Annonce
On peut rêver
d'une sorte
de philosophie pure, dans laquelle un esprit
désincarné, réduit à sa
substance éternelle, se tournerait vers le
monde des idées immuables,
et s'appuyant sur des principes intangibles,
concevrait la vérité. En
réalité la philosophie est l'œuvre d'individus
concrets, modelés par
les opinions, les habitudes, les sentiments de
leur temps et de leur
pays. C'est dans ce milieu riche, largement
contingent, qu'elle doit
naître et se développer. Bref, les mœurs
conditionnent nos actions, y
compris dans la discipline philosophique. Nous
pouvons certes désirer
les modifier, et c'est même essentiel, mais
pour cela, il faut les
connaître. De plus, elles ne forment pas une
masse statique, mais elles
sont traversées elles-mêmes par de nombreux
courants et changent sans
cesse. Nos désirs de les connaître, de les
maîtriser, entrent en
concurrence avec d'autres forces qui les
modifient à leur façon. Il
faut donc se situer parmi elles pour agir dans
leur contexte, il faut
les soumettre à un diagnostic. Voilà l'objet
de notre séminaire. Dans
quel champ moral, au sens large, notre
réflexion philosophique
s'insère-t-elle actuellement ?
Lectures :
-
Montaigne, Essais
-
La Rochefoucault, Réflexions ou
maximes et sentences morales
-
Montesquieu, Les lettres persanes
-
Hume, Enquête
sur les
principes
de la morale
- Musil, L'homme sans
qualités
-
Gilbert
Boss, Jeux de concepts
Introduction
Thème
Ce séminaire est
le second
sur trois prévus d'une série consacrée au rôle
philosophique de la
modification des mœurs. Il abordera ce thème
sous l'angle d'un
diagnostic philosophique. Il s'agira moins,
comme lors du précédent
séminaire, de tenter de voir en général
comment la modification des
mœurs importe en philosophie que de chercher à
saisir dans quelle
situation l'activité philosophique se trouve
dans son rapport avec
cette modification des mœurs. L'hypothèse dont
nous partirons est très
vraisemblable. Car on peut remarquer à loisir
que, dans la pratique,
toute pensée a lieu dans un contexte
historique ou culturel en un sens
large, et qu'elle ne s'en émancipe jamais
entièrement. Ainsi, en
laissant de côté la question de savoir si une
philosophie entièrement
muette est possible, il faut constater déjà
que le discours est
essentiel à la philosophie, ou du moins
l'accompagne toujours dans
notre tradition, et que cette forme de pensée
implique l'usage d'une
langue, qui est un phénomène culturel,
historique. Même ceux qui voient
dans la philosophie le moyen de parvenir à une
forme de contemplation
donnant accès au monde des idées éternelles,
au-delà de tout langage et
de toute contingence, ne nient pas du moins
que justement pour
atteindre cet état et ce monde, l'usage du
discours et donc d'une
langue historique aura été indispensable. Plus
encore, ils conviendront
que cette démarche discursive appartient déjà
à la philosophie. Or
l'usage d'une langue plutôt qu'une autre
est-il indifférent à cette
forme de pensée ? On voit en tout cas
nombre de philosophes se
soucier de trouver la meilleure langue pour
accomplir leurs
raisonnements et les exprimer, lorsqu'ils ont
le choix entre leur
langue maternelle et d'autres, comme les
philosophes modernes,
s'interrogeant sur les qualités respectives du
latin, de l'italien, du
français ou de l'anglais, et des divers
idiomes concurrents. Et
aujourd'hui, pourquoi plusieurs persistent-ils
à philosopher en
français, en allemand, en italien ou en russe,
plutôt que de s'accorder
comme les scientifiques et d'autres
philosophes à s'exprimer en
anglais ? Est-ce par simple préjugé ou
paresse ? Sinon, il
faut avouer qu'ils accordent de l'importance à
des conditions relevant
de la culture ou des mœurs. Et si nous
pouvions trouver les raisons de
cet attachement ou de ces choix, alors nous
comprendrions qu'il n'est
pas indifférent à la philosophie de savoir
comment elle se rapporte
justement aux mœurs. Du reste ces liens
concernent également, à des
degrés divers, tous les aspects de la culture
et des mœurs. A quel
point ces interdépendances sont déterminantes,
c'est ce qu'on peut se
demander. Et la question est intéressante.
Elle touche à des enjeux de
taille pour la conception et la pratique de la
philosophie. Mais il ne
suffit pas de s'attacher à la solution de ce
problème en général.
Supposons en effet, comme il est très
raisonnable de le faire, que, à
un degré quelconque, la philosophie soit
conditionnée par les mœurs
dans lesquelles elle se développe et qu'elle
contribue peut-être à
modifier en retour. Alors on ne peut pas se
contenter de le savoir en
général, mais précisément le fait de ce
conditionnement implique
d'entrer concrètement en matière, dans la
réalité historique effective,
pour saisir dans quelles mœurs précises la
pensée se produit à chaque
fois, et donc aussi actuellement. Et comme les
mœurs sont des réalités
historiques, non pas statiques, mais en
mouvement perpétuel, sous forme
parfois de glissements relativement
insensibles, parfois de mutations
manifestes, il faut pour en comprendre les
effets en saisir aussi les
mouvements et les tendances. Et dans la mesure
où le philosophe
envisage d'influer sur ces mœurs à son tour,
il doit en sonder
également les possibilités de modifications.
Cette étude, me
direz-vous,
est celle de l'historien, à la rigueur de
l'anthropologue et du
sociologue, plutôt que l'affaire du
philosophe. Car ce dont il s'agit,
ce n'est pas la recherche des principes, mais
l'observation de réalités
concrètes, singulières, largement
contingentes. Et en effet, selon la
conception de la philosophie comme une sorte
de science des principes,
c'est-à-dire des idées les plus générales,
universelles si possible,
dont découlent les autres, comme les
propositions se déduisent des
définitions et des axiomes dans un système de
caractère mathématique,
l'intérêt pour les réalités concrètes,
singulières et contingentes lui
reste étranger ou n'a tout au plus qu'un rôle
très accessoire. Et il
n'est pas question de nier que le thème de la
modification des mœurs
soit très approprié à la recherche historique.
Il l'exige même. Les
mœurs constituent certes dans chaque société
des sortes de systèmes, où
les diverses coutumes se rapportent les unes
aux autres selon des liens
plus ou moins étroits. Et c'est pourquoi nous
avons l'impression que
les diverses cultures forment des sortes
d'unités, qu'elles ont un
esprit ou un caractère particulier malgré la
grande diversité des mœurs
qu'elles réunissent et qui les constituent.
Mais ces systèmes n'ont pas
la structure des systèmes logiques, dans
lesquels, à partir de certains
principes, on peut plus ou moins déduire
l'ensemble des idées qui les
composent. On n'y trouve ni ces principes, ni
l'enchaînement rigoureux
entre les éléments, aucune nécessité logique,
fixant chaque chose à sa
place prédéterminée. Loin de former des
systèmes fixes, les mœurs se
caractérisent par des variations incessantes,
d'ampleurs diverses,
imprévisibles ou difficilement prévisibles à
partir de la connaissance
générale des états précédents. Pour connaître
les mœurs et leurs
mouvements, il faut les observer avec une
attention souple, capable de
s'attacher aussi bien aux traits plus généraux
qu'au détail. Or cette
observation qui, sans renoncer à la recherche
des régularités,
s'intéresse aux particularités les plus
singulières, là même où elles
ne promettent aucune généralisation prochaine,
correspond bien à
l'attitude de l'historien. Le souci de la
richesse débordante de la
réalité le conduit même, non pas au refus de
considérer quelque chose
de semblable à des lois, mais à une méfiance
systématique face aux
simplifications nécessaires pour établir de
telles sortes de lois. A
vrai dire, on peut remarquer chez l'historien
deux tendances : la
première le pousse à se contenter d'établir
aussi rigoureusement que
possible des faits, et à s'arrêter là, en
produisant peut-être la
mosaïque la plus fine possible de l'ensemble
qui l'intéresse, et à
proposer l'image obtenue sans autre
commentaire ; la deuxième
l'incite à raconter des histoires, à relier
ces faits selon un ordre,
général ou singulier, qui nous parle et nous
promette une forme de
compréhension. C'est dans le premier mouvement
qu'il se rapproche le
plus de la science, pratiquant des méthodes
lui permettant d'établir et
de prouver les faits avec la plus grande
objectivité et les ressources
de toutes les sciences utiles. Dans le second,
il se rapproche
davantage du romancier et du poète, même si
son point d'appui est
différent. Le philosophe se distingue-t-il de
lui lorsqu'il prend pour
objet la même matière, ou une partie de cette
matière, le mouvement
historique selon lequel les mœurs se font et
se défont ? Ne
désire-t-il pas, lui aussi, connaître les
faits réels ? Et ne
cherche-t-il pas à les comprendre selon le
mode qui leur convient, en
tant que réalités historiques ? Mais en
outre, il veut y réfléchir
pour en tenir compte dans sa pratique et se
donner le moyen
d'intervenir à quelque niveau dans cette
histoire. Pourrait-on donc
envisager une sorte de répartition du travail
entre le philosophe et
l'historien, dans laquelle celui-ci aurait la
tâche d'établir les faits
pertinents, et peut-être de suggérer des
interprétations, préparant la
réflexion du philosophe, qui s'appuierait sur
ces faits historiquement
établis, entrerait en discussion sur les
interprétations, et mènerait
sa réflexion sur ce fondement ? C'est
dans ces deux dernières
étapes que le philosophe jouerait sa part,
reprenant la matière en
fonction de ses exigences propres. Une telle
conception paraît
plausible et correspond à un rapport qu'on
peut fréquemment repérer
entre le philosophe et l'historien, qu'on les
envisage comme des
personnes séparées (tels Montaigne et Tacite),
ou comme réunis dans la
même (tels Montesquieu ou Hume). Ce recours à
l'histoire comme
discipline est d'autant plus important à
mesure qu'il s'agit de
connaître des circonstances éloignées de notre
expérience directe, dans
le passé et dans l'espace. Sinon, nous y avons
un accès plus direct
dans notre propre mémoire, surtout si elle a
été cultivée avec le sens
de l'observation critique. Le choix des faits
pertinents pour notre
réflexion est déterminé par l'usage que nous
leur attribuons, à savoir
celui de nous permettre d'obtenir une
connaissance telle des mœurs et
de leurs modifications réelles et possibles
qu'elle nous serve à juger
de nos propres mœurs et à les modifier en
conséquence. Une telle
enquête servant à des fins pratiques est ce
que nous nommons un
diagnostic.
L'idéal
serait-il pour nous
de nous lancer dans un programme d'étude dont
la première étape
consisterait en une grande recherche
historique, factuelle, sur les
évolutions précises des mœurs dans le passé
jusqu'à notre époque, sur
laquelle nous pourrions appuyer une évaluation
de ces modifications et
de leurs tendances et possibilités en fonction
d'un projet
philosophique ? Ne serions-nous pas
heureux en effet de disposer
d'une telle connaissance précise et objective
des faits de l'histoire
des mœurs pour en faire la matière de notre
réflexion ? En
envisageant abstraitement les choses, oui.
Mais en réalité cet
inventaire objectif des faits de l'histoire
des mœurs est irréalisable.
D'abord, bien sûr, il faudrait circonscrire la
partie intéressante pour
nous de cette histoire infinie, une opération
difficile et largement
arbitraire. Ensuite, les types de faits
intéressants à rechercher et la
manière de les obtenir dépendraient également
de nos propres buts. Et
là où nous aurions tenté de placer le travail
de l'historien à la base
de notre enquête philosophique, voici que
c'est celle-ci qui devrait en
venir à le diriger et par conséquent à le
précéder. Il faudrait que le
philosophe se fasse lui-même historien, et
d'une manière telle qu'il
conduise philosophiquement sa recherche
historique. Un tel cercle n'est
pas nécessairement vicieux, certes, car on
peut conduire ainsi en
parallèle des études qui s'appuient et
s'orientent réciproquement. Mais
c'est dire que, pour nous, la démarche
historique ne peut pas être
celle d'un autre, puisqu'elle doit dépendre de
nous. Cela ne signifie
pas d'ailleurs que les résultats de la
recherche historique soient sans
valeur pour notre diagnostic. Mais c'est le
philosophe qui les
cueillera et les sélectionnera afin de les
insérer dans ses propres
réflexions, en leur attribuant lui-même leur
rôle. Bref, la base
historique restera contingente, en fonction de
la curiosité et de
l'érudition de chaque penseur particulier,
comme le sont d'ailleurs
également ses souvenirs propres plus directs
de son histoire vécue. On
se perdrait assurément à vouloir exiger ou
établir un autre fondement
historique que celui-là dans une enquête qui
n'est ni de simple
érudition ni de nature ultimement théorique.
Car, encore une fois, les
mœurs dont il s'agit, ce sont en premier et en
dernier lieu les nôtres,
les nôtres personnelles et celles de la
société dont nous faisons
partie et que nous partageons de ce fait. Dans
notre diagnostic,
l'investigation historique n'est donc pas
exclue, mais subordonnée. Le
caractère non théorique mais pratique — ou
moral, s'agissant
précisément ici des mœurs — du diagnostic à
entreprendre interdit
également une distinction rigoureuse entre la
pensée et son objet. La
difficulté, voire l'impossibilité, ne vient
pas ici de ce que, comme il
est bien vrai assurément, les mœurs sont aussi
des phénomènes de pensée
dans une certaine mesure, ni de ce que la
pensée est toujours à
l'inverse façonnée par les mœurs, vu que nous
ne pouvons guère penser
sans mettre en jeu des manières arbitraires,
coutumières, de penser,
soit dans l'usage d'une langue spécifique,
soit dans les méthodes, y
compris logiques, que nous reconnaissons et
utilisons à telle époque et
dans tel milieu. Que la pensée examine la
pensée n’empêche pas en effet
qu'elle le fasse dans une attitude théorique,
en distinguant entre la
pensée à l'œuvre dans cette étude et la pensée
qui en fait l'objet.
Même si cette distinction n'est peut-être pas
praticable absolument,
sans interférences entre les deux côtés, elle
peut être maintenue
suffisamment pour la plupart des besoins d'une
telle science de la
pensée, et par conséquent aussi pour l'étude
de ces réalités imbibées
de pensée que sont les mœurs. Et si les
méthodes d'une telle science
relèvent également des évolutions historiques
qu'elle étudie, cette
circonstance interdit de les concevoir comme
absolues, quoiqu'elle les
laisse parfaitement subsister comme légitimes
de manière relative, ce
qui peut tout à fait suffire à la science. La
raison pour laquelle la
distinction entre la pensée et son objet se
brouille dans le diagnostic
philosophique des mœurs et de leurs
modifications vient du caractère
foncièrement pratique ou éthique de cette
démarche. C'est en effet par
une abstraction que cette distinction se pose
et se maintient dans
l'attitude théorique ; et ce que celle-ci
abstrait, c'est
précisément la dimension pratique de la pensée
à l'œuvre dans ce type
de science. Cette abstraction et la
distinction qu'elle permet nous
sont si habituelles que nous les imaginons
naturelles. C'est au point
que
la pensée qui refuse de les effectuer nous
paraît artificielle et
aberrante si ce n'est impossible. Le cercle,
élargi dans la pensée
théorique, se resserre ici à l'extrême. Les
mœurs qui font l'objet de
l'examen sont aussi celles-là mêmes qui
conduisent cet examen, et leurs
modifications modifient aussi la façon de
percevoir ces dernières,
comme leur perception intervient dans leur
modification. L'exercice de
la discipline propre à une telle manière de
penser et de se réfléchir,
propre donc à la philosophie en tant que
pratique, est l'un des enjeux
premiers d'un tel effort de diagnostic sur la
modification des mœurs.
Position du problème
Il est devenu banal
aujourd'hui de dire que toute
connaissance est relative à sa situation
historique. Il l'est moins de
tenir sérieusement compte de ce qu'on affirme
ainsi. S'il s'agissait en
effet de convaincre théoriquement du caractère
historique de tout
phénomène culturel, on trouverait
difficilement dans notre culture des
gens un peu instruits pour ne pas l'accorder
aussitôt, de manière
générale. Et les quelques fanatiques de
religions prétendant révéler la
vérité universelle et absolue ne
bénéficieraient guère d'arguments en
faveur du relativisme historique, parce que
c'est en dépit de ce genre
de raisons familières à tous qu'ils
s'obstinent dans leurs croyances.
Depuis quelques siècles déjà, l'histoire s'est
développée, a étudié
tous les secteurs de l'activité humaine, à
toutes les époques et sur
toute la terre. Les historiens et les
anthropologues nous ont
abondamment montré que la vie humaine variait
grandement selon les
lieux et les temps, et que les conditions
économiques, techniques et
culturelles dans lesquelles les hommes vivent
déterminent largement ce
qu'ils peuvent sentir, ressentir, percevoir,
faire et penser. Celui qui
prétendrait aujourd'hui que la terre constitue
le centre immobile du
monde autour duquel tournent le soleil et les
cieux saurait qu'il se
réfère à un état dépassé de la science qui n'a
plus cours et qui est
devenu absurde aux yeux de ses contemporains.
Il saurait aussi qu'il
fut un temps où cette vision passait pour
vraie, pour confirmée par les
plus savants, avant d'être finalement
renversée sans appel par la
science au point qu'aujourd'hui même les plus
ignorants ne parviennent
plus à y croire vraiment quels que soient
leurs efforts, s'ils ne sont
pas dénués de raison. Et un peu de
connaissance historique leur fait
même imaginer qu'il fut un temps où personne
ne pouvait encore
s'empêcher de croire la terre immobile. Or,
qu'elle soit naïve ou plus
instruite, la persuasion que les états de la
science sont
inséparablement liés à leurs conditions
historiques implique la
croyance en la relativité historique générale
de la science. Car si ses
savoirs les plus centraux, les plus
incontestables en apparence,
peuvent se renverser et faire place à des
savoirs contraires et tout
aussi peu contestables pour ceux qui naîtront
dans la nouvelle culture
scientifique, alors toute science est sujette
à un même genre de
contestation et de renversement. Même l'idée
d'un progrès constant de
l'humanité ne réfute pas cette conclusion,
dans la mesure où le progrès
futur, même s'il apporte toujours des
connaissances plus grandes et
plus assurées, devra bien reléguer toujours
les plus anciennes dans le
domaine des erreurs passées, conditionnées par
un certain état
historique particulier. Et pour celui qui au
contraire ne croit pas au
progrès, toute l'évolution des sciences
apparaît comme simplement
contingente et purement historique. Bref,
quand nos contemporains
examinent leurs idées et s'efforcent d'en
saisir la logique, ils
n'échappent pas à la conséquence que tous
leurs savoirs sont relatifs,
contingents et historiques.
A son tour la conscience même
de ce caractère
historique de nos
connaissances comme de toute notre culture se
révèle, à la réflexion,
dépendante aussi de l'évolution historique qui
la permet et lui donne
naissance. Le développement de l'histoire
comme discipline prenant pour
objet tous les aspects de la vie des hommes et
des sociétés dans leurs
évolutions est assez récent. La conscience de
cette évolution amène
l'histoire à se réfléchir dans une histoire de
l'histoire, et par suite
dans une histoire du sentiment de la
relativité historique de toute
notre vie. Il y a peu encore, certaines
populations, rurales notamment,
pouvaient encore avoir l'impression que leur
mode de vie avait toujours
été le même depuis la nuit des temps et que
leurs plus lointains aïeux
n'auraient guère été dépaysés s'ils étaient
ressuscités. On pouvait se
figurer par exemple que les hommes avaient
toujours été à cheval. Mais
qui croirait aujourd'hui qu'ils se soient
toujours déplacés en auto et
en avion ? Nous rions de la naïveté de
ceux pour qui l'histoire
n'apportait rien de nouveau, mais les
sempiternelles mêmes histoires.
Nous savons que nous sommes à l'époque de la
conscience du caractère
changeant et historique de notre condition.
Mais ce savoir à son tour
est-il définitivement vrai,
si nous devons
reconnaître que notre conscience historique
est elle-même un phénomène
historique appartenant à une évolution en
partie imprévisible ?
Car ce sont les conditions dans lesquelles
nous pensons actuellement
qui nous conduisent à voir nos pensées et nos
mœurs comme déterminées
par l'évolution historique dans laquelle nous
nous trouvons. D'autres
conditions historiques entraîneront d'autres
façons de penser. Mais
nous ne pouvons connaître ni les conditions
futures de notre histoire,
ni leurs effets sur notre pensée, puisque nous
sommes attachés à notre
seul point de vue, quels que soient nos
efforts pour l'élargir et pour
percevoir à partir de lui le plus de choses le
plus clairement
possible. Pour savoir comment nos pensées
évolueront, il faudrait que
nous accédions à une sorte de point de vue
supérieur, neutre et
éternel. Mais c'est justement ce que notre
conscience historique nous
fait rejeter comme illusoire. Or, parmi les
savoirs qui seront
peut-être remis en question par notre
évolution future, il faut compter
également celui du conditionnement historique
de toute connaissance
humaine. On n'échappe pas à cette conclusion.
Pourtant, elle est très
paradoxale, voire aporétique. En effet, notre
conscience historique
nous conduit à relativiser cette même
conscience et à envisager qu'elle
puisse apparaître illusoire à quelque étape
future du progrès.
Plaçons-nous donc par l'imagination à ce
moment. Alors, de ce nouveau
point de vue historique, il apparaîtra que le
point de vue historique
n'est pas essentiel à la connaissance.
Autrement dit, les conditions
historiques seront apparues qui permettront de
savoir que ces
conditions ne sont pas pertinentes
essentiellement pour notre capacité
de connaître. Puisque notre conscience
actuelle nous conduit à prévoir
cette possibilité, il s'ensuit que notre
propre point de vue implique
la référence à un autre point de vue qui le
nie. Notre principe du
caractère historique de toute connaissance
apparaît donc comme
contradictoire par rapport à ses propres
conséquences. On peut certes
envisager la possibilité qu'aucun progrès de
la société et de la
connaissance ne mène à le remettre en
question. Mais il serait
arbitraire d'y croire plutôt qu'à l'issue
contraire. Autrement dit, le
principe du conditionnement historique de
toute connaissance conduit
logiquement au plus parfait scepticisme. Car
en réalité nous ne pouvons
pas savoir vraiment si toute connaissance est
historiquement
conditionnée, alors que nous nous sentons
néanmoins portés, peut-être
même irrésistiblement, à le croire dans notre
situation présente, tout
en sachant que cette croyance reste
contingente en soi et devrait faire
place à un doute entier sur cette question.
Voilà ce que nous impose la
logique. Mais comment nous
rapportons-nous
en fait à ces nécessités de notre
raison ? — Avec beaucoup
d'inconsistance, il faut l'avouer. Selon que
nous y voyons ou non un
intérêt, nous attaquons tel savoir déplaisant
pour le rejeter hardiment
sans l'examiner davantage, en nous référant
directement au principe que
toute vérité est contingente ; ou au
contraire, nous négligeons ce
principe, le dénigrons comme abstrait, hors
sujet, pour affirmer
effrontément le caractère indiscutable de
telle connaissance qui nous
agrée. On hésitera d'ailleurs à attribuer
cette sorte d'inconsistance
aux particularités de notre époque. Elle
semble faire partie de la
psychologie humaine de tout temps et
s'appliquer à toutes les vérités
abstraites, auxquelles les hommes accordent en
fait beaucoup ou fort
peu de poids selon leur humeur. Ce qui
appartient en revanche à notre
temps, c'est justement la référence générale à
ce principe précis de la
contingence historique, et son usage constant
dans des sens opposés.
On a souvent interprété
l'évolution historique comme
un progrès. C'est
une manière de reconnaître le caractère
contingent de nos conceptions
tout en le limitant. Si nous ne tenons pas la
vérité, nous en
approchons. Et nous pouvons nous fier à la
science de notre temps, non
comme entière et achevée, mais comme meilleure
que celle de toutes les
époques passées. Cette façon de voir nous
donne une grande assurance
face à nos ancêtres, qui avaient tort par
rapport à nous du seul fait
de nous avoir précédés dans le progrès
général. Et quant au futur, nous
ne le possédons pas, bien sûr, mais nous le
préparons, et nous croyons
connaître par là au moins la direction dans
laquelle le progrès
continuera. Ainsi, si nous ne connaissons pas
la vérité comme telle,
nous pensons connaître sa voie, qui est celle
que nous suivons, à
supposer que nous sachions bien dans quel sens
nous allons. A y
réfléchir pourtant, il est fort étrange que
nous puissions savoir qu'il
y a bien un progrès et qu'il nous soit
connaissable. Car si chaque
époque est prise dans sa situation historique,
comment pourra-t-elle
juger des autres, qu'elle n'a pas les moyens
de connaître, leurs
propres conditions historiques ayant disparu
ou n'existant pas
encore ?
On a cru pouvoir résoudre ce
problème en abandonnant
l'idée du progrès.
Car, constatons-nous, nous savons seulement
qu'à toute époque
correspond une façon de penser qui ne se fonde
sur aucune connaissance
de la vérité comme telle, mais est l'effet de
conditions historiques
dont la raison profonde nous échappe. Les
savoirs ne reposent pas sur
une saisie de la vérité même, mais ils
définissent une vérité
historiquement contingente et tout au plus
obligatoire dans une
situation sociale et culturelle précise. Nous
voyons bien en effet que
les circonstances historiques nous poussent à
comprendre le monde
physique et moral d'une certaine manière, et à
en juger selon des
méthodes qui s'imposent à nous et à notre
temps. Mais ces circonstances
changent, et avec elles les vérités et
méthodes correspondantes.
L'erreur n'est plus située à un moment dans
l'histoire, ni dans le
passé, ni dans le futur, ni dans le présent
spécifiquement, mais elle
vient avant tout de l'illusion d'avoir accès à
une vérité et à une
raison indépendantes de l'histoire. C'est ce
décret d'une raison
illusoire, prétendant dicter sa vérité comme
la vraie, qu'il faut
refuser.
Cependant, ici encore, la
condamnation de ce décret ne
suppose-t-elle
pas qu'on lui en ait opposé un autre, du même
ordre, et par conséquent
aussi fautif que le premier ? Car comment
saurions-nous que notre
principe de la détermination historique de la
vérité est vraiment plus
vrai que celui de sa valeur éternelle ?
Bref, pourquoi
décrétons-nous que notre époque, celle qui
conditionne notre principe,
est supérieure à telle autre, qui conditionne
le principe opposé, du
moins selon notre principe même ?
Seulement, si nous suspendons ce
décret, nous revenons au pur scepticisme. Mais
apparemment nous ne
savons pas non plus nous y tenir, comme si
notre époque ne s'y prêtait
pas. Et c'est pourquoi nous oscillons. En
pratique, nous ne savons pas
répondre au principe théorique que nous
concevons plus ou moins bien,
refusant la conséquence sceptique sans
l'écarter pourtant tout à fait.
La perspective théorique
implique un point de vue
objectif. Elle exige
de voir ce qu'on désire connaître de
l'extérieur, d'un point de vue
défini et accessible à volonté par celui qui a
appris comment s'y
placer. Ainsi, tant qu'on estime pouvoir
considérer l'histoire des
hommes théoriquement, objectivement, en se
situant au bon endroit pour
l'observer, il paraît possible d'aboutir à des
savoirs objectifs. On
peut même examiner dans cette perspective la
manière dont les hommes
pensent dans les diverses situations
historiques et repérer les
relations de dépendance de leur pensée par
rapport à ces situations et
à leurs diverses caractéristiques. Tant qu'on
distingue rigoureusement
entre la position de l'observateur, définie
par la seule méthode de la
science pratiquée, et celle des sociétés
faisant l'objet de l'étude,
rien n'interdit le progrès de la science
historique. Les difficultés
apparaissent quand la réflexion sur les
résultats de cette science
montrant justement la dépendance de la science
elle-même par rapport
aux diverses situations historiques, découvre
que le point de vue de
cette même science entre à son tour dans la
dépendance qu'elle révèle.
Car subitement, ce sont les conditions de
l'histoire, en tant que
recherche de savoirs objectifs, qui sont alors
entraînées dans le flux
des événements qu'elle étudie, si bien que
s'efface la distinction
stricte entre le sujet de la science et son
objet. Bref, cette
réflexion entraîne un doute radical face à la
valeur et à la
possibilité même de l'histoire comme science
théorique. Et les
tentatives de résoudre théoriquement l'aporie
sont vaines, comme toutes
les attitudes pratiques qui cherchent à
s'appuyer sur leurs résultats.
Pour comprendre notre propre
situation pratique dans
le mouvement de
l'histoire, il faut donc abandonner la
confiance naïve dans la science
théorique et placer la réflexion sur un autre
terrain.
*
Si l'on s'en tient à
l'attitude théorique, l'aporie de
la science
historique cherchant à tenir compte de sa
propre insertion dans
l'histoire est inévitable et insoluble. Elle
se dissout en revanche
lorsqu'on entre dans un mode de réflexion
pratique, qui ne cherche pas
à dissocier le sujet de l'objet, sinon
provisoirement ou
accessoirement, mais au contraire à penser
l'un dans l'autre, ou mieux
encore à ne plus accorder de rôle essentiel à
cette distinction et à se
méfier même de la tendance à se fonder sur
elle. Pour y parvenir, il
faut contrer la pente de l'homme éduqué à la
posture scientifique qui
l'incline fortement à croire que le savoir
doit être objectif. Cette
tendance n'est pas naturelle ni tout à fait
irrésistible d'ailleurs.
Elle s'est formée dans l'histoire, et
notamment à la naissance de la
science moderne. Elle est même si peu
naturelle qu'elle dépend en
réalité d'une fiction, celle justement de la
séparation entière entre
le sujet et l'objet. On peut attribuer au
génie de Descartes cette
invention, où à force de feintes, il produit
la fiction de deux mondes
ou de deux substances séparées, en montrant
que pour arriver à la
fiction cohérente de cette parfaite
distinction, il faut placer du côté
du sujet toute la pensée, et du côté de
l'objet toute l'étendue, en
purifiant si bien l'une et l'autre qu'elles ne
se confondent plus du
tout. C'est à cette condition en effet qu'une
science entièrement
objective peut naître. Et l'on voit aussi que
cette dernière n'est
possible qu'en tant que science de la nature
étendue, puisque seule
celle-ci peut se distinguer entièrement de la
pensée pour devenir son
pur objet. Il n'est donc pas étonnant que
l'histoire ne réussisse pas à
devenir une science objective en ce sens,
puisqu'elle prend pour objet
le sujet, l'être pensant, et non la seule
étendue. Elle est par là
vouée à retomber dans la confusion des
sciences plus anciennes, qui
n'avaient pas encore trouvé le moyen
d'atteindre la pure théorie, et
d'ailleurs, du même coup, la plus grande
efficacité pratique
atteignable sous la forme particulière de la
technique.
Le règne du modèle de la
science et de son type
d'objectivité est
peut-être d'ailleurs une caractéristique de
notre époque où l'on
voudrait y ramener toute forme de savoir, y
compris justement ceux qui
conduisent à confondre le sujet et l'objet,
comme l'histoire, la
psychologie, l'anthropologie, l'économie ou la
sociologie. Non
seulement on désire les hausser au statut de
sciences, mais on voudrait
qu'elles s'étendent à l'étude même du sujet là
où il est
inextricablement impliqué dans l'objet, comme
lorsqu'on veut élever à
des sortes de sciences suprêmes l'histoire de
l'histoire, la
psychologie de la psychologie ou la sociologie
de la sociologie. On ne
conçoit plus d'étudier sérieusement l'homme et
la société autrement que
dans une perspective purement théorique, même
s'il faut tomber dans des
apories et ruser pour ne plus les voir, en les
écartant éventuellement
par des solutions fallacieuses. Il semble que
nous ayons perdu le sens
de l'union intime entre la pensée et l'action,
si bien que nous nous
trouvons peut-être dans une situation tout
opposée à celle de
Descartes, qui invitait à la difficile
conception de la séparation
entre les deux substances pures, supposant au
contraire évidente pour
ses lecteurs la position de l'union (si on la
désigne à partir de cette
séparation), c'est-à-dire la confusion entre
le sujet et l'objet dans
la vie pratique commune. A l'époque, on avait
aussitôt utilisé comme
une objection contre la séparation le fait que
celle-ci ne permettait
pas de rendre compte de l'union, ce que
Descartes enseignait lui-même,
parce qu'il ne s'agissait justement pas pour
lui de faire une science,
au sens moderne, objectif, du domaine de la
vie commune (une objection
dont il se riait d'ailleurs en proposant pour
réponse la plaisanterie
de la glande pinéale). Aujourd'hui, il semble
qu'on conteste plutôt
l'union à partir de l'évidence supposée de la
séparation. Et il faut
faire à présent le mouvement inverse, en
refaisant place à une
réflexion qui ne sépare pas la pensée de
l'action. C'est l'enjeu ici
d'une philosophie qui ne se conçoit pas comme
une entreprise théorique,
à l'imitation de la science entre autres, mais
comme une réflexion de
caractère pratique.
Qui contesterait la
constatation que l'homme pense et
agit, et qu'il y
a un lien entre les deux ? L'habitude
théorique nous incite à
envisager cette relation de la manière
suivante : nous pensons
pour agir, la pensée préparant le choix par
l'examen des chemins
possibles, puis choisissant entre eux par la
volonté, l'action voulue
s'ensuivant et réalisant ce que la pensée
avait prévu et déterminé.
Dans ce schéma, la scission principale se
situe entre le choix et
l'action elle-même, l'un étant l'œuvre du
sujet, et l'autre se
déroulant dans la réalité matérielle
objective. Je vois une poire, je
juge utile de la cueillir et de la manger,
c'est l'aspect subjectif, le
côté de la pensée. Je la cueille effectivement
et la mange, c'est
l'action, objectivement efficace et repérable
dans la réalité physique,
comme mon corps qui l'effectue. En vérité
cette distinction est
arbitraire. Une science du corps physique peut
fort bien reculer le
contact avec la pensée en trouvant au
mouvement du corps des causes
internes, par exemple dans des processus
neurologiques, appartenant
donc déjà à la réalité physique. Ou à
l'inverse, je peux m'observer
agissant et percevoir clairement qu'en allant
cueillir la poire, je ne
cesse pas pour autant de penser, mais que je
dirige ou contrôle en
quelque sorte tout au long l'action
entreprise. Et pourtant, le
théoricien d'aujourd'hui jugera que la vraie
question est de savoir où
situer exactement l'articulation ou la
scission entre le sujet pensant
et le corps agissant. Cette articulation
pourra être vue comme
disparaissant aux deux extrémités, soit que
l'étude des mouvements du
corps, neuronaux et autres, rende compte de
tous les phénomènes de la
vie humaine, si bien que dans cette science la
pensée s'évanouira comme
un mirage, soit que, au contraire, une
réflexion approfondie manifeste
l'illusion de toute la réalité physique, seule
la pensée s'avérant
exister vraiment. Dans les deux cas, celui du
pur matérialisme et celui
du pur idéalisme (La Mettrie et Berkeley, par
exemple), au lieu de
découvrir une union entre la pensée et
l'action, c'est à un maintien de
leur entière distinction et à la simple
disparition de l'un ou de
l'autre qu'on aura assisté. C'est pourquoi le
monde purement matériel
de l'un paraîtra aveugle et impensable à la
rigueur, tandis que le
monde purement idéal de l'autre paraîtra
inconsistant et irréel. Et
entre les deux extrémités, le savant
contemporain tente de placer la
frontière entre la pensée et l'action de
manière arbitraire, et sans
comprendre comment ces deux modes d'être tout
à fait hétérogènes
peuvent s'articuler.
Pour éviter l'aporie de la
réflexion théorique du
sujet dans l'objet,
pour penser la vie pratique en elle-même, et
notamment dans son
caractère historique, il faut donc abandonner
l'attitude théorique,
renoncer au principe de l'objectivité et
trouver le moyen de réfléchir
la vie pratique elle-même. Si la science et
les autres formes de la
théorie se fondent sur le principe de la
séparation du sujet et de
l'objet, la philosophie peut être conçue au
contraire comme une forme
de réflexion menée en deçà de cette séparation
comme de la distinction
entre la pensée et l'action (ce qui ne lui
interdit pas de penser ces
distinctions, mais bien de les prendre pour
principes de sa propre
activité). C'est ainsi qu'il faut la
comprendre si l'on veut lui donner
son caractère moral, ou son aspect de sagesse,
comme nous le faisons.
Mais une réflexion qui ne dissocie pas la
pensée et l'action, le
penseur et l'acte, le sujet et l'objet,
est-elle possible ?
Faudra-t-il renoncer à
l'opinion courante que la
philosophie a
essentiellement affaire à des idées ? Il
serait possible de
récuser cette représentation. Mais partons-en
au contraire, et
demandons-nous ce que pourraient être ces
idées du philosophe.
Par idées, on entend
d'ordinaire des représentations
abstraites. Cela ne
signifie pas qu'elles ne concernent que des
objets abstraits en
eux-mêmes. L'idée d'homme peut être tout à
fait abstraite, quoique les
hommes soient bien des êtres concrets.
Seulement, quand nous raisonnons
sur l'homme à partir de son idée, nous
l'envisageons abstraitement.
Nous avons d'autres manières de penser les
choses. Nous pouvons les
percevoir et en avoir ainsi une expérience qui
nous paraîtra directe,
bien que, dans ce cas, nous hésiterons à
classer nos perceptions dans
le domaine de la pensée, ce qui est pourtant
justifié si on la conçoit
dans un sens assez large pour comprendre tous
les phénomènes mentaux,
même ceux dans lesquels l'esprit semble en
contact direct avec la
réalité extérieure. Nous pouvons également
nous les remémorer, et nous
hésiterons moins alors à comprendre nos
souvenirs comme des pensées,
parce qu'ils n'impliquent plus la présence de
la chose représentée, et
même au contraire son absence, puisque l'objet
du souvenir est situé
dans une réalité passée ; et pourtant le
souvenir d'une scène qui
nous revient à l'esprit presque telle que nous
l'avions perçue nous
paraîtra bien présenter une pensée concrète.
Et si nous imaginons des
choses irréelles, en nous en formant néanmoins
des images qui nous les
dépeignent comme si elles étaient réelles,
alors dans une certaine
mesure ces pensées seront bien concrètes
également, étant des images
des choses de même sorte que leurs
perceptions. En revanche, lorsque
nous raisonnons avec des idées comme celle
d'homme et que nous les
considérons, nous avons l'impression de nous
trouver dans un monde tout
différent de celui de la sensation, même si,
en général, les objets
sont finalement les mêmes. Quand nous pensons
abstraitement l'homme,
celui-ci ne se confond pas avec l'image que
nous pourrions nous faire
d'un homme, qui serait alors toujours un homme
particulier, envisagé
dans sa richesse concrète, alors que dans
l'idée abstraite nous avons
l'impression de n'en retenir qu'un extrait,
qu'une essence,
correspondant à un élément commun à tous les
hommes concrets,
impossible à représenter par une image,
nécessairement particulière. En
fait, lorsque nous examinons un être réel tel
qu'il se présente à nous,
nous n'y percevons jamais son idée comme l'une
de ses parties réelles,
aussi subtile soit-elle. Il semble que l'idée
n'appartienne qu'à la
pensée, en dépit de sa capacité de représenter
à sa façon les choses du
monde extérieur. Ce caractère abstrait des
idées a des degrés, parce
qu'une idée peut représenter des objets de
nature purement
intellectuelle, comme l'idée de l'idée d'homme
que nous venons de
tenter de former, ou comme l'idée d'un nombre,
ou de nombre
simplement ; et lorsque le rapport à la
réalité extérieure
s'éloigne ainsi ou devient si ténu qu'il
disparaît presque, nous avons
le sentiment de monter à des degrés plus
élevés d'abstraction, jusqu'à
atteindre peut-être l'abstraction pure. Et
c'est là que nous imaginons
la patrie de certains types de penseurs, comme
les mathématiciens et,
justement, par excellence, les philosophes.
Que pensent-ils par leurs
idées, ou à travers elles ? car celles-ci
sont des
représentations, donc des représentations de
certaines choses, comme
déjà la perception sensible, même si les
objets des idées abstraites
sont différents de ceux des autres
perceptions, auxquels elles se
rapportent souvent indirectement. L'idée
d'homme, nous l'avons vu,
n'est celle d'aucun homme particulier de notre
expérience, ni celle
d'aucune de ses parties, et pourtant elle a
une correspondance avec ces
hommes concrets grâce à laquelle elle nous en
donne une forme de
connaissance différente de celle des sens.
Quant à l'idée de l'idée
d'homme, son rapport aux hommes réels devient
si indirect qu'on peine à
le saisir. Cependant, nous avons l'habitude de
considérer que ces
représentations abstraites sont les éléments
constituants de nos
théories, grâce auxquelles nous n'avons pas du
monde qu'une perception,
mais un savoir ou une science. En quelque
sorte, ces théories
abstraites nous donnent non plus la
représentation immédiate des
choses, mais leur vraie représentation — que
ce soit dans la science
moderne ou dans toutes les autres formes de
théories.
Ainsi, la conception courante
du philosophe comme en
quelque sorte le
spécialiste des idées fait également de lui le
théoricien par
excellence, celui qui se meut dans les idées
les plus abstraites et qui
cherche la science non pas du simple monde
sensible, mais de celui des
idées ou des choses de l'esprit, qu'il
s'occupe des concepts et de
leurs rapports (ou de logique), des principes
fondateurs de toute
connaissance (ou de métaphysique), des valeurs
(ou de morale), bref, de
tout ce qui par son abstraction est le plus
éloigné de la réalité
concrète et qui en donne également de ce fait
la représentation la plus
essentielle, la plus large et la plus
profonde. Alors en effet, selon
une telle conception des idées, l'image du
philosophe comme le
spécialiste des idées cantonne celui-ci dans
la théorie et le condamne
à se faire prendre au piège de l'aporie de la
confusion théorique du
sujet et de l'objet dès qu'il cherche à penser
la vie pratique d'un
point de vue pratique ou moral. Mais ne
peut-on concevoir autrement les
idées ?
*
N'est-il pas étrange que nous
ayons des idées
abstraites deux notions
inverses en ce qui concerne leur rapport à la
réalité. Pour ceux qui
s'installent dans ces idées et tentent de les
concevoir pour ainsi dire
en elles-mêmes, elles tendent à se présenter
comme des réalités
propres, originaires, servant de modèles aux
choses de l'expérience
sensible, à partir desquels celles-ci seraient
engendrées par un
processus de copie plus ou moins précis. Au
contraire, l'idée même
d'abstraction nous suggère un processus
inverse, dans lequel, à partir
de l'expérience sensible des choses, nous
aurions abstrait certains de
leurs traits caractéristiques, par étapes
successives, en retenant des
traits toujours plus généraux ou abstraits, de
sorte que toute la
réalité de ces idées abstraites dépendrait de
leur rapport à
l'expérience sensible dont elles proviennent.
A vrai dire, dans la
première conception, il ne faudrait pas parler
d'idées abstraites,
justement parce que loin de provenir des
perceptions sensibles, elles
constituent les réalités originaires, dont
tout le reste découle. Et
pourtant, c'est par l'examen du processus
d'abstraction qu'on doit
apparemment les expliquer à ceux qui ne les
perçoivent pas en
elles-mêmes. Observez les hommes, leur
dira-t-on ; constatez
qu'ils sont divers et changeants, alors que
nous les concevons tous
comme étant des hommes, comme comportant donc
une essence commune,
présente en chacun d'eux. Certes on prétendra
que cet exercice n'est
pas de l'ordre de l'abstraction, car il ne
s'agit pas de travailler à
tirer peu à peu les caractéristiques communes
aux hommes particuliers,
mais de découvrir subitement, comme à travers
la variété sensible, le
modèle éternel déjà présent au fond de notre
esprit qui nous les ferait
reconnaître comme des hommes, bien que nous ne
percevions justement
jamais l'homme comme tel dans l'expérience
sensible. N'est-il pas
étrange cependant que, nous étant exercés à
contempler directement les
idées, nous ne trouvions parmi elles que les
modèles des choses dont
nous avons fait l'expérience sensible, et non
ceux des autres ?
Laissez aussi longtemps que voulu un
spécialiste de la contemplation
des idées dans une chambre, il ne découvrira
jamais que les modèles des
animaux ou des plantes qu'il a rencontrés dans
son expérience sensible,
et non ceux des autres, dont il croira
pourtant découvrir par sa
contemplation les purs modèles une fois qu'il
en aura eu l'expérience
sensible. N'est-il pas surprenant qu'il faille
percevoir la chose par
les sens pour en découvrir le modèle, si l'on
prétend que celui-ci en
est indépendant et se découvre par lui-même,
dans sa réalité
propre ? Cet ordre de découverte montre
plutôt que nous procédons
effectivement par abstraction, partant de la
perception sensible pour
en tirer les idées générales. Et si le
mouvement de retour apporte une
certaine compréhension des choses
particulières à partir des
abstractions, c'est en revanche une illusion
qu'il produit en nous
suggérant que les choses sont donc produites
par ces idées.
D'ailleurs l'histoire nous montre aussi que la
contemplation n'a pas
abouti à une maîtrise des choses ou de la
nature, mais s'est repliée
sur elle-même, tandis que la science fondée
sur l'expérience sensible a
donné lieu à une technique efficace,
permettant de revenir à la nature
pour la transformer. Mais, sans entrer ici
davantage dans les débats au
sujet des rapports entre les idées générales
et les réalités sensibles
particulières, qui ont donné lieu notamment
aux célèbres disputes
médiévales sur les universaux, retenons la
vraisemblance de
l'explication des idées abstraites par un
processus d'abstraction, et
partons de là, sans nous soucier ici de
décider s'il ne pourrait pas
exister malgré tout des sortes d'idées en soi,
parfaitement
originelles, destinées à la contemplation plus
qu'à l'action. (Je sais
que je simplifie beaucoup la question et que
s'il s'agissait de
discuter de philosophies particulières, tout
pourrait se compliquer à
nouveau énormément ; mais tel n'est pas
notre objet.)
S'il est vrai que nous
obtenons nos idées générales
par un processus
d'abstraction à partir de nos perceptions
sensibles et de leur
souvenir, il reste à savoir si ces idées ont
bien le genre de caractère
pratique qui intéresse l'éthique. Certes, nous
l'avons remarqué, la
science moderne a trouvé une méthode, fondée
notamment sur l'usage des
mathématiques et de l'expérimentation, propre
à élaborer des théories
de caractère très abstrait, mais permettant
des interventions efficaces
dans notre environnement naturel. Mais nous
avons vu aussi que cette
efficacité est relative à la perfection de
l'objectivation, qui
implique la séparation aussi entière que
possible entre le sujet et
l'objet. C'est pourquoi, apparemment, la
théorie abstraite n'est pas
dans ces sciences active par elle-même, sans
un processus d'application
qui doit s'y ajouter, ce qu'on a souvent
exprimé sous la forme de la
constatation que les sciences sont des outils
susceptibles de toute
sorte d'applications, des meilleures comme des
plus mauvaises, étant
par conséquent en soi indifférentes à toute
question morale. Pour cette
raison, cette sorte d'abstraction ne peut pas
nous fournir le genre
d'idées actives que nous cherchons. Peut-être
même les idées modèles,
objets de contemplation, tirent-t-elles une
part de leur attrait du
fait qu'elles peuvent être conçues comme
dynamiques, contrairement à
celles qui naissent de l'abstraction et ne
paraissent que des produits
relativement inertes en eux-mêmes. En effet,
alors que la science est
en principe indifférente au bien et au mal, il
se trouve que pour
nombre de contemplatifs, l'idée suprême est
précisément celle du bien.
Communément, les idées se
présentent comme
foncièrement liées au
langage. Et même, dans les langues, elles
paraissent attachées à leurs
termes, le plus souvent aux mots ou aux
diverses expressions qui
pourraient définir un mot. Chaque substantif
nous paraît correspondre à
une idée, et chaque idée nous paraît devoir,
idéalement, avoir un
substantif pour la signifier. Telle n'est pas
évidemment la réalité
linguistique, mais c'est la représentation
ordinaire que nous nous
faisons du rapport entre le langage et les
idées. Cette opinion
préconçue est si forte que les intellectuels
comme le peuple cherchent
à établir systématiquement cette
correspondance. Lorsqu'un substantif
existe, même s'il n'est qu'un élément de la
mécanique linguistique, on
lui suppose une idée corrélative, et l'on
débat sans fin sur ce que
peuvent signifier l'être, le néant, le bien,
le mal, l'existence, la
privation, la négation, l'ineffable, comme
s'il y avait nécessairement
en dehors du langage une chose réelle
signifiée par ces mots et dont
nous devrions avoir l'idée homologue. On sait
combien autour de termes
de ce genre on peut débattre et battre l'air
sans fin. De même,
lorsqu'une idée est supposée exister, on
réclame le mot qui la signifie
et l'atteste, ou à défaut l'expression plus ou
moins figée, comme un
substantif suivi d'un adjectif, qui pourrait
en faire fonction. Qui
croira qu'un concept ou une idée puisse
exister, être pensé vraiment,
sans pouvoir s'exprimer et s'incarner dans une
expression linguistique
suffisamment simple ? Et on tend même à
estimer qu'une idée qui
s'exprime par un seul mot est plus simple
qu'une autre qui requiert la
combinaison de plusieurs. A la limite, on
pourra avoir le sentiment
paradoxal que la « simplicité
absolue » est un peu plus
compliquée que la « simplicité »
tout court, puisqu'il aura
fallu pour la penser combiner deux idées,
celle de
« simplicité » et celle
d' « absolu ». Cette
pente de l'esprit est si forte que beaucoup de
ceux qui s'en sont
moqués y ont glissé à leur tour. Elle se
marque notamment dans le
préjugé selon lequel les questions profondes
prennent la forme
« qu'est-ce que telle
chose ? », c'est-à-dire
« quelle est l'idée correspondant à tel
terme ? »,
conduisant à l'absurdité de se demander ce
qu'est par exemple « le
ceci », « le maintenant »,
« le oui »,
« l'être avec », etc., comme s'il
suffisait de substantiver
artificiellement, en ajoutant arbitrairement
un article notamment,
n'importe quel terme de la langue pour lui
faire avouer sa liaison
intime inavouée avec son idée sœur. En
revanche, un concept engendré,
développé, éprouvé, nuancé dans tout un
discours, passera inaperçu et
se fera refuser toute existence tant qu'il
n'aura pas été également
nommé, fût-ce d'un nom entièrement barbare,
alors qu'à l'inverse un mot
inventé sans raison provoquera l'affairement
pour en définir le sens,
puisqu'il devra obligatoirement correspondre à
un quelconque concept
selon l'incorrigible préjugé de l'exacte
correspondance entre les idées
et les mots.
Cette façon de voir est
d'ailleurs révélatrice de la
conception
courante des idées et de leurs rapports. Comme
les idées correspondent
aux éléments les plus simples du langage,
destinés à être agencés pour
former des discours, elles doivent servir
également d'éléments de
pensée servant à former des édifices logiques,
qui, articulés de la
bonne manière, formeront des théories
véritables de quelque partie de
la réalité. Ainsi, de même que les mots sont à
notre disposition pour
dire ce que nous voulons — quoique non pas
pour être arrangés n'importe
comment, mais selon la grammaire explicite et
implicite, réglant aussi
bien les structures générales des phrases, que
les convenances des mots
entre eux —, de même les idées sont les pièces
avec lesquelles nous
construisons nos opinions plus complexes et
dans le meilleur des cas,
de véritables théories — en respectant ici
également les rapports
logiques en un sens large. En d'autres termes,
les idées sont à la fois
mises en relation très étroite avec les mots
et comprises sur leur
modèle, comme si le langage avait une double
face ou se dédoublait en
une langue externe, celle que nous parlons et
écrivons, sonore et
visuelle, d'un côté, et de l'autre une langue
interne, invisible de
l'extérieur, s'ordonnant selon un ordre
essentiellement identique à
celui de la langue publique. Vous tentez
l'exercice que nous avons déjà
envisagé, de penser l'idée d'homme (et non à
des hommes particuliers),
et il ne vous reste que ce mot, censé être non
l'idée elle-même, mais
son expression dans la langue publique. Vous
pouvez alors avouer que
vous n'avez pas de telle idée, mais bien un
mot, avec des images et des
phrases qui s'y rattachent, ou vous pouvez
insister au contraire et
prétendre que, puisque vous avez le mot et que
vous le comprenez, vous
avez bien l'idée correspondante, quoique vous
ne puissiez la percevoir
à part, à cause sans doute de son extrême
subtilité. Dans tous les cas,
votre idée aura été comprise sous la forme
d'un symbole, c'est-à-dire
d'un signe renvoyant à une chose qui lui est
extérieure et avec
laquelle il n'a pas de ressemblance
particulière. Je peux voir des
hommes, qui ne ressemblent ni au mot
« homme » ni à l'idée
d'homme, quoique ces deux symboles, le mot et
l'idée — les deux faces,
intellectuelle et matérielle, d'un même
symbole —, renvoient bien à ces
hommes que je peux voir. Or, en dehors de
cette fonction de signe ou de
symbole, que je peux attribuer arbitrairement,
en principe, à une suite
quelconque de sons, le mot reste un instrument
passif à l'usage des
sujets qui s'en servent pour discourir. Tel
doit être aussi le
statut du supposé symbole intérieur
correspondant, avec cette
différence toutefois qu'il ne peut exister
sans le symbole extérieur,
dont il ne semble être en somme que l'ombre.
Passons-nous donc de cette
ombre inutile pour comprendre le
fonctionnement des symboles. Alors, il
devient évident que le sens des mots vient de
leur usage, et non de
cette vaine copie inconsistante qu'on prend
pour l'idée correspondante.
Aussi, pour retrouver le principe dynamique du
langage et de la pensée,
tournons-nous vers cet usage, réel, lui. Et
remarquons aussitôt que
s'il est arbitraire, il n'est pas simplement
libre, mais déterminé par
ce qui détermine l'usage, les us et coutumes,
ou les mœurs,
c'est-à-dire certaines formes de vie qui
s'élaborent dans l'histoire,
dans celle des sociétés et dans celle des
individus.
Bref, plutôt que vers les
idées, le philosophe
soucieux de sagesse ou
de lucidité morale, ne doit-il pas tourner son
attention vers les
mœurs ?
*
Persistons cependant dans la
représentation du
philosophe comme
soucieux d'idées et dans notre tentative de
découvrir à celles-ci un
caractère dynamique. Car si les idées
n'étaient elles-mêmes que des
symboles ou des ombres de symboles, servant
d'outils à quelque principe
actif les pliant à un usage, alors cet usage
lui-même pourrait-il se
réfléchir, se comprendre, se critiquer, plutôt
que de s'imposer
aveuglément en fin de compte ? Et d'autre
part, est-il vrai que le
sens des mots s'épuise dans leur seul
usage ?
Dans la représentation
courante, les symboles tels que
les mots sont
des signes dont la fonction est de signifier
une chose en l'indiquant
de manière directe ou indirecte, selon que le
symbole se combine ou non
à d'autres pour signifier, soit en composant
avec eux un symbole plus
complexe, soit en formant une chaîne
symbolique, où le premier renvoie
au second, et ainsi de suite, jusqu'à la chose
ultimement signifiée.
Ainsi, schématiquement, une expression telle
que « le petit homme
qui se tient près de la porte » forme une
composition de symboles
linguistiques ; et pour celui qui conçoit
que « homme »
signifie l'idée d'homme, qui elle-même
signifie une série de
caractéristiques essentielles à tous les
hommes concrets et repérables
par les sens, ce nom abstrait signifie par une
chaîne symbolique. Ou
encore, en simplifiant, « 342 »
forme une composition
complexe où les symboles plus simples 3, 4 et
2 sont à interpréter en
fonction de leur place, et en faisant
intervenir des opérations
arithmétiques impliquant d'autres nombres,
pour désigner une certaine
quantité ; et 43
forme
une chaîne désignant notamment une
multiplication répétée de 4 par lui-même,
désignant à son tour une
addition répétée du même nombre. Au demeurant,
les symboles s'associent
souvent à la fois par composition immédiate et
par enchaînement. Mais
peu nous importent les détails de ces
relations. Il nous suffisait de
constater que l'indication n'est pas
nécessairement immédiate et que là
où elle n'est pas présente sous cette forme,
on peut la repérer sous
ses formes indirectes. Les divers langages
comportent leurs modes et
règles de composition et d'enchaînement, leurs
grammaires et logiques
(à leur tour symboliques pour plusieurs
d'entre elles), qui permettent
la multiplication des symboles. Les discours
sont déterminés à divers
degrés par ces règles formelles ou non,
explicites ou non, au point
que, dans certains types de langages, comme
ceux des mathématiques, de
longs calculs (c'est-à-dire justement des
discours entièrement réglés)
puissent être effectués automatiquement, sans
avoir à se référer à
autre chose qu'à ce langage et à ses règles,
ce qui rend possible le
traitement de ces discours par ordinateur. Et
dans nos langues, telles
qu'utilisées habituellement, une fois données
certaines conditions de
départ, parfois internes au discours, parfois
externes (telles que des
situations typiques de la vie sociale et du
milieu ambiant), de grandes
parties des discours peuvent être produits
presque automatiquement, au
point que, dès que quelqu'un parle dans ce
mode, les autres peuvent à
peu près deviner à l'avance la suite de son
discours, voire le
continuer à sa place. On peut ainsi suivre
d'une oreille distraite bien
des conversations sans en perdre grand chose,
tant les parties
automatisées y sont importantes. Et même de
nombreuses conférences,
supposées savamment construites par ce qu'on
appelle aujourd'hui des
chercheurs, peuvent être assez bien
reconstituées à partir de quelques
éléments.
Ces opérations de production
symbolique inscrites dans
le langage ne
correspondent pas, bien sûr, au dynamisme
propre des idées que nous
recherchons, bien qu'elles rendent compte
d'une grande partie des
discours habituels. En dépit de tout le
travail de modification interne
ou de calcul, le discours y est toujours vu
dans sa fonction
symbolique, comme servant à indiquer les
choses et à en signaler les
relations en tant qu'elles composent des
structures entre elles et
qu'elles se composent elles-mêmes de
structures entre d'autres
éléments, également susceptibles d'être
indiqués, à part et dans leurs
relations. Il conserve donc la nature de
l'objectivité et de la
théorie, supposant la distinction entre le
sujet et l'objet, entre un
agent et ses instruments. C'est donc toujours
du côté de ce sujet que
le caractère actif semble devoir être cherché,
de même que c'est
l'utilisateur d'un ordinateur qu'on considère
comme responsable de ce
qu'il lui fait faire, quelle que soit
l'immensité du travail symbolique
accompli par celui-ci pour le réaliser.
Mais précisément, le symbole
ne se limite pas à
indiquer l'objet
signifié, il se rapporte aussi à autre chose,
qui semble devoir se
situer du côté du sujet ou des idées. Aussi
loin qu'on développe les
calculs symboliques, aussi précisément qu'on
situe ce qu'ils désignent
et décrivent, on ne les comprend pas vraiment,
ni leurs résultats, en
s'en tenant là. Outre ce qu'il indique en
effet, le symbole, lorsqu'il
prend sens, évoque quelque chose. J'entends
par exemple l'exclamation
« la mer ! », et je sens qu'il
ne me suffit pas de
saisir la réalité qu'indique ce terme, mais
que je suis invité à penser
autre chose, qui n'est pas sans relation avec
la mer objective, mais
que je ne découvrirais pas grâce à un examen
plus minutieux de cette
réalité qui m'est indiquée. Pour découvrir ce
qui est évoqué, je dois
me tourner vers ma propre expérience, vers le
domaine de mes idées,
souvenirs, images, sentiments divers, parmi
lesquels je sélectionnerai
ceux qui me paraissent convenir à la situation
matérielle et vécue dans
laquelle l'exclamation a été lancée. Or ces
idées ne peuvent être les
symboles intérieurs ou ombres de symboles que
nous avions envisagés
plus haut. De tels symboles intérieurs ne
feraient que rédupliquer la
fonction des symboles externes et ne me
conduiraient pas ailleurs qu'à
ce qu'ils indiquent, et dont j'ai constaté
l'insuffisance pour
comprendre leur sens véritable. (Et, bien sûr,
il ne servirait à rien
que ces symboles intérieurs évoquent à leur
tour ce que les symboles
externes évoquaient, puisque, dans cette
hypothèse, cela renverrait
encore à d'autres symboles, ombres de leurs
ombres, et ainsi à
l'infini.) Ces idées doivent donc être d'une
autre nature que les
symboles, même si elles peuvent parfois leur
ressembler suffisamment
pour produire la confusion chez des êtres
habitués à se concentrer sur
la partie objectivement visible des discours
et du langage.
Remarquons à ce propos que la
représentation d'une
chose ne signifie
pas celle-ci en l'indiquant, comme le symbole,
mais en la représentant,
précisément, par un aspect ou une partie de
l'ensemble des images dont
je dispose d'elle, en évoquant toutes les
autres de telle manière que,
avec plus ou moins d'efficacité ou de
pertinence, chacune d'entre elles
puisse jouer également ce rôle de représentant
de l'ensemble, de sorte
qu'entre le représentant et le représenté la
distinction n'est jamais
que provisoire, chaque élément du représenté
pouvant servir de
représentant. Ainsi, pour me représenter une
personne, chacun de mes
souvenirs d'elle peut y servir tour à tour,
tout en les représentant
chaque fois tous. Cette structure dynamique,
ouverte, empêche la
coupure entre le signe et le signifié qui
caractérise le symbole.
Mais revenons à l'évocation
suscitée par le symbole.
L'exemple choisi
ci-dessus de l'exclamation suggère fortement
de chercher ce qu'évoque
le symbole du côté d'un sentiment qui
s'exprime en s'appuyant sur la
représentation de la mer à cause de liens
entre cette réalité connue de
tous avec ce sentiment. On pourrait donc
croire qu'il s'agisse d'un cas
particulier, où le symbole est utilisé d'une
façon spéciale,
expressive, sans qu'il acquière par lui-même
d'autre fonction que la
sienne, celle d'indiquer la chose. Car
l'aspect expressif ne vient-il
pas s'y ajouter de l'extérieur, par le ton de
voix, grossièrement
traduit par le point d'exclamation, auquel
reviendrait entièrement la
fonction expressive ? Bref, par lui-même,
le symbole n'évoquerait
rien, ou rien de plus que n'importe quelle
autre chose. Même, ce qui me
permet de deviner le sentiment dans l'exemple
choisi, c'est la
considération à la fois de la mer, la chose
indiquée par le symbole, et
du ton de la voix ou du contexte dans lequel
l'exclamation est
proférée, si bien que le symbole ne sert ici
que d'instrument pour
indiquer l'objet à considérer. Cela peut se
vérifier par le fait que
les discours non marqués affectivement ne
comportent plus ce caractère
expressif, qui leur reste donc étranger et ne
se rattache au symbole
que de manière contingente. Dans ce cas, ne
peut-on pas continuer à
distinguer entre l'idée, symbole interne, et
d'autres manières de se
rapporter aux objets, par la perception, le
souvenir, l'imagination et,
d'une tout autre manière encore, le sentiment,
qui ne traduit plus la
chose, mais notre réaction par rapport à
elle ?
Il est vrai qu'en prenant
l'exemple d'une exclamation,
afin de mettre
vivement devant les yeux le caractère
d'évocation du symbole, j'ai
aussi fourni l'occasion de cette objection,
qui d'ailleurs se justifie
en partie et contribue à notre analyse. Dans
l'opinion commune en
effet, les sentiments se distinguent
radicalement des autres modes de
la pensée, en tant que ceux-ci se réfèrent aux
choses et ont une
orientation objective, tandis que les
sentiments expriment nos
réactions subjectives à notre environnement
extérieur aussi bien qu'aux
événements de notre vie intérieure. C'est
pourquoi les symboles sont
plus appropriés à l'indication des choses du
monde extérieur qu'à celle
des phénomènes de notre vie intérieure,
quoiqu'ils puissent y servir
aussi, tout en les objectivant alors. C'est
pourquoi aussi
l'expression, qui peut s'ajouter au symbole,
en demeure distincte et
peut se passer de lui, comme dans le rire, les
pleurs, le soupir ou le
cri inarticulé.
Avant d'examiner cette
opposition entre les idées, les
autres modes
plus ou moins objectifs de pensée, d'un côté,
et les sentiments, de
l'autre, revenons à l'évocation moins
dramatique des idées. Lorsque
nous comprenons un discours, disais-je, nous
ne faisons pas que suivre
les indications données par les symboles, mais
nous en suivons aussi
les lignes d'évocation. Et cela vaut quand,
sans éprouver de fortes
émotions, nous laissons notamment notre
imagination nous représenter
divers aspects de la chose et de ce à quoi
elle peut l'associer à
partir de ce que nous fournit notre expérience
vécue. Quelqu'un me dit
par exemple « votre chien est dans mon
jardin ». Dans ce cas,
tant le chien que le jardin sont des êtres du
monde précis, qui sont
clairement indiqués par les symboles utilisés.
Entendant la phrase, je
me représente, plus ou moins nettement, le
chien et le jardin, et je
compose en imagination diverses images de mon
chien dans le jardin de
mon voisin. N'est-ce pas ainsi que je dois
comprendre ce qui m'est dit,
et donc les symboles utilisés ? Mais
supposons que ces symboles
soient purement indicatifs. Alors, les images
que je forme sont
superflues et ne font qu'accompagner ma
compréhension des choses mêmes
indiquées. En fait, ces images sont
subjectives et demeurent
indifférentes à l'objet réel indiqué, comme je
le vois bien si,
découvrant ensuite mon chien dans le jardin
dont il est question, c'est
une image fort différente de toutes celles que
j'avais formées qui se
présente à moi. Et pourtant, je ne dirai pas
que je n'avais donc pas
compris les symboles utilisés. Au contraire,
aussi bien le chien que le
jardin et le rapport dans lequel ils sont,
sont désignés par la phrase
dans leur objectivité, indépendamment des
représentations subjectives
que j'en ai, et cela fait partie de ma
compréhension des mots utilisés.
On peut donc dire que les images qui me
viennent à l'esprit sont bien
évoquées en moi par les symboles utilisés,
mais ne font pas partie de
ce qu'ils indiquent. Or puis-je comprendre
véritablement les mots sans
donner suite à leur évocation ? Certes,
je peux faire quelques
calculs logiques, et conclure par exemple que
si mon chien est dans le
jardin du voisin, il n'est pas dans le mien,
et bien d'autres choses
qu'un ordinateur bien programmé pourrait
déduire aussi. Mais de tels
raisonnements ne me permettraient pas de
saisir même la réalité
indiquée, et par exemple, je serais incapable
grâce à eux seuls de
vérifier que mon chien est ou non à l'endroit
indiqué. Pour que
« mon chien » ait un sens, il faut
que je puisse le
reconnaître, que je puisse me souvenir de lui,
l'imaginer, le percevoir
et comparer toutes ces représentations, qui
font justement partie de ce
qu'évoquent les mots, et non de ce qu'ils
indiquent. On voit donc que
l'évocation des sentiments ne représente pas
ici un cas à part.
L'indication et l'évocation semblent bien deux
fonctions différentes du
symbole, indispensables l'une comme l'autre.
Revenons maintenant à
l'opposition supposée entre les
sentiments et les
autres modes de pensée qu'on pourrait nommer
des idées. Il est en effet
possible de poursuivre l'objection envisagée
précédemment sous une
nouvelle forme. Ne faudrait-il pas distinguer
nettement par rapport aux
symboles deux types d'évocation selon que
celle-ci concerne
l'expression ou la représentation ? Car
certes, la suite de
représentations par lesquelles je dois penser
quelque chose, que le
symbole m'indique comme existant objectivement
pour ainsi dire au-delà
de toutes ces représentations, a un caractère
arbitraire et subjectif
comme le sentiment. Mais celui-ci n'est
justement pas indispensable à
la reconnaissance de la chose, et il peut se
joindre ou non à ces
représentations, gardant à leur égard, comme
par rapport au symbole,
une grande indépendance. Je peux par exemple
me fâcher ou me réjouir en
me représentant mon chien dans le jardin du
voisin, mais je peux aussi
rester indifférent, sans que la représentation
en soit empêchée ni même
affectée, tant que l'émotion provoquée n'est
pas trop violente. Et de
plus, il paraît vraisemblable que, dans une
tentative de compréhension
réelle, le symbole, qui évoque aussitôt une
série de représentations,
ne suscite ni n'exprime en revanche les
éventuels sentiments par
lui-même, mais que ce soient les
représentations évoquées qui les
excitent (et qui soient en retour aussi
appelées par eux). Car tant que
je manipule les symboles pour les associer
dans des raisonnements, sans
chercher à les comprendre ni à me représenter
ce qu'ils signifient,
comme les nombres que je fais intervenir dans
un calcul, je peux
constater qu'ils ne provoquent guère de
sentiments.
Supposons un instant que les
choses se passent bien
ainsi. Alors nous
aurions dans la pensée les éléments
suivants : les symboles ;
les choses qu'ils indiquent en
elles-mêmes ; les idées et
représentations qu'ils évoquent dans notre
esprit et par lesquelles
nous pensons ces choses ; et les
sentiments qui viennent
s'attacher à leur guise à ces représentations.
Notre question était de
savoir si les idées sont dynamiques. Où se
trouvent parmi ces éléments
les ressorts actifs ? Les symboles sont
des outils, en soi
inertes, comme nous l'avons déjà vu. Les idées
ou représentations sont
quant à elles des produits d'une activité de
l'esprit, qui semblent à
leur tour dénuées de dynamisme, dans la mesure
où elles ne font que se
présenter à une sorte de vision intérieure.
Quant aux sentiments, ils
expriment nos réactions, ou plutôt, ils les
constituent, et ils peuvent
entraîner à des actions. C'est donc en eux que
se trouve le ressort
visible de nos actions. Je dis le ressort
visible, parce que l'opinion
commune attribuera certaines actions à la
raison, c'est-à-dire à une
volonté éclairée par le raisonnement, donc par
la compréhension de ses
conclusions, et par conséquent par les
représentations, s'il est vrai
qu'elles constituent la forme sous laquelle
nous comprenons nos calculs
et discours. Ramenons cette volonté, qui n'est
de l'ordre ni des
symboles ni des représentations, à une forme
de sentiment. Nous aurons
donc dans le sujet pensant, discourant et
agissant un principe actif,
dans le sentiment, et des outils, en soi
passifs, quoique utiles et
efficaces, dans les représentations et les
symboles, ainsi qu'une
réalité objective, que les symboles nous
permettent d'indiquer, que nos
idées nous représentent imparfaitement, et qui
est également active
dans la mesure où elle agit sur nous,
notamment en se faisant connaître
partiellement dans la perception, et passive
dans la mesure où elle est
l'objet de nos actions.
Une fois explicitée, une
telle façon de voir ne
s'éloignerait pas
trop de la plus communément partagée. Son
point faible est celui de
l'articulation entre les côtés actifs et
passifs en nous. Car comment
les représentations (et à plus forte raison
les discours) peuvent-elles
influencer les sentiments, si l'on insiste sur
leur indépendance
réciproque et sur le caractère arbitraire de
leurs liens ? Ne
faudrait-il pas que les idées puissent agir
sur les sentiments, et non
pas seulement servir d'occasion à leur
apparition, pour que, par
exemple, le raisonnement puisse à son tour
influencer la volonté ?
Il est vrai que l'expérience commune paraîtra
correspondre à cette
absence de détermination de la volonté par les
idées, puisqu'on voit
les mêmes raisonnements agir apparemment sur
les uns et laisser les
autres indifférents, ce qui montre bien en
tout cas qu'il n'existe pas
de lien causal direct entre la raison, d'un
côté, et le sentiment et
l'action de l'autre.
En fait, l'observation
attentive révèle que les
représentations et les
sentiments n'ont pas l'indépendance réciproque
qu'on croit découvrir à
un examen trop superficiel. Il est évident que
certaines
représentations, qu'elles soient comme des
tableaux immobiles ou comme
des scènes agitées, s'accompagnent
immédiatement de certaines émotions
vives. C'est par ces solidarités que les
poètes ou les peintres tentent
de produire à la fois des images, des scènes
et des sentiments. En
revanche, lorsque les sentiments sont calmes,
ils ne s'imposent pas à
l'attention, et l'on en conclut faussement à
leur absence. Le calme
même, qui se rend généralement invisible, peut
dans certaines
circonstances s'amplifier et devenir sensible.
Si l'on prend garde à
toutes les formes d'habitude moins évidentes
du sentiment, on constate
vite que toutes les représentations en sont
accompagnées, ou plutôt
imprégnées profondément. Et le fait que les
mêmes objets ne produisent
pas chez tous les mêmes sentiments, ni même
chez la même personne à
divers instants, est certes digne d'être
constaté, mais ne constitue
pas une objection. Car, nous avons vu que les
mêmes choses, désignées
par les mêmes symboles, n'évoquent pas non
plus les mêmes
représentations, ni chez divers individus, ni
chez le même en divers
temps. Mais, lorsqu'on y est attentif, on
constate que le sentiment ne
vient pas s'associer à une représentation
différente de lui, ni
l'inverse. Il en fait réellement partie. Et
modifier le sentiment,
c'est modifier la représentation.
S'il est vrai qu'il n'y a pas
des représentations et
des sentiments
indépendants, mais bien des idées dans
lesquelles le sentiment et la
représentation ne sont que des aspects, alors
il faut reconnaître aussi
aux idées cet aspect actif que nous pensons
trouver dans le sentiment.
Et de même que les sentiments ne sont pas
dynamiques au même degré,
mais plus ou moins, de même les idées seront
dynamiques à divers
degrés. Et comme le symbole est par lui-même
passif, plus une idée
tendra à se confondre avec lui, concrétisant à
peine l'évocation, plus
elle sera éprouvée de manière évanouissante,
et moins elle pourra être
active. C'est ainsi qu'apparaissent ces sortes
d'ombres symboliques qui
semblent accompagner les calculs logiques,
l'attention superficielle,
conventionnelle, aux discours plus ou moins
convenus, ou les opinions
cristallisées en formules. C'est alors qu'on
pourra se plaindre, comme
on l'entend si souvent, du fait que la raison
est impuissante. Mais
c'est ne considérer que le degré inférieur de
l'échelle des intensités
du sentiment ou de la vivacité de l'idée.
Nous avons conclu que le
sentiment était actif par
lui-même, à partir
de la constatation qu'il pousse généralement à
l'action. Mais ici
encore, l'opinion commune place une césure.
Pour elle, sentir et agir
sont deux choses fort différentes. D'ailleurs
ne sait-on pas que
souvent les émotifs restent très inactifs et
que les hommes d'action
modèrent leurs sentiments ? Quoiqu'il
soit difficile de ne pas
reconnaître la portée pratique directe de
nombre de sentiments,
particulièrement s'ils sont vifs ou violents,
comme la colère, on
préfère croire que l'action émotive est
fréquente, certes, mais ne
représente pas l'état normal, ou sain. On
installe derrière le
sentiment une instance, qui en est en réalité
assez proche, mais
distincte, capable de dominer le sentiment et
de prendre connaissance
des idées et de la raison, la volonté, en
charge ultime de l'action et
ne dépendant de plus rien d'autre, entièrement
libre de se déterminer
par elle-même et de lancer l'action à son gré.
Cette notion ne résout
rien, bien sûr. S'il s'était agi de distinguer
deux aspects des
sentiments, celui par lequel ils se
rapprochent de ce qui sent et est
senti, de la perception ou des diverses formes
des idées, et celui qui
le tourne vers l'action, l'élément d'émotion,
dynamique, on pourrait
donner un sens utile à une distinction entre
le sentiment comme tel et
la volonté, entendue comme son aspect
dynamique. Et on peut comprendre
en effet les divers sentiments comme des
formes du désir, qui
représente en eux justement l'élément
dynamique. Mais il convient alors
de ne pas introduire de séparation réelle
entre les deux aspects,
puisque nous avons vu que les idées sont aussi
des sentiments, ou des
désirs, et que les sentiments sont également
des représentations, des
perceptions ou des idées, ce qu'il faut donc
affirmer aussi des désirs.
Il n'est pas nécessaire pour
notre dessein actuel
d'entrer davantage
dans l'explication de ces distinctions. Il
nous importait surtout de
montrer comment l'intérêt du philosophe pour
les idées ne le détourne
ni de l'expérience sensible, ni de
l'imagination, ni du sentiment, ni
de l'action.
*
L'insistance sur ces aspects
de la pensée
philosophique la rapproche de
ce qu'on oppose communément à la raison,
c'est-à-dire toute la partie
sensible et active en nous, si bien qu'il
paraîtra paradoxal
d'apparenter ainsi le philosophe davantage
avec l'homme simple et naïf,
voire l'animal, sentant et agissant sans trop
réfléchir, plutôt qu'avec
le savant et l'intellectuel. En mettant
l'accent sur les dimensions
dynamiques et actives de la pensée, nous avons
renversé la hiérarchie
habituelle selon laquelle c'est dans la raison
et les idées abstraites
que se joue la réflexion philosophique, à
l'écart des sollicitations
des sens et des passions, voire des soucis de
la vie active. C'est
maintenant le symbole qui représente le côté
le plus passif de la
pensée, tandis que celle-ci devient d'autant
plus vive et active
qu'elle se meut dans les images, les
perceptions et les sentiments,
voire dans le sens de l'action elle-même. Le
paradoxe vient de ce qu'on
associe d'ordinaire la réflexion à la pensée
symbolique davantage
qu'aux aspects plus sensibles de la pensée, de
sorte qu'il semble que
l'importance donnée à ces derniers doive
correspondre à une relégation
de la raison et de la réflexion. Il n'en est
rien, de toute évidence,
puisque nous montrons au contraire comment la
réflexion s'effectue
réellement dans la représentation concrète
plutôt que dans le discours
symbolique comme tel. Surtout, l'ancrage
sensible de la réflexion
n'interdit pas, bien au contraire, l'usage de
la pensée symbolique. Il
implique seulement la conscience du rôle
secondaire, instrumental, de
celle-ci.
La pensée rationnelle se
présente comme réglée ;
et la rigueur
dans l'application des règles, le zèle dans
leur recherche et leur
établissement lui sont essentiels. C'est
pourquoi on identifie
naturellement raison et logique, que celle-ci
soit censée consister en
les règles d'une sorte de langage symbolique
intérieur universel inné
ou plutôt en la grammaire générale de nos
langages artificiels. Or en
considérant les langages symboliques comme
instrumentaux, ne les
place-t-on pas dans la dépendance d'une pensée
non réglée, ou mal
réglée, et par conséquent non rationnelle,
alors qu'il semble que
l'effort de la raison vise précisément à
quitter ces modes de pensée
plus flous et chaotiques pour les soumettre à
la rigueur de la
logique ? Bref, il semble que la logique
doive être considérée non
comme contingente, comme un outil dont on
pourrait se passer à la
rigueur, mais comme nécessaire, non seulement
lorsqu'on en admet et
applique les règles, mais également lorsqu'on
la considère en
elle-même, y découvrant la nécessité de s'y
soumettre comme à la
véritable loi de la vraie pensée. Et il est
vrai que le renversement de
la hiérarchie que nous avons opéré en fonction
du dynamisme de la
pensée, retire à la logique cette nécessité à
priori en en faisant un
simple outil d'une pensée qui ne lui est pas
forcément soumise, mais
qui la commande au contraire.
Revenons à l'exemple de
l'usage de l'ordinateur. Le
programmeur cherche
d'habitude à réaliser le logiciel permettant
d'effectuer une tâche
définie, comme d'automatiser certains aspects
de la comptabilité d'une
entreprise. Il choisira un langage de
programmation qui lui paraît
efficace (peut-être simplement parce qu'il le
connaît déjà), et il en
suivra les règles artificielles, avec la
rigueur voulue pour faire
fonctionner la machine comme il le veut. Que
lui importe que peut-être
d'autres langages lui demanderaient
d'appliquer d'autres règles, ou que
le recours à tel petit expédient ne soit pas
très régulier, s'il
fonctionne ? La valeur du programme ne
dépendra plus des règles de
programmation, mais de son utilité effective.
Et de même, l'utilisateur
ne tient pas à entrer dans ces règles. Il lui
suffit de s'y retrouver
pratiquement et de confier à l'ordinateur un
travail dont il ne veut
pas se charger. Sa pensée pratique ne
rencontre la logique des calculs
de la machine que de l'extérieur, et loin de
s'y soumettre, dans la
mesure du possible elle tente même de ne pas
avoir à s'en soucier, en
la pliant à ses considérations pratiques,
éventuellement fort
capricieuses. N'est-ce pas ainsi que nous sert
la raison symbolique,
quoiqu'il soit plus difficile de repérer son
rôle instrumental et
subordonné pour celui qui pour l'utiliser doit
également se soumettre à
ses règles, plutôt que d'en confier le soin à
une machine (ou à
d'autres hommes) ?
D'ailleurs, dans la
perspective pratique qui nous
intéresse,
l'instrument n'est pas condamné à demeurer
dans sa passivité
originelle, parce que, dès qu'il sert, il
s’intègre au système de
l'action et en partage secondairement le
dynamisme. C'est pourquoi on a
tort généralement de croire que les outils,
une fois en usage, ne
contribuent pas à déterminer le caractère de
la pratique, même très
profondément, intervenant dans la modulation
de notre perception et
modifiant le sens des choses. Le mépris
fréquent de l'outil, conduisant
à se scandaliser qu'on puisse considérer comme
tel la langue ou la
logique, est typique de la conception
théorique selon laquelle le sujet
et l'objet demeurent entièrement distincts,
même dans la pratique,
alors que toute l'expérience montre que cette
séparation rigoureuse n'a
pas lieu en pratique. Envoyez des enfants dans
la forêt, l'un avec un
arc et des flèches, l'autre avec un panier, et
le troisième avec une
loupe. Ce n'est pas la même forêt qu'ils
verront. Leurs outils leur
sont un langage, comme la langue est un outil.
Le monde leur répond
dans leur langue.
Ne sommes-nous pas revenus
pourtant à l'idée que la
raison ne
s'applique vraiment qu'aux moyens, tandis que
les fins lui
échappent ? Ces dernières se trouvent,
avons-nous vu, dans l'ordre
du désir. En fait, c'est le désir lui-même (et
donc les divers
sentiments) qui les pose, de sorte que, loin
de découler d'une logique,
elles naissent de ce qui est antérieur à toute
raison et sont donc
entièrement arbitraires en ce sens — dépendant
de ce qui est l'arbitre
ultime lui-même, à savoir précisément le
désir. Et certes, si la raison
est comprise comme purement symbolique, telle
qu'elle se trouve à
l'œuvre dans un ordinateur ou dans les calculs
d'un esprit concentré,
appliqué, elle ne joue pas de rôle premier ni
direct dans
l'établissement des fins, quoiqu'elle puisse
les infléchir
indirectement.
Il est pourtant évident que
toute notre vie pratique
donne constamment
lieu à des délibérations et que chacun de nos
sentiments échoue à
imposer sans cesse sa tendance à s'affirmer et
à diriger l'action
en fonction de sa fin. S'ils le pouvaient,
notre vie serait entièrement
chaotique et si décousue que notre capacité
même de subsister serait
compromise. Même chez les animaux ou chez les
idiots les moins capables
d'arguments, les divers sentiments se plient à
un ordre. En somme, la
délibération représente le moment où, au lieu
de s'imposer sur le
champ, cet ordre doit s'établir à travers un
processus plus long et
plus sensible. C'est donc là qu'on peut
observer comment il s'élabore.
Or un examen attentif de ce qui se passe
lorsque nous délibérons nous
révèle une sorte de lutte entre divers
sentiments ou désirs, dans
laquelle l'un d'entre eux finit le plus
souvent par s'imposer et
commande l'action, devenant ce que nous
nommons notre volonté, ou notre
décision lorsque nous le notons explicitement.
Cette lutte n'interdit
pas le recours à des calculs, mais elle ne
l'implique pas et ne lui
donne pas le rôle décisif, nos décisions se
prenant parfois en accord
avec eux, parfois contre eux, comme s'ils
n'étaient qu'une arme parmi
d'autres dans la bataille, où le désir
finalement le plus puissant
l'emporte, parfois momentanément, parfois plus
durablement. Dans ce
processus, l'imagination joue généralement un
rôle important du fait
que les diverses situations envisagées
renforcent ou atténuent certains
désirs — tandis que, à l'inverse, les désirs
vivifient les images, les
attirent, les refoulent, le lien entre
l'imagination et les sentiments
s'avérant si étroit que tous deux apparaissent
comme représentant
seulement deux aspects d'une même chose. C'est
donc parce que nous
avons une multitude de désirs divers que
chacun d'entre eux doit pour
emporter éventuellement la décision s'imposer
dans la confrontation
avec les autres, qui ne les laisse d'ailleurs
pas indemnes, mais les
modifie plus ou moins. Bref, l'ordre de notre
pensée pratique tel qu'il
se dessine dans la délibération n'est que le
résultat du jeu des
puissances du désir, ou des sentiments, ou de
l'imagination, ou des
idées comprises également dans leur aspect
dynamique. En dehors de son
rôle instrumental, il semble que la raison
n'ait pas d'autorité à
exercer ici pour faire valoir sa logique. Et
on se demandera comment
une réflexion morale, une sagesse, est dans
une telle situation
possible et pertinente.
On peut remarquer à ce sujet
deux choses.
Premièrement, la lutte des
désirs n'est pas aveugle, puisque ceux-ci
comportent des perceptions,
des images, des représentations, dont la
détermination est en partie
interne à chaque désir, mais également
extérieure, venant de ce qu'on
peut nommer la réalité et de l'ensemble de
l'expérience où, sous la
forme de l'imagination notamment, les désirs
jouent un rôle
collectivement. C'est pourquoi la délibération
n'est pas simplement un
processus de composition de forces données
dans un système clos, dont
on puisse calculer objectivement la
résultante. La représentation et la
connaissance jouent un rôle important dans
cette lutte des désirs, même
si ce n'est pas en les soumettant à quelque
logique discursive
abstraite. Deuxièmement, les désirs, comme les
idées qui n'en sont
qu'un aspect, donnent lieu à la réflexion. De
même qu'il y a des idées
d'idées, il y a des désirs de désirs, et de ce
fait non seulement une
connaissance des objets extérieurs aux idées
et aux désirs, mais
également une connaissance des désirs
eux-mêmes. C'est d'ailleurs cette
réflexion qui conduit chez l'homme à
l'invention et à l'usage de
langages symboliques en permettant
l'objectivation à partir de la
représentation. Or du fait de la hiérarchie de
la réflexion, certains
désirs portent sur d'autres et peuvent avoir,
dans une certaine mesure,
une fonction directrice dans le domaine de
l'organisation et de la
transformation des désirs eux-mêmes, et par là
un rôle réflexif d'ordre
moral.
Grâce à la réflexion des
désirs, le système des
sentiments comporte un
principe d'ordre intérieur, susceptible de
divers degrés de conscience.
Cependant cet ordre paraîtra arbitraire et
inconstant. Il paraîtra
arbitraire en tant que dépendant simplement
des désirs réflexifs
dominants, ce qui semble confier toujours
entièrement, en fin de
compte, l'ordre moral résultant aux simples
hasards de la lutte des
passions. Et il paraîtra inconstant à cause de
la versatilité bien
connue des passions. Sur le premier point, il
faut avouer simplement
que la vie de l'homme est historique justement
parce qu'il n'a pas
accès à un ordre des valeurs éternel et
nécessaire, si bien qu'il est
vain et illusoire de s'acharner à en feindre
l'existence. Quant à la
versatilité des désirs, il faut la nuancer. Il
est vrai que
l'observation superficielle des passions les
montre extrêmement
variables, et même souvent sans raison
apparente. Un peu plus de sens
psychologique atténue cette impression de
gratuité dans le mouvement
des désirs et conduit à y reconnaître
d'importantes régularités, voire
des lois. Déjà, nombre de désirs qu'on néglige
par manque d'attention
sont fort constants en eux-mêmes. Qu'on pense
à tous ceux qui
correspondent à des besoins, comme la faim, la
soif, le désir de repos,
le désir sexuel, dont les variations suivent
le rythme assez régulier
d'un flux et reflux incessant. Qu'on pense à
des désirs qui dominent
constamment la vie des individus et parfois de
sociétés entières, comme
l'avidité pour les richesses, la soif de
réputation, l'inclination pour
le plus grand confort, la curiosité, le goût
de la lutte, le plaisir de
l'intrigue, et ainsi de suite. En outre,
nombre de désirs réflexifs,
portant sur d'autres désirs ou sur leur
système entier, sont eux-mêmes
assez constants et tendent à produire dans
l'individu et dans la
société un équilibre relativement stable du
système des désirs.
Cette réflexion et cette
relative stabilité des désirs
et du système
des sentiments ne suffira pas à ceux qui
demandent pour la morale la
référence à un impératif péremptoire, à des
règles souveraines, mais
laissons-les à leurs vaines suppliques,
puisque leurs vœux ne peuvent
se satisfaire que par des chimères. Rappelons
plutôt que la règle,
comme toute structure symbolique, est passive
en elle-même et ne peut
avoir d'usage qu'instrumental. Par conséquent
elle n'est ni le seul ni
le premier moyen de produire la régularité. La
répétition ordonnée qui
caractérise la majeure partie de la vie
humaine (et animale en général)
est due, non à la règle, mais à l'habitude. Et
s'il arrive que celle-ci
naisse de l'effort pour suivre une règle, elle
se produit d'ordinaire
spontanément ou en trouvant son modèle
directement dans les habitudes
des autres. En réalité la relation entre la
règle et l'habitude est
plutôt l'inverse de celle qu'on croit, car la
règle n'est souvent que
le résultat d'une réflexion sur certaines
habitudes, qu'on transpose
abstraitement, de manière à les renforcer par
un auxiliaire symbolique,
supposant lui-même l'habitude de suivre des
règles. L'habitude se
révèle donc comme un principe immanent d'ordre
dans les sentiments et
l'action, voire dans toute la pensée. Elle est
en d'autres termes un
principe moral effectif. Et il serait vain
d'objecter que toutes les
habitudes ne sont pas bonnes, ce qui est
évident en effet, car une
telle objection vaut aussi à l'égard des
règles et implique une vision
abstraite et niaise de la morale comme
déduction du bien à partir du
bien.
Le préjugé qui place la raison
entière dans le
discours symbolique,
interne et externe, et qui en fait le levier
principal de la morale
comme de la science, voit dans la règle le
véritable intermédiaire
entre la pensée et l'action. Même la nature
est perçue, par une
métaphore qu'on tend souvent à comprendre
littéralement, comme suivant
des règles — ou des lois — qui permettent
aussi bien de la comprendre
que d'agir sur elle. Or il suffit de
l'examiner rapidement pour voir le
paradoxe d'une telle conception en ce qui
concerne la nature. Car la
règle est un type de discours symbolique, qui
exige une conscience, un
acte de pensée, pour être compris, son action
dépendant de sa
compréhension. Or on n'imagine pas
sérieusement les choses de la nature
suivant des règles, et commençant par les
interpréter et les comprendre
pour déterminer leurs mouvements. En revanche,
c'est une opération
qu'on observe fréquemment chez les hommes, si
bien que notre tendance à
expliquer l'ordre des mouvements ou des
actions par des règles semble
pouvoir se donner libre cours dans le domaine
de la morale. Elle
suppose deux instances distinctes, d'une part
la pensée discursive,
interprétant la règle et la traduisant en des
commandements
particuliers en fonction des situations où
elle doit être appliquée, et
de l'autre un principe actif en nous, la
volonté, qui obéit (si elle
est bien disposée) et agit. Ceci suppose
d'ailleurs que la volonté soit
capable de comprendre à son tour le discours
qu'est le commandement
pour le traduire en action, de sorte qu'elle
doit être raisonnable
elle-même. Mais il est inutile et vain
d'interposer entre deux facultés
une autre devant les réunir dans sa propre
nature.
Retenons que la règle est une
structure symbolique,
passive en
elle-même, et qu'elle suppose un principe
actif pour s'appliquer. En
effet, vu que le discours dépend d'une pensée
agissante dont il est
l'instrument, la règle qui sert à commander
est déjà commandée
elle-même par cette pensée active dont le
moteur est le désir. Or
comment le désir en vient-il à chercher la
régularité, c'est-à-dire la
répétition ? Pour répondre à cette
question, l'habitude se
présente naturellement, étant donné qu'en elle
c'est l'action qui se
répète, à partir d'elle-même, et sans le
détour par un moyen extérieur
tel que la règle. Elle appartient également à
cet ordre de la pensée où
restent unis la représentation, le sentiment
et l'action. Elle n'est
pas étrangère en effet à l'imagination, en
tant que celle-ci est
précisément un principe actif de composition
et de dissociation des
idées, car elle joue un rôle fondamental dans
cette opération
d'organisation en provoquant la répétition de
mêmes structures et
mouvements d'idées, visible déjà dans le
principe d'association des
idées, les tendances des idées à s'associer de
certaines manières étant
proprement des habitudes de l'imagination ou
de la pensée. Par là,
l'habitude est inscrite immédiatement dans la
pensée, dans les
sentiments ou les désirs, pouvant se réfléchir
en un désir d'habitude,
à partir duquel seulement la création de
structures symboliques et de
règles pour lui servir d'instruments est
possible.
Voilà comment la réflexion
morale trouve dans les
habitudes, dans les
coutumes et les mœurs qui en sont des modes et
des développements, le
lieu même où elle peut s'accomplir
effectivement. Ceci dit, dans cette
orientation, les questions premières ne
portent plus sur les règles du
comportement, mais sur les désirs et les
habitudes qui ordonnent les
idées, les sentiments et l'action, sur le
meilleur ordre dans cette
perspective, et sur les mœurs qui le réalisent
le mieux ou le
favorisent le plus. Mais plutôt que d'entrer
davantage dans la
démonstration du rapport entre la philosophie
et la modification des
mœurs, en général, il suffira de renvoyer sur
ce point à l'introduction
du précédent séminaire[→].
*
Étant donné que dans le
diagnostic philosophique, le
caractère
radicalement réflexif de la pensée proprement
morale ou philosophique,
impliquant l'absence de séparation entre le
sujet et l'objet — puisque,
dans ces termes, c'est le sujet lui-même qui
est son propre objet (ou
inversement, l'objet qui devient sujet de sa
propre connaissance) —
interdit de s'en remettre à une étude
théorique de la situation de
l'action, et par conséquent de l'état des
mœurs et de leur modification
dans lequel nous nous trouvons, c'est dans le
mouvement des mœurs
elles-mêmes qu'il faut nous placer pour en
reconnaître l'état actuel.
Autrement dit, c'est le dynamisme des désirs
et des habitudes, en tant
qu'il constitue le système des mœurs pour nous
aujourd'hui, qui est à
la fois ce que nous cherchons à comprendre et
le point de vue à partir
duquel il nous faut tenter de le ressaisir.
Nous savons que ce point de
vue n'exclut pas la pensée symbolique, ni la
théorie, pour autant que
nous ne les laissions pas se prétendre
autonomes, mais que nous les
rapportions au contraire à ce qui leur donne
leur sens moral et qui
permet de les juger. Vu la tendance que nous
avons acquise
précisément par notre habitude non seulement
d'étudier théoriquement
les choses, mais également de considérer
l'attitude théorique comme
définissant le point de vue ultime de la
connaissance, il est prudent,
pour contrecarrer ce penchant devenu presque
irrésistible chez l'homme
instruit, de faire jouer à la théorie le rôle
le plus modeste possible
dans notre recherche. Il faut donc en tout cas
nous efforcer d'abord de
mener la réflexion dans son cercle le plus
étroit, là où les mœurs sont
le plus directement saisissables à partir
d'elles-mêmes.
Un anthropologue parti étudier
une société encore
inconnue se trouve
d'abord en tant qu'étranger dans la situation
de devoir observer aussi
objectivement que possible ce que font les
gens. Mais la simple
description neutre, dans la mesure où elle est
possible, ne lui
permettra pas de comprendre ce qui se passe,
même s'il parvient à
établir superficiellement un certain nombre de
corrélations et de
régularités, sinon des lois. Il ne s'en
tiendra donc pas à cette
observation objective. Comptant sur un certain
nombre d'analogies entre
sa propre société et celle qu'il observe, il
essaiera, délibérément ou
non, de comprendre les actions observées par
comparaison avec celles
qui lui sont familières, sachant néanmoins,
s'il est avisé, que ce
procédé peut être souvent fort trompeur. Pour
avancer plus loin, il lui
faudra tenter de se mettre dans la peau de
ceux qu'il étudie, en
imagination et mieux encore en réalité, en
s'intégrant le plus possible
à leurs modes de vie, en entrant dans leurs
rôles, en s'efforçant par
une part de lui-même de s'identifier à eux.
C'est quand il aura pu
s'approprier leurs gestes et leurs discours,
quand il sera devenu
capable d'agir dans leur perspective, comme
eux, d'entrer dans leurs
mœurs et leur monde, qu'il aura l'impression
de les comprendre, au
moins comme eux-mêmes se comprennent, si ce
n'est comme sa discipline
lui demande de les connaître par construction
en outre de modèles
théoriques. Or à supposer que cet
anthropologue parvienne à ses fins et
qu'il devienne un membre authentique de la
société étudiée, il n'aura
sans doute pas acquis simplement la même
connaissance de soi qu'ont
normalement les indigènes, mais il connaîtra
leur culture mieux qu'eux,
parce qu'il aura dû rendre explicite ce qui
pour eux demeure souvent
implicite. Son regard sera davantage réfléchi.
C'est d'une manière
semblable que connaîtra celui qui se sera
livré à un diagnostic interne
de sa propre société, rendant non seulement
explicite ce qui demeure
généralement implicite, mais conservant en
outre dans sa connaissance
la perspective morale, c'est-à-dire le
dynamisme du sentiment et de
l'action.
Cette sorte d'immersion vitale
réfléchie que tentent
parfois
l'anthropologue dans une société étrangère et
le sociologue dans la
sienne propre, voire, à un certain degré, par
l'imagination,
l'historien pour des sociétés passées, le
diagnostic que nous allons
tenter la réclame également à l'égard de
nous-mêmes et de nos mœurs.
Étant donné que les spécialistes que nous
venons de citer sont souvent
dominés par une visée théorique, ils n'offrent
que des modèles partiels
pour notre méthode. En revanche on trouve
ailleurs dans notre culture
un genre de recherche d'une connaissance
morale intérieure de nos mœurs
dans la perspective même de nos propres
sentiments. C'est chez les
artistes, et plus particulièrement les
écrivains, notamment les
romanciers et les dramaturges, au moins
certains d'entre eux.
Ceux-ci ne tentent pas de se placer à un poste
d'observation extérieur
aux vies et modes de vie qu'ils cherchent à
comprendre. Ils essaient de
s'introduire dans leurs personnages et dans
leurs milieux vitaux pour
les saisir de l'intérieur, même lorsqu'ils
choisissent un style
caractérisé par le fait que le regard porté
sur les personnages leur
est apparemment extérieur, supposant la
possibilité pour le spectateur
de reculer pour les voir et les décrire tels
qu'ils apparaissent à
d'autres. Car chez nos écrivains, ce point de
vue n'est objectif qu'en
apparence. En réalité, il représente la
perspective d'un esprit qui
pourrait se déplacer, tourner autour des
personnages, accéder à des
aspects de leur propre réalité qu'ils ne
connaissent pas, mais aussi
entrer à loisir en eux et participer à leurs
propres sentiments, sans
compter que cet esprit capable de planer pour
tout voir de haut n'est
pas pour autant universel, car il est lui-même
personnel, représentant
un narrateur sentant et jugeant subjectivement
aussi. Certes, le roman
peut jouer avec les théories, mais il ne s'y
résume pas et ne repose
pas sur elles, justement parce que la
perspective n'est pas ultimement
objective, mais interne au dynamisme vécu à la
fois du narrateur et des
personnages. Certes aussi, le romancier peut
s'émanciper de la réalité
pour se lancer dans les fictions. Mais cela ne
l'empêche pas d'asseoir
ses fictions sur l'expérience la plus réelle,
de manière à en faire des
révélateurs de la nôtre, et non des évasions
gratuites dans des contes
inconsistants. Le lecteur sent d'ailleurs bien
qu'il y a une dimension
de vérité dans ces œuvres fictives, et que
certaines sont fausses ou ne
touchent que des aspects banals de notre monde
vécu, tandis que
d'autres y pénètrent profondément et le
révèlent, en nous y faisant
pénétrer à notre tour, en augmentant notre
lucidité sans devoir nous
fournir des discours théoriques sur le sujet,
de telle sorte que
souvent, après la lecture d'une telle œuvre
véridique, nous savons bien
que nous avons découvert des aspects
essentiels de notre expérience
vécue, souvent sans pouvoir pourtant les
exprimer et les expliquer par
les mots justes du point de vue de la théorie
ou du discours purement
symbolique. Cette vertu de la fiction
littéraire est certainement la
principale raison pour laquelle certains
philosophes en ont fait leur
principal moyen d'expression et
d'investigation.
Ce qui rend intéressante pour
nous l'écriture du
romancier, par
exemple, ce n'est pas le fait qu'il utilise un
genre littéraire
particulier et qu'il invente et raconte des
récits, décrit des gens et
des situations, présente des dialogues, et
ainsi de suite. Car tout
cela n'implique pas de sortir du discours
symbolique objectivant. On
peut raconter des récits ou décrire des gens
dans les conversations de
la vie ordinaire, dans des rapports de police
ou d'enquêtes
scientifiques, en se fiant pour l'essentiel à
la fonction indicative de
ce genre de discours. Dans cette mesure, en
dehors de l'agencement des
scènes objectives signifiées, réelles ou
fictives, un roman banal
n'apporte rien de plus nouveau qu'un rapport
de police, quelle que soit
l'ingéniosité de l'intrigue (celle du
romancier ou celle du suspect
reconstruite par le commissaire). C'est par la
force de l'évocation,
par la consistance de ce qu'elle appelle à se
montrer, que l'art
littéraire joue le rôle qui nous intéresse.
Nommons poétique un
discours ou un écrit qui donne la plus grande
importance à ces aspects
évocateurs, surtout lorsqu’ils suscitent des
sentiments inconnus. Plus
un récit est poétique, par conséquent, moins
les aspects descriptifs,
ou indicatifs y valent pour eux-mêmes et plus
ils servent à
l'évocation. La poésie, au sens large défini
ci-dessus, représente donc
l'usage de la langue le plus puissant pour
faire apparaître les idées
dans leur sens dynamique, c'est-à-dire dans
celui qui nous intéresse
dans le cadre de notre diagnostic. C'est
pourquoi la méthode du
romancier, notamment, dans la mesure surtout
où il ne se contente
pas d'exprimer poétiquement ses propres
sentiments, mais les travaille
par l'imagination et la sensibilité, peut se
rapprocher beaucoup de la
nôtre et l'inspirer.
Toutefois nous hésiterions à
identifier la méthode et
le discours
poétiques avec ceux de la philosophie.
L'expérience de cette
discipline, même assez superficielle, nous la
montre soucieuse de
connaissance par les concepts plutôt que
d'expression poétique. Or par
ce caractère conceptuel ne se rapproche-t-elle
pas décidément des
disciplines théoriques ? Nous avons déjà
éliminé la conception
proprement théorique de la philosophie,
culturellement attestée, mais
qui ne répond pas à ce qu'exige la conception
d'elle comme comportant
essentiellement la dimension de sagesse.
Néanmoins, ne faut-il pas
constater que souvent les discours effectifs
de la philosophie
ressemblent davantage aux développements
théoriques qu'aux inventions
poétiques ? Le rôle qu'y jouent les
concepts abstraits, la logique
et l'argumentation, les prétentions à la
rigueur qui s'y expriment à
ces égards, le souci de clarté, la visée
explicite de vérité et
l'exposition délibérée aux possibles
réfutations, tous ces traits
apparentent étroitement la méthode et le
discours de la philosophie à
ceux des disciplines théoriques. Si pourtant
il faut les en distinguer
et rapprocher la philosophie de la poésie,
comme nous l'avons vu, il
semble que la philosophie doive se situer
comme en équilibre entre les
deux, quoiqu'un mélange de théorie et de
poésie ne rende pas compte de
ses caractéristiques discursives.
Ce qui distingue fortement la
philosophie de la
poésie, tout en la
rapprochant des disciplines théoriques, c'est
la place centrale,
essentielle, qu'y tient la discussion. Un
véritable philosophe qui se
soustrairait à la discussion, qui la
refuserait, cela ne se conçoit
pas. Au contraire, le poète semble
naturellement porté à un tel refus,
et l'on admet généralement que les œuvres
d'art ne se discutent pas à
proprement parler, ou que si la discussion les
prend pour objet, c'est
en leur restant étrangère. On peut
s'intéresser à connaître les raisons
que peut donner un artiste de son œuvre, mais
il paraîtrait absurde
d'estimer que leur réfutation invalide
également l'œuvre et de fonder
notre jugement esthétique sur des preuves et
des démonstrations
abstraites. On attend de ce genre d'œuvre
qu'elle tienne en quelque
sorte par elle-même, qu'elle se manifeste et
se justifie d'elle-même
par delà toute dispute. Ce n'est pas le cas
d'une théorie, qu'on peut
en principe réfuter et défendre, et qui est
donc susceptible de débat,
en principe au moins, car en fait nombre
d'entre elles se fondent
simplement sur une autorité prétendue
incontestable. Sur ce point
d'ailleurs, la philosophie est plus
étroitement liée à la discussion,
qui semble pour elle représenter la seule
autorité ultime.
Pour donner un sens plus juste
à cette impression,
distinguons
plusieurs formes de discussions ou de débats,
entendant par ce dernier
terme l'ensemble des dialogues
contradictoires, où plusieurs parties
s'opposent en défendant des positions
différentes. Parmi les débats,
certains visent à vaincre dans une joute
verbale où chacun a en
principe ses propres opinions au départ, qu'il
essaie de faire valoir
et partager par les autres, le public et
idéalement même l'adversaire.
Parmi ces débats, nommons disputes ceux dans
lesquels tous les
moyens rhétoriques sont admis pour emporter
l'adhésion, notamment en
agissant directement sur l'imagination et sur
les émotions, comme le
font d'habitude les avocats et les
politiciens, ainsi que les gens dans
la vie ordinaire. Nommons controverses au
contraire les débats qui, à
l'instar des disputes logiques de la
scolastique, limitent leurs armes
aux arguments rationnels, entendus comme
soumis aux règles de la
logique valant dans la culture concernée, en
se fondant pour le reste
sur des postulats admis ou accordés parmi les
participants. La
controverse semble donc être la forme
rationnelle du débat, propre à la
théorie, à la communauté des savants et des
philosophes. On retrouve
cependant dans la distinction de la
controverse et de la dispute, celle
que nous avions établie entre les dimensions
indicative et évocatrice
des symboles, la première dominant dans la
théorie, dans l'usage
abstrait et logique des langages symboliques,
l'autre dominant dans
leur usage rhétorique et poétique, du côté
duquel nous avions situé
principalement la philosophie. Pourtant, comme
le montre entre autres
la pratique de la dispute logique des
médiévaux, la controverse paraît
bien jouer un rôle important en philosophie.
Nous retrouvons donc la
difficulté de la situer. Mais pour avancer,
continuons notre division.
Outre la première catégorie de débats, visant
à imposer son opinion
face aux concurrentes, il y en a d'autres qui
visent simplement à
trouver ce qui est le plus convaincant, que ce
soit la propre opinion
du débatteur, celle de ses adversaires ou
d'autres encore à découvrir,
de manière que le débat comporte
essentiellement, à travers les
critiques, une recherche commune, où les idées
sont mises à l'épreuve,
inventées et sélectionnées ; et c'est une
telle forme de débat où
les adversaires sont simultanément
partenaires, que nous appellerons
discussion. Celle-ci, comme la controverse,
fait appel à
l'argumentation rationnelle, à la logique,
mais, comme la dispute, elle
évoque les sentiments. Le but étant différent,
la méthode diffère
également à mesure. Lorsque la logique ne
convainc plus, mais contraint
seulement ceux qui s'y sont astreints
conventionnellement, elle n'est
plus perçue comme pertinente. Et aussi bien
les postulats que les
sentiments évoqués, loin d'être placés à
l'abri de la discussion, font
également l'objet de la critique. Le jeu n'est
donc plus ni celui de la
dispute ni celui de la controverse, malgré la
ressemblance. La manière
dont doivent s'articuler dans la discussion
les deux dimensions du
symbole peut certainement nous conduire à
comprendre l'usage
philosophique du langage symbolique, et
partant son importance dans le
diagnostic.
*
Revenons à ce qui paraît
donner à la discussion et à
la philosophie
leur aspect rationnel, le fait qu'elles se
fondent sur l'usage des
concepts. Mais que faut-il entendre par
concept ? J'utiliserai ici
ce terme pour signifier un genre d'idée liée à
un symbole et ordonnée à
la fonction indicative de celui-ci dans la
perspective de son rapport à
d'autres concepts, en fonction des relations
de composition et de
séparation entre eux. Les concepts ainsi
conçus se rattachent aux
activités de classification, chaque classe
correspondant à un concept,
désignant tous ses membres, et entrant dans
des rapports d'union et de
disjonction avec les autres. La logique est
pour une grande part, dans
cette perspective, l'ensemble des règles de
calcul des divers rapports
d'implication et de distinction entre ces
classes ou concepts. On sait
que l'extension du concept correspond à
l'ensemble des objets
(eux-mêmes conceptualisés ou non) indiqués par
celui-ci et constituant
donc la classe qu'il signifie, tandis que sa
compréhension correspond
aux classes en lesquelles cette classe est
comprise. Les propositions,
dans leur construction logique, signifient ces
rapports conceptuels par
la manière dont elles mettent elles-mêmes en
rapport les symboles
correspondants. C'est une fois que ces
rapports des symboles ont été
établis dans un langage que le calcul logique
entre eux peut être
automatisé. Mais, pour les établir, il faut
que les classes soient
construites, et cette construction requiert
une considération des
choses propre à les rassembler selon leurs
propriétés communes ou
ressemblances, si bien que la création même
des concepts renvoie à des
représentations non conceptuelles et à des
associations d'idées,
c'est-à-dire à des habitudes de pensée et à
leur formation. Cet aspect
subsiste dans la dimension secondaire
d'évocation des symboles.
Cependant, étant donné que les concepts se
pensent en référence à un
symbole en fonction de leurs aptitudes
logiques, en vue de permettre le
calcul symbolique, c'est le rôle indicatif des
symboles qui focalise
principalement l'attention de la pensée
conceptuelle, tendant à créer
l'illusion que nous avons examinée, selon
laquelle les idées seraient
avant tout des sortes de symboles envisagés
surtout dans leur fonction
indicative. Et pourtant, il demeure que,
lorsqu'on examine les concepts
à partir de leur formation, et donc de
l'ensemble de leurs dimensions,
il est évident qu'ils doivent être pensés
également à partir d'idées
dynamiques, dont ils tirent ultimement leur
sens.
La théorie vise à fournir une
représentation
conceptuelle de la
réalité, de manière à donner une place
importante en elle à la logique
et donc au calcul symbolique en rapport avec
le repérage relativement
précis de classes d'objets. Si on la considère
comme faite et prête à
l'usage, telle qu'elle apparaît donc au simple
usager, elle se réduit à
ce calcul symbolique et à son application à la
réalité par la
traduction de ce que ses symboles indiquent en
les perceptions
permettant de repérer les objets concernés
dans l'expérience réelle. Si
on la considère en revanche du point de vue de
celui qui l'élabore,
alors, puisque les concepts nouveaux doivent
être engendrés et intégrés
au système de ceux qui sont déjà présents, les
idées dynamiques jouent
à ce moment un rôle bien plus important, de
sorte que le théoricien est
dans cette mesure bien plus conscient, au
moins en pratique, dans son
travail de construction, de l'importance de
ces idées, même si plus la
théorie est complexe et stable par rapport à
la partie qu'il en
travaille et plus il fait intervenir le calcul
logique, plus la même
illusion tend à s'imposer fortement à lui
aussi (comme chez de nombreux
mathématiciens notamment).
Ce mirage d'un monde logique
et conceptuel autonome
leurre donc
également le philosophe théoricien, et cela
d'autant plus qu'il conçoit
davantage sa tâche comme celle d'une
organisation et réparation
conceptuelle, orientée vers l'achèvement
symbolique d'un système,
tandis qu'il se dissipe plus facilement quand
la pensée s'oriente
plutôt vers la critique plus radicale des
concepts et vers leur
création non sectorielle. Mais comment sortir
de cet usage théorique
des concepts, pour lequel ils semblent
faits ?
Malgré ses inconvénients,
l'utilisation des symboles a
de très grands
avantages, liés à la capacité qu'elle procure
de produire entre les
idées des distinctions tranchées et nombreuses
; d'introduire dans le
flux des idées une certaine stabilité
artificielle ; de permettre
le traitement aisé des relations de groupes
nombreux d'idées, tant en
les soumettant à des calculs qu'en en
favorisant la mémorisation et la
reconnaissance ; ainsi que de rendre
possible la communication et
la pensée en commun très au-delà de ce que
permet la référence aux
éléments perceptifs et idéaux plus ou moins
étroitement reliés à la
situation présente. Du point de vue de
l'action, elle aide en outre à
la transformation des habitudes par
l'élaboration de règles d'une large
portée, même si, dans une considération trop
abstraite, celles-ci
restent dénuées de puissance et par conséquent
d'effectivité. Les
symboles sont des outils qui prolongent,
précisent et augmentent la
puissance des habitudes, à condition de ne pas
se détacher d'elles pour
fonctionner comme à vide. Dans le domaine de
la théorie, c'est
l'expérience, et par conséquent les
perceptions concrètes, qui
rattachent au réel les systèmes symboliques,
et sans le contrôle de
l'expérience les spéculations deviennent
chimériques. Dans la pratique,
l'usage des concepts et des règles qu'ils
permettent d'élaborer
trouve son efficacité dans les habitudes mêmes
qu'ils servent à
régler et à modifier, et hors desquelles ils
donnent lieu également à
des spéculations morales purement fantaisistes
sous leurs allures
logiques.
Mais nous savons aussi que la
théorie et ses
applications techniques ne
suffisent pas à la pensée morale, qui abolit
ultimement l'objectivation
nécessaire à leurs méthodes. Or on peut se
demander si tout usage des
concepts ne suppose pas une telle
objectivation, essentielle à
l'indication qui rend possible l'usage
rationnel, logique ou conceptuel
des symboles. Mais alors comment les
habitudes, ou les désirs
structurés qui les constituent, se
signifieront-elles en s'indiquant
elles-mêmes sans brouiller la distinction
nette entre le sujet et
l'objet que l'objectivation conceptuelle
suppose ? Ne faut-il pas
que cette distinction, le philosophe usant des
concepts dans son
domaine propre, celui de la sagesse ou de la
morale, l'admette et la
refuse à la fois ? Et en effet, pour
entrer dans la discussion
rationnelle, il faut bien qu'il consente à ce
type d'opération
logiquement contradictoire, dans laquelle se
révèle d'ailleurs
l'impossibilité de refermer sur lui-même, dans
un système entièrement
cohérent, le monde des concepts. Cette
absurdité, qui ne devient une
aporie que dans la perspective conceptuelle
pure, mais qui peut être
pensée et effectuée, et doit même l'être en
réalité ou en pratique,
nommons-la un paradoxe. Alors, si la
philosophie se trouve
inévitablement contrainte au paradoxe dans son
usage de la raison
abstraite ou de la pensée conceptuelle, il
faut voir en ce
dernier une marque de son type de discours.
Comment comprendre
donc qu'elle accepte d'y recourir en dépit du
fait qu'il ruine la
cohérence conceptuelle ? En effet, dans
le but de bénéficier des
avantages indispensables pour elle des
concepts, la philosophie
pratique nécessairement le paradoxe en
objectivant ce qui dans la
perspective de la pensée conceptuelle s'y
refuse clairement, tout en
devant être présupposé, à savoir le pur sujet.
Mais si la philosophie
effectue cette objectivation du sujet
destructrice de la pensée qui la
tente, c'est précisément en se plaçant
simultanément au point de vue
pratique qui l'abolit. Par opposition à
l'usage théorique des concepts,
qui se limite lui-même afin de se cantonner
dans le domaine de leur
effectivité, leur usage philosophique ne se
soumet pas entièrement à la
loi de cette forme de raison abstraite, mais,
gardant un pied en dehors
en quelque sorte, se contente de feindre de
prendre la logique au
sérieux. Disons donc que la méthode de la
philosophie dans son usage
des concepts est celle de la fiction
conceptuelle. En somme, le
paradoxe qui résulte de cette fiction est
également celui qui
caractérise toute fiction, puisque pour bien
feindre, il faut d'un côté
suivre la logique du monde fictif, et que pour
tenir compte de son
caractère fictif, il faut en même temps la
suspendre. Or cela ne
signifie pas bien sûr que, se posant pour
s'abolir, la fiction ne soit
rien, ni qu'elle ne soit pas efficace, ni
qu'elle ne doive pas être
prise au sérieux, mais bien que pour exister,
elle doit s'appuyer sur
autre chose en quoi elle se résorbe également,
et qui est la réalité.
Or la réalité, que la pensée conceptuelle
indique comme son objet,
distinct d'elle, la philosophie s'y tient
comme dans son milieu propre,
où la pensée et l'action, le sujet et l'objet,
la représentation et le
représenté ne se distinguent que justement par
une distinction de
raison, c'est-à-dire une distinction fictive
nécessaire à la fiction
conceptuelle. Par conséquent la ressemblance
fréquente et frappante
entre les discours philosophiques et ceux de
la théorie vient justement
du fait que la philosophie produit à son usage
aussi (comme je le fais
ici) des sortes de théories fictives, dont il
importe pour les
comprendre aussi bien d'en saisir la cohérence
interne que le caractère
fictif.
La méthode de la fiction
conceptuelle consiste en
l'utilisation du
concept et du symbole pour indiquer ce qui, en
théorie, serait le sujet
lui-même, et qui, en pratique, est l'idée
dynamique même qui produit le
concept et en fait son propre miroir, dans un
mouvement qui fait
justement éclater le miroir en tant qu'élément
supposé de réalité
extérieur à elle. Cette torsion du monde des
désirs et des habitudes,
se retournant sur soi en prenant la figure ou
le masque de la raison
abstraite, est également un moyen par lequel
elle se modifie, non pas
comme une sorte de conscience transparente à
soi ou une volonté capable
de se déterminer par soi seule, mais comme un
système relativement
opaque, cherchant la lucidité et se forgeant
les outils de sa
libération, que sont déjà justement les
habitudes et leur système
individuel ou social, celui des mœurs, parmi
lesquelles les mœurs de la
raison conceptuelle.
Ces considérations sur la
méthode philosophique
ont-elles une
importance pour la pratique du diagnostic
philosophique des
modifications de nos propres mœurs ? —
Oui, évidemment. D'abord
elles expliquent la position ambiguë qu'y ont
les théories, comme
auxiliaires à ne pas prendre trop au sérieux,
dans la mesure où elles
sont ou bien des formes de pensée incomplètes,
incapables de ressaisir
leurs conditions, séparées de la lucidité
pratique, ou bien des
productions fictives à interpréter en fonction
de ce caractère
consciemment fictif (un peu comme lors de la
lecture d'un roman).
Ensuite, elles tournent le regard vers
l'intérieur, vers les idées
dynamiques, désirs en acte et habitudes
actives, tout en les désignant
à l'attention par l'usage conceptuel du
discours symbolique. Par là,
elles montrent l'utilité réelle de la
discussion, dans la définition
conceptuelle, dans l'invention non seulement
de concepts, mais aussi
d'idées dynamiques, et dans la modification
d'habitudes, aussi bien
intellectuelles que corporelles. Elles portent
l'attention sur le fait
que la pensée ne se produit pas dans un monde
à part et n'agit pas de
l'extérieur sur les sentiments ou les mœurs,
mais qu'au contraire les
idées elles-mêmes se forment et se modifient
dans l'action, dans les
habitudes, celles-ci se trouvant enracinées
dans des mœurs, dans
lesquelles la frontière entre l'individu et la
collectivité reste floue
et fluctuante, ainsi que celle entre la
pensée, l'action et les
situations dans lesquelles elles ont lieu, ou
ce que nous considérons
comme la réalité extérieure. Par là, elles
permettent d'insister sur le
fait qu'un diagnostic philosophique de la
modification des mœurs n'est
pas une étape clairement distincte précédant
cette modification, mais
un moment de cette dernière, et que, par
conséquent, dans la mesure où
l'enquête n'a pas cet effet (et notamment
lorsqu'elle ne comporte pas
la démarche d'évaluation), il lui manque donc
l'aspect du diagnostic
philosophique. Tout cela invite à chercher les
mœurs dans notre
expérience même, non pas seulement en tant
qu'elles nous seraient
personnelles seulement, mais bien en tant
qu'elles sont aussi la
présence active de la société et du monde en
nous, et non pas
simplement non plus en tant que nous les
considérons comme des
expériences privées, incommunicables, mais en
tant qu'elles se prêtent
à la fiction conceptuelle, qui permet de leur
donner expression dans le
langage symbolique et de les soumettre dans
cette mesure à la
discussion.
*
Le but du diagnostic médical,
c'est la santé, la lutte
contre les
maladies qu'il s'agit précisément de repérer,
dont il faut évaluer le
danger, ainsi que les moyens de guérison. La
norme de la santé est
définie dans chaque culture, et elle fait
partie des mœurs, de telle
sorte que selon leur variation tel état
physique ou psychologique sera
jugé comme sain ou maladif. Ainsi, pour
prendre un cas évident et
facile, de nombreux comportements considérés
dans certaines cultures
comme des déviations sexuelles, à traiter
médicalement le cas
échéant, sont jugés dans d'autres comme
normaux, tolérés ou même vus
comme des ingrédients désirables d'une vie
saine. Quel est donc le
critère du diagnostic philosophique ? Il
ne peut certainement pas
être fixé par les mœurs ambiantes, comme pour
la médecine qui suppose
leur norme donnée (même si des médecins
peuvent bien, comme d'autres
membres d'une société, contribuer à modifier
ces normes), puisque les
mœurs et leurs modifications font elles-mêmes
l'objet d'un examen
critique dans la démarche philosophique, y
compris dans son aspect
diagnostique. En ce sens, le diagnostic qui
nous intéresse ne fait pas
partie d'une thérapie, n'étant pas destiné à
rétablir l'ordre normal.
S'il y a un critère à l'activité
philosophique, qui consiste entre
autres à examiner, à critiquer et à définir
les critères, c'est
nécessairement celui qu'elle se fixe
elle-même, Or, dans une démarche
foncièrement réflexive, ce critère est
inévitablement celui de sa
propre activité elle-même. Par suite, le
diagnostic philosophique doit
examiner les conditions de notre activité pour
découvrir si elles sont
ou non favorables à la philosophie ou sagesse,
et en quoi elles y sont
utiles ou nuisibles. Il s'agit donc
d'ausculter nos mœurs, nos
principes mêmes d'action ordonnée, afin
d'évaluer dans quelle mesure
elles facilitent ou empêchent la discipline
philosophique. Il s'agit
dans le même but de découvrir leurs
mouvements, leurs tendances,
d'imaginer leurs modifications possibles dans
leur rapport à cette même
discipline. Et il s'agit enfin de tenir compte
autant que possible du
fait que, dans une activité réflexive, ce
diagnostic inaugure de
lui-même certaines de ces modifications.
Quant à la méthode d'un tel
diagnostic, il serait
difficile et vain de
vouloir la définir par une série de règles à
appliquer
consciencieusement, alors que la discipline
dont il fait partie vise à
atteindre la plus grande autonomie et à se
définir essentiellement par
elle-même. Sa méthode se constitue donc
nécessairement par une
réflexion constante à partir de l'activité
même qu'elle dirige.
Cependant, bien qu'il soit impossible de la
contraindre de l'extérieur,
de la soumettre à des procédures établies
antérieurement à son propre
déploiement, elle n'est pas non plus une forme
d'activité entièrement
indéfinie, capricieuse, se lançant de tout
côté au hasard, mais bien
une discipline caractéristique, se définissant
notamment par les
principes de la réflexion et de la critique
radicales, ainsi que par la
fusion de la pensée et de la pratique. Il
serait abusif de vouloir
s'appuyer sur une telle définition incomplète
pour déduire
abstraitement la méthode philosophique du
diagnostic, en la soumettant
à tort au simple procédé du calcul symbolique.
Néanmoins, il reste
possible d'entrer dans la discipline
philosophique et d'y découvrir
certains aspects généraux de sa méthode afin
d'en définir certains
traits par le jeu de la fiction conceptuelle.
Et c'est ainsi que nous
ferons certaines remarques au sujet de la
forme que pourraient prendre
certains moments de notre diagnostic de la
modification des mœurs.
Avant d'entrer davantage dans
des considérations plus
précises,
rappelons notre situation générale dans notre
tentative de nous
ressaisir comme vivant non seulement dans des
mœurs particulières,
propres à notre société, à une culture et à un
état historique précis,
mais comme traversés aussi par ces mœurs, par
leurs tensions et leurs
mouvements, voire comme intimement constitués
par elles, et cela non
seulement dans nos manières d'agir, mais
également dans nos façons de
penser, de sentir, de percevoir, de nous
exprimer à l'intention des
autres et de nous-mêmes, car nous sommes comme
tissés par nos
habitudes, qui nous donnent notre consistance
propre, personnelle et
sociale à la fois, ou, comme on aime dire
aujourd'hui, notre identité,
individuelle et collective. Il s'ensuit qu'il
nous faut tenir compte du
fait que nos mœurs sont intimement nôtres et
qu'elles représentent
également ce qui nous rattache à la société et
ce par quoi celle-ci
nous modèle profondément, comme on le voit
bien dans le cas
emblématique de la langue, indissolublement
partie de nous et de la
communauté de ceux qui la parlent et
l'écrivent, vivants et même morts.
Cela signifie déjà, bien sûr,
que nous n'avons pas à
sortir de
nous-mêmes, à prendre l'attitude strictement
objectivante de la théorie
pour observer et étudier les mœurs, puisque
nous les trouvons en nous
telles qu'elles sont également dans notre
milieu social et culturel,
dans
la tension résultant du fait qu'elles sont
simultanément nos propriétés
et celles de ce milieu, en nous comme à la
fois intimes et étrangères.
Revenons à l'exemple de la langue. Quoi de
plus intime ? Nous la
savons, nous la comprenons presque comme nous
nous comprenons
nous-mêmes. Et pourtant, lorsque nous
disputons sur le sens d'un terme
ou d'une expression, nous savons bien que nous
ne sommes pas la seule
autorité, et nous ouvrons des dictionnaires
pour connaître cette autre
autorité que la nôtre, quoique si nous ne
connaissions pas notre
langue, tous les dictionnaires nous
resteraient inutiles, étant donné
que, pour lui donner sens, nous devons
rapporter le savoir de
l'autorité extérieure au nôtre propre. Ce lieu
à la fois intime et
ouvert, de tension entre l'intérieur et
l'extérieur, c'est celui de
notre expérience, avec toutes ses dimensions.
C'est à partir d'elle que
nous procéderons, non sous la forme d'une
introspection cherchant à se
refermer sur la vie intérieure supposée
séparée d'un sujet pensant,
mais sous la forme d'une attention à cette
expérience intime et propre,
et pourtant ouverte sur le milieu qui nous
constitue comme de
l'extérieur, en tant qu'il s'inscrit sans
cesse en nous, s'infiltrant
ou cherchant à s'imposer contre nos
résistances et jusqu'à travers
elles. C'est ainsi que nous répondrons à la
nécessité de prendre le
point de vue des idées dynamiques, celles qui
lient étroitement la
pensée, la sensibilité et l'action comme de
simples aspects
d'elles-mêmes, de sorte que nous éviterons de
voir dans les mœurs des
structures objectives inertes pour le regard
théorique, afin de les
considérer de l'intérieur, comme des réalités
actives en nous aussi
bien que dans notre société ou culture.
Autrement dit, de même qu'il
est aberrant (quoique courant dans bien des
milieux) d'utiliser des
mots que nous ne comprenons pas vraiment, de
même il est vain pour
notre diagnostic de considérer des mœurs qui
n'ont aucune racine en
nous. Certes, cela ne signifie pas qu'il soit
inutile d'observer les
mœurs des gens autour de nous, car au
contraire, dans la mesure où nous
les comprenons, elles nous rendent attentifs à
nos propres mœurs,
parfois à des habitudes constituées et
entièrement actives en nous,
parfois à d'autres, inchoatives, faibles ou
réprimées en nous. Ainsi,
tel comportement physique que nous n'avons
pas, nous le comprenons
pourtant, non pas tant du fait que nous y
serions portés sous cette
forme, mais parce que notre imagination sait
le produire et en a ainsi
une certaine habitude, sans laquelle le
comportement observé des autres
nous resterait tout à fait énigmatique. C'est
d'ailleurs l'un des lieux
où intervient d'une manière très concrète pour
nous la modification des
mœurs. Car ces habitudes en imagination, en
quelque sorte, agissent
comme des invitations ou comme des
provocations, qui nous poussent à
modifier d'autres habitudes pour accepter ou
repousser celles que nous
présente, comme en personne, l'imagination.
A vrai dire, on peut se
demander à quel point
l'observation représente
un moment important de notre diagnostic, parce
que nous n'avons pas
tant à chercher à comprendre la façon dont
d'autres vivent qu'à
réfléchir au rôle des mœurs dans notre propre
mode de vie. Or ne
savons-nous pas comment nous vivons, et ne
sommes nous pas conscients
de nos propres habitudes, qui ne sont pas des
processus cachés et
insensibles, comme ceux de la croissance des
cheveux sur notre tête,
mais bien nos manières plus ou moins
ordinaires d'agir ? Bien que
nous ne soyons pas attentifs à chacune de nos
actions habituelles, nous
en avons pourtant une certaine conscience,
sinon très claire et sous
une forme conceptuelle, permettant à cette
connaissance de s'expliquer
dans un discours bien articulé, du moins sous
la forme d'un sentiment,
ce qui n'est pas à négliger lorsqu'il s'agit
de tenir compte justement
des idées dynamiques. Le problème semble donc
être de traduire
éventuellement dans la fiction conceptuelle de
tels sentiments, plutôt
que de les observer, à moins qu'on ne nomme
aussi observation cette
direction de l'attention vers les sentiments
obscurs afin d'introduire
quelque clarté et distinction en eux. Mais ces
mœurs qui déterminent
nos actions habituelles n'ont pas qu'une
présence actuelle, elles ont
aussi une histoire. Je n'entends pas ici leur
histoire sociale, mais
celle qu'elles ont eue et conservent en nous,
puisque nos habitudes se
sont formées et ont évolué. Ce mouvement reste
inscrit en elles et dans
notre mémoire, mais il doit être retrouvé, ou
observé. Et nous savons
que l'observation des autres sert à celle de
nous-mêmes, comme
l'inverse aussi.
Il reste vrai que ce qui nous
intéresse, ce n'est pas
l'ensemble des
mœurs de notre société comme tel, mais bien
celles qui sont pertinentes
pour la discipline philosophique. Ce point de
vue auquel nous nous
plaçons pour faire notre diagnostic n'est pas
celui de n'importe qui
dans notre milieu social, une infime minorité
des gens se souciant
vraiment de philosophie. Or par rapport aux
systèmes communs des mœurs,
ce point de vue suppose précisément une
organisation un peu différente
des habitudes chez ceux qui s'y placent, dans
la mesure où la
discipline philosophique elle-même implique
des désirs, des sentiments,
la formation d'habitudes de penser, de sentir,
d'agir particulières,
qui n'apparaissent pas que sous la forme d'un
idéal à atteindre, se
dessinant à distance, sans encore nous
affecter, et pensable comme tel
par n'importe qui. Non, le désir philosophique
et une certaine réforme
correspondante des habitudes sont déjà
nécessaires pour la construction
du point de vue à partir duquel le diagnostic
doit être fait. C'est
pourquoi seuls ceux qui ont déjà acquis
quelque chose de la discipline
philosophique peuvent s'y placer. Et cette
discipline est déjà quant à
elle une entreprise réfléchie de modification
des mœurs, qu'elle soit
avancée ou qu'elle n'en soit qu'à ses débuts.
Par conséquent, en
s'observant, ce que découvrira l'auteur d'un
diagnostic philosophique,
c'est un autre système de mœurs et une autre
dynamique de ce système
que celui de personnes non engagées dans la
démarche philosophique. Et
s'il lui est utile d'observer aussi les mœurs
de son milieu, c'est
parce qu'il les partage néanmoins et qu'il a
partagé avec ses
compatriotes une partie de sa propre histoire,
qu'ils peuvent lui
rappeler, en lui montrant aussi comment ces
mœurs communes peuvent
demeurer étrangères à celles de la
philosophie, voire les exclure. A
cause de l'importance de cette histoire, c'est
à la mémoire, notamment
à la mémoire dynamique inscrite dans nos
sentiments, que l'observation
diagnostique devra recourir principalement.
*
Vu que l'auteur du diagnostic
est déjà engagé dans les
voies de la
philosophie, et que pour cela il a dû se
former quelques habitudes
différentes de celles de son milieu (à moins
que par impossible il ne
vive entièrement parmi des philosophes), il
peut distinguer
grossièrement en lui deux types d'habitudes, à
savoir celles qui se
sont formées en lui naturellement, et celles
qu'il s'est lui-même
formées à dessein dans sa recherche de la
sagesse. A première vue,
seules les mœurs communes appellent le
diagnostic, puisque les autres
ont déjà été choisies en fonction de leur
utilité pour la philosophie.
Mais ce jugement demande aussi à être critiqué
et repris. Les mœurs
philosophiques ne sont donc pas exclues du
diagnostic, quoiqu'il reste
vrai que les mœurs communes doivent
représenter ses objets privilégiés
pour l'enquête générale que nous entreprenons.
Cette enquête commencera
naturellement par parcourir
les mœurs en les
envisageant sous la forme dans laquelle elles
se donnent d'abord, à
savoir comme des habitudes singulières, ou
formant des compositions
relativement limitées et capables de se
distinguer facilement dans
l'ensemble des comportements. En se
concentrant sur chacune d'entre
elles, il est possible d'en tenter la
définition et de la rendre
repérable et susceptible d'être examinée dans
diverses circonstances,
de manière à en observer les effets et à
évaluer leurs avantages et
désavantages pour la démarche philosophique.
Cette façon de procéder
s'impose comme naturelle, et elle a son
importance. Toutefois, le
diagnostic ne doit pas s'en tenir là. D'abord,
bien sûr, parmi les
effets de ces habitudes, il faut tenir compte
de ceux qui les modifient
en retour, et qui les insèrent par conséquent
dans un mouvement où
elles constituent des enchaînements à travers
ces évolutions. Mais il
faut aussi remarquer que les mœurs ne sont pas
des ensembles d'éléments
relativement isolés les uns des autres, mais
qu'elles tendent à
s'agencer entre elles, formant des systèmes à
de nombreux niveaux,
allant du simple engrenage de quelques
habitudes plus simples jusqu'au
système plus ou moins cohérent de l'ensemble
des mœurs d'un groupe
social ou d'un individu. Aussi, envisagées
dans ces combinaisons dont
elles font partie, les diverses habitudes
peuvent produire en commun
des effets bien différents de ceux qui
résultent d'elles seules, à
l'état séparé ou supposé séparé. Et par suite,
leur valeur pour la
discipline philosophique peut changer
beaucoup, voire s'inverser, selon
les agencements dans lesquels on les
considère. Par exemple, la coutume
de la franchise morale dans la liberté de
critiquer sans gêne les
actions des autres, en fonction de ses propres
convictions, semble par
elle-même inciter chacun à s'examiner
davantage, ce qui favorise les
habitudes critiques de la philosophie. Et
c'est bien ainsi qu'elle
agira lorsqu'elle se trouvera liée à d'autres
coutumes de tolérance
face à la liberté d'action et de pensée de
chacun. En revanche, elle
aura l'effet contraire, liée à des coutumes de
contrôle moral des
opinions et actions des membres de la
communauté, imposant le respect
des conventions et la crainte de critiquer, et
dissuadant alors de
l'attitude philosophique.
D'ailleurs, le système des
mœurs dans une société
n'est pas homogène,
constitué d'une articulation de divers
sous-systèmes, étagés à de
multiples niveaux, valant pour tout le monde.
Les membres d'une société
partagent en partie de mêmes mœurs, mais ils
en ont également de plus
particulières à divers groupes, et souvent,
ils vivent eux-mêmes,
passant plus ou moins régulièrement des uns
aux autres, dans plusieurs
sous-ensembles de mœurs diverses, qui
s'organisent bien ou mal dans le
système global. On peut donc repérer des
sortes de zones de mœurs liées
à divers types d'activités (comme le travail,
les vacances et les
loisirs, les sports, la vie politique, etc.),
à des disciplines (comme
dans le monde des sciences, des sports, des
arts, où nombre d'habitudes
sont liées aux disciplines particulières
elles-mêmes), aux métiers (où
des habitudes spécifiques se rattachent bien
sûr à la pratique même du
métier, mais où les coutumes diffèrent
également dans les rapports
sociaux selon les milieux professionnels), à
des lieux de la vie
publique (tels que bars, cafés, lieux de
spectacles, magasins, ayant
chacun un ensemble de mœurs propres, non
interchangeables), à des types
d'activité généraux déterminés par des
dispositifs techniques et des
ensembles de règles (comme dans la circulation
automobile ou l'usage de
divers moyens de transports), à des pratiques
rituelles (dans les
religions, les diverses sphères de politesse
ou les tribunaux), à des
milieux artificiels (comme ceux des médias),
ou à des modes de
communication (comme l'usage de la langue et
de jeux de gestes et
d'expressions avec leurs variantes selon les
milieux et les
situations). Certaines de ces zones concernent
presque tout le monde
dans une société, les gens passant des unes
aux autres et mettant en
œuvre chaque fois les jeux d'habitudes
appropriés ; d'autres sont plus
exclusives à des parties plus ou moins
restreintes de la société. Selon
les zones où nous nous trouvons, nous activons
des ensembles
d'habitudes différents, un peu comme des
personnages intégrés à notre
personne globale. Et pour ceux qui vivent
souvent dans des zones
particulières, plus ou moins exclusives, c'est
un peu comme s'ils
passaient une partie de leur vie dans un autre
monde que le reste de la
société. Or, malgré la certaine unité entre
les mœurs particulières à
chaque zone du fait qu'elles se composent dans
les mœurs d'une société
plus large, chacun de ces systèmes spéciaux
peut avoir un caractère
différent, ainsi que des mœurs parfois
différentes des plus générales,
ou opposées à elles, si bien que par exemple,
les mœurs d'un juge, ou
d'un sportif, ou d'un passionné de concerts,
ou d'un pilier de bar, ou
d'un conducteur toujours en route, peuvent
différer passablement des
mœurs les plus communes, comme de celles des
habitants de ces autres
mondes particuliers. Et l'on peut imaginer que
la manière dont ces
divers systèmes de mœurs favorisent ou non la
philosophie peut être
extrêmement variable aussi, ce qui complique
notre diagnostic. Il y a
bien sûr la difficulté venant du fait que
certains de ces mondes dans
notre société nous sont moins accessibles,
mais aussi celle qui vient
de ce que nous avons en nous-mêmes, non pas un
seul système
d'habitudes, mais plusieurs, qui n'ont pas
tous les mêmes caractères.
C'est un point dont il faut se souvenir, car
il est bien vrai que nous
sommes à divers niveaux multiples, faits de
plusieurs personnages plus
ou moins complets, dont les aptitudes à la
philosophie ne sont pas les
mêmes.
Il importe aussi de remarquer
que les relations entre
ces diverses
zones de mœurs ne sont souvent pas aussi
directes qu'il ne paraît, et
que, au contraire, elles peuvent se rapporter
les unes aux autres à
travers des contradictions directes
apparentes. L'exemple du langage,
sans être le seul, est le plus considérable et
aussi le plus visible.
Nos discours servent principalement à
signifier et à exprimer ce que
nous pensons, au sens large du terme. Mais
nous savons qu'ils ont
également un emploi opposé, en tant qu'ils
permettent aussi de cacher
justement nos pensées en en feignant d'autres.
Bref, pour simplifier,
nous pouvons dire la vérité ou mentir. Ce
second usage s'ancre dans
notre aptitude à la ruse et à la feinte,
c'est-à-dire dans notre
capacité de considérer nos gestes et les
signes que nous utilisons en
fonction des effets voulus, plutôt que comme
signes directs de nos
pensées réelles. Cette possibilité de tromper
vient donc de notre
conscience du fonctionnement des signes,
supposant la possibilité de
les envisager en eux-mêmes, comme des outils à
notre disposition, et
non seulement comme des effets naturels de
notre comportement. Or dans
les langues, les symboles sont très détachés
de notre vécu, et traités
comme des outils extérieurs à nous et formant
même des systèmes doués
de règles propres, gouvernant de façon en
partie autonome leurs
propriétés logiques, grammaticales et
lexicales. Comme les langues ne
sont pas des êtres naturels, cette grande
autonomie symbolique
correspond à des structures relativement
autonomes dans notre propre
pensée. Nous possédons en effet des habitudes
spécifiques de traitement
des symboles, passablement indépendantes de
celles qui régissent nos
idées, dans le sens dynamique du terme. Nos
discours au sujet même de
ce que nous pensons et de nos autres
habitudes, dépendent donc aussi de
mœurs propres au monde du discours, dont les
liens directs avec les
mœurs d'autres zones peuvent être très lâches,
nous portant souvent à
des propos sur nos mœurs qui ne les
représentent pas, mais expriment
seulement certaines mœurs discursives. Le
phénomène est bien connu dans
les discours moraux, qui affirment souvent des
valeurs contredites en
pratique par ceux-mêmes qui les proclament
avec le plus de zèle. C'est
parfois l'effet d'une volonté de mentir. Mais
c'est très souvent aussi
le simple effet de jeux différents de mœurs,
conduisant à suivre dans
l'usage des symboles des habitudes propres,
largement indépendantes de
celles de notre pensée effective et de nos
actions réelles. On voit ici
l'importance de tenir compte de la différence
des zones de mœurs (ou
des systèmes sectoriels d'habitudes) pour
éviter de transférer à tort
les observations des unes aux autres et de
tomber dans l'erreur de
considérer automatiquement, surtout dans les
questions morales, les
discours comme révélateurs d'autres mœurs que
celles du discours
lui-même, la morale effective devant être
tirée des comportements
effectifs. D'ailleurs, le rapport entre ces
zones différentes, là où
elles entrent en tension ou s'harmonisent, est
un objet fort
intéressant pour notre diagnostic. Nous avons
vu par exemple quelle
importance avait pour le philosophe la
conscience de la différence
entre les enchaînements symboliques et la
cohérence des idées
dynamiques, obligeant à maîtriser les
particularités de l'outil
symbolique, plutôt que de se laisser fourvoyer
dans les illusions qu'il
tend à créer — ou qu'il permet d'engendrer
notamment dans l'usage
idéologique du discours.
Parmi les zones de mœurs, il
en est une qui nous
concerne
particulièrement, celle des institutions sur
lesquelles on fait flotter
l'étendard de la philosophie (pour reprendre
l'image de Schopenhauer),
c'est-à-dire principalement les institutions
scientifiques et
scolaires, dont les universités avec leurs
départements de philosophie
et toutes leurs activités instituées, tels que
les colloques, la
participation aux
sociétés savantes, les publications, dont
celle des articles dans les
revues dites
savantes, les rencontres de recherche et la
subvention de cette
recherche. Voilà des mœurs spécifiques qui
nous touchent immédiatement
puisque c'est dans ce cadre que nous menons
notre diagnostic, et donc
dans le cadre des coutumes universitaires
telles qu'elles guident la
recherche en philosophie et dans d'autres
disciplines voisines. A
première vue, ces coutumes devraient figurer
celles de la discipline
philosophique elle-même, étant donné que ces
institutions visent
officiellement à la rendre possible et à la
développer. Mais, bien sûr,
cette prétention est aussi l'un des objets de
notre diagnostic
justement, et par chance l'expérience de ce
milieu fait partie de
celles que nous partageons dans notre
séminaire.
Non seulement les mœurs
tendent à s'organiser dans des
ensembles
différents selon les zones d'activité
habituelle, mais elles règlent
également les rapports entre ces zones, selon
des formes parfois
générales dans une culture, parfois plus
spécifiques aux
relations de chacune ou de certaines des zones
particulières. Par
exemple, certaines coutumes mettent en
relation d'harmonie ces zones,
leur retirant une partie de leur autonomie
dans la mesure du possible,
tandis que d'autres les clivent, interdisent
les transitions directes,
forcent à des sauts des unes aux autres, voire
les mettent en
opposition, créant des liens d'inversion.
Ainsi, pour revenir à la zone
de l'usage du langage, dans certaines cultures
la parole donnée engage
très fortement l'action promise, si bien que
la coutume entraîne
généralement le passage entre le discours et
le comportement
correspondant, tandis que dans d'autres, ce
lien reste faible, ou ne
concerne sérieusement que certaines formes de
signes, comme les
contrats écrits, voire rédigés selon des codes
légaux précis, laissant
place à mille tromperies plus ou moins admises
et parfois requises dans
certaines professions. Peut-être certaines
cultures tendent-elles à la
plus grande harmonie entre les diverses zones,
tandis que d'autres
visent à les rendre indépendantes. Mais en
général, il faut examiner le
cas des rapports précis entre chaque couple ou
groupe de zones
diverses, afin de voir quelles mœurs
effectuent d'ordinaire les liens.
Et il se peut qu'il faille considérer plus de
deux zones. Ainsi, dans
telle culture, on pourra tromper en affaires,
mais pas dans d'autres
domaines de la vie, ou bien dans certains
secteurs des affaires, comme
la vente, mais non dans d'autres, comme la
reconnaissance des dettes.
Ou encore, on pourra utiliser la ruse dans la
guerre, mais exiger la
franchise dans la déclaration de la guerre,
alors que d'autres cultures
jugeront ce comportement malavisé et
préféreront faire la guerre sans
la déclarer et en recourant déjà à la ruse
pour feindre la paix, si
bien que dans la première de ces cultures, la
guerre et la paix
formeront deux zones très distinctes, mais non
dans la deuxième. Il y a
des mouvements également dans ces relations
entre les zones, les mœurs
de l'une tendant dans certaines circonstances
à modifier celles
d'autres. Et l'on peut se demander si les
personnalités, en tant que
structures d'habitudes organisées en
personnages, ne sont pas bien
différentes selon la manière dont ces
personnages se différencient, se
séparent, s'influencent et s'intègrent ;
ces diverses structures
pouvant être plus ou moins favorables à la
formation de personnalités
philosophiques.
La considération des mœurs
importe pour la philosophie
en tant qu'elle
permet de tenir compte du rapport intime non
seulement entre la pensée
et l'action, mais également entre la réflexion
et les conditions
réelles, concrètes, dans lesquelles elle peut
avoir lieu. En effet,
quoiqu'elles soient des productions et en
partie des inventions
humaines, les habitudes dépendent également
fortement des situations
dans lesquelles elles se forment et
s'exercent. Aussi toutes les
habitudes ne sont pas possibles dans n'importe
quelles circonstances,
et elles ne peuvent se modifier aussi que
selon les circonstances, même
si, bien entendu, elles contribuent également
à transformer ces
situations dans une certaine mesure. Il est
donc intéressant pour notre
diagnostic de repérer les points d'ancrage
réels des mœurs. Elles
doivent évidemment prendre appui sur la
nature, à la fois la réalité
physique de notre milieu et la réalité
physiologique et psychologique
de notre propre nature, comprise avec toutes
ses possibilités de
variation. Ayant un caractère historique,
elles sont toujours déjà
données à chaque génération et à chaque
individu, et ne peuvent se
modifier qu'à partir de ce conditionnement
historique interne au monde
des mœurs. Mais cette histoire dépend aussi de
la grande souplesse de
la nature humaine et de sa possibilité
justement de varier fortement en
partie à partir des modifications que les
individus et les sociétés
produisent eux-mêmes. Ce type de modification
est dû à la capacité
d'invention qui caractérise la pensée humaine,
et qu'on peut attribuer,
traditionnellement, à son imagination. Or
celle-ci apparaît comme douée
d'une aptitude essentielle, à savoir celle de
produire des fictions. Et
comme celles-ci ne sont pas sans causes, elles
ont également une
réalité historique aussi bien qu'un rapport à
l'ensemble de la
situation de ceux qui les produisent.
Autrement dit, les fictions
découlent également d'un certain nombre
d'habitudes de penser ou
d'imaginer, transmises également à travers les
fictions produites comme
telles, présentes dans le monde de la culture
sous diverses formes,
telles que non seulement les outils et tous
les produits de la
technique, mais également les mythes, les
contes, et nombre d'œuvres
d'art. Par conséquent, parmi les conditions de
la modification des
mœurs, il y a ces instruments et ces coutumes
de l'imagination, ou si
l'on veut le monde artificiel et fictif, qui
intéressent notre
diagnostic.
Il faut assurément considérer
particulièrement les
désirs à certains
égards fondamentaux de notre nature, qui
doivent être satisfaits d'une
manière ou de l'autre et donc donner lieu à
des mœurs correspondantes
pour que l'individu et la société puissent
subsister, à savoir les
besoins. Nos besoins de nourriture, d'air, de
repos, d'hygiène, etc.,
organisent autour d'eux des noyaux
relativement durs du système des
mœurs, dont la modification n'est pas facile,
et qui, sans déterminer
simplement l'ensemble des mœurs, influent
fortement sur leur caractère.
Il va de soi que nous avons l'habitude de
manger par exemple. A cause
de leur caractère indispensable, les besoins
avec les activités
nécessaires pour les satisfaire semblent
devoir représenter des sortes
de points fixes, similaires dans toutes les
sociétés et peu sujets aux
modifications. Et cela vaut largement pour les
habitudes qui leur sont
directement liées, proches des mouvements
instinctifs, comme celle de
mâcher, de porter les aliments à la bouche par
les mains, etc. Mais
elles se diversifient aussitôt dans les
manières plus précises de le
faire. On mâche lentement ou rapidement,
longuement ou brièvement, en
ouvrant la bouche ou en gardant les lèvres
fermées, en faisant du bruit
ou en silence, etc. Et dès qu'on considère les
coutumes plus vastes
dans lesquelles s'intègrent ces mouvements,
les variations augmentent
beaucoup : on mange seul ou en compagnie,
des mets frustes ou
cuisinés, à heures fixes ou n'importe quand,
en conversant ou en
silence, avec des ustensiles ou à mains nues,
avec des gestes
caractéristiques, parfois organisés selon des
rites plus ou moins
compliqués, etc. Bref, la relative constance
des besoins n'entraîne pas
des mœurs prédéterminées, ni ne les oblige à
rester immuables. Comme
les coutumes liées à nos besoins sont
variables et relativement
contingentes, leur choix est donc significatif
et appelle l'examen
critique. D'autre part la manière dont ces
habitudes s'insèrent dans le
réseau des mœurs définit aussi l'importance
relative des différents
besoins, dans leur rapport entre eux et avec
les autres désirs. Or ces
hiérarchies ne sont pas indifférentes pour la
discipline philosophique.
Par conséquent, on aurait tort de croire par
exemple que, puisqu'il
faut bien manger, les actions qui s'y
rapportent correspondent
simplement à des nécessités qu'il est inutile
de discuter, ou que,
pourvu qu'elles parviennent à la satisfaction
recherchée du besoin
considéré, de telles coutumes indispensables
sont indifférentes parce
qu'elles s'expliquent en fin ce compte par
cette nécessité et relèvent
d'un souci simplement technique.
Si les besoins font partie des
nécessités de la vie,
et sont
relativement fixes, on voit qu'ils
n'entraînent que peu la rigidité des
mœurs, qui peuvent se modifier fortement
autour d'eux, voire les
moduler en partie. Néanmoins, la question de
la souplesse ou de la
rigidité des mœurs nous intéresse beaucoup,
puisque, les diverses
cultures (à l'exception de celles
d'éventuelles très petites
communautés de philosophes) étant étrangères à
la discipline
philosophique, celle-ci ne peut se développer
que par la modification
des mœurs ambiantes. On peut donc penser que
plus les mœurs sont
souples et capables de changement, et surtout
de modifications libres,
individuelles, plus elles sont favorables à la
philosophie, tandis
qu'une extrême rigidité en fait des obstacles
difficilement
surmontables. Pour évaluer les dispositions
des mœurs à la
transformation philosophique, il importe donc
de les sonder également
sur la rigidité générale de leur système,
comme sur la souplesse ou
rigidité des diverses zones de mœurs et des
coutumes particulières. La
liberté d'expression, par exemple, non
seulement légale, mais dans les
relations sociales concrètes, importe
naturellement. Mais la tolérance
aux comportements bizarres, excentriques
(lorsqu'ils ne nuisent
directement à personne), importe peut-être
autant. Une morale
intransigeante et totalitaire (s'étendant à
toutes les mœurs) forme un
grave obstacle, mais la pure anarchie peut
être aussi un empêchement,
non par la liberté qu'elle laisse, comme
telle, que par les mœurs
qu'elle impose en contrepartie, comme celles
de la lutte perpétuelle
directe dans tous les domaines de la vie, qui
enchaînent la pensée à
ses tracas. Ce que notre diagnostic doit donc
établir, c'est davantage
la carte des lieux de rigidité et de
souplesse, en fonction des
intérêts de la discipline philosophique.
Dans ce sens, il est utile de
chercher quels sont les
facteurs de
modification des mœurs, dans l'environnement,
dans la culture, dans les
techniques, dans les idées ou ailleurs. Les
mœurs changent en effet, et
leur évolution nous importe, selon qu'elle va
dans un sens favorable ou
non à la philosophie. Or la découverte des
raisons de ces changements
permet de les renforcer ou de les
contrecarrer, non seulement au niveau
de la vie sociale et politique, mais également
au niveau individuel, vu
que les causes de ces changements sont
généralement à l'œuvre en nous
aussi dans la mesure où nous participons aux
mœurs communes. Par
exemple, si nous découvrons des
transformations conduisant à une
soumission toujours plus grande de la pensée
et des comportements à des
autorités quelconques, un conformisme
croissant et intolérant, il ne
nous suffira pas de dénoncer une telle
évolution, mais il conviendra de
découvrir ses
principes actifs, pour les combattre en nous
et, si possible, dans la
société.
Nous savons que les mœurs ne
sont pas une réalité
qu'on puisse
entièrement objectiver pour la survoler,
l'étudier et agir sur elle de
l'extérieur, par de simples techniques, mais
que nous sommes immergés
en elles, incapables d'agir sur elles
autrement que partiellement,
puisque nous devons toujours le faire de
l'intérieur, à partir
d'elles-mêmes. On aurait tort de croire pour
autant que les mœurs
soient une réalité autonome sur laquelle il
est vain de prétendre
influer. Au contraire, les habitudes, si elles
se forment bien en nous
pour ainsi dire d'elles-mêmes, le font
pourtant dans le contexte de nos
désirs, et de telle manière qu'elles puissent
donner lieu à la
réflexion et à l'entreprise consciente de les
former et réformer, même
si c'est chaque fois en partie seulement.
L'entreprise d'agir sur les
mœurs, au niveau individuel et social, n'est
donc ni vaine ni rare. Il
s'ensuit une sorte de lutte de ces diverses
tentatives de les modifier
en des sens différents. Autrement dit, la
modification des mœurs doit
également se comprendre en fonction des enjeux
plus ou moins explicites
des partis qui s'y livrent avec divers succès,
à tous les degrés et
dans bien des intentions différentes. Parmi
ces tentatives, il est
intéressant de noter que certaines visent à
empêcher les modifications,
à part celles qui contribuent à stabiliser le
système des mœurs, soit
en entier, soit dans certains secteurs. Dans
la mesure où elles
réussissent, elles forment des coutumes
destinées non pas à réaliser
des
buts propres, mais à fixer et à défendre
d'autres mœurs. Il faut donc
en tenir compte pour éviter de se fourvoyer en
estimant leurs effets.
Cela ne signifie pas d'ailleurs que ces mœurs
servant de murailles ou
de pièges, ne puissent pas agir à l'occasion
dans des sens tout
différents de ceux qui étaient prévus.
Un exemple de ces dispositifs
de défense de certaines
mœurs à protéger,
à renforcer, à perfectionner et à répandre,
est la manière de penser
très fréquente de nos jours, selon laquelle
nous vivrions au-delà de la
période historique des us et coutumes, dans
une nouvelle civilisation
sans mœurs (au sens où celles-ci sont
arbitraires), guidée par des
principes moraux prétendus universels, tels
que les droits universels
de l'homme, et selon des calculs rationnels
d'utilité économique et
technique, permettant la satisfaction de
besoins identifiés comme
faisant partie de la pure nature humaine. Le
système de mœurs protégé
par ce genre d'idées est en gros celui de la
culture américaine,
refusant son caractère historique et
contingent, et posant le mode de
vie américain et l'Américain normal idéal
comme les modèles d'une vie
et d'un type d'homme purement naturels et
rationnels. Vivre à
crédit, dans une petite maison de banlieue
avec deux salles de bain et
sa petite famille, parler anglais, manger des
hamburgers et boire du
Coca Cola, regarder la télévision en
grignotant des cacahouètes, tout
cela, nous apprenons que ce n'est pas les
formes contingentes que les
mœurs ont prises dans une civilisation
historiquement déterminée, mais
la
manière de vivre de l'homme naturel,
rationnel, universel, révélée dans
la civilisation qui a la première transcendé
l'histoire. Ceci posé, si
quelqu'un propose d'autres façons de penser et
d'agir, c'est qu'il ne
parvient pas à se sortir des coutumes ou qu'il
y retombe, au lieu de
dépasser les mœurs comme l'Américain normal
idéal. Cette idée n'est pas
bien sûr la simple abstraction par laquelle
nous l'avons présentée.
Elle est un ensemble de mœurs touchant la
pensée, le discours, des
symboles visuels et auditifs, et de nombreuses
manières de faire
concrètes. Et c'est tout ce dispositif moral
qui doit interdire toute
prétention raisonnable à d'autres mœurs.
Pour nous qui croyons que même
le plus parfait sage
n'est pas l'homme
universel, qu'il vit dans la contingence
historique et pense comme il
vit, la connaissance de nos mœurs reste
essentielle. Et comme nous ne
croyons pas davantage que nous puissions être
conduits par une pure
raison, affranchie des passions, celles-ci
nous paraissent mériter tout
à fait notre attention et nos soins. Or
précisément, entre les passions
et les mœurs, le lien est intime, puisque les
passions sont le ressort
de l'action, y compris de l'habitude. C'est
pourquoi les sentiments qui
s'expriment dans un individu ou une société
indiquent aussi les mœurs
correspondantes, ainsi que leur poids dans le
mode de vie qu'elles
contribuent à former. Les mœurs, nous le
savons, ne se limitent pas à
l'aspect pour ainsi dire mécanique de
l'habitude, mais elles organisent
le monde des sentiments, en maintiennent
l'ordre, et par là ce qui
donne sens au monde et à la vie. Bref, la
connaissance des passions
impliquées dans les mœurs fait accéder à leur
évaluation interne, à
leur puissance de donner sens à tout ce
qu'elles impliquent. Ainsi
notre diagnostic ne rencontre pas simplement
des phénomènes étrangers à
lui, relativement passifs, mais des puissances
de même genre, dont la
critique se heurte à une évaluation active et
éventuellement
concurrente dans son objet, avec laquelle elle
peut entrer en
discussion, en la transportant aussi dans la
fiction conceptuelle.
Comme les mœurs agencent les
systèmes des habitudes
des sociétés et des
individus, elles ordonnent également les
passions. Or le sens de la vie
dépend non seulement de la qualité et de
l'intensité des sentiments,
mais également de leur ordre, qui combine
leurs puissances, les compose
en de nouvelles passions, et par là définit de
diverses manières le
sens de l'existence. En outre, selon que les
puissances passionnelles
se composent en augmentant leur puissance, ou
s'usent les unes les
autres, en la diminuant, la vie vécue dans
telles ou telles mœurs a
plus ou moins de sens. Nous avons vu que le
système des mœurs d'un
individu constitue son caractère, sa manière
d'être et d'agir
relativement stable. Or c'est dans cette
personnalité que l'individu
trouve et exprime son sens, tel qu'il
l'éprouve et tel que les autres
le perçoivent dans ses manières habituelles
d'agir. Les cultures
promeuvent chacune des types de caractères à
travers les mœurs et les
zones de mœurs qui les constituent. C'est dans
ces caractères typiques
que se perçoit leur sens, et il est donc très
utile pour notre
diagnostic de ne pas envisager les mœurs
seulement isolément et dans
leurs regroupements partiels, ni dans les
seules configurations comme
impersonnelles qu'on y peut découvrir, mais
également dans ces types de
caractères où elles s'expriment ultimement.
C'est d'ailleurs également
là que les membres d'une culture tendent à se
juger aussi bien
eux-mêmes que les uns les autres. Ce jugement
vise la simple
correspondance à des modèles fixes dans les
sociétés très
conventionnelles. Il est bien plus complexe
dans celles qui permettent
ou suscitent des caractères très différenciés
et qui encouragent même
une certaine invention de mœurs et
l'originalité. Ce jeu de la
réflexion de soi à travers les mœurs et les
caractères qu'elles
produisent ou suscitent, est naturellement
très important à considérer
pour évaluer à quel point il favorise ou non
la réflexion et
l'invention philosophiques.
D'une manière générale, les
capacités des mœurs de
donner, de fixer ou
d'ouvrir le sens, sont des circonstances qui
intéressent
particulièrement notre diagnostic. Et il est
important de découvrir en
elles les lieux d'invention d'un côté, et de
fermeture et d'intolérance
de l'autre.
*
Ces quelques remarques
suffiront pour guider au départ
le diagnostic
auquel je vous invite. Il se nourrira de son
propre mouvement au fur et
à mesure de la recherche et des discussions,
qui pourront commencer par
prendre pour objet cette introduction
elle-même.
Gilbert
Boss