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Nos religions

Automne 2009

Annonce

Au moyen-âge, la philosophie était généralement considérée comme la servante de la théologie, du moins par le pouvoir religieux. Quant aux philosophes, il est plus douteux qu'ils aient accepté ce rôle, puisqu'ils ont lutté pour s'en émanciper, comme de toute sujétion religieuse. Est-ce à dire qu'aujourd'hui la philosophie se soit créé un domaine propre où elle puisse être pratiquée à l'écart de toute religion ? Certes l'autorité des églises s'est affaiblie, et le christianisme a éclaté, s'est dispersé et dilué. Mais nous sommes loin d'être pour autant sans religions. Dans nos sociétés multiculturelles, comme nous aimons à dire, les religions paraissent s'être multipliées également. Il se pourrait aussi qu'elles aient changé en partie de forme et qu'elles ne soient plus toujours reconnaissables de la même manière que les religions traditionnelles. Mais quelles sont-elles ? Dans l'hypothèse que cette question n'est pas indifférente à la philosophie, surtout lorsqu'on l'envisage dans sa dimension pratique, nous chercherons quelles sont concrètement nos religions et quelle influence elles ont sur nos manières de penser et nos possibilités de faire concrètement de la philosophie.

Lectures:

  • Spinoza, Traité théologico-politique
  • Hume, Dialogues sur la religion naturelle
  • Stirner, L'unique et sa propriété
  • Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse
  • Leo Strauss, La persécution et l'art d'écrire
  • Gilbert Boss, La fin de l'ordre économique

Introduction

Thème

Il s'agira dans ce séminaire de réfléchir sur nos religions. A première vue, pourvu qu'on interprète cette désignation de nos religions d'une manière assez large, nous retrouvons une question relativement banale, dont chacun voit l'intérêt général. N'est-il pas normal en effet que nous réfléchissions à nos religions, c'est-à-dire que chacun s'interroge sur sa religion ? Le seul inconvénient d'une telle invitation réside dans le présupposé que chacun a effectivement une religion. Car nous savons bien que plusieurs s'affirment au contraire sans pratiques ni croyances religieuses. On peut certes leur répondre qu'ils ne sont pas tout à fait sans religion pour autant. Car ce qu'ils entendent en se déclarant étrangers à toute vie religieuse, c'est une attitude seconde. Ils ont d'habitude été éduqués dans une religion, ou en ont subi l'influence. Nombreux sont ceux qui ont eu une quelconque forme de vie religieuse dans leur enfance et peut-être au-delà, avant de l'abandonner, par une décision méditée, ou par une désaffection progressive s'installant comme d'elle-même dans leur vie à mesure que d'autres intérêts les ont totalement tournés vers d'autres objets. Et pour ceux dont l'éducation les aurait toujours tenus à l'écart de toute croyance ou pratique religieuse, il n'empêche qu'ils auront probablement subi l'influence d'une religion qui dominait ou colorait la culture de leur milieu social, les imprégnant ainsi, comme elle continue d'ailleurs à influencer même ceux qui la refusent. Par conséquent, même pour l'homme le moins religieux, il peut importer de clarifier son rapport à sa religion, c'est-à-dire à la religion ambiante qui lui inspire bon gré mal gré des idées, des sentiments, des attitudes et de nombreux aspects de sa vision de l'existence. D'ailleurs n'est-ce pas celui qui a quitté sa religion volontairement qui se trouve souvent le mieux préparé à cet exercice, puisqu'il a déjà été conduit à y réfléchir pour l'évaluer et la rejeter, contrairement à beaucoup de ceux qui continuent à y adhérer par coutume, sans se poser de questions ? En outre, il y a certainement une part de vérité dans cette constatation qu'il ne suffit pas de vivre sans sentiments religieux pour devenir tout à fait étranger à la religion. Toutefois un autre aspect du présupposé discuté ici est plus dérangeant. Car est-il vrai au sens strict que chacun ait une religion ? Le caractère douteux d'une telle affirmation devient d'autant plus sensible lorsqu'on considère que, cette religion, on croit d'habitude pouvoir l'assigner facilement. Par exemple, un Québécois de naissance, appartenant pleinement au peuple québécois, sera déclaré dans cette ligne nécessairement chrétien, et plus spécifiquement catholique. On lui attribue donc par exemple la même religion que celle d'un Espagnol typique. Il s'ensuit alors que, pour de telles personnes, réfléchir sur leur religion reviendra à réfléchir sur le christianisme catholique romain. Cependant est-il bien sûr, comme le veut l'opinion commune, que nous n'ayons qu'une seule religion, et qu'il soit si facile de la définir, pour ainsi dire objectivement ? On pourrait sans doute déjà montrer qu'un catholique espagnol et un catholique québécois, bien qu'appartenant tous deux à la même église, n'ont pas pour autant nécessairement la même religion. Et de plus, est-il même vrai qu'il n'y ait au Québec qu'une seule manière d'être chrétien ou catholique ? Évidemment non. Enfin, ne faut-il pas reconnaître que, le plus souvent, une même personne n'a pas qu'une seule religion ? Elle sera par exemple bonne catholique, allant à la messe, faisant ses prières, adorant la vierge, sans pour autant s'interdire de soupçonner, comme les protestants, que le pape n'est pas infaillible et qu'au fond la morale sexuelle par exemple peut être adaptée selon son propre sentiment ; elle se concevra comme chrétienne, mais ne verra aucun inconvénient à consulter les astres comme certains païens pour demander aux astrologues de l'aider à deviner son avenir ; ou elle jugera que la Bible est le lieu de la seule vraie révélation, mais se croira libre néanmoins de traiter vraiment les œuvres du païen Aristote comme une autre Bible. Or n'est-il pas vraisemblable que nous ayons tous, individuellement et collectivement, plusieurs religions, dont certaines ont pour ainsi dire pignon sur rue, ont des enseignes visibles, clairement déchiffrables, sont même reconnues par les autorités politiques, tandis que d'autres sont un peu plus en retrait, sont parfois même clandestines ? En se concentrant sur le supposé rapport de chacun à sa religion, on manquerait ce phénomène de la pluralité réelle des religions. Celui-ci se manifeste déjà par le fait que plusieurs religions officielles, s'affichant publiquement, entrent en concurrence dans nos sociétés, comptent publiquement leurs adhérents, se les disputent et se les approprient en leur imposant leur identité. Ce sont les religions que retiennent les statistiques, pour nous dire qu'il y a tant de catholiques, tant de protestants, tant de musulmans, tant de juifs, tant de mormons, tant d'hindous, tant de bouddhistes et ainsi de suite, au Québec ou ailleurs. C'est à elles qu'on pense lorsqu'on demande à quelqu'un de décliner son identité religieuse, supposant justement que chaque individu a normalement une seule religion. L'importance de cette pluralité religieuse est visible également chez l'individu qui ne sait pas que répondre à une telle question, portant sur sa religion, sa seule vraie. Songeons par exemple à tous ceux qui dans ce cas, au Québec notamment, se déclarent plutôt agnostiques, pour éviter de se fixer, ne sentant pas comme exclusif leur rapport à aucune de ces religions qui réclament le pouvoir de définir l'identité de quelqu'un. Or pour évaluer l'effet des religions sur nos façons de penser, il importe de tenir compte de leur pluralité, non seulement dans la société, mais également dans les individus.

Cette pluralité de religions qui affectent notre pensée rend l'analyse de leur influence bien plus difficile que si une seule dominait une société ou au moins chacun de ses groupes. Le problème ne vient pas seulement du fait que l'analyse devrait être multipliée pour tenir compte de chacune de ces religions, puis redoublée pour comprendre la façon dont elles se partagent leur influence. Car, plus fondamentalement, il n'est plus possible de recenser les religions officiellement présentes, objectivement repérables, dans la société et dans chacun de ses milieux, pour en fixer les dogmes et examiner comment ils influencent les groupes et les individus. En effet, dans la vie concrète des gens, les influences religieuses ne se limitent pas à celles des religions officielles du lieu, et même ces dernières sont présentes dans les esprits de nombreuses manières différentes. Si l'on se réfère par exemple aux textes officiels définissant les dogmes de la religion catholique, le résultat obtenu ne fournit qu'un critère abstrait, relativement éloigné de ce à quoi se rapporte le peuple des croyants, qui pour la plupart ne connaissent que très imparfaitement ces doctrines officielles, et se comportent en fonction de croyances qui peuvent en dévier passablement. Et quant aux autres références religieuses, ne correspondant qu'à des mouvements sociaux bien moins stables, et souvent difficilement assignables sinon de façon très imprécise, sans ensemble doctrinal établi, il serait plus vain encore de vouloir chercher à les connaître objectivement, comme en eux-mêmes. Quand quelqu'un croit à l'astrologie, ou affirme qu'il s'est converti au Zen, qu'il se sent attiré par les enseignements de quelque branche du Nouvel-Âge, voire qu'il suit les conseils de son ange gardien, ces déclarations ne nous indiquent que très vaguement la sorte de religion à laquelle elles se réfèrent, et la connaissance du milieu social et culturel ne nous permet généralement que de deviner très approximativement de quoi il peut s'agir. Car toute religion n'a pas ses institutions reconnues, ses églises, ses autorités sociales et ses textes sacrés officiels. Ces autorités, lorsqu'elles existent, prétendent souvent être capables de définir assez rigoureusement leur religion, et ce qui est censé déterminer le caractère religieux des membres ou fidèles. Souvent, elles semblent savoir aussi ce qui compte pour une religion, et ce qui n'est en revanche que des superstitions inessentielles, à tolérer ou à rejeter, mais qu'on ne considère pas comme caractéristiques de véritables religions concurrentes, par exemple. C'est en se fiant à cette façon de se présenter des religions reconnues qu'on croit pouvoir distinguer les vraies communautés religieuses de ce à quoi on a réservé le nom de sectes, pour désigner d'autres communautés déconsidérées comme n'ayant pas de véritable pratique religieuse. On sait bien que cette distinction est pourtant très peu claire, et que d'un pays à l'autre, telle religion repérée peut changer de catégorie. De même, entre les religions et les superstitions, la distinction qu'on tente de faire en posant d'un côté une authentique prétention à la vérité, et de l'autre des imaginations déréglées et irrémédiablement absurdes, est au plus haut point contestable et indéfendable objectivement ou rationnellement. Et en réalité, pour saisir le rôle que nos religions jouent en affectant nos capacités de comprendre ou de faire de la philosophie, il importe peu de résoudre ces questions de classification objective des religions. Car c'est bien cela, la pratique philosophique dans divers contextes, y compris religieux, qui nous intéresse en tant que c'est nous qui nous posons la question. Car c'est en effet à l'intérieur d'une démarche philosophique que nous nous la posons, c'est-à-dire dans le cadre d'une recherche de lucidité. Or dans cette perspective, il nous importe d'analyser ce qui peut nous aider, ou au contraire nous retenir malgré nous dans l'obscurité que nous voulions quitter. Si une étude objective pouvait nous donner les critères pour décider si une religion est une vraie religion ou non (au sens où celle-ci nous révèlerait ou non la vérité), et si de plus elle pouvait parvenir à une vraie conclusion, alors il suffirait d'appliquer ces critères pour découvrir, avec un peu de chance, la vraie religion et partant la vérité qui mettrait fin à notre recherche. Seulement, dans ce cas, c'est cette méthode objective, capable de nous fournir les vrais critères, qui se poserait elle-même comme le principe ou la vérité, c'est-à-dire la religion recherchée. Mais notre question continuerait à se poser à propos de cette religion aussi, qui viendrait s'ajouter aux autres, prétendant toutes également à la vérité. Revenons donc à ce qui nous intéresse d'un point de vue philosophique, à savoir non pas l'établissement et l'examen d'un quelconque panorama des religions présentes objectivement dans notre milieu, mais bien notre rapport à celles qui nous affectent et à la manière dont elles le font. C'est pourquoi ce sont bien nos religions au sens où elles sont effectivement nôtres, présentes non pas simplement dans notre milieu social objectif, mais aussi en nous, et agissant en nous, que nous voulons prendre pour objets. Et cette étude n'est pas entreprise par quelque curiosité de nature scientifique, en vue de contribuer au savoir en général, mais elle vise à comprendre et à modifier éventuellement notre rapport à nos religions, en vue de notre recherche philosophique elle-même. Et c'est en ce sens qu'il s'agit bien d'un diagnostic philosophique.

Si nos religions avaient sur nous une influence suffisante pour empêcher ou freiner nos efforts de connaissance, et pour altérer notre conscience, la vraie méthode scientifique exigerait de les examiner, d'en reconnaître, sinon la vraie nature, du moins les effets sur nos capacités intellectuelles, de manière à les éliminer ou à les compenser. Et cette préoccupation n'est pas seulement celle de la philosophie au sens strict. Toutes les sciences, comprises notamment au sens moderne du terme, ont dû, particulièrement à leurs débuts, mener un véritable combat pour se dégager des préjugés religieux, dont principalement ceux qui étaient imposés par les églises chrétiennes. On voit très bien chez Giordano Bruno, par exemple, à quel point sa bataille acharnée pour défendre l'idée d'un univers ouvert, infini, contre le dogme aristotélicien d'un monde clos, fini, que les chrétiens jugeaient indispensable afin de défendre leur doctrine de la création, était inéluctable sur la voie que se frayait la conception de l'univers scientifique moderne. De même, il a fallu une longue lutte pour libérer peu à peu la nature des interventions divines surnaturelles, sous la forme des miracles. Car on voit bien que cette méthode d'explication des phénomènes étonnants par les miracles est incompatible avec la science, et qu'elle lui enlève même ses problèmes à la base, tandis que l'explication scientifique, à l'inverse, en expliquant naturellement les miracles, ne peut que les supprimer, puisqu'elle les rend de son point de vue normaux. Tant que le christianisme médiéval dominait et était tenu pour vrai, il interdisait, intellectuellement et institutionnellement, par la plume et l'épée, la naissance d'une conception naturelle de la nature. Cette interdiction touchait aussi bien l'objet de la connaissance que son sujet. Car non seulement la religion demandait de voir la nature comme venant d'un principe surnaturel, qui continuait à agir partout en elle, mais elle exigeait aussi que la vérité soit atteinte, ultimement, grâce à une révélation surnaturelle, et non par l'exercice de nos seules forces naturelles, l'intelligence et l'expérience. Or c'est d'abord contre le principe de la philosophie que valaient ces interdictions, en condamnant l'ambition que peut avoir un homme de ne rien admettre pour vrai dont il n'ait clairement perçu par lui-même et selon ses propres critères les raisons. Dans la mesure où une religion veut imposer une vérité prétendant éviter de passer par le crible de cette critique rationnelle, elle contredit à la philosophie, et la méthode de cette dernière demande de la rejeter. Mais la philosophie n'est pas qu'une attitude théorique, destinée à élaborer des savoirs sur toutes choses. Elle est également sagesse ou recherche de sagesse, c'est-à-dire un mode de vie fondé sur cette même exigence d'autonomie de l'esprit qui conduit à soumettre toute prétention de connaissance à sa critique. Ce n'est donc pas uniquement en tant que les religions peuvent vouloir imposer certaines visions du monde qui échapperaient au contrôle de notre raison ou de notre pouvoir propre de connaître, mais également dans la mesure où elles prescrivent des attitudes pratiques ou morales, qui peuvent contrarier la pratique de la sagesse ou les dispositions qu'elle requiert, que les religions s'avèrent néfastes du point de vue philosophique. Et c'est donc en fonction de ces effets qu'elles doivent être diagnostiquées. Non pas d'ailleurs qu'elles doivent à priori se révéler nuisibles en tout, ou toutes au même degré, puisque rien n'interdit à priori que certaines religions ne produisent, en partie du moins, des effets favorables à la philosophie. Plus qu'une entière connaissance objective des religions, ce diagnostic exige donc l'établissement d'une méthode pour repérer en nous-mêmes les religions et en détecter les divers effets sur notre pratique philosophique. Je dis repérer en nous les religions, parce qu'il est loin d'aller de soi qu'elles se présentent toujours avec la relative évidence d'une religion officielle, comme c'était largement le cas dans la lutte pour la science contre les églises chrétiennes. Au contraire, concrètement, une partie des religions qui agissent en nous agissent de manière plus cachée. Dans cette mesure, il s'agira également de redéfinir en fonction de nos propres intérêts philosophiques ce qu'il nous est utile d'entendre comme religion.

Position du problème

Dans l'Index des livres interdits de l'église catholique, on trouve les noms d'à peu près tous les philosophes de la modernité, Occam, Machiavel, Montaigne, Bruno, Bacon, Hobbes, Descartes, Pascal, Malebranche, Spinoza, Locke, Voltaire, Montesquieu, Berkeley, Hume, Rousseau, Diderot, Kant, et ainsi de suite, pour ne citer que quelques-uns des plus célèbres. S'il fallait retirer des programmes d'histoire de la philosophie de nos universités les philosophes interdits, cités nominalement ou plus globalement, par l'église catholique, il ne resterait plus rien de ce qui fait notre tradition philosophique. C'est là un témoignage impressionnant de la guerre âpre, incessante, que les philosophes ont dû soutenir contre les autorités religieuses pour se rendre indépendants de leur tutelle et développer une pensée plus libre. Mais, puisque notre philosophie a dû se constituer contre la religion dominante dans l'Occident médiéval et moderne, à savoir le christianisme, sous sa forme catholique en premier lieu, et secondairement sous ses variantes dans diverses sectes protestantes, quelles sont les résistances que cette religion oppose à la manière philosophique de penser ? Il y a certes d'abord la prétention (en soi fort peu chrétienne, au sens premier, et même opposée à l'enseignement du fondateur de cette religion) d'imposer la foi par tous les moyens, dont la contrainte la plus brutale, en interdisant toute autre forme de pensée différente. A soi seule, cette raison était déjà suffisante pour obliger les philosophes à se battre pour ouvrir l'espace intellectuel de liberté dont ils avaient besoin. Mais faut-il croire que si les églises chrétiennes avaient respecté la liberté de la foi, comme elles ont été peu à peu contraintes à le faire, cette opposition n'aurait pas eu lieu ? Ce qui est certain, c'est que, sans l'intolérance des églises, la confrontation n'aurait pas pris le tour violemment hostile et dramatique qui caractérise cette histoire. Chacun aurait pu mener librement ses recherches et arriver à ses propres conclusions, proches ou éloignées des doctrines chrétiennes. Et ne peut-on pas même imaginer que, dans ces conditions, lorsqu'une religion renonce à s'imposer par la force, il puisse arriver que les réflexions les plus libres viennent rejoindre l'enseignement religieux et le conforter par les nouvelles raisons qu'elles apportent ? Tout à l'inverse, il est vraisemblable que ce soit l'improbabilité de tels accords qui ait conduit à une méthode autoritaire visant à empêcher toute enquête libre sur les objets des dogmes religieux.

L'histoire confirme cette dernière hypothèse. Les philosophes supportaient d'autant plus mal le carcan religieux qu'ils s'y trouvaient non seulement à l'étroit, mais également enfermés dans un cercle d'absurdités. Il ne leur suffisait pas de lutter pour acquérir la liberté, qui leur importait certes au premier chef, mais il leur fallait également s'attaquer à un ensemble de dogmes qui leur paraissaient directement contraires à toute vérité et à toute disposition favorable à la reconnaissance de la vérité. Ces murailles d'absurdités qui formaient à leurs yeux la prison religieuse des esprits, c'est ce que les philosophes ont généralement dénoncé sous le nom de superstition, au point que l'association entre religion et superstition est devenue courante. Certes, cette dénonciation n'est pas nouvelle, et le catholicisme médiéval l'utilisait déjà lui-même à l'encontre des autres croyances, musulmanes, juives, païennes ou hérétiques, seulement il le faisait dans le but de caractériser non pas la religion comme telle, mais les fausses religions par opposition à la vraie.

Si l'on ne veut pas se contenter de comprendre les superstitions comme les absurdités des autres, comment les définir ?

En réalité, nous savons assez bien utiliser le terme dans la vie courante, et désigner les mille superstitions que nous remarquons autour de nous. Ce qui caractérise les superstitions ainsi observées au quotidien, c'est justement déjà leur multiplicité, leur grande diversité, ainsi que leur fréquence. Il semble qu'elles puissent prendre presque toutes les formes et fluctuer à l'infini, quoiqu'il y en ait de plus courantes. Ceux que nous considérons comme particulièrement superstitieux ne se contentent généralement pas d'une seule superstition, mais ils les accumulent, les varient, en changent, en inventent de nouvelles ou de nouvelles espèces des anciennes. A côté de vénérables superstitions qui semblent traverser les âges, il en est beaucoup d'autres qui naissent, changent et disparaissent selon la mode, reviennent à l'improviste, prennent un visage futuriste ou ancien. Elles se répandent sur des sociétés entières, affectent plutôt certains milieux seulement, certaines générations, ou sont même très locales ou individuelles. Elles apparaissent souvent au premier coup d'œil comme des absurdités à ceux qui ne les adoptent pas, et elles sont l'objet des croyances les plus fermes pour leurs adeptes. Parfois, elles peuvent donner lieu à des justifications alambiquées, parfois elles sont seulement l'objet d'une croyance naïve qui trouve son argument le plus persuasif dans le fait qu'elle n'a pas de raisons autres que cette simple persuasion, éprouvée comme purement intuitive ou instinctive.

Cette diversité presque infinie des superstitions n'empêche pas qu'elles soient très homogènes dans leur principe, et peut-être même qu'il soit possible de trouver un principe ou mécanisme unique de la superstition pour rendre compte de son caractère foncièrement multiforme et versatile. A observer les superstitions les plus courantes, il est évident qu'elles sont des inventions fantaisistes de l'imagination, dans son exercice le plus libre. A partir de quelques associations d'idées, l'esprit croit reconnaître des enchaînements de causes et d'effets, des pouvoirs, des influences de toutes sortes. Les mains sont marquées de lignes assez évidentes, dont l'enchevêtrement peut faire penser à quelque signe ou écriture mystérieuse, et aussitôt il est admis qu'il s'agit bien d'une telle sorte d'écriture donnée à déchiffrer. Et comme il va de soi que personne n'a jamais été vu en train de tracer les symboles de cette étrange écriture sur les mains des hommes, il faut que cela se soit produit par un être invisible, capable d'opérer de l'intérieur même du corps. Ce sera peut-être ma propre âme qui aura trouvé ce moyen d'exprimer quelque profond savoir d'elle-même qui m'échappe, ou un autre esprit, à l'œuvre dans la génération et la croissance des hommes. Et par une série d'associations du même genre, c'est tout un art de déchiffrer ces lignes qui va apparaître. De même, les astres forment des configurations qui ont l'air d'être des signes, surtout si de plus, on n'a pas de connaissance de ce qu'ils sont vraiment dans leur réalité physique, mais qu'on les imagine disposés arbitrairement sur la voûte céleste. Et ils donnent lieu eux aussi à des arts de déchiffrement tout aussi fantaisistes, grâce auxquels on imagine pouvoir découvrir les savoirs cachés d'esprits supérieurs à propos de ce qui nous intéresse, comme notre avenir. Ou l'on constate que, parmi les événements qui nous arrivent apparemment au hasard, c'est-à-dire sans que nous sachions pourquoi ils sont arrivés à tel moment et en tel lieu, à l'avantage ou au désavantage de telle personne, il y a parfois d'étonnantes régularités partielles, et que certains individus paraissent avoir plus de chance, et d'autres de malchance, on imagine que le hasard est une puissance qui doit pouvoir être influencée comme telle, et l'on attribue à certains objets ou rites une opération mystérieuse capable de modifier la fortune, et l'on se munit de tel porte-bonheur, ou l'on accomplit tels rites avant les actions risquées pour s'attirer ses faveurs. Ou encore, s'il arrive un malheur, c'est un coup analogue à l'effet d'une agression, et, puisqu'on n'a pas vu l'agresseur, c'est qu'il est invisible. Et comme nos ennemis ont généralement des raisons de ne pas nous aimer, qu'ils se vengent du tort que nous leur avons fait, il faut que nous lui ayons déplu, et il s'agit de nous réconcilier, par des rites, des offrandes, des promesses ; il nous faut éviter de faire ce qui l'irrite, ne pas tuer tel animal, son protégé, ne pas prononcer tel mot, ne pas regarder telle chose, ne pas porter tel vêtement, ne pas faire tel geste, et ainsi de suite, à mesure que la fantaisie nous inspire dans ces spéculations délirantes.

Quel contrôle le superstitieux a-t-il pour trier parmi toutes ses fantaisies celles qui pourraient correspondre à la réalité et qu'il lui faut retenir ? Presque aucun. Les observations concrètes sur lesquelles reposent ces imaginations sont trop embrouillées, contiennent trop peu d'éléments clairement distingués, les explications fantaisistes s'y mêlent trop immédiatement, et sont elles-mêmes trop peu régulières pour donner prise à une vérification, elles recourent à des causes, à des influences elles-mêmes très mystérieuses, et dont l'opération dépend de mille circonstances à leur tour inconnues. Ainsi, imaginant que les nuages et la pluie dépendent d'une puissance capable de se laisser charmer par des danses, on accomplit les rites, avec le soin dont on est capable. Mais il ne pleut toujours pas. C'est donc que le rite était peut-être mal accompli, ou que pour quelque raison, il n'agréait pas aux puissances de la pluie, elles-mêmes capricieuses. Souvent l'événement lui-même supposé résulter de l'opération magique du superstitieux n'est pas bien défini non plus. On connaît l'art des prêtres de l'Antiquité, qui formulaient des oracles ambigus, que des événements divers et même contraires pouvaient apparemment vérifier. Le superstitieux peut donc à tout moment croire voir se confirmer ou non sa croyance, la garder, la rejeter ou la modifier en conséquence, toujours pour des raisons aussi futiles que celles qui l'avaient engendrée. Et ainsi les superstitions prolifèrent de par leur nature même.

Dans cette agitation d'une imagination débridée, un trait semble se présenter de manière assez constante. Les superstitions ne viennent pas s'ajouter directement aux savoirs pratiques efficaces, pour leur faire concurrence, du moins dans la conscience du superstitieux. Ce qu'il sait faire par des moyens naturels, il le comprend naturellement aussi, et ne se soucie pas de lui chercher des causes fantaisistes. Le chasseur procède régulièrement et avec assurance, se fondant sur son savoir pratique, pour construire ses pièges, et même pour les poser ; c'est ensuite, éventuellement, qu'il recourt à des pratiques superstitieuses ou magiques pour attirer le lièvre dans ses pièges, lorsque cela dépasse son habileté naturelle. Et même si, pour produire cet effet magique, il donne à son piège quelque forme spécifique, c'est encore un ajout fait de manière à ne pas abolir le fonctionnement technique du piège. La superstition, comme la magie qui n'en est que la partie active, apparaît donc comme une tentative d'accéder à ce qui dépasse nos forces effectives. Ainsi, le plus puissant impose physiquement sa volonté au plus faible, qui, faute de mieux, réplique en lui jetant un sort. Les deux façons d'agir ont des principes différents. L'une met en œuvre des forces physiques, dont l'opération assurée est connue par l'expérience. L'autre recourt à l'opération de l'imagination pour tenter d'accéder à des principes inconnus, foncièrement mystérieux, cachés derrière la nature pour ainsi dire, et inaccessibles au savoir pratique. En recourant aux analogies qu'elle peut projeter de tous côtés, l'imagination tente de rejoindre derrière les choses, ou enfouie en elles, quelque puissance analogue à elle, de telle manière que, grâce à cette parenté, elle puisse communiquer avec elle, la deviner et peut-être l'influencer, notamment en commençant par lui obéir. C'est pourquoi, de toutes sortes de façons, les puissances auxquelles se réfèrent les superstitions prennent la forme d'esprits qui agiraient dans la nature ou dans certaines de ses parties à la façon dont on suppose habituellement que notre âme agit sur notre corps, par une sorte de force immédiate de la volonté, c'est-à-dire de la pensée et des passions. C'est pourquoi le superstitieux communique avec ces forces comme on le fait avec d'autres êtres doués d'esprit, par des signes, des gestes, des paroles, des attitudes et toute une rhétorique et une conduite destinées à influer sur les passions. On écoute, on devine, on prie, on menace, on obéit, on attire l'attention sur soi, on flatte, on se fait discret lorsqu'il s'agit de se faire oublier, on donne sa foi, et ainsi de suite. Cela ne signifie pas d'ailleurs que toutes ces puissances soient des esprits entiers comme celui des hommes. Parfois, elles n'en ont que quelques qualités, comme telle amulette dont la puissance invisible et finalement spirituelle se borne à vouloir protéger constamment son maître ou possesseur.

Nommons donc, en ce sens, superstition toute croyance imaginaire à l'existence de puissances invisibles dans la nature, d'ordre spirituel en dehors des animaux qui leur servent de modèles , avec lesquelles les hommes sont en contact ou peuvent entrer en communication par des moyens convenables à la communication des esprits.

Les superstitions peuvent être relativement spontanées, et varier directement en fonction du travail de l'imagination d'un individu ou de la manière dont elles circulent plus ou moins librement dans des groupes. Elles peuvent également être élaborées et institutionnalisées à divers degrés, réglées et imposées à des sociétés sous l'autorité de castes ayant la fonction de leur donner un statut plus uniforme et stable. C'est ainsi qu'elles peuvent composer des systèmes doués d'une certaine cohérence extérieure, qu'elles peuvent composer des traditions, et recevoir des formes concertées.

Ceci dit, nous voyons combien les philosophes ont raison de dénoncer comme superstitieuses les religions qui dans notre civilisation ont cherché à maintenir leur pensée enfermée dans leurs cadres. Car le principe des trois religions monothéistes qui se sont implantées en Occident est précisément celui de la superstition, qu'elles ont même tout à fait systématisé. En effet, par la réduction de toutes les puissances occultes à un seul esprit tout puissant, qui non seulement agit à sa guise dans la nature, mais a créé lui-même le monde et le tient dans sa totalité, même dans son existence, sous sa domination absolue, le principe de la superstition a été à la fois entièrement unifié et porté à son plus haut degré, vu que dans cette conception non seulement chaque élément de la nature, mais celle-ci en son entier tombe sous le pouvoir d'un esprit surnaturel. De cette manière, en théorie du moins, le plus haut moyen d'action de l'homme réside dans sa communication avec cette toute-puissance spirituelle, et tous les autres moyens y sont subordonnés. Dans ces conditions, il n'y a plus pour l'homme de salut du tout hors de celui qui peut lui venir de cet esprit suprême. Ainsi, non seulement la religion assure la présence de la superstition et en règle les formes, mais elle lui soumet encore tout sans plus admettre aucun principe indépendant à côté d'elle.

Les trois éléments principaux de ce système superstitieux sont la conception d'un Dieu tout-puissant, créateur du monde et des hommes, et gouvernant le monde par sa providence ; la révélation de la seule vérité absolue à laquelle il nous permette d'accéder par l'intermédiaire de prophètes, c'est-à-dire de façon surnaturelle, et non selon l'exercice de notre raison ou de nos facultés naturelles de connaître ; et les miracles par lesquels il interrompt provisoirement l'ordre normal qu'il a fixé aux événements naturels, afin d'en faire des signes remarquables au travers desquels il se manifeste pour nous imposer la reconnaissance de sa toute-puissance. Par le jeu de ces trois éléments, la superstition est unifiée, élevée à son plus haut degré d'élaboration, posée comme l'unique façon de connaître la vérité et de régler l'action conformément à elle, c'est-à-dire que le système superstitieux se pose comme le procédé par excellence pour éliminer la concurrence à la fois des autres superstitions et des méthodes de connaissance non superstitieuses. Étant donné qu'il n'y a qu'un seul Dieu qui concentre en lui toute la puissance, toute superstition doit se rapporter à lui seul, car tous les autres esprits ou sont déclarés non existants ou ne peuvent exister et agir que sous l'autorité entière du seul Dieu, seul créateur et maître ultime de tout ce qui est. Vu que la révélation surnaturelle est la seule source ultime du vrai savoir, toute recherche de connaissance que les hommes peuvent entreprendre par eux-mêmes est ou vaine ou totalement encadrée par la vérité révélée, et toutes les raisons de contester cette dernière sont illusoires, en tant qu'elles ne proviennent pas de la seule source vraie de la connaissance ; et entre autres, tout comportement prétendant se justifier par des raisons conduisant à des préceptes différents ou opposés aux impératifs moraux révélés dévie de la seule conduite juste, menant au salut, et c'est pourquoi il est condamné par Dieu, et éventuellement (quoique non nécessairement) condamnable et punissable par les fidèles du vrai Dieu. Enfin, comme lieu des miracles, la nature doit être examinée avec un esprit superstitieux, pour rapporter tout ce qui s'y présente de remarquable et de mystérieux comme des signes de l'esprit divin, quoique non plus, comme nous l'avons vu, de n'importe lequel de ceux que l'imagination peut librement inventer, mais du seul véritable, de sorte qu'il faut considérer comme une preuve de perversion l'attitude de ceux qui, ou bien y cherchent le lieu d'invention de nouvelles superstitions, ou bien, pire encore, tentent de les ramener au principe de leur propre raison, pour tenter d'entrer partout dans un régime normal avec la nature, et de la traiter selon notre sagesse pratique humaine, le comble de la perversion étant justement de vouloir devenir comme maître de la nature, de l'intérieur même de celle-ci, et de restreindre du même coup le champ de la superstition. Les deux ennemis principaux d'un tel système sont donc, d'un côté les autres superstitions indépendantes, et de l'autre la philosophie, c'est-à-dire l'attitude de recherche autonome de la connaissance par l'homme naturel, si l'on peut dire, ainsi que de l'autonomie de l'action, dont il n'y a à répondre ultimement que devant le seul esprit humain. Le premier genre d'ennemis ne peut jamais être abattu définitivement, parce que l'imagination superstitieuse produit sans cesse, mais il peut être contrôlé, si l'on canalise l'imagination en lui laissant suffisamment de champ grâce à un très large filet destiné à ramener progressivement ses inventions à la superstition unique. C'est ainsi qu'on peut laisser se développer, voire encourager un culte des saints et une crainte des démons, c'est-à-dire la croyance en des esprits fantaisistes anthropomorphes de toute sorte, mais redéfinis toujours comme des esprits eux-mêmes soumis au seul vrai. En revanche, l'attitude philosophique comme telle est franchement opposée au système superstitieux au niveau le plus fondamental, parce qu'il est déjà contraire à la superstition même.

Mais est-il certain que l'opposition entre la superstition et la philosophie soit totale et définitive ? Car est-il absurde à priori de faire l'hypothèse que tel phénomène inexpliqué dépende d'une puissance analogue à celle d'un esprit ? L'idée d'esprit, en elle-même, n'est pas absurde, quoiqu'elle puisse prendre bien des formes dont certaines le sont. N'avons-nous pas l'expérience en nous-mêmes, et dans d'autres êtres analogues à nous, les hommes et les autres animaux, que des pensées, des sentiments, conduisent à des actions physiques ? Et ne savons-nous pas par expérience que nous pouvons agir sur de tels êtres par des signes ? Je crie un ordre à un chien dressé, et il le comprend, puisqu'il l'exécute. Et lui-même m'exprime des sentiments, et me donne parfois une information (en aboyant pour annoncer l'arrivée de quelqu'un, par exemple), par des signes. Or ce que nous tenons pour superstition, n'est-ce pas l'usage de cette hypothèse dans un domaine plus large que celui de son application habituelle ? Pourquoi ne verrais-je pas, comme le poète, les plantes exprimer leur joie dans leurs fleurs, la mer me rire en m'envoyant ses vagues au soleil, les nuages paresser en jouissant d'un déplacement doux, comme nous le faisons dans une barque, et ainsi de suite ? Ou plutôt, pourquoi refuserais-je de considérer les inventions des poètes comme des hypothèses plausibles sur la réalité des choses ?

Insistons pourtant sur la différence entre le poète et le superstitieux, l'un sachant très bien qu'il utilise son imagination pour produire des fictions, et l'autre prenant ses propres fictions pour des réalités. Les limites de la poésie sont plus larges que celles de la science, au sens large. Pourvu qu'une chose soit possible, et très vaguement plausible, elle est un moyen adéquat de la poésie. Au contraire, il faut à la science la considération de la probabilité que quelque chose existe réellement pour en faire l'objet d'une connaissance. L'exigence concernant la possibilité elle-même est différente. Pour le poète, il suffit souvent que ses inventions aient quelque apparence de réalité si l'on ne tient pas compte de quantité de choses qu'on sait exclure de notre réalité les scènes poétiques, et c'est même l'attitude qui est demandée du lecteur, comme une sorte de jeu provisoire. Au contraire, la science réclame qu'on ne tienne pour réellement possible que ce qui est compatible avec tout ce que nous connaissons de la réalité. Or la superstition se satisfait des libertés de la poésie dans l'invention imaginaire, mais prétend pourtant à la science lorsqu'il s'agit de juger de leur réalité. Cette attitude est donc elle-même contradictoire, en unissant deux attitudes qui s'excluent, et elle n'est possible que dans la mesure où le superstitieux demeure inconscient, naïvement ou de mauvaise foi, du passage incessant qu'il accomplit entre deux attitudes incompatibles. C'est évidemment une manière de penser opposée à celle du philosophe, qui exige, elle, la critique de ses propres mouvements de pensée, et donc la réflexion lucide.

Notons aussi que toutes les inventions de la superstition ne sont pas absurdes au même degré, et que certaines ont une vague plausibilité, alors que d'autres sont entièrement contradictoires. Plus un être a de ressemblance avec ceux qui manifestent de l'esprit, c'est-à-dire l'aptitude à comprendre et à utiliser des signes, plus il est raisonnable aussi de faire l'hypothèse qu'il soit doué d'un esprit. Mais cela implique également que la notion d'esprit que nous avons formée à partir des êtres qui en apparaissent comme concrètement doués dans notre expérience, soit bien compatible avec les êtres que nous en supposons doués. Or, lorsqu'il faut transformer cette notion au point de la rendre contradictoire, la superstition est tout à fait absurde, non seulement dans son attitude, mais dans l'objet même de ses croyances envisagé comme tel. C'est le cas par exemple si l'on suppose un esprit parfait, tout puissant, et qu'on lui attribue néanmoins des propriétés, des affections et des actions qui contredisent cette perfection et cette toute-puissance. C'est le cas également si l'on suppose un esprit totalement incorporel, et qu'il conserve pourtant certaines propriétés impliquant la corporéité. Bref, même en examinant les superstitions sous la forme d'hypothèses, il y a de nombreux cas où elles peuvent être démontrées inconsistantes et absurdes comme telles, et non seulement invraisemblables. Mais, quoi qu'il en soit, nous avons vu déjà que l'attitude superstitieuse était en elle-même contradictoire et entièrement incompatible avec l'attitude philosophique, même si concrètement, certains peuvent osciller entre les deux attitudes, ce qui implique bien sûr qu'ils restent empêchés dans cette mesure dans leur développement philosophique. Il fait donc essentiellement partie de la pratique philosophique d'examiner les tendances superstitieuses qui agissent en nous, et de les contrecarrer.

Si les superstitions consistaient en des idées particulières, distinctes et se proposant à l'esprit comme des objets qu'il peut choisir de croire ou non, pour les conserver simplement aussi longtemps qu'il le veut, et en changer aussi à son gré, elles ne représenteraient pas un obstacle très grave à la philosophie, puisqu'il suffirait de les abandonner pour être délivré de la superstition. La rapidité avec laquelle les idées superstitieuses peuvent varier chez les gens, lorsqu'elles sont laissées pour ainsi dire à leur mouvement spontané, peut faire croire que les choses se passeraient ainsi. En réalité, en passant d'une superstition à l'autre, le superstitieux conserve une attitude identique, comme nous l'avons vu, et c'est celle-ci qui le caractérise. Il y a en lui une habitude spécifique de résoudre un certain type de problèmes qui reste constante sous le mouvement des solutions données à tour de rôle. Et cette habitude a elle-même sa propre inertie, de sorte qu'elle résiste à toute transformation par une discipline différente, scientifique ou philosophique. Autrement dit, si les doctrines superstitieuses sont contraires à la philosophie, c'est d'abord dans la mesure où elles résultent d'un certain mode de construction, et qu'en en appelant à la croyance arbitraire, au plaisir imaginaire du mystère, elles contribuent à implanter les attitudes correspondantes, à les renforcer, et par conséquent à augmenter la force de résistance à l'approche philosophique. C'est la raison pour laquelle la philosophie peut s'allier à la poésie, mais non à la superstition, même si dans certains cas, les imaginations envisagées peuvent être analogues en surface.

Toutefois, la guerre entre la religion et la philosophie dans l'Occident chrétien n'aurait certainement pas été aussi acharnée si la croyance superstitieuse avait été libre, soit parce que les superstitions auraient été abandonnées à leur fluctuation spontanée, soit parce que le système de la superstition amené à son plus haut degré aurait été proposé comme facultatif. Il est vrai que la nature de ce système ne conviait pas à une telle tolérance, puisque ce qu'il affirme, c'est justement le fait que toute connaissance repose ultimement sur la superstition, ce qui en soi est peu favorable à l'idée que néanmoins d'autres méthodes sont possibles ou doivent être acceptées en pratique. Cependant, à la limite, il n'est pas impossible de traiter ce système comme une forme d'hypothèse faisant simplement concurrence à d'autres, éligibles également. Et c'est la façon dont ont tenté de l'envisager plusieurs penseurs de la modernité. Mais ce procédé même constituait un acte de guerre dans la situation réelle, où précisément, l'appel à la croyance de la part des autorités religieuses était renforcé par une obligation de croire imposée par la contrainte. Or, si cette contrainte n'est pas nécessairement liée à la superstition comme telle, faut-il la comprendre comme appartenant davantage à la religion proprement dite ? Et puisque, dans l'exemple de notre propre histoire occidentale, nous voyons se conjuguer l'effort de systématisation de la superstition avec l'ambition de l'imposer par la force si nécessaire, faudrait-il voir dans ce double mouvement orienté dans un même sens général un trait de la religion par quoi celle-ci se distinguerait de la simple superstition ?

Nous avons examiné les superstitions à partir de la constatation que la philosophie moderne s'était développée dans une guerre contre les religions dominantes de l'Occident, qui ont été dénoncées comme des formes de superstition. Mais nous avons vite remarqué que l'identification entre la religion et la superstition ne pouvait pas être entière, vu que les superstitions représentent un phénomène très multiple, dont les manifestations les plus habituelles débordent très largement les cadres des religions, même si celles-ci tentent éventuellement de les contrôler. Il faut donc découvrir les traits distinctifs de la religion par rapport à la pure superstition, ramenée à ce qui lui est propre. Et il paraît alors naturel de concevoir la religion comme n'étant pas seulement la superstition, en général, mais encore un mode spécifique de celle-ci ou une façon particulière de se rapporter à elle.

Vu son caractère extrêmement fluctuant, avec la succession irrégulière d'actes de croyance prononcés et de doutes, la superstition sous sa forme spontanée se prête mal à une quelconque forme d'organisation de l'opinion, et encore moins à son imposition autoritaire. Pour y arriver, il faut que la superstition se soit plus ou moins stabilisée, ce qui est difficile à accomplir au milieu du mouvement incessant des inventions superstitieuses qui emporte chacune d'entre elles. Il faut donc les unir dans des systèmes doués d'une certaine cohérence superficielle grâce à laquelle plusieurs croyances puissent apparaître solidaires et s'appuyer réciproquement. C'est ce qu'on trouve dans les mythologies, où les histoires et les divers dieux se relient les uns aux autres d'une façon assez lâche, mais dont l'ensemble semble présenter une sorte d'unité ; et c'est ce qu'on voit également dans des doctrines superstitieuses traditionnelles, comme l'astrologie et divers arts divinatoires. Dans ces cas, les systèmes peuvent être plus ou moins étendus pour rassembler un grand nombre de pratiques superstitieuses ou satisfaire un large champ de désirs orientés vers les solutions de la superstition, ou au contraire, ils peuvent demeurer plus sectoriels. De même, ils peuvent différer par le degré de cohérence ou de rigidité de leur système. Il est plausible que plus un système superstitieux est à la fois étendu et rigide, plus il puisse se poser comme définitif et inciter à la fois à l'intolérance et à l'imposition par la contrainte.

Ne pourrait-on voir dans cette systématisation plus ou moins poussée, et dans l'entreprise correspondante de soumettre l'opinion à la superstition ainsi préparée, ce qui caractérise la religion ? Nous hésiterions en effet à nommer religion une croyance unique et momentanée, ou un ensemble de croyances très connectées mais entièrement facultatives. Au contraire, une organisation de croyances et de pratiques qui se perpétue dans un groupe humain, englobe une grande part de ses intérêts et, sans être nécessairement imposé par la contrainte, est néanmoins insinuée avec une certaine insistance et autorité, à laquelle les individus se plient généralement, nous semble bien correspondre à ce que nous entendons par une religion. Ainsi, la confiance dans un porte-bonheur, la croyance que le fait de se lever du pied gauche est un mauvais signe, et mille autres imaginations superstitieuses isolées, ne font sûrement pas une religion, tant qu'elles ne font pas partie d'un système plus complexe. De même, l'astrologie, bien qu'elle puisse se présenter sous la forme de systèmes très élaborés, n'est guère par elle-même une religion, tant qu'elle ne touche que certains aspects limités de la vie de ses adeptes. En revanche, là où une doctrine prétend régir la plupart des aspects de la vie humaine, se maintient dans une société, entraîne des pratiques spécifiques, des rites, des cultes, nous n'hésitons plus à y voir une religion, surtout si de plus une classe d'hommes est consacrée à cultiver cet ensemble de croyances et les pratiques correspondantes, à en tisser le système explicatif, et à en assurer l'autorité, même si la présence d'une caste de prêtres à strictement parler n'est pas indispensable. L'existence d'une telle caste peut pourtant modifier fortement le caractère de la religion de ce point de vue, et l'idée que celle-ci est en réalité le moyen d'assurer le pouvoir des prêtres dans une société a représenté un thème courant de la critique de la religion chez les philosophes de l'époque moderne.

La religion pourrait-elle donc se définir efficacement comme une superstition systématisée, stabilisée, et s'imposant à une communauté par la pression de l'opinion ou par divers moyens de contrainte ? Cette définition correspondrait assez bien à de nombreuses religions, et notamment à celles qui ont dominé en Occident. Elle s'accorde aussi avec une représentation très populaire des religions comme comportant nécessairement la croyance en des dieux (qu'il s'agisse d'un seul dieu ou de plusieurs, de démons, de puissances spirituelles dans la nature, etc.), ainsi que des cultes voués à ces divinités ou des rites destinés à communiquer avec elles. Mais elle obligerait à exclure en revanche de la sphère religieuse d'autres religions généralement reconnues comme telles. Ainsi, diverses formes du bouddhisme, du jaïnisme, du confucianisme ou du taoïsme ne peuvent certainement pas entrer dans la définition que nous avons donnée de la superstition. Car si la superstition se caractérise par le fait qu'on attribue des qualités mentales à des puissances sur lesquelles on aimerait pouvoir agir par l'intermédiaire de signes ou de moyens psychologiques, bref par la reconnaissance de dieux en un sens large, il semble que le bouddhisme, par exemple, dans sa conception la plus authentique du moins, soit une religion athée, dans laquelle il ne s'agit pas du tout de rechercher le secours de dieux, mais d'opérer sur soi-même afin de se libérer de ses illusions, parmi lesquelles celles qui font les superstitions.

Toutefois le problème posé par l'existence de religions sans dieux telles que le bouddhisme ne se résoudrait-il pas par la constatation que, si dans une telle religion l'aspect de la superstition n'est pas présent dans la mesure où il ne s'agit pas d'entrer en contact avec des esprits pour agir sur eux et à travers eux, la concentration sur l'esprit reste pourtant essentielle sous une autre forme, puisqu'il s'agit de mettre en œuvre son propre esprit afin de lui permettre de se transformer lui-même et de lui faire atteindre un état dans lequel il se soit en quelque sorte délivré du monde ou de tout attachement au monde ? N'entrant plus dans la superstition, une telle religion se situerait malgré tout dans la dimension spirituelle, c'est-à-dire dans l'ordre d'un travail de l'esprit sur lui-même pour s'accomplir comme esprit. Et l'on pourrait se demander s'il n'y a pas dans toute religion, non pas nécessairement de la superstition, mais bien une quelconque forme de spiritualité dans ce sens. Car si le superstitieux est en contact avec des esprits extérieurs, non humains, n'est-ce pas également avant tout en tant qu'il est lui-même esprit qu'il peut communiquer avec eux ? Et l'attention à cette communication des esprits ne tend-elle pas à placer le religieux dans une dimension spirituelle, exigeant de lui un souci de son propre esprit, un soin de sa vie spirituelle, demandant un contrôle ou une purification ? Il ne fait aucun doute que, dans le christianisme, par exemple, cette attention à la vie de l'esprit représente l'un des aspects essentiels de la relation des fidèles avec l'esprit absolu ou Dieu. Dans ces conditions, ne pourrait-on faire l'hypothèse que ce qui importe avant tout dans les religions, ce n'est pas la superstition, mais la spiritualité ? Bref, ne pourrait-on définir les religions comme représentant les formes de la spiritualité ? Dans certaines, l'esprit se cultiverait en lui-même, sans référence à aucun esprit extérieur, tandis que dans d'autres la croyance en l'existence d'autres esprits représenterait simplement un aspect, contingent par rapport à la nature générale de la religion, de la spiritualité, qui en constituerait le trait essentiel. Une telle idée rejoindrait une habitude fréquente d'associer les deux termes de spiritualité et de religion, et de considérer que le souci d'un développement spirituel se situe dans le cadre d'une vie religieuse.

Si tel était bien le cas, il faudrait d'une part qu'on trouve cette dimension spirituelle dans toute religion, et d'autre part qu'on ne la découvre pas en dehors des religions. Mais est-il bien vrai que, dans le cas de religions telles que le bouddhisme, la voie suivie pour parvenir à la perfection ou libération visée soit vraiment spirituelle ? Il ne fait aucun doute que nombre d'exercices ne soient de caractère psychologique ou spirituel en un sens assez large, consistant par exemple en pratiques de méditation et de contrôle de ses sentiments. Mais ne comportent-ils pas également des exercices physiques destinés à modifier aussi bien le corps ? Et surtout, l'opposition entre le corps et l'esprit est-elle pertinente pour comprendre non seulement des pratiques qui lient intimement les démarches corporelles et spirituelles, mais également pour comprendre leur but, lorsqu'il s'agit de se délivrer de l'esclavage aussi bien d'un esprit que d'un corps (si l'on tient à l'exprimer sous cette forme duelle) ? Si l'on considère d'autre part le mysticisme, par exemple, comme l'une des formes extrêmes de la vie spirituelle, il est loin d'être évident qu'il soit essentiellement lié à une religion. On sait bien que les mystiques chrétiens ont généralement posé de grands problèmes aux autorités religieuses, qui les ont souvent considérés comme hérétiques ou ayant de fortes tendances à l'être. Et d'autre part, certains mystiques, comme Bataille, se placent explicitement hors de toute religion.

Certes le sens de spiritualité est assez vague, et il est difficile d'en définir l'application de manière précise. Néanmoins, la référence à l'esprit, à son tour un terme vague, reste assez constante dans son usage. Or, tant que l'esprit signifie la capacité chez quelques espèces d'animaux évoluées de manifester une certaine forme de conscience caractérisée soit par l'aptitude à comprendre et à utiliser des signes arbitraires ou symboles, soit par la capacité d'atteindre un état de conscience résultant d'un dépassement de la connaissance symbolique, il est relativement facile d'en constater objectivement la présence dans la nature et de s'entendre sur le sens du terme. Le fait qu'un vivant manifeste de l'esprit ne signifie pas du tout qu'il doive avoir en lui quelque substance indépendante de son corps. En revanche, la croyance en l'existence d'esprits sans corps implique une notion dénuée de l'évidence de la précédente, voire absurde dès qu'elle implique d'une manière ou de l'autre, comme c'est presque toujours le cas, la corporéité qu'elle prétendait évacuer. Par conséquent, si la spiritualité signifie la culture de son esprit conçu comme l'aptitude à connaître que nous avons décrite, il faut comprendre par là toute formation permettant à l'individu de mieux connaître et de mieux maîtriser sa connaissance, du point de vue de la science, de la philosophie, de l'esthétique, ou par toute discipline pratiquée consciemment par un être raisonnable. Mais l'usage du terme est souvent restreint pour signifier une recherche correspondant davantage à l'idée non seulement d'une différence radicale entre l'esprit et le corps, mais également d'une opposition entre eux. En ce sens, il s'agit de se dégager du corps et de le réduire à un instrument docile pour un esprit vivant de plus en plus d'une vie à peu près indépendante. Il n'est pas exclu alors qu'une telle conception de la spiritualité ne comporte un aspect de superstition, dans la mesure où elle implique également la croyance en un esprit incorporel concret, souvent en relation avec une sorte de pur monde de l'esprit, conçu comme supérieur au monde matériel, et d'une nature apparentée à celle des dieux de la superstition. Dans ce sens, la spiritualité s'oppose au matérialisme, entendu à son tour à la fois comme signifiant une insistance sur notre nature matérielle, et comme désignant une orientation vers les aspects les plus grossiers en l'homme, liés à la vie animale inférieure et aux besoins spécifiques du corps, une fois celui-ci séparé en principe de l'esprit. C'est ainsi qu'on entend couramment la spiritualité pour désigner la recherche d'une vie plus noble, de sentiments plus éthérés, nous élevant comme au-dessus du monde matériel et de notre corps, soit qu'on interprète cette recherche comme une forme de religiosité, soit qu'on l'affirme comme indépendante de toute religion au contraire.

Dans son sens large, ne supposant pas l'existence d'un esprit d'une nature différente du corps, la spiritualité ne s'oppose pas à la philosophie, ni même à toute forme de science. La recherche du savoir, sous toutes ses formes, et notamment les plus exigeantes d'entre elles, comme lorsqu'il s'agit de découvrir les lois de l'univers, contribue certainement à ce développement de l'esprit qui est le but de la spiritualité ainsi comprise. Il est vrai que, face à la stricte entreprise scientifique, dans le sens moderne du terme, une objection peut être faite, parce que le type de savoir recherché et les facultés intellectuelles mises en œuvre peuvent être jugés partiels par rapport à toutes les puissances spirituelles dont nous sommes capables. Certains aspects, éthiques et esthétiques notamment, peuvent paraître, sinon absents, du moins peu développés pour eux-mêmes dans les sciences. En revanche, l'objection ne vaut plus du tout face à la philosophie, comprise en son sens traditionnel, comme sagesse et recherche de la sagesse, développant l'activité humaine dans toutes ses dimensions, notamment sous l'aspect des activités de l'esprit envisagées également dans leur caractère pratique, et en rapport avec la discipline par laquelle l'homme peut se perfectionner lui-même. En ce sens, il faudrait même dire que la vraie spiritualité, c'est la philosophie. En revanche, lorsque la spiritualité est comprise comme supposant la distinction réelle de l'esprit et du corps, et visant à un développement autonome de l'esprit, dégagé du corps, ce présupposé ne peut pas se soustraire à la critique dans une perspective philosophique, et il ne peut donc définir sans le restreindre indûment le type d'activité intellectuelle ou spirituelle qui la caractérise. On pourrait même montrer, comme pour la superstition, que dans ces conditions, le présupposé de cette distinction de l'esprit et du corps et de la valeur supérieure du premier est contraire à la philosophie, et ne représente pas même une hypothèse qu'elle puisse envisager objectivement. En effet, dans la mesure où une telle conception renferme déjà l'activité de l'esprit dans une sphère arbitrairement restreinte, elle contredit à la liberté philosophique — ce qui ne signifie pas d'ailleurs que l'hypothèse de la distinction entre l'esprit et le corps ne puisse être étudiée aussi philosophiquement.

Bref, il semble que, pas plus que la superstition, la spiritualité, dans l'un ou l'autre sens, ne représente une propriété essentielle de la religion, toutes deux pouvant s'appeler, se concilier ou s'opposer selon les cas.

Ce qui distingue pourtant la spiritualité non religieuse de celle qui se trouve encadrée par une religion, n'est-ce pas que la première peut en principe expérimenter librement, tenter des hypothèses dans le domaine de la science, interpréter sans s'astreindre à des présupposés obligatoires ce qui se vit dans les exercices de modification de sa conscience, alors que ce n'est pas le cas de la spiritualité religieuse, qui ne doit jamais sortir du cadre des dogmes de sa religion ? Il semble que la spiritualité libre permette de toucher à tout, et d'explorer tout le champ du possible dans le domaine des expériences spirituelles, en restant ouverte à tout ce qui peut se présenter, y compris le retournement de tous les sens que décrivent les mystiques. Au contraire, la spiritualité religieuse est astreinte à ne pas toucher à certaines croyances et à restreindre son champ d'expérience plutôt que de risquer d'affecter la révélation religieuse.

Or cette interdiction de toucher à certaines choses semble justement caractéristique des religions, qui définissent ce qui doit rester intact, voire à l'abri des regards et de la connaissance. Ces choses non disponibles sont généralement nommées sacrées. On trouve mises dans cette catégorie par les diverses religions toute sorte de choses, des objets fabriqués, des êtres naturels ou surnaturels, des animaux, des symboles, des textes, des lois ou coutumes, des rites, voire des personnes. Ce qui est déclaré sacré est soustrait à l'usage normal de la vie courante, réservé au culte, astreint à des règles de manipulation définissant souvent non seulement la manière de les traiter et l'esprit dans lequel cela doit être fait, mais également une catégorie de personnes, généralement les prêtres, destinées à s'en occuper. Ce qui est sacré peut l'être à divers degrés. Parfois l'interdiction n'exclut pas les fidèles, mais exige de leur part des précautions particulières, alors que, à l'autre extrémité, l'être sacré peut se trouver placé en principe hors de portée de tous, comme par exemple lorsque le dieu ne doit pas être vu, ni son nom prononcé. Ce qui est sacré se trouve dans un rapport particulier avec ce qui représente comme le cœur d'une religion, et le manque de respect des interdictions est censé produire un désordre proportionnel au degré à la fois du caractère sacré de ce qui a fait l'objet de la transgression ou profanation, et de la gravité de cette dernière. Lorsqu'il s'agit d'une religion superstitieuse, c'est typiquement tout ce qui a rapport aux puissances d'ordre spirituel auxquelles on croit, et qui font souvent l'objet d'un culte, qui est décrété sacré. Dans d'autres religions, ce sont plutôt des valeurs, telles que la vie ou la connaissance.

D'ailleurs il ne suffit pas qu'une chose soit interdite, soustraite à l'usage normal, pour en devenir du même coup sacrée, dans le sens fort, disons religieux, du terme. Il faut qu'elle ait une relation avec quelque chose qu'on traite comme un mystère, et même que la raison de l'interdiction soit ultimement tirée de ce mystère, et reste mystérieuse elle-même. S'il est officiellement interdit de manger du rat parce que c'est mauvais pour la santé et problématique pour l'hygiène, parce que cela est prouvé par l'expérience ou des études scientifiques, le rat n'en devient pas sacré à proportion pour autant. En revanche, s'il est interdit de le manger ou de le toucher parce qu'il représente une force mystérieuse, dont le mystère est lui-même protégé par des interdictions, ayant à leur tour leur origine dans ces puissances mystérieuses, alors on pourra dire que le rat est un animal sacré dans cette mesure. Et le sentiment résultant de telles interdictions sera très différent de celui que nous avons face aux interdictions raisonnées. En effet, ces dernières incitent à un examen par la raison, puisqu'elles tirent une part de leur force de la conviction que nous aurons par là de leur caractère juste et raisonnable. Dans cette mesure, l'interdiction ne nous paraîtra pas étrangère, mais elle sera reprise et rétablie librement par nous-mêmes. Au contraire, lorsque l'interdiction est sacrée, impérative, mais renvoyant à une origine mystérieuse, se refusant à la discussion rationnelle et imposant son mystère comme faisant partie d'elle-même, alors le sentiment de celui qui s'y soumet est très différent, puisqu'il est soumis à une obéissance dont il ne comprend pas et ne doit pas vraiment comprendre le sens, se pliant seulement à une autorité tout à fait étrangère à lui.

Est-ce que, contrairement à la superstition ou à la spiritualité, cette intervention de la sacralisation pourrait représenter l'une des propriétés distinctives des religions ?

Si c'était le cas, ne pourrait-on pas voir dans ce fait la raison profonde pour laquelle la philosophie et la religion paraissent si fortement opposées l'une à l'autre ? Car l'option philosophique, consistant à ne rien admettre pour vrai qui n'ait subi la critique radicale par laquelle tout doit être soumis à nos propres facultés de connaître, interdit de se soumettre à aucune autorité extérieure inviolable et à considérer un mystère comme exclu de toute investigation rationnelle. Bref, elle interdit de reconnaître quoi que ce soit comme sacré. Inversement, l'acte même de poser quelque chose comme sacré vise à le maintenir hors de toute atteinte, de toute contestation, destruction et transformation possible. L'idée de la philosophie est donc bien foncièrement opposée à ce désir de considérer quelque chose comme sacré pour limiter la liberté d'agir et de penser.

Si l'on prend le terme de sacré dans un sens large, on trouvera qu'il y a bien du sacré dans toutes les religions. Mais on en découvrira partout ailleurs également. En effet, si une chose est déclarée sacrée pour signifier qu'elle représente l'une des valeurs auxquelles une société ou un individu tient le plus, et qu'il est prêt à défendre, alors sans doute tout le monde reconnaît quelque chose de sacré, et le philosophe lui-même pourra dire aussi que la liberté critique ou la sagesse lui sont sacrées, non pas parce qu'il refuse de les mettre en question, vu que justement, ce qui lui importe, c'est cette liberté de tout mettre en examen, y compris ce qui lui importe le plus. En revanche, la situation est très différente si l'on prend le terme sacré dans son sens fort, où la raison de ce qui est sacré se trouve également dans un mystère sacré, et donc inscrutable. Il semble difficile de trouver quelque chose de tel hors du domaine religieux. Par contre, il y a évidemment des religions, comme le bouddhisme, pour lesquelles rien n'est soustrait à l'enquête en principe, et qui donc refusent de sacraliser en ce sens quoi que ce soit.

Notre enquête ne nous a pas permis jusqu'à présent de découvrir un trait permettant de définir distinctement la religion. La superstition, la spiritualité ou le sacré sont bien souvent présents dans les religions, mais pas toujours, et ils se trouvent également ailleurs. Ce résultat n'est peut-être pas vraiment étonnant. Car nous avons tenté de partir de la notion telle qu'elle existe dans l'usage, dont on sait qu'il n'est généralement pas précis, mais un peu vague et instable. Faudrait-il, à la manière de Wittgenstein, constater le fait, et y voir la structure de nombreux concepts, qui ne se laissent pas ramener à un seul groupe univoque de significations précises, mais sont formés à partir de ressemblances de famille, tirant leur unité, comme une corde, de plusieurs fils entremêlés dont aucun ne parcourt toute sa longueur ? N'est-ce pas en effet ce qui correspond probablement le mieux à l'usage du terme ? Car ce que nous appelons couramment religion, c'est bien généralement quelque chose qui comporte plusieurs de ces caractéristiques, même si aucune n'est propre aux seules religions, et même si toutes les religions ne les rassemblent pas toutes ? S'il s'agissait seulement de rendre compte de l'usage courant du terme, la solution pourrait convenir, et il suffirait de continuer l'effort pour ajouter encore d'autres traits susceptibles de faire aussi partie de la famille. Mais notre but n'est pas de proposer une considération relativement objective de ce que les gens entendent d'habitude par religion. Nous voulons au contraire faire un diagnostic de notre propre rapport à nos religions. Il était donc utile de partir du sens commun pour repérer le champ approximatif de notre recherche. Ceci fait, tout en tenant compte de ce que nous apprend l'enquête préliminaire sur le sens du terme de religion, ce qui nous importe, c'est d'obtenir une définition appropriée à nos propres fins. Et certes, nous pourrions décider de nous concentrer sur le rôle que jouent les superstitions pour nous, par exemple, quoique dans ce cas, il aurait été plus simple de fixer notre sujet en utilisant directement ce terme, dans la mesure où il est distinct de celui de religion. Et de même pour le rapport à la spiritualité ou au sacré, qui seraient sans doute aussi des sujets intéressants et pertinents pour un diagnostic philosophique. Mais revenons à la religion, qui est notre thème actuel, et cherchons à définir ce qui nous intéresse en elle dans notre perspective.

Il y a une autre caractéristique des religions que nous n'avons pas encore abordée, en partie parce que ce n'est pas la première qui nous vienne d'habitude à l'esprit, quoique son importance ait été signalée par plusieurs. Les religions apparaissent en effet comme des phénomènes sociaux. Ce sont des réalités objectives qui s'offrent à des études historiques et sociologiques, et c'est d'ailleurs grâce à cela que nous avons pu jusqu'ici en chercher avec une relative objectivité les propriétés distinctives. Le christianisme ou le bouddhisme que nous envisageons, ce ne sont pas des phénomènes purement subjectifs, qui n'existeraient que dans l'intériorité de quelqu'un. Certes, chacun vit peut-être subjectivement sa religion, mais cela ne signifie pas qu'elle se ramène à cette façon d'être vécue, de même que chacun a un rapport subjectif à sa langue, sans pour autant que celle-ci se réduise à ce rapport. Comme la langue, la religion a une existence sociale et historique, en tant qu'institution humaine. Et comme pour les langues, c'est à cette réalité que nous nous référons en premier lieu lorsque nous pensons aux religions. Par quoi se caractérisent donc ces institutions religieuses, ou si l'on veut les religions dans leur réalité, leur rôle et leur fonctionnement social ? Comme toutes les institutions, elles contribuent à former la manière de vivre de ceux qui, libres ou contraints, y appartiennent. Car il ne fait pas de doute que le fait pour quelqu'un d'être de telle religion ou de telle autre modifie sa façon de voir les choses et de se comporter, comme cela arrive aussi à propos de cette autre institution qu'est la langue, par exemple, dont on sait qu'elle marque les esprits, les manières de penser et de se conduire.

Or quel est le rôle de la religion dans la société ? Il y en a plusieurs et ils sont divers selon les religions. Mais le plus commun est de proposer ou d'imposer une représentation du salut des hommes. Il ne faut pas entendre ici ce salut dans le seul sens que lui donnent certaines religions, qui le situent dans l'accès à un paradis promis aux élus ou à ceux qui l'auront mérité après la mort, dans un autre monde. Le terme s'applique à toutes les façons de concevoir le plus grand accomplissement du bonheur humain, avec les voies qui y conduisent, peu importe que ce bonheur et ces voies soient naturels ou non, atteignables par l'effort humain, ou grâce à une aide étrangère, par l'accomplissement magique de rites, par le respect d'une morale, par des exercices ou grâce à des connaissances et à un savoir-faire. Comme une telle conception organise à un niveau fondamental la vie humaine, lui fixant son but ultime ainsi que les principaux moyens de l'atteindre, elle donne à la communauté de ceux qui la partagent l'un de ses principes d'union les plus forts. Chaque institution unit ses membres dans le cadre des activités qu'elle ordonne et les organise en une communauté en rapport à celles-ci. Mais les religions, en tant qu'elles définissent les principes mêmes de la destinée humaine, jouent ce rôle au plus haut niveau, et lient par conséquent la communauté de leurs membres par le lien en principe le plus déterminant, vu qu'il définit leur salut, leur but ultime et la voie qui y conduit. Quant à la force réelle de ce lien, elle dépend naturellement de bien d'autres choses, et notamment de la force de l'adhésion des coreligionnaires à son principe.

Cette idée de la religion s'accorde avec la tendance que nous avons de considérer que les sociétés sont divisées en fonction des religions, et que les civilisations ont pour centre des religions spécifiques qui en définissent largement le caractère. De même, dans une société, les diverses communautés représentant des groupes plus intimement solidaires sont généralement vues comme se caractérisant par leur culture, et plus spécifiquement par la religion qui en constitue le cœur. Inversement, on ne voit guère de religion qui ne rassemble pas ses membres, dans la mesure de leur adhésion, en une communauté assez soudée. Que ces communautés soient reliées par une superstition, par une discipline spirituelle, par la sacralisation des mêmes choses ou autrement encore, dans la mesure où c'est une même représentation du salut qu'elles partagent, la religion y a la même fonction institutionnelle.

Posons donc que la religion est une représentation du salut partagée par une société ou une communauté, quelle que soit cette représentation elle-même.

Quel est l'avantage de cette définition pour notre réflexion ? D'abord, elle a la qualité, du point de vue objectif, de s'appliquer mieux que d'autres à l'ensemble des religions, et d'en mettre donc en évidence des propriétés plus communes, et peut-être aussi plus essentielles, les autres caractéristiques correspondant plutôt à des variations plus contingentes dans la manière dont chaque religion remplit sa fonction principale. Toutes définissent en effet une forme de salut, mais elles le font de manières diverses, aussi bien quant à la notion du salut enseignée que quant à la façon de la présenter, de la proposer ou de l'imposer. Mais ce n'est pas le point principal pour notre dessein. Notre question est plutôt de savoir comment la présence inévitable d'un contexte religieux influence, en la favorisant ou en l'entravant, la pratique philosophique. Au fond, le problème général est celui de la relation de la philosophie avec l'opinion ou le préjugé. Car on sait bien qu'il n'y a pas de philosophie sinon par une critique radicale de l'opinion destinée à libérer la pensée, ainsi que la manière de vivre, de la pression du préjugé. L'opinion, qui représente surtout ce que pense la majorité des gens dans chaque milieu social, et donc ce qui est socialement tenu comme la vérité admise, dont on s'attend généralement à ce qu'elle soit acceptée de tous, constitue comme le fond à partir duquel toute pensée critique, originale, doit se développer en le remettant en question. Or l'opinion s'étend à tout ce qu'on a l'habitude de considérer dans une société, et elle est extrêmement multiple en ce sens qu'il y a des milliers d'opinions sur tous les sujets, importants ou futiles. C'est une pieuvre dont les tentacules sont innombrables et dont il semble que celui qui voudrait se dégager de chacun tour à tour ne viendrait jamais à bout. Même si peut-être la vraie libération implique bien un examen de tous les préjugés, il se peut qu'il y en ait de plus importants, qui concernent des sujets eux-mêmes plus conséquents, ou qui forment des centres autour desquels beaucoup d'autres se regroupent. Il paraît avantageux pour l'opération critique de la philosophie de pouvoir s'attaquer en priorité à ces opinions dominantes dont beaucoup d'autres dépendent. Or les religions, telles que nous les avons définies, sont justement parmi les organisations les plus importantes de champs entiers d'idées partagées, touchant des intérêts fondamentaux des hommes et ayant des ramifications dans la plupart des domaines de la vie, puisque rien ne nous importe plus que notre salut, en principe, et que toutes nos activités peuvent y avoir quelque rapport.

Cette manière de définir la religion la situe également davantage dans la perspective de la philosophie elle-même, que dans celle d'une religion. Car nous avons vu par exemple qu'une caractérisation de la religion comme superstition, qui semble à première vue prendre vivement le contrepied de l'idée que la religion peut avoir d'elle-même, reste en réalité prise dans le point de vue selon lequel certaines religions dominantes dans notre ère culturelle se conçoivent elles-mêmes, comme liées à la croyance en des dieux de nature spirituelle. Certes, la dénonciation de ces religions comme superstitions inverse le jugement de valeur qu'elles portent sur elles-mêmes. Mais, objectivement, la nature de ce qui est désigné positivement comme religion ou comme superstition reste la même, et est déterminée par ce type de religion à l'exclusion de tout autre. Dans ces conditions, tout le problème concernant les religions semble se borner à la question de savoir si une telle croyance en des dieux est vraie ou fausse. Alors, il semble que partout où les hommes ont une religion, c'est cette croyance qui se trouve affirmée. Et si partout dans le monde il y a des religions, il faut avouer que la croyance en des dieux est naturelle et comme inévitable, qu'elle soit ou non vraie. Dans notre tradition occidentale, la lutte de la philosophie contre la religion a le plus souvent pris cette forme d'une dénonciation de la superstition, parce que c'est la forme qu'avait la religion dominante en Occident. Maintenant que la bataille principale sur ce terrain a eu lieu — même si la lutte est loin d'être terminée pour autant —, il est temps de prendre davantage de recul et de constater que, non seulement dans le monde, mais dans notre propre société déjà, les religions ont des formes plus diverses que la seule superstition. Car, encore une fois, les raisons de principe qu'ont les philosophes de vouloir se délivrer de la superstition valent également à l'égard de toutes les autres formes de religion, c'est-à-dire de systèmes institués d'opinions ordonnées à une idée du salut.

Du coup, le domaine de ce que sont les religions s'élargit. Nous avons vu comment il intégrait par exemple plusieurs religions orientales non superstitieuses. Mais l'évacuation de la référence à des dieux nous permet de comprendre déjà pleinement comme des religions certains phénomènes religieux massifs dans lesquels certaines des caractéristiques extérieures des croyances en des dieux semblent manquer, et que nous percevons pourtant comme des institutions équivalentes à celles que nous reconnaissons traditionnellement comme des religions. Ainsi, à propos des pays communistes, dans lesquels l'athéisme proclamé exclurait que nous comprenions la doctrine officiellement partagée, avec l'organisation pratique qui lui correspond, comme une religion si l'un des critères était la croyance en des dieux, nous pouvons attribuer à ces sociétés une religion selon notre définition, comme selon notre sentiment naturel. Remarquons d'ailleurs que nous n'avons pas évidemment dans ce cas un modèle de religion non superstitieuse, dans la mesure où la conception marxiste de l'histoire et de son progrès continue à impliquer une croyance en une forme de providence, c'est-à-dire en une puissance spirituelle dirigeant l'humanité, même si ce langage pour s'y référer est proscrit dans cette religion.

Ce sont également d'autres croyances pratiques, qui n'étaient pas généralement classées parmi les religions ni ressenties appartenir à ce genre d'institutions, qui apparaissent maintenant en faire partie. Ainsi, il est d'une évidence aveuglante que le genre de croyance qui domine aujourd'hui dans nos sociétés, et qui se répand le plus dans le monde, c'est celle que l'économie constitue le lieu principal où se joue notre salut. Nous évaluons d'abord le bonheur des gens en fonction de leur situation économique, aussi bien individuelle que collective, et ceux qui réussissent à obtenir ce qu'apporte l'économie, le confort, la puissance de production, sont jugés avoir accompli leur vie, ou du moins avoir réalisé la condition essentielle du bonheur. Cette conception ne suppose aucune croyance à des dieux, et s'accommode même d'un total athéisme et du refus de toute superstition, de même que de la plupart des croyances et attitudes souvent associées à l'idée de religion, comme le souci d'une perfection spirituelle ou le respect de quelque mystère sacré. A première vue, cette religion n'a pas de prêtres, pas d'équivalent d'église, pas même d'ensemble de dogmes clairement définis. Et pourtant, elle est bien une religion dans le sens que nous avons défini, comportant une notion du salut et des moyens qui permettent d'y parvenir, avec une morale qui en découle, et rassemblant puissamment dans une croyance et une pratique communes des sociétés entières.

De même, alors que les sciences sont nées dans un conflit ouvert important avec la religion dominante en Europe, elles ont à leur tour donné lieu à une religion (ou à plusieurs). Certes, en elles-mêmes, elles ne sont pas des religions, non seulement parce que leur pratique et leur vision de la nature sont en principe opposées à la superstition, du moins dans leur sphère propre, mais également parce qu'il leur manque une propriété essentielle de notre définition, vu qu'elles ne proposent pas par elles-mêmes de salut. Elles se limitent à des savoirs théoriques objectifs sur la nature sans se soucier comme telles des mœurs des gens, même si elles influent sur elles en fait, et si elles contrarient certaines conceptions du salut liées aux superstitions qu'elles détruisent. Bien qu'elles se soient répandues assez largement, au point qu'il y a une communauté scientifique, et si vouée parfois à elles qu'elle puisse paraître semblable à une classe de prêtres, elles ne pourraient devenir religieuses que si une conception du salut leur était liée. Or c'est ce qui se passe dans ce qu'on nomme le scientisme, qui considère la science non plus seulement comme une entreprise théorique, mais également comme le lieu du salut, en lui demandant de résoudre tous les problèmes humains pour nous dire non seulement comment est la nature, mais comment nous comporter. Cette transformation semble assez logique, puisque l'homme est également un être naturel, et que par conséquent, il est aussi l'un des objets de l'investigation scientifique. On peut en venir ainsi, par un glissement de la perspective théorique à la pratique, à vouloir régler par la science elle-même la question de notre salut, la science étant censée nous révéler la nature de l'homme ainsi que la destinée inscrite en cette nature. Or, quoique la communauté des scientistes ne recouvre pas celle des savants ni de ceux qui croient en la pertinence de la science dans son ambition théorique, elle est importante également, bien qu'elle reste d'habitude informelle.

On trouve également toute une famille de religions qui situent le salut dans la politique et dans un certain type de politique. Par exemple, on a beaucoup discuté depuis l'Antiquité des divers régimes politiques et de leurs avantages et défauts pour les comparer entre eux et tenter de définir le meilleur. Ce souci pouvait avoir un caractère religieux chez des peuples qui situaient le salut dans la chose publique. Mais il pouvait également rester secondaire lorsque celui-ci était situé ailleurs, comme dans les croyances de l'individu ou dans son développement spirituel. Et par conséquent le débat n'était pas nécessairement religieux par lui-même, et surtout, la question pouvait demeurer relativement ouverte de savoir quel était le meilleur régime, selon diverses perspectives, y compris en tenant compte de diverses conceptions du salut. Étrangement, la question ne paraît plus se poser aujourd'hui. Elle semble résolue définitivement en faveur de la seule démocratie. Aurions-nous réellement trouvé les moyens intellectuels de fournir la preuve définitive, avec la même certitude que dans une démonstration mathématique, de cette supériorité politique, en tout état de cause, de la démocratie ? Apparemment, nous avons plutôt cessé de poser la question pour nous en tenir à la croyance que ce régime était non seulement le meilleur, mais même le seul acceptable. C'est peut-être pour beaucoup juste une opinion qu'on ne songe pas à remettre en question, sans lui accorder d'autre importance. Mais il y a sans nul doute également une religion de la démocratie, celle-ci étant vue comme définissant un type de salut, dont une version pourrait être désignée par les valeurs affichées de la révolution française, liberté, égalité, fraternité. Et comme certains disaient « pas de salut hors de l'Église », d'autres affirment de mille manières « pas de salut hors de la démocratie ».

Ces quelques exemples de religions fortement présentes dans notre milieu montrent comment une définition plus large de la religion permet de faire apparaître le phénomène religieux comme bien plus important qu'on ne le pense généralement, et aussi comme bien plus multiple et complexe. Car la multiplicité des religions dans notre société se révèle bien plus grande que lorsque nous ne comptons que celles qui revendiquent ce nom. Et d'ailleurs, il est plus grand encore, si l'on considère que, comme le christianisme se décline en diverses sectes ou religions plus particulières, chacune des trois religions que nous avons citées se divise également à son tour. Il y a plusieurs formes d'économisme, de scientisme ou de démocratisme, aussi parentes et contraires entre elles que les sectes chrétiennes.

Envisageons encore un autre exemple, qui pourra paraître un peu paradoxal, non pas parce qu'il n'entrerait que mal dans notre définition, mais parce qu'il semble brouiller une autre distinction entre ce qui est religieux et ce qui semble opposé à toute religion. Le paysage religieux de l'Antiquité est riche par le nombre de dieux, de mythes, de cultes, de religions locales, et de sectes. Parmi celles-ci, arrêtons-nous un moment à l'une des plus importantes, celle des épicuriens. Nul doute qu'ils ne forment bien une communauté religieuse, fortement liée, installée dans la durée, assurée sur une doctrine et des pratiques clairement définies et partagées, et proposant une idée du salut, même si distincte qu'elle impliquait de se retirer dans une large mesure de la société ambiante pour se consacrer à la pratique salutaire enseignée par la secte. Nul doute qu'il ne s'agisse d'une religion en notre sens, ni que cette religion ne se caractérise par sa vive critique des superstitions, son refus d'une spiritualité éthérée et de toute forme de culte d'un mystère sacré, la doctrine du fondateur, Épicure, visant même à délivrer ses disciples de toute forme de religiosité de ce genre. Dans ce cas (comme dans celui des sceptiques par exemple), ce qui peut paraître troublant, c'est non seulement que notre définition place clairement dans les religions une secte perçue par les religions qui ont dominé notre passé récent comme non religieuse, voire antireligieuse, mais également le fait qu'il s'agisse d'une secte philosophique. Se pourrait-il donc qu'il y ait un point de convergence entre la religion et la philosophie ? Il semble en tout cas que nous devions bien l'avouer, si nous conservons les conceptions de la philosophie et de la religion que nous avons proposées. Car, nous venons de le voir, il ne fait pas de doute que l'épicurisme ne corresponde à notre définition de la religion. Et on voit mal quelles formes de pensée pourraient être plus conformes à notre conception de la philosophie que celle d'Épicure, avec son souci constant de critiquer les illusions aussi bien théoriques que pratiques, dans le but de conduire à une véritable sagesse, effective.

Mais une philosophie peut-elle être une religion ? Car n'y a-t-il pas contradiction entre une représentation partagée par une communauté et cette activité foncièrement critique qu'est la philosophie ? En effet, la religion semble devoir être de l'ordre de l'opinion, c'est-à-dire de ce que refuse la philosophie. A vrai dire, la contradiction existe surtout pour une considération abstraite de ce rapport. La religion ne se réduit pas à un ensemble de dogmes, mais se caractérise aussi et avant tout par une attitude pratique. Or rien n'empêche que cette pratique ne comporte la mise en question des dogmes, et qu'elle ne soit donc philosophique dans cette mesure. On trouve des exigences de ce type dans le bouddhisme, où l'enseignement du Bouddha n'est pas à considérer comme une série de dogmes sacrés, intouchables, mais comme des maximes humaines destinées à permettre la libération individuelle, qui comporte aussi l'abandon de l'attitude de soumission servile, dogmatique. Cela n'abolit pas l'enseignement du Bouddha ni ne le rend flottant, même s'il s'en trouve relativisé d'une certaine façon, dans la mesure où le fait de suivre la voie indiquée conduit à se convaincre soi-même qu'elle est la bonne, et à l'adopter toujours davantage par une conviction propre plutôt que par obéissance à un conseil extérieur. C'est ainsi que l'épicurisme se présente comme une philosophie, argumentant pour convaincre les disciples, c'est-à-dire pour leur permettre de comprendre par leur propre raison, et leur propre expérience, le bien-fondé de l'enseignement donné, sans aucune référence à une autorité divine. La voie d'Épicure est donc bien philosophique, incitant à exercer son esprit critique face à toute opinion, et également face à l'enseignement du maître, qui en tient compte en cherchant à répondre aux critiques et en refusant tout autre moyen d'entraîner l'adhésion que celui d'une intime conviction philosophique. Il n'en reste pas moins que c'est une religion, dans la mesure où cette conviction raisonnée, confirmée par l'expérience, rassemble une communauté qui la partage, et qui partage également de ce fait l'attitude philosophique qu'elle implique. Par opposition aux religions dogmatiques et autoritaires, une telle religion philosophique ne demande pas à ses adhérents d'être des fidèles — ni d'avoir la foi, ni de garder la fidélité à l'enseignement donné —, mais leur propose au contraire une voie de salut qu'ils auront à éprouver par eux-mêmes et sous leur responsabilité ultime.

Dans ces conditions, l'examen de nos religions ne vise pas à nous libérer de toute religion, au sens où nous avons compris ce terme, comme si toute religion était en soi néfaste pour la recherche philosophique, mais à évaluer la compatibilité entre nos religions et la philosophie, à clarifier notre rapport à toutes les religions qui agissent sur nous, et surtout en nous. Il conduit à opérer parmi elles un tri en fonction de la façon dont elles favorisent ou empêchent l'activité philosophique. Il pourrait mener aussi à une réflexion ultérieure non seulement sur la manière dont l'activité philosophique subit l'influence des religions données dans notre culture, mais également sur l'opportunité pour la philosophie de se soucier de la religion dans le rapport inverse, c'est-à-dire du point de vue de la formation ou du développement de religions favorables à la pratique philosophique. Du point de vue de la philosophie, il faut donc dire qu'il doit y avoir de bonnes et de mauvaises religions, ou si l'on veut, à côté de fausses religions, de vraies religions. Du point de vue religieux, c'est-à-dire de l'intérieur de chaque religion, cette distinction existe aussi, mais, dans les religions dogmatiques, elle est d'habitude immédiatement résolue par une dichotomie, posant comme la vraie et bonne religion celle qui sert de critère pour juger de toutes, et comme mauvaises ou fausses toutes les autres. Dans ce cadre, il n'est donc pas question d'examiner rationnellement les diverses religions, de les expérimenter éventuellement, pour les évaluer, puisque la fidélité ou la foi requise par celle dans laquelle on se trouve l'interdit. C'est la perspective philosophique qui seule autorise cet examen et permet de former les critères pour juger des diverses religions, les plus vraies étant celles qui demandent cette étude critique et cette mise à l'épreuve, et qui s'y confirment, au lieu de s'en défendre.

Quelle différence reste-t-il alors entre la philosophie et la vraie religion ? Si l'on considère l'enseignement de l'une et de l'autre, il semble qu'il n'en reste plus aucune. Car la philosophie, étant sagesse et recherche de la sagesse, vise bien le salut ou le bonheur de celui qui la pratique, et dans la mesure où elle s'enseigne, c'est cette voie de la sagesse qu'elle montre. En revanche, dans son rapport à la société, la situation n'est pas tout à fait la même. En effet, alors qu'une religion n'est telle que si elle s'inscrit dans la société humaine, y formant une communauté liée par une même conception du salut, la philosophie comme telle n'implique pas cette institution sociale. Elle peut certes exiger l'effort pour créer une telle institution, mais elle peut exister sans elle, qu'elle parvienne ou non à devenir religion. En revanche, la religion, selon notre définition, ne peut pas exister dans un seul esprit individuel, pas plus qu'une langue, si bien formée soit-elle, ne serait une véritable langue si elle ne permettait de communiquer avec personne, bref, si elle ne remplissait pas cette fonction essentielle à une langue d'être non seulement un moyen, mais aussi un milieu de communication.

La possibilité de l'existence d'une vraie religion qui ne soit pas telle parce qu'elle s'affirme simplement vraie ou prétend que, d'une manière mystérieuse, invérifiable, la sagesse suprême, inaccessible à la raison humaine, s'est révélée véritablement en elle, mais parce qu'elle conduit l'homme à découvrir la vérité effectivement et à s'en persuader selon ses propres facultés naturelles, introduit dans le champ des religions une tension entre les dogmatismes qui en appellent à une foi aveugle, d'un côté, et de l'autre, la perspective philosophique, tendant à se faire religion. En principe, la religion et la philosophie ont la même fin générale, le salut ou le bonheur humain, de sorte que toutes les religions sont ou de tendance philosophique elles-mêmes, ou en concurrence avec la philosophie, une concurrence qui devient souvent une véritable guerre. Car, faute d'avoir un domaine à part, indépendant de celui de la philosophie, la religion ne peut pas se désintéresser d'elle. Les religions dogmatiques doivent donc se défendre de la philosophie et l'attaquer. Les moyens de protéger le dogme de l'investigation rationnelle qui font pour ainsi dire partie de la structure interne d'une religion dogmatique, le recours au mystère et à la sacralisation de tout ce qui lui importe, ne suffisent pas à décourager la critique là où une certaine culture philosophique existe. Il faut donc à ces religions d'autres moyens de se défendre en entrant sur le terrain de la philosophie, celui de la discussion rationnelle elle-même. Ce mouvement est toutefois risqué, puisque, s'il était accompli de manière tout à fait conséquente, c'est alors la philosophie qui viendrait imposer son attitude critique et réduire le caractère dogmatique qu'il s'agissait de protéger. Pour être efficace, il faut donc que cette défense rationnelle demeure en superficie et vienne se greffer sur la foi sans en autoriser la critique. C'est dire que les constructions rationnelles qui doivent servir de fortifications au dogmatisme religieux ne font qu'emprunter la démarche philosophique en surface, sans en accepter l'esprit, de façon à produire des raisonnements servant à bloquer la critique sur des positions extérieures, pour l'empêcher de pénétrer au cœur du dogme, dont l'ultime protection reste de toute manière le mystère et la barrière du caractère sacré. Ces raisonnements destinés à donner l'apparence d'arguments réels en faisant illusion, sont davantage des rationalisations, dont l'ensemble forme ce qu'on nomme des idéologies (ou théologies dans les religions superstitieuses), c'est-à-dire des discours justificatifs servant de mirages destinés à fourvoyer les authentiques enquêtes rationnelles.

La présence des idéologies complique le diagnostic au sujet du caractère philosophique des religions en même temps qu'elle donne un nouveau motif de s'y livrer, puisque ces systèmes de défense présents dans de nombreuses fausses religions représentent pour la philosophie des pièges qu'il s'agit de déjouer. Mais, avant de démasquer ce type de religions, il faut déjà détecter quelles sont les religions présentes dans notre milieu.

Jusqu'ici, il pourrait sembler que la véritable méthode pour repérer quelles sont nos religions doive être purement objective. Car ne s'agit-il pas de faire une enquête sur notre milieu social pour savoir quelles communautés s'y sont formées en fonction des représentations du salut qui y prévalent ? On pourrait aboutir ainsi à une répartition telle que celle qu'en font les statisticiens, en nous apprenant qu'il y a au Québec tant de catholiques, tant de protestants, tant de musulmans, de juifs, d'agnostiques, d'athées, de bouddhistes, de mormons, de témoins de Jéhovah, et ainsi de suite, en entrant dans le détail voulu des subdivisions de toutes ces religions. Toutefois, cette méthode ne convient évidemment pas. En effet, premièrement, nous savons qu'elle ne nous permettrait de repérer que les religions qui se posent officiellement ou se prétendent comme telles, excluant celles qui ne revendiquent pas ce titre de religion, et qui pourtant sont bien à considérer comme des religions selon notre définition, si bien que, notamment, plusieurs de celles que nous avons données comme des exemples de religions très importantes de notre culture, comme l'économisme, le démocratisme ou le scientisme, et qui sont massivement présentes dans notre société, resteraient absentes de telles statistiques. Deuxièmement, cette méthode n'envisage généralement que les communautés pour ainsi dire exclusives, c'est-à-dire dont les membres sont supposés n'avoir qu'une seule religion. Or cette supposition ne vaut pas pour la plupart des gens, qui cumulent les appartenances religieuses, sont un peu chrétiens, un peu partisans du démocratisme, un peu de l'économisme, un peu de l'hygiénisme — si l'on veut bien appeler ainsi la représentation du salut comme consistant dans la santé et la forme physique et psychologique qu'on obtient par une pratique raisonnable du sport et d'autres principes d'hygiène —, et ainsi de suite.

On objectera peut-être à la possibilité du cumul des religions le fait qu'elles sont incompatibles entre elles, et que si le salut est précisément ce que l'une le prétend être, il ne peut plus correspondre vraiment à la définition qu'en donne une autre. Ainsi, l'économisme demande de se soucier de son confort, et le christianisme nous dit que c'est inessentiel et même nuisible, un pauvre étant plus propre à être sauvé qu'un riche. Et pourtant, dans la réalité, cela empêche-t-il les gens de prétendre à la fois au confort sur terre et au paradis après la mort ? Tel est sincèrement catholique et dira le pape infaillible, qui pourtant s'opposera à lui sur tel point particulier avec la conviction d'un protestant, se jugeant capable d'être son propre prêtre. Bref, en réalité, dans les individus, diverses religions se composent, se font concurrence, s'excluent, s'allient, se juxtaposent et se succèdent de toutes sortes de façons. Est-ce un défaut, une incohérence ? C'est possible. Mais la cohérence est-elle la seule attitude religieuse, si l'on excepte le cas de la vraie religion ou de la religion philosophique ? D'ailleurs, il y a une évolution des religions où plusieurs croyances particulières entrant en contact se voient synthétisées dans d'autres, qui combinent leurs notions de salut en une nouvelle, composite ou non. Le christianisme du riche, par exemple, n'est-il pas une telle synthèse, formant une religion peut-être aussi partagée et plus que le christianisme du pauvre, si l'on peut dire ? Ces combinaisons compliquent encore le repérage des religions.

Assurément, notre dessein étant de faire un diagnostic philosophique, les religions présentes dans notre milieu social ne nous importent vraiment dans ce but que dans la mesure où elles sont nos religions en un sens fort, c'est-à-dire dans la mesure où nous y participons, où elles sont aussi en nous. Car c'est dans cette mesure qu'elles affectent la manière dont nous pratiquons la philosophie. Et il s'agit donc de les retrouver d'abord en nous, et non dans la conscience confuse des esprits non philosophiques. Mais est-ce vraiment plus facile ?

Selon une opinion répandue, le fait d'appartenir à une religion est parfaitement conscient. Ou bien on y adhère par tradition, et l'on sait très bien qu'on fait partie de la religion à laquelle on tient, qui est au centre de sa culture, et à laquelle on affirme son attachement, ou bien, ayant eu l'occasion de choisir d'adhérer à une religion ou à une autre, ou à aucune, on a consciemment décidé d'adopter celle qui paraissait la meilleure. En réalité, nous savons que les choses ne sont pas si simples, puisque même celui qui professe publiquement une religion n'y appartient pas exclusivement, participant également d'autres religions sans vraiment s'en rendre compte. D'ailleurs, précisément, l'adhésion à une religion n'est pas ou totale ou inexistante, mais elle a lieu généralement à certains degrés, ce qui rend encore plus difficile de distinguer quelles religions sont les nôtres, et lesquelles nous restent étrangères. La vraie question est plutôt de déterminer à quel degré nous adhérons à telle ou telle religion, même si les degrés extrêmes ne sont évidemment pas exclus. Pour ces raisons, notamment, nous n'avons pas une conscience claire de ce que sont nos religions, même s'agissant de celles qui nous habitent intimement. Combien de fois voyons-nous quelqu'un nous dire qu'il est chrétien ou musulman, sans la moindre hésitation, puis, parlant de ce qui lui importe vraiment, se lancer avec la plus parfaite conviction dans des discours économistes ? Souvent donc nous ne savons pas déjà quelles sont nos religions, ou nous n'en avons qu'une idée très partielle. Mais par quelles méthodes pouvons-nous le découvrir ?

Si les religions sont présentes dans la société, elles ne se réduisent pas pour autant à des réalités extérieures pouvant faire l'objet d'une étude objective. Elles ont également une présence en nous, de la même manière que notre langue (devrais-je dire nos langues ?) n'est pas seulement une réalité sociale que les linguistes puissent étudier objectivement, mais également une partie intime de nous-mêmes, qui loin d'être simplement déposée en nous comme un corps étranger, constitue un principe actif modelant son propre usage, à travers lequel nous la découvrons aussi bien qu'à travers les lexiques et les grammaires. Même, la langue n'existe pas vraiment, objectivement, hors de son usage. Et à l'inverse cet usage implique la présence, au moins virtuelle, d'une communauté utilisant cette même langue. Et puisque cette communauté est comme inscrite dans cet usage, et donc dans la langue, elle est également présente en moi dans cette mesure. Il en va de même avec la religion. Elle n'existerait pas sans ceux qui la font leur et qui la vivent. Mais elle n'est pas non plus une invention privée de chacun d'eux. Elle est perçue au contraire comme un genre de conviction et de pratique commun. Elle est en quelque sorte en moi sans venir vraiment de moi. En moi, elle exprime une conception active du salut commune au groupe avec qui je sens que je la partage, même si ce partage a toutes sortes de modalités. Et cela vaut aussi lorsque cette conception est celle d'un salut tout à fait individuel. En quelque sorte, contrairement à la manière dont je formule mes convictions tout à fait personnelles, disant « je », mes convictions religieuses peuvent toujours s'exprimer, même en notre fort intérieur, en disant « nous » ou « on ». Il arrive même que ce « nous » ou cet « on » soit si fortement lié à la manière dont une religion est présente en moi qu'il m'interdise de dire simplement « je », dans le sens du moins où celui-ci se distinguerait et s'opposerait à « nous » ou à la voix impersonnelle, anonyme, du « on ». Il arrive fréquemment par exemple que la formule « on sait bien que... » signifie justement « je ne sais pas que... » en ce sens que si l'on me sépare de cette société qui prend la responsabilité de savoir, je ne peux pas la prendre moi-même. A des philosophes, portés à prendre personnellement, et d'abord face à eux-mêmes, la responsabilité de leurs propres savoirs, et surtout sur les questions essentielles, il paraîtra étrange qu'à propos du salut, de son propre bonheur, on puisse se satisfaire d'une telle délégation de la responsabilité de savoir. Et pourtant, rien n'est plus fréquent. C'est même ainsi que les religions sont en nous, sans que nous le sachions, avant que nous puissions le savoir.

C'est pourquoi aussi la méthode du diagnostic philosophique de nos religions se présente naturellement comme un examen que nous pouvons faire de ce qui s'exprime en nous à propos de la question du salut sous cette forme anonyme ou collective. En un sens, il suffit d'écouter les religions parler en nous, lorsque nous nous demandons, ou leur demandons, ce qu'est une vie heureuse, ce qui représente le bonheur, quelle est la voie du salut, quelles sont les maximes à se donner pour la suivre, quelles sont les règles morales à observer dans les diverses circonstances. Et quand la réponse peut prendre une autre forme que celle de la première personne du singulier (ou parfois de la seconde — à la rigueur de la troisième, mais toujours au singulier — uniquement), elle exprime donc un esprit anonyme, plus large que le nôtre, celui d'une religion. Il ne faut pas oublier cependant que plusieurs religions peuvent parler ainsi en nous, et que ces discours ne s'annoncent pas toujours en affichant l'identité de la religion dont ils proviennent, si bien qu'ils ont tendance à se mélanger et à se confondre. L'une des difficultés est donc de les démêler. Une enquête objective est ici utile, mais non pas décisive. Même les religions qui ont des textes sacrés ne se ramènent pas à ce qu'on y peut lire, et peuvent aller souvent jusqu'à les contredire, sans compter que les interprétations en divergent souvent. Les discours officiels des prêtres et des adhérents peuvent également servir à construire la muraille et les broussailles idéologiques, plutôt que de signifier directement le cœur de la conception religieuse défendue. Certaines paroles cachent une pratique plutôt que de la révéler, recouvrant en quelque sorte un autre discours, plus profond, partagé dans la communauté, exprimé dans des actes, mais rarement proféré explicitement. Et où ce discours est-il enfoui, sinon dans le cœur des adhérents, c'est-à-dire en nous-mêmes, dans la mesure où nous participons de cette religion ?

Si une religion représente une certaine conception du salut, il faut supposer qu'elle a une certaine unité venant de ce qu'elle s'ordonne à la définition de ce qu'est pour elle le salut et l'ensemble des moyens d'y parvenir, qui, si divers soient-ils, ont rapport avec cette définition. Autrement dit, le discours d'une religion en nous doit avoir, sinon une parfaite cohérence, du moins une certaine cohésion. Et c'est celle-ci qui devrait nous permettre de réunir pour ainsi dire ses divers membres. Ensuite, le fait qu'une communauté sociale effective porte le discours ainsi reconstitué, qu'il en soit ou non conscient, peut servir de confirmation. Cela ne veut pas dire que ce discours doive apparaître dans cette communauté sous la forme relativement systématique dans laquelle il a été restitué par notre analyse, car souvent l'unité est davantage sentie que perçue clairement. D'ailleurs cette relative unité de ton, l'appartenance à une même atmosphère, est l'un des traits qui permettent de saisir ce qui appartient à une même religion et la distingue des autres. L'organisation des éléments d'une religion est souvent aussi davantage l'effet de l'étude philosophique que de la conscience religieuse normale, qui se satisfait couramment de l'hétérogénéité de ses divers éléments, lorsque l'exigence intellectuelle est relativement faible dans une religion, comme c'est fréquemment le cas. D'ailleurs, les religions ne sont pas que des discours sur le salut, mais des ensembles de sentiments, de rites, de mœurs, de représentations diverses. Elles s'expriment en nous, non pas seulement par des discours verbaux, mais par des images, des scènes, des sentiments, des attitudes typiques, des dispositions de l'esprit et du corps, des ambiances musicales, architecturales et autres, des atmosphères caractéristiques, qu'il importe aussi de repérer.

Le simple fait de remarquer cette présence des religions en nous, pour une bonne part à notre insu, a un effet libérateur pour l'exercice philosophique, comme chaque fois que des préjugés sont mis en lumière, vu que, en se faisant remarquer, ils suscitent aussitôt la curiosité et l'attention critique dans une perspective philosophique. La religion découverte s'offre alors à l'analyse et à l'évaluation de ses capacités de subir la critique, de favoriser l'attitude philosophique ou de la contrarier, et donc de se révéler comme une vraie religion, ou de se prêter à la transformation en une religion philosophique, ou au contraire de représenter une résistance foncière à l'attitude philosophique.

On voit que cet exercice n'est pas insignifiant pour la pratique philosophique, d'autant que, à cause du poids dont les religions jouissent du fait de l'approbation d'une communauté qui y trouve sa raison ou l'une de ses raisons de vivre, leur puissance en nous peut être considérable, même à notre insu. En outre, dans la mesure où la philosophie elle-même tend à instaurer, à instituer et à favoriser des religions vraies, il importe de pouvoir l'entreprendre de la manière la plus claire possible dans le jeu des tensions des religions qui nous habitent et nous entourent.

C'est donc à ce diagnostic philosophique de nos religions comprises de la façon dont je les ai définies que je vous invite dans ce séminaire, en insistant encore sur le fait qu’il ne s’agit pas seulement d’envisager des conceptions abstraites, mais bien des attitudes intellectuelles et pratiques. Il faudra aussi développer notre méthode de repérage et d’analyse des religions en tenant compte du fait que nous serons plusieurs et que diverses religions nous seront à divers degrés communes, un avantage dont nous pourrons songer à profiter. Et je commencerai, naturellement, par soumettre à la critique la démarche même que je vous propose.

Gilbert Boss

 

 

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