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Philosophie et pratique >>

 

L’art de philosopher
(2)

Automne 2022

Annonce

L’art de philosopher est une espèce de l’art de vivre, puisque le philosophe, amoureux de la sagesse, se passionne pour la manière de vivre le mieux possible, c’est-à-dire de mener la vie la plus heureuse. Certes, on dira qu’il cherche la vérité, et c’est bien vrai. Mais il s’agit de la vérité permettant la lucidité, indispensable à la sagesse effective ou au bonheur réel. Les spéculations sur le bonheur et ses conditions ne seraient guère utiles si elles ne servaient pas à atteindre concrètement, pratiquement, le bonheur désiré. Savons-nous ce qu’est le bonheur ? Nous en avons au moins une opinion, souvent générale et assez bien partagée dans notre milieu social plus ou moins large. Sans aucun doute, nous savons que le bonheur lui-même se sent, se rêve peut-être, mais ne se résume pas à un concept théorique. Il faut le chercher dans nos sentiments, dans notre organisation sentimentale. Si nous ne sommes pas véritablement heureux, comme c’est d’habitude le cas, c’est dans ces sentiments, dans leurs conditions intérieures et extérieures qu’il nous faut en chercher la cause, ainsi que les raisons qui nous empêchent de l’être. Cette recherche se caractérise par le fait qu’elle ne vise pas un savoir théorique général, mais une connaissance singulière, personnelle. Elle exige donc une méthode adaptée. D’autre part, il ne s’agit pas d’apprendre comment notre situation se décrit objectivement, mais comment nous nous situons par rapport à ce que nous voudrions être. La méthode pour y parvenir est celle du diagnostic, et plus précisément, dans notre cas, celle du diagnostic philosophique. C’est à sa pratique que j’invite dans ce séminaire.

Lectures :

  • Montaigne, Essais
  • Stirner, L'unique et sa propriété
  • Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra
  • Bergson, La pensée et le mouvant
  • Musil, L'homme sans qualités
  • Hesse, Le jeu des perles de verre
  • Gilbert Boss, Jeux de concepts
  • Création collective de l'atelier Utopies, @
 

Introduction

Thème

Ce séminaire est le second d’une série de trois, consacrés à l’art de philosopher, un thème qu’il abordera sous l’angle du diagnostic philosophique. L’idée d’un art de philosopher peut étonner à plusieurs égards. Comparons-la donc à une autre, plus familière, celle des techniques de la philosophie. Dans les deux cas, il s’agit de méthode, et l’on sait à quel point le souci de la méthode est essentiel dans la pensée philosophique, car celle-ci est une entreprise concertée, menée avec réflexion et conduite lucidement, accordant une grande importance à la manière dont elle procède. Quand on parle de techniques, on se représente des manières de procéder souvent déjà éprouvées, qu’on peut expliquer et enseigner, parce qu’elles ont une certaine stabilité et qu’elles sont d’habitude décomposées en une série d’étapes qui s’ajustent les unes aux autres pour produire normalement le résultat prévu. Lorsqu’on parle d’art, on pense plutôt à une manière un peu différente d’aborder les choses. On imagine davantage de souplesse et d’invention dans la façon de procéder, de sorte que, par exemple, l’enseignement de ce genre de méthode est plus difficile et peut-être impossible à la limite. Car enseigne-t-on l’invention, sinon de manière indirecte ? En fait, la distinction n’est pas si tranchée, parce qu’il y a des techniques dans les arts, et parfois quelque forme d’art dans les techniques, notamment dans leur invention ou leur adaptation à des situations spéciales. Pour l’essentiel, dans la formation artistique usuelle, on se concentre justement sur ces techniques qui font partie des divers arts et qui ont une consistance donnant aisément prise à leur enseignement. Mais la connaissance et l’habileté techniques ne suffisent pas à faire le véritable artiste, et l’on distingue couramment entre la maîtrise technique et l’expression artistique. Ainsi, une connaissance parfaite de la perspective, la capacité de reproduire exactement un modèle, la sûreté du trait et du coup de pinceau, aussi importantes puissent-elles être, ne suffisent pas à l’accomplissement dans l’art du dessin ou de la peinture, sans l’invention et un sens esthétique difficile à définir. Même à la frontière du sport et de l’art, dans le patinage artistique notamment, on juge la valeur artistique en plus de la performance technique. Cette différence entre l’art et la technique a-t-elle également lieu en philosophie ? Qu’il y ait des techniques de la philosophie, cela ne fait guère de doute. Cette discipline ne requiert-elle pas une parfaite habileté logique et linguistique, par exemple ? Mais au meilleur logicien et au plus correct écrivain ou orateur, il manque quelque chose pour être philosophe, et ce qui leur fait défaut, ce n’est pas simplement quelque savoir technique supplémentaire. De même qu’on forme dans les conservatoires de musique quantité d’instrumentistes habiles mais dépourvus de vrai sens musical, de même on voit sortir des classes de philosophie nombre de savants sans réel sens philosophique. Ce qui manque aux premiers comme aux seconds, n’est-ce pas justement cette invention et ce genre de sensibilité propres à l’art ? La présence de ces qualités au plus haut degré caractérise ce qu’on nomme le génie, dont on reconnaît l’importance aussi bien en philosophie que dans les autres arts. Alors que la technique, quoiqu’elle ne se réduise pas à une connaissance statique, mais dirige une action réelle, a dans les cultures humaines une sorte de réalité stable, objective, analogue à celle des choses et de ses propres produits, l’art par contre est plus intimement lié à l’activité, dont il ne se détache pas, même si ses œuvres semblent souvent avoir une nature apparemment plus inerte. C’est peut-être pourquoi le terme de technique se lie de manière privilégiée à des activités exprimées par des substantifs, tandis que celui d’art s’associe naturellement à des verbes : l’art de vivre, de jouer de la musique, de s’exprimer ; en revanche les techniques non pas de labourer ou de calculer, mais du labour ou du calcul. De même, il y a les techniques de la philosophie, et l’art de philosopher. C’est celui-ci qui nous intéresse dans ce séminaire. Or philosopher ne signifie pas simplement étudier ou élaborer des théories, à partir desquelles on pourrait engendrer des techniques pour régler la pratique, ainsi qu’on le fait en science. Au contraire, dans la mesure où la philosophie est un amour de la sagesse fusionnant avec celle-ci, c’est-à-dire non pas un simple savoir théorique portant sur la bonne façon de vivre, mais une sorte de savoir-vivre concret et pratique, l’art de philosopher apparaît comme une forme d’art de vivre, celui de mener la vie la plus parfaite ou la plus heureuse possible.

L’art de philosopher tel que nous l’avons compris semble se confondre avec l’art de vivre tout simplement. Car celui-ci ne vise-t-il pas le même but, celui de vivre aussi heureusement que possible ? Et davantage, pour tout homme, la grande affaire de sa vie n’est-elle pas de chercher le bonheur et d’en jouir autant qu’il le peut ? Car qu’est-ce que le bonheur en somme, sinon la vie s’accomplissant pleinement ? Mais il est vrai que cet accomplissement n’est pas automatique et que pour être heureux ou pour savoir comment le devenir, il ne suffit pas de le désirer, bien que chacun ait des idées sur la manière de s’y prendre. Un coup d’œil sur nos semblables nous montre aussitôt que tous ne sont pas également habiles dans cette recherche. Il semble que ces différences soient naturelles et que certains aient de naissance un caractère propice à la vie heureuse, tandis que d’autres ne sont pas doués pour le bonheur et s’attirent les malheurs même dans des circonstances favorables. C’est pourquoi, afin d’assister ces dons innés plus ou moins imparfaits, on a inventé des méthodes visant à atteindre le bonheur avec plus d’efficacité : elles constituent l’art de vivre. Or, puisqu’il s’agit d’un art, il se définit principalement par sa fin, dont dépendent les moyens d’y parvenir. Et nous avons déjà observé que l’art se distingue des techniques, qui ont également un but auquel s’ordonnent les moyens d’y atteindre. Nous avons supposé que la recherche du bonheur exigeait un art et non des techniques, sans donner la justification de cette proposition. En quoi donc la fin visée, le bonheur, requiert-elle le recours à l’art plutôt qu’à la technique ? Celle-ci est plus fixe, plus strictement définie, mieux établie, et par là plus aisée à enseigner et à appliquer, exigeant moins de réflexion et d’invention. Sa manière de rapporter les moyens à utiliser au but visé est analogue à la déduction, se fiant davantage à un raisonnement causal, allant pour ainsi dire de l’effet prévu à ses causes possibles, et calculant ainsi la chaîne des moyens permettant de causer l’effet ou le but voulu. Mais, vu que le point de départ du raisonnement est ce but, la rigueur du calcul causal dépend de la précision avec laquelle celui-ci est défini. Or le bonheur est une fin trop vague pour servir de guide précis à des techniques. Sa nature est l’objet de disputes interminables quant à sa définition générale, et il est encore bien plus difficile de le saisir dans ses figures particulières. Surtout, son indétermination ne provient pas seulement d’un défaut contingent de connaissance, de telle sorte qu’un progrès puisse permettre de la réduire à une définition précise. Il semble qu’il lui soit essentiel de rester indéterminé, considéré théoriquement. Et pratiquement, sa recherche ne peut reposer sur la distinction rigoureuse entre les moyens et la fin, impliquant au contraire un mouvement alternatif perpétuel dans lequel ils se définissent réciproquement. Voilà une situation typique de l’art, où l’on voit par exemple le peintre pensant son tableau à partir de l’idée qu’il s’en fait d’abord, mais en la modifiant au fur et à mesure qu’il envisage les moyens de la réaliser et qu’il les met en œuvre, en imagination ou en réalité, si bien qu’il doit inventer sans cesse le tableau et les procédés envisagés pour le créer. Dans le cas du bonheur, le moyen est déjà donné, et il est inséparable de la fin, puisque c’est la vie de l’artiste qui doit se recréer à partir d’elle-même. Dans cet art de vivre, il y a deux opérations de directions opposées qu’on peut distinguer, quoique non séparer tout à fait, l’une regardant et évaluant les moyens, et l’autre regardant et évaluant la fin. L’artiste de sa propre vie n’est jamais dans la situation de pouvoir se séparer d’elle pour l’examiner en face de lui ; il est toujours déjà vivant lorsqu’il entreprend de remodeler sa vie. Pour lui, le bonheur n’est pas une réalité plus ou moins objective, indépendante de lui, qu’il chercherait à atteindre de l’extérieur, car c’est sa propre vie, tout à fait concrète et individuelle, qu’il veut rendre heureuse. Il sait bien sûr qu’il est un homme, par exemple, et il peut donc s’inspirer de la façon dont ses semblables conçoivent et réalisent ou échouent à réaliser leur propre bonheur, mais il ne peut devenir lui-même heureux de ce bonheur général et étranger qu’il observe. Il lui faut partir de lui-même tel qu’il est pour arriver également à lui-même tel qu’il peut se vouloir, heureux. Par conséquent, il lui faut se connaître lui-même, non pas comme homme simplement, mais comme l’individu vivant concret qu’il est. Or, de même que l’art se distingue de la technique, la connaissance de soi exigée par l’art de vivre ne peut se confondre avec celle que pourrait donner une science objective, telle que la psychologie, bien qu’il puisse s’en inspirer. Elle doit être intérieure à l’art, à l’action artistique, et c’est pourquoi elle doit sonder la valeur de ce qui constitue ma propre vie pour mon art de vivre. Cette connaissance du matériau de l’art, pour ainsi dire, engagée dans la pratique, évaluative, est ce que nous nommons diagnostic.

En fait, ce n’est pas que dans les arts, mais dans les techniques également qu’on trouve des usages du diagnostic. Car partout où une méthode sert à diriger l’action en vue d’atteindre un but, il est nécessaire d’évaluer la pertinence d’utiliser les moyens utilisés, choisis ou envisagés. On diagnostique ainsi le moteur d’une auto pour découvrir la raison d’une panne : c’est-à-dire qu’on considère le moteur non pas comme un système physique à connaître comme tel, mais comme un engin dont la fonction est définie par rapport à l’effet qu’on l’a destiné à produire, de telle sorte que lorsque celui-ci fait défaut, il s’agit de saisir plus précisément la nature de la défaillance à laquelle il faudrait tenter de remédier. Tant que le moteur fonctionne normalement, il n’y a pas besoin de le diagnostiquer, parce que, en somme, le diagnostic est immédiatement accompli par la constatation de ce bon fonctionnement. Il en va de même dans cette discipline, intermédiaire entre l’art et les techniques, qu’est la médecine. Pour elle, contrairement à ce qui a lieu dans l’examen d’objets artificiels, c’est un être naturellement vivant qu’elle traite, un être dont la fin est inscrite en lui. On pourrait dire qu’elle consiste pour l’homme ou l’animal envisagé à vivre et à persister dans sa vie. L’état correspondant pleinement à cette capacité est ce que nous désignons comme la santé. Et nous entendons par maladie l’état contraire. Le diagnostic médical sert donc à découvrir chez le malade la maladie responsable du défaut de santé. Pourrions-nous dire que l’art de vivre ne diffère donc pas véritablement de la médecine, étant donné que son but doit être justement la pleine capacité de vivre et de persister dans la vie qui définit la santé ? Malgré le dicton « le principal c’est la santé », malgré la tendance de nombre de médecins à estimer que la santé est la norme ultime de toute vie, à quoi il faut soumettre tout le reste, en vérité bien vivre ne se résume pas simplement à la vie saine. Il semble qu’à côté de la tendance animale naturelle à vivre, il y ait chez l’homme une exigence supérieure, celle de vivre heureux, ou de vivre bien. Or cette fin ne semble pas, comme la santé, être définie en nous dès notre naissance, mais elle fait l’objet de nos propres tentatives de définition, par l’exercice notamment de l’imagination et de la réflexion. Étrangement, par cette relative invention de sa propre fin, l’homme paraît à la fois naturel et artificiel, et le diagnostic correspondant à l’art de vivre semble unir celui du médecin et de l’ingénieur, quoique d’un ingénieur bien spécial, interne à lui-même, un ingénieur de soi en quelque sorte. Mais gardons-lui plutôt son nom d’artiste de sa propre vie, pour marquer la moins grande importance des techniques dans cet art. Le caractère inventif de l’homme se remarque suffisamment dans ses diverses langues, sciences, techniques, mœurs et arts. Et justement dans les mœurs, les diverses manières qu’il a trouvées de modifier ses modes de vie et sa propre nature à travers elles sont très évidentes. Cependant, à l’observation des individus particuliers, on perçoit peu, il faut l’avouer, cette action transformatrice de soi-même. La plupart suivent pour l’essentiel les mœurs de leur société qui les ont modelés, comme si elles étaient naturelles et inchangeables. L’éducation a une si grande influence que, représentant d’un côté la grande puissance d’action des hommes sur eux-mêmes, elle parvient de l’autre côté à former si intimement les individus que ceux-ci la perçoivent comme naturelle. A proprement parler, l’art de vivre, dans ses aspects inventifs, n’est pas fréquent parmi les hommes, une minorité d’entre eux seulement entreprenant de former véritablement leur vie à leur propre façon, plutôt que de se laisser porter par les mœurs et opinions ambiantes. Et combien souvent les artistes de leur propre vie eux-mêmes limitent-ils leurs inventions à ce que la morale de leur milieu tolère ! Quelques-uns seulement, dans leur pensée et leurs sentiments au moins, sinon toujours dans leurs actions visibles, se considèrent comme transformables en tous les sens que leur nature permet. Ce sont les philosophes, chez lesquels la puissance de la critique donne à leur art de vivre une dimension justifiant de distinguer cet art par un nouveau nom, celui d’art de philosopher. On voit aussi comment le diagnostic acquiert entièrement alors le double mouvement réciproque que nous avons signalé entre la fin et les moyens. Tandis que le médecin diagnostique la maladie selon la norme donnée de la santé, ce qui lui permet de s’appuyer fortement d’une part sur des techniques éprouvées, et d’autre part, en amont, sur les sciences, au contraire le philosophe a dissout les normes en vigueur, ou du moins les a considérées comme toutes sujettes à la critique, de sorte que son raisonnement devient foncièrement pratique, sans appui autre que circonstanciel dans les techniques et les sciences. Par là, l’examen du diagnostic propre à l’art de philosopher devient aussi un lieu très pertinent de la réflexion sur le rapport intime entre la philosophie et la pratique.

Position du problème

Quoi de plus banal que cette vérité que les hommes veulent être heureux ? Qui en effet ne voudrait pas l’être ? Serait-ce même possible ? Quel étonnement si quelqu’un, sans plaisanter, sans jeu de mots, sans métaphore, prétendait aspirer au malheur ! Ne proférerait-il pas une pure absurdité ? Nous sommes apparemment libres de désirer ou non presque toute chose, mais le désir du bonheur semble inscrit si profondément en nous qu’il est pour ainsi dire identique à notre vie. Car vivre, n’est-ce pas vouloir vivre ? Et vouloir vivre, n’est-ce pas vouloir être heureux ? Les deux expressions n’ont-elles pas le même sens ? Je suis heureux quand ma vie se déploie, quand je vis pleinement, et malheureux quand je peine à vivre. Il y a dans la vie une sorte d’affirmation d’elle-même, un effort incessant pour continuer à vivre. Déclarer un être heureux ne revient-il pas à constater que cet effort lui réussit parfaitement ? Ce lien entre le dynamisme vital et la tendance au bonheur nous paraît si essentiel que nous attribuons à tous les êtres vivants la capacité d’être heureux ou malheureux. Nous sommes plus portés à reconnaître cette aptitude au bonheur chez les animaux dont la sensibilité est le plus développée, quoique, même dans les plantes, il ne nous semble pas qu’elle soit absente. Regardez un jeune chien courant et sautant pour la seule joie de dépenser sa vitalité ; un chat couché, parfaitement détendu, jouissant du soleil ; un coquelicot ouvrant sa corolle d’un rouge éclatant.

Au sujet de la plante dont la vitalité est manifeste, nous accepterons sans doute de dire qu’elle exprime une sorte de bonheur, sans pour autant prétendre percevoir clairement en quoi il consiste pour elle. En revanche, nous hésiterons beaucoup à lui appliquer l’évidence valable pour les hommes selon laquelle ils veulent être heureux. On peut certes attribuer à la plante une sorte de volonté, mais dans un sens métaphorique, pour signifier la poussée vitale en elle par laquelle elle croît, s’adapte à son environnement et se conserve autant que possible. Par contre, la volonté telle que nous la percevons en nous exige justement la capacité de percevoir grâce à laquelle nous sommes conscients de vouloir, comme cela nous semble indispensable pour pouvoir parler proprement de volonté. Pour cette raison, nous sommes davantage portés à accorder la volonté aux animaux, ou tout au moins à une partie d’entre eux qui nous paraissent suffisamment conscients pour le savoir quand ils veulent quelque chose. Or ces animaux veulent-ils être heureux comme les hommes ? Il est évident qu’ils désirent ce qui leur procure du plaisir, qu’ils jouissent de leur bien-être et que dans la mesure du possible, ils choisissent les situations dans lesquelles ils sentent ou paraissent sentir qu’ils sont heureux. Néanmoins nous trouverions probablement exagéré d’affirmer qu’ils veulent le bonheur dans le sens où ils le rechercheraient, comme les hommes. Ils semblent plutôt le saisir et en jouir quand il se présente, sans en faire sinon un but, tandis que nous nous soucions d’être heureux et de le devenir.

En effet, pour vouloir rechercher le bonheur, il faut se proposer comme but d’être heureux, et se représenter par conséquent le bonheur plutôt que de se contenter de l’éprouver lorsqu’il est présent et d’en ressentir éventuellement une vague nostalgie lorsqu’il fait défaut. Or croira-t-on que le chien que nous prenions en exemple puisse former comme l’idée de son bonheur et saisir le rôle qu’y joue la possibilité de courir librement tout son saoul ? Pourtant, nous ne douterons pas qu’il ne se réjouisse au signe de la promenade, et qu’il prévoie le plaisir de s’ébattre à sa guise. Seulement, entre l’aptitude à imaginer et à désirer tel plaisir qui se présente à l’esprit, d’un côté, et la recherche du bonheur, de l’autre, n’y a-t-il pas une différence décisive ? Il est vrai que la jouissance de certains plaisirs capables de nous remplir, de combler, même momentanément, notre sensibilité, peut suffire à nous rendre heureux un instant si nous parvenons à nous y immerger suffisamment pour nous en contenter entièrement à ce moment. Mais quand nous voulons être heureux, c’est quelque chose de plus ou d’autre que nous désirons. Moi aussi, je peux prendre plaisir à m’ébattre dans un pré, à y sauter et à faire des culbutes, et je peux même m’y plaire au point que j’aurai l’impression d’être et d’avoir été parfaitement réjoui dans ce jeu. Toutefois la joie de tels moments ne suffira pas à assouvir mon désir d’être heureux, même si elle pourra y contribuer, voire servir à me donner une image du bonheur.

A vrai dire, est-ce bien la simple aptitude à se donner un but et à se le représenter qui fait défaut à l’animal pour se lancer dans la recherche du bonheur ? En fait rien ne nous autorise à croire que les animaux les plus évolués soient incapables d’avoir des buts. Au contraire, nous voyons par exemple les animaux de proie partir à la chasse, dans une attitude montrant qu’ils s’y sont disposés et qu’ils poursuivent leur dessein avec détermination, et parfois nous les voyons élaborer des tactiques, concertées même à plusieurs, ce qui prouve leur capacité de se représenter leur but et de faire quelque sorte de calcul au sujet des moyens de l’atteindre. Néanmoins, qu’ils se soucient de leur bonheur au-delà de plaisirs limités et d’états de bien-être courants, et qu’ils le recherchent méthodiquement, cette idée nous apparaît comme fort improbable. A supposer cette observation justifiée, que leur manque-t-il donc pour s’en aviser et y réussir ?

L’homme aussi choisit le plaisir de préférence à la peine, là où celui-ci se présente. Mais, à moins qu’il n’ait l’opinion que nous ne pouvons désirer davantage en réalité que d’accumuler autant que possible les plaisirs, sa volonté d’être heureux signifie quelque chose de plus, puisque même lorsqu’il estime que le bonheur ne diffère pas du plaisir, il juge encore utile de calculer ses plaisirs, et d’en rejeter certains pour obtenir une combinaison optimale, dans laquelle il situera le bonheur. Or ce calcul des plaisirs se distingue des simples calculs destinés à découvrir les moyens d’obtenir les plaisirs visés. Dans ce dernier cas, le plaisir envisagé est donné ou posé comme but, et le raisonnement porte sur les causes réelles qui peuvent y conduire. Dans l’autre cas, ce sont les plaisirs qui sont l’objet de l’attention, et le raisonnement vise à les comparer afin de les évaluer pour permettre leur choix et celui de leur agencement optimal. Certes, la considération des moyens d’atteindre les divers plaisirs n’est pas exclue, ni négligée, bien au contraire, mais elle sert maintenant à les évaluer eux-mêmes en fonction de toutes leurs circonstances concrètes, et cela dans le but, non pas d’atteindre tel d’entre eux, mais de déterminer ceux qui sont préférables, en eux-mêmes et dans les compositions qu’ils se prêtent à former. Voilà ce dont, à tort ou à raison, nous croyons les animaux incapables. Car s’ils peuvent sans doute choisir entre deux ou trois possibilités de plaisir (ou de peine) qui se présentent immédiatement à eux, et hésiter parfois comme s’ils délibéraient, en réalité, plutôt que d’un calcul portant sur les plaisirs, ce choix résulte en eux de la lutte pour la prééminence entre deux ou trois désirs suscités par les séductions présentes, donnant finalement la victoire au plus fort d’entre eux.

Ce que nous dénions ainsi aux animaux, c’est une véritable aptitude à la réflexion. Ils ne peuvent pas se prendre eux-mêmes pour objets, ni par conséquent se voir et se connaître. Quoique plusieurs soient capables, après des essais, de se reconnaître dans un miroir, et de cesser en tout cas de se comporter face à leur propre image comme face à un congénère, cette capacité reste assez superficielle, et limitée au corps, qu’ils reconnaissent aussi comme leur dans diverses circonstances, lorsqu’ils font leur toilette par exemple, ou lorsqu’ils en tiennent compte dans leurs actions pour produire les effets désirés, même parfois psychologiques notamment dans les attitudes d’intimidation. Par contre, nous ne les voyons guère se saisir à travers la durée en tant que les personnages d’une histoire, incapables qu’ils sont apparemment de se projeter bien loin dans le passé ou dans l’avenir. S’ils font des exercices pour acquérir une certaine habileté, n’est-ce pas en s’acharnant à résoudre pratiquement une difficulté pratique présente, plutôt qu’en cherchant à se former selon un modèle d’eux-mêmes qu’ils auraient à l’esprit ? Sur ce point, l’homme est très différent. Il se forme certes beaucoup par la simple habitude irréfléchie, mais également par le dessein conscient de devenir le type d’homme qu’il désire être et dont il se représente l’image attrayante. Or cette image n’est pas seulement une figure corporelle, elle est aussi la représentation d’un caractère. Et ce dernier aspect prédomine d’autant plus que la personne qui se forme son propre modèle est plus sensible, intelligente et douée pour la réflexion.

Alors qu’on imagine difficilement un chien ou un chat méditant sur l’idéal du chien ou du chat qu’il aimerait devenir, ou sur les moyens de le réaliser, cette pensée est fréquente chez l’homme et même presque constante chez la plupart, qui se comparent sans cesse aux autres, les jugent, les envient ou les méprisent pour ce qu’ils sont et font. Ils savent naturellement que ceux-ci les considèrent aussi avec ce même genre de jugements et de sentiments, de sorte que pour cette raison déjà, ils sont amenés à s’observer également eux-mêmes en se confrontant à l’idéal par lequel ils mesurent les autres. C’est l’attitude que nous pourrions qualifier de morale en un sens général, où ce terme ne signifie pas simplement le respect des normes communes, mais surtout la référence à notre idéal, partagé ou plus individuel. Cette réflexion morale représente un phénomène intéressant. Contrairement aux autres animaux, nous ne nous contentons pas de vivre selon notre nature, mais nous considérons celle-ci comme n’étant pas seulement naturelle, mais modifiable par nous-même, et donc également artificielle dans cette mesure. Je ne suis certainement pas juste ce que j’aimerais être, mais je suis néanmoins pour une part essentielle ce que je veux être. Et c’est pourquoi je me considère, ainsi que mes semblables, comme largement responsable de ma manière d’être et de vivre. Alors que les animaux se contentent de se laisser naïvement guider par leur nature, dans une innocence qu’il nous arrive de leur envier, nous vivons ordinairement sous notre propre regard et notre propre jugement.

Laissons maintenant de côté les animaux, qui nous ont servi à préciser ce que signifie notre volonté d’être heureux, évidemment très présente dans l’humanité. Cette volonté implique l’aptitude à concevoir un idéal, à nous évaluer en fonction de lui, à agir et à nous former même sur son modèle. Mais la réflexion de la vie n’est pas simplement celle de notre personne, quoiqu’il y ait naturellement un lien intime entre les deux. D’un caractère, on dira davantage qu’il est joyeux qu’heureux, ou triste que malheureux. Et peut-être estimera-t-on qu’un homme joyeux a des dispositions propres à lui permettre d’avoir aussi une vie heureuse. Il y a toutefois une différence entre les deux, et une personne d’un naturel gai peut avoir malgré cet avantage un destin marqué plutôt par le malheur, qui lui fera d’ailleurs peut-être perdre sa tendance habituelle à la gaieté, sans que cette dégradation de son humeur soit nécessaire non plus. Il est vrai que dans l’exemple plutôt rare d’un homme à la fois joyeux et malheureux, on percevra une contrariété et qu’on sera porté à supposer que chez lui la joie est superficielle et recouvre en réalité une plus profonde tristesse. Il n’empêche que, quelle que soit leur parenté, un caractère joyeux et une vie heureuse sont des concepts distincts, et que l’art de former une personnalité joyeuse n’est donc pas la même chose que l’art de mener une vie heureuse. Il est d’ailleurs évident que la vie de quelqu’un n’est pas la personne qui la vit. On distingue ainsi dans un récit les personnages de l’histoire et les événements qui constituent cette dernière, même si, en un certain sens, l’intrigue contribue aussi à la définition de ces personnages. A plus forte raison, il faut distinguer entre les traits d’un caractère et les qualités du mouvement vécu. Or, tandis que nous connaissons divers moyens de décrire et d’analyser les caractères, notamment l’observation psychologique et la considération morale, nous paraissons plus dépourvus quand il s’agit de comprendre et de décrire la vie elle-même.

Pour parler d’une personne, nous jouissons de l’aide de la langue et de la grammaire, qui nous fournissent la distinction fondamentale entre le sujet et l’attribut, le substantif et le verbe. Car nous pouvons considérer la personne comme une substance, douée d’une certaine identité stable, définie, séparable, permettant justement de la reconnaître à travers le temps, de l’identifier et de la définir en la séparant des autres êtres, avec lesquels nous pouvons la comparer en la mettant en relation avec eux, sans les confondre, en gardant leur extériorité réciproque. Par là, elle ressemble aux autres choses que nous avons l’habitude de considérer et dont nous parlons d’ordinaire, en attribuant à une sorte de substrat stable des qualités elles-mêmes relativement constantes, formant son essence, ainsi que d’autres, changeantes, accidentelles, qui lui donnent une histoire sans l’y dissoudre. On remarquera peut-être que, s’agissant des personnes, leur histoire ne leur reste pas entièrement extérieure, parce qu’elles changent elles-mêmes de manière assez sensible à mesure que l’histoire les transforme. D’ailleurs, à des degrés divers, cette modification a lieu également dans les autres substances, sans abolir la possibilité de les considérer à travers la distinction de la substance et des qualités, exprimable par celle des sujets et des attributs dans la langue. En pratique, en effet, cette distinction n’exige pas une identité parfaitement fixe des choses, mais seulement une identité relativement stable suffisant à leur reconnaissance à travers une durée utile.

La vie en revanche semble échapper à la structure du monde et des choses qui le composent, à laquelle notre grammaire et notre logique sont adaptées parce que le monde qui nous entoure et nous enveloppe est l’objet le plus constant de nos soucis et de nos intérêts, et par conséquent ce à quoi nous pensons le plus souvent et ce dont nous avons le plus besoin de parler. Quant à la vie, nous y pensons et en parlons néanmoins quelquefois, et nous plions notre logique et notre langue à cet usage moins fréquent, allant jusqu’à les désarticuler parfois dans la poésie lorsqu’elle tente d’exprimer le plus adéquatement possible notre vécu. Autant avouer que ce mode de penser ne nous est ni naturel ni facile et que nous nous représentons souvent la vie comme telle et ce qui la constitue selon des modèles qui lui correspondent mal.

*

Cette difficulté de nous représenter notre vie et d’y réfléchir est-elle la raison pour laquelle l’homme, naturellement désireux de bonheur, est d’habitude malheureux ? Il n’est pas nécessaire en effet d’avoir étudié longtemps les hommes avec une attention et une perspicacité extrêmes pour se rendre compte que peu sont vraiment heureux, et que la plupart éprouvent quelque degré de malheur, non pas juste occasionnel, mais ordinaire. Qu’est-ce qui empêche donc si régulièrement notre volonté de bonheur de se réaliser ?

Parmi ces obstacles, il y en a qui viennent de ce qu’on peut nommer le destin ou le sort. Ils sont tout à fait indépendants de notre volonté et pour une part sans remède. Les défauts congénitaux de notre constitution physique ne dépendent évidemment pas du tout de nous, et ils peuvent nuire de manière décisive à notre épanouissement. Ils peuvent entraîner des infirmités mentales et intellectuelles empêchant toute direction autonome efficace de notre vie. Des accidents inévitables même par les plus prudents peuvent aussi détruire nos facultés de réflexion, indispensables à la vie heureuse. Des maladies peuvent nous réduire à un état de souffrance paralysant tout effort pour la surmonter. Ou la folie et l’imbécillité peuvent nous atteindre sans que nous n’y soyons pour rien. La sagesse elle-même dépend d’un sort favorable et ne constitue pas une citadelle contre toute fatalité. Enfin, notre impuissance est comme inscrite dans notre nature, car l’homme est longtemps d’une extrême fragilité physique et psychique durant son enfance, et se trouve à la merci de la manière dont les adultes le traitent, le protègent et l’éduquent, contribuant à former bien ou mal son corps et son esprit. Ensuite, la société prend le relais des premiers éducateurs et continue à modeler efficacement notre pensée et notre sensibilité, la plupart du temps non pas en faveur de notre bonheur, mais dans le but de nous détourner de sa visée ou de nous tromper à son sujet en nous soumettant à ses propres intérêts, souvent guère compatibles avec le nôtre. Il n’est donc pas étonnant que notre volonté d’être ou de devenir heureux soit fort sujette à être contrecarrée. Elle est tout à fait impuissante contre un destin défavorable au point de nous priver des conditions du bonheur. Et si l’on considère bien l’effet des obstacles que la nature et la société peuvent mettre à la vie heureuse et à sa recherche, on se convaincra qu’il touche souvent la réflexion elle-même, que nous avons considérée par hypothèse comme une condition essentielle et décisive dans la recherche du bonheur.

Si le sort peut nous rendre malheureux, ne peut-il nous rendre également heureux ? Voire, se pourrait-il que nous ne soyons heureux que par lui ? C’est ce que la langue paraît nous dire, puisque heureux signifie chanceux ; et malheureux, malchanceux. Alors, nous n’aurions aucune influence sur le bonheur ; il nous arriverait à son heure, simplement, gratuitement, et c’est bien en vain que nous nous acharnerions à le chercher. Il arrive d’ailleurs que nous ayons cette expérience. A un moment apparemment banal, dont nous n’attendions rien, surgit un sentiment de bonheur inopiné, qui s’installe en nous irrésistiblement, puis s’en ira comme il était venu, sans raison. Lors de ces ravissements ou extases, tout autour de nous est resté ce qu’il était, et pourtant, par une participation entière à notre émotion, les choses nous sont devenues parfaitement intimes, et nous à elles. Nous ne réfléchissons ni à elles ni à nous ; elles se réfléchissent d’elles-mêmes en nous, et c’est nous qui nous réfléchissons aussi en elles ; nous ne sommes peut-être que cette réflexion si toutefois nous sommes encore autre chose que ce qui s’y réfléchit. Parce que ni la volonté, ni la raison, ni aucun effort de notre part ne jouent de rôle dans cette expérience, il nous semble qu’elle requiert notre entière passivité et que, tout au plus, c’est en nous rendant entièrement réceptif que nous pouvons la favoriser.

S’agissant de cette félicité subite que nous venons de décrire, il semble qu’elle se produise en nous sans venir de nous ni de l’ordre normal des choses et que notre volonté n’y soit donc directement pour rien. Elle ne dure qu’un moment, plus ou moins long, puis elle redisparait sans que nous l’ayons voulu non plus, nous laissant une certaine nostalgie. Elle représente un moment heureux de la vie plutôt qu’une vie heureuse, même si nous aurions pu désirer qu’elle dure toujours, parce que nous avions le sentiment qu’en elle c’est une vie entière, parfaite qui se révélait dans sa plénitude. Pourtant le mouvement habituel de la vie paraissait s’être arrêté pour laisser place à un sentiment de total et paradoxalement intense repos. Certains mystiques croient pouvoir attirer et rendre habituels pour eux ces instants de ravissement en s’y rendant disponibles par une cessation de toutes les agitations de la vie habituelle. Dans la mesure où ils y réussissent par des exercices calmant les soucis de la vie commune et l’activité mentale qui leur est liée de près ou de loin, voire en assoupissant tous les désirs, utilisant dans certaines traditions des techniques parfois très élaborées pour y parvenir, ils semblent renverser cette dépendance du sort, en apprivoisant par leur active inaction cette puissance indomptable. D’autres ont tenté d’atteindre à ces états de béatitude par d’autres moyens plus extérieurs et aisés à utiliser, tels que certaines drogues.

Verrons-nous dans ces procédés des variantes de l’art de vivre qui nous intéresse ? Le problème, nous l’avons dit, est que ces moments heureux demeurent des instants passagers et ne sont pas la vie heureuse, à moins que, comme on le raconte de certains sages orientaux, nous n’en arrivions à vivre ainsi dans une constante félicité. Au contraire, selon la manière dont la vie se présente habituellement, elle est toujours en mouvement, tandis que ces sages semblent s’être mis en marge de la vie courante, comme si le parfait bonheur n’était pas compatible avec elle. Et s’il est vrai que le sort la menace sans cesse, la solution radicale qui se présente à l’esprit est de s’en détacher le plus possible sans mourir, comme pour y donner le moins de prise. C’est sans doute la façon la plus extrême de tenter d’échapper aux coups du sort. Et encore, une bonne partie des accidents inévitables que nous signalions comme obstacles liés au destin peuvent frapper aussi de tels vivants retirés de la vie.

A côté de ces accidents du sort susceptibles de nous plonger dans le malheur ou de nous interdire le bonheur, il y a bien d’autres obstacles à la vie heureuse à l’intérieur de nous-mêmes, dans notre caractère, nos habitudes, nos passions, nos façons de penser, nos préjugés, dont la cause dépend ou non de nous, et sur lesquels nous pouvons agir avec plus ou moins d’efficacité. Nous avons observé que la grande impuissance de notre enfance nous livre longtemps presque entièrement à l’influence de la société, encore très forte durant notre vie adulte. En un sens, c’est une chance, car l’éducation permet à chacun de jouir de la culture des générations précédentes, des sciences, des techniques, des arts, des mœurs, et d’atteindre en principe grâce à elle une forme de sagesse inaccessible à l’individu par lui-même. De plus, en toute société une conception du bonheur s’exprime et tend à se réaliser, si bien que l’éducation nous permet de marcher et de progresser sur les chemins découverts, pratiqués et rendus par là plus praticables, mieux connus quant à leurs avantages et inconvénients, au point que le plus prudent peut sembler pour les individus de s’en tenir à les suivre assidûment, en contribuant éventuellement à les améliorer au passage. En un autre sens, l’expérience nous apprend abondamment que le bonheur de ceux qui se contentent de suivre ces chemins reste souvent limité et compensé par le malheur ordinaire dans lequel vivent la plupart autour de nous, tout en s’en accommodant d’habitude tant bien que mal. Pour ceux qui ne s’en satisfont pas en revanche, leur déception ébranle plus ou moins profondément la confiance en ces voies tracées par leur culture.

N’est-ce pas pour ces insatisfaits que se pose le problème de découvrir ailleurs que dans la routine commune une manière de vivre véritablement heureux ? Non pas que les autres, plus ou moins résignés à de petits bonheurs sur le fond d’un malheur morne, ne soient pas malheureux, justement. Mais, s’ils s’en plaignent comme d’un poids inévitable qu’il leur faut traîner ou porter, ils n’y pensent guère sinon et n’ont donc pas l’idée de viser à davantage que la meilleure part de ce que leur offre leur sort dans le cadre d’une vie normale, dont ils voient partout des exemples autour d’eux. Quoique cela les rassure et les calme, leur désir d’un sort plus heureux ne s’éteint pas entièrement et continue à les tourmenter sourdement en leur faisant sentir leur malheur. Bref, pour la plupart, la recherche du bonheur vise des choses et des situations objectives que leur culture leur a fait estimer dignes d’être désirées, et dont sont composées des images typiques de la vie heureuse formant des stéréotypes généralement présents dans les esprits. L’attention n’est pas tournée vers ces images pour en sonder la valeur, mais elles sont supposées comme des modèles valables, qu’on choisit en fonction de leur degré d’attirance pour chacun et des possibilités de les réaliser en tenant compte de ses aptitudes et de sa situation. Une fois ce choix fait, l’effort est tourné vers la réalisation la plus approchée possible des modèles choisis. L’homme avisé dans ce mode de vie est celui qui a su le mieux estimer ses aptitudes, sa situation réelle et la convenance avec elles des propositions de bonheur de sa culture. En revanche, les rêveurs se trompent sur leurs capacités ou sur leur situation et se lancent vers des idéaux qui ne leur correspondent pas, qu’ils ne peuvent réaliser, se condamnant ainsi à vivre dans l’illusion ; et les prudents, se méprenant dans le sens inverse, craignant d’échouer, se résignent à des satisfactions bien réelles, mais plus modestes que celles auxquelles ils auraient pu aspirer raisonnablement. Tous sont donc bien soucieux de se rendre heureux et s’y activent, font beaucoup de calculs pour y parvenir, mais sans guère réfléchir au sens de ce bonheur qu’ils cherchent.

Surtout, pour l’homme de la société, entièrement façonné par son éducation, au sens large comprenant toutes les influences sur l’individu des divers groupes auxquels il appartient, par lesquelles sa pensée et sa sensibilité sont profondément modelées, les valeurs se présentent comme objectives. Celles que les autres attribuent majoritairement et constamment aux diverses choses semblent représenter des qualités réelles des choses, indépendantes de celui qui les considère. Grâce à cette objectivation des valeurs, les stéréotypes de la vie heureuse acquièrent une grande puissance d’attraction, comme si le désir de celui qui les pense était déjà inscrit en eux. C’est un phénomène qui vaut pour tous les plaisirs. Un vin réputé excellent n’est pas seulement davantage désiré à cause de cette réputation, mais effectivement éprouvé comme bien meilleur que s’il en avait une contraire. En quelque sorte sa réputation en améliore vraiment le goût. C’est pourquoi l’on s’étonne que dans une autre société, il puisse ne pas être nécessairement apprécié aussi positivement. Il y a donc une forte incitation à se couler dans les modèles que la société nous propose, et pour ceux qui la suivent, ils sont récompensés par un véritable surcroît de bonheur en comparaison de celui que leur aurait apporté une vie semblable sans cette aide du préjugé social. Vous travaillez dans une profession bien vue, enviée, et vous en êtes déjà plus heureux de ce seul fait. On comprend donc la raison profonde de la sagesse populaire qui recommande de se conformer aux mœurs ambiantes et aux valeurs reconnues. Or pour profiter de cet appui, il faut de la confiance, car douter des valeurs reçues et adoptées risquerait de les affaiblir et d’en supprimer l’effet bénéfique. Bref, il faut éviter de trop réfléchir et plutôt foncer vers le bonheur promis, le regard fixé sur lui et sur les voies qui y mènent. Autant que possible, ne pas se retourner.

Loin donc que le manque de réflexion rende malheureux, il semble être au contraire une condition du bonheur que peut raisonnablement espérer l’esprit docile à la morale de son pays. Cette remarque vaut pour la majorité des gens, qui rentrent aisément dans les rôles prévus pour apporter à ceux qui les jouent bien les diverses sortes de bien-être généralement valorisées. Pour que l’effet se produise, il faut cependant des caractères suffisamment adaptés à ces rôles et des sensibilités correspondant assez étroitement à celles qu’assouvissent communément les plaisirs et les joies promis. Sinon, à mesure que croît l’inadéquation, au lieu du bonheur espéré, c’est le malheur qui s’installe. A quelque degré, cela arrive à la plupart. Car qui n’a aucune particularité le faisant diverger des modèles proposés ? Lorsque l’écart est peu important, l’avantage reste grand et le malheur est supportable, voire neutralisable. Dans le cas contraire, il devient intolérable et oblige le particulier plus original à modifier ou à répudier plus ou moins les modes de vie imposés ou valorisés dans sa culture et son milieu social. C’est alors que la réflexion devient impérative pour l’individu intimement inadapté. Il est en effet très difficile de rester distrait d’un malheur insistant et profond, comme d’ailleurs d’une extrême félicité. Quand le malheur est perçu comme contingent, et remédiable, on peut persister à tourner son regard vers les causes extérieures et l’effort à accomplir pour en changer l’ordre et l’effet. Quand il est senti comme plus profond, il appelle à le considérer en lui-même, là même où il est senti.

Cette réflexion diffère de celle par laquelle il nous faut être capables de nous voir pour jouer les rôles que la société nous propose et pour nous évaluer selon ses règles morales. En quelque sorte, l’homme social s’observe dans le miroir que lui tend la société, où il se perçoit comme de l’extérieur, ainsi que les autres le voient, comme un personnage dans le récit d’un autre, et ce n’est qu’en des occasions plus rares, fugitivement, qu’il s’entrevoit tel qu’en lui-même. Par contre, l’original insatisfait des images communes du bonheur se réfléchit non plus tant à travers elles que dans l’intimité de sa propre vie.

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De toute manière, je ne suis pas heureux simplement parce que je me trouve matériellement, par mes efforts ou par quelque bonne fortune, dans une situation idéale objectivement définie. Le bonheur est un sentiment, c’est-à-dire non pas autre chose que je connaîtrais sous la forme du sentiment, par son intermédiaire, mais une qualité propre du sentiment lui-même. C’est pourquoi, selon une façon de parler correspondant au préjugé courant, la même chose rend heureux l’un et laisse l’autre indifférent ou lui déplaît. Tout comme le plaisir n’est pas une propriété de la chose plaisante, envisagée en elle-même, le bonheur ne se trouve pas dans le monde qui nous entoure, mais en nous, en tant qu’effet interne de certaines dispositions de l’ensemble de nos sentiments. Tout en me promenant, je contemple la mer agitée, et je la vois comme l’image de mon bonheur ; mieux, comme son lieu. Peut-être sa cause ? Heureux rivage ! Mais, plus loin sur la côte, je rencontre un ami, immobile, sombre, qui me dit combien cette mer exprime sa tristesse et son malheur. Je regarde la mer avec lui, et je le comprends. C’est la même mer, et c’en est une tout autre. Aurais-je rendu la mer joyeuse, puis triste ? Plutôt que de demander une réponse, cette question invite à méditer. Quoi qu’il en soit, c’est une réflexion sur mes sentiments, mes désirs, leurs relations, leur organisation qu’appelle mon désir de vivre heureux.

Pourtant, comment nier qu’un certain bonheur, non entièrement illusoire, puisse être trouvé par une démarche largement objective, ainsi qu’on peut l’observer dans la vie ordinaire chez ceux qui se fient à la sagesse populaire ? Or quel genre de conseils cette sagesse donne-t-elle à ses innombrables adeptes dans toutes les classes de la société ? D’abord, il y a quantité de règles morales explicitées par des sentences, des maximes, des préceptes, des dictons, des proverbes, des dogmes, des prescriptions, parfois imposées par la loi, qui définissent la manière de se comporter dans chaque conjoncture en vue de mener une bonne vie. Ensuite, une série de rôles adaptés aux diverses circonstances et situations sociales précisent la meilleure conduite à adopter dans tous les départements repérés de la vie. Enfin, des modèles de caractères accomplis et d’existences heureuses sont proposés à l’imitation. Certes, on peut se demander à quel point ces conseils de la sagesse populaire visent directement le bonheur des individus auxquels ils s’adressent, et non pas davantage leur harmonieuse intégration dans l’ordre social. Car, s’il n’y a pas d’opposition de principe entre ces deux buts, il n’y a pas non plus entre eux d’affinité nécessaire. En effet, tandis que d’un côté, lorsqu’on jouit de se sentir en accord avec son milieu, on s’en trouve plus heureux, de l’autre au contraire, le conformisme heurte l’esprit de liberté indispensable à la vie heureuse. Quoi qu’il en soit plus précisément de cette tension, un certain degré de bonheur paraît habituellement compatible avec les exigences de la vie sociale. Pour l’instant, demandons-nous comment la sorte de sagesse fondée sur l’idée de cette compatibilité procède pour nous conduire au bonheur promis.

Nous avons constaté la nature paradoxale du rapport entre le bonheur et les choses qui l’expriment. D’un côté, il y a une distinction majeure entre l’intériorité du bonheur lui-même, en tant qu’il est un sentiment, et les objets extérieurs sur lesquels il se projette. De l’autre, dans la félicité cette distinction paraît abolie au profit d’une fusion intime entre le sentiment et les choses dans lesquelles il se réfléchit. Sans chercher à présent à comprendre ce paradoxe, retenons le caractère ambigu du bonheur, à la fois sentiment distinct de tout ce qui l’exprime dans le monde, et phénomène du monde éprouvé comme heureux ou causant le bonheur. C’est ainsi, comme pour la plupart des plaisirs, que nous l’imaginons d’ordinaire. J’écoute une musique gaie ; elle est gaie et je suis gai moi-même en l’entendant ; voire, si je suis triste, j’entends bien malgré tout qu’elle est gaie. Pourtant je sais aussi par ailleurs que la gaieté est en moi, et non réellement en elle, et je conçois qu’un homme dépourvu de sens musical, en percevant parfaitement tous les sons, n’y trouve rien de gai – pas plus que le physicien l’étudiant en tant que physicien.

L’affinité entre le bonheur et son corrélatif extérieur – qu’on y voie son expression, son occasion ou sa cause – est le fondement de la sagesse sociale ou populaire. C’est grâce à elle que la vie heureuse peut être figurée, voire identifiée à des situations, à des personnages, à des choses et à des événements objectivement perceptibles et représentables. Chaque fois que, dans l’expérience commune, une telle corrélation s’est imposée, la partie matériellement perceptible correspondant à la partie sentimentale cachée peut lui servir de symbole et lui être substituée comme si elle en était l’équivalent, et peut-être même la part principale, au point qu’on tend pratiquement à la considérer comme le tout. Ainsi, dans les films d’amour populaires, quand les amants avaient traversé les péripéties de leur histoire et parvenaient à accomplir leur amour, le film pouvait se terminer sur leur mariage, symbole suffisant de leur bonheur. Certes, l’expérience du spectateur devait bien lui avoir appris qu’un mariage est loin d’être nécessairement heureux, mais l’opinion commune rectifie cette connaissance purement empirique par une exigence morale affirmant que le mariage doit être heureux ; davantage, qu’il l’est, parce que sinon il ne doit pas être considéré comme un vrai mariage. C’est d’ailleurs ainsi qu’on considère généralement les choses objectivement identifiées, et qui, pour des raisons similaires, peuvent être aussi vraies ou fausses, étant entendu que nos savoirs à leur sujet concernent les vraies et non les fausses. C’est pourquoi l’exemple d’un mariage malheureux n’invalide pas l’idée que le mariage est un mode de la vie heureuse – tant du moins qu’on reste dans une culture où il a cette valeur. On pourrait en dire autant de la richesse, de la célébrité, du pouvoir, de la réussite professionnelle, etc., évoquant une vie heureuse dans la plupart des cultures. Nommons clichés de la vie heureuse toutes ces représentations culturelles idéalisées du bonheur fondées sur une expérience moralement rectifiée, et destinées à symboliser ou à désigner des modes de la vie heureuse.

L’avantage technique de ces clichés vient de plusieurs de leurs propriétés. Ils ont une signification relativement simple et stable, ne retenant de la réalité expérimentée que certaines caractéristiques générales, fixées par une normalisation morale, et abstraites ainsi de l’expérience concrète. Ils lient le bonheur à des situations et à des événements du monde extérieur, que nous avons une certaine habileté et facilité à manipuler par l’action physique comme par l’intelligence. Ils sont propres à représenter des idéaux suffisamment matériels pour servir de buts à l’action concrète. Enfin leur simplicité et leur banalité les rendent accessibles au plus grand nombre. Par ces qualités, ils se prêtent aisément à une approche technique.

En effet, les techniques, en tant que modes d’action destinés à modifier des choses en vue de parvenir à une fin déjà définie, ont de grands avantages. Elles se rapportent essentiellement aux moyens, recherchés, calculés et utilisés en fonction d’une fin donnée, jugée concrètement réalisable, notamment atteignable par des moyens matériels. Elles représentent des méthodes généralement éprouvées, stables, systématisées ou susceptibles de l’être, et par conséquent adaptées à l’usage des sciences, particulièrement dans le sens moderne du terme, quoiqu’elles n’impliquent pas strictement un tel usage et qu’elles puissent consister en des recettes nées de recherches purement empiriques par essai et erreur. Elles sont en principe transmissibles, et par conséquent enseignables, par la théorie et la pratique. Or mieux la fin est objectivement définie, situable dans des chaînes causales connues, plus il est possible de découvrir des moyens propres à être utilisés selon des étapes distinctes, autorisant la vue de la chaîne causale à parcourir, plus l’approche technique est pertinente et efficace.

On voit donc que la vision du bonheur donnée par les clichés de la vie heureuse a l’avantage de convenir assez bien à une conception technique de sa réalisation. A la base, l’adaptation à la méthode technique vient du fait que ces clichés ont transposé l’idée du bonheur de la vie intérieure à la vie extérieure, telle qu’elle s’objective dans le monde naturel et social. Ce monde est en effet le lieu des techniques comme des sciences, des pratiques matérielles comme du calcul et en général de la relation causale. Au contraire, par opposition à la perspective objective que nous venons de décrire succinctement, l’intériorité apparaît comme le point de vue subjectif, c’est-à-dire justement comme échappant aux lois du monde objectif, et par conséquent à la science et à la technique. Relativement à l’efficacité de la recherche du bonheur, l’objectivation effectuée par ces clichés semble donc très favorable en plaçant la réalisation de la vie heureuse dans le domaine de nos modes d’action les plus performants.

Une fois le bonheur objectivé dans ces clichés et rendu accessible à un traitement par des techniques, dans quelle mesure celles-ci sont-elles applicables et peuvent-elles développer leurs effets ? Donnent-elles lieu à des méthodes stables et éprouvées, jouissant de savoir scientifiques, enseignables ? Et les fins proposées sont-elles définies de manière suffisamment claire pour rendre efficaces les techniques ?

Les clichés qui définissent comme buts les modes de la vie heureuse diffèrent selon les cultures, et en outre les mêmes ont des versions plus ou moins développées dans une même culture, si bien qu’il y a une grande diversité dans leurs degrés de clarté et de précision, et qu’il faut donc les évaluer sur ce point chacun à part. Il y a dans des sociétés, restées petites souvent et marquées par une longue tradition stable, tribus, sectes, monastères, etc., des normes, explicites ou transmises par la seule pratique, définissant la plupart des rôles dans un grand détail, où les calculs concernant l’ensemble des situations et événements courants sont déjà intégrés, de sorte que la technique du bonheur se réduit pour l’essentiel à l’application d’une recette apprise par cœur et qu’il ne reste plus à faire qu’un calcul d’adaptation généralement assez simple. La technique est dans ce cas étroitement intégrée au cliché et très efficace pour réaliser ce dernier, lui-même assez détaillé, et permettre la vie heureuse prévue par la sagesse attribuée aux fondateurs ou aux ancêtres. Cette efficacité dépend en revanche de la stabilité du milieu et se perd à proportion que des changements exigent plus d’adaptations et de calculs. A l’autre extrémité, dans des sociétés plus vastes, complexes et libérales, plusieurs clichés se réduisent à des représentations imagées assez générales et plutôt suggestives qu’élaborées dans leur détail, telle par exemple la figure de l’aventurier auréolé de l’aperçu séduisant d’une vie d’aventures indéfinies. Dans ce cas, les techniques trouvent peu de points d’appui dans le cliché, exigeant des précisions à inventer, que la technique ne peut fournir elle-même, réclamant donc l’aide d’un autre mode de penser en plus d’une activité importante de réflexion et de calcul. Entre les deux extrêmes se déclinent tous les degrés de précision des clichés directeurs, cette précision se caractérisant par l’étendue et la plus ou moins grande complétude de la description des actions de la vie heureuse, ou par la précision du but à atteindre, exprimé dans un ou plusieurs concepts dont se déduisent les particularités de cette vie, destinée à réaliser toujours un ou deux principes à travers le cortège de moyens qui s’en déduisent, où la technique, ici plus savante ou intellectuelle, trouve une ample application. Certains croiront repérer dans cette dernière figure celle de la philosophie, ou du moins la figure de la philosophie que peuvent pratiquer des disciples adoptant les principes et les méthodes de calcul de leurs maîtres.

Les techniques du bonheur objectivement conçu ont donc une efficacité très variable selon la qualité des clichés qui définissent la vie heureuse à réaliser. En général, elles ont l’avantage de situer la poursuite du bonheur dans le domaine des modes d’action concertée qui sont les plus familiers, c’est-à-dire justement celui des techniques, permettant de conserver la distinction habituelle entre les fins et les moyens, avec la concentration de l’attention sur la découverte et la mise en œuvre de ces derniers. Et, tandis que la réflexion sur la vie, comme phénomène intérieur, est difficile et peu naturelle pour la plupart, la représentation objective d’une vie heureuse est très facile, surtout si des clichés en fournissent à l’imagination des tableaux usuels simples et parlants. Les problèmes se concentrent alors sur l’application de la technique, et sur les diagnostics techniques quand cette application rencontre des obstacles ou réclame des ajustements. Or comme ces modes de penser et d’agir sont les plus familiers, on comprend pourquoi les hommes se satisfont habituellement de ces procédés dans la conduite de leur vie.

Toutefois, vu que l’usage de ces techniques présuppose la traduction de la vie heureuse, intimement vécue, en une image de la vie extérieure qui semble y correspondre, sa valeur dépend de la qualité et des limites naturelles de cette transposition. Or il suffit de comprendre la manière dont se produit la signification des clichés de la vie heureuse pour se rendre compte du danger de les prendre pour guides, puisque, ne faisant que généraliser une expérience imparfaite, ils ne représentent pas des connaissances sûres de ce qui rend heureux ou constitue le bonheur. Nous savons en effet que, le bonheur étant un sentiment, c’est dans les sentiments qu’il existe, et c’est la qualité des sentiments, de leurs compositions, de leurs mouvements et de leurs transformations qui rend heureux ou malheureux. Et comme les sentiments ne sont pas reliés par un rapport constant, invariable, à leurs objets dans le monde, ou à ce qu’on considère d’habitude comme leurs causes, la correspondance entre la vie extérieure et la vie intérieure reste toujours incertaine. Rien ne garantit donc le bonheur promis à ceux qui, en appliquant même les meilleures techniques, parviennent à vivre selon les clichés de la vie heureuse.

Étant donné que les diagnostics techniques ne concernent qu’un aspect de cette forme de recherche du bonheur, et qu’ils ne peuvent fournir la critique des clichés eux-mêmes, qu’ils présupposent, ceux-ci tendent à demeurer hors de l’attention critique quand on a pris l’habitude de les interroger comme fixant des fins à réaliser, mais non pas à élaborer et à modifier.

Les clichés de la vie heureuse font bien partie de techniques de cette vie, dans la mesure où ils y jouent un rôle majeur, en posant la fin sans laquelle celles-ci ne pourraient exister, n’ayant rien à quoi s’accrocher, comme cela leur est indispensable. C’est pourquoi, vus de la perspective des techniques qu’ils occasionnent, ces clichés donnent l’illusion d’en faire entièrement partie, et de pouvoir donc se comprendre à partir d’elles. C’est lorsqu’on cherche à les saisir en eux-mêmes de ce point de vue, qu’on s’aperçoit qu’ils y échappent et exigent un autre mode de connaissance. Les clichés ne sont des productions ni de la nature, ni de la science, ni des techniques, mais des arts. Ils apparaissent le plus souvent comme des imitations simplifiées, cristallisées d’œuvres d’art, retenant certains traits génériques schématisés, parfois plus ou moins caricaturés, propres à certains styles artistiques. La critique esthétique utilise le terme péjorativement, marquant la perte de valeur, de vie, de sens, de beauté par rapport aux styles imités. C’est un effet de l’adaptation par laquelle des œuvres individualisées ont donné lieu à des représentations communes, aisément saisissables par tous les participants à une même culture. Cette qualité expressive rendue accessible à tous confère aux clichés le rôle de figurer notamment les formes ordinaires du bonheur, comme on s’en persuade en observant le genre d’images qu’on découvre en soi-même aussi bien que chez les autres dès qu’il s’agit de se représenter le bonheur. Chez nous, aujourd’hui, qui par exemple ne trouvera pas sans effort dans ses répertoires d’images la petite scène rituelle des parents courant dans un pré derrière leurs enfants, en levant les bras et riant de joie, pour nous dire le bonheur de la vie familiale ?

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Pour analyser nos clichés de la vie heureuse, c’est donc au point de vue de l’art qu’il faut nous placer. S’il est vrai en effet que les techniques sont faites pour traiter des moyens uniquement, l’élaboration et l’évaluation des fins en tant que telles leur échappent, et il nous faut tenter de comprendre quelle est cette méthode, artistique, nécessaire pour aborder non seulement les clichés, mais également toutes les formes de recherche de la vie heureuse.

La question de la signification de l’art par rapport à l’art de vivre et de philosopher a été développée dans l’introduction du séminaire précédent, à laquelle on peut se rapporter pour enrichir la discussion plus rapide que nous allons entreprendre sur les aspects de ce thème les plus directement importants pour le propos actuel.

Nous avons déjà remarqué que les clichés qui nous intéressent ici résultaient d’une traduction de la vie intérieure, sentie, intimement vécue, subjective, en des représentations de vies apparaissant dans le monde sous la forme d’histoires mettant en scène des personnes, des situations, des événements perçus de l’extérieur, objectivement. Nous savons que cette traduction est imparfaite, se fondant sur le lien entre les sentiments ou désirs et leurs objets. D’un côté en effet, la relation entre le désir et son objet est étroite, voire essentielle. Une modification de l’objet est corrélative de celle du désir, et le passage d’un désir à l’autre signifie aussi le passage au désir d’autre chose, de mêmes sentiments correspondant d’habitude à de mêmes genres d’objets. De l’autre côté, la relation entre le désir et son objet paraît contingente. Les sentiments nous semblent varier à propos des mêmes choses, et celles-ci semblent provoquer tantôt certains sentiments, tantôt d’autres. Dans ces conditions, comment se peut-il qu’une image matérielle représente des sentiments ? Posons qu’une grappe de raisin soit le symbole du plaisir, et que regardant ce symbole dessiné ou peint, je cherche à trouver le sentiment figuré. En fait, bien sûr, je ne l’y vois pas directement. Il me faut connaître le raisin, en avoir vu et goûté, et de plus, l’avoir trouvé bon, plaisant. C’est une fois ces conditions réalisées que, voyant le symbole, je m’imagine le raisin présent, disponible, de sorte qu’il me suffise de tendre la main pour le saisir et le goûter. Peut-être alors le souvenir de son goût et du plaisir que j’y ai pris me revient-il et puis-je l’éprouver à quelque degré. Pour cela, il faut aussi que l’image me suggère de goûter le raisin plutôt que de m’intéresser à sa couleur ou aux reflets de la lumière sur lui, ou à la qualité du dessin qui le représente. Et il est probable qu’elle me le suggère en effet à cause de la coutume que nous avons de considérer les fruits d’abord pour les manger. Encore faut-il que je l’aime pour qu’il me fasse aussitôt penser au plaisir de le goûter. Sinon, je peux me rappeler que les autres l’aiment d’habitude et que, comme l’image dessinée ou peinte est une production humaine, visant à signifier quelque chose, elle s’adresse au goût de la majorité, choisissant pour cette raison ce fruit de préférence à d’autres que j’aime moi-même. Je peux donc y substituer mentalement une cerise, qui est mon fruit préféré, et retrouver éventuellement (après quelques autres considérations, que je fais presque automatiquement dans ce cas) le plaisir symbolisé.

Si je ne me suis pas trompé, on pourra constater que l’instabilité de la relation entre le sentiment en moi et son objet dans le monde, ou la différence entre les relations correspondantes chez les divers individus, ne représentent plus un grand problème quand on considère le processus concret de l’interprétation tel que je viens d’essayer de le reconstituer schématiquement. Car mon expérience de moi-même et des autres, des échanges de signes entre nous, de notre participation à de mêmes langages et à de mêmes mœurs, de la relative sympathie par laquelle nous avons le sentiment de partager des sentiments semblables, toute cette habitude de la société nous permet de surmonter la plupart du temps sans presque nous en apercevoir les apories qui bloquent le raisonnement abstrait tentant d’agencer quelques concepts simples et contradictoires à première vue.

Pour voir comment on peut symboliser ou exprimer des sentiments par la représentation de choses, d’événements ou de scènes du monde objectif, il suffit d’inverser ma description de l’interprétation du cliché symbolique. Supposons que je veuille inventer et peindre un symbole du plaisir ; alors, au lieu d’interpréter celui qui m’était présenté, je tournerai d’abord mon regard vers l’intérieur, cherchant dans mon expérience certains plaisirs nets, suffisamment courants, accessibles ; puis, ayant sélectionné celui que me procure un goût particulier, particulièrement plaisant en lui-même, je chercherai à me souvenir de la chose à laquelle il est associé ; et enfin, ayant découvert que c’est le raisin, je me déciderai à peindre une grappe de raisins, qui me paraîtra propre à évoquer ce plaisir et peut-être, à travers lui, par analogie, tous les plaisirs. En fait, pour l’essentiel cette démarche est couramment pratiquée chaque fois que nous désirons reproduire ou produire un sentiment à partir d’un objet du monde susceptible de le causer ou de l’occasionner. N’est-ce pas ainsi, par exemple, que, cherchant quel mode de vie objectif répondrait le mieux au sentiment du bonheur, nous procédons en gros ?

De même que je juge si le raisin est bon en le goûtant et en éprouvant le plaisir qu’il me donne, de même, en principe, il me faut goûter en quelque sorte un mode de vie dans le monde pour savoir s’il correspond ou non à une vie heureuse, puisque, de même qu’il est équivalent de dire que le raisin est bon ou qu’il me procure du plaisir, de même il est équivalent de dire qu’un mode de vie est heureux ou qu’en vivant de telle façon j’éprouve le bonheur. Seulement, cette expérience ou épreuve est bien plus difficile dans le cas du bonheur. Car l’essai d’un plaisir en rapport avec son corrélatif extérieur est souvent un événement relativement simple, d’une durée limitée, et isolable dans l’ensemble de mon expérience. Au contraire l’essai d’une vie n’est complet et véritablement concluant que si je la vis entièrement, jusqu’au bout, c’est-à-dire comme une histoire achevée, ce qui supposerait que je ne puisse l’évaluer vraiment qu’à partir de ma propre mort. Autrement dit, dans cette perspective temporelle, objective, il faut attendre qu’une vie soit terminée pour savoir si elle aura été heureuse, et c’est alors que vaut l’idée qu’on ne peut jamais être sûr de son bonheur tant qu’on vit, et qu’on demeure donc toujours sujet au malheur, risquant même éventuellement un malheur tel qu’il fasse regretter à l’infortuné tout le reste de sa vie. Sinon, si je m’en tiens à expérimenter des épisodes de vie, je n’aurai éprouvé aussi que des plaisirs, des joies, voire des bonheurs momentanés, qui ne m’apprendront que peu de chose sur une vie heureuse. Les plus malheureux n’ont-ils pas des moments de joie, dont on doute même s’ils adoucissent leur malheur ou s’ils l’aggravent au rebours par la perception du contraste ?

Dans ces conditions, comment évaluer les clichés de la vie heureuse ? Ne sont-ils pas aussitôt tous disqualifiés comme renvoyant pour valoir à une expérience impossible ? S’ils portent sur la vie entière, ils se réfèrent à l’expérience d’un mort. S’ils visent seulement des moments, ils n’ont pas de pertinence pour la vie entière. Prenons le cliché suivant : pour vivre heureux, la recette est simple, il suffit d’être toujours parfaitement honnête. Supposons que l’honnêteté consiste à suivre rigoureusement les lois et à se conformer rigoureusement aux mœurs de sa société. Imaginons de plus quelqu’un dont la vie soit assez simple pour pouvoir être régie entièrement par cette règle. Il peut certes se contenter de suivre cette maxime en l’adoptant par pure autorité, sans jamais en remettre en question la vérité, ni donc chercher à l’évaluer. Dans ce cas, la difficulté de son évaluation est résolue du fait qu’elle n’apparaît pas même. Si cet homme honnête veut en revanche vérifier la justesse de la maxime, comment s’y prendra-t-il ? Il peut essayer la conduite prescrite un certain temps, et s’examiner pour voir si elle a comblé son désir de bonheur. S’il en a effectivement le sentiment, il pourra estimer que l’avenir répondra au passé et au présent et qu’il a donc trouvé la bonne voie. Mais il devra admettre que ce n’est qu’une vraisemblance, et qu’il n’a certainement pas encore vécu toutes les situations qui pourraient jeter le plus honnête des hommes dans le malheur. Pour mettre donc cette vraisemblance à l’épreuve, il sera porté à considérer l’expérience des autres, quoiqu’elle ne lui soit pas directement accessible. Il sera alors confronté à toutes les histoires dans lesquelles les malheurs accablent les héros de l’honnêteté. Peut-être trouvera-t-il convaincants les témoignages de certains d’entre eux qui prétendent être restés heureux malgré tout, grâce à la jouissance de la conscience de leur honnêteté. Mais il y a aussi les témoignages contraires, où le malheur provoque un tragique sentiment d’injustice. D’ailleurs, comment juger de la valeur des témoignages ? Et s’il examine les témoignages des autres, des gens qui ne se soucient pas d’être honnêtes, n’en trouvera-t-il pas aussi des deux sortes, de la part de ceux qui prétendent être heureux et de la part de ceux qui se voient plutôt malheureux ? Bref, pour s’assurer tout à fait de la valeur de la maxime, il lui faudra continuer jusqu’à la fin l’essai du mode de conduite préconisé, et plutôt que de l’avoir confirmée, vivre dans l’incertitude.

Cette critique ne se limite pas aux clichés de la vie heureuse, mais elle s’étend à toute tentative de prévoir ou de connaître ce qui définit ou caractérise un mode de vie extérieurement observable pouvant être qualifié à juste titre d’heureux. Car ce n’est pas la méthode de représentation qui est ici en cause, mais la possibilité même d’expérimenter la chose, et partant de la connaître, puisque celle-ci exclut le point de vue auquel il faudrait se placer pour la percevoir. Quelle que soit la manière dont je me représente ma vie, j’en arrive toujours à la même aporie. Quand je l’observe, je ne peux en voir que la partie déjà vécue ou en train de l’être. Par conséquent, le futur m’échappant, elle me demeure inaccessible dans sa totalité. Et même si je la considère arrivé au moment de mourir, c’est encore trop tôt, puisque je ne suis toujours pas mort et que donc ma vie n’est pas tout à fait terminée. Mais quand je serai vraiment mort, alors, n’existant plus, je ne pourrai plus rien connaître, et surtout, dans l’hypothèse contraire d’une vie après la mort, la conscience que je pourrais en prendre dans l’au-delà arriverait trop tard pour servir à la recherche du bonheur qui nous intéresse.

On répondra sans doute que l’incertitude inévitable concernant la possibilité d’un sort heureux pour toute ma vie future ne constitue pas une véritable objection à la recherche du plus grand bonheur en m’en formant la représentation la plus vraisemblable et prometteuse possible, d’autant que pour un être que nous avons reconnu dépendant du sort, il serait peu raisonnable de désirer davantage. En tout cas, il est vrai en effet que nous n’avons et ne pouvons pas espérer avoir de technique propre à assurer la vie heureuse, au sens fort, ni de clichés suffisant en principe à fonder de telles techniques. Raisonnablement, donc, de ce point de vue, il faut se résigner à suivre des règles et principes approximatifs dont on puisse attendre qu’ils augmentent nos chances de vivre plus heureux. Cela n’empêche pas que, dans ce but, il y ait de meilleurs modèles que d’autres, et aussi de meilleures techniques, de sorte que leur examen et leur évaluation restent importants. Or cette critique implique le genre de méthode d’ordre artistique rapportant la vie extérieure à la vie intérieure, lieu réel du bonheur. Et déjà, pour savoir quel degré de bonheur est suffisant, chacun doit s’en rapporter à l’exigence intime définissant ce qui peut le satisfaire, lui, individuellement.

Les clichés de la vie heureuse, avec les techniques qui leur correspondent, sont des productions sociales, culturelles, partagées par l’ensemble des membres d’une société, comme la langue ou la morale ou un ensemble de goûts communs, de manières de se tenir et de se comporter caractéristiques de chaque culture. Dans cette mesure, ils représentent aussi une sensibilité commune, moyenne dans la société entière ou ses diverses classes. Ils expriment donc, figurent et forment les aspirations habituelles des hommes dans chaque groupe. Le fait qu’ils se maintiennent et durent manifeste qu’en général ils satisfont plus ou moins ceux qui les adoptent. Cela ne veut pas dire cependant que ces derniers soient heureux en les prenant pour guides, ni même qu’ils évitent par là le malheur. Mais, par paresse, par incapacité intellectuelle et sentimentale, par soumission à l’opinion, par manque de dispositions artistiques, ils s’y tiennent plutôt que de s’aventurer dans la recherche d’autres idéaux plus parfaits. Telle n’est pas toutefois l’attitude de tous. Une minorité rejette ces clichés, en partie ou en totalité, par dégoût de ce qu’ils proposent, par le débordement d’une puissante vitalité passionnelle, par la concurrence d’une imagination fertile, par l’impulsion d’une vie sentimentale orientée dans d’autres directions. Par goût ou par nécessité ces réfractaires révisent les idéaux communs et s’appliquent à l’art de vivre. Alors, ou bien ils recherchent de nouveaux idéaux au-delà des clichés, dans les œuvres d’artistes originaux, et ils tentent de se les approprier, ou bien, presque toujours après avoir tenté la première voie et sans nécessairement la quitter, ils se lancent eux-mêmes dans l’invention.

Dans la suite de cette introduction, j’appellerai art de vivre l’art correspondant à la première voie, et art de philosopher celui qui correspond à la seconde, l’art de philosopher étant le niveau supérieur de l’art de vivre.

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L’art – au sens où l’on distinguait jadis l’Art (avec une majuscule) de l’art comme artisanat, ou l’art des artistes de celui des artisans – procède dans ses œuvres d’une réflexion intime du sentiment, entendu au sens large de pensée, désir, émotion, perception, bref, de ce qu’on peut nommer aussi vécu ou monde intérieur. Et c’est au sentiment également que s’adressent les œuvres de l’art, y compris ces œuvres déchues que sont les clichés. C’est au sentiment réfléchi qu’il appartient de les éprouver et de les évaluer. C’est à lui de les créer aussi bien que de les critiquer. Que signifie par exemple l’infériorité du cliché par rapport à l’œuvre authentique ? Interrogeons le sentiment et il nous dira que celle-ci est douée d’une vie forte, c’est-à-dire qu’elle touche vivement nos sentiments et les anime à une grande profondeur, tandis que les clichés font aussitôt un effet superficiel et ponctuel sur notre émotivité, sans soulever de grandes et profondes passions ni en susciter de nouvelles. Cette différence n’est pas identique à la différence de la force et extension de leur influence concrète, telle que pourrait l’estimer et la mesurer l’observateur d’une société considérée. Car il est bien vrai que selon cette perspective, les clichés sont souvent très puissants au contraire, bien plus que les grandes œuvres, qui n’ont d’effet réel direct que sur de petits nombres d’amateurs, tant du moins qu’elles n’ont pas justement dégénéré en clichés, souvent en donnant lieu à des imitations plus triviales.

Le mouvement général de l’art est donc le suivant : l’artiste vit des sentiments, qu’il modifie par la réflexion, et qu’il juge suffisamment importants pour être exprimés dans le monde soit pour lui-même seulement, pour en augmenter la puissance réflexive et son efficacité dans leur modification, soit pour autrui également, afin de les communiquer et d’inviter à éprouver la puissance de modification active dans l’œuvre ; il produit cette œuvre, comme expression matérielle de la réflexion sentimentale dont elle résulte ; enfin l’œuvre, par sa beauté, capte l’attention d’un amateur, qui la laisse agir sur ses propres sentiments et les modeler durant le temps qu’il la perçoit comme expressive ou la contemple et l’interprète. On pourrait croire que ce processus est celui de la transmission de sentiments de l’artiste à l’amateur par le canal de l’œuvre. En vérité il est bien plus complexe, les mondes sentimentaux de l’artiste et de l’amateur étant différents, et l’interprétation jouant nécessairement un rôle décisif, consciemment ou non. Peut-être la musique nous offre-t-elle l’exemple le plus frappant de ce mouvement. J’écoute un morceau, et loin de n’y entendre qu’un bruit, ou un agencement savant de bruits, j’en perçois un effet sur mes sentiments, comme si des sentiments étaient présents dans la musique, je me laisse animer par elle, et j’éprouve des sentiments qui me paraissent plus ou moins en accord avec les siens, désirant peut-être augmenter le plus possible cet accord en cherchant la disposition sentimentale la plus favorable à l’action de la musique sur moi. Et j’en arrive peut-être à poursuivre le dynamisme de mon rapport à cette musique et à le prolonger dans une nouvelle expression, en dansant par exemple.

Je sais qu’il y a des conceptions savantes de l’art, qui y voient tout autre chose que cette fonction expressive, et la rejetteront même. Soit ! Il y a également des conceptions savantes de la philosophie qui y voient tout autre chose que la recherche d’une forme de sagesse ou qu’un art, idée qu’ils rejetteront aussi. Soit ! Nous entendons donc simplement autre chose par ces mots d’art et de philosophie, et ce n’est donc pas de cet art savant ou de cette philosophie savante que je parle ici ; quoique rien n’interdise non plus à l’art et à la philosophie qui m’intéressent d’être aussi savants qu’il leur est utile. Pourquoi refuser immédiatement de voir définir les termes autrement qu’on ne le fait ? Cette attitude ne fige-t-elle pas la pensée, qui a besoin d’un langage, rigoureux sans doute, mais aussi malléable ? Je ne veux pas dire qu’il n’y ait pas des enjeux sérieux dans les débats à propos des définitions, au contraire. Mais pour comprendre l’intérêt d’une définition, il ne suffit pas de la considérer en elle-même ; il faut voir à l’usage ce qu’elle permet de concevoir.

Mais revenons au rôle de l’œuvre dans l’art. Elle donne une expression matérielle à des sentiments, et reproduit des sentiments à partir de cette expression matérielle. Nous avons déjà vu à propos des clichés ce double passage, dans les deux directions, entre les sentiments et leur symbole matériel. Or ce ne sont pas des sentiments quelconques qui sont exprimés. L’art nous paraissait indispensable pour accomplir ce que la technique ne pouvait pas faire et supposait pourtant, à savoir la création des fins par opposition au simple calcul des moyens. Or ces fins, il ne suffit pas de les définir en en donnant une description théorique ou une représentation figurée. Car pour celui qui suivrait cette définition, elles n’apparaîtraient pas encore comme des fins, mais il faudrait en outre, par un acte supplémentaire par rapport à ces représentations, décider de les prendre pour des fins. Pour en faire des buts effectifs, il ne suffirait pas non plus d’exprimer par l’œuvre des sentiments quelconques, quoiqu’il soit bien vrai que tous les sentiments sont des désirs et qu’ils comportent une tension vers leur objet, qui est aussi leur fin. Disons même qu’une fin, c’est précisément l’objet d’un désir. Dans cette mesure, il faut admettre que toute expression de sentiments, sous quelque forme que ce soit, propose une fin et que la perception de ces sentiments, qui a lieu par sympathie, c’est-à-dire par une imitation de sentiments, nous pousse vers elle. Mais cette impulsion est souvent faible et fugitive, alors que ce que nous considérons comme des fins véritables, conséquentes, doit avoir une puissance et une durée plus considérables. Or quelle doit être la nature des expressions capables de poser de telles fins dont la force d’attraction soit grande et persistante ? Dans l’œuvre d’art, c’est par le nom de beauté qu’on signifie ce phénomène dans lequel l’œuvre parfaitement réussie se pose elle-même comme fin avec une puissance telle qu’elle donne à celui qui la contemple le sentiment de son existence nécessaire et inconditionnelle. Alors, durant le temps de la contemplation, la fin paraît accomplie, et la félicité, entière. Le chef d’œuvre ne nous captive cependant pas pour toujours dans une contemplation statique. Au contraire, celle-ci étant de l’ordre du désir, elle est foncièrement dynamique, et la vie des sentiments modulée par elle se diffuse et se déploie au-delà, posant des fins d’une portée très large et pouvant à la limite éclairer et teindre toute la vie.

On pourrait naturellement se demander comment l’artiste parvient à former et à exprimer ses sentiments de telle façon qu’ils acquièrent la puissance du beau dans une œuvre matérielle obéissant apparemment par sa nature aux lois d’un monde étranger à celui du sentiment. Nous avons déjà donné quelque indication sur ce phénomène expressif. Et pour notre objet, il n’est pas nécessaire d’aller plus loin. Contentons-nous de remarquer qu’il est constant et familier, chacun d’entre nous exprimant sans cesse ses sentiments par ses mines, ses attitudes, ses gestes, ses paroles, toute sa manière de vivre, et agissant ainsi sur les autres en leur proposant exprès ou sans le vouloir d’entrer dans ses propres sentiments et de vivre comme lui. Ces sortes d’invitations qui nous sont lancées sans cesse, avec plus ou moins d’insistance, dès que nous côtoyons nos semblables, et même encore après par les échos de ces fréquentations dans nos souvenirs et notre sensibilité, provoquent en nous des réactions naturelles de sympathie et d’antipathie, parfois légères, mais parfois assez fortes, voire violentes, selon que les sentiments que nous font éprouver les expressions de nos congénères concourent avec les nôtres ou les contrarient, nous séduisent ou nous répugnent. La pression que, par l’expression de leurs sentiments, les hommes exercent sur nous, est certainement le facteur le plus important dans l’éducation, poussant constamment nos propres sentiments à se conformer à ceux de notre milieu, de sorte que nous en venons à les partager avec notre entourage, et, ayant ainsi formé des désirs communs, à vivre spontanément comme ceux avec qui nous les partageons.

Cette expression incessante, automatique ou voulue, entre les hommes peut sembler directe à un regard rapide, puisque dans la société, nous avons l’impression de percevoir directement nos sentiments respectifs, sans l’intervention d’instruments la plupart du temps. Par conséquent, apparemment, l’intermédiaire de l’œuvre dont a besoin l’artiste pour communiquer avec l’amateur n’est pas nécessaire dans ce mode d’expression spontané. Toutefois un peu de réflexion nous fait constater rapidement que cet intermédiaire existe bien ici aussi, et qu’il est le corps, avec ce que celui-ci produit en tant que phénomènes dans le monde matériel, comme cela arrive dans l’échange linguistique. Par rapport à cette expression corporelle habituelle, celle que l’artiste élabore dans l’œuvre d’art est plus perfectionnée, concertée, tout en restant en principe de la même nature.

Est-ce à dire que nous ne puissions avoir de prise sur les sentiments que par un intermédiaire matériel ? Les différents arts se définissent par le genre de matériau et de chose physique qu’ils travaillent et produisent, la pierre et le bois pour la sculpture et l’architecture, les couleurs pour la peinture, etc. Même la musique, d’apparence éthérée, manie les sons, et la littérature, les mots, c’est-à-dire d’autres sons ou leur transcription dans l’écrit. Les pensées, les sentiments sont formés et communiqués par le truchement de la matière façonnée par chaque art. Il est intéressant d’ailleurs que les arts ne se distinguent pas par la différence des pensées ou sentiments exprimés, mais par la matière travaillée, la façon de la travailler et le genre de choses produites. S’il y a un art de vivre, comment faut-il donc l’entendre ? Certes, en suivant le principe, il doit être un art dont la vie est la matière et peut-être aussi l’œuvre, un art créant la vie heureuse à partir de la vie naturellement et socialement donnée. Mais la vie est-elle une réalité du monde physique ? En un sens oui, puisque la nature produit des êtres vivants. Mais s’il s’agissait de traiter la vie comme propriété du vivant, n’est-ce pas celui-ci qui deviendrait la matière concrète de l’art ? Cet art pourrait être celui du jardinier inventant et créant de nouvelles variétés de plantes, ou celui de l’éleveur produisant de nouvelles races ou formes de vies animales. Mais ce n’est plus des œuvres d’art qu’ils créent, leurs créatures ne servant pas, sauf exception, à l’expression des sentiments. Quant à l’art de vivre, a-t-il la vie pour matière ? Cette vie serait alors le vécu lui-même, ou mieux, l’acte de vivre, c’est-à-dire le dynamisme propre des sentiments. Bref, la vie ainsi entendue n’est pas une réalité matérielle et ne semble pas pouvoir être considérée comme sa matière, travaillée par une action lui demeurant extérieure. En outre, cet art n’est pas non plus expressif, ne passant pas du sentiment au sentiment par l’œuvre matérielle, mais il opère directement, ou du moins sans quitter le monde intérieur. Le bonheur qu’il produit se réalise dans le sentiment, comme celui qui résulte de la contemplation de l’œuvre d’art, mais il provient maintenant de la façon de vivre elle-même, prise directement comme objet de cet art.

En tant qu’il se distingue de l’art de philosopher toutefois, l’art de vivre ne se dégage pas entièrement de la dépendance de l’œuvre, car celle-ci demeure un instrument essentiel de cet art. Ce sont les œuvres d’art en effet qui fournissent généralement à l’artiste de sa propre vie les modèles selon lesquels les sentiments se transforment. L’homme normal, conventionnel, mène sa vie selon les normes de sa société, suivant naturellement les mœurs ambiantes, sans guère songer à en changer sinon par de légères adaptations à sa situation et à sa constitution personnelle, se soumettant aux lois sans presque avoir conscience de leur caractère contingent, et se représentant son bonheur à travers les clichés de la vie heureuse. Par contre, l’artiste de la vie, ou l’esthète, a quant à lui davantage pris distance, sentimentalement puis pratiquement, des mœurs et des clichés, il a pris conscience en principe de leur relativité et de celle des lois, il croit pouvoir dévier avec prudence des mœurs communes et en adopter d’autres, il ne respecte les lois que par calcul, pour les nécessités de la vie sociale, et il considère avec un esprit critique les clichés. Tentant de se délivrer de leur influence, c’est ailleurs qu’il cherche ce qui pourra les remplacer de façon plus satisfaisante, dans une plus ambitieuse culture artistique propre à lui procurer de véritables expériences esthétiques et des modèles exaltants de la vie heureuse. Or, s’il tend à trouver ses modèles dans les œuvres d’art, l’esthète, comme tel, ne vise pas à produire à son tour ce genre d’œuvres. Rien bien sûr ne le lui interdit par ailleurs, quoique, dans ce cas, son rôle de créateur d’œuvres d’art se distingue de celui d’esthète, chacun des deux arts ayant un but différent, l’œuvre pour l’un, la façon de vivre (dont la vie d’artiste éventuellement), pour l’autre. Au demeurant, s’il n’est pas rare que l’esthète ait quelque activité artistique, il est rare à vrai dire que l’artiste ne pratique pas l’art de vivre, et peut-être même impossible qu’il ne le fasse pas à quelque degré. Car où puisera-t-il sinon les sentiments originaux qu’il exprime dans ses œuvres ?

C’est dans l’art de philosopher en revanche que l’art de vivre se dégage entièrement de la dépendance de l’œuvre, se tournant décisivement vers la vie intérieure, ou plus précisément, s’exerçant dans la réflexion même des sentiments en eux-mêmes. Ici, les sentiments agissent directement sur les sentiments, sans devoir passer par l’intermédiaire de l’œuvre matérielle. Mais ceci ne va pas de soi, puisque l’homme vit toujours dans la dépendance de la nature et, à quelque degré, de la société. Comme l’esthète, et davantage encore, le philosophe a dû et doit se libérer. Non seulement il s’est convaincu de la relativité des normes, mœurs, lois, idéaux, valeurs, prescriptions morales, mais il ne cesse de les soumettre à sa critique, de sonder à quel point ses sentiments leur restent attachés, et d’évaluer l’effet de cet attachement sur son bonheur, se lançant en outre dans une activité constante d’invention de ses propres dispositions sentimentales en vue de mener effectivement la vie heureuse.

(Si le philosophe n’a plus besoin de l’œuvre, cela ne signifie pas bien sûr qu’il doive renoncer à la culture des arts, à la contemplation des œuvres ou à la création artistique, ni qu’il n’y doive pas trouver des stimulations importantes. N’est-il pas d’ailleurs très souvent amateur de littérature et écrivain lui-même ?)

Le diagnostic de la situation dans laquelle se trouve le philosophe a donc deux faces, l’une qu’il partage assez largement avec celui de l’esthète, et l’autre qui lui est davantage propre. D’un côté il s’agit d’estimer l’état de la libération intime par rapport à la dépendance sociale, essentiellement, ainsi que par rapport à la dépendance relativement à la nature, dans la mesure où il est possible de la diminuer, sachant qu’elle est inévitable et importante. De l’autre côté, vu que l’art de philosopher comprend un aspect inventif et créateur majeur, il s’agit d’évaluer les possibilités et les difficultés actuelles de cette invention, en analysant notamment l’état des conditions dont elle dépend.

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D’une manière générale, le diagnostic auquel nous projetons de nous livrer est de nature artistique, et il constitue un moment essentiel d’un art dont on se souvient qu’il concerne l’invention et la création de la vie heureuse se produisant au sein de l’acte de vivre lui-même, de manière immanente et intime, dans l’ordre du sentiment ou désir. Rappelons-nous en effet que le bonheur est toujours un sentiment, plus précisément une certaine sorte de sentiments dans lesquels notre désir, c’est-à-dire notre désir dominant, ou le désir constitué de l’ensemble de nos désirs, ou le désir constitutif de cet ensemble, se trouve comblé – non pas repu et immobilisé, endormi, puisque la vie est un mouvement, dynamique comme le désir qui, en se réalisant, gagne en force et en activité, et ne cesse donc de créer et de recréer la vie heureuse. Par l’invention perpétuelle de sa fin, le désir philosophique se réfléchit en elle ou la réfléchit en lui, de sorte qu’il se la donne lui-même, comme sa propre expression immanente pourrait-on dire. Le diagnostic artistique et philosophique diffère donc beaucoup des diagnostics ordinaires dans lesquels il s’agit d’évaluer l’état d’une chose ou d’un processus en fonction de normes et de critères donnés de l’extérieur, comme c’est le cas des diagnostics techniques, où il s’agit d’évaluer la distance par rapport à la fin préfixée, les moyens possibles de l’atteindre, les obstacles à surmonter et les chances d’y parvenir. Bref, le diagnostic du philosophe ne se confond ni avec celui de l’ingénieur et de l’artisan, ni avec celui du médecin ou du thérapeute, traitant selon la norme publique de la santé le corps ou l’esprit malades (ou déclarés malades selon cette norme).

Le fait que la fin (et par conséquent le critère), au lieu d’être donnée indépendamment, dépend de l’activité même qui la vise et la pose à la fois, modifie beaucoup le diagnostic de cette activité et le rend bien plus compliqué et difficile. Surtout, ce diagnostic exige une tout autre méthode qu’un diagnostic technique. Notre éducation, scolaire bien sûr, mais pas seulement, est principalement d’ordre technique, et elle nous rend très problématique la compréhension des modes de pensée artistiques. (On protestera peut-être que cette éducation est non seulement technique, mais aussi scientifique. Il faut avouer toutefois que cette formation scientifique est bien superficielle et fallacieuse ; et surtout, de même que notre technique est imprégnée de science, la science est à son tour de caractère technique, visant à connaître la nature comme un ensemble de moyens en vue de son utilisation, c’est-à-dire en vue de son usage technique.) Quand les fins sont à inventer en même temps que les moyens sont à découvrir, c’est la distinction entre les deux, si indispensable à nos yeux, qui se brouille. Ainsi, tandis que l’esprit technicien tend à penser que pour l’artiste, l’œuvre à faire est sa fin, et que le matériau qu’il travaille fait partie de ses moyens, le sculpteur, lui, sonde son matériau et s’en inspire pour inventer sa sculpture, aussi bien qu’il utilise ce matériau pour la créer. Au fond, il n’y a plus dans la création artistique véritable une fin prédéterminée d’un côté, et des moyens ordonnés à son exécution de l’autre. A la limite, le musicien pense en musique et produit musicalement les sentiments qu’il va exprimer par sa musique, et qu’il n’aurait pas eus sans elle, pas plus qu’elle sans eux. Dans l’art, la distinction entre les moyens et les fins n’apparaît que de manière épisodique, sectorielle, provisoire, dans un mouvement d’ensemble où elle disparaît. On trouve d’ailleurs une analogie de cette façon d’opérer dans les marges du domaine technique, comme dans le bricolage, où ce qui peut faire fonction d’outils et les matériaux disponibles par hasard déterminent le produit autant que l’inverse, au point que dans certains cas il devient impossible de savoir si les moyens ont été sélectionnés et utilisés pour arriver au résultat obtenu, ou si au contraire la chose produite était un moyen d’utiliser ce qui a servi à la produire. Pourquoi cette soupe originale ce soir, sinon parce que les légumes à ma disposition me l’ont suggérée, que la soupe me permettait de les utiliser et que sa préparation m’en a donné l’appétit ?

Mais l’art est bien un mode d’action volontaire. Or celle-ci n’implique-t-elle pas une intention ? Et l’intention ne suppose-t-elle pas une fin vers laquelle elle tend ? C’est ce que nous répète la vision technique qui nous sert de modèle, tant du moins que nous raisonnons comme nous le faisons si « naturellement » dans notre langue et en nous laissant inspirer – davantage, guider – par elle, c’est-à-dire par le modèle technique qui y domine. Reprenons l’exemple banal de l’action humaine, celui de la marche, qui sert si souvent d’appui à la réflexion sur le sujet. Dans cette optique, il y a bien sûr à distinguer deux façons principales de marcher, soit en allant à un endroit précis, soit en errant, en se promenant, sans aller nulle part précisément. Ces deux modes de marche se distinguent évidemment par le fait que dans l’une le déplacement a une fin, à la fois un but et un lieu d’arrêt, tandis que dans l’autre le mouvement se continue indéfiniment, sans but à atteindre ni fin prévue. Or c’est l’exemple de la marche sur un chemin conduisant au bon endroit, et de préférence le plus rapidement possible, qui est d’habitude privilégié dans ce type de raisonnement. En somme, la marche servant ici de modèle, c’est le moyen technique de parvenir à une fin. Et sur ce genre de chemins on trouvera les inévitables carrefours, où il s’agit de choisir la bonne voie, celle qui mène à la destination. Au contraire, par opposition à cet exemple positif, l’errance ou la promenade est un exemple négatif, celui de l’action vaine, qui ne réalise rien et qui, pire encore, gène la bonne marche vers le but. Osons quitter l’impératif technique exigeant de ne reconnaître comme sensée, sérieuse, que la marche efficace vers le but donné et approuvé. Et observons la coupable ou trop innocente promenade du point de vue du promeneur. Pourquoi marche-t-il ? Pour rien disait l’esprit technicien. Et en effet, pour rien selon cet esprit. Mais dans l’esprit du promeneur, la promenade, qui ne mène en principe nulle part précisément, a pourtant un sens. Ce sens n’est cependant pas défini par une destination, on dirait plutôt que c’est le chemin lui-même. Le rapport en viendrait à s’inverser au cas où il y aurait malgré tout ici une destination, car alors, c’est la destination qui deviendrait le moyen, et le chemin qui serait le but. En effet, ne s’agit-il pas pour le promeneur de jouir de la promenade, et non d’y mettre fin ? On peut voir ainsi le promeneur se fixer parfois des étapes en fonction de l’intérêt du chemin qu’elles jalonnent. Mais le véritable promeneur ne s’y fixe pas, traitant plutôt ces étapes comme des moyens, modifiables en fonction de leur efficacité, pour composer la promenade. A vrai dire, dans ce mode de penser les fins et les moyens s’échangent, se confondent, apparaissent et redisparaissent sans prendre consistance dans l’intention du promeneur, qui est de se promener, car cette fin immanente, entièrement réflexive, se subordonne tous les rapports de finalité qu’elle comprend.

Mais comment faire le point dans une promenade ? Comment nous y situer, savoir où nous en sommes, si elle n’a pas de but ? Et comment savoir si elle se passe bien et si elle ne rencontre pas d’obstacles, alors qu’il n’y a pas de critère extérieur auquel la confronter, ni rien qui puisse la faire dévier du bon chemin, puisqu’elle ne mène nulle part ? Bref, l’idée d’un diagnostic a-t-elle un sens à son égard ? Pourtant le promeneur sait bien s’il fait une bonne ou moins bonne promenade, il sait à quel point il l’apprécie. En effet, dans le cheminement de la vie, le désir du bonheur est le critère ultime pour évaluer dans quelle mesure elle est ou non heureuse. Autrement, si l’on tient à la juger par sa destination ultime, où aboutira-elle finalement, sinon à la mort simplement ? La nécessité de cette fin justifie-t-elle de spéculer sur la perspective d’une vie après la mort comme si celle-ci devait donner son sens à la vie actuelle ? Pourquoi ce souci pour nous qui désirons le bonheur dans la vie que nous vivons réellement et non des fantasmagories servant à nous consoler des malheurs présents ? Ou bien la vie réelle serait-elle fatalement si désespérée qu’il faille placer notre ultime espoir dans ce genre de consolations imaginaires, en nous résignant au mince contentement de la soulager quelque peu ? Alors, faute de mieux, nous pourrions en effet tenter d’atténuer ou d’oublier le malheur en nous plongeant dans d’agréables fictions destinées à nous distraire de la vie réelle. Certes, si le seul bonheur accessible se trouvait dans cette sorte d’illusions, il faudrait sans doute en prendre son parti. Mais c’est encore le diagnostic de notre bonheur présent qui est requis pour en décider.

D’ailleurs, pour éviter de tomber dans de telles illusions, il ne s’agit pas, évidemment, d’opposer la rigueur de la raison aux dérives de l’imagination, ni même de se cantonner dans la réalité immédiatement perçue et de refuser la fiction. Nous savons que, contrairement à ce qui a lieu dans la science et la technique, le bonheur est un sentiment et qu’il a son critère en lui. Comme le bonheur actuel se connaît et se juge en s’éprouvant, tout bonheur pensable doit se connaître aussi de la même manière. Par conséquent, quand je ne vis pas heureux comme immergé dans ce sentiment, alors, si je veux penser le bonheur absent, il me faut un moyen de le sentir. Or une méthode rationnelle, consistant à procéder par abstraction pour définir, comparer et juger toute chose indépendamment de son existence effective, ne convient pas, puisqu’elle élimine justement le sentiment. Il faut rendre présent au sentiment ce qui lui échappe immédiatement. Ou, pour l’exprimer autrement, le sentiment doit s’étendre pour sentir ou pressentir ce qu’il pourrait devenir. Or cette étrange opération n’est-elle pas celle de l’imagination, et ne consiste-t-elle pas en la création de fictions ? Par opposition au concept abstrait qui ne donne rien à sentir – ou plutôt presque rien, faudrait-il dire –, les images, entendues comme les objets ou les produits de l’imagination, sont sensibles, non seulement en tant qu’elles s’adressent aux sens (ou les impliquent), mais également en tant qu’elles suscitent les sentiments (ou les impliquent). Prenons un exemple particulièrement frappant, celui du goût. Lorsque j’imagine le goût d’un fruit aimé, je le sens au point de pouvoir saliver comme si je le goûtais réellement, et j’éprouve que je l’aime. A des degrés divers, il en va de même pour toutes les images. C’est au demeurant par cette appartenance à l’expérience sensible, celle des sens et des sentiments, que l’imagination parvient à nous plonger dans l’illusion et à nous distraire, au moins provisoirement, de l’expérience réelle, je veux dire de celle qui porte sur ce que nous appelons communément la réalité.

Par ce rôle essentiel qu’il donne à l’imagination, l’art de philosopher reste parent des autres arts, l’artiste devant sans cesse imaginer plus ou moins distinctement l’œuvre qu’il crée, et les divers aspects qu’il en travaille successivement – éventuellement, dans un premier temps, par l’imagination seulement. Voilà comment, au lieu de concevoir abstraitement son œuvre, il l’élabore en la pressentant effectivement. J’envisageais il y a peu l’exemple de la promenade comme figurant la vie menée selon l’art de vivre. Elle ne se planifie pas comme le trajet le plus court, le plus rapide et efficace d’un livreur penché sur la carte de la ville, ou se la remémorant en esprit, pour calculer les distances, les obstacles à contourner, l’énergie à dépenser, le temps à perdre ou à gagner, et estimant l’heure où il aura terminé sa tournée. Pour faire son raisonnement, il lui suffit d’un schéma abstrait indiquant les dimensions et points de repère qui l’intéressent, et il laisse hors de sa considération tous les autres aspects du chemin qu’il va parcourir, ce qui lui permet justement de faire son calcul. Au contraire, le promeneur s’intéresse, lui, aux aspects négligés par le planificateur, ou à une grande partie d’entre eux, il tente de prévoir la richesse concrète des lieux visités, richesse sensible exubérante au point de rendre impraticable ou d’une importance très secondaire le calcul abstrait. Surtout, alors que le livreur rationnel ne s’intéresse pas en principe aux sentiments liés à son parcours, le promeneur leur accorde le plus grand poids dans ses prévisions et dans les inclinations qui modifieront son chemin au fur et à mesure qu’il y avancera. On voit qu’ici il ne s’agit plus de calculer, mais de vivre d’avance les possibilités envisagées ; de les voir d’avance, ou de les prévoir ; de les sentir d’avance, ou de les pressentir. Et c’est ici que l’imagination joue son rôle, nous permettant de nous projeter, pour les essayer en quelque sorte, sur les divers chemins qui pourraient se présenter, ou plutôt que l’imagination nous présente. De cette façon, l’essai que je fais de ces voies, aussi vivement imaginées que possible, est aussi celui des sentiments affectant, suscitant et éprouvant toutes ces scènes, tous ces paysages fictifs. Sans ce mouvement imaginaire, sans la sorte de diffusion passionnelle qui en est indissociable, mes prévisions les plus précises ne me diraient rien, ou quasiment rien, du bonheur ou du malheur de me guider par elles.

L’art dépend donc de la puissance de l’imagination, de sa vivacité, de sa fécondité. Mais cette puissance ne se ramène pas à la capacité de se représenter avec précision les images produites, comme si elles étaient photographiées. Elle est aussi, et de manière essentielle, la force et la vivacité passionnelles qui l’animent et font plutôt ressembler les images fictives aux tableaux d’un peintre. Tandis que la science et la technique exigent une grande aptitude rationnelle ou logique, l’art de philosopher repose d’abord sur la vivacité de l’imagination et suppose donc sa culture. Cela ne signifie pas que le savant puisse se passer d’imagination, ni que le philosophe puisse négliger la logique. Ce sont deux aspects nécessaires de l’intelligence dont nous remarquons l’importance relative pour la science et la philosophie. A ce sujet, contrairement à l’opinion courante, peut-être pourrait-on soutenir même que, dans l’intelligence, c’est l’imagination qui est à la base de la raison, et non l’inverse. Il se peut que l’opinion de la prépondérance principielle de la raison soit liée à l’habitude de se représenter cette faculté comme fonctionnant de manière raisonnable, mais l’imagination en revanche comme débridée et fantasque, alors qu’en fait il y a certainement de bons et de mauvais usages et fonctionnements de la raison comme de l’imagination. C’est pourquoi, dans la réflexion critique sur nos aptitudes artistiques, nous avons besoin de diagnostics pour évaluer non seulement la puissance de l’imagination, mais également sa consistance et sa cohérence. Seulement, la difficulté saute aux yeux : selon ce que nous venons de voir, c’est l’imagination qui est aussi au fondement de tels diagnostics. En vérité, dans ce paradoxe qui n’est pas une aporie dans notre perspective, c’est ici le caractère foncièrement réflexif de l’art de philosopher que nous retrouvons.

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Imaginons un homme doué d’une très faible capacité de produire des images. Comment s’en rendra-t-il compte ? Non pas en se représentant des esprits imaginatifs et la richesse des images qu’ils produisent sans cesse, puisqu’il lui manque justement l’aptitude à se lancer dans une telle création de fictions, et à entrer ainsi par l’imagination dans le monde d’un esprit très imaginatif. Il lui faut se replier sur sa mémoire et son expérience directe. Selon que sa vie sociale lui présentera ou non beaucoup d’épisodes dans lesquels d’autres expriment leurs inventions, il se fera plus ou moins une vague idée de cette faculté défaillante en lui. Non seulement sa perception de sa propre défaillance dépendra du hasard de ses rencontres réelles, mais il lui sera en outre difficile d’estimer l’étendue et l’importance de son défaut. Il faut donc une imagination suffisamment vive pour pouvoir évaluer vraiment sa puissance et en avoir plus qu’un très faible pressentiment. En d’autres termes, la faiblesse de l’imagination semble être pour l’art de philosopher un très grave défaut, extrêmement difficile à surmonter comme à diagnostiquer, et auquel la personne concernée elle-même ne peut guère remédier ni même vouloir remédier, si bien que la seule aide possible doit venir d’une initiative extérieure, dans la mesure où l’éducation peut développer cette faculté essentielle. Pour nous qui considérons à présent le diagnostic de soi-même du philosophe, il nous faut admettre qu’il ne peut être effectué que lorsque la vivacité de l’imagination dépasse un certain seuil où ce pouvoir peut se régler ou se développer de manière autonome.

Supposons donc présente une assez grande aptitude à imaginer, c’est-à-dire à former des images. Et par suite, dans la mesure où celles qui nous intéressent sont fortes et intimement liées à une grande variété de sentiments, des plus subtils aux plus passionnés, supposons également présente une vie sentimentale riche, nuancée et passionnée, sans laquelle l’art de vivre et, à plus forte raison, de philosopher, ne se conçoit guère. Pouvons-nous dans ces conditions nous faire maintenant une idée de la méthode d’un diagnostic imaginatif (ou intelligent) tel que notre art le requiert ?

D’abord, rappelons que le raisonnement abstrait n’est pas éliminé de notre diagnostic, mais qu’il est relégué dans un rôle secondaire, c’est-à-dire à sa vraie place, puisqu’il présuppose des principes étrangers à lui. En effet, dans la déduction, il a besoin de prémisses pour conclure, qu’il peut tirer certes de ses conclusions antérieures, mais doit bien trouver finalement dans des principes reconnus sans être déduits d’autres. (Voilà pourquoi quand on se limite à raisonner déductivement, on finit par avoir besoin d’un dieu pour fournir les principes.) Et dans l’induction, c’est l’expérience qui fournit les connaissances particulières à partir desquelles ont lieu les généralisations, et c’est la perception des ressemblances qui permet la formation des classes conceptuelles. Or l’art s’intéresse précisément à ces connaissances antérieures au raisonnement abstrait, et il opère principalement dans la sensibilité. C’est pourquoi, outre qu’elle se voit reléguée dans un rôle instrumental, la raison abstraite devient un objet de méfiance dans notre diagnostic. Car non seulement elle suppose l’acceptation de principes qu’elle ne peut justifier – quoiqu’on puisse évaluer son usage par sa fertilité dans l’explication des choses –, mais elle tend de plus à occulter ses présupposés ou le fait qu’ils sont présupposés, et donc à les faire passer en contrebande ou à les confirmer clandestinement dans l’esprit de ceux qui suivent le raisonnement. Combien de fois n’arrive-t-il pas que, dans nos dispositions critiques, attentifs à nous assurer de la correction logique du raisonnement, nous oubliions de chercher à remonter aux principes réels dont il dépend et à les examiner avec une égale perspicacité ? Et cette mésaventure est particulièrement fréquente, presque inévitable même, dans un domaine complexe et mêlé tel que celui des sentiments, échappant de plus à notre conscience et attention quotidienne. Il s’agit par exemple de juger moralement d’une action, et l’on dispute pour savoir si ses caractéristiques correspondent à celles de la trahison, de la tromperie, du mépris, de la prétention, etc., et l’on oublie de soumettre à la critique les connotations morales de ces termes, simplement présupposées par ce genre de raisonnement. Davantage encore, quand on songe à les examiner, on se contente le plus souvent de les ramener à d’autres notions plus générales, dont les connotations échappent encore à la critique. On avouera pourtant que cet examen est l’une des tâches essentielles de la philosophie, croyant peut-être en avoir renvoyé ainsi la responsabilité à une discipline abstraite et s’en trouver donc dispensé personnellement, comme si, pour ceux qui s’en soucient, l’art de philosopher ne devait pas être l’affaire propre de chacun.

La méfiance à l’égard du raisonnement abstrait s’étend à la langue, qui lui sert d’appui. Car, sans son aide, le raisonnement logique ou le calcul resteraient très limités, et se verraient peut-être même réduits à presque rien. C’est sans doute chez les mathématiciens qu’on trouve les plus longues chaînes de raisons. Or ils ont besoin de symboles pour les effectuer et pour calculer, au point qu’il leur faut d’habitude les fixer et les écrire sous peine de se perdre rapidement dans leurs calculs. Souvent, lorsqu’ils construisent leurs chaînes de raisonnements, chaînon par chaînon, ils en viennent même à ne considérer que les symboles sur lesquels ils s’appuient et travaillent, en suivant des règles à cet usage qui paraissent ne se référer à rien d’autre que cette mise en ordre des symboles. C’est pourquoi ce genre de calculs peut être confié à des machines de manipulation de symboles tels que les ordinateurs. A différents degrés, il en va de même pour toutes les sortes de raisonnements logiques ou abstraits, voire en partie pour ceux qui se satisfont d’une logique moins rigoureuse, si bien que les mots s’ordonnent souvent par de simples exigences internes à la langue, surtout lorsqu’on entend celle-ci selon sa réalité effective, comme essentiellement réglée par son usage normal dans le groupe linguistique considéré. Il suffit pour s’en rendre compte d’écouter parler les gens, en particulier lorsqu’ils argumentent tant soit peu. Très souvent on a l’impression de pouvoir continuer ces discours comme s’ils se produisaient automatiquement selon des règles que nous connaissons, une expression en entraînant une autre, ou l’une parmi quelques autres probables. Plus ce genre de discours nous paraît immédiatement évident, plus le risque est grand qu’il ne se contente en vérité de produire ou de reproduire les plus courantes de ces consécutions automatiques de mots. Nous approuvons alors instinctivement non pas le sens profond, mais la rectitude des suites de mots et de phrases comparées à celles qui nous paraissent habituelles et conformes à ce qui se dit normalement. Néanmoins, c’est finalement l’opinion commune exprimée dans ce genre de discours qui s’imprime en nous plus ou moins à notre insu sous la forme d’idées reçues ou de préjugés.

Cependant, pas plus que je ne refuse la raison abstraite à cause de ses défauts, je ne refuse l’usage de la langue à cause des siens. Je devrais sinon renoncer à écrire notamment cette introduction, à argumenter en français, logiquement et selon la grammaire de cette langue, sous prétexte que c’est une cohérence et une consistance plus profondes, celles de la réflexion du sentiment, qui m’importent vraiment. En me privant des instruments symboliques, difficiles à utiliser et dangereux il est vrai, je me priverais aussi de moyens essentiels à la fois de communication et de pensée, d’ailleurs inventés et construits par les désirs des hommes dans leurs efforts aventureux pour vivre mieux et plus heureux. Mais comme il est primordial pour notre art de maîtriser ces instruments et non de nous laisser guider par ce qu’ils nous suggèrent, il nous faut une vigilance particulière afin de les soumettre à l’imagination et au sentiment, plutôt que d’accepter la relation inverse qui tend naturellement à s’imposer dès qu’on cesse d’être sur ses gardes.

Non seulement cet examen critique incessant de l’influence sourde des préjugés communs à travers la langue et les sciences est primordial pour notre diagnostic, mais notre aptitude à le mener en est aussi l’objet, car il nous importe également de savoir à quel point nous en sommes capables et de réfléchir à ce qui limite ou permet d’accroître cette capacité. Or comment procéder dans ce double diagnostic ? L’analyse logique des discours et significations est, sinon inutile, du moins très insuffisante, puisque nous soupçonnons leur ordre et leur structure d’être eux-mêmes en partie trompeurs. Il faut donc remonter au sens lui-même, aux représentations signifiées, et par conséquent à la façon dont l’imagination est mise en œuvre par les symboles. Leur compréhension habituelle est rapide, automatique et superficielle. Souvent, comme nous l’avons remarqué, elle consiste pour une large part à prolonger les symboles perçus par d’autres qui s’y rattachent dans les discours habituels, suscitant des images et sentiments ou bien vagues et schématiques, ou bien précis, forts, mais isolés et reliés les uns aux autres principalement de l’extérieur, notamment par la mécanique symbolique. Par exemple, on me dit en parlant de quelqu’un qu’il a gagné une somme considérable à la loterie. Aussitôt se présentent quelques mots : chanceux, riche, bonheur, vie facile, propriétés, etc. ; et une ou deux images stéréotypées telles qu’un homme réjoui, faisant la fête et discutant de ses projets de dépenses, ainsi qu’un sentiment mêlé de joie et d’envie. Si j’en reste à cette compréhension, j’ai simplement retrouvé et renforcé en moi certains préjugés, notamment celui que la richesse rend heureux. Pour faire l’examen critique d’une telle idée, il me faut mobiliser mon imagination et envisager toute une série d’images et de scènes où cette subite aubaine avec ce qu’elle entraîne et permet prend des formes plus concrètes, et il me faut donner à ces images une force telle qu’elles se lient à des sentiments suffisamment clairs pour se réfléchir explicitement. Alors, les rapports de la richesse et du bonheur, par exemple, deviennent infiniment plus complexes, les sentiments se comparant entre eux et s’évaluant.

Ces pièges de la langue, il me suffit pour en éprouver la puissance de réfléchir encore à l’effort que je fais pour les déjouer dans cette introduction. Par exemple, je veux expliquer comment l’art se joue dans les sentiments, et il me faut sans cesse constater à quel point la langue est peu propre à exprimer leur point de vue, m’obligeant sans cesse à tenter de contrecarrer sa tendance à les traiter comme des objets du monde extérieur. Et voilà que prenant en exemple ces pièges, j’en rencontre un autre. Comment distinguer en effet ce monde extérieur par opposition au monde intérieur ou par comparaison avec lui ? Je suis amené à écrire ici comme si je séparais deux mondes, alors que je sens bien qu’il n’y en a qu’un, dans lequel je peux en distinguer relativement deux. Et ce que je viens d’écrire est littéralement faux, cette idée d’un seul monde étant à son tour trompeuse. Je vais parfois qualifier le monde extérieur de réel, pour me référer à ce que nous considérons comme la réalité dans la vie commune ou les discours habituels, risquant de laisser penser que je considère donc le « monde intérieur » comme irréel ou moins réel, ce qui n’est pas le cas. De même, ne suis-je pas porté à opposer l’imagination à la perception de la réalité, alors que je les considère au contraire comme inextricablement liées ? Et cette imagination, ne laissé-je pas entendre, sans le vouloir, qu’elle est une faculté, comme la raison, juste parce que la langue les classe de cette façon ? Je peux préciser bien sûr que je ne conçois ni l’imagination ni la raison comme des facultés, dans le sens de ces sortes d’entités psychologiques douées de certains pouvoirs en nous qu’évoquent ces termes, il n’en reste pas moins que cette rectification ne suffit pas à conjurer une signification profondément ancrée dans notre langue. Naturellement, la solution consiste à renvoyer à l’expérience propre du lecteur, et déjà à me tenir à la mienne. Mais, pour une large part, c’est encore à travers la langue qu’il me faut le tenter, en déjouant autant que possible ses pièges.

Ceci dit, revenons à notre problème de la méthode de diagnostic des situations possibles de la vie. Pour éviter de rester pris dans les filets de la langue, ne suffirait-il pas, plutôt que d’imaginer ces situations, de les expérimenter dans la vie concrète, afin que les images et les sentiments soient plus vifs et plus clairs ? Car ne pourrais-je pas savoir ainsi avec une assez grande certitude quels sentiments y correspondent, et s’ils expriment le bonheur ? Mais il n’est évidemment ni possible, ni souvent souhaitable, de tenter toutes ces expériences dans la réalité. Comment me mettrais-je en situation de gagner maintenant réellement à la loterie par exemple ? Et s’il me venait en tête l’idée que les morts sont plus heureux que les vivants, serait-il bien avisé d’essayer de me tuer pour le savoir ? De toute façon, ce que l’expérience réelle d’une situation extérieure peut me donner comme telle, c’est seulement le genre de sentiment que j’aurais dans les dispositions intérieures précises dans lesquelles je me trouverais lors de cet essai. L’hypothèse guidant cette expérience serait que c’est cette situation extérieure qui est déterminante, sinon totalement, du moins principalement. Mais mon expérience m’apprend que le même événement réel s’accompagne de sentiments différents chez des personnes différentes, ou à divers moments de ma propre vie, et cela parce que la disposition intérieure n’est pas toujours la même. De plus, ce n’est pas non plus vraiment le même événement que nous vivons dans ces dispositions différentes. Le monde tel que je le vis change selon la façon dont je l’interprète, c’est-à-dire selon la manière dont il se rapporte à ma vie et dont je l’imagine, ajoutant et intégrant à sa supposée existence physique ou à sa supposée pure perception sensible des prolongements imaginaires qui le structurent et lui donnent à la fois sa signification et sa constitution concrète. Bref, l’imagination ne vient pas seulement se superposer à la chose réelle, mais elle contribue à la constituer et à la rendre pleinement réelle. Du point de vue de l’art de vivre, par conséquent, l’imagination ne vient pas tisser ses toiles inconsistantes sur le canevas d’une réalité solide. Elle modèle la réalité, non seulement la réalité extérieure, mais aussi, tout particulièrement, la réalité intérieure, qui nous intéresse en priorité, étant celle du sentiment, du bonheur comme du malheur.

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Mais le côté fantasque observé chez les caractères très imaginatifs est propre à nous rendre très méfiants face à l’imagination. A un degré extrême, son activité dérègle toute pensée et comportement, entraînant dans la folie, à laquelle il semble qu’il faille bien opposer la raison afin d’éviter d’être sans cesse agité par de nouvelles images imprévisibles surgissant à toute occasion, se bousculant les unes les autres sans suite cohérente, empêchant toute maîtrise dans la pensée et l’action, et par conséquent tout art, toute critique, tout diagnostic. N’est-ce pas également chez les mêmes caractères qu’on observe le plus excessif dérèglement passionnel, comme si c’était le défaut du commandement régulier de la raison qui abandonnait les insensés dans l’égarement à la fois de l’imagination et des passions, livrées à elles-mêmes, s’excitant et se renforçant réciproquement dans leur débridement ? Par contraste, le caractère raisonnable ne suppose-t-il pas au contraire une imagination et des passions modérées et plutôt faibles ? Comment donc envisager une sagesse impliquant une puissante imagination et de fortes passions ? Il est certes bien connu que les sages sont des fous, mais cela ne signifie pas pour autant que les fous soient des sages, quoi que la simple logique nous pousse à conclure ici.

Il y a bien, cela ne fait aucun doute, des états dans lesquels la prolifération incohérente des images et la succession de passions diverses s’imposant à tour de rôle dans une totale anarchie, détruisent chez quelqu’un toute capacité de contrôle sur ses pensées et sa conduite. En fait, en cherchant, on finit par trouver dans ce chaos un ordre plus profond et difficilement saisissable, tel, il est vrai, qu’il ne convient pas toutefois à la maîtrise de l’art de philosopher, notamment parce qu’il ne permet pas un développement suffisant de la réflexion. Il faut bien diagnostiquer dans ces cas une maladie de l’imagination et du sentiment. Mais il faut ajouter qu’il s’agit également d’une maladie du raisonnement, non pas parce que celui-ci n’existerait plus ou serait devenu trop faible pour s’imposer, car au contraire on voit souvent dans ce détraquement général des dérangements de la raison analogues à ceux de l’imagination et du sentiment, où le fou s’applique à développer des calculs, des raisonnements, à suivre des règles, avec une précision et une constance maniaques, indépendamment de leur pertinence, la raison elle-même étant devenue non illogique, mais, en dépit de la plus stricte logique, délirante aussi. En observant ces manies on pourrait croire qu’elles viennent du fait que la raison n’est plus guidée par les passions et l’imagination. Et l’on s’éloignerait peut-être moins de la vérité que dans l’hypothèse précédente. En effet, qu’est-ce qui pourrait sinon redonner à la raison une pertinence pratique, un dessein consistant, alors que le monde des fins comme tel lui reste étranger ? D’ailleurs il ne s’agit pas pour nous de chercher à comprendre les phénomènes de la folie. C’est une maladie qu’il revient aux thérapeutes, psychiatres ou psychologues d’étudier, de soigner et de chercher à guérir. Il ne peut s’agir dans ces cas de développer l’art de philosopher, mais seulement de tenter de ramener dans la mesure du possible à la norme des esprits qui n’ont pas la capacité de vivre ou de se conduire normalement en société, voire de survivre tout simplement sans l’aide spéciale et la tutelle des autres. Vu qu’ils n’ont pas l’autonomie minimale nécessaire à la vie sociale, ils n’ont évidemment pas non plus celle qui est requise comme condition indispensable de l’art de philosopher, puisqu’ils ne sont pas capables de diriger leur propre pensée et leur propre conduite, faute de puissance suffisante de la pensée réflexive en eux.

Remarquons à ce sujet que la situation est analogue pour l’idiotie, quoiqu’on ait tendance à juger encore plus évident qu’elle soit due à un défaut de raison. En tout cas, elle ne vient certainement pas d’une vivacité passionnelle extrême, ni d’une activité fébrile de l’imagination ; bien au contraire. Quant à la « raison » qui manque à l’idiot, c’est surtout, comme pour le fou, l’aptitude à évaluer la pertinence de ses pensées, projets et désirs. Et s’il est vrai qu’il soit aussi déficient en logique, on chercherait en vain à le guérir, lui ou le fou d’ailleurs, par des cours en cette matière, à supposer qu’il soit capable de les suivre, ce qui n’est pas toujours impossible. Au demeurant, ayant une vie passionnelle et une imagination plus faibles (une cause sans doute de la faiblesse de la raison en lui), il paraît plus proche de l’homme raisonnable, et d’habitude il s’assimile mieux dans la vie sociale normale (ce pourquoi probablement, faute de mieux, on tente souvent de guérir le fou en en faisant un idiot). Mais laissons ces problèmes au thérapeute.

Pour nous, la question à résoudre reste la même. Par quelle méthode l’imagination ou la sensibilité parvient-elle à éprouver non seulement sa puissance, ce qui semble facile, mais également sa cohérence et sa consistance, et à mener le diagnostic philosophique à cet égard ?

L’une des modalités de la puissance passionnelle est la violence, dans laquelle la passion se condense subitement et projette toute sa force à la fois. Elle est très visible et sensible, au point qu’elle risque d’apparaître comme la seule figure de la puissance passionnelle. Pourtant, d’autres exercices de la puissance passionnelle sont moins spectaculaires et souvent plus constants, se signalant par le fait qu’ils tendent également à faire dominer la passion et à en manifester ainsi plus discrètement la puissance. Par exemple, la colère peut me disposer à de terribles vengeances, tandis que bientôt, sans bruit, dominent d’autres passions plus calmes, telles que la pitié ou le désir de paix. La langue tend à me faire attribuer à la passion le mouvement violent et à la raison cet apaisement, me cachant ainsi les passions qui l’ont effectivement produit, et me dissuadant d’examiner ma vie passionnelle en dehors des éclats par lesquels elle se manifeste trop évidemment pour être ignorée.

Il en va de même pour la puissance de l’imagination, qui s’affirme vivement par des images contrastées, soit en elles-mêmes, soit par rapport au contexte perceptif ou imaginaire, et qui frappe en outre par la multiplication, éventuellement rapide, d’images bigarrées. D’ailleurs en occultant les liens sous-jacents entre elles, cette prolifique variété contribue à former et à renforcer l’idée de l’irrationalité imaginative. Ici aussi, ce jeu brillant de la fantaisie fascine et fait oublier l’activité incessante de l’imagination construisant justement le contexte à la fois plus stable et toutefois perpétuellement mouvant qui en constitue le fond. N’est-ce pas la raison pour laquelle, souvent à tort, nous sommes portés à attribuer une plus grande fécondité imaginative à une fiction fantastique qu’à une fiction de caractère plus réaliste ?

Concernant la cohérence passionnelle, elle réfère bien sûr non pas au fait que les passions seraient réglées par des calculs logiques, mais principalement au rapport des passions entre elles. On peut les considérer chacune comme une sorte d’entité autonome, un désir s’affirmant pour soi, indépendamment de tout autre, en collaboration avec certains, en lutte avec d’autres. Cette vision d’une lutte des passions en nous suggère un champ de bataille sur lequel tout dépend des rapports de force, ou plutôt une sorte de jungle dans laquelle chaque animal tente d’imposer sa loi aux autres dans une lutte anarchique. C’est ainsi que nous pouvons nous représenter la folie la plus extrême, correspondant à la plus totale incohérence. En réalité, les passions n’ont pas entre elles la même distinction tranchée qu’entre deux animaux. Si elles peuvent s’opposer, elles peuvent aussi se fondre en partie ou complètement l’une dans l’autre, et cette fusion peut même résulter de la lutte dans laquelle elles s’affrontaient. Entre ces deux extrémités, il y a de nombreuses compositions passionnelles possibles, et divers degrés et diverses sortes de cohérence, dont la complexité échappe à tout ordre rationnel abstrait et à toute connaissance théorique. Et cette complexité ne vient pas de la seule impossibilité de traiter une multiplicité innombrable pour la rassembler dans une seule vue, ou un seul système, mais du fait que chaque passion est elle-même une vue sur les autres, non simplement passive, mais dynamique. Dans ces conditions, la cohérence ne peut avoir le même sens qu’en logique, où elle exclut toute contradiction dans le système considéré. Elle doit nécessairement être la caractéristique d’un jeu de tensions, signifiant qu’il s’y dessine un sens, non pas exclusif, mais dominant, un peu comme, sur la toile d’un peintre, les couleurs, à travers leurs accords et leurs oppositions de nature très diverses, acquièrent un sens sans abolir les tensions entre elles. Pour cela, il faut qu’à un certain niveau un désir ou un groupe de désirs s’impose, sans détruire l’ensemble des passions dominées, mais en les intégrant dans le mouvement dynamique qui les emporte toutes et où elles jouent toutes leur partie. Et comment repère-t-on cette cohérence ? – Par les sentiments, de la même façon qu’on saisit le sens d’un tableau ou d’un morceau de musique. Et c’est encore grâce à la cohérence que celle-ci se sent et prend sens en se réfléchissant.

Appelons consistance la caractéristique d’un complexe sentimental dans lequel s’ajoute à ce sentiment de la cohérence celui de la puissance de ce complexe passionnel, venant de la richesse comme de la force interne des passions. Ainsi, une telle composition peut avoir du sens si elle est cohérente, mais elle aura un sens plus faible ou plus fort, plus plein, selon qu’elle est plus ou moins consistante. Pour poursuivre la comparaison avec l’œuvre d’art, on pourra dire que celle-ci devra être cohérente pour être belle, mais que c’est son degré de consistance qui la rendra ou simplement jolie ou véritablement sublime. En outre, cette consistance joue un rôle essentiel dans la structure d’un caractère fort, capable de constance et d’esprit d’aventure à la fois, indispensable dans un art impliquant nécessairement l’aptitude à supporter la solitude intérieure et parfois extérieure, indissociable d’une façon de sentir et de vivre hors des sentiments et opinions communs, et souvent opposée à eux.

On voit maintenant comment l’imagination peut être incohérente ou cohérente, inconsistante ou consistante, sans que cela dépende de considérations logiques, sinon accessoirement. Il suffit de se rappeler que les images sont les objets de sentiments, et qu’elles n’en sont pas les objets extérieurs, détachables, mais des objets intimes, inséparables en réalité quoique distinguables fictivement. Il y a entre les images les mêmes différences de puissance, les mêmes tensions, contrariétés et accords, les mêmes possibilités de construction d’un sens, qu’entre les sentiments.

Si du côté des passions, c’est leur degré de force et de violence qui frappe le plus immédiatement, du côté de l’imagination, c’est son degré de fertilité, de richesse dans ses inventions, c’est l’étendue des domaines dans lesquels elle se projette et qu’elle ouvre. Cet aspect de l’imagination concerne sa puissance d’invention, mais également sa liberté. Il y a des imaginations très contraintes, qui se cantonnent dans un espace relativement étroit, non par pure incapacité de s’élancer au-delà, mais par une sorte de limitation intentionnelle, alors que chez d’autres personnes l’imagination semble ne respecter aucune frontière et parcourir tous les espaces accessibles pour elle. Si l’on considère l’imagination comme une pure puissance de produire des images en elles-mêmes neutres du point de vue passionnel, on ne voit pas d’où pourrait venir la limitation de sa liberté. En revanche, si les images sont envisagées comme étant également de nature passionnelle, il devient évident qu’elles sont aussi le lieu d’approbations et de refus. Les images étant toujours plaisantes ou déplaisantes, on conçoit que l’imagination se tourne de préférence vers les premières et évite davantage les secondes. Voilà donc un espace de l’imagination qui se dessine, avec un centre fortement fréquenté et des marges de moins en moins visitées, du moins spontanément, indépendamment des nécessités vitales qui nous obligent à nous occuper aussi d’objets déplaisants. Vu la tendance du désir et de l’imagination à produire des associations multiples, des interpénétrations, aussi bien que des distinctions et des oppositions entre les divers sentiments et images, on conçoit bien que les images purement agréables ou purement pénibles soient rares parce qu’elles se lient à divers degrés les unes aux autres. Pourtant, n’arrive-t-il pas que certaines images très plaisantes tendent à s’isoler et à fasciner, ou à diffuser le plaisir sur leurs voisines, de même que des images particulièrement insupportables se détachent de leurs voisines tout en projetant leur ombre sur elles ? On n’approche d’habitude ces dernières qu’avec frayeur ou extrême répugnance, et leur ombre suffit à nous en détourner déjà avant que nous ne les ayons véritablement aperçues. Il faut une incitation forte pour surmonter cette barrière et nous aventurer dans leur domaine. Ce qui nous y pousse néanmoins parfois, ce sont peut-être des nécessités pratiques, y compris celles de l’organisation sentimentale, ou bien une très vive curiosité affirmant la liberté de l’imagination. Il arrive aussi qu’elles s’imposent tout à fait contre notre gré, notamment quand elles sont étroitement liées à une souffrance actuelle.

A première vue, le désir de bonheur paraît favoriser une restriction de notre liberté imaginaire, afin d’éviter le malheur lié aux images pénibles. N’est-ce pas une raison de préférer une imagination plutôt pauvre, cantonnée aux images indispensables à la vie courante et aux représentations reconnues et éprouvées du bien-être et du bonheur ? – Un très vif désir du bonheur en revanche se liera à une imagination vive également, à une grande curiosité et, chez le philosophe, à un goût irrépressible pour la réflexion, qui concernera également les passions et images tristes. Cela rend particulièrement difficile l’art de philosopher, puisqu’il s’agit de ne pas rejeter les passions désagréables, sans les laisser non plus dominer, ni, en fin de compte, affecter négativement la vie heureuse. C’est un paradoxe qui touche le diagnostic, en tant qu’il appartient à l’art de vivre, et n’en représente pas une simple étape préliminaire. Car que se passe-t-il lorsque je concentre mon attention sur mes passions tristes ? Le caractère réflexif du désir implique que je ne me contente pas de les observer sans y participer. Il me faut les interroger en quelque sorte, et répondre avec elles en tant qu’elles s’affirment en moi comme parties de moi, si bien que je dois les éprouver pour les soumettre à la critique ou au diagnostic. Et le risque n’est-il pas que je ne leur donne de l’importance et me rende malheureux sous prétexte de les diagnostiquer en vue de l’art du bonheur ? C’est un risque dont il faut tenir compte en effet, et qui paraît inévitable dans cet art. Il faudra bien inventer aussi la chimie, ou l’alchimie, permettant de transmuter ces passions tristes en éléments d’une vie heureuse. Mais pour cela, il faut les reconnaître. Et par conséquent la capacité de braver et de supporter la souffrance, plutôt que de s’en détourner et de chercher à s’en consoler, est certainement une aptitude indispensable à l’art de philosopher. D’ailleurs, celui-ci n’a-t-il pas son origine dans le courage d’affronter l’insatisfaction existentielle plutôt que de s’y résigner ou de s’en accommoder ? Pour notre diagnostic, c’est l’évaluation du courage moral qui importe, du courage face aux souffrances morales, celles de la vie intime ou du sentiment intérieur, concernant principalement, outre la réflexion lucide sur notre insatisfaction existentielle, le traitement impitoyable de nos sentiments défaillants par rapport à l’œuvre à faire dans la matière de notre sensibilité, ainsi que la nécessité de la solitude morale liée à la création autonome de soi ou de sa propre manière de vivre.

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Une partie essentielle du diagnostic philosophique porte sur l’état de nos capacités passionnelles et imaginatives, ainsi que sur la composition de nos sentiments, dans laquelle résident principalement notre bonheur ou notre malheur. On ne peut pas cependant isoler cette vie sentimentale et imaginative de la vie que nous menons dans ce qu’il est convenu de nommer le monde réel. Non seulement nos préjugés viennent de l’influence de la société sur nous et de la manière dont elle contribue à nous façonner intimement, mais nos dispositions sentimentales dépendent aussi de l’état de notre corps, de notre milieu de vie, de ses ressources matérielles et esthétiques, de la science, des techniques, des mœurs, de l’éducation, des lois, de la politique, de notre position sociale, de notre liberté extérieure aussi bien qu’intérieure, de la culture passivement ou activement présente autour de nous, de la qualité de nos relations sociales, et notamment de la possibilité de rencontrer et de fréquenter d’authentiques artistes, surtout dans les arts de vivre et de philosopher. Chacun de ces aspects mérite de faire l’objet de notre diagnostic, c’est-à-dire d’être examiné en rapport avec les sentiments qui s’y rapportent ou qu’il suscite.

Parmi les conditions intérieures de notre vie qui importent spécialement pour notre art de philosopher, il y en a de générales, liées à la condition humaine et semblables dans la plupart des sociétés, et il y en a également de particulières, propres à la culture, à la civilisation, à la société et aux milieux dans lesquels nous vivons, ainsi qu’à notre situation et à notre caractère individuels, qu’il serait erroné de négliger sous prétexte de son manque de pertinence universelle, la vie heureuse étant toujours une vie individuelle.

On insiste d’habitude sur les aspects généraux de la vie humaine, parce qu’ils valent pour tous. Et il est vrai qu’à travers eux, nous pouvons profiter de l’expérience de tous les hommes, et faire profiter tous les hommes de la nôtre. La grande partie de notre introduction concerne certains de ces traits généraux dans la mesure où ils touchent l’art de philosopher. Ils importent autant que chacun peut les retrouver en soi, selon ses propres particularités. Et c’est grâce à leur existence que nous pouvons communiquer entre nous sur ces sujets. De ce point de vue, cette partie plus générale du diagnostic est particulièrement intéressante dans la discussion, pour autant que nous ne perdions pas de vue le fait que ces caractéristiques n’ont de réalité effective que dans la réflexion individuelle.

Les aspects plus particuliers de notre vie dus au contexte social, historique, politique et culturel dans lequel nous nous trouvons, ont pour ceux qui se trouvent dans le même contexte les mêmes avantages caractéristiques de la généralité favorisant la discussion entre eux, comme c’est d’habitude le cas pour nous dans le cadre d’un séminaire. Tous les modes de vie ne sont pas matériellement possibles dans n’importe quel contexte, et les formes de bonheur réalisables en sont donc dépendantes à certains degrés. Il importe donc de diagnostiquer ces contextes par rapport à notre art, en imaginant le plus concrètement dans ces cadres les possibilités d’accomplissement de formes de vie heureuse. Comment par exemple trouver la liberté nécessaire dans une société et des institutions prétendant gérer notre vie comme celle d’enfants, par des conseils insistants, des ordres arbitraires, l’imposition d’une attitude de soumission constante, l’intervention dans le fonctionnement de notre corps et de notre cerveau notamment, influençant nos capacités de penser et de sentir, la censure raffinée ou brute des opinions dissidentes et des mœurs non conformes ? Car n’est-ce pas la situation dans laquelle nous nous trouvons dans notre société, comme l’a manifesté évidemment l’épisode lamentable de la politique sanitaire totalitaire dont nous sommes victimes depuis quelque temps, une forme de totalitarisme présente, de manière moins évidente, depuis longtemps déjà ? Je remarquais au début de cette introduction que le sort imposait des limites à notre capacité de maîtrise indispensable à la vie heureuse, et la question se pose en effet à notre diagnostic de savoir si le contexte social actuel ne formerait pas un sort commun risquant de rendre impossible éventuellement l’art de philosopher. L’université elle-même n’a-t-elle pas tout particulièrement les défauts de notre culture défaillante, funestes pour l’art et la philosophie ?

Rappelons toutefois que le diagnostic que nous entreprenons s’effectue du point de vue du philosophe et en vue de son propre développement. Il ne concerne pas en principe, du moins directement, les conditions de la formation de dispositions philosophiques chez celui qui ne les a pas ou chez lequel elles sont insuffisantes, quoique, indirectement, cette formation soit utile au philosophe lui-même en créant un milieu plus favorable pour son art, si bien qu’elle nous importe accessoirement dans cette mesure. En revanche, le maintien de nos propres dispositions au-delà du seuil d’autonomie nécessaire à l’art de philosopher mérite toute notre attention. Car, vu la lutte continuelle dans laquelle le philosophe doit s’affirmer face à l’adversité sociale et naturelle, son aptitude artistique n’est jamais assurée, et il ne peut cesser de s’en soucier. Reste-t-il capable de supporter l’hostilité ambiante, peut-il jouir de la solitude, sa lucidité et son courage ne diminuent-ils pas ? Il est à la fois d’autant plus nécessaire et difficile d’évaluer ces aptitudes que la société notamment ne les attaque pas seulement frontalement, mais souvent de façon insidieuse.

En nous comme dans notre milieu, notre liberté rencontre de multiples obstacles, empêchant notre art ou lui nuisant. Nous en avons souvent un vague sentiment, et le rôle du diagnostic que nous entreprenons est de nous en former une idée ou un sentiment plus clairs, permettant d’analyser en quoi consistent ces obstacles et de quelle manière ils entravent notre élan. Du même coup ce diagnostic envisage les failles de ces obstacles grâce auxquelles ils donnent des perspectives de les renverser ou de les détourner. Mais ces opérations de dépassement ne sont naturellement pas inscrites dans ces obstacles eux-mêmes, elles dépendent de notre ingéniosité et de notre invention. Cela nous rappelle que l’art de philosopher est comme tous les arts, et plus encore, une activité de création. Par conséquent la capacité de créer représente une condition essentielle de notre art, et forme un objet important de notre diagnostic, dont nous avons vu qu’il est foncièrement réflexif, utilisant l’imagination pour évaluer la puissance, la richesse, la cohérence et la consistance de notre imagination. Pour le plaisir d’établir des distinctions et de les nommer, nous pourrions appeler la première forme de diagnostic, portant sur les obstacles et leur dépassement, diagnostic de la libération, et la seconde, portant sur notre puissance créatrice, diagnostic de la création. Est-ce utile ? Peut-être pour éviter d’oublier la solidarité de ces deux formes.

D’ailleurs cette introduction ne serait-elle pas elle-même à évaluer de ce double point de vue, afin de voir si elle fonctionne comme un obstacle ou un tremplin pour le diagnostic envisagé, et pour l’art de philosopher ? De cela aussi, nous pourrons discuter bien sûr, et même de la question de savoir si parfois l’obstacle et le tremplin ne sont pas deux aspects d’une même chose (pour des personnes différentes, assurément, mais aussi pour la même).


Gilbert Boss


 

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