions que nous
avons citées se divise également à son tour. Il y a plusieurs
formes d'économisme, de scientisme ou de démocratisme, aussi
parentes et contraires entre elles que les sectes chrétiennes.
Envisageons
encore un autre exemple,
qui pourra paraître un peu paradoxal, non pas parce qu'il
n'entrerait que mal dans notre définition, mais parce qu'il semble
brouiller une autre distinction entre ce qui est religieux et ce qui
semble opposé à toute religion. Le paysage religieux de l'Antiquité
est riche par le nombre de dieux, de mythes, de cultes, de religions
locales, et de sectes. Parmi celles-ci, arrêtons-nous un moment à
l'une des plus importantes, celle des épicuriens. Nul doute qu'ils
ne forment bien une communauté religieuse, fortement liée,
installée dans la durée, assurée sur une doctrine et des pratiques
clairement définies et partagées, et proposant une idée du salut,
même si distincte qu'elle impliquait de se retirer dans une large
mesure de la société ambiante pour se consacrer à la pratique
salutaire enseignée par la secte. Nul doute qu'il ne s'agisse d'une
religion en notre sens, ni que cette religion ne se caractérise par
sa vive critique des superstitions, son refus d'une spiritualité
éthérée et de toute forme de culte d'un mystère sacré, la
doctrine du fondateur, Épicure, visant même à délivrer ses
disciples de toute forme de religiosité de ce genre. Dans ce cas
(comme dans celui des sceptiques par exemple), ce qui peut paraître
troublant, c'est non seulement que notre définition place clairement
dans les religions une secte perçue par les religions qui ont dominé
notre passé récent comme non religieuse, voire antireligieuse, mais
également le fait qu'il s'agisse d'une secte philosophique. Se
pourrait-il donc qu'il y ait un point de convergence entre la
religion et la philosophie ? Il semble en tout cas que nous
devions bien l'avouer, si nous conservons les conceptions de la
philosophie et de la religion que nous avons proposées. Car, nous
venons de le voir, il ne fait pas de doute que l'épicurisme ne
corresponde à notre définition de la religion. Et on voit mal
quelles formes de pensée pourraient être plus conformes à notre
conception de la philosophie que celle d'Épicure, avec son souci
constant de critiquer les illusions aussi bien théoriques que
pratiques, dans le but de conduire à une véritable sagesse,
effective.
Mais
une philosophie peut-elle être
une religion ? Car n'y a-t-il pas contradiction entre une
représentation partagée par une communauté et cette activité
foncièrement critique qu'est la philosophie ? En effet, la
religion semble devoir être de l'ordre de l'opinion, c'est-à-dire
de ce que refuse la philosophie. A vrai dire, la contradiction existe
surtout pour une considération abstraite de ce rapport. La religion
ne se réduit pas à un ensemble de dogmes, mais se caractérise
aussi et avant tout par une attitude pratique. Or rien n'empêche que
cette pratique ne comporte la mise en question des dogmes, et qu'elle
ne
soit donc philosophique dans cette mesure. On trouve des exigences de
ce type dans le bouddhisme, où l'enseignement du Bouddha n'est pas à
considérer comme une série de dogmes sacrés, intouchables, mais
comme des maximes humaines destinées à permettre la libération
individuelle, qui comporte aussi l'abandon de l'attitude de
soumission servile, dogmatique. Cela n'abolit pas l'enseignement du
Bouddha ni ne le rend flottant, même s'il s'en trouve relativisé
d'une certaine façon, dans la mesure où le fait de suivre la voie
indiquée conduit à se convaincre soi-même qu'elle est la bonne, et
à l'adopter toujours davantage par une conviction propre plutôt que
par obéissance à un conseil extérieur. C'est ainsi que
l'épicurisme se présente comme une philosophie, argumentant pour
convaincre les disciples, c'est-à-dire pour leur permettre de
comprendre par leur propre raison, et leur propre expérience, le
bien-fondé de l'enseignement donné, sans aucune référence à une
autorité divine. La voie d'Épicure est donc bien philosophique,
incitant à exercer son esprit critique face à toute opinion, et
également face à l'enseignement du maître, qui en tient compte en
cherchant à répondre aux critiques et en refusant tout autre moyen
d'entraîner l'adhésion que celui d'une intime conviction philosophique.
Il n'en reste pas moins que c'est une religion, dans la mesure où
cette conviction raisonnée, confirmée par l'expérience, rassemble
une communauté qui la partage, et qui partage également de ce fait
l'attitude philosophique qu'elle implique. Par opposition aux
religions dogmatiques et autoritaires, une telle religion
philosophique ne demande pas à ses adhérents d'être des fidèles —
ni d'avoir la foi, ni de garder la fidélité à l'enseignement donné
—, mais leur propose au contraire une voie de salut qu'ils auront à
éprouver par eux-mêmes et sous leur responsabilité ultime.
Dans
ces conditions, l'examen de nos
religions ne vise pas à nous libérer de toute religion, au sens où
nous avons compris ce terme, comme si toute religion était en soi
néfaste pour la recherche philosophique, mais à évaluer la
compatibilité entre nos religions et la philosophie, à clarifier
notre rapport à toutes les religions qui agissent sur nous, et
surtout en nous. Il conduit à opérer parmi elles un tri en fonction
de la façon dont elles favorisent ou empêchent l'activité
philosophique. Il pourrait mener aussi à une réflexion ultérieure
non seulement sur la manière dont l'activité philosophique subit
l'influence des religions données dans notre culture, mais également
sur l'opportunité pour la philosophie de se soucier de la religion
dans le rapport inverse, c'est-à-dire du point de vue de la
formation ou du développement de religions favorables à la pratique
philosophique. Du point de vue de la philosophie, il faut donc dire
qu'il doit y avoir de bonnes et de mauvaises religions, ou si l'on
veut, à côté de fausses religions, de vraies religions. Du point
de vue religieux, c'est-à-dire de l'intérieur de chaque religion,
cette distinction existe aussi, mais, dans les religions dogmatiques,
elle est d'habitude immédiatement résolue par une dichotomie,
posant comme la vraie et bonne religion celle qui sert de critère
pour juger de toutes, et comme mauvaises ou fausses toutes les
autres. Dans ce cadre, il n'est donc pas question d'examiner
rationnellement les diverses religions, de les expérimenter
éventuellement, pour les évaluer, puisque la fidélité ou la foi
requise par celle dans laquelle on se trouve l'interdit. C'est la
perspective philosophique qui seule autorise cet examen et permet de
former les critères pour juger des diverses religions, les plus
vraies étant celles qui demandent cette étude critique et cette
mise à l'épreuve, et qui s'y confirment, au lieu de s'en défendre.
Quelle
différence reste-t-il alors
entre la philosophie et la vraie religion ? Si l'on considère
l'enseignement de l'une et de l'autre, il semble qu'il n'en reste
plus aucune. Car la philosophie, étant sagesse et recherche de la
sagesse, vise bien le salut ou le bonheur de celui qui la pratique,
et dans la mesure où elle s'enseigne, c'est cette voie de la sagesse
qu'elle montre. En revanche, dans son rapport à la société, la
situation n'est pas tout à fait la même. En effet, alors qu'une
religion n'est telle que si elle s'inscrit dans la société humaine,
y formant une communauté liée par une même conception du salut, la
philosophie comme telle n'implique pas cette institution sociale.
Elle peut certes exiger l'effort pour créer une telle institution,
mais elle peut exister sans elle, qu'elle parvienne ou non à devenir
religion. En revanche, la religion, selon notre définition, ne peut
pas exister dans un seul esprit individuel, pas plus qu'une langue,
si bien formée soit-elle, ne serait une véritable langue si elle
ne permettait de communiquer avec personne, bref, si elle ne
remplissait pas cette fonction essentielle à une langue d'être non
seulement un moyen, mais aussi un milieu de communication.
La
possibilité de l'existence d'une
vraie religion qui ne soit pas telle parce qu'elle s'affirme
simplement vraie ou prétend que, d'une manière mystérieuse,
invérifiable, la sagesse suprême, inaccessible à la raison
humaine, s'est révélée véritablement en elle, mais parce qu'elle
conduit l'homme à découvrir la vérité effectivement et à s'en
persuader selon ses propres facultés naturelles, introduit dans le
champ des religions une tension entre les dogmatismes qui en
appellent à une foi aveugle, d'un côté, et de l'autre, la
perspective philosophique, tendant à se faire religion. En principe,
la religion et la philosophie ont la même fin générale, le salut
ou le bonheur humain, de sorte que toutes les religions sont ou de
tendance philosophique elles-mêmes, ou en concurrence avec la
philosophie, une concurrence qui devient souvent une véritable
guerre. Car, faute d'avoir un domaine à part, indépendant de celui
de la philosophie, la religion ne peut pas se désintéresser d'elle.
Les religions dogmatiques doivent donc se défendre de la philosophie
et l'attaquer. Les moyens de protéger le dogme de l'investigation
rationnelle qui font pour ainsi dire partie de la structure interne
d'une religion dogmatique, le recours au mystère et à la
sacralisation de tout ce qui lui importe, ne suffisent pas à
décourager la critique là où une certaine culture philosophique
existe. Il faut donc à ces religions d'autres moyens de se défendre
en entrant sur le terrain de la philosophie, celui de la discussion
rationnelle elle-même. Ce mouvement est toutefois risqué, puisque,
s'il était accompli de manière tout à fait conséquente, c'est
alors la philosophie qui viendrait imposer son attitude critique et
réduire le caractère dogmatique qu'il s'agissait de protéger. Pour
être efficace, il faut donc que cette défense rationnelle demeure
en superficie et vienne se greffer sur la foi sans en autoriser la
critique. C'est dire que les constructions rationnelles qui doivent
servir de fortifications au dogmatisme religieux ne font qu'emprunter
la démarche philosophique en surface, sans en accepter l'esprit, de
façon à produire des raisonnements servant à bloquer la critique
sur des positions extérieures, pour l'empêcher de pénétrer au
cœur du dogme, dont l'ultime protection reste de toute manière le
mystère et la barrière du caractère sacré. Ces raisonnements
destinés à donner l'apparence d'arguments réels en faisant
illusion, sont davantage des rationalisations, dont l'ensemble forme
ce qu'on nomme des idéologies (ou théologies dans les religions
superstitieuses), c'est-à-dire des discours justificatifs servant de
mirages destinés à fourvoyer les authentiques enquêtes
rationnelles.
La
présence des idéologies complique
le diagnostic au sujet du caractère philosophique des religions en
même temps qu'elle donne un nouveau motif de s'y livrer, puisque ces
systèmes de défense présents dans de nombreuses fausses religions
représentent pour la philosophie des pièges qu'il s'agit de
déjouer. Mais, avant de démasquer ce type de religions, il faut
déjà détecter quelles sont les religions présentes dans notre
milieu.
Jusqu'ici,
il pourrait sembler que la
véritable méthode pour repérer quelles sont nos religions doive
être purement objective. Car ne s'agit-il pas de faire une enquête
sur notre milieu social pour savoir quelles communautés s'y sont
formées en fonction des représentations du salut qui y prévalent ?
On pourrait aboutir ainsi à une répartition telle que celle qu'en
font les statisticiens, en nous apprenant qu'il y a au Québec tant
de catholiques, tant de protestants, tant de musulmans, de juifs,
d'agnostiques, d'athées, de bouddhistes, de mormons, de témoins de
Jéhovah, et ainsi de suite, en entrant dans le détail voulu des
subdivisions de toutes ces religions. Toutefois, cette méthode ne
convient évidemment pas. En effet, premièrement, nous savons
qu'elle ne nous permettrait de repérer que les religions qui se
posent officiellement ou se prétendent comme telles, excluant celles
qui ne revendiquent pas ce titre de religion, et qui pourtant sont
bien à considérer comme des religions selon notre définition, si
bien que, notamment, plusieurs de celles que nous avons données
comme des exemples de religions très importantes de notre culture,
comme l'économisme, le démocratisme ou le scientisme, et qui sont
massivement présentes dans notre société, resteraient absentes de
telles statistiques. Deuxièmement, cette méthode n'envisage
généralement que les communautés pour ainsi dire exclusives,
c'est-à-dire dont les membres sont supposés n'avoir qu'une seule
religion. Or cette supposition ne vaut pas pour la plupart des gens,
qui cumulent les appartenances religieuses, sont un peu chrétiens,
un peu partisans du démocratisme, un peu de l'économisme, un peu de
l'hygiénisme — si l'on veut bien appeler ainsi la représentation
du salut comme consistant dans la santé et la forme physique et
psychologique qu'on obtient par une pratique raisonnable du sport et
d'autres principes d'hygiène —, et ainsi de suite.
On
objectera peut-être à la
possibilité du cumul des religions le fait qu'elles sont
incompatibles entre elles, et que si le salut est précisément ce
que l'une le prétend être, il ne peut plus correspondre vraiment à
la définition qu'en donne une autre. Ainsi, l'économisme demande de
se soucier de son confort, et le christianisme nous dit que c'est
inessentiel et même nuisible, un pauvre étant plus propre à être
sauvé qu'un riche. Et pourtant, dans la réalité, cela empêche-t-il
les gens de prétendre à la fois au confort sur terre et au paradis
après la mort ? Tel est sincèrement catholique et dira le pape
infaillible, qui pourtant s'opposera à lui sur tel point particulier
avec la conviction d'un protestant, se jugeant capable d'être son
propre prêtre. Bref, en réalité, dans les individus, diverses
religions se composent, se font concurrence, s'excluent, s'allient,
se juxtaposent et se succèdent de toutes sortes de façons. Est-ce
un défaut, une incohérence ? C'est possible. Mais la cohérence
est-elle la seule attitude religieuse, si l'on excepte le cas de la
vraie religion ou de la religion philosophique ? D'ailleurs, il
y a une évolution des religions où plusieurs croyances
particulières entrant en contact se voient synthétisées dans
d'autres, qui combinent leurs notions de salut en une nouvelle,
composite ou non. Le christianisme du riche, par exemple, n'est-il
pas une telle synthèse, formant une religion peut-être aussi
partagée et plus que le christianisme du pauvre, si l'on peut
dire ?
Ces combinaisons compliquent encore le repérage des religions.
Assurément,
notre dessein étant de
faire un diagnostic philosophique, les religions présentes dans
notre milieu social ne nous importent vraiment dans ce but que dans
la mesure où elles sont nos religions en un sens fort, c'est-à-dire
dans la mesure où nous y participons, où elles sont aussi en nous.
Car c'est dans cette mesure qu'elles affectent la manière dont nous
pratiquons la philosophie. Et il s'agit donc de les retrouver d'abord
en nous, et non dans la conscience confuse des esprits non
philosophiques. Mais est-ce vraiment plus facile ?
Selon
une opinion répandue, le fait
d'appartenir à une religion est parfaitement conscient. Ou bien on y
adhère par tradition, et l'on sait très bien qu'on fait partie de
la religion à laquelle on tient, qui est au centre de sa culture, et
à laquelle on affirme son attachement, ou bien, ayant eu l'occasion
de choisir d'adhérer à une religion ou à une autre, ou à aucune,
on a consciemment décidé d'adopter celle qui paraissait la
meilleure. En réalité, nous savons que les choses ne sont pas si
simples, puisque même celui qui professe publiquement une religion
n'y appartient pas exclusivement, participant également d'autres
religions sans vraiment s'en rendre compte. D'ailleurs, précisément,
l'adhésion à une religion n'est pas ou totale ou inexistante, mais
elle a lieu généralement à certains degrés, ce qui rend encore
plus difficile de distinguer quelles religions sont les nôtres, et
lesquelles nous restent étrangères. La vraie question est plutôt
de déterminer à quel degré nous adhérons à telle ou telle
religion, même si les degrés extrêmes ne sont évidemment pas
exclus. Pour ces raisons, notamment, nous n'avons pas une conscience
claire de ce que sont nos religions, même s'agissant de celles qui
nous habitent intimement. Combien de fois voyons-nous quelqu'un nous
dire qu'il est chrétien ou musulman, sans la moindre hésitation,
puis, parlant de ce qui lui importe vraiment, se lancer avec la plus
parfaite conviction dans des discours économistes ? Souvent
donc nous ne savons pas déjà quelles sont nos religions, ou nous
n'en avons qu'une idée très partielle. Mais par quelles méthodes
pouvons-nous le découvrir ?
Si les
religions sont présentes dans
la société, elles ne se réduisent pas pour autant à des réalités
extérieures pouvant faire l'objet d'une étude objective. Elles ont
également une présence en nous, de la même manière que notre
langue (devrais-je dire nos langues ?) n'est pas seulement une
réalité sociale que les linguistes puissent étudier objectivement,
mais également une partie intime de nous-mêmes, qui loin d'être
simplement déposée en nous comme un corps étranger, constitue un
principe actif modelant son propre usage, à travers lequel nous la
découvrons aussi bien qu'à travers les lexiques et les grammaires.
Même, la langue n'existe pas vraiment, objectivement, hors de son
usage. Et à l'inverse cet usage implique la présence, au moins
virtuelle, d'une communauté utilisant cette même langue. Et puisque
cette communauté est comme inscrite dans cet usage, et donc dans la
langue, elle est également présente en moi dans cette mesure. Il en
va de même avec la religion. Elle n'existerait pas sans ceux qui la
font leur et qui la vivent. Mais elle n'est pas non plus une
invention privée de chacun d'eux. Elle est perçue au contraire
comme un genre de conviction et de pratique commun. Elle est en
quelque sorte en moi sans venir vraiment de moi. En moi, elle exprime
une conception active du salut commune au groupe avec qui je sens que
je la partage, même si ce partage a toutes sortes de modalités. Et
cela vaut aussi lorsque cette conception est celle d'un salut tout à
fait individuel. En quelque sorte, contrairement à la manière dont
je formule mes convictions tout à fait personnelles, disant
« je »,
mes convictions religieuses peuvent toujours s'exprimer, même en
notre fort intérieur, en disant « nous » ou « on ».
Il arrive même que ce « nous » ou cet « on »
soit si fortement lié à la manière dont une religion est présente
en moi qu'il m'interdise de dire simplement « je », dans
le sens du moins où celui-ci se distinguerait et s'opposerait à
« nous » ou à la voix impersonnelle, anonyme, du
« on ».
Il arrive fréquemment par exemple que la formule « on sait
bien que... » signifie justement « je ne sais pas
que... » en ce sens que si l'on me sépare de cette société
qui prend la responsabilité de savoir, je ne peux pas la prendre
moi-même. A des philosophes, portés à prendre personnellement, et
d'abord face à eux-mêmes, la responsabilité de leurs propres
savoirs, et surtout sur les questions essentielles, il paraîtra
étrange qu'à propos du salut, de son propre bonheur, on puisse se
satisfaire d'une telle délégation de la responsabilité de savoir.
Et pourtant, rien n'est plus fréquent. C'est même ainsi que les
religions sont en nous, sans que nous le sachions, avant que nous
puissions le savoir.
C'est
pourquoi aussi la méthode du
diagnostic philosophique de nos religions se présente naturellement
comme un examen que nous pouvons faire de ce qui s'exprime en nous à
propos de la question du salut sous cette forme anonyme ou
collective. En un sens, il suffit d'écouter les religions parler en
nous, lorsque nous nous demandons, ou leur demandons, ce qu'est une
vie heureuse, ce qui représente le bonheur, quelle est la voie du
salut, quelles sont les maximes à se donner pour la suivre, quelles
sont les règles morales à observer dans les diverses circonstances.
Et quand la réponse peut prendre une autre forme que celle de la
première personne du singulier (ou parfois de la seconde — à la
rigueur de la troisième, mais toujours au singulier — uniquement),
elle exprime donc un esprit anonyme, plus large que le nôtre, celui
d'une religion. Il ne faut pas oublier cependant que plusieurs
religions peuvent parler ainsi en nous, et que ces discours ne
s'annoncent pas toujours en affichant l'identité de la religion dont
ils proviennent, si bien qu'ils ont tendance à se mélanger et à se
confondre. L'une des difficultés est donc de les démêler. Une
enquête objective est ici utile, mais non pas décisive. Même les
religions qui ont des textes sacrés ne se ramènent pas à ce qu'on
y peut lire, et peuvent aller souvent jusqu'à les contredire, sans
compter que les interprétations en divergent souvent. Les discours
officiels des prêtres et des adhérents peuvent également servir à
construire la muraille et les broussailles idéologiques, plutôt que
de signifier directement le cœur de la conception religieuse
défendue. Certaines paroles cachent une pratique plutôt que de la
révéler, recouvrant en quelque sorte un autre discours, plus
profond, partagé dans la communauté, exprimé dans des actes, mais
rarement proféré explicitement. Et où ce discours est-il enfoui,
sinon dans le cœur des adhérents, c'est-à-dire en nous-mêmes,
dans la mesure où nous participons de cette religion ?
Si une
religion représente une
certaine conception du salut, il faut supposer qu'elle a une certaine
unité venant de ce qu'elle s'ordonne à la définition de ce qu'est
pour elle le salut et l'ensemble des moyens d'y parvenir, qui, si
divers soient-ils, ont rapport avec cette définition. Autrement dit,
le discours d'une religion en nous doit avoir, sinon une parfaite
cohérence, du moins une certaine cohésion. Et c'est celle-ci qui
devrait nous permettre de réunir pour ainsi dire ses divers membres.
Ensuite, le fait qu'une communauté sociale effective porte le
discours ainsi reconstitué, qu'il en soit ou non conscient, peut
servir de confirmation. Cela ne veut pas dire que ce discours doive
apparaître dans cette communauté sous la forme relativement
systématique dans laquelle il a été restitué par notre analyse,
car souvent l'unité est davantage sentie que perçue clairement.
D'ailleurs cette relative unité de ton, l'appartenance à une même
atmosphère, est l'un des traits qui permettent de saisir ce qui
appartient à une même religion et la distingue des autres.
L'organisation des éléments d'une religion est souvent aussi
davantage l'effet de l'étude philosophique que de la conscience
religieuse normale, qui se satisfait couramment de l'hétérogénéité
de ses divers éléments, lorsque l'exigence intellectuelle est
relativement faible dans une religion, comme c'est fréquemment le
cas. D'ailleurs, les religions ne sont pas que des discours sur le
salut, mais des ensembles de sentiments, de rites, de mœurs, de
représentations diverses. Elles s'expriment en nous, non pas
seulement par des discours verbaux, mais par des images, des scènes,
des sentiments, des attitudes typiques, des dispositions de l'esprit
et du corps, des ambiances musicales, architecturales et autres, des
atmosphères caractéristiques, qu'il importe aussi de repérer.
Le
simple fait de remarquer cette
présence des religions en nous, pour une bonne part à notre insu, a
un effet libérateur pour l'exercice philosophique, comme chaque fois
que des préjugés sont mis en lumière, vu que, en se faisant
remarquer, ils suscitent aussitôt la curiosité et l'attention
critique dans une perspective philosophique. La religion découverte
s'offre alors à l'analyse et à l'évaluation de ses capacités de
subir la critique, de favoriser l'attitude philosophique ou de la
contrarier, et donc de se révéler comme une vraie religion, ou de
se prêter à la transformation en une religion philosophique, ou au
contraire de représenter une résistance foncière à l'attitude
philosophique.
On voit
que cet exercice n'est pas
insignifiant pour la pratique philosophique, d'autant que, à cause
du poids dont les religions jouissent du fait de l'approbation d'une
communauté qui y trouve sa raison ou l'une de ses raisons de vivre,
leur puissance en nous peut être considérable, même à notre insu.
En outre, dans la mesure où la philosophie elle-même tend à
instaurer, à instituer et à favoriser des religions vraies, il
importe de pouvoir l'entreprendre de la manière la plus claire
possible dans le jeu des tensions des religions qui nous habitent et
nous entourent.
C'est
donc à ce diagnostic
philosophique de nos religions comprises de la façon dont je les ai
définies que je vous invite dans ce séminaire, en insistant encore
sur le fait qu’il ne s’agit pas seulement d’envisager des
conceptions abstraites, mais bien des attitudes intellectuelles et
pratiques. Il faudra aussi développer notre méthode de repérage et
d’analyse des religions en tenant compte du fait que nous serons
plusieurs et que diverses religions nous seront à divers degrés
communes, un avantage dont nous pourrons songer à profiter. Et je
commencerai, naturellement, par soumettre à la critique la démarche
même que je vous propose.
Gilbert
Boss