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L'utopie

Hiver 2001

Annonce

Le séminaire de l’hiver précédent sur les discours philosophiques était déjà consacré aux utopies. Il s’agissait d’analyser des utopies pour comprendre comment s’y présentait le discours philosophique et la philosophie. Dans ce séminaire sur philosophie et projets, la perspective sera différente. Il ne s’agit plus de se pencher sur les utopies telles qu’elles existent pour en faire les objets d’une réflexion philosophique, mais d’envisager l’action de la philosophie sur la réalité en tant qu’elle s’y rapporte sur le mode du projet, et plus particulièrement de l’utopie. La philosophie a plusieurs manières d’agir et de préparer l’action, dont les projets. Parmi ceux-ci, l’utopie est intéressante, en ce qu’elle ne représente pas un plan destiné à être réalisé comme celui d’une maison, mais plutôt l’invention d’une fiction présentant à l’esprit certains idéaux sociaux et politiques. Nous n’avons pas l’habitude de faire de la philosophie sous cette forme dans les universités, quoique rien n’interdise de s’y exercer. C’est à un tel exercice que sera consacré ce séminaire : à la réflexion sur la manière de philosopher sous la forme de l’utopie, sur les exigences et difficultés de l’entreprise, ainsi qu’à la préparation de la création effective d’utopies.

Lectures :

  • Thomas More, L’Utopie.

  • Tommaso Campanella, La Cité du Soleil.

  • Hermann Hesse, Le jeu des perles de verre.

  • Francine Lachance, La Québécie.

Introduction

Thème

Le thème de ce séminaire est l’utopie considérée non du point de vue de l’analyse des œuvres existantes dans ce genre littéraire et philosophique, mais dans la perspective de la production d’utopies. Cela ne signifie pas naturellement qu’il n’importe pas de saisir ce qu’est l’utopie à partir de la tradition dans laquelle elle s’est constituée comme genre. Cette ambition était, entre autres choses, celle du séminaire de l’hiver dernier, qui portait sur les utopies dans le cadre d’une analyse du discours philosophique, et dans la visée d’une détermination de la nature de la philosophie elle-même. Nous pourrons pour ce séminaire prendre quelques caractéristiques de la pensée utopique telle qu’elle se révèle à une telle étude des œuvres concrètes de sa tradition, afin de guider notre réflexion. Mais l’accent sera mis sur la part créative, ou sur la réflexion inventive, si l’on préfère. Or, dans ce cadre, l’utopie pose plusieurs problèmes au philosophe, et c’est peut-être pourquoi, en partie, elle n’est pas le mode de penser et d’expression le plus courant en philosophie, bien qu’elle y apparaisse plus qu’on ne l’imagine généralement. D’abord, il faut constater que l’utopie est œuvre d’imagination, tandis que la philosophie se considère souvent comme une activité purement rationnelle, dans la mesure du possible. D’ailleurs l’opposition couramment acceptée entre la raison et l’imagination est sans doute largement déterminée par la philosophie elle-même, dans ses divers essais (souvent infructueux, voire chimériques) pour arriver à des raisonnements purs, lavés de toute trace d’imagination. Réfléchir dans la forme de l’utopie, c’est donc admettre d’intégrer l’imagination à la philosophie, et de trouver les modes pertinents de son usage pour une discipline rationnelle en principe. Ensuite, l’utopie ne se présente pas comme une description de la réalité, mais comme l’invention d’un monde idéal, posé immédiatement dans une certaine distance par rapport à la réalité, quoique non comme tout à fait impossible pourtant. Il y a dans cette entreprise une prise de position implicite concernant la valeur respective de la réalité, d’un côté, et de l’idéalité, de l’autre, et dans laquelle, en un premier temps du moins, l’avantage revient à cette dernière. Toutefois, il ne s’agit pas de construire simplement des fictions gratuites, qui manqueraient de nécessité idéale ou rationnelle aux yeux du philosophe. Comment donc respecter ces deux exigences apparemment contraires, qui poussent d’une part à s’émanciper de la réalité, et interdisent d’autre part de se perdre dans une fiction vraiment gratuite ? Enfin, l’utopie paraît impliquer un certain principe de philosophie politique et sociale, celui selon lequel le sort des individus dépend fortement du mode d’organisation de la société dans laquelle ils se développent et vivent. Vu que cette dépendance n’est pas seulement de l’ordre des conditions matérielles de la vie, mais également de celui des conditions de la pensée, il semble y avoir une sorte de boucle, dans laquelle la pensée du philosophe produit des utopies, mais fait intervenir de cette manière un principe selon lequel l’ordre social lui-même conditionne ce genre de production. Or n’est-ce pas en tant qu’il est capable de se libérer par rapport à la pression de la réalité que l’auteur parvient à inventer son utopie et à la placer dans le monde des idées, en concurrence avec l’organisation sociale réelle qu’il perçoit autour de lui ? Il y a ici un ensemble de problèmes à résoudre pour pouvoir réfléchir d’une manière philosophiquement pertinente sur le mode de la pensée utopique.

Les difficultés de la réflexion utopique ne frappent pas au premier abord, et tout le monde croit généralement qu’il est relativement facile de produire des utopies, pourvu qu’on soit doué d’un peu d’imagination. On se représente qu’il suffit de décrire quelques rêves qui expriment certains désirs plus apparents. Et qui n’a pas de tels rêves ? Cependant tout le monde ne se représente pas non plus les utopies d’une manière aussi naïve, un peu de réflexion conduit aussitôt à remarquer l’importance d’introduire dans ces construction utopiques une certaine cohérence, et même une vraisemblance de principe, afin d’éviter qu’elles ne perdent toute force de conviction. Et l’on songe alors à la difficulté de former des plans, des projets systématiquement élaborés, dans les divers domaines de l’activité humaine. Nous avons en effet l’habitude de planifier un grand nombre de nos actions, et même de concevoir que c’est là que s’exerce principalement la raison, au point que nous avons tendance à nommer raisonnables avant tout les bons plans et les actions conformes aux règles qu’ils leur imposent. Par rapport à ces projets raisonnables, les utopies peuvent paraître comme une sorte d’intermédiaire entre eux et les pures élucubrations des fictions les plus libres. Cependant, quoi qu’il en soit pour l’instant du rapport exact entre les utopies et les plans raisonnables selon lesquels nous tentons de nous conduire dans les moments où nous pensons nous maîtriser et obéir à la raison, ce sont les difficultés liées à la constitution rationnelle des projets eux-mêmes que l’habitude nous cache également. S’il est vrai que la raison ne vise pas seulement une cohérence formelle, mais la vérité, s’il est vrai en outre que la vérité à son tour n’a pas pour unique condition la cohérence logique, mais également l’adéquation de l’idée à la réalité, comme le dit une formule banale, alors il devient étrange que nous puissions raisonnablement faire des projets, qui sont des projections idéales dans le futur — c’est-à-dire hors de la réalité constatée et observable — de nouvelles réalités, de processus destinés à se réaliser, posés à la fois par le désir et certains calculs de probabilités, dans lesquels interviennent de manière essentielle nos propres décisions ainsi que l’ordre réel. En fait, la vraisemblance, le caractère raisonnable d’un projet se mesure selon deux critères principaux : premièrement, la cohérence avec laquelle le projet prolonge l’ordre réel observé, une fois posées les décisions et les désirs qui le motivent, et deuxièmement, la pertinence du projet par rapport à ces désirs eux-mêmes, ainsi que celle de ces désirs envisagés par rapport à un ensemble de désirs que, selon leur cohérence, nous approuverons ou non comme raisonnables en l’auteur du projet et en ceux qui sont invités à l’adopter éventuellement. Ceci dit, entre les utopies et les autres projets, la différence n’est guère que de degré dans le caractère idéal du projet, c’est-à-dire dans la radicalité d’une part de la transformation du réel et d’autre part de l’ampleur des désirs impliqués. Toutefois, les utopies se distinguent également des projets ordinaires par d’autres traits, dont le suivant : le fait qu’elles proposent, comme nous l’avons vu, une réorganisation de l’ordre social et réel emportant avec elle celle de l’ordre des idées et des idéaux eux-mêmes. Par là, elles semblent porter la projection dans un nouvel ordre où celle-ci doit se réfléchir elle-même.

Dans la mesure où il est pertinent de concevoir d’une part l’utopie comme une espèce de projet, et d’autre part le projet comme un mode possible de la pensée philosophique, n’est-ce pas par cette sorte de complication que l’utopie se révèle un genre plus particulièrement philosophique de projet ? Mais, déjà, la philosophie peut-elle prendre la forme du projet ? Tout le monde n’en tombera pas d’accord, et l'on répliquera par exemple que la philosophie est purement théorique, qu’elle doit se faire strictement descriptive ou explicative. De ce point de vue, même si des applications des théories philosophiques sont admises, voire souhaitées, il n’appartient pas à la philosophie elle-même d’entrer sur ce terrain, où elle risquerait de perdre la neutralité qu’on peut attendre d’une pure entreprise théorique. Cette vision purement scientifique de la philosophie n’est pourtant pas la seule, loin de là. La conception de la philosophie comme sagesse ou préparation à la sagesse est tout aussi importante dans la tradition philosophique. Et quoiqu’il soit possible de montrer qu’elle est plus profonde et plus cohérente que la conception purement théorique, contentons-nous pour l’instant de constater l’existence de cette orientation plus pratique de la philosophie et de nous demander si elle peut accepter quant à elle de prendre la forme du projet. Car cela n’est pas encore assuré. Diverses formes de sagesse contestent les modes de vie liés aux projets. C’est ainsi que certains types d’ascèses visent à vider la conscience de ses désirs et à la sortir entièrement de l’esclavage par rapport au monde et à la souffrance découlant de l’engagement dans des projets et de la dépendance des désirs qui les sous-tendent ; et c'est ainsi également que certaines formes de scepticisme vont jusqu’à miner tous les projets, dont naturellement, en tout premier lieu, celui d’atteindre la vérité ; ou encore, c'est ainsi que certaines pensées mystiques veulent se placer au-delà de tout projet. Et cela se comprend, puisque le projet, comme nous l’avons vu, nous lance hors de la réalité ou de la vérité en tant qu’elle se rapporte à la parfaite actualité. Néanmoins, il semble qu’en elle-même, comme recherche de la sagesse ou de la science par exemple, la philosophie ne puisse guère éviter d’entrer dans la forme du projet, ni de la réfléchir en tant qu’elle veut se penser également elle-même, comme elle le prétend généralement. Dans cette mesure, l’utopie n’apparaît pas comme une forme marginale ou moins philosophique de la pratique philosophique.

Position du problème

Dans l’opinion courante, les utopies sont des sortes de rêves de choses très désirables, mais irréalisables, soit dans les conditions présentes du monde et de l’humanité, soit de manière définitive. Certains lient de façon plus déterminée les utopies à des idéaux sociaux et politiques, mais on utilise souvent aussi le terme dans un sens vague pour toute idée d’états ou de choses souhaitables, mais malheureusement irréalisables. Ainsi, lorsqu’on demande de concevoir quelque chose d’utopique, bien des gens sont portés à imaginer des appareils techniques merveilleux, grâce auxquels ils pourraient accomplir les exploits des personnages des contes de fée, voler sans avion, se déplacer à la vitesse de la lumière, se rendre invisibles, fabriquer instantanément les mets souhaités, assimiler en dormant toutes les connaissances disponibles, comprendre toutes les langues, se guérir sur le champ ou se protéger de toutes les maladies, etc. Dans ces cas, c’est avec la science-fiction qu’on confond l’utopie. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que, lorsqu’il s’agit d’imaginer une situation idéale, ce soit vers la science qu’on se tourne aussitôt, vu que c’est elle qui a transformé le plus évidemment nos conditions de vie en réalisant quantité de souhaits qui paraissaient impossibles sans elle. Il peut donc sembler qu’elle soit le bon génie chargé de répondre à toutes nos demandes. Dans ce cas, d’ailleurs, ce qui est perçu comme utopique, c’est-à-dire certains exploits futurs éventuels des sciences, est estimé alors comme plus ou moins vraisemblable, et n’est jugé irréalisable que pour l’instant ou dans le proche futur.

On sait que sont souvent qualifiés d’utopiques les projets qu’on veut disqualifier comme chimériques. L’usage vise particulièrement deux choses dans ce cas. D’un côté, on dénonce comme utopiques des projets irréalisables pour nous dans l’état présent des choses, et ce jugement peut tout à fait porter alors sur les entreprises techniques et scientifiques ne correspondant pas encore à notre science aussi bien que sur n’importe quel autre projet prématuré ou vain. De l’autre côté, on condamne souvent de manière plus absolue comme utopiques certains idéaux sociaux et politiques, pour marquer qu’on les considère non seulement comme prématurés, mais comme incompatibles avec la nature de l’homme et de la société. C’est dire que ce sont les utopies au sens propre du terme qui sont généralement perçues comme les plus chimériques. Nous sommes apparemment moins prêts à croire aujourd’hui à notre capacité de transformer réellement, de manière décisive, notre ordre social et politique qu’à envisager comme possibles toutes les transformations de notre milieu, y compris de nous-mêmes, grâce aux progrès des sciences et des techniques. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que la science-fiction jouisse à présent d’un attrait que sont loin d’avoir les utopies. Celles-ci paraissent même condamnées dans la conscience commune par le fait qu’on les associe plus précisément, quand on les comprend dans leur sens propre, à des tentatives concrètes d’organisation totalitaire de la société qu’on estime avoir échoué de manière si entière, lamentable et catastrophique que leur échec constitue la preuve à la fois de leur caractère nuisible et irréalisable. Le nazisme et le communisme servent généralement de modèles historiques de faillites des utopies qui en prouvent à la fois l’aspect chimérique et dangereux. Intimidés par de tels épouvantails, les mêmes esprits qui se montrent ouverts à presque toutes les aventures dans les sciences et les techniques, deviennent d’une prudence extrême dans les réformes sociales, persuadés qu’il y a dans ce domaine une sorte de détermination naturelle et providentielle de laquelle on ne peut pas dévier sans pécher et sans en subir les conséquences désastreuses prêtes à nous punir de nos déviations par rapport à l’ordre traditionnel. Certes, la société évolue, mais on voudrait se persuader que c’est de façon à peu près naturelle, sans plan humain, par une simple adaptation minimale aux nouveautés de notre environnement, telles notamment que les techniques les apportent, bref, sans responsabilité de notre part, pour ainsi dire. Et de toute façon, il y a chez les esprits les plus timides ou les plus pieux une résistance forte à tous les progrès qui imposent des changements dans notre ordre social et culturel. Cette méfiance ne s’arrête pas à l’ordre moral, social et politique, mais elle vise les sciences elles-mêmes auxquelles elles attribuent un rôle maléfique, en tant qu’elles ont provoqué des changements dans nos modes de vie et nos croyances, et elle conduit à un repli général sur des positions et des valeurs traditionnelles, correspondant à des états dépassés de la société. L’utopie, qui comportait traditionnellement un aspect critique essentiel, puisqu’elle avait pour motif à sa construction de sociétés idéales la dénonciation des maux et des insuffisances dus à l’ordre social existant, s’est vu attribuer en retour la responsabilité des pires maux de l’humanité. On a pu dénoncer la volonté de réaliser l’idéal comme sacrilège et conduisant inévitablement à la destruction de la société existante pour imposer le pire ordre social. Ainsi, en dénonçant la prétention de réaliser l’utopie, les anti-utopies telles que celles de Huxley ou d’Orwell, ont-elles inversé les termes, et elles ont attribué les principaux maux de nos sociétés non pas aux défauts de l’ordre social qui s’est imposé par la force et le hasard, mais aux prétentions de réaliser l’idéal plutôt que de laisser aller les choses, de sorte que c’est l’utopie qui est présentée comme mauvaise et cause du mal, tandis que, par contraste, la société existante apparaît comme bonne, malgré ses défauts évidents. N’est-ce pas cette méfiance généralisée face à la pensée rationnelle dans les domaines moraux, sociaux, politiques et culturels, qui fait obstacle depuis des décennies au développement d’une pensée utopique, au moment même où triomphent pourtant la raison scientifique et les projections imaginaires de la science-fiction ?

Y a-t-il donc un danger réel de l’utopie comme telle ? Il faut naturellement répondre à cette question avant de se lancer dans les problèmes de l’élaboration concrète d’utopies.

La question me semble avoir au moins deux sens, l’un plus large, l’autre plus spécifique. On peut douter ou bien qu’il soit pertinent de régler notre conduite morale, sociale, politique et culturelle par la raison, et notamment par l’établissement de plans rationnellement élaborés, ou bien que, l’avantage de tels plans rationnels étant admis, l’utopie soit une manière adéquate d’aborder la construction de projets de sociétés.

Commençons par le premier aspect, même s’il n’est pas encore établi que les utopies soient justement des constructions de la raison plutôt que de l’imagination, étant donné que celle-ci y intervient également de manière indiscutable. Est-il donc vrai que la raison soit une faculté dangereuse pour l’homme et qu’il faille éviter de lui donner un rôle trop important, notamment dans l’organisation de notre vie, individuelle et sociale ? C’est une opinion assez fréquente aujourd’hui, où certains voient dans la raison une puissance tyrannique et maléfique, non plus tant la caractéristique distinctive la plus noble de l’homme, mais la marque de sa nature défaillante ou pécheresse. Il faut bien avouer que l’intelligence place l’homme dans une situation très différente de celle des animaux qui en ont moins et se trouvent adaptés plus immédiatement à un nombre important de situations de leur vie par le mécanisme automatique de l’instinct. Et la nostalgie de cette condition peut inciter certains à chercher s’il ne serait pas possible de laisser diriger leur vie par des automatismes naturels analogues. C’est généralement dans le sentiment ou le cœur qu’on tente alors de situer ces principes d’adaptation que la nature aurait implantés en nous. Et on espère pouvoir se passer du raisonnement, ou le limiter, si l’on interroge en soi le cœur plutôt que de se fier à l’intelligence. Ainsi, l’opposition religieuse entre la foi et la raison est un exemple bien connu de cette méfiance par rapport à la raison, avec un retour à une croyance sentimentale plus immédiate et supposée plus profonde. Mais il suffit de songer à ce cas pour en venir à s’étonner du retournement qui s’est fait récemment. En effet, la foi était du côté de l’obéissance à l’autorité, elle représentait l’adhésion du cœur à l’autorité suprême, souvent transmise d’ailleurs par les autorités humaines de l’institution ecclésiastique. Et par rapport à elle, la raison apparaissait comme une puissance de contestation. C’est pourquoi ce que la foi reprochait traditionnellement à la confiance dans la raison, c’était l’orgueil que manifestait chez l’homme le désir de se rendre autonome en se fiant à ses propres facultés. Comment donc a-t-on pu passer de la conception traditionnelle de la raison libératrice à la vision récente d’une raison asservissante ?

Que la raison puisse apparaître comme contrainte, cela se comprend si l’on songe à l’exigence de rigueur qui fait partie de la logique. Pour celui qui apprend à raisonner logiquement, il peut paraître difficile de suivre exactement les règles, et de ne pas se laisser aller à toutes les associations d’idées que lui suggère son imagination. Et c’est précisément dans cette situation que la raison nous apparaît sous la forme d’une série de règles auxquelles il faut se soumettre, et par conséquent comme une sorte de maître auquel il faut obéir. On comprend donc que l’esprit auquel on impose ces règles logiques puisse se révolter parfois et désirer se livrer à ses pensées librement, sans se laisser imposer leur carcan. Seulement, pourquoi s’astreint-on à suivre les règles de la logique ? Pour l’élève, peut-être est-ce simplement parce que son maître lui impose cette discipline. Pour celui qui se livre à une dispute en public, peut-être est-ce seulement parce qu’il sait que les autres vont refuser ses arguments et avoir une opinion défavorable de son intelligence s’il se laisse prendre en contravention par rapport aux règles de la logique. Dans de tels cas, on comprend que l’exigence de raisonner selon les règles paraisse comme une contrainte déplaisante. Quelqu’un aimerait faire accepter une opinion, et on l’oblige à tenter de la faire sortir d’arguments mis en forme selon des règles, au lieu de l’accepter simplement parce qu’il le voudrait et l’affirme fortement, avec conviction ou avec des images frappantes. Plus encore, on s’attend à ce qu’il se justifie à lui-même ses opinions par de tels arguments, dans la mesure du possible. Quoi d’étonnant à ce qu’un tel sauvage perçoive la raison comme une sorte de tyran ! Mais est-ce seulement pour obéir à une exigence sociale, arbitrairement imposée, que nous nous appliquons à raisonner plutôt que de divaguer ? Évidemment non. Sur de nombreux points, quelle que soit notre méfiance face à la raison, nous raisonnons spontanément, et nous nous efforçons de ne pas tomber dans des erreurs logiques. C’est le cas dans la grande partie de nos réflexions d’ordre pratique. Et dans ces cas, nous n’éprouvons pas la nécessité logique comme quelque chose de fastidieux, mais comme un élément essentiel de notre compréhension de notre monde. Or dans tous les autres cas, c’est bien ce même désir de comprendre vraiment qui est à l’origine de l’exigence logique caractéristique de la raison. Bref, nous n’éprouvons la raison comme tyrannique que dans les cas où nous désirons croire quelque chose et faire partager à d’autres cette croyance, plutôt que de chercher à comprendre ce dont il s’agit et de risquer de devoir rejeter notre croyance.

Il faut avouer qu’une certaine conception de la logique a largement contribué à faire concevoir la raison comme une sorte de faculté impérative qui exige de nous soumission et obéissance. En effet, la logique a généralement été développée sous forme de règles formelles abstraites, qui permettent à celui qui les suit de construire ou de vérifier presque automatiquement les arguments rationnels, en les mettant en forme et en examinant s’ils correspondent à ce que permettent les règles logiques. On sait que la scolastique médiévale avait développé à un très haut degré ces systèmes de règles logiques, en avait constitué des systèmes raffinés et complexes, et s’efforçait de dresser les étudiants à les apprendre et à les appliquer pratiquement dans des arguments et des disputes strictement surveillées de ce point de vue. On conçoit bien que, pour les intellectuels soumis à cette discipline, la logique devait apparaître avant tout comme un ensemble de contraintes, et la raison comme un maître difficile. Et c’est l’une des raisons de l’opposition des philosophes modernes à cette discipline logique des scolastiques. Ils voulaient retrouver la raison dans son origine, en tant que notre faculté propre, et non comme un maître extérieur et artificiel, tel qu’il apparaissait sous ces grands appareils de règles. Car il est évident que cette logique impérative n’est que la projection dans une sorte d’autorité extérieure à nous-mêmes de nos propres exigences intellectuelles, de certains aspects de notre faculté même de comprendre. Il n’est pas étonnant que la raison ait pu se donner cette apparence d’autorité extérieure à une époque où toute la vie intellectuelle était soumise à des autorités religieuses et sociales. C’était pour elle le moyen de prendre place parmi elles et de s’y faire sa place. Mais elle risquait aussi de se perdre elle-même sous le déguisement qu’elle devait prendre. Au contraire, à l’époque moderne, les penseurs la revendiquent comme la lumière naturelle qui luit directement en eux et qui est intimement leur, de sorte qu’on n’est plus soumis à la raison, mais au contraire libre en elle et par elle. Il est d’autant plus étonnant qu’on puisse reprocher aux penseurs modernes d’avoir installé dans notre culture une sorte de tyrannie de la raison. Pour cela, il faut avoir projeté sur eux la conception scolastique de la logique, qui, il est vrai, n’a jamais cessé de se transmettre dans les universités avant de resurgir en partie dans la logique symbolique contemporaine. Quoi qu’il en soit, cette conception d’une raison impérative implique la dissociation entre notre pouvoir de comprendre et une sorte d’autorité dite rationnelle, perçue comme extérieure à nous, sinon en principe, du moins en fait. Et cette dissociation implique à son tour la projection de notre faculté concrète de comprendre dans un ensemble de règles formelles abstraites destinées à organiser automatiquement des ensembles de symboles ou les termes d’un langage. Et il faut avouer alors que, comme l’avaient éprouvé les penseurs modernes classiques, dans la mesure où la constitution de ces règles logiques dérive d’une analyse de la raison concrète et représente une doctrine de la raison, plutôt que celle-ci telle qu’elle est en nous, la logique peut entrer en conflit avec la raison concrète, qu’on pourrait nommer également philosophique même si elle paraît passablement inconnue à bien des supposés philosophes. Et si une logique quelconque est imposée à la pensée comme une autorité ultime, alors il est vrai que celle-ci peut apparaître à juste titre comme tyrannique. Maintenant, que, sous diverses formes, cette ambition d’imposer une logique, voire un système dogmatique supposé purement rationnel selon une conception logique quelconque, ait été souvent à l’œuvre, cela ne fait aucun doute. On se trompe seulement de cible quand, pour s’attaquer à certaines entreprises dogmatiques de tendance totalitaire, on s’en prend à la raison elle-même, c’est-à-dire à notre faculté même de faire la critique de telles aberrations logiques.

La critique de la raison s’est faite également sous un angle d’attaque légèrement différent. On a constaté que dans de nombreux cas le raisonnement se développait bien de manière rigoureuse, mais dans une sphère restreinte, à partir de prémisses posées dogmatiquement quoique contestables en elles-mêmes. Selon que c'est par leur caractère sacré que ces prémisses sont mises hors de la portée d’un examen critique, ou seulement par le fait qu’elles représentent des fins généralement acceptées dans le cadre d’une idéologie quelconque, nous pourrons nommer cette raison soit théologique soit instrumentale. Dans les deux locutions, l’attribut ou la détermination indique la soumission de la raison à une autorité supérieure, à une croyance, dont elle renonce à faire la critique pour limiter sa compréhension des choses au monde intellectuel que cette croyance délimite. En ce qui concerne la raison théologique, elle a déjà été suffisamment démasquée par la pensée moderne, même si elle a résisté longtemps sous diverses formes encore présentes aujourd’hui. Quant à la raison instrumentale, elle consiste essentiellement dans le fait que la raison s’exerce dans un certain champ par rapport auquel les fins ultimes sont posées comme des principes transcendants. Dans ce cas, la raison calcule l’agencement des moyens tout en s’interdisant la critique des fins. Et comme ce champ laissé à la raison dans cette conception, qui est souvent celle des sciences et des techniques modernes, est assez vaste, il est possible que des esprits épris de compréhension rationnelle puissent s’y déployer sans prendre vraiment conscience de ses frontières, ni par conséquent des déterminations qui affectent l’ensemble de ce domaine. L’erreur est pourtant, dans les deux cas de la théologie et de la science instrumentale, d’attribuer les défauts remarqués à la raison plutôt qu’à leur cause véritable, qui est l’autorité à laquelle on l’a soumise, et de s'acharner sur la raison au lieu de faire également de cette croyance l’objet de la critique rationnelle.

Ayant en tête ces deux charges contre la raison, celle qui conteste en elle sa transposition en un système de règles logiques et celle qui l’accuse des limitations auxquelles elle a été soumise d’un point de vue religieux ou idéologique, il est possible d’aborder les problèmes reliés à la planification rationnelle.

Remarquons déjà que, la plupart du temps, les plans que nous élaborons sont partiels. Il s’agit pour l’architecte et l’entrepreneur de construire une maison, pour le publicitaire de mettre sur pied une campagne pour tel produit, etc. Dans tous ces cas le plan est déjà dépendant d’un but qu’il doit permettre d’atteindre, et qui fait déjà partie du projet, mais n’est pas en principe susceptible d’être remis en question au niveau de la planification envisagée. Cela ne veut pas dire d’ailleurs que le projet soit lui-même toujours peu raisonnable et qu’il ait été établi sans examen rationnel portant également sur le but poursuivi. Au contraire, le projet particulier se justifie souvent comme faisant partie d’un autre projet plus général. Il faut construire la maison pour y installer un magasin, et le magasin servira à la vente de tel type d’articles, qui a été à son tour sélectionnée dans le cadre d’une stratégie de pénétration d’un marché, etc. Cependant, s’il appartient à l’architecte de connaître plus ou moins ces buts, il n’a pas à les discuter, si bien qu’ils lui apparaissent comme des données présupposées pour sa propre planification. On conçoit dans ces conditions que le projet qui lui paraît raisonnable dans sa perspective limitée, c’est-à-dire en vue des buts qui lui sont fixés, puisse ne plus l’être dans une perspective plus large échappant à sa considération et restant hors de sa responsabilité. Voilà comment, tout en étant consciencieux dans son travail, l’architecte peut très bien devenir le collaborateur d’une entreprise dont il ne voudrait pas prendre la responsabilité, s’il devait la juger dans son ensemble. C’est pourquoi cette raison limitée, instrumentale, peut mettre des capacités intellectuelles considérables au service de fins méprisables ou insensées. De la même façon, la raison théologique peut déployer beaucoup de subtilité pour organiser un monde d’idées dépendant d’une croyance au fond absurde qu’il lui est interdit d’examiner en elle-même. Cependant ce défaut ne réside pas dans le fait que le plan soit rationnellement élaboré, mais dans le fait que certaines des données qu’il implique ne le soient pas à leur tour. S’il était déraisonnable de construire la maison, le fait qu’elle soit mal construite, de manière désordonnée, ou au gré de l’imagination, n’y changera rien, mais en revanche cette dernière circonstance empêchera plutôt la réalisation de la fin souhaitée si elle était raisonnable.

Il faut avouer pourtant qu’il appartient justement à la planification rationnelle de diviser les projets en de multiples projets plus particuliers, et ceux-ci en d’autres, de telle manière que la particularité des plans partiels, avec la limitation des responsabilités qu’elle introduit, est non pas simplement un effet contingent dans la planification rationnelle, mais une conséquence interne. La division des opérations et de leur responsabilité n’apparaît qu’avec l’importance de la planification rationnelle. Pour ceux qui se lancent à l’aventure en fonction de leur sentiment, de leur instinct, de leur imagination, sans plan, cette division n’a guère lieu, et l’individu reste alors globalement responsable de l’ensemble de ses actions dans toute leur portée. En revanche, une fois la division opérée grâce à la planification, plus celle-ci est ramifiée, plus les individus qui y sont impliqués tendent à perdre de vue l’ensemble des projets auxquels ils collaborent, à ne plus s’en sentir responsables, et à se satisfaire de la cohérence partielle de leur propre part dans l’entreprise. C’est ainsi qu’on peut concevoir une société entière, dont les membres jouissent d’un degré de capacités intellectuelles relativement élevé, se lancer dans des entreprises aberrantes, sans que cela choque beaucoup les esprits individuels, dans la mesure où la partie qu’ils en aperçoivent de plus près leur semble raisonnablement conduite. Il y a donc ici un effet pervers de la planification à grande échelle, dans de grandes sociétés, en tant que la rationalité des parties peut cacher plus ou moins aux individus impliqués l’absurdité du tout dans la mesure où ceux-ci se concentrent sur leur fonction partielle. C’est ainsi qu’on peut voir le mécanicien de la locomotive la maintenir consciencieusement en état de marche pour des transports qu’il n’approuverait pas s’il y réfléchissait sérieusement. Mais si l’on condamne la raison pour cet effet, il ne reste plus qu’à abolir toute action planifiée et à revenir au mode de vie le plus primitif, en très petites sociétés. Sinon, il faut découvrir les moyens de contrecarrer cet effet, et il semble bien que ce soit encore par une réflexion rationnelle sur le phénomène que nous puissions espérer y parvenir. Dans ce cas, les problèmes de la planification ne demandent pas l’abandon de la raison, mais un surcroît de développement rationnel.

Examinons à présent l’influence sur la planification de l’autre aspect problématique de la raison, à savoir sa représentation par des règles logiques abstraites, qui, si élaborées soient-elles, n’en représentent néanmoins qu’une simplification, et dans cette mesure une déformation. Cette transformation de la raison en ensemble de règles logiques tend à remplacer le raisonnement par des procédures permettant d’automatiser les déductions conçues comme de simples régulations formelles de dispositions et substitutions de symboles. Le principe consiste à construire des sortes de machines rationnelles, soit purement mentales, soit même matérielles, comme dans nos ordinateurs, afin de calculer automatiquement les résultats à partir des données. Cette manière de concevoir le raisonnement conduit également à destituer l’homme de sa responsabilité pour le raisonnement lui-même, et à la réduire à l’entrée des données dans la machine. C’est ainsi que presque plus personne, aujourd’hui, ne vérifie les calculs de sa calculatrice ou de son ordinateur, bien qu’ils soient sujets à des défaillances très évidentes, et que, depuis longtemps, aucun comptable ne s’inquiète de vérifier si la procédure selon laquelle il fait ses calculs fournit toujours les bons résultats. Cette raison formelle, purement procédurale, n’est plus une faculté permettant de comprendre les choses, mais seulement un moyen d’obtenir les résultats, sans avoir à se soucier de comprendre justement pourquoi ils sont tels. Ces moyens sont certes fort utiles, et il n’est pas question de s’en passer. Mais il faut avouer que les conclusions que nous obtenons ne valent que ce que valent les procédures par lesquelles nous y arrivons, et que, comme elles sont imparfaites, les conclusions que nous acceptons sont fausses dans une mesure que nous ne connaissons pas bien. De plus, nous nous habituons, à un degré plus grand encore que les disputeurs de la scolastique médiévale, à considérer la raison comme une autorité extérieure à nous, à laquelle nous devons nous soumettre sans comprendre, c’est-à-dire éventuellement contre notre raison concrète. Ici encore, il n’est pas question de refuser le calcul et les régulations formelles, qui font également partie de la raison et représentent une part de sa puissance. Mais ne convient-il pas d’en tenir compte pour en corriger l’effet, comme dans le cas de la division résultant de la planification ? Ne faut-il pas réintroduire d’autres modes de nous rapporter aux résultats eux-mêmes ? En d’autres termes, ne faut-il pas nous rendre capables de considérer l’ordre concret qui résulte de nos planifications, et non seulement les principes formels abstraits dont il est censé découler ? Ici encore, la planification fait l’objet de critiques justifiées en ce qui concerne l’observation des effets pervers, mais non en ce qui concerne la raison qu’on leur attribue, à savoir l’intervention de la raison comme telle.

Que la planification rationnelle mène au totalitarisme, voilà une accusation qui ne semble pas tenir. Tout au plus peut-on remarquer qu’il ne suffit pas d’introduire partiellement des processus rationnels dans nos projets pour éviter du même coup toute irrationalité dans leur réalisation, voire déjà dans leur élaboration. Quant au ressort des totalitarismes, il n’est certainement pas dans la raison, mais dans des opinions fortement soutenues par le sentiment, et s’étant au contraire mises à l’abri de la critique rationnelle. Faut-il alors accuser la raison pour n’avoir pas su imposer cette critique ? Et faut-il l’abolir pour en avoir éprouvé le manque ? Ce serait une bien plaisante façon de raisonner.

Il ne semble donc pas qu’il faille condamner à priori l’utopie en tant qu’elle s’apparente à la planification rationnelle, et qu’elle propose un ordre social idéal, construit en partie sous forme de fiction rationnelle. Mais l’utopie s’identifie-t-elle avec un plan tel que les politiciens en établissent, par exemple ? Elle a en commun avec ce genre de planification deux éléments principaux : premièrement le fait qu’elle propose la vision d’un état de la société différent de celui que nous connaissons présentement (du moins quand le projet politique n’est pas seulement de maintenir la situation présente), et deuxièmement que ce nouvel état n’est pas simplement une fiction gratuite, mais qu’il est supposé pouvoir être justifié rationnellement. Cependant les différences sont importantes aussi. En premier lieu, par rapport aux projets courants des politiciens, l’utopie propose d'habitude un ordre social plus radicalement différent de ceux que nous connaissons, de telle manière que la rupture entre la réalité connue et l’état idéal proposé est trop radicale pour pouvoir être franchie sans un saut, qui interrompt la chaîne des causes et des effets propre à une planification continue. En second lieu, justement à cause de ce saut entre la réalité et l’idéal, l’ordre de la société utopique ne peut pas se justifier en se rendant vraisemblable de la même manière qu’un projet politique habituel, qui peut espérer présenter la suite complète des pas susceptibles de conduire à sa réalisation avec un assez haut degré de probabilité. La rationalité de l’utopie prend davantage la forme de la cohérence de l’ordre interne proposé, en supposant le processus conduisant à sa réalisation déjà accompli. Ce déplacement correspond à un accent mis dans l’utopie non plus sur les moyens de sa réalisation, mais sur la perfection de l’ordre souhaité, et donc sur la cohérence interne de la fin à atteindre. C’est dire également que la forme principale de la rationalité à l’œuvre dans l’utopie n’est pas celle qui domine dans la politique habituelle. Celle-ci se soucie de façon primordiale de ce qui est réalisable, et se concentre donc sur les rapports de causalité, en tant qu’ils permettent la construction d’enchaînements de moyens pour parvenir à la fin désirée. Au contraire, l’utopie se préoccupe davantage des relations et des interactions qui vont constituer l’ordre social espéré, et elle tente d’en présenter une image convaincante en elle-même. Le rapport à l’expérience est donc différent dans les deux cas. Dans le premier, il s’agit de rapporter les projets politiques à l’expérience de notre société présente et aux rapports de causes et d’effets qu’elle nous fait connaître. Il s’agit de prolonger cette expérience en la projetant dans le futur, selon une inflexion dans une direction choisie de ce qu’elle nous a rendu familier. C’est en cette manière de prolonger les processus que nous a fait connaître l’expérience que consiste le réalisme de la pensée politique. Au contraire, dans l’utopie, nous nous trouvons aussitôt situés dans un ordre social inhabituel, dont nous n’avons aucune expérience, même si nous pouvons nous référer à l’expérience de certains éléments de la construction. L’utopie ne nous appelle donc pas à juger de ce qu’elle présente en le rapportant à notre expérience commune de la vie sociale pour voir si elle s’y laisse intégrer. Cependant, elle ne nous propose pas non plus de simples structures abstraites, qu’il faille juger comme le géomètre le fait face à une pure combinaison de figures. La manière dont l’utopie nous rend présent l’ordre proposé est celle qui est propre à la fiction. En formant les images de la société et en nous invitant à entrer dans sa fiction, elle nous permet de l’éprouver par l’imagination, et, à défaut d’expérience réelle, d’en avoir justement une expérience imaginée. C’est l’une des raisons pour lesquelles les utopies prennent d’habitude la forme d’œuvres littéraires, dans lesquelles la construction rationnelle entre dans un rapport étroit avec l’invention imaginaire.

Une fois ces différences entre la planification politique et l’invention utopique constatées, il se pose évidemment la question de savoir quel peut être le rôle de l’utopie face aux projets réalistes des politiciens. Car, si l’utopie se contente de fiction, on pourra se demander si elle n’est pas destinée à demeurer un simple divertissement, plutôt que de devenir une véritable réflexion philosophique et politique. Il s’agirait seulement alors d’entraîner l’esprit dans des fictions, afin de lui faire oublier pour quelque temps la dure réalité en lui permettant d’aller se délasser dans des sociétés de rêve dont auraient disparu les difficultés de nos sociétés réelles. Peut-être une telle fonction ne serait-elle pas à mépriser, mais on aurait tort de lui attribuer une valeur analogue à celle des réflexions politiques proprement dites, qui sont destinées véritablement à guider l’action. Toutefois, même si elles ne montrent pas précisément la voie à suivre pour les réaliser, les utopies ont bien une fonction politique également. Premièrement, quoique se donnant la liberté de créer idéalement un ordre social parfait, sans prétendre démontrer comment il est pour nous réalisable, l’utopie s’astreint à la vraisemblance, et elle présente donc une fiction possible, qui pourrait se réaliser dans des circonstances favorables. Deuxièmement, elle s’attache à démontrer et à faire éprouver le caractère désirable de la fin proposée en elle-même, si bien qu’elle vise de cette manière à créer dans les esprits les motivations qui pourraient conduire à la recherche concrète des moyens de sa réalisation. Et en ce sens, elle est tout à fait politique, et destinée justement à donner à la réflexion politique la direction dans laquelle il serait souhaitable d’orienter les processus politiques et sociaux tels qu’ils existent dans notre expérience actuelle. Troisièmement, présentant des formes de sociétés idéales, construites par l’imagination et la raison en se libérant des conditions concrètes immédiates que l’histoire nous impose, les utopies représentent également un exercice de notre faculté d’inventer dans ce domaine, et nous incitent à une attitude plus inventive en politique. Enfin, on remarquera que la raison à l’œuvre dans l’utopie n’est pas la raison restreinte à certains de ses aspects, limitée dans son application, qui cause les problèmes que nous avons vus dans la planification, mais bien la raison philosophique dont on peut justement espérer la correction de ces défauts, de sorte que c’est cette raison qu’elle contribue à former. Ainsi, loin de conduire au totalitarisme, la pratique de l’utopie tend à détruire les conditions qui le permettent.

Telle est la perspective dans laquelle je vous propose d’entrer dans le projet d’invention utopique, qui est l’objet de notre séminaire. J’ai présenté ce projet dans un sens positif, en suivant un chemin à travers un certain nombre de questions et en tentant de montrer que les obstacles qui s’élevaient n’étaient peut-être pas insurmontables. J’ai donc traversé ces obstacles en leur donnant des chiquenaudes supposées les renverser. Je ne prétends pourtant pas les avoir ôtés véritablement. Et je vous invite donc à y revenir, à examiner si nous pouvons vraiment libérer le chemin vers la création d’utopies, de manière aussi à ce que, si nous pouvons en arriver là, nous sachions à quelles conditions les utopies que nous entreprendrons de construire pourront éviter les objections auxquelles ce genre d’entreprise peut donner lieu. D’autre part, le chemin que j’ai tenté de tracer rapidement n’est certainement pas le seul possible, et je vous invite à envisager d’autres obstacles possibles et à trouver d’autres passages également. En outre, il importe naturellement de sonder aussi la pertinence de la pensée utopique selon les diverses fonctions qu’elle peut prendre, et de voir dans quelle mesure elle peut être un mode efficace de pensée politique et de pratique philosophique. Enfin, dans l’esprit pratique des ateliers philosophiques que sont ces séminaires sur la pratique philosophique, nous aurons à entrer dans les problèmes plus concrets de la construction des utopies.

 
Gilbert Boss

  

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