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Philosophie et pratique >>

 

La modification des mœurs
(2)

Automne 2015

Annonce

On peut rêver d'une sorte de philosophie pure, dans laquelle un esprit désincarné, réduit à sa substance éternelle, se tournerait vers le monde des idées immuables, et s'appuyant sur des principes intangibles, concevrait la vérité. En réalité la philosophie est l'œuvre d'individus concrets, modelés par les opinions, les habitudes, les sentiments de leur temps et de leur pays. C'est dans ce milieu riche, largement contingent, qu'elle doit naître et se développer. Bref, les mœurs conditionnent nos actions, y compris dans la discipline philosophique. Nous pouvons certes désirer les modifier, et c'est même essentiel, mais pour cela, il faut les connaître. De plus, elles ne forment pas une masse statique, mais elles sont traversées elles-mêmes par de nombreux courants et changent sans cesse. Nos désirs de les connaître, de les maîtriser, entrent en concurrence avec d'autres forces qui les modifient à leur façon. Il faut donc se situer parmi elles pour agir dans leur contexte, il faut les soumettre à un diagnostic. Voilà l'objet de notre séminaire. Dans quel champ moral, au sens large, notre réflexion philosophique s'insère-t-elle actuellement ?

Lectures :

  • Montaigne, Essais

  • La Rochefoucault, Réflexions ou maximes et sentences morales

  • Montesquieu, Les lettres persanes

  • Hume, Enquête sur les principes de la morale

  • Musil, L'homme sans qualités
  • Gilbert Boss, Jeux de concepts

 

Introduction

Thème

Ce séminaire est le second sur trois prévus d'une série consacrée au rôle philosophique de la modification des mœurs. Il abordera ce thème sous l'angle d'un diagnostic philosophique. Il s'agira moins, comme lors du précédent séminaire, de tenter de voir en général comment la modification des mœurs importe en philosophie que de chercher à saisir dans quelle situation l'activité philosophique se trouve dans son rapport avec cette modification des mœurs. L'hypothèse dont nous partirons est très vraisemblable. Car on peut remarquer à loisir que, dans la pratique, toute pensée a lieu dans un contexte historique ou culturel en un sens large, et qu'elle ne s'en émancipe jamais entièrement. Ainsi, en laissant de côté la question de savoir si une philosophie entièrement muette est possible, il faut constater déjà que le discours est essentiel à la philosophie, ou du moins l'accompagne toujours dans notre tradition, et que cette forme de pensée implique l'usage d'une langue, qui est un phénomène culturel, historique. Même ceux qui voient dans la philosophie le moyen de parvenir à une forme de contemplation donnant accès au monde des idées éternelles, au-delà de tout langage et de toute contingence, ne nient pas du moins que justement pour atteindre cet état et ce monde, l'usage du discours et donc d'une langue historique aura été indispensable. Plus encore, ils conviendront que cette démarche discursive appartient déjà à la philosophie. Or l'usage d'une langue plutôt qu'une autre est-il indifférent à cette forme de pensée ? On voit en tout cas nombre de philosophes se soucier de trouver la meilleure langue pour accomplir leurs raisonnements et les exprimer, lorsqu'ils ont le choix entre leur langue maternelle et d'autres, comme les philosophes modernes, s'interrogeant sur les qualités respectives du latin, de l'italien, du français ou de l'anglais, et des divers idiomes concurrents. Et aujourd'hui, pourquoi plusieurs persistent-ils à philosopher en français, en allemand, en italien ou en russe, plutôt que de s'accorder comme les scientifiques et d'autres philosophes à s'exprimer en anglais ? Est-ce par simple préjugé ou paresse ? Sinon, il faut avouer qu'ils accordent de l'importance à des conditions relevant de la culture ou des mœurs. Et si nous pouvions trouver les raisons de cet attachement ou de ces choix, alors nous comprendrions qu'il n'est pas indifférent à la philosophie de savoir comment elle se rapporte justement aux mœurs. Du reste ces liens concernent également, à des degrés divers, tous les aspects de la culture et des mœurs. A quel point ces interdépendances sont déterminantes, c'est ce qu'on peut se demander. Et la question est intéressante. Elle touche à des enjeux de taille pour la conception et la pratique de la philosophie. Mais il ne suffit pas de s'attacher à la solution de ce problème en général. Supposons en effet, comme il est très raisonnable de le faire, que, à un degré quelconque, la philosophie soit conditionnée par les mœurs dans lesquelles elle se développe et qu'elle contribue peut-être à modifier en retour. Alors on ne peut pas se contenter de le savoir en général, mais précisément le fait de ce conditionnement implique d'entrer concrètement en matière, dans la réalité historique effective, pour saisir dans quelles mœurs précises la pensée se produit à chaque fois, et donc aussi actuellement. Et comme les mœurs sont des réalités historiques, non pas statiques, mais en mouvement perpétuel, sous forme parfois de glissements relativement insensibles, parfois de mutations manifestes, il faut pour en comprendre les effets en saisir aussi les mouvements et les tendances. Et dans la mesure où le philosophe envisage d'influer sur ces mœurs à son tour, il doit en sonder également les possibilités de modifications.

Cette étude, me direz-vous, est celle de l'historien, à la rigueur de l'anthropologue et du sociologue, plutôt que l'affaire du philosophe. Car ce dont il s'agit, ce n'est pas la recherche des principes, mais l'observation de réalités concrètes, singulières, largement contingentes. Et en effet, selon la conception de la philosophie comme une sorte de science des principes, c'est-à-dire des idées les plus générales, universelles si possible, dont découlent les autres, comme les propositions se déduisent des définitions et des axiomes dans un système de caractère mathématique, l'intérêt pour les réalités concrètes, singulières et contingentes lui reste étranger ou n'a tout au plus qu'un rôle très accessoire. Et il n'est pas question de nier que le thème de la modification des mœurs soit très approprié à la recherche historique. Il l'exige même. Les mœurs constituent certes dans chaque société des sortes de systèmes, où les diverses coutumes se rapportent les unes aux autres selon des liens plus ou moins étroits. Et c'est pourquoi nous avons l'impression que les diverses cultures forment des sortes d'unités, qu'elles ont un esprit ou un caractère particulier malgré la grande diversité des mœurs qu'elles réunissent et qui les constituent. Mais ces systèmes n'ont pas la structure des systèmes logiques, dans lesquels, à partir de certains principes, on peut plus ou moins déduire l'ensemble des idées qui les composent. On n'y trouve ni ces principes, ni l'enchaînement rigoureux entre les éléments, aucune nécessité logique, fixant chaque chose à sa place prédéterminée. Loin de former des systèmes fixes, les mœurs se caractérisent par des variations incessantes, d'ampleurs diverses, imprévisibles ou difficilement prévisibles à partir de la connaissance générale des états précédents. Pour connaître les mœurs et leurs mouvements, il faut les observer avec une attention souple, capable de s'attacher aussi bien aux traits plus généraux qu'au détail. Or cette observation qui, sans renoncer à la recherche des régularités, s'intéresse aux particularités les plus singulières, là même où elles ne promettent aucune généralisation prochaine, correspond bien à l'attitude de l'historien. Le souci de la richesse débordante de la réalité le conduit même, non pas au refus de considérer quelque chose de semblable à des lois, mais à une méfiance systématique face aux simplifications nécessaires pour établir de telles sortes de lois. A vrai dire, on peut remarquer chez l'historien deux tendances : la première le pousse à se contenter d'établir aussi rigoureusement que possible des faits, et à s'arrêter là, en produisant peut-être la mosaïque la plus fine possible de l'ensemble qui l'intéresse, et à proposer l'image obtenue sans autre commentaire ; la deuxième l'incite à raconter des histoires, à relier ces faits selon un ordre, général ou singulier, qui nous parle et nous promette une forme de compréhension. C'est dans le premier mouvement qu'il se rapproche le plus de la science, pratiquant des méthodes lui permettant d'établir et de prouver les faits avec la plus grande objectivité et les ressources de toutes les sciences utiles. Dans le second, il se rapproche davantage du romancier et du poète, même si son point d'appui est différent. Le philosophe se distingue-t-il de lui lorsqu'il prend pour objet la même matière, ou une partie de cette matière, le mouvement historique selon lequel les mœurs se font et se défont ? Ne désire-t-il pas, lui aussi, connaître les faits réels ? Et ne cherche-t-il pas à les comprendre selon le mode qui leur convient, en tant que réalités historiques ? Mais en outre, il veut y réfléchir pour en tenir compte dans sa pratique et se donner le moyen d'intervenir à quelque niveau dans cette histoire. Pourrait-on donc envisager une sorte de répartition du travail entre le philosophe et l'historien, dans laquelle celui-ci aurait la tâche d'établir les faits pertinents, et peut-être de suggérer des interprétations, préparant la réflexion du philosophe, qui s'appuierait sur ces faits historiquement établis, entrerait en discussion sur les interprétations, et mènerait sa réflexion sur ce fondement ? C'est dans ces deux dernières étapes que le philosophe jouerait sa part, reprenant la matière en fonction de ses exigences propres. Une telle conception paraît plausible et correspond à un rapport qu'on peut fréquemment repérer entre le philosophe et l'historien, qu'on les envisage comme des personnes séparées (tels Montaigne et Tacite), ou comme réunis dans la même (tels Montesquieu ou Hume). Ce recours à l'histoire comme discipline est d'autant plus important à mesure qu'il s'agit de connaître des circonstances éloignées de notre expérience directe, dans le passé et dans l'espace. Sinon, nous y avons un accès plus direct dans notre propre mémoire, surtout si elle a été cultivée avec le sens de l'observation critique. Le choix des faits pertinents pour notre réflexion est déterminé par l'usage que nous leur attribuons, à savoir celui de nous permettre d'obtenir une connaissance telle des mœurs et de leurs modifications réelles et possibles qu'elle nous serve à juger de nos propres mœurs et à les modifier en conséquence. Une telle enquête servant à des fins pratiques est ce que nous nommons un diagnostic.

L'idéal serait-il pour nous de nous lancer dans un programme d'étude dont la première étape consisterait en une grande recherche historique, factuelle, sur les évolutions précises des mœurs dans le passé jusqu'à notre époque, sur laquelle nous pourrions appuyer une évaluation de ces modifications et de leurs tendances et possibilités en fonction d'un projet philosophique ? Ne serions-nous pas heureux en effet de disposer d'une telle connaissance précise et objective des faits de l'histoire des mœurs pour en faire la matière de notre réflexion ? En envisageant abstraitement les choses, oui. Mais en réalité cet inventaire objectif des faits de l'histoire des mœurs est irréalisable. D'abord, bien sûr, il faudrait circonscrire la partie intéressante pour nous de cette histoire infinie, une opération difficile et largement arbitraire. Ensuite, les types de faits intéressants à rechercher et la manière de les obtenir dépendraient également de nos propres buts. Et là où nous aurions tenté de placer le travail de l'historien à la base de notre enquête philosophique, voici que c'est celle-ci qui devrait en venir à le diriger et par conséquent à le précéder. Il faudrait que le philosophe se fasse lui-même historien, et d'une manière telle qu'il conduise philosophiquement sa recherche historique. Un tel cercle n'est pas nécessairement vicieux, certes, car on peut conduire ainsi en parallèle des études qui s'appuient et s'orientent réciproquement. Mais c'est dire que, pour nous, la démarche historique ne peut pas être celle d'un autre, puisqu'elle doit dépendre de nous. Cela ne signifie pas d'ailleurs que les résultats de la recherche historique soient sans valeur pour notre diagnostic. Mais c'est le philosophe qui les cueillera et les sélectionnera afin de les insérer dans ses propres réflexions, en leur attribuant lui-même leur rôle. Bref, la base historique restera contingente, en fonction de la curiosité et de l'érudition de chaque penseur particulier, comme le sont d'ailleurs également ses souvenirs propres plus directs de son histoire vécue. On se perdrait assurément à vouloir exiger ou établir un autre fondement historique que celui-là dans une enquête qui n'est ni de simple érudition ni de nature ultimement théorique. Car, encore une fois, les mœurs dont il s'agit, ce sont en premier et en dernier lieu les nôtres, les nôtres personnelles et celles de la société dont nous faisons partie et que nous partageons de ce fait. Dans notre diagnostic, l'investigation historique n'est donc pas exclue, mais subordonnée. Le caractère non théorique mais pratique — ou moral, s'agissant précisément ici des mœurs — du diagnostic à entreprendre interdit également une distinction rigoureuse entre la pensée et son objet. La difficulté, voire l'impossibilité, ne vient pas ici de ce que, comme il est bien vrai assurément, les mœurs sont aussi des phénomènes de pensée dans une certaine mesure, ni de ce que la pensée est toujours à l'inverse façonnée par les mœurs, vu que nous ne pouvons guère penser sans mettre en jeu des manières arbitraires, coutumières, de penser, soit dans l'usage d'une langue spécifique, soit dans les méthodes, y compris logiques, que nous reconnaissons et utilisons à telle époque et dans tel milieu. Que la pensée examine la pensée n’empêche pas en effet qu'elle le fasse dans une attitude théorique, en distinguant entre la pensée à l'œuvre dans cette étude et la pensée qui en fait l'objet. Même si cette distinction n'est peut-être pas praticable absolument, sans interférences entre les deux côtés, elle peut être maintenue suffisamment pour la plupart des besoins d'une telle science de la pensée, et par conséquent aussi pour l'étude de ces réalités imbibées de pensée que sont les mœurs. Et si les méthodes d'une telle science relèvent également des évolutions historiques qu'elle étudie, cette circonstance interdit de les concevoir comme absolues, quoiqu'elle les laisse parfaitement subsister comme légitimes de manière relative, ce qui peut tout à fait suffire à la science. La raison pour laquelle la distinction entre la pensée et son objet se brouille dans le diagnostic philosophique des mœurs et de leurs modifications vient du caractère foncièrement pratique ou éthique de cette démarche. C'est en effet par une abstraction que cette distinction se pose et se maintient dans l'attitude théorique ; et ce que celle-ci abstrait, c'est précisément la dimension pratique de la pensée à l'œuvre dans ce type de science. Cette abstraction et la distinction qu'elle permet nous sont si habituelles que nous les imaginons naturelles. C'est au point que la pensée qui refuse de les effectuer nous paraît artificielle et aberrante si ce n'est impossible. Le cercle, élargi dans la pensée théorique, se resserre ici à l'extrême. Les mœurs qui font l'objet de l'examen sont aussi celles-là mêmes qui conduisent cet examen, et leurs modifications modifient aussi la façon de percevoir ces dernières, comme leur perception intervient dans leur modification. L'exercice de la discipline propre à une telle manière de penser et de se réfléchir, propre donc à la philosophie en tant que pratique, est l'un des enjeux premiers d'un tel effort de diagnostic sur la modification des mœurs.

Position du problème

Il est devenu banal aujourd'hui de dire que toute connaissance est relative à sa situation historique. Il l'est moins de tenir sérieusement compte de ce qu'on affirme ainsi. S'il s'agissait en effet de convaincre théoriquement du caractère historique de tout phénomène culturel, on trouverait difficilement dans notre culture des gens un peu instruits pour ne pas l'accorder aussitôt, de manière générale. Et les quelques fanatiques de religions prétendant révéler la vérité universelle et absolue ne bénéficieraient guère d'arguments en faveur du relativisme historique, parce que c'est en dépit de ce genre de raisons familières à tous qu'ils s'obstinent dans leurs croyances. Depuis quelques siècles déjà, l'histoire s'est développée, a étudié tous les secteurs de l'activité humaine, à toutes les époques et sur toute la terre. Les historiens et les anthropologues nous ont abondamment montré que la vie humaine variait grandement selon les lieux et les temps, et que les conditions économiques, techniques et culturelles dans lesquelles les hommes vivent déterminent largement ce qu'ils peuvent sentir, ressentir, percevoir, faire et penser. Celui qui prétendrait aujourd'hui que la terre constitue le centre immobile du monde autour duquel tournent le soleil et les cieux saurait qu'il se réfère à un état dépassé de la science qui n'a plus cours et qui est devenu absurde aux yeux de ses contemporains. Il saurait aussi qu'il fut un temps où cette vision passait pour vraie, pour confirmée par les plus savants, avant d'être finalement renversée sans appel par la science au point qu'aujourd'hui même les plus ignorants ne parviennent plus à y croire vraiment quels que soient leurs efforts, s'ils ne sont pas dénués de raison. Et un peu de connaissance historique leur fait même imaginer qu'il fut un temps où personne ne pouvait encore s'empêcher de croire la terre immobile. Or, qu'elle soit naïve ou plus instruite, la persuasion que les états de la science sont inséparablement liés à leurs conditions historiques implique la croyance en la relativité historique générale de la science. Car si ses savoirs les plus centraux, les plus incontestables en apparence, peuvent se renverser et faire place à des savoirs contraires et tout aussi peu contestables pour ceux qui naîtront dans la nouvelle culture scientifique, alors toute science est sujette à un même genre de contestation et de renversement. Même l'idée d'un progrès constant de l'humanité ne réfute pas cette conclusion, dans la mesure où le progrès futur, même s'il apporte toujours des connaissances plus grandes et plus assurées, devra bien reléguer toujours les plus anciennes dans le domaine des erreurs passées, conditionnées par un certain état historique particulier. Et pour celui qui au contraire ne croit pas au progrès, toute l'évolution des sciences apparaît comme simplement contingente et purement historique. Bref, quand nos contemporains examinent leurs idées et s'efforcent d'en saisir la logique, ils n'échappent pas à la conséquence que tous leurs savoirs sont relatifs, contingents et historiques.

A son tour la conscience même de ce caractère historique de nos connaissances comme de toute notre culture se révèle, à la réflexion, dépendante aussi de l'évolution historique qui la permet et lui donne naissance. Le développement de l'histoire comme discipline prenant pour objet tous les aspects de la vie des hommes et des sociétés dans leurs évolutions est assez récent. La conscience de cette évolution amène l'histoire à se réfléchir dans une histoire de l'histoire, et par suite dans une histoire du sentiment de la relativité historique de toute notre vie. Il y a peu encore, certaines populations, rurales notamment, pouvaient encore avoir l'impression que leur mode de vie avait toujours été le même depuis la nuit des temps et que leurs plus lointains aïeux n'auraient guère été dépaysés s'ils étaient ressuscités. On pouvait se figurer par exemple que les hommes avaient toujours été à cheval. Mais qui croirait aujourd'hui qu'ils se soient toujours déplacés en auto et en avion ? Nous rions de la naïveté de ceux pour qui l'histoire n'apportait rien de nouveau, mais les sempiternelles mêmes histoires. Nous savons que nous sommes à l'époque de la conscience du caractère changeant et historique de notre condition.

Mais ce savoir à son tour est-il définitivement vrai, si nous devons reconnaître que notre conscience historique est elle-même un phénomène historique appartenant à une évolution en partie imprévisible ? Car ce sont les conditions dans lesquelles nous pensons actuellement qui nous conduisent à voir nos pensées et nos mœurs comme déterminées par l'évolution historique dans laquelle nous nous trouvons. D'autres conditions historiques entraîneront d'autres façons de penser. Mais nous ne pouvons connaître ni les conditions futures de notre histoire, ni leurs effets sur notre pensée, puisque nous sommes attachés à notre seul point de vue, quels que soient nos efforts pour l'élargir et pour percevoir à partir de lui le plus de choses le plus clairement possible. Pour savoir comment nos pensées évolueront, il faudrait que nous accédions à une sorte de point de vue supérieur, neutre et éternel. Mais c'est justement ce que notre conscience historique nous fait rejeter comme illusoire. Or, parmi les savoirs qui seront peut-être remis en question par notre évolution future, il faut compter également celui du conditionnement historique de toute connaissance humaine. On n'échappe pas à cette conclusion. Pourtant, elle est très paradoxale, voire aporétique. En effet, notre conscience historique nous conduit à relativiser cette même conscience et à envisager qu'elle puisse apparaître illusoire à quelque étape future du progrès. Plaçons-nous donc par l'imagination à ce moment. Alors, de ce nouveau point de vue historique, il apparaîtra que le point de vue historique n'est pas essentiel à la connaissance. Autrement dit, les conditions historiques seront apparues qui permettront de savoir que ces conditions ne sont pas pertinentes essentiellement pour notre capacité de connaître. Puisque notre conscience actuelle nous conduit à prévoir cette possibilité, il s'ensuit que notre propre point de vue implique la référence à un autre point de vue qui le nie. Notre principe du caractère historique de toute connaissance apparaît donc comme contradictoire par rapport à ses propres conséquences. On peut certes envisager la possibilité qu'aucun progrès de la société et de la connaissance ne mène à le remettre en question. Mais il serait arbitraire d'y croire plutôt qu'à l'issue contraire. Autrement dit, le principe du conditionnement historique de toute connaissance conduit logiquement au plus parfait scepticisme. Car en réalité nous ne pouvons pas savoir vraiment si toute connaissance est historiquement conditionnée, alors que nous nous sentons néanmoins portés, peut-être même irrésistiblement, à le croire dans notre situation présente, tout en sachant que cette croyance reste contingente en soi et devrait faire place à un doute entier sur cette question.

Voilà ce que nous impose la logique. Mais comment nous rapportons-nous en fait à ces nécessités de notre raison ? — Avec beaucoup d'inconsistance, il faut l'avouer. Selon que nous y voyons ou non un intérêt, nous attaquons tel savoir déplaisant pour le rejeter hardiment sans l'examiner davantage, en nous référant directement au principe que toute vérité est contingente ; ou au contraire, nous négligeons ce principe, le dénigrons comme abstrait, hors sujet, pour affirmer effrontément le caractère indiscutable de telle connaissance qui nous agrée. On hésitera d'ailleurs à attribuer cette sorte d'inconsistance aux particularités de notre époque. Elle semble faire partie de la psychologie humaine de tout temps et s'appliquer à toutes les vérités abstraites, auxquelles les hommes accordent en fait beaucoup ou fort peu de poids selon leur humeur. Ce qui appartient en revanche à notre temps, c'est justement la référence générale à ce principe précis de la contingence historique, et son usage constant dans des sens opposés.

On a souvent interprété l'évolution historique comme un progrès. C'est une manière de reconnaître le caractère contingent de nos conceptions tout en le limitant. Si nous ne tenons pas la vérité, nous en approchons. Et nous pouvons nous fier à la science de notre temps, non comme entière et achevée, mais comme meilleure que celle de toutes les époques passées. Cette façon de voir nous donne une grande assurance face à nos ancêtres, qui avaient tort par rapport à nous du seul fait de nous avoir précédés dans le progrès général. Et quant au futur, nous ne le possédons pas, bien sûr, mais nous le préparons, et nous croyons connaître par là au moins la direction dans laquelle le progrès continuera. Ainsi, si nous ne connaissons pas la vérité comme telle, nous pensons connaître sa voie, qui est celle que nous suivons, à supposer que nous sachions bien dans quel sens nous allons. A y réfléchir pourtant, il est fort étrange que nous puissions savoir qu'il y a bien un progrès et qu'il nous soit connaissable. Car si chaque époque est prise dans sa situation historique, comment pourra-t-elle juger des autres, qu'elle n'a pas les moyens de connaître, leurs propres conditions historiques ayant disparu ou n'existant pas encore ?

On a cru pouvoir résoudre ce problème en abandonnant l'idée du progrès. Car, constatons-nous, nous savons seulement qu'à toute époque correspond une façon de penser qui ne se fonde sur aucune connaissance de la vérité comme telle, mais est l'effet de conditions historiques dont la raison profonde nous échappe. Les savoirs ne reposent pas sur une saisie de la vérité même, mais ils définissent une vérité historiquement contingente et tout au plus obligatoire dans une situation sociale et culturelle précise. Nous voyons bien en effet que les circonstances historiques nous poussent à comprendre le monde physique et moral d'une certaine manière, et à en juger selon des méthodes qui s'imposent à nous et à notre temps. Mais ces circonstances changent, et avec elles les vérités et méthodes correspondantes. L'erreur n'est plus située à un moment dans l'histoire, ni dans le passé, ni dans le futur, ni dans le présent spécifiquement, mais elle vient avant tout de l'illusion d'avoir accès à une vérité et à une raison indépendantes de l'histoire. C'est ce décret d'une raison illusoire, prétendant dicter sa vérité comme la vraie, qu'il faut refuser.

Cependant, ici encore, la condamnation de ce décret ne suppose-t-elle pas qu'on lui en ait opposé un autre, du même ordre, et par conséquent aussi fautif que le premier ? Car comment saurions-nous que notre principe de la détermination historique de la vérité est vraiment plus vrai que celui de sa valeur éternelle ? Bref, pourquoi décrétons-nous que notre époque, celle qui conditionne notre principe, est supérieure à telle autre, qui conditionne le principe opposé, du moins selon notre principe même ? Seulement, si nous suspendons ce décret, nous revenons au pur scepticisme. Mais apparemment nous ne savons pas non plus nous y tenir, comme si notre époque ne s'y prêtait pas. Et c'est pourquoi nous oscillons. En pratique, nous ne savons pas répondre au principe théorique que nous concevons plus ou moins bien, refusant la conséquence sceptique sans l'écarter pourtant tout à fait.

La perspective théorique implique un point de vue objectif. Elle exige de voir ce qu'on désire connaître de l'extérieur, d'un point de vue défini et accessible à volonté par celui qui a appris comment s'y placer. Ainsi, tant qu'on estime pouvoir considérer l'histoire des hommes théoriquement, objectivement, en se situant au bon endroit pour l'observer, il paraît possible d'aboutir à des savoirs objectifs. On peut même examiner dans cette perspective la manière dont les hommes pensent dans les diverses situations historiques et repérer les relations de dépendance de leur pensée par rapport à ces situations et à leurs diverses caractéristiques. Tant qu'on distingue rigoureusement entre la position de l'observateur, définie par la seule méthode de la science pratiquée, et celle des sociétés faisant l'objet de l'étude, rien n'interdit le progrès de la science historique. Les difficultés apparaissent quand la réflexion sur les résultats de cette science montrant justement la dépendance de la science elle-même par rapport aux diverses situations historiques, découvre que le point de vue de cette même science entre à son tour dans la dépendance qu'elle révèle. Car subitement, ce sont les conditions de l'histoire, en tant que recherche de savoirs objectifs, qui sont alors entraînées dans le flux des événements qu'elle étudie, si bien que s'efface la distinction stricte entre le sujet de la science et son objet. Bref, cette réflexion entraîne un doute radical face à la valeur et à la possibilité même de l'histoire comme science théorique. Et les tentatives de résoudre théoriquement l'aporie sont vaines, comme toutes les attitudes pratiques qui cherchent à s'appuyer sur leurs résultats.

Pour comprendre notre propre situation pratique dans le mouvement de l'histoire, il faut donc abandonner la confiance naïve dans la science théorique et placer la réflexion sur un autre terrain.

*

Si l'on s'en tient à l'attitude théorique, l'aporie de la science historique cherchant à tenir compte de sa propre insertion dans l'histoire est inévitable et insoluble. Elle se dissout en revanche lorsqu'on entre dans un mode de réflexion pratique, qui ne cherche pas à dissocier le sujet de l'objet, sinon provisoirement ou accessoirement, mais au contraire à penser l'un dans l'autre, ou mieux encore à ne plus accorder de rôle essentiel à cette distinction et à se méfier même de la tendance à se fonder sur elle. Pour y parvenir, il faut contrer la pente de l'homme éduqué à la posture scientifique qui l'incline fortement à croire que le savoir doit être objectif. Cette tendance n'est pas naturelle ni tout à fait irrésistible d'ailleurs. Elle s'est formée dans l'histoire, et notamment à la naissance de la science moderne. Elle est même si peu naturelle qu'elle dépend en réalité d'une fiction, celle justement de la séparation entière entre le sujet et l'objet. On peut attribuer au génie de Descartes cette invention, où à force de feintes, il produit la fiction de deux mondes ou de deux substances séparées, en montrant que pour arriver à la fiction cohérente de cette parfaite distinction, il faut placer du côté du sujet toute la pensée, et du côté de l'objet toute l'étendue, en purifiant si bien l'une et l'autre qu'elles ne se confondent plus du tout. C'est à cette condition en effet qu'une science entièrement objective peut naître. Et l'on voit aussi que cette dernière n'est possible qu'en tant que science de la nature étendue, puisque seule celle-ci peut se distinguer entièrement de la pensée pour devenir son pur objet. Il n'est donc pas étonnant que l'histoire ne réussisse pas à devenir une science objective en ce sens, puisqu'elle prend pour objet le sujet, l'être pensant, et non la seule étendue. Elle est par là vouée à retomber dans la confusion des sciences plus anciennes, qui n'avaient pas encore trouvé le moyen d'atteindre la pure théorie, et d'ailleurs, du même coup, la plus grande efficacité pratique atteignable sous la forme particulière de la technique.

Le règne du modèle de la science et de son type d'objectivité est peut-être d'ailleurs une caractéristique de notre époque où l'on voudrait y ramener toute forme de savoir, y compris justement ceux qui conduisent à confondre le sujet et l'objet, comme l'histoire, la psychologie, l'anthropologie, l'économie ou la sociologie. Non seulement on désire les hausser au statut de sciences, mais on voudrait qu'elles s'étendent à l'étude même du sujet là où il est inextricablement impliqué dans l'objet, comme lorsqu'on veut élever à des sortes de sciences suprêmes l'histoire de l'histoire, la psychologie de la psychologie ou la sociologie de la sociologie. On ne conçoit plus d'étudier sérieusement l'homme et la société autrement que dans une perspective purement théorique, même s'il faut tomber dans des apories et ruser pour ne plus les voir, en les écartant éventuellement par des solutions fallacieuses. Il semble que nous ayons perdu le sens de l'union intime entre la pensée et l'action, si bien que nous nous trouvons peut-être dans une situation tout opposée à celle de Descartes, qui invitait à la difficile conception de la séparation entre les deux substances pures, supposant au contraire évidente pour ses lecteurs la position de l'union (si on la désigne à partir de cette séparation), c'est-à-dire la confusion entre le sujet et l'objet dans la vie pratique commune. A l'époque, on avait aussitôt utilisé comme une objection contre la séparation le fait que celle-ci ne permettait pas de rendre compte de l'union, ce que Descartes enseignait lui-même, parce qu'il ne s'agissait justement pas pour lui de faire une science, au sens moderne, objectif, du domaine de la vie commune (une objection dont il se riait d'ailleurs en proposant pour réponse la plaisanterie de la glande pinéale). Aujourd'hui, il semble qu'on conteste plutôt l'union à partir de l'évidence supposée de la séparation. Et il faut faire à présent le mouvement inverse, en refaisant place à une réflexion qui ne sépare pas la pensée de l'action. C'est l'enjeu ici d'une philosophie qui ne se conçoit pas comme une entreprise théorique, à l'imitation de la science entre autres, mais comme une réflexion de caractère pratique.

Qui contesterait la constatation que l'homme pense et agit, et qu'il y a un lien entre les deux ? L'habitude théorique nous incite à envisager cette relation de la manière suivante : nous pensons pour agir, la pensée préparant le choix par l'examen des chemins possibles, puis choisissant entre eux par la volonté, l'action voulue s'ensuivant et réalisant ce que la pensée avait prévu et déterminé. Dans ce schéma, la scission principale se situe entre le choix et l'action elle-même, l'un étant l'œuvre du sujet, et l'autre se déroulant dans la réalité matérielle objective. Je vois une poire, je juge utile de la cueillir et de la manger, c'est l'aspect subjectif, le côté de la pensée. Je la cueille effectivement et la mange, c'est l'action, objectivement efficace et repérable dans la réalité physique, comme mon corps qui l'effectue. En vérité cette distinction est arbitraire. Une science du corps physique peut fort bien reculer le contact avec la pensée en trouvant au mouvement du corps des causes internes, par exemple dans des processus neurologiques, appartenant donc déjà à la réalité physique. Ou à l'inverse, je peux m'observer agissant et percevoir clairement qu'en allant cueillir la poire, je ne cesse pas pour autant de penser, mais que je dirige ou contrôle en quelque sorte tout au long l'action entreprise. Et pourtant, le théoricien d'aujourd'hui jugera que la vraie question est de savoir où situer exactement l'articulation ou la scission entre le sujet pensant et le corps agissant. Cette articulation pourra être vue comme disparaissant aux deux extrémités, soit que l'étude des mouvements du corps, neuronaux et autres, rende compte de tous les phénomènes de la vie humaine, si bien que dans cette science la pensée s'évanouira comme un mirage, soit que, au contraire, une réflexion approfondie manifeste l'illusion de toute la réalité physique, seule la pensée s'avérant exister vraiment. Dans les deux cas, celui du pur matérialisme et celui du pur idéalisme (La Mettrie et Berkeley, par exemple), au lieu de découvrir une union entre la pensée et l'action, c'est à un maintien de leur entière distinction et à la simple disparition de l'un ou de l'autre qu'on aura assisté. C'est pourquoi le monde purement matériel de l'un paraîtra aveugle et impensable à la rigueur, tandis que le monde purement idéal de l'autre paraîtra inconsistant et irréel. Et entre les deux extrémités, le savant contemporain tente de placer la frontière entre la pensée et l'action de manière arbitraire, et sans comprendre comment ces deux modes d'être tout à fait hétérogènes peuvent s'articuler.

Pour éviter l'aporie de la réflexion théorique du sujet dans l'objet, pour penser la vie pratique en elle-même, et notamment dans son caractère historique, il faut donc abandonner l'attitude théorique, renoncer au principe de l'objectivité et trouver le moyen de réfléchir la vie pratique elle-même. Si la science et les autres formes de la théorie se fondent sur le principe de la séparation du sujet et de l'objet, la philosophie peut être conçue au contraire comme une forme de réflexion menée en deçà de cette séparation comme de la distinction entre la pensée et l'action (ce qui ne lui interdit pas de penser ces distinctions, mais bien de les prendre pour principes de sa propre activité). C'est ainsi qu'il faut la comprendre si l'on veut lui donner son caractère moral, ou son aspect de sagesse, comme nous le faisons. Mais une réflexion qui ne dissocie pas la pensée et l'action, le penseur et l'acte, le sujet et l'objet, est-elle possible ?

Faudra-t-il renoncer à l'opinion courante que la philosophie a essentiellement affaire à des idées ? Il serait possible de récuser cette représentation. Mais partons-en au contraire, et demandons-nous ce que pourraient être ces idées du philosophe.

Par idées, on entend d'ordinaire des représentations abstraites. Cela ne signifie pas qu'elles ne concernent que des objets abstraits en eux-mêmes. L'idée d'homme peut être tout à fait abstraite, quoique les hommes soient bien des êtres concrets. Seulement, quand nous raisonnons sur l'homme à partir de son idée, nous l'envisageons abstraitement. Nous avons d'autres manières de penser les choses. Nous pouvons les percevoir et en avoir ainsi une expérience qui nous paraîtra directe, bien que, dans ce cas, nous hésiterons à classer nos perceptions dans le domaine de la pensée, ce qui est pourtant justifié si on la conçoit dans un sens assez large pour comprendre tous les phénomènes mentaux, même ceux dans lesquels l'esprit semble en contact direct avec la réalité extérieure. Nous pouvons également nous les remémorer, et nous hésiterons moins alors à comprendre nos souvenirs comme des pensées, parce qu'ils n'impliquent plus la présence de la chose représentée, et même au contraire son absence, puisque l'objet du souvenir est situé dans une réalité passée ; et pourtant le souvenir d'une scène qui nous revient à l'esprit presque telle que nous l'avions perçue nous paraîtra bien présenter une pensée concrète. Et si nous imaginons des choses irréelles, en nous en formant néanmoins des images qui nous les dépeignent comme si elles étaient réelles, alors dans une certaine mesure ces pensées seront bien concrètes également, étant des images des choses de même sorte que leurs perceptions. En revanche, lorsque nous raisonnons avec des idées comme celle d'homme et que nous les considérons, nous avons l'impression de nous trouver dans un monde tout différent de celui de la sensation, même si, en général, les objets sont finalement les mêmes. Quand nous pensons abstraitement l'homme, celui-ci ne se confond pas avec l'image que nous pourrions nous faire d'un homme, qui serait alors toujours un homme particulier, envisagé dans sa richesse concrète, alors que dans l'idée abstraite nous avons l'impression de n'en retenir qu'un extrait, qu'une essence, correspondant à un élément commun à tous les hommes concrets, impossible à représenter par une image, nécessairement particulière. En fait, lorsque nous examinons un être réel tel qu'il se présente à nous, nous n'y percevons jamais son idée comme l'une de ses parties réelles, aussi subtile soit-elle. Il semble que l'idée n'appartienne qu'à la pensée, en dépit de sa capacité de représenter à sa façon les choses du monde extérieur. Ce caractère abstrait des idées a des degrés, parce qu'une idée peut représenter des objets de nature purement intellectuelle, comme l'idée de l'idée d'homme que nous venons de tenter de former, ou comme l'idée d'un nombre, ou de nombre simplement ; et lorsque le rapport à la réalité extérieure s'éloigne ainsi ou devient si ténu qu'il disparaît presque, nous avons le sentiment de monter à des degrés plus élevés d'abstraction, jusqu'à atteindre peut-être l'abstraction pure. Et c'est là que nous imaginons la patrie de certains types de penseurs, comme les mathématiciens et, justement, par excellence, les philosophes. Que pensent-ils par leurs idées, ou à travers elles ? car celles-ci sont des représentations, donc des représentations de certaines choses, comme déjà la perception sensible, même si les objets des idées abstraites sont différents de ceux des autres perceptions, auxquels elles se rapportent souvent indirectement. L'idée d'homme, nous l'avons vu, n'est celle d'aucun homme particulier de notre expérience, ni celle d'aucune de ses parties, et pourtant elle a une correspondance avec ces hommes concrets grâce à laquelle elle nous en donne une forme de connaissance différente de celle des sens. Quant à l'idée de l'idée d'homme, son rapport aux hommes réels devient si indirect qu'on peine à le saisir. Cependant, nous avons l'habitude de considérer que ces représentations abstraites sont les éléments constituants de nos théories, grâce auxquelles nous n'avons pas du monde qu'une perception, mais un savoir ou une science. En quelque sorte, ces théories abstraites nous donnent non plus la représentation immédiate des choses, mais leur vraie représentation — que ce soit dans la science moderne ou dans toutes les autres formes de théories.

Ainsi, la conception courante du philosophe comme en quelque sorte le spécialiste des idées fait également de lui le théoricien par excellence, celui qui se meut dans les idées les plus abstraites et qui cherche la science non pas du simple monde sensible, mais de celui des idées ou des choses de l'esprit, qu'il s'occupe des concepts et de leurs rapports (ou de logique), des principes fondateurs de toute connaissance (ou de métaphysique), des valeurs (ou de morale), bref, de tout ce qui par son abstraction est le plus éloigné de la réalité concrète et qui en donne également de ce fait la représentation la plus essentielle, la plus large et la plus profonde. Alors en effet, selon une telle conception des idées, l'image du philosophe comme le spécialiste des idées cantonne celui-ci dans la théorie et le condamne à se faire prendre au piège de l'aporie de la confusion théorique du sujet et de l'objet dès qu'il cherche à penser la vie pratique d'un point de vue pratique ou moral. Mais ne peut-on concevoir autrement les idées ?

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N'est-il pas étrange que nous ayons des idées abstraites deux notions inverses en ce qui concerne leur rapport à la réalité. Pour ceux qui s'installent dans ces idées et tentent de les concevoir pour ainsi dire en elles-mêmes, elles tendent à se présenter comme des réalités propres, originaires, servant de modèles aux choses de l'expérience sensible, à partir desquels celles-ci seraient engendrées par un processus de copie plus ou moins précis. Au contraire, l'idée même d'abstraction nous suggère un processus inverse, dans lequel, à partir de l'expérience sensible des choses, nous aurions abstrait certains de leurs traits caractéristiques, par étapes successives, en retenant des traits toujours plus généraux ou abstraits, de sorte que toute la réalité de ces idées abstraites dépendrait de leur rapport à l'expérience sensible dont elles proviennent. A vrai dire, dans la première conception, il ne faudrait pas parler d'idées abstraites, justement parce que loin de provenir des perceptions sensibles, elles constituent les réalités originaires, dont tout le reste découle. Et pourtant, c'est par l'examen du processus d'abstraction qu'on doit apparemment les expliquer à ceux qui ne les perçoivent pas en elles-mêmes. Observez les hommes, leur dira-t-on ; constatez qu'ils sont divers et changeants, alors que nous les concevons tous comme étant des hommes, comme comportant donc une essence commune, présente en chacun d'eux. Certes on prétendra que cet exercice n'est pas de l'ordre de l'abstraction, car il ne s'agit pas de travailler à tirer peu à peu les caractéristiques communes aux hommes particuliers, mais de découvrir subitement, comme à travers la variété sensible, le modèle éternel déjà présent au fond de notre esprit qui nous les ferait reconnaître comme des hommes, bien que nous ne percevions justement jamais l'homme comme tel dans l'expérience sensible. N'est-il pas étrange cependant que, nous étant exercés à contempler directement les idées, nous ne trouvions parmi elles que les modèles des choses dont nous avons fait l'expérience sensible, et non ceux des autres ? Laissez aussi longtemps que voulu un spécialiste de la contemplation des idées dans une chambre, il ne découvrira jamais que les modèles des animaux ou des plantes qu'il a rencontrés dans son expérience sensible, et non ceux des autres, dont il croira pourtant découvrir par sa contemplation les purs modèles une fois qu'il en aura eu l'expérience sensible. N'est-il pas surprenant qu'il faille percevoir la chose par les sens pour en découvrir le modèle, si l'on prétend que celui-ci en est indépendant et se découvre par lui-même, dans sa réalité propre ? Cet ordre de découverte montre plutôt que nous procédons effectivement par abstraction, partant de la perception sensible pour en tirer les idées générales. Et si le mouvement de retour apporte une certaine compréhension des choses particulières à partir des abstractions, c'est en revanche une illusion qu'il produit en nous suggérant que les choses sont donc produites par ces idées. D'ailleurs l'histoire nous montre aussi que la contemplation n'a pas abouti à une maîtrise des choses ou de la nature, mais s'est repliée sur elle-même, tandis que la science fondée sur l'expérience sensible a donné lieu à une technique efficace, permettant de revenir à la nature pour la transformer. Mais, sans entrer ici davantage dans les débats au sujet des rapports entre les idées générales et les réalités sensibles particulières, qui ont donné lieu notamment aux célèbres disputes médiévales sur les universaux, retenons la vraisemblance de l'explication des idées abstraites par un processus d'abstraction, et partons de là, sans nous soucier ici de décider s'il ne pourrait pas exister malgré tout des sortes d'idées en soi, parfaitement originelles, destinées à la contemplation plus qu'à l'action. (Je sais que je simplifie beaucoup la question et que s'il s'agissait de discuter de philosophies particulières, tout pourrait se compliquer à nouveau énormément ; mais tel n'est pas notre objet.)

S'il est vrai que nous obtenons nos idées générales par un processus d'abstraction à partir de nos perceptions sensibles et de leur souvenir, il reste à savoir si ces idées ont bien le genre de caractère pratique qui intéresse l'éthique. Certes, nous l'avons remarqué, la science moderne a trouvé une méthode, fondée notamment sur l'usage des mathématiques et de l'expérimentation, propre à élaborer des théories de caractère très abstrait, mais permettant des interventions efficaces dans notre environnement naturel. Mais nous avons vu aussi que cette efficacité est relative à la perfection de l'objectivation, qui implique la séparation aussi entière que possible entre le sujet et l'objet. C'est pourquoi, apparemment, la théorie abstraite n'est pas dans ces sciences active par elle-même, sans un processus d'application qui doit s'y ajouter, ce qu'on a souvent exprimé sous la forme de la constatation que les sciences sont des outils susceptibles de toute sorte d'applications, des meilleures comme des plus mauvaises, étant par conséquent en soi indifférentes à toute question morale. Pour cette raison, cette sorte d'abstraction ne peut pas nous fournir le genre d'idées actives que nous cherchons. Peut-être même les idées modèles, objets de contemplation, tirent-t-elles une part de leur attrait du fait qu'elles peuvent être conçues comme dynamiques, contrairement à celles qui naissent de l'abstraction et ne paraissent que des produits relativement inertes en eux-mêmes. En effet, alors que la science est en principe indifférente au bien et au mal, il se trouve que pour nombre de contemplatifs, l'idée suprême est précisément celle du bien.

Communément, les idées se présentent comme foncièrement liées au langage. Et même, dans les langues, elles paraissent attachées à leurs termes, le plus souvent aux mots ou aux diverses expressions qui pourraient définir un mot. Chaque substantif nous paraît correspondre à une idée, et chaque idée nous paraît devoir, idéalement, avoir un substantif pour la signifier. Telle n'est pas évidemment la réalité linguistique, mais c'est la représentation ordinaire que nous nous faisons du rapport entre le langage et les idées. Cette opinion préconçue est si forte que les intellectuels comme le peuple cherchent à établir systématiquement cette correspondance. Lorsqu'un substantif existe, même s'il n'est qu'un élément de la mécanique linguistique, on lui suppose une idée corrélative, et l'on débat sans fin sur ce que peuvent signifier l'être, le néant, le bien, le mal, l'existence, la privation, la négation, l'ineffable, comme s'il y avait nécessairement en dehors du langage une chose réelle signifiée par ces mots et dont nous devrions avoir l'idée homologue. On sait combien autour de termes de ce genre on peut débattre et battre l'air sans fin. De même, lorsqu'une idée est supposée exister, on réclame le mot qui la signifie et l'atteste, ou à défaut l'expression plus ou moins figée, comme un substantif suivi d'un adjectif, qui pourrait en faire fonction. Qui croira qu'un concept ou une idée puisse exister, être pensé vraiment, sans pouvoir s'exprimer et s'incarner dans une expression linguistique suffisamment simple ? Et on tend même à estimer qu'une idée qui s'exprime par un seul mot est plus simple qu'une autre qui requiert la combinaison de plusieurs. A la limite, on pourra avoir le sentiment paradoxal que la « simplicité absolue » est un peu plus compliquée que la « simplicité » tout court, puisqu'il aura fallu pour la penser combiner deux idées, celle de « simplicité » et celle d' « absolu ». Cette pente de l'esprit est si forte que beaucoup de ceux qui s'en sont moqués y ont glissé à leur tour. Elle se marque notamment dans le préjugé selon lequel les questions profondes prennent la forme « qu'est-ce que telle chose ? », c'est-à-dire « quelle est l'idée correspondant à tel terme ? », conduisant à l'absurdité de se demander ce qu'est par exemple « le ceci », « le maintenant », « le oui », « l'être avec », etc., comme s'il suffisait de substantiver artificiellement, en ajoutant arbitrairement un article notamment, n'importe quel terme de la langue pour lui faire avouer sa liaison intime inavouée avec son idée sœur. En revanche, un concept engendré, développé, éprouvé, nuancé dans tout un discours, passera inaperçu et se fera refuser toute existence tant qu'il n'aura pas été également nommé, fût-ce d'un nom entièrement barbare, alors qu'à l'inverse un mot inventé sans raison provoquera l'affairement pour en définir le sens, puisqu'il devra obligatoirement correspondre à un quelconque concept selon l'incorrigible préjugé de l'exacte correspondance entre les idées et les mots.

Cette façon de voir est d'ailleurs révélatrice de la conception courante des idées et de leurs rapports. Comme les idées correspondent aux éléments les plus simples du langage, destinés à être agencés pour former des discours, elles doivent servir également d'éléments de pensée servant à former des édifices logiques, qui, articulés de la bonne manière, formeront des théories véritables de quelque partie de la réalité. Ainsi, de même que les mots sont à notre disposition pour dire ce que nous voulons — quoique non pas pour être arrangés n'importe comment, mais selon la grammaire explicite et implicite, réglant aussi bien les structures générales des phrases, que les convenances des mots entre eux —, de même les idées sont les pièces avec lesquelles nous construisons nos opinions plus complexes et dans le meilleur des cas, de véritables théories — en respectant ici également les rapports logiques en un sens large. En d'autres termes, les idées sont à la fois mises en relation très étroite avec les mots et comprises sur leur modèle, comme si le langage avait une double face ou se dédoublait en une langue externe, celle que nous parlons et écrivons, sonore et visuelle, d'un côté, et de l'autre une langue interne, invisible de l'extérieur, s'ordonnant selon un ordre essentiellement identique à celui de la langue publique. Vous tentez l'exercice que nous avons déjà envisagé, de penser l'idée d'homme (et non à des hommes particuliers), et il ne vous reste que ce mot, censé être non l'idée elle-même, mais son expression dans la langue publique. Vous pouvez alors avouer que vous n'avez pas de telle idée, mais bien un mot, avec des images et des phrases qui s'y rattachent, ou vous pouvez insister au contraire et prétendre que, puisque vous avez le mot et que vous le comprenez, vous avez bien l'idée correspondante, quoique vous ne puissiez la percevoir à part, à cause sans doute de son extrême subtilité. Dans tous les cas, votre idée aura été comprise sous la forme d'un symbole, c'est-à-dire d'un signe renvoyant à une chose qui lui est extérieure et avec laquelle il n'a pas de ressemblance particulière. Je peux voir des hommes, qui ne ressemblent ni au mot « homme » ni à l'idée d'homme, quoique ces deux symboles, le mot et l'idée — les deux faces, intellectuelle et matérielle, d'un même symbole —, renvoient bien à ces hommes que je peux voir. Or, en dehors de cette fonction de signe ou de symbole, que je peux attribuer arbitrairement, en principe, à une suite quelconque de sons, le mot reste un instrument passif à l'usage des sujets qui s'en servent pour discourir. Tel doit être aussi le statut du supposé symbole intérieur correspondant, avec cette différence toutefois qu'il ne peut exister sans le symbole extérieur, dont il ne semble être en somme que l'ombre. Passons-nous donc de cette ombre inutile pour comprendre le fonctionnement des symboles. Alors, il devient évident que le sens des mots vient de leur usage, et non de cette vaine copie inconsistante qu'on prend pour l'idée correspondante. Aussi, pour retrouver le principe dynamique du langage et de la pensée, tournons-nous vers cet usage, réel, lui. Et remarquons aussitôt que s'il est arbitraire, il n'est pas simplement libre, mais déterminé par ce qui détermine l'usage, les us et coutumes, ou les mœurs, c'est-à-dire certaines formes de vie qui s'élaborent dans l'histoire, dans celle des sociétés et dans celle des individus.

Bref, plutôt que vers les idées, le philosophe soucieux de sagesse ou de lucidité morale, ne doit-il pas tourner son attention vers les mœurs ?

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Persistons cependant dans la représentation du philosophe comme soucieux d'idées et dans notre tentative de découvrir à celles-ci un caractère dynamique. Car si les idées n'étaient elles-mêmes que des symboles ou des ombres de symboles, servant d'outils à quelque principe actif les pliant à un usage, alors cet usage lui-même pourrait-il se réfléchir, se comprendre, se critiquer, plutôt que de s'imposer aveuglément en fin de compte ? Et d'autre part, est-il vrai que le sens des mots s'épuise dans leur seul usage ?

Dans la représentation courante, les symboles tels que les mots sont des signes dont la fonction est de signifier une chose en l'indiquant de manière directe ou indirecte, selon que le symbole se combine ou non à d'autres pour signifier, soit en composant avec eux un symbole plus complexe, soit en formant une chaîne symbolique, où le premier renvoie au second, et ainsi de suite, jusqu'à la chose ultimement signifiée. Ainsi, schématiquement, une expression telle que « le petit homme qui se tient près de la porte » forme une composition de symboles linguistiques ; et pour celui qui conçoit que « homme » signifie l'idée d'homme, qui elle-même signifie une série de caractéristiques essentielles à tous les hommes concrets et repérables par les sens, ce nom abstrait signifie par une chaîne symbolique. Ou encore, en simplifiant, « 342 » forme une composition complexe où les symboles plus simples 3, 4 et 2 sont à interpréter en fonction de leur place, et en faisant intervenir des opérations arithmétiques impliquant d'autres nombres, pour désigner une certaine quantité ; et 43 forme une chaîne désignant notamment une multiplication répétée de 4 par lui-même, désignant à son tour une addition répétée du même nombre. Au demeurant, les symboles s'associent souvent à la fois par composition immédiate et par enchaînement. Mais peu nous importent les détails de ces relations. Il nous suffisait de constater que l'indication n'est pas nécessairement immédiate et que là où elle n'est pas présente sous cette forme, on peut la repérer sous ses formes indirectes. Les divers langages comportent leurs modes et règles de composition et d'enchaînement, leurs grammaires et logiques (à leur tour symboliques pour plusieurs d'entre elles), qui permettent la multiplication des symboles. Les discours sont déterminés à divers degrés par ces règles formelles ou non, explicites ou non, au point que, dans certains types de langages, comme ceux des mathématiques, de longs calculs (c'est-à-dire justement des discours entièrement réglés) puissent être effectués automatiquement, sans avoir à se référer à autre chose qu'à ce langage et à ses règles, ce qui rend possible le traitement de ces discours par ordinateur. Et dans nos langues, telles qu'utilisées habituellement, une fois données certaines conditions de départ, parfois internes au discours, parfois externes (telles que des situations typiques de la vie sociale et du milieu ambiant), de grandes parties des discours peuvent être produits presque automatiquement, au point que, dès que quelqu'un parle dans ce mode, les autres peuvent à peu près deviner à l'avance la suite de son discours, voire le continuer à sa place. On peut ainsi suivre d'une oreille distraite bien des conversations sans en perdre grand chose, tant les parties automatisées y sont importantes. Et même de nombreuses conférences, supposées savamment construites par ce qu'on appelle aujourd'hui des chercheurs, peuvent être assez bien reconstituées à partir de quelques éléments.

Ces opérations de production symbolique inscrites dans le langage ne correspondent pas, bien sûr, au dynamisme propre des idées que nous recherchons, bien qu'elles rendent compte d'une grande partie des discours habituels. En dépit de tout le travail de modification interne ou de calcul, le discours y est toujours vu dans sa fonction symbolique, comme servant à indiquer les choses et à en signaler les relations en tant qu'elles composent des structures entre elles et qu'elles se composent elles-mêmes de structures entre d'autres éléments, également susceptibles d'être indiqués, à part et dans leurs relations. Il conserve donc la nature de l'objectivité et de la théorie, supposant la distinction entre le sujet et l'objet, entre un agent et ses instruments. C'est donc toujours du côté de ce sujet que le caractère actif semble devoir être cherché, de même que c'est l'utilisateur d'un ordinateur qu'on considère comme responsable de ce qu'il lui fait faire, quelle que soit l'immensité du travail symbolique accompli par celui-ci pour le réaliser.

Mais précisément, le symbole ne se limite pas à indiquer l'objet signifié, il se rapporte aussi à autre chose, qui semble devoir se situer du côté du sujet ou des idées. Aussi loin qu'on développe les calculs symboliques, aussi précisément qu'on situe ce qu'ils désignent et décrivent, on ne les comprend pas vraiment, ni leurs résultats, en s'en tenant là. Outre ce qu'il indique en effet, le symbole, lorsqu'il prend sens, évoque quelque chose. J'entends par exemple l'exclamation « la mer ! », et je sens qu'il ne me suffit pas de saisir la réalité qu'indique ce terme, mais que je suis invité à penser autre chose, qui n'est pas sans relation avec la mer objective, mais que je ne découvrirais pas grâce à un examen plus minutieux de cette réalité qui m'est indiquée. Pour découvrir ce qui est évoqué, je dois me tourner vers ma propre expérience, vers le domaine de mes idées, souvenirs, images, sentiments divers, parmi lesquels je sélectionnerai ceux qui me paraissent convenir à la situation matérielle et vécue dans laquelle l'exclamation a été lancée. Or ces idées ne peuvent être les symboles intérieurs ou ombres de symboles que nous avions envisagés plus haut. De tels symboles intérieurs ne feraient que rédupliquer la fonction des symboles externes et ne me conduiraient pas ailleurs qu'à ce qu'ils indiquent, et dont j'ai constaté l'insuffisance pour comprendre leur sens véritable. (Et, bien sûr, il ne servirait à rien que ces symboles intérieurs évoquent à leur tour ce que les symboles externes évoquaient, puisque, dans cette hypothèse, cela renverrait encore à d'autres symboles, ombres de leurs ombres, et ainsi à l'infini.) Ces idées doivent donc être d'une autre nature que les symboles, même si elles peuvent parfois leur ressembler suffisamment pour produire la confusion chez des êtres habitués à se concentrer sur la partie objectivement visible des discours et du langage.

Remarquons à ce propos que la représentation d'une chose ne signifie pas celle-ci en l'indiquant, comme le symbole, mais en la représentant, précisément, par un aspect ou une partie de l'ensemble des images dont je dispose d'elle, en évoquant toutes les autres de telle manière que, avec plus ou moins d'efficacité ou de pertinence, chacune d'entre elles puisse jouer également ce rôle de représentant de l'ensemble, de sorte qu'entre le représentant et le représenté la distinction n'est jamais que provisoire, chaque élément du représenté pouvant servir de représentant. Ainsi, pour me représenter une personne, chacun de mes souvenirs d'elle peut y servir tour à tour, tout en les représentant chaque fois tous. Cette structure dynamique, ouverte, empêche la coupure entre le signe et le signifié qui caractérise le symbole.

Mais revenons à l'évocation suscitée par le symbole. L'exemple choisi ci-dessus de l'exclamation suggère fortement de chercher ce qu'évoque le symbole du côté d'un sentiment qui s'exprime en s'appuyant sur la représentation de la mer à cause de liens entre cette réalité connue de tous avec ce sentiment. On pourrait donc croire qu'il s'agisse d'un cas particulier, où le symbole est utilisé d'une façon spéciale, expressive, sans qu'il acquière par lui-même d'autre fonction que la sienne, celle d'indiquer la chose. Car l'aspect expressif ne vient-il pas s'y ajouter de l'extérieur, par le ton de voix, grossièrement traduit par le point d'exclamation, auquel reviendrait entièrement la fonction expressive ? Bref, par lui-même, le symbole n'évoquerait rien, ou rien de plus que n'importe quelle autre chose. Même, ce qui me permet de deviner le sentiment dans l'exemple choisi, c'est la considération à la fois de la mer, la chose indiquée par le symbole, et du ton de la voix ou du contexte dans lequel l'exclamation est proférée, si bien que le symbole ne sert ici que d'instrument pour indiquer l'objet à considérer. Cela peut se vérifier par le fait que les discours non marqués affectivement ne comportent plus ce caractère expressif, qui leur reste donc étranger et ne se rattache au symbole que de manière contingente. Dans ce cas, ne peut-on pas continuer à distinguer entre l'idée, symbole interne, et d'autres manières de se rapporter aux objets, par la perception, le souvenir, l'imagination et, d'une tout autre manière encore, le sentiment, qui ne traduit plus la chose, mais notre réaction par rapport à elle ?

Il est vrai qu'en prenant l'exemple d'une exclamation, afin de mettre vivement devant les yeux le caractère d'évocation du symbole, j'ai aussi fourni l'occasion de cette objection, qui d'ailleurs se justifie en partie et contribue à notre analyse. Dans l'opinion commune en effet, les sentiments se distinguent radicalement des autres modes de la pensée, en tant que ceux-ci se réfèrent aux choses et ont une orientation objective, tandis que les sentiments expriment nos réactions subjectives à notre environnement extérieur aussi bien qu'aux événements de notre vie intérieure. C'est pourquoi les symboles sont plus appropriés à l'indication des choses du monde extérieur qu'à celle des phénomènes de notre vie intérieure, quoiqu'ils puissent y servir aussi, tout en les objectivant alors. C'est pourquoi aussi l'expression, qui peut s'ajouter au symbole, en demeure distincte et peut se passer de lui, comme dans le rire, les pleurs, le soupir ou le cri inarticulé.

Avant d'examiner cette opposition entre les idées, les autres modes plus ou moins objectifs de pensée, d'un côté, et les sentiments, de l'autre, revenons à l'évocation moins dramatique des idées. Lorsque nous comprenons un discours, disais-je, nous ne faisons pas que suivre les indications données par les symboles, mais nous en suivons aussi les lignes d'évocation. Et cela vaut quand, sans éprouver de fortes émotions, nous laissons notamment notre imagination nous représenter divers aspects de la chose et de ce à quoi elle peut l'associer à partir de ce que nous fournit notre expérience vécue. Quelqu'un me dit par exemple « votre chien est dans mon jardin ». Dans ce cas, tant le chien que le jardin sont des êtres du monde précis, qui sont clairement indiqués par les symboles utilisés. Entendant la phrase, je me représente, plus ou moins nettement, le chien et le jardin, et je compose en imagination diverses images de mon chien dans le jardin de mon voisin. N'est-ce pas ainsi que je dois comprendre ce qui m'est dit, et donc les symboles utilisés ? Mais supposons que ces symboles soient purement indicatifs. Alors, les images que je forme sont superflues et ne font qu'accompagner ma compréhension des choses mêmes indiquées. En fait, ces images sont subjectives et demeurent indifférentes à l'objet réel indiqué, comme je le vois bien si, découvrant ensuite mon chien dans le jardin dont il est question, c'est une image fort différente de toutes celles que j'avais formées qui se présente à moi. Et pourtant, je ne dirai pas que je n'avais donc pas compris les symboles utilisés. Au contraire, aussi bien le chien que le jardin et le rapport dans lequel ils sont, sont désignés par la phrase dans leur objectivité, indépendamment des représentations subjectives que j'en ai, et cela fait partie de ma compréhension des mots utilisés. On peut donc dire que les images qui me viennent à l'esprit sont bien évoquées en moi par les symboles utilisés, mais ne font pas partie de ce qu'ils indiquent. Or puis-je comprendre véritablement les mots sans donner suite à leur évocation ? Certes, je peux faire quelques calculs logiques, et conclure par exemple que si mon chien est dans le jardin du voisin, il n'est pas dans le mien, et bien d'autres choses qu'un ordinateur bien programmé pourrait déduire aussi. Mais de tels raisonnements ne me permettraient pas de saisir même la réalité indiquée, et par exemple, je serais incapable grâce à eux seuls de vérifier que mon chien est ou non à l'endroit indiqué. Pour que « mon chien » ait un sens, il faut que je puisse le reconnaître, que je puisse me souvenir de lui, l'imaginer, le percevoir et comparer toutes ces représentations, qui font justement partie de ce qu'évoquent les mots, et non de ce qu'ils indiquent. On voit donc que l'évocation des sentiments ne représente pas ici un cas à part. L'indication et l'évocation semblent bien deux fonctions différentes du symbole, indispensables l'une comme l'autre.

Revenons maintenant à l'opposition supposée entre les sentiments et les autres modes de pensée qu'on pourrait nommer des idées. Il est en effet possible de poursuivre l'objection envisagée précédemment sous une nouvelle forme. Ne faudrait-il pas distinguer nettement par rapport aux symboles deux types d'évocation selon que celle-ci concerne l'expression ou la représentation ? Car certes, la suite de représentations par lesquelles je dois penser quelque chose, que le symbole m'indique comme existant objectivement pour ainsi dire au-delà de toutes ces représentations, a un caractère arbitraire et subjectif comme le sentiment. Mais celui-ci n'est justement pas indispensable à la reconnaissance de la chose, et il peut se joindre ou non à ces représentations, gardant à leur égard, comme par rapport au symbole, une grande indépendance. Je peux par exemple me fâcher ou me réjouir en me représentant mon chien dans le jardin du voisin, mais je peux aussi rester indifférent, sans que la représentation en soit empêchée ni même affectée, tant que l'émotion provoquée n'est pas trop violente. Et de plus, il paraît vraisemblable que, dans une tentative de compréhension réelle, le symbole, qui évoque aussitôt une série de représentations, ne suscite ni n'exprime en revanche les éventuels sentiments par lui-même, mais que ce soient les représentations évoquées qui les excitent (et qui soient en retour aussi appelées par eux). Car tant que je manipule les symboles pour les associer dans des raisonnements, sans chercher à les comprendre ni à me représenter ce qu'ils signifient, comme les nombres que je fais intervenir dans un calcul, je peux constater qu'ils ne provoquent guère de sentiments.

Supposons un instant que les choses se passent bien ainsi. Alors nous aurions dans la pensée les éléments suivants : les symboles ; les choses qu'ils indiquent en elles-mêmes ; les idées et représentations qu'ils évoquent dans notre esprit et par lesquelles nous pensons ces choses ; et les sentiments qui viennent s'attacher à leur guise à ces représentations. Notre question était de savoir si les idées sont dynamiques. Où se trouvent parmi ces éléments les ressorts actifs ? Les symboles sont des outils, en soi inertes, comme nous l'avons déjà vu. Les idées ou représentations sont quant à elles des produits d'une activité de l'esprit, qui semblent à leur tour dénuées de dynamisme, dans la mesure où elles ne font que se présenter à une sorte de vision intérieure. Quant aux sentiments, ils expriment nos réactions, ou plutôt, ils les constituent, et ils peuvent entraîner à des actions. C'est donc en eux que se trouve le ressort visible de nos actions. Je dis le ressort visible, parce que l'opinion commune attribuera certaines actions à la raison, c'est-à-dire à une volonté éclairée par le raisonnement, donc par la compréhension de ses conclusions, et par conséquent par les représentations, s'il est vrai qu'elles constituent la forme sous laquelle nous comprenons nos calculs et discours. Ramenons cette volonté, qui n'est de l'ordre ni des symboles ni des représentations, à une forme de sentiment. Nous aurons donc dans le sujet pensant, discourant et agissant un principe actif, dans le sentiment, et des outils, en soi passifs, quoique utiles et efficaces, dans les représentations et les symboles, ainsi qu'une réalité objective, que les symboles nous permettent d'indiquer, que nos idées nous représentent imparfaitement, et qui est également active dans la mesure où elle agit sur nous, notamment en se faisant connaître partiellement dans la perception, et passive dans la mesure où elle est l'objet de nos actions.

 Une fois explicitée, une telle façon de voir ne s'éloignerait pas trop de la plus communément partagée. Son point faible est celui de l'articulation entre les côtés actifs et passifs en nous. Car comment les représentations (et à plus forte raison les discours) peuvent-elles influencer les sentiments, si l'on insiste sur leur indépendance réciproque et sur le caractère arbitraire de leurs liens ? Ne faudrait-il pas que les idées puissent agir sur les sentiments, et non pas seulement servir d'occasion à leur apparition, pour que, par exemple, le raisonnement puisse à son tour influencer la volonté ? Il est vrai que l'expérience commune paraîtra correspondre à cette absence de détermination de la volonté par les idées, puisqu'on voit les mêmes raisonnements agir apparemment sur les uns et laisser les autres indifférents, ce qui montre bien en tout cas qu'il n'existe pas de lien causal direct entre la raison, d'un côté, et le sentiment et l'action de l'autre.

En fait, l'observation attentive révèle que les représentations et les sentiments n'ont pas l'indépendance réciproque qu'on croit découvrir à un examen trop superficiel. Il est évident que certaines représentations, qu'elles soient comme des tableaux immobiles ou comme des scènes agitées, s'accompagnent immédiatement de certaines émotions vives. C'est par ces solidarités que les poètes ou les peintres tentent de produire à la fois des images, des scènes et des sentiments. En revanche, lorsque les sentiments sont calmes, ils ne s'imposent pas à l'attention, et l'on en conclut faussement à leur absence. Le calme même, qui se rend généralement invisible, peut dans certaines circonstances s'amplifier et devenir sensible. Si l'on prend garde à toutes les formes d'habitude moins évidentes du sentiment, on constate vite que toutes les représentations en sont accompagnées, ou plutôt imprégnées profondément. Et le fait que les mêmes objets ne produisent pas chez tous les mêmes sentiments, ni même chez la même personne à divers instants, est certes digne d'être constaté, mais ne constitue pas une objection. Car, nous avons vu que les mêmes choses, désignées par les mêmes symboles, n'évoquent pas non plus les mêmes représentations, ni chez divers individus, ni chez le même en divers temps. Mais, lorsqu'on y est attentif, on constate que le sentiment ne vient pas s'associer à une représentation différente de lui, ni l'inverse. Il en fait réellement partie. Et modifier le sentiment, c'est modifier la représentation.

S'il est vrai qu'il n'y a pas des représentations et des sentiments indépendants, mais bien des idées dans lesquelles le sentiment et la représentation ne sont que des aspects, alors il faut reconnaître aussi aux idées cet aspect actif que nous pensons trouver dans le sentiment. Et de même que les sentiments ne sont pas dynamiques au même degré, mais plus ou moins, de même les idées seront dynamiques à divers degrés. Et comme le symbole est par lui-même passif, plus une idée tendra à se confondre avec lui, concrétisant à peine l'évocation, plus elle sera éprouvée de manière évanouissante, et moins elle pourra être active. C'est ainsi qu'apparaissent ces sortes d'ombres symboliques qui semblent accompagner les calculs logiques, l'attention superficielle, conventionnelle, aux discours plus ou moins convenus, ou les opinions cristallisées en formules. C'est alors qu'on pourra se plaindre, comme on l'entend si souvent, du fait que la raison est impuissante. Mais c'est ne considérer que le degré inférieur de l'échelle des intensités du sentiment ou de la vivacité de l'idée.

Nous avons conclu que le sentiment était actif par lui-même, à partir de la constatation qu'il pousse généralement à l'action. Mais ici encore, l'opinion commune place une césure. Pour elle, sentir et agir sont deux choses fort différentes. D'ailleurs ne sait-on pas que souvent les émotifs restent très inactifs et que les hommes d'action modèrent leurs sentiments ? Quoiqu'il soit difficile de ne pas reconnaître la portée pratique directe de nombre de sentiments, particulièrement s'ils sont vifs ou violents, comme la colère, on préfère croire que l'action émotive est fréquente, certes, mais ne représente pas l'état normal, ou sain. On installe derrière le sentiment une instance, qui en est en réalité assez proche, mais distincte, capable de dominer le sentiment et de prendre connaissance des idées et de la raison, la volonté, en charge ultime de l'action et ne dépendant de plus rien d'autre, entièrement libre de se déterminer par elle-même et de lancer l'action à son gré. Cette notion ne résout rien, bien sûr. S'il s'était agi de distinguer deux aspects des sentiments, celui par lequel ils se rapprochent de ce qui sent et est senti, de la perception ou des diverses formes des idées, et celui qui le tourne vers l'action, l'élément d'émotion, dynamique, on pourrait donner un sens utile à une distinction entre le sentiment comme tel et la volonté, entendue comme son aspect dynamique. Et on peut comprendre en effet les divers sentiments comme des formes du désir, qui représente en eux justement l'élément dynamique. Mais il convient alors de ne pas introduire de séparation réelle entre les deux aspects, puisque nous avons vu que les idées sont aussi des sentiments, ou des désirs, et que les sentiments sont également des représentations, des perceptions ou des idées, ce qu'il faut donc affirmer aussi des désirs.

Il n'est pas nécessaire pour notre dessein actuel d'entrer davantage dans l'explication de ces distinctions. Il nous importait surtout de montrer comment l'intérêt du philosophe pour les idées ne le détourne ni de l'expérience sensible, ni de l'imagination, ni du sentiment, ni de l'action.

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L'insistance sur ces aspects de la pensée philosophique la rapproche de ce qu'on oppose communément à la raison, c'est-à-dire toute la partie sensible et active en nous, si bien qu'il paraîtra paradoxal d'apparenter ainsi le philosophe davantage avec l'homme simple et naïf, voire l'animal, sentant et agissant sans trop réfléchir, plutôt qu'avec le savant et l'intellectuel. En mettant l'accent sur les dimensions dynamiques et actives de la pensée, nous avons renversé la hiérarchie habituelle selon laquelle c'est dans la raison et les idées abstraites que se joue la réflexion philosophique, à l'écart des sollicitations des sens et des passions, voire des soucis de la vie active. C'est maintenant le symbole qui représente le côté le plus passif de la pensée, tandis que celle-ci devient d'autant plus vive et active qu'elle se meut dans les images, les perceptions et les sentiments, voire dans le sens de l'action elle-même. Le paradoxe vient de ce qu'on associe d'ordinaire la réflexion à la pensée symbolique davantage qu'aux aspects plus sensibles de la pensée, de sorte qu'il semble que l'importance donnée à ces derniers doive correspondre à une relégation de la raison et de la réflexion. Il n'en est rien, de toute évidence, puisque nous montrons au contraire comment la réflexion s'effectue réellement dans la représentation concrète plutôt que dans le discours symbolique comme tel. Surtout, l'ancrage sensible de la réflexion n'interdit pas, bien au contraire, l'usage de la pensée symbolique. Il implique seulement la conscience du rôle secondaire, instrumental, de celle-ci.

La pensée rationnelle se présente comme réglée ; et la rigueur dans l'application des règles, le zèle dans leur recherche et leur établissement lui sont essentiels. C'est pourquoi on identifie naturellement raison et logique, que celle-ci soit censée consister en les règles d'une sorte de langage symbolique intérieur universel inné ou plutôt en la grammaire générale de nos langages artificiels. Or en considérant les langages symboliques comme instrumentaux, ne les place-t-on pas dans la dépendance d'une pensée non réglée, ou mal réglée, et par conséquent non rationnelle, alors qu'il semble que l'effort de la raison vise précisément à quitter ces modes de pensée plus flous et chaotiques pour les soumettre à la rigueur de la logique ? Bref, il semble que la logique doive être considérée non comme contingente, comme un outil dont on pourrait se passer à la rigueur, mais comme nécessaire, non seulement lorsqu'on en admet et applique les règles, mais également lorsqu'on la considère en elle-même, y découvrant la nécessité de s'y soumettre comme à la véritable loi de la vraie pensée. Et il est vrai que le renversement de la hiérarchie que nous avons opéré en fonction du dynamisme de la pensée, retire à la logique cette nécessité à priori en en faisant un simple outil d'une pensée qui ne lui est pas forcément soumise, mais qui la commande au contraire.

Revenons à l'exemple de l'usage de l'ordinateur. Le programmeur cherche d'habitude à réaliser le logiciel permettant d'effectuer une tâche définie, comme d'automatiser certains aspects de la comptabilité d'une entreprise. Il choisira un langage de programmation qui lui paraît efficace (peut-être simplement parce qu'il le connaît déjà), et il en suivra les règles artificielles, avec la rigueur voulue pour faire fonctionner la machine comme il le veut. Que lui importe que peut-être d'autres langages lui demanderaient d'appliquer d'autres règles, ou que le recours à tel petit expédient ne soit pas très régulier, s'il fonctionne ? La valeur du programme ne dépendra plus des règles de programmation, mais de son utilité effective. Et de même, l'utilisateur ne tient pas à entrer dans ces règles. Il lui suffit de s'y retrouver pratiquement et de confier à l'ordinateur un travail dont il ne veut pas se charger. Sa pensée pratique ne rencontre la logique des calculs de la machine que de l'extérieur, et loin de s'y soumettre, dans la mesure du possible elle tente même de ne pas avoir à s'en soucier, en la pliant à ses considérations pratiques, éventuellement fort capricieuses. N'est-ce pas ainsi que nous sert la raison symbolique, quoiqu'il soit plus difficile de repérer son rôle instrumental et subordonné pour celui qui pour l'utiliser doit également se soumettre à ses règles, plutôt que d'en confier le soin à une machine (ou à d'autres hommes) ?

D'ailleurs, dans la perspective pratique qui nous intéresse, l'instrument n'est pas condamné à demeurer dans sa passivité originelle, parce que, dès qu'il sert, il s’intègre au système de l'action et en partage secondairement le dynamisme. C'est pourquoi on a tort généralement de croire que les outils, une fois en usage, ne contribuent pas à déterminer le caractère de la pratique, même très profondément, intervenant dans la modulation de notre perception et modifiant le sens des choses. Le mépris fréquent de l'outil, conduisant à se scandaliser qu'on puisse considérer comme tel la langue ou la logique, est typique de la conception théorique selon laquelle le sujet et l'objet demeurent entièrement distincts, même dans la pratique, alors que toute l'expérience montre que cette séparation rigoureuse n'a pas lieu en pratique. Envoyez des enfants dans la forêt, l'un avec un arc et des flèches, l'autre avec un panier, et le troisième avec une loupe. Ce n'est pas la même forêt qu'ils verront. Leurs outils leur sont un langage, comme la langue est un outil. Le monde leur répond dans leur langue.

Ne sommes-nous pas revenus pourtant à l'idée que la raison ne s'applique vraiment qu'aux moyens, tandis que les fins lui échappent ? Ces dernières se trouvent, avons-nous vu, dans l'ordre du désir. En fait, c'est le désir lui-même (et donc les divers sentiments) qui les pose, de sorte que, loin de découler d'une logique, elles naissent de ce qui est antérieur à toute raison et sont donc entièrement arbitraires en ce sens — dépendant de ce qui est l'arbitre ultime lui-même, à savoir précisément le désir. Et certes, si la raison est comprise comme purement symbolique, telle qu'elle se trouve à l'œuvre dans un ordinateur ou dans les calculs d'un esprit concentré, appliqué, elle ne joue pas de rôle premier ni direct dans l'établissement des fins, quoiqu'elle puisse les infléchir indirectement.

Il est pourtant évident que toute notre vie pratique donne constamment lieu à des délibérations et que chacun de nos sentiments échoue à imposer sans cesse sa tendance à s'affirmer et à diriger l'action en fonction de sa fin. S'ils le pouvaient, notre vie serait entièrement chaotique et si décousue que notre capacité même de subsister serait compromise. Même chez les animaux ou chez les idiots les moins capables d'arguments, les divers sentiments se plient à un ordre. En somme, la délibération représente le moment où, au lieu de s'imposer sur le champ, cet ordre doit s'établir à travers un processus plus long et plus sensible. C'est donc là qu'on peut observer comment il s'élabore. Or un examen attentif de ce qui se passe lorsque nous délibérons nous révèle une sorte de lutte entre divers sentiments ou désirs, dans laquelle l'un d'entre eux finit le plus souvent par s'imposer et commande l'action, devenant ce que nous nommons notre volonté, ou notre décision lorsque nous le notons explicitement. Cette lutte n'interdit pas le recours à des calculs, mais elle ne l'implique pas et ne lui donne pas le rôle décisif, nos décisions se prenant parfois en accord avec eux, parfois contre eux, comme s'ils n'étaient qu'une arme parmi d'autres dans la bataille, où le désir finalement le plus puissant l'emporte, parfois momentanément, parfois plus durablement. Dans ce processus, l'imagination joue généralement un rôle important du fait que les diverses situations envisagées renforcent ou atténuent certains désirs — tandis que, à l'inverse, les désirs vivifient les images, les attirent, les refoulent, le lien entre l'imagination et les sentiments s'avérant si étroit que tous deux apparaissent comme représentant seulement deux aspects d'une même chose. C'est donc parce que nous avons une multitude de désirs divers que chacun d'entre eux doit pour emporter éventuellement la décision s'imposer dans la confrontation avec les autres, qui ne les laisse d'ailleurs pas indemnes, mais les modifie plus ou moins. Bref, l'ordre de notre pensée pratique tel qu'il se dessine dans la délibération n'est que le résultat du jeu des puissances du désir, ou des sentiments, ou de l'imagination, ou des idées comprises également dans leur aspect dynamique. En dehors de son rôle instrumental, il semble que la raison n'ait pas d'autorité à exercer ici pour faire valoir sa logique. Et on se demandera comment une réflexion morale, une sagesse, est dans une telle situation possible et pertinente.

On peut remarquer à ce sujet deux choses. Premièrement, la lutte des désirs n'est pas aveugle, puisque ceux-ci comportent des perceptions, des images, des représentations, dont la détermination est en partie interne à chaque désir, mais également extérieure, venant de ce qu'on peut nommer la réalité et de l'ensemble de l'expérience où, sous la forme de l'imagination notamment, les désirs jouent un rôle collectivement. C'est pourquoi la délibération n'est pas simplement un processus de composition de forces données dans un système clos, dont on puisse calculer objectivement la résultante. La représentation et la connaissance jouent un rôle important dans cette lutte des désirs, même si ce n'est pas en les soumettant à quelque logique discursive abstraite. Deuxièmement, les désirs, comme les idées qui n'en sont qu'un aspect, donnent lieu à la réflexion. De même qu'il y a des idées d'idées, il y a des désirs de désirs, et de ce fait non seulement une connaissance des objets extérieurs aux idées et aux désirs, mais également une connaissance des désirs eux-mêmes. C'est d'ailleurs cette réflexion qui conduit chez l'homme à l'invention et à l'usage de langages symboliques en permettant l'objectivation à partir de la représentation. Or du fait de la hiérarchie de la réflexion, certains désirs portent sur d'autres et peuvent avoir, dans une certaine mesure, une fonction directrice dans le domaine de l'organisation et de la transformation des désirs eux-mêmes, et par là un rôle réflexif d'ordre moral.

Grâce à la réflexion des désirs, le système des sentiments comporte un principe d'ordre intérieur, susceptible de divers degrés de conscience. Cependant cet ordre paraîtra arbitraire et inconstant. Il paraîtra arbitraire en tant que dépendant simplement des désirs réflexifs dominants, ce qui semble confier toujours entièrement, en fin de compte, l'ordre moral résultant aux simples hasards de la lutte des passions. Et il paraîtra inconstant à cause de la versatilité bien connue des passions. Sur le premier point, il faut avouer simplement que la vie de l'homme est historique justement parce qu'il n'a pas accès à un ordre des valeurs éternel et nécessaire, si bien qu'il est vain et illusoire de s'acharner à en feindre l'existence. Quant à la versatilité des désirs, il faut la nuancer. Il est vrai que l'observation superficielle des passions les montre extrêmement variables, et même souvent sans raison apparente. Un peu plus de sens psychologique atténue cette impression de gratuité dans le mouvement des désirs et conduit à y reconnaître d'importantes régularités, voire des lois. Déjà, nombre de désirs qu'on néglige par manque d'attention sont fort constants en eux-mêmes. Qu'on pense à tous ceux qui correspondent à des besoins, comme la faim, la soif, le désir de repos, le désir sexuel, dont les variations suivent le rythme assez régulier d'un flux et reflux incessant. Qu'on pense à des désirs qui dominent constamment la vie des individus et parfois de sociétés entières, comme l'avidité pour les richesses, la soif de réputation, l'inclination pour le plus grand confort, la curiosité, le goût de la lutte, le plaisir de l'intrigue, et ainsi de suite. En outre, nombre de désirs réflexifs, portant sur d'autres désirs ou sur leur système entier, sont eux-mêmes assez constants et tendent à produire dans l'individu et dans la société un équilibre relativement stable du système des désirs.

Cette réflexion et cette relative stabilité des désirs et du système des sentiments ne suffira pas à ceux qui demandent pour la morale la référence à un impératif péremptoire, à des règles souveraines, mais laissons-les à leurs vaines suppliques, puisque leurs vœux ne peuvent se satisfaire que par des chimères. Rappelons plutôt que la règle, comme toute structure symbolique, est passive en elle-même et ne peut avoir d'usage qu'instrumental. Par conséquent elle n'est ni le seul ni le premier moyen de produire la régularité. La répétition ordonnée qui caractérise la majeure partie de la vie humaine (et animale en général) est due, non à la règle, mais à l'habitude. Et s'il arrive que celle-ci naisse de l'effort pour suivre une règle, elle se produit d'ordinaire spontanément ou en trouvant son modèle directement dans les habitudes des autres. En réalité la relation entre la règle et l'habitude est plutôt l'inverse de celle qu'on croit, car la règle n'est souvent que le résultat d'une réflexion sur certaines habitudes, qu'on transpose abstraitement, de manière à les renforcer par un auxiliaire symbolique, supposant lui-même l'habitude de suivre des règles. L'habitude se révèle donc comme un principe immanent d'ordre dans les sentiments et l'action, voire dans toute la pensée. Elle est en d'autres termes un principe moral effectif. Et il serait vain d'objecter que toutes les habitudes ne sont pas bonnes, ce qui est évident en effet, car une telle objection vaut aussi à l'égard des règles et implique une vision abstraite et niaise de la morale comme déduction du bien à partir du bien.

Le préjugé qui place la raison entière dans le discours symbolique, interne et externe, et qui en fait le levier principal de la morale comme de la science, voit dans la règle le véritable intermédiaire entre la pensée et l'action. Même la nature est perçue, par une métaphore qu'on tend souvent à comprendre littéralement, comme suivant des règles — ou des lois — qui permettent aussi bien de la comprendre que d'agir sur elle. Or il suffit de l'examiner rapidement pour voir le paradoxe d'une telle conception en ce qui concerne la nature. Car la règle est un type de discours symbolique, qui exige une conscience, un acte de pensée, pour être compris, son action dépendant de sa compréhension. Or on n'imagine pas sérieusement les choses de la nature suivant des règles, et commençant par les interpréter et les comprendre pour déterminer leurs mouvements. En revanche, c'est une opération qu'on observe fréquemment chez les hommes, si bien que notre tendance à expliquer l'ordre des mouvements ou des actions par des règles semble pouvoir se donner libre cours dans le domaine de la morale. Elle suppose deux instances distinctes, d'une part la pensée discursive, interprétant la règle et la traduisant en des commandements particuliers en fonction des situations où elle doit être appliquée, et de l'autre un principe actif en nous, la volonté, qui obéit (si elle est bien disposée) et agit. Ceci suppose d'ailleurs que la volonté soit capable de comprendre à son tour le discours qu'est le commandement pour le traduire en action, de sorte qu'elle doit être raisonnable elle-même. Mais il est inutile et vain d'interposer entre deux facultés une autre devant les réunir dans sa propre nature.

Retenons que la règle est une structure symbolique, passive en elle-même, et qu'elle suppose un principe actif pour s'appliquer. En effet, vu que le discours dépend d'une pensée agissante dont il est l'instrument, la règle qui sert à commander est déjà commandée elle-même par cette pensée active dont le moteur est le désir. Or comment le désir en vient-il à chercher la régularité, c'est-à-dire la répétition ? Pour répondre à cette question, l'habitude se présente naturellement, étant donné qu'en elle c'est l'action qui se répète, à partir d'elle-même, et sans le détour par un moyen extérieur tel que la règle. Elle appartient également à cet ordre de la pensée où restent unis la représentation, le sentiment et l'action. Elle n'est pas étrangère en effet à l'imagination, en tant que celle-ci est précisément un principe actif de composition et de dissociation des idées, car elle joue un rôle fondamental dans cette opération d'organisation en provoquant la répétition de mêmes structures et mouvements d'idées, visible déjà dans le principe d'association des idées, les tendances des idées à s'associer de certaines manières étant proprement des habitudes de l'imagination ou de la pensée. Par là, l'habitude est inscrite immédiatement dans la pensée, dans les sentiments ou les désirs, pouvant se réfléchir en un désir d'habitude, à partir duquel seulement la création de structures symboliques et de règles pour lui servir d'instruments est possible.

Voilà comment la réflexion morale trouve dans les habitudes, dans les coutumes et les mœurs qui en sont des modes et des développements, le lieu même où elle peut s'accomplir effectivement. Ceci dit, dans cette orientation, les questions premières ne portent plus sur les règles du comportement, mais sur les désirs et les habitudes qui ordonnent les idées, les sentiments et l'action, sur le meilleur ordre dans cette perspective, et sur les mœurs qui le réalisent le mieux ou le favorisent le plus. Mais plutôt que d'entrer davantage dans la démonstration du rapport entre la philosophie et la modification des mœurs, en général, il suffira de renvoyer sur ce point à l'introduction du précédent séminaire[].

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Étant donné que dans le diagnostic philosophique, le caractère radicalement réflexif de la pensée proprement morale ou philosophique, impliquant l'absence de séparation entre le sujet et l'objet — puisque, dans ces termes, c'est le sujet lui-même qui est son propre objet (ou inversement, l'objet qui devient sujet de sa propre connaissance) — interdit de s'en remettre à une étude théorique de la situation de l'action, et par conséquent de l'état des mœurs et de leur modification dans lequel nous nous trouvons, c'est dans le mouvement des mœurs elles-mêmes qu'il faut nous placer pour en reconnaître l'état actuel. Autrement dit, c'est le dynamisme des désirs et des habitudes, en tant qu'il constitue le système des mœurs pour nous aujourd'hui, qui est à la fois ce que nous cherchons à comprendre et le point de vue à partir duquel il nous faut tenter de le ressaisir. Nous savons que ce point de vue n'exclut pas la pensée symbolique, ni la théorie, pour autant que nous ne les laissions pas se prétendre autonomes, mais que nous les rapportions au contraire à ce qui leur donne leur sens moral et qui permet de les juger. Vu la tendance que nous avons acquise précisément par notre habitude non seulement d'étudier théoriquement les choses, mais également de considérer l'attitude théorique comme définissant le point de vue ultime de la connaissance, il est prudent, pour contrecarrer ce penchant devenu presque irrésistible chez l'homme instruit, de faire jouer à la théorie le rôle le plus modeste possible dans notre recherche. Il faut donc en tout cas nous efforcer d'abord de mener la réflexion dans son cercle le plus étroit, là où les mœurs sont le plus directement saisissables à partir d'elles-mêmes.

Un anthropologue parti étudier une société encore inconnue se trouve d'abord en tant qu'étranger dans la situation de devoir observer aussi objectivement que possible ce que font les gens. Mais la simple description neutre, dans la mesure où elle est possible, ne lui permettra pas de comprendre ce qui se passe, même s'il parvient à établir superficiellement un certain nombre de corrélations et de régularités, sinon des lois. Il ne s'en tiendra donc pas à cette observation objective. Comptant sur un certain nombre d'analogies entre sa propre société et celle qu'il observe, il essaiera, délibérément ou non, de comprendre les actions observées par comparaison avec celles qui lui sont familières, sachant néanmoins, s'il est avisé, que ce procédé peut être souvent fort trompeur. Pour avancer plus loin, il lui faudra tenter de se mettre dans la peau de ceux qu'il étudie, en imagination et mieux encore en réalité, en s'intégrant le plus possible à leurs modes de vie, en entrant dans leurs rôles, en s'efforçant par une part de lui-même de s'identifier à eux. C'est quand il aura pu s'approprier leurs gestes et leurs discours, quand il sera devenu capable d'agir dans leur perspective, comme eux, d'entrer dans leurs mœurs et leur monde, qu'il aura l'impression de les comprendre, au moins comme eux-mêmes se comprennent, si ce n'est comme sa discipline lui demande de les connaître par construction en outre de modèles théoriques. Or à supposer que cet anthropologue parvienne à ses fins et qu'il devienne un membre authentique de la société étudiée, il n'aura sans doute pas acquis simplement la même connaissance de soi qu'ont normalement les indigènes, mais il connaîtra leur culture mieux qu'eux, parce qu'il aura dû rendre explicite ce qui pour eux demeure souvent implicite. Son regard sera davantage réfléchi. C'est d'une manière semblable que connaîtra celui qui se sera livré à un diagnostic interne de sa propre société, rendant non seulement explicite ce qui demeure généralement implicite, mais conservant en outre dans sa connaissance la perspective morale, c'est-à-dire le dynamisme du sentiment et de l'action.

Cette sorte d'immersion vitale réfléchie que tentent parfois l'anthropologue dans une société étrangère et le sociologue dans la sienne propre, voire, à un certain degré, par l'imagination, l'historien pour des sociétés passées, le diagnostic que nous allons tenter la réclame également à l'égard de nous-mêmes et de nos mœurs. Étant donné que les spécialistes que nous venons de citer sont souvent dominés par une visée théorique, ils n'offrent que des modèles partiels pour notre méthode. En revanche on trouve ailleurs dans notre culture un genre de recherche d'une connaissance morale intérieure de nos mœurs dans la perspective même de nos propres sentiments. C'est chez les artistes, et plus particulièrement les écrivains, notamment les romanciers et les dramaturges, au moins certains d'entre eux. Ceux-ci ne tentent pas de se placer à un poste d'observation extérieur aux vies et modes de vie qu'ils cherchent à comprendre. Ils essaient de s'introduire dans leurs personnages et dans leurs milieux vitaux pour les saisir de l'intérieur, même lorsqu'ils choisissent un style caractérisé par le fait que le regard porté sur les personnages leur est apparemment extérieur, supposant la possibilité pour le spectateur de reculer pour les voir et les décrire tels qu'ils apparaissent à d'autres. Car chez nos écrivains, ce point de vue n'est objectif qu'en apparence. En réalité, il représente la perspective d'un esprit qui pourrait se déplacer, tourner autour des personnages, accéder à des aspects de leur propre réalité qu'ils ne connaissent pas, mais aussi entrer à loisir en eux et participer à leurs propres sentiments, sans compter que cet esprit capable de planer pour tout voir de haut n'est pas pour autant universel, car il est lui-même personnel, représentant un narrateur sentant et jugeant subjectivement aussi. Certes, le roman peut jouer avec les théories, mais il ne s'y résume pas et ne repose pas sur elles, justement parce que la perspective n'est pas ultimement objective, mais interne au dynamisme vécu à la fois du narrateur et des personnages. Certes aussi, le romancier peut s'émanciper de la réalité pour se lancer dans les fictions. Mais cela ne l'empêche pas d'asseoir ses fictions sur l'expérience la plus réelle, de manière à en faire des révélateurs de la nôtre, et non des évasions gratuites dans des contes inconsistants. Le lecteur sent d'ailleurs bien qu'il y a une dimension de vérité dans ces œuvres fictives, et que certaines sont fausses ou ne touchent que des aspects banals de notre monde vécu, tandis que d'autres y pénètrent profondément et le révèlent, en nous y faisant pénétrer à notre tour, en augmentant notre lucidité sans devoir nous fournir des discours théoriques sur le sujet, de telle sorte que souvent, après la lecture d'une telle œuvre véridique, nous savons bien que nous avons découvert des aspects essentiels de notre expérience vécue, souvent sans pouvoir pourtant les exprimer et les expliquer par les mots justes du point de vue de la théorie ou du discours purement symbolique. Cette vertu de la fiction littéraire est certainement la principale raison pour laquelle certains philosophes en ont fait leur principal moyen d'expression et d'investigation.

Ce qui rend intéressante pour nous l'écriture du romancier, par exemple, ce n'est pas le fait qu'il utilise un genre littéraire particulier et qu'il invente et raconte des récits, décrit des gens et des situations, présente des dialogues, et ainsi de suite. Car tout cela n'implique pas de sortir du discours symbolique objectivant. On peut raconter des récits ou décrire des gens dans les conversations de la vie ordinaire, dans des rapports de police ou d'enquêtes scientifiques, en se fiant pour l'essentiel à la fonction indicative de ce genre de discours. Dans cette mesure, en dehors de l'agencement des scènes objectives signifiées, réelles ou fictives, un roman banal n'apporte rien de plus nouveau qu'un rapport de police, quelle que soit l'ingéniosité de l'intrigue (celle du romancier ou celle du suspect reconstruite par le commissaire). C'est par la force de l'évocation, par la consistance de ce qu'elle appelle à se montrer, que l'art littéraire joue le rôle qui nous intéresse. Nommons poétique un discours ou un écrit qui donne la plus grande importance à ces aspects évocateurs, surtout lorsqu’ils suscitent des sentiments inconnus. Plus un récit est poétique, par conséquent, moins les aspects descriptifs, ou indicatifs y valent pour eux-mêmes et plus ils servent à l'évocation. La poésie, au sens large défini ci-dessus, représente donc l'usage de la langue le plus puissant pour faire apparaître les idées dans leur sens dynamique, c'est-à-dire dans celui qui nous intéresse dans le cadre de notre diagnostic. C'est pourquoi la méthode du romancier, notamment, dans la mesure surtout où il ne se contente pas d'exprimer poétiquement ses propres sentiments, mais les travaille par l'imagination et la sensibilité, peut se rapprocher beaucoup de la nôtre et l'inspirer.

Toutefois nous hésiterions à identifier la méthode et le discours poétiques avec ceux de la philosophie. L'expérience de cette discipline, même assez superficielle, nous la montre soucieuse de connaissance par les concepts plutôt que d'expression poétique. Or par ce caractère conceptuel ne se rapproche-t-elle pas décidément des disciplines théoriques ? Nous avons déjà éliminé la conception proprement théorique de la philosophie, culturellement attestée, mais qui ne répond pas à ce qu'exige la conception d'elle comme comportant essentiellement la dimension de sagesse. Néanmoins, ne faut-il pas constater que souvent les discours effectifs de la philosophie ressemblent davantage aux développements théoriques qu'aux inventions poétiques ? Le rôle qu'y jouent les concepts abstraits, la logique et l'argumentation, les prétentions à la rigueur qui s'y expriment à ces égards, le souci de clarté, la visée explicite de vérité et l'exposition délibérée aux possibles réfutations, tous ces traits apparentent étroitement la méthode et le discours de la philosophie à ceux des disciplines théoriques. Si pourtant il faut les en distinguer et rapprocher la philosophie de la poésie, comme nous l'avons vu, il semble que la philosophie doive se situer comme en équilibre entre les deux, quoiqu'un mélange de théorie et de poésie ne rende pas compte de ses caractéristiques discursives.

Ce qui distingue fortement la philosophie de la poésie, tout en la rapprochant des disciplines théoriques, c'est la place centrale, essentielle, qu'y tient la discussion. Un véritable philosophe qui se soustrairait à la discussion, qui la refuserait, cela ne se conçoit pas. Au contraire, le poète semble naturellement porté à un tel refus, et l'on admet généralement que les œuvres d'art ne se discutent pas à proprement parler, ou que si la discussion les prend pour objet, c'est en leur restant étrangère. On peut s'intéresser à connaître les raisons que peut donner un artiste de son œuvre, mais il paraîtrait absurde d'estimer que leur réfutation invalide également l'œuvre et de fonder notre jugement esthétique sur des preuves et des démonstrations abstraites. On attend de ce genre d'œuvre qu'elle tienne en quelque sorte par elle-même, qu'elle se manifeste et se justifie d'elle-même par delà toute dispute. Ce n'est pas le cas d'une théorie, qu'on peut en principe réfuter et défendre, et qui est donc susceptible de débat, en principe au moins, car en fait nombre d'entre elles se fondent simplement sur une autorité prétendue incontestable. Sur ce point d'ailleurs, la philosophie est plus étroitement liée à la discussion, qui semble pour elle représenter la seule autorité ultime.

Pour donner un sens plus juste à cette impression, distinguons plusieurs formes de discussions ou de débats, entendant par ce dernier terme l'ensemble des dialogues contradictoires, où plusieurs parties s'opposent en défendant des positions différentes. Parmi les débats, certains visent à vaincre dans une joute verbale où chacun a en principe ses propres opinions au départ, qu'il essaie de faire valoir et partager par les autres, le public et idéalement même l'adversaire. Parmi ces débats, nommons disputes ceux dans lesquels tous les moyens rhétoriques sont admis pour emporter l'adhésion, notamment en agissant directement sur l'imagination et sur les émotions, comme le font d'habitude les avocats et les politiciens, ainsi que les gens dans la vie ordinaire. Nommons controverses au contraire les débats qui, à l'instar des disputes logiques de la scolastique, limitent leurs armes aux arguments rationnels, entendus comme soumis aux règles de la logique valant dans la culture concernée, en se fondant pour le reste sur des postulats admis ou accordés parmi les participants. La controverse semble donc être la forme rationnelle du débat, propre à la théorie, à la communauté des savants et des philosophes. On retrouve cependant dans la distinction de la controverse et de la dispute, celle que nous avions établie entre les dimensions indicative et évocatrice des symboles, la première dominant dans la théorie, dans l'usage abstrait et logique des langages symboliques, l'autre dominant dans leur usage rhétorique et poétique, du côté duquel nous avions situé principalement la philosophie. Pourtant, comme le montre entre autres la pratique de la dispute logique des médiévaux, la controverse paraît bien jouer un rôle important en philosophie. Nous retrouvons donc la difficulté de la situer. Mais pour avancer, continuons notre division. Outre la première catégorie de débats, visant à imposer son opinion face aux concurrentes, il y en a d'autres qui visent simplement à trouver ce qui est le plus convaincant, que ce soit la propre opinion du débatteur, celle de ses adversaires ou d'autres encore à découvrir, de manière que le débat comporte essentiellement, à travers les critiques, une recherche commune, où les idées sont mises à l'épreuve, inventées et sélectionnées ; et c'est une telle forme de débat où les adversaires sont simultanément partenaires, que nous appellerons discussion. Celle-ci, comme la controverse, fait appel à l'argumentation rationnelle, à la logique, mais, comme la dispute, elle évoque les sentiments. Le but étant différent, la méthode diffère également à mesure. Lorsque la logique ne convainc plus, mais contraint seulement ceux qui s'y sont astreints conventionnellement, elle n'est plus perçue comme pertinente. Et aussi bien les postulats que les sentiments évoqués, loin d'être placés à l'abri de la discussion, font également l'objet de la critique. Le jeu n'est donc plus ni celui de la dispute ni celui de la controverse, malgré la ressemblance. La manière dont doivent s'articuler dans la discussion les deux dimensions du symbole peut certainement nous conduire à comprendre l'usage philosophique du langage symbolique, et partant son importance dans le diagnostic.

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Revenons à ce qui paraît donner à la discussion et à la philosophie leur aspect rationnel, le fait qu'elles se fondent sur l'usage des concepts. Mais que faut-il entendre par concept ? J'utiliserai ici ce terme pour signifier un genre d'idée liée à un symbole et ordonnée à la fonction indicative de celui-ci dans la perspective de son rapport à d'autres concepts, en fonction des relations de composition et de séparation entre eux. Les concepts ainsi conçus se rattachent aux activités de classification, chaque classe correspondant à un concept, désignant tous ses membres, et entrant dans des rapports d'union et de disjonction avec les autres. La logique est pour une grande part, dans cette perspective, l'ensemble des règles de calcul des divers rapports d'implication et de distinction entre ces classes ou concepts. On sait que l'extension du concept correspond à l'ensemble des objets (eux-mêmes conceptualisés ou non) indiqués par celui-ci et constituant donc la classe qu'il signifie, tandis que sa compréhension correspond aux classes en lesquelles cette classe est comprise. Les propositions, dans leur construction logique, signifient ces rapports conceptuels par la manière dont elles mettent elles-mêmes en rapport les symboles correspondants. C'est une fois que ces rapports des symboles ont été établis dans un langage que le calcul logique entre eux peut être automatisé. Mais, pour les établir, il faut que les classes soient construites, et cette construction requiert une considération des choses propre à les rassembler selon leurs propriétés communes ou ressemblances, si bien que la création même des concepts renvoie à des représentations non conceptuelles et à des associations d'idées, c'est-à-dire à des habitudes de pensée et à leur formation. Cet aspect subsiste dans la dimension secondaire d'évocation des symboles. Cependant, étant donné que les concepts se pensent en référence à un symbole en fonction de leurs aptitudes logiques, en vue de permettre le calcul symbolique, c'est le rôle indicatif des symboles qui focalise principalement l'attention de la pensée conceptuelle, tendant à créer l'illusion que nous avons examinée, selon laquelle les idées seraient avant tout des sortes de symboles envisagés surtout dans leur fonction indicative. Et pourtant, il demeure que, lorsqu'on examine les concepts à partir de leur formation, et donc de l'ensemble de leurs dimensions, il est évident qu'ils doivent être pensés également à partir d'idées dynamiques, dont ils tirent ultimement leur sens.

La théorie vise à fournir une représentation conceptuelle de la réalité, de manière à donner une place importante en elle à la logique et donc au calcul symbolique en rapport avec le repérage relativement précis de classes d'objets. Si on la considère comme faite et prête à l'usage, telle qu'elle apparaît donc au simple usager, elle se réduit à ce calcul symbolique et à son application à la réalité par la traduction de ce que ses symboles indiquent en les perceptions permettant de repérer les objets concernés dans l'expérience réelle. Si on la considère en revanche du point de vue de celui qui l'élabore, alors, puisque les concepts nouveaux doivent être engendrés et intégrés au système de ceux qui sont déjà présents, les idées dynamiques jouent à ce moment un rôle bien plus important, de sorte que le théoricien est dans cette mesure bien plus conscient, au moins en pratique, dans son travail de construction, de l'importance de ces idées, même si plus la théorie est complexe et stable par rapport à la partie qu'il en travaille et plus il fait intervenir le calcul logique, plus la même illusion tend à s'imposer fortement à lui aussi (comme chez de nombreux mathématiciens notamment).

Ce mirage d'un monde logique et conceptuel autonome leurre donc également le philosophe théoricien, et cela d'autant plus qu'il conçoit davantage sa tâche comme celle d'une organisation et réparation conceptuelle, orientée vers l'achèvement symbolique d'un système, tandis qu'il se dissipe plus facilement quand la pensée s'oriente plutôt vers la critique plus radicale des concepts et vers leur création non sectorielle. Mais comment sortir de cet usage théorique des concepts, pour lequel ils semblent faits ?

Malgré ses inconvénients, l'utilisation des symboles a de très grands avantages, liés à la capacité qu'elle procure de produire entre les idées des distinctions tranchées et nombreuses ; d'introduire dans le flux des idées une certaine stabilité artificielle ; de permettre le traitement aisé des relations de groupes nombreux d'idées, tant en les soumettant à des calculs qu'en en favorisant la mémorisation et la reconnaissance ; ainsi que de rendre possible la communication et la pensée en commun très au-delà de ce que permet la référence aux éléments perceptifs et idéaux plus ou moins étroitement reliés à la situation présente. Du point de vue de l'action, elle aide en outre à la transformation des habitudes par l'élaboration de règles d'une large portée, même si, dans une considération trop abstraite, celles-ci restent dénuées de puissance et par conséquent d'effectivité. Les symboles sont des outils qui prolongent, précisent et augmentent la puissance des habitudes, à condition de ne pas se détacher d'elles pour fonctionner comme à vide. Dans le domaine de la théorie, c'est l'expérience, et par conséquent les perceptions concrètes, qui rattachent au réel les systèmes symboliques, et sans le contrôle de l'expérience les spéculations deviennent chimériques. Dans la pratique, l'usage des concepts et des règles qu'ils permettent d'élaborer trouve son efficacité dans les habitudes mêmes qu'ils servent à régler et à modifier, et hors desquelles ils donnent lieu également à des spéculations morales purement fantaisistes sous leurs allures logiques.

Mais nous savons aussi que la théorie et ses applications techniques ne suffisent pas à la pensée morale, qui abolit ultimement l'objectivation nécessaire à leurs méthodes. Or on peut se demander si tout usage des concepts ne suppose pas une telle objectivation, essentielle à l'indication qui rend possible l'usage rationnel, logique ou conceptuel des symboles. Mais alors comment les habitudes, ou les désirs structurés qui les constituent, se signifieront-elles en s'indiquant elles-mêmes sans brouiller la distinction nette entre le sujet et l'objet que l'objectivation conceptuelle suppose ? Ne faut-il pas que cette distinction, le philosophe usant des concepts dans son domaine propre, celui de la sagesse ou de la morale, l'admette et la refuse à la fois ? Et en effet, pour entrer dans la discussion rationnelle, il faut bien qu'il consente à ce type d'opération logiquement contradictoire, dans laquelle se révèle d'ailleurs l'impossibilité de refermer sur lui-même, dans un système entièrement cohérent, le monde des concepts. Cette absurdité, qui ne devient une aporie que dans la perspective conceptuelle pure, mais qui peut être pensée et effectuée, et doit même l'être en réalité ou en pratique, nommons-la un paradoxe. Alors, si la philosophie se trouve inévitablement contrainte au paradoxe dans son usage de la raison abstraite ou de la pensée conceptuelle, il faut voir en ce dernier une marque de son type de discours. Comment comprendre donc qu'elle accepte d'y recourir en dépit du fait qu'il ruine la cohérence conceptuelle ? En effet, dans le but de bénéficier des avantages indispensables pour elle des concepts, la philosophie pratique nécessairement le paradoxe en objectivant ce qui dans la perspective de la pensée conceptuelle s'y refuse clairement, tout en devant être présupposé, à savoir le pur sujet. Mais si la philosophie effectue cette objectivation du sujet destructrice de la pensée qui la tente, c'est précisément en se plaçant simultanément au point de vue pratique qui l'abolit. Par opposition à l'usage théorique des concepts, qui se limite lui-même afin de se cantonner dans le domaine de leur effectivité, leur usage philosophique ne se soumet pas entièrement à la loi de cette forme de raison abstraite, mais, gardant un pied en dehors en quelque sorte, se contente de feindre de prendre la logique au sérieux. Disons donc que la méthode de la philosophie dans son usage des concepts est celle de la fiction conceptuelle. En somme, le paradoxe qui résulte de cette fiction est également celui qui caractérise toute fiction, puisque pour bien feindre, il faut d'un côté suivre la logique du monde fictif, et que pour tenir compte de son caractère fictif, il faut en même temps la suspendre. Or cela ne signifie pas bien sûr que, se posant pour s'abolir, la fiction ne soit rien, ni qu'elle ne soit pas efficace, ni qu'elle ne doive pas être prise au sérieux, mais bien que pour exister, elle doit s'appuyer sur autre chose en quoi elle se résorbe également, et qui est la réalité. Or la réalité, que la pensée conceptuelle indique comme son objet, distinct d'elle, la philosophie s'y tient comme dans son milieu propre, où la pensée et l'action, le sujet et l'objet, la représentation et le représenté ne se distinguent que justement par une distinction de raison, c'est-à-dire une distinction fictive nécessaire à la fiction conceptuelle. Par conséquent la ressemblance fréquente et frappante entre les discours philosophiques et ceux de la théorie vient justement du fait que la philosophie produit à son usage aussi (comme je le fais ici) des sortes de théories fictives, dont il importe pour les comprendre aussi bien d'en saisir la cohérence interne que le caractère fictif.

La méthode de la fiction conceptuelle consiste en l'utilisation du concept et du symbole pour indiquer ce qui, en théorie, serait le sujet lui-même, et qui, en pratique, est l'idée dynamique même qui produit le concept et en fait son propre miroir, dans un mouvement qui fait justement éclater le miroir en tant qu'élément supposé de réalité extérieur à elle. Cette torsion du monde des désirs et des habitudes, se retournant sur soi en prenant la figure ou le masque de la raison abstraite, est également un moyen par lequel elle se modifie, non pas comme une sorte de conscience transparente à soi ou une volonté capable de se déterminer par soi seule, mais comme un système relativement opaque, cherchant la lucidité et se forgeant les outils de sa libération, que sont déjà justement les habitudes et leur système individuel ou social, celui des mœurs, parmi lesquelles les mœurs de la raison conceptuelle.

Ces considérations sur la méthode philosophique ont-elles une importance pour la pratique du diagnostic philosophique des modifications de nos propres mœurs ? — Oui, évidemment. D'abord elles expliquent la position ambiguë qu'y ont les théories, comme auxiliaires à ne pas prendre trop au sérieux, dans la mesure où elles sont ou bien des formes de pensée incomplètes, incapables de ressaisir leurs conditions, séparées de la lucidité pratique, ou bien des productions fictives à interpréter en fonction de ce caractère consciemment fictif (un peu comme lors de la lecture d'un roman). Ensuite, elles tournent le regard vers l'intérieur, vers les idées dynamiques, désirs en acte et habitudes actives, tout en les désignant à l'attention par l'usage conceptuel du discours symbolique. Par là, elles montrent l'utilité réelle de la discussion, dans la définition conceptuelle, dans l'invention non seulement de concepts, mais aussi d'idées dynamiques, et dans la modification d'habitudes, aussi bien intellectuelles que corporelles. Elles portent l'attention sur le fait que la pensée ne se produit pas dans un monde à part et n'agit pas de l'extérieur sur les sentiments ou les mœurs, mais qu'au contraire les idées elles-mêmes se forment et se modifient dans l'action, dans les habitudes, celles-ci se trouvant enracinées dans des mœurs, dans lesquelles la frontière entre l'individu et la collectivité reste floue et fluctuante, ainsi que celle entre la pensée, l'action et les situations dans lesquelles elles ont lieu, ou ce que nous considérons comme la réalité extérieure. Par là, elles permettent d'insister sur le fait qu'un diagnostic philosophique de la modification des mœurs n'est pas une étape clairement distincte précédant cette modification, mais un moment de cette dernière, et que, par conséquent, dans la mesure où l'enquête n'a pas cet effet (et notamment lorsqu'elle ne comporte pas la démarche d'évaluation), il lui manque donc l'aspect du diagnostic philosophique. Tout cela invite à chercher les mœurs dans notre expérience même, non pas seulement en tant qu'elles nous seraient personnelles seulement, mais bien en tant qu'elles sont aussi la présence active de la société et du monde en nous, et non pas simplement non plus en tant que nous les considérons comme des expériences privées, incommunicables, mais en tant qu'elles se prêtent à la fiction conceptuelle, qui permet de leur donner expression dans le langage symbolique et de les soumettre dans cette mesure à la discussion.

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Le but du diagnostic médical, c'est la santé, la lutte contre les maladies qu'il s'agit précisément de repérer, dont il faut évaluer le danger, ainsi que les moyens de guérison. La norme de la santé est définie dans chaque culture, et elle fait partie des mœurs, de telle sorte que selon leur variation tel état physique ou psychologique sera jugé comme sain ou maladif. Ainsi, pour prendre un cas évident et facile, de nombreux comportements considérés dans certaines cultures comme des déviations sexuelles, à traiter médicalement le cas échéant, sont jugés dans d'autres comme normaux, tolérés ou même vus comme des ingrédients désirables d'une vie saine. Quel est donc le critère du diagnostic philosophique ? Il ne peut certainement pas être fixé par les mœurs ambiantes, comme pour la médecine qui suppose leur norme donnée (même si des médecins peuvent bien, comme d'autres membres d'une société, contribuer à modifier ces normes), puisque les mœurs et leurs modifications font elles-mêmes l'objet d'un examen critique dans la démarche philosophique, y compris dans son aspect diagnostique. En ce sens, le diagnostic qui nous intéresse ne fait pas partie d'une thérapie, n'étant pas destiné à rétablir l'ordre normal. S'il y a un critère à l'activité philosophique, qui consiste entre autres à examiner, à critiquer et à définir les critères, c'est nécessairement celui qu'elle se fixe elle-même, Or, dans une démarche foncièrement réflexive, ce critère est inévitablement celui de sa propre activité elle-même. Par suite, le diagnostic philosophique doit examiner les conditions de notre activité pour découvrir si elles sont ou non favorables à la philosophie ou sagesse, et en quoi elles y sont utiles ou nuisibles. Il s'agit donc d'ausculter nos mœurs, nos principes mêmes d'action ordonnée, afin d'évaluer dans quelle mesure elles facilitent ou empêchent la discipline philosophique. Il s'agit dans le même but de découvrir leurs mouvements, leurs tendances, d'imaginer leurs modifications possibles dans leur rapport à cette même discipline. Et il s'agit enfin de tenir compte autant que possible du fait que, dans une activité réflexive, ce diagnostic inaugure de lui-même certaines de ces modifications.

Quant à la méthode d'un tel diagnostic, il serait difficile et vain de vouloir la définir par une série de règles à appliquer consciencieusement, alors que la discipline dont il fait partie vise à atteindre la plus grande autonomie et à se définir essentiellement par elle-même. Sa méthode se constitue donc nécessairement par une réflexion constante à partir de l'activité même qu'elle dirige. Cependant, bien qu'il soit impossible de la contraindre de l'extérieur, de la soumettre à des procédures établies antérieurement à son propre déploiement, elle n'est pas non plus une forme d'activité entièrement indéfinie, capricieuse, se lançant de tout côté au hasard, mais bien une discipline caractéristique, se définissant notamment par les principes de la réflexion et de la critique radicales, ainsi que par la fusion de la pensée et de la pratique. Il serait abusif de vouloir s'appuyer sur une telle définition incomplète pour déduire abstraitement la méthode philosophique du diagnostic, en la soumettant à tort au simple procédé du calcul symbolique. Néanmoins, il reste possible d'entrer dans la discipline philosophique et d'y découvrir certains aspects généraux de sa méthode afin d'en définir certains traits par le jeu de la fiction conceptuelle. Et c'est ainsi que nous ferons certaines remarques au sujet de la forme que pourraient prendre certains moments de notre diagnostic de la modification des mœurs.

Avant d'entrer davantage dans des considérations plus précises, rappelons notre situation générale dans notre tentative de nous ressaisir comme vivant non seulement dans des mœurs particulières, propres à notre société, à une culture et à un état historique précis, mais comme traversés aussi par ces mœurs, par leurs tensions et leurs mouvements, voire comme intimement constitués par elles, et cela non seulement dans nos manières d'agir, mais également dans nos façons de penser, de sentir, de percevoir, de nous exprimer à l'intention des autres et de nous-mêmes, car nous sommes comme tissés par nos habitudes, qui nous donnent notre consistance propre, personnelle et sociale à la fois, ou, comme on aime dire aujourd'hui, notre identité, individuelle et collective. Il s'ensuit qu'il nous faut tenir compte du fait que nos mœurs sont intimement nôtres et qu'elles représentent également ce qui nous rattache à la société et ce par quoi celle-ci nous modèle profondément, comme on le voit bien dans le cas emblématique de la langue, indissolublement partie de nous et de la communauté de ceux qui la parlent et l'écrivent, vivants et même morts.

Cela signifie déjà, bien sûr, que nous n'avons pas à sortir de nous-mêmes, à prendre l'attitude strictement objectivante de la théorie pour observer et étudier les mœurs, puisque nous les trouvons en nous telles qu'elles sont également dans notre milieu social et culturel, dans la tension résultant du fait qu'elles sont simultanément nos propriétés et celles de ce milieu, en nous comme à la fois intimes et étrangères. Revenons à l'exemple de la langue. Quoi de plus intime ? Nous la savons, nous la comprenons presque comme nous nous comprenons nous-mêmes. Et pourtant, lorsque nous disputons sur le sens d'un terme ou d'une expression, nous savons bien que nous ne sommes pas la seule autorité, et nous ouvrons des dictionnaires pour connaître cette autre autorité que la nôtre, quoique si nous ne connaissions pas notre langue, tous les dictionnaires nous resteraient inutiles, étant donné que, pour lui donner sens, nous devons rapporter le savoir de l'autorité extérieure au nôtre propre. Ce lieu à la fois intime et ouvert, de tension entre l'intérieur et l'extérieur, c'est celui de notre expérience, avec toutes ses dimensions. C'est à partir d'elle que nous procéderons, non sous la forme d'une introspection cherchant à se refermer sur la vie intérieure supposée séparée d'un sujet pensant, mais sous la forme d'une attention à cette expérience intime et propre, et pourtant ouverte sur le milieu qui nous constitue comme de l'extérieur, en tant qu'il s'inscrit sans cesse en nous, s'infiltrant ou cherchant à s'imposer contre nos résistances et jusqu'à travers elles. C'est ainsi que nous répondrons à la nécessité de prendre le point de vue des idées dynamiques, celles qui lient étroitement la pensée, la sensibilité et l'action comme de simples aspects d'elles-mêmes, de sorte que nous éviterons de voir dans les mœurs des structures objectives inertes pour le regard théorique, afin de les considérer de l'intérieur, comme des réalités actives en nous aussi bien que dans notre société ou culture. Autrement dit, de même qu'il est aberrant (quoique courant dans bien des milieux) d'utiliser des mots que nous ne comprenons pas vraiment, de même il est vain pour notre diagnostic de considérer des mœurs qui n'ont aucune racine en nous. Certes, cela ne signifie pas qu'il soit inutile d'observer les mœurs des gens autour de nous, car au contraire, dans la mesure où nous les comprenons, elles nous rendent attentifs à nos propres mœurs, parfois à des habitudes constituées et entièrement actives en nous, parfois à d'autres, inchoatives, faibles ou réprimées en nous. Ainsi, tel comportement physique que nous n'avons pas, nous le comprenons pourtant, non pas tant du fait que nous y serions portés sous cette forme, mais parce que notre imagination sait le produire et en a ainsi une certaine habitude, sans laquelle le comportement observé des autres nous resterait tout à fait énigmatique. C'est d'ailleurs l'un des lieux où intervient d'une manière très concrète pour nous la modification des mœurs. Car ces habitudes en imagination, en quelque sorte, agissent comme des invitations ou comme des provocations, qui nous poussent à modifier d'autres habitudes pour accepter ou repousser celles que nous présente, comme en personne, l'imagination.

A vrai dire, on peut se demander à quel point l'observation représente un moment important de notre diagnostic, parce que nous n'avons pas tant à chercher à comprendre la façon dont d'autres vivent qu'à réfléchir au rôle des mœurs dans notre propre mode de vie. Or ne savons-nous pas comment nous vivons, et ne sommes nous pas conscients de nos propres habitudes, qui ne sont pas des processus cachés et insensibles, comme ceux de la croissance des cheveux sur notre tête, mais bien nos manières plus ou moins ordinaires d'agir ? Bien que nous ne soyons pas attentifs à chacune de nos actions habituelles, nous en avons pourtant une certaine conscience, sinon très claire et sous une forme conceptuelle, permettant à cette connaissance de s'expliquer dans un discours bien articulé, du moins sous la forme d'un sentiment, ce qui n'est pas à négliger lorsqu'il s'agit de tenir compte justement des idées dynamiques. Le problème semble donc être de traduire éventuellement dans la fiction conceptuelle de tels sentiments, plutôt que de les observer, à moins qu'on ne nomme aussi observation cette direction de l'attention vers les sentiments obscurs afin d'introduire quelque clarté et distinction en eux. Mais ces mœurs qui déterminent nos actions habituelles n'ont pas qu'une présence actuelle, elles ont aussi une histoire. Je n'entends pas ici leur histoire sociale, mais celle qu'elles ont eue et conservent en nous, puisque nos habitudes se sont formées et ont évolué. Ce mouvement reste inscrit en elles et dans notre mémoire, mais il doit être retrouvé, ou observé. Et nous savons que l'observation des autres sert à celle de nous-mêmes, comme l'inverse aussi.

Il reste vrai que ce qui nous intéresse, ce n'est pas l'ensemble des mœurs de notre société comme tel, mais bien celles qui sont pertinentes pour la discipline philosophique. Ce point de vue auquel nous nous plaçons pour faire notre diagnostic n'est pas celui de n'importe qui dans notre milieu social, une infime minorité des gens se souciant vraiment de philosophie. Or par rapport aux systèmes communs des mœurs, ce point de vue suppose précisément une organisation un peu différente des habitudes chez ceux qui s'y placent, dans la mesure où la discipline philosophique elle-même implique des désirs, des sentiments, la formation d'habitudes de penser, de sentir, d'agir particulières, qui n'apparaissent pas que sous la forme d'un idéal à atteindre, se dessinant à distance, sans encore nous affecter, et pensable comme tel par n'importe qui. Non, le désir philosophique et une certaine réforme correspondante des habitudes sont déjà nécessaires pour la construction du point de vue à partir duquel le diagnostic doit être fait. C'est pourquoi seuls ceux qui ont déjà acquis quelque chose de la discipline philosophique peuvent s'y placer. Et cette discipline est déjà quant à elle une entreprise réfléchie de modification des mœurs, qu'elle soit avancée ou qu'elle n'en soit qu'à ses débuts. Par conséquent, en s'observant, ce que découvrira l'auteur d'un diagnostic philosophique, c'est un autre système de mœurs et une autre dynamique de ce système que celui de personnes non engagées dans la démarche philosophique. Et s'il lui est utile d'observer aussi les mœurs de son milieu, c'est parce qu'il les partage néanmoins et qu'il a partagé avec ses compatriotes une partie de sa propre histoire, qu'ils peuvent lui rappeler, en lui montrant aussi comment ces mœurs communes peuvent demeurer étrangères à celles de la philosophie, voire les exclure. A cause de l'importance de cette histoire, c'est à la mémoire, notamment à la mémoire dynamique inscrite dans nos sentiments, que l'observation diagnostique devra recourir principalement.

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Vu que l'auteur du diagnostic est déjà engagé dans les voies de la philosophie, et que pour cela il a dû se former quelques habitudes différentes de celles de son milieu (à moins que par impossible il ne vive entièrement parmi des philosophes), il peut distinguer grossièrement en lui deux types d'habitudes, à savoir celles qui se sont formées en lui naturellement, et celles qu'il s'est lui-même formées à dessein dans sa recherche de la sagesse. A première vue, seules les mœurs communes appellent le diagnostic, puisque les autres ont déjà été choisies en fonction de leur utilité pour la philosophie. Mais ce jugement demande aussi à être critiqué et repris. Les mœurs philosophiques ne sont donc pas exclues du diagnostic, quoiqu'il reste vrai que les mœurs communes doivent représenter ses objets privilégiés pour l'enquête générale que nous entreprenons.

Cette enquête commencera naturellement par parcourir les mœurs en les envisageant sous la forme dans laquelle elles se donnent d'abord, à savoir comme des habitudes singulières, ou formant des compositions relativement limitées et capables de se distinguer facilement dans l'ensemble des comportements. En se concentrant sur chacune d'entre elles, il est possible d'en tenter la définition et de la rendre repérable et susceptible d'être examinée dans diverses circonstances, de manière à en observer les effets et à évaluer leurs avantages et désavantages pour la démarche philosophique. Cette façon de procéder s'impose comme naturelle, et elle a son importance. Toutefois, le diagnostic ne doit pas s'en tenir là. D'abord, bien sûr, parmi les effets de ces habitudes, il faut tenir compte de ceux qui les modifient en retour, et qui les insèrent par conséquent dans un mouvement où elles constituent des enchaînements à travers ces évolutions. Mais il faut aussi remarquer que les mœurs ne sont pas des ensembles d'éléments relativement isolés les uns des autres, mais qu'elles tendent à s'agencer entre elles, formant des systèmes à de nombreux niveaux, allant du simple engrenage de quelques habitudes plus simples jusqu'au système plus ou moins cohérent de l'ensemble des mœurs d'un groupe social ou d'un individu. Aussi, envisagées dans ces combinaisons dont elles font partie, les diverses habitudes peuvent produire en commun des effets bien différents de ceux qui résultent d'elles seules, à l'état séparé ou supposé séparé. Et par suite, leur valeur pour la discipline philosophique peut changer beaucoup, voire s'inverser, selon les agencements dans lesquels on les considère. Par exemple, la coutume de la franchise morale dans la liberté de critiquer sans gêne les actions des autres, en fonction de ses propres convictions, semble par elle-même inciter chacun à s'examiner davantage, ce qui favorise les habitudes critiques de la philosophie. Et c'est bien ainsi qu'elle agira lorsqu'elle se trouvera liée à d'autres coutumes de tolérance face à la liberté d'action et de pensée de chacun. En revanche, elle aura l'effet contraire, liée à des coutumes de contrôle moral des opinions et actions des membres de la communauté, imposant le respect des conventions et la crainte de critiquer, et dissuadant alors de l'attitude philosophique.

D'ailleurs, le système des mœurs dans une société n'est pas homogène, constitué d'une articulation de divers sous-systèmes, étagés à de multiples niveaux, valant pour tout le monde. Les membres d'une société partagent en partie de mêmes mœurs, mais ils en ont également de plus particulières à divers groupes, et souvent, ils vivent eux-mêmes, passant plus ou moins régulièrement des uns aux autres, dans plusieurs sous-ensembles de mœurs diverses, qui s'organisent bien ou mal dans le système global. On peut donc repérer des sortes de zones de mœurs liées à divers types d'activités (comme le travail, les vacances et les loisirs, les sports, la vie politique, etc.), à des disciplines (comme dans le monde des sciences, des sports, des arts, où nombre d'habitudes sont liées aux disciplines particulières elles-mêmes), aux métiers (où des habitudes spécifiques se rattachent bien sûr à la pratique même du métier, mais où les coutumes diffèrent également dans les rapports sociaux selon les milieux professionnels), à des lieux de la vie publique (tels que bars, cafés, lieux de spectacles, magasins, ayant chacun un ensemble de mœurs propres, non interchangeables), à des types d'activité généraux déterminés par des dispositifs techniques et des ensembles de règles (comme dans la circulation automobile ou l'usage de divers moyens de transports), à des pratiques rituelles (dans les religions, les diverses sphères de politesse ou les tribunaux), à des milieux artificiels (comme ceux des médias), ou à des modes de communication (comme l'usage de la langue et de jeux de gestes et d'expressions avec leurs variantes selon les milieux et les situations). Certaines de ces zones concernent presque tout le monde dans une société, les gens passant des unes aux autres et mettant en œuvre chaque fois les jeux d'habitudes appropriés ; d'autres sont plus exclusives à des parties plus ou moins restreintes de la société. Selon les zones où nous nous trouvons, nous activons des ensembles d'habitudes différents, un peu comme des personnages intégrés à notre personne globale. Et pour ceux qui vivent souvent dans des zones particulières, plus ou moins exclusives, c'est un peu comme s'ils passaient une partie de leur vie dans un autre monde que le reste de la société. Or, malgré la certaine unité entre les mœurs particulières à chaque zone du fait qu'elles se composent dans les mœurs d'une société plus large, chacun de ces systèmes spéciaux peut avoir un caractère différent, ainsi que des mœurs parfois différentes des plus générales, ou opposées à elles, si bien que par exemple, les mœurs d'un juge, ou d'un sportif, ou d'un passionné de concerts, ou d'un pilier de bar, ou d'un conducteur toujours en route, peuvent différer passablement des mœurs les plus communes, comme de celles des habitants de ces autres mondes particuliers. Et l'on peut imaginer que la manière dont ces divers systèmes de mœurs favorisent ou non la philosophie peut être extrêmement variable aussi, ce qui complique notre diagnostic. Il y a bien sûr la difficulté venant du fait que certains de ces mondes dans notre société nous sont moins accessibles, mais aussi celle qui vient de ce que nous avons en nous-mêmes, non pas un seul système d'habitudes, mais plusieurs, qui n'ont pas tous les mêmes caractères. C'est un point dont il faut se souvenir, car il est bien vrai que nous sommes à divers niveaux multiples, faits de plusieurs personnages plus ou moins complets, dont les aptitudes à la philosophie ne sont pas les mêmes.

Il importe aussi de remarquer que les relations entre ces diverses zones de mœurs ne sont souvent pas aussi directes qu'il ne paraît, et que, au contraire, elles peuvent se rapporter les unes aux autres à travers des contradictions directes apparentes. L'exemple du langage, sans être le seul, est le plus considérable et aussi le plus visible. Nos discours servent principalement à signifier et à exprimer ce que nous pensons, au sens large du terme. Mais nous savons qu'ils ont également un emploi opposé, en tant qu'ils permettent aussi de cacher justement nos pensées en en feignant d'autres. Bref, pour simplifier, nous pouvons dire la vérité ou mentir. Ce second usage s'ancre dans notre aptitude à la ruse et à la feinte, c'est-à-dire dans notre capacité de considérer nos gestes et les signes que nous utilisons en fonction des effets voulus, plutôt que comme signes directs de nos pensées réelles. Cette possibilité de tromper vient donc de notre conscience du fonctionnement des signes, supposant la possibilité de les envisager en eux-mêmes, comme des outils à notre disposition, et non seulement comme des effets naturels de notre comportement. Or dans les langues, les symboles sont très détachés de notre vécu, et traités comme des outils extérieurs à nous et formant même des systèmes doués de règles propres, gouvernant de façon en partie autonome leurs propriétés logiques, grammaticales et lexicales. Comme les langues ne sont pas des êtres naturels, cette grande autonomie symbolique correspond à des structures relativement autonomes dans notre propre pensée. Nous possédons en effet des habitudes spécifiques de traitement des symboles, passablement indépendantes de celles qui régissent nos idées, dans le sens dynamique du terme. Nos discours au sujet même de ce que nous pensons et de nos autres habitudes, dépendent donc aussi de mœurs propres au monde du discours, dont les liens directs avec les mœurs d'autres zones peuvent être très lâches, nous portant souvent à des propos sur nos mœurs qui ne les représentent pas, mais expriment seulement certaines mœurs discursives. Le phénomène est bien connu dans les discours moraux, qui affirment souvent des valeurs contredites en pratique par ceux-mêmes qui les proclament avec le plus de zèle. C'est parfois l'effet d'une volonté de mentir. Mais c'est très souvent aussi le simple effet de jeux différents de mœurs, conduisant à suivre dans l'usage des symboles des habitudes propres, largement indépendantes de celles de notre pensée effective et de nos actions réelles. On voit ici l'importance de tenir compte de la différence des zones de mœurs (ou des systèmes sectoriels d'habitudes) pour éviter de transférer à tort les observations des unes aux autres et de tomber dans l'erreur de considérer automatiquement, surtout dans les questions morales, les discours comme révélateurs d'autres mœurs que celles du discours lui-même, la morale effective devant être tirée des comportements effectifs. D'ailleurs, le rapport entre ces zones différentes, là où elles entrent en tension ou s'harmonisent, est un objet fort intéressant pour notre diagnostic. Nous avons vu par exemple quelle importance avait pour le philosophe la conscience de la différence entre les enchaînements symboliques et la cohérence des idées dynamiques, obligeant à maîtriser les particularités de l'outil symbolique, plutôt que de se laisser fourvoyer dans les illusions qu'il tend à créer — ou qu'il permet d'engendrer notamment dans l'usage idéologique du discours.

Parmi les zones de mœurs, il en est une qui nous concerne particulièrement, celle des institutions sur lesquelles on fait flotter l'étendard de la philosophie (pour reprendre l'image de Schopenhauer), c'est-à-dire principalement les institutions scientifiques et scolaires, dont les universités avec leurs départements de philosophie et toutes leurs activités instituées, tels que les colloques, la participation aux sociétés savantes, les publications, dont celle des articles dans les revues dites savantes, les rencontres de recherche et la subvention de cette recherche. Voilà des mœurs spécifiques qui nous touchent immédiatement puisque c'est dans ce cadre que nous menons notre diagnostic, et donc dans le cadre des coutumes universitaires telles qu'elles guident la recherche en philosophie et dans d'autres disciplines voisines. A première vue, ces coutumes devraient figurer celles de la discipline philosophique elle-même, étant donné que ces institutions visent officiellement à la rendre possible et à la développer. Mais, bien sûr, cette prétention est aussi l'un des objets de notre diagnostic justement, et par chance l'expérience de ce milieu fait partie de celles que nous partageons dans notre séminaire.

Non seulement les mœurs tendent à s'organiser dans des ensembles différents selon les zones d'activité habituelle, mais elles règlent également les rapports entre ces zones, selon des formes parfois générales dans une culture, parfois plus spécifiques aux relations de chacune ou de certaines des zones particulières. Par exemple, certaines coutumes mettent en relation d'harmonie ces zones, leur retirant une partie de leur autonomie dans la mesure du possible, tandis que d'autres les clivent, interdisent les transitions directes, forcent à des sauts des unes aux autres, voire les mettent en opposition, créant des liens d'inversion. Ainsi, pour revenir à la zone de l'usage du langage, dans certaines cultures la parole donnée engage très fortement l'action promise, si bien que la coutume entraîne généralement le passage entre le discours et le comportement correspondant, tandis que dans d'autres, ce lien reste faible, ou ne concerne sérieusement que certaines formes de signes, comme les contrats écrits, voire rédigés selon des codes légaux précis, laissant place à mille tromperies plus ou moins admises et parfois requises dans certaines professions. Peut-être certaines cultures tendent-elles à la plus grande harmonie entre les diverses zones, tandis que d'autres visent à les rendre indépendantes. Mais en général, il faut examiner le cas des rapports précis entre chaque couple ou groupe de zones diverses, afin de voir quelles mœurs effectuent d'ordinaire les liens. Et il se peut qu'il faille considérer plus de deux zones. Ainsi, dans telle culture, on pourra tromper en affaires, mais pas dans d'autres domaines de la vie, ou bien dans certains secteurs des affaires, comme la vente, mais non dans d'autres, comme la reconnaissance des dettes. Ou encore, on pourra utiliser la ruse dans la guerre, mais exiger la franchise dans la déclaration de la guerre, alors que d'autres cultures jugeront ce comportement malavisé et préféreront faire la guerre sans la déclarer et en recourant déjà à la ruse pour feindre la paix, si bien que dans la première de ces cultures, la guerre et la paix formeront deux zones très distinctes, mais non dans la deuxième. Il y a des mouvements également dans ces relations entre les zones, les mœurs de l'une tendant dans certaines circonstances à modifier celles d'autres. Et l'on peut se demander si les personnalités, en tant que structures d'habitudes organisées en personnages, ne sont pas bien différentes selon la manière dont ces personnages se différencient, se séparent, s'influencent et s'intègrent ; ces diverses structures pouvant être plus ou moins favorables à la formation de personnalités philosophiques.

La considération des mœurs importe pour la philosophie en tant qu'elle permet de tenir compte du rapport intime non seulement entre la pensée et l'action, mais également entre la réflexion et les conditions réelles, concrètes, dans lesquelles elle peut avoir lieu. En effet, quoiqu'elles soient des productions et en partie des inventions humaines, les habitudes dépendent également fortement des situations dans lesquelles elles se forment et s'exercent. Aussi toutes les habitudes ne sont pas possibles dans n'importe quelles circonstances, et elles ne peuvent se modifier aussi que selon les circonstances, même si, bien entendu, elles contribuent également à transformer ces situations dans une certaine mesure. Il est donc intéressant pour notre diagnostic de repérer les points d'ancrage réels des mœurs. Elles doivent évidemment prendre appui sur la nature, à la fois la réalité physique de notre milieu et la réalité physiologique et psychologique de notre propre nature, comprise avec toutes ses possibilités de variation. Ayant un caractère historique, elles sont toujours déjà données à chaque génération et à chaque individu, et ne peuvent se modifier qu'à partir de ce conditionnement historique interne au monde des mœurs. Mais cette histoire dépend aussi de la grande souplesse de la nature humaine et de sa possibilité justement de varier fortement en partie à partir des modifications que les individus et les sociétés produisent eux-mêmes. Ce type de modification est dû à la capacité d'invention qui caractérise la pensée humaine, et qu'on peut attribuer, traditionnellement, à son imagination. Or celle-ci apparaît comme douée d'une aptitude essentielle, à savoir celle de produire des fictions. Et comme celles-ci ne sont pas sans causes, elles ont également une réalité historique aussi bien qu'un rapport à l'ensemble de la situation de ceux qui les produisent. Autrement dit, les fictions découlent également d'un certain nombre d'habitudes de penser ou d'imaginer, transmises également à travers les fictions produites comme telles, présentes dans le monde de la culture sous diverses formes, telles que non seulement les outils et tous les produits de la technique, mais également les mythes, les contes, et nombre d'œuvres d'art. Par conséquent, parmi les conditions de la modification des mœurs, il y a ces instruments et ces coutumes de l'imagination, ou si l'on veut le monde artificiel et fictif, qui intéressent notre diagnostic.

Il faut assurément considérer particulièrement les désirs à certains égards fondamentaux de notre nature, qui doivent être satisfaits d'une manière ou de l'autre et donc donner lieu à des mœurs correspondantes pour que l'individu et la société puissent subsister, à savoir les besoins. Nos besoins de nourriture, d'air, de repos, d'hygiène, etc., organisent autour d'eux des noyaux relativement durs du système des mœurs, dont la modification n'est pas facile, et qui, sans déterminer simplement l'ensemble des mœurs, influent fortement sur leur caractère. Il va de soi que nous avons l'habitude de manger par exemple. A cause de leur caractère indispensable, les besoins avec les activités nécessaires pour les satisfaire semblent devoir représenter des sortes de points fixes, similaires dans toutes les sociétés et peu sujets aux modifications. Et cela vaut largement pour les habitudes qui leur sont directement liées, proches des mouvements instinctifs, comme celle de mâcher, de porter les aliments à la bouche par les mains, etc. Mais elles se diversifient aussitôt dans les manières plus précises de le faire. On mâche lentement ou rapidement, longuement ou brièvement, en ouvrant la bouche ou en gardant les lèvres fermées, en faisant du bruit ou en silence, etc. Et dès qu'on considère les coutumes plus vastes dans lesquelles s'intègrent ces mouvements, les variations augmentent beaucoup : on mange seul ou en compagnie, des mets frustes ou cuisinés, à heures fixes ou n'importe quand, en conversant ou en silence, avec des ustensiles ou à mains nues, avec des gestes caractéristiques, parfois organisés selon des rites plus ou moins compliqués, etc. Bref, la relative constance des besoins n'entraîne pas des mœurs prédéterminées, ni ne les oblige à rester immuables. Comme les coutumes liées à nos besoins sont variables et relativement contingentes, leur choix est donc significatif et appelle l'examen critique. D'autre part la manière dont ces habitudes s'insèrent dans le réseau des mœurs définit aussi l'importance relative des différents besoins, dans leur rapport entre eux et avec les autres désirs. Or ces hiérarchies ne sont pas indifférentes pour la discipline philosophique. Par conséquent, on aurait tort de croire par exemple que, puisqu'il faut bien manger, les actions qui s'y rapportent correspondent simplement à des nécessités qu'il est inutile de discuter, ou que, pourvu qu'elles parviennent à la satisfaction recherchée du besoin considéré, de telles coutumes indispensables sont indifférentes parce qu'elles s'expliquent en fin ce compte par cette nécessité et relèvent d'un souci simplement technique.

Si les besoins font partie des nécessités de la vie, et sont relativement fixes, on voit qu'ils n'entraînent que peu la rigidité des mœurs, qui peuvent se modifier fortement autour d'eux, voire les moduler en partie. Néanmoins, la question de la souplesse ou de la rigidité des mœurs nous intéresse beaucoup, puisque, les diverses cultures (à l'exception de celles d'éventuelles très petites communautés de philosophes) étant étrangères à la discipline philosophique, celle-ci ne peut se développer que par la modification des mœurs ambiantes. On peut donc penser que plus les mœurs sont souples et capables de changement, et surtout de modifications libres, individuelles, plus elles sont favorables à la philosophie, tandis qu'une extrême rigidité en fait des obstacles difficilement surmontables. Pour évaluer les dispositions des mœurs à la transformation philosophique, il importe donc de les sonder également sur la rigidité générale de leur système, comme sur la souplesse ou rigidité des diverses zones de mœurs et des coutumes particulières. La liberté d'expression, par exemple, non seulement légale, mais dans les relations sociales concrètes, importe naturellement. Mais la tolérance aux comportements bizarres, excentriques (lorsqu'ils ne nuisent directement à personne), importe peut-être autant. Une morale intransigeante et totalitaire (s'étendant à toutes les mœurs) forme un grave obstacle, mais la pure anarchie peut être aussi un empêchement, non par la liberté qu'elle laisse, comme telle, que par les mœurs qu'elle impose en contrepartie, comme celles de la lutte perpétuelle directe dans tous les domaines de la vie, qui enchaînent la pensée à ses tracas. Ce que notre diagnostic doit donc établir, c'est davantage la carte des lieux de rigidité et de souplesse, en fonction des intérêts de la discipline philosophique.

Dans ce sens, il est utile de chercher quels sont les facteurs de modification des mœurs, dans l'environnement, dans la culture, dans les techniques, dans les idées ou ailleurs. Les mœurs changent en effet, et leur évolution nous importe, selon qu'elle va dans un sens favorable ou non à la philosophie. Or la découverte des raisons de ces changements permet de les renforcer ou de les contrecarrer, non seulement au niveau de la vie sociale et politique, mais également au niveau individuel, vu que les causes de ces changements sont généralement à l'œuvre en nous aussi dans la mesure où nous participons aux mœurs communes. Par exemple, si nous découvrons des transformations conduisant à une soumission toujours plus grande de la pensée et des comportements à des autorités quelconques, un conformisme croissant et intolérant, il ne nous suffira pas de dénoncer une telle évolution, mais il conviendra de découvrir ses principes actifs, pour les combattre en nous et, si possible, dans la société.

Nous savons que les mœurs ne sont pas une réalité qu'on puisse entièrement objectiver pour la survoler, l'étudier et agir sur elle de l'extérieur, par de simples techniques, mais que nous sommes immergés en elles, incapables d'agir sur elles autrement que partiellement, puisque nous devons toujours le faire de l'intérieur, à partir d'elles-mêmes. On aurait tort de croire pour autant que les mœurs soient une réalité autonome sur laquelle il est vain de prétendre influer. Au contraire, les habitudes, si elles se forment bien en nous pour ainsi dire d'elles-mêmes, le font pourtant dans le contexte de nos désirs, et de telle manière qu'elles puissent donner lieu à la réflexion et à l'entreprise consciente de les former et réformer, même si c'est chaque fois en partie seulement. L'entreprise d'agir sur les mœurs, au niveau individuel et social, n'est donc ni vaine ni rare. Il s'ensuit une sorte de lutte de ces diverses tentatives de les modifier en des sens différents. Autrement dit, la modification des mœurs doit également se comprendre en fonction des enjeux plus ou moins explicites des partis qui s'y livrent avec divers succès, à tous les degrés et dans bien des intentions différentes. Parmi ces tentatives, il est intéressant de noter que certaines visent à empêcher les modifications, à part celles qui contribuent à stabiliser le système des mœurs, soit en entier, soit dans certains secteurs. Dans la mesure où elles réussissent, elles forment des coutumes destinées non pas à réaliser des buts propres, mais à fixer et à défendre d'autres mœurs. Il faut donc en tenir compte pour éviter de se fourvoyer en estimant leurs effets. Cela ne signifie pas d'ailleurs que ces mœurs servant de murailles ou de pièges, ne puissent pas agir à l'occasion dans des sens tout différents de ceux qui étaient prévus.

Un exemple de ces dispositifs de défense de certaines mœurs à protéger, à renforcer, à perfectionner et à répandre, est la manière de penser très fréquente de nos jours, selon laquelle nous vivrions au-delà de la période historique des us et coutumes, dans une nouvelle civilisation sans mœurs (au sens où celles-ci sont arbitraires), guidée par des principes moraux prétendus universels, tels que les droits universels de l'homme, et selon des calculs rationnels d'utilité économique et technique, permettant la satisfaction de besoins identifiés comme faisant partie de la pure nature humaine. Le système de mœurs protégé par ce genre d'idées est en gros celui de la culture américaine, refusant son caractère historique et contingent, et posant le mode de vie américain et l'Américain normal idéal comme les modèles d'une vie et d'un type d'homme purement naturels et rationnels. Vivre à crédit, dans une petite maison de banlieue avec deux salles de bain et sa petite famille, parler anglais, manger des hamburgers et boire du Coca Cola, regarder la télévision en grignotant des cacahouètes, tout cela, nous apprenons que ce n'est pas les formes contingentes que les mœurs ont prises dans une civilisation historiquement déterminée, mais la manière de vivre de l'homme naturel, rationnel, universel, révélée dans la civilisation qui a la première transcendé l'histoire. Ceci posé, si quelqu'un propose d'autres façons de penser et d'agir, c'est qu'il ne parvient pas à se sortir des coutumes ou qu'il y retombe, au lieu de dépasser les mœurs comme l'Américain normal idéal. Cette idée n'est pas bien sûr la simple abstraction par laquelle nous l'avons présentée. Elle est un ensemble de mœurs touchant la pensée, le discours, des symboles visuels et auditifs, et de nombreuses manières de faire concrètes. Et c'est tout ce dispositif moral qui doit interdire toute prétention raisonnable à d'autres mœurs.

Pour nous qui croyons que même le plus parfait sage n'est pas l'homme universel, qu'il vit dans la contingence historique et pense comme il vit, la connaissance de nos mœurs reste essentielle. Et comme nous ne croyons pas davantage que nous puissions être conduits par une pure raison, affranchie des passions, celles-ci nous paraissent mériter tout à fait notre attention et nos soins. Or précisément, entre les passions et les mœurs, le lien est intime, puisque les passions sont le ressort de l'action, y compris de l'habitude. C'est pourquoi les sentiments qui s'expriment dans un individu ou une société indiquent aussi les mœurs correspondantes, ainsi que leur poids dans le mode de vie qu'elles contribuent à former. Les mœurs, nous le savons, ne se limitent pas à l'aspect pour ainsi dire mécanique de l'habitude, mais elles organisent le monde des sentiments, en maintiennent l'ordre, et par là ce qui donne sens au monde et à la vie. Bref, la connaissance des passions impliquées dans les mœurs fait accéder à leur évaluation interne, à leur puissance de donner sens à tout ce qu'elles impliquent. Ainsi notre diagnostic ne rencontre pas simplement des phénomènes étrangers à lui, relativement passifs, mais des puissances de même genre, dont la critique se heurte à une évaluation active et éventuellement concurrente dans son objet, avec laquelle elle peut entrer en discussion, en la transportant aussi dans la fiction conceptuelle.

Comme les mœurs agencent les systèmes des habitudes des sociétés et des individus, elles ordonnent également les passions. Or le sens de la vie dépend non seulement de la qualité et de l'intensité des sentiments, mais également de leur ordre, qui combine leurs puissances, les compose en de nouvelles passions, et par là définit de diverses manières le sens de l'existence. En outre, selon que les puissances passionnelles se composent en augmentant leur puissance, ou s'usent les unes les autres, en la diminuant, la vie vécue dans telles ou telles mœurs a plus ou moins de sens. Nous avons vu que le système des mœurs d'un individu constitue son caractère, sa manière d'être et d'agir relativement stable. Or c'est dans cette personnalité que l'individu trouve et exprime son sens, tel qu'il l'éprouve et tel que les autres le perçoivent dans ses manières habituelles d'agir. Les cultures promeuvent chacune des types de caractères à travers les mœurs et les zones de mœurs qui les constituent. C'est dans ces caractères typiques que se perçoit leur sens, et il est donc très utile pour notre diagnostic de ne pas envisager les mœurs seulement isolément et dans leurs regroupements partiels, ni dans les seules configurations comme impersonnelles qu'on y peut découvrir, mais également dans ces types de caractères où elles s'expriment ultimement. C'est d'ailleurs également là que les membres d'une culture tendent à se juger aussi bien eux-mêmes que les uns les autres. Ce jugement vise la simple correspondance à des modèles fixes dans les sociétés très conventionnelles. Il est bien plus complexe dans celles qui permettent ou suscitent des caractères très différenciés et qui encouragent même une certaine invention de mœurs et l'originalité. Ce jeu de la réflexion de soi à travers les mœurs et les caractères qu'elles produisent ou suscitent, est naturellement très important à considérer pour évaluer à quel point il favorise ou non la réflexion et l'invention philosophiques.

D'une manière générale, les capacités des mœurs de donner, de fixer ou d'ouvrir le sens, sont des circonstances qui intéressent particulièrement notre diagnostic. Et il est important de découvrir en elles les lieux d'invention d'un côté, et de fermeture et d'intolérance de l'autre.

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Ces quelques remarques suffiront pour guider au départ le diagnostic auquel je vous invite. Il se nourrira de son propre mouvement au fur et à mesure de la recherche et des discussions, qui pourront commencer par prendre pour objet cette introduction elle-même.

Gilbert Boss


 

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