Introduction
Thème
Notre
séminaire aura pour thème le rôle
que joue dans notre conception de la politique la justice et l’utilité
et la
possibilité de concevoir la politique comme orientée par d’autres
valeurs.
La question posée dans le titre est celle de la possibilité d’un
dépassement
de ce lien essentiel entre la politique, la justice et l’utilité. Il
peut
suggérer l’idée d’une négation de ce lien, comme si l’on avait tort de
penser la politique dans un rapport étroit avec les problèmes de
justice et
d’utilité. Mais il n’est pas nécessaire de l’entendre dans ce sens
fort,
car ce qui peut être contesté, c’est également la limitation
qu’implique
une conception de la politique comme étant essentiellement affaire de
justice
et d’utilité, et n’ayant par conséquent de rapport à d’autres intérêts
que de manière secondaire, dans la mesure par exemple où les
considérations
de justice et d’utilité conduiraient à les prendre aussi en compte.
Notre
question peut donc être vue comme double. Il s’agit bien de savoir s’il
est
vrai que la justice et l’utilité représentent les questions
essentielles de
la pensée politique, et par conséquent de la réflexion philosophique
sur la
politique. Mais d’autre part, quelle que soit la réponse à cette
question,
il s’agit également de savoir s’il y a lieu de reconnaître d’autres
intérêts
généraux comme justifiant une attention égale ou supérieure. Bref,
partant
d’une certaine conception habituelle de la pensée politique, nous nous
demanderons s’il y a lieu de l’élargir ou de la renverser en tout ou en
partie. Il importe donc pour commencer de définir cette conception de
départ,
et de voir en quel sens la justice et l’utilité représentent le cœur de
notre forme de pensée politique. — Les deux termes sont ambigus et
doivent être
précisés. Le premier d’entre eux est peut-être celui qui pose le moins
de
problèmes au départ, tant il semble évident que l’enjeu de la politique
est
d’abord celui de la constitution d’une société juste ou celui d’imposer
le respect de la justice entre les hommes. Mais on peut entendre cette
société
juste et cette obligation de respecter la justice de manières assez
différentes.
Dans un sens plus restreint, une société est juste dans la mesure où
les lois
y sont respectées, et le respect de la justice est précisément celui
des
lois. Dans un sens plus large, cela ne suffit pas, mais il faut encore
que les
lois elles-mêmes soient justes ou équitables pour qu’on puisse
considérer
un ordre politique comme juste, de sorte que le respect de la justice
concerne
ici une valeur supérieure à celle des lois, et en fonction de laquelle
celles-ci doivent être jugées. Dans le premier cas, il suffit que
l’ordre légal
règne pour que règne la justice. Dans le second, cette condition est
bien nécessaire,
mais pas suffisante, parce que les lois, quoique respectées, peuvent
toujours
elles-mêmes être injustes. C’est la première forme de justice qui est
l’objet de l’appareil qu’on nomme précisément la Justice dans nos
sociétés,
et qui veille au respect de la loi, et c’est donc la justice dans le
sens
qu’elle a pour le juge, qui n’a pas en principe à juger de la loi, mais
des
actions des hommes par rapport à elle. En revanche, l’idéal de justice
auquel se réfère le législateur, lorsqu’il s’agit d’édicter les
meilleures lois, correspond au deuxième sens que nous avons distingué,
et par
conséquent, l’usage le plus fréquent du terme dans les débats
politiques, où
il s’agit de modifier la législation, de définir le meilleur ordre
social,
pour l’améliorer ou le révolutionner, se réfère à ce deuxième sens.
Dans
quelle mesure ces deux sens sont-ils interdépendants ? C’est
naturellement une question qui se pose et que nous aurons à nous poser.
Car il
semble bien que ce soit dans ces deux sens que nous concevons la
politique comme
liée étroitement à l’idée de justice. Les dénonciations d’injustices
qui conduisent à des débats politiques le montrent assez. Elles
concernent
surtout, d’une part les scandales dans le fonctionnement de la Justice
comme
appareil d’État, la corruption des juges et les autres
dysfonctionnements de
cet appareil, et d’autre part la critique de la constitution et du
système législatif,
où éventuellement, tout au contraire, c’est l’application rigoureuse de
la
justice au premier sens qui peut conduire à l’indignation. — Quant à
l’utilité, le terme est également ambigu. Il signifie d’abord un
certain
rapport de moyen à fin, et l’on dit en ce sens qu’une chose est utile
pour
quelque chose dans la mesure où elle est un moyen qui contribue à
l’atteinte
de cette chose. En ce sens, l’utilité est purement relative. Rien n’est
absolument utile, et même s’il pouvait exister quelque chose d’utile à
tout, tel qu’une panacée universelle, ce qui est invraisemblable, il
resterait que c’est par rapport à tout ce qu’il permettrait d’accomplir
qu’il serait utile, et non pas du tout en soi. Mais on sait que les
philosophes ont également utilisé le terme pour signifier non seulement
les
moyens, mais aussi les fins elles-mêmes. C’est ainsi que pour
l’utilitarisme, non seulement il faut nommer utile ce qui nous permet
de
parvenir au plaisir ou au bonheur, qui est toujours notre fin ultime,
mais cette
fin elle-même fait à son tour partie de ce qu’on nomme utile. Dire donc
que
la politique se préoccupe de l’utilité, cela peut signifier ou bien
qu’elle se conçoit comme un simple moyen ou instrument pour atteindre
des
fins qui, éventuellement, lui échappent, ou bien qu’elle constitue une
sorte
de système moralement autonome, en tant qu’elle porte également sur les
fins
à atteindre. Sans vouloir fixer définitivement le sens du terme,
j’aimerais
insister sur son sens le plus populaire, qui situe l’utile du côté des
moyens et non des fins. D’ailleurs les utilitaristes, en élargissant ce
sens,
ne l’éliminent pas, mais le laissent subsister d’une certaine
manière ;
au moins en décidant d’appliquer un même terme aux moyens et aux fins,
ils
contestent la séparation radicale qu’on avait cru devoir reconnaître
entre
les deux ordres. C’était donc dire que les moyens et les fins n’étaient
pas de nature totalement différente, même si, en tant que moyens et que
fins,
ils jouent des rôles différents dans cette relation. Et le sentiment de
bien
des adversaires de leurs doctrines, qu’ils n’ont pas une conception
noble de
la morale, manifeste bien qu’ils voient dans ce rapprochement une
manière de
dégrader les fins, une véritable contamination, puisque l’ordre de
l’utile
tout entier ne s’oppose plus à un quelconque règne des fins qui lui
soit
transcendant. Cet ordre de l’utile au sens plus strict, c’est en
premier
lieu celui de l’économie qui n’a pour but que de permettre aux hommes
de
vivre, mais qui n’a en soi aucun autre sens, et ne peut subsister comme
une
fin séparée. Et l’on sent que l’utilitariste, lorsqu’il distingue
certes
les fonctions de moyens et de fins, entend pourtant les situer dans le
même
monde, et ne pas rabaisser les préoccupations économiques à un ordre de
choses qui, quoique utile à nos fins ultimes, n’ait avec elles qu’une
relation tout à fait extérieure. Dans ces conditions, que l’on prenne
l’un
ou l’autre sens, la préoccupation politique de l’utile peut être
considérée
comme le souci de l’économie, soit avec l’idée de sa claire
subordination
à autre chose de plus noble, tel que la justice, soit avec l’idée d’une
certaine valeur propre qu’on peut lui attribuer, voire en la voyant
comme la
fin de la justice elle-même.
Pour
savoir dans quelle mesure notre
conception actuelle de la politique est dominée par les idées du juste
et de
l’utile, et dans quel sens, il faudrait nous plonger dans une étude
historique et tenter un diagnostic de notre pensée politique. Quel que
soit
l’intérêt d’une telle recherche, ce n’est pas celle à laquelle je vous
invite. J’aimerais que nous cherchions plutôt dans quelle mesure il est
possible pour nous de concevoir la politique comme relevant d’autres
préoccupations
fondamentales que celles de la justice et de l’utilité, en vue non pas
seulement de décrire notre situation, mais de voir quelles nouvelles
formes de
pensée politique sont possibles pour façonner nos projets concernant le
futur
de notre vie politique. Je ne prétends pas par là qu’on puisse se
passer de
définir le mieux possible la conception commune de la politique
aujourd’hui,
puisque l’idée de dépasser la focalisation de la pensée politique sur
la
justice et l’économie présuppose que cette focalisation existe. Or ce
point
n’est pas hors de toute contestation possible, bien sûr. Il faudra donc
bien
pour commencer tenter de l’établir de notre mieux, de manière au moins
à
arriver assez rapidement à une hypothèse vraisemblable à ce sujet.
Mais, pour
cela, il ne sera peut-être pas nécessaire de nous engager dans
d’importantes
recherches historiques et érudites. Car il est probable que la
réflexion même
sur la nature des projets politiques que nous pourrions élaborer
servira à
confirmer ou à infirmer en retour cette hypothèse. En effet, on
n’invente
pas à partir de rien, et dans l’effort que nous ferons pour trouver de
nouvelles idées, celles qui sont présentes dans notre culture tendront
suffisamment à s’imposer pour que nous ne risquions pas de ne pas les
remarquer et de ne pas voir revenir dans nos essais les diverses
couches archéologiques
de nos idées de ce qu’est la politique. — Dans un précédent séminaire,
dans le même cadre du rapport de la philosophie aux projets, nous
avions réfléchi
sur un type particulier de projet politique, celui de l’utopie. Et
j’avais
proposé de distinguer notamment l’utopie d’autres projets politiques
par
divers traits, dont la radicalité avec laquelle l’utopie envisageait
les
modifications, en contestant des principes que les projets des
politiciens ne
remettent généralement pas en cause. Est-ce à dire que, nous attachant
à la
critique des conceptions fondamentales de la politique telle que nous
la
concevons aujourd’hui, nous serons nécessairement reconduits dans
l’utopie,
et que ce séminaire ne représentera donc qu’une reprise ou continuation
directe du précédent ? Il y a un lien, certes, et pourtant l’angle
d’attaque est différent. Les utopies, telles que nous les avions
envisagées,
font partie d’une tradition littéraire et philosophique particulière,
dans
laquelle la fiction romancée joue un rôle très important, et où il
s’agit
de concevoir une société possible dans sa forme sensible en même temps
qu’intellectuelle, à travers la description d’une société idéale
particulière. Quant à nous, nous ne nous soucierons pas cette fois-ci
de ces
aspects d’invention littéraire, ni de la construction de l’image idéale
d’une société précise, mais bien plutôt de chercher s’il est possible
de
trouver d’autres principes fondamentaux à partir desquels des utopies
comme
des projets politiques pourraient être développés. Je ne veux pas dire
par là
que les utopies ne peuvent pas pousser la remise en question des
principes
politiques au point de réaliser à leur façon ce que nous voulons faire,
en
construisant vraiment un ordre social qui repose sur d’autres principes
premiers que les nôtres. Simplement, l’accent n’est pas le même, la
démarche
et le langage sont différents. Et peut-être que notre démarche semblera
d’abord moins étrangère à la méthode philosophique que celle des
utopistes, dont le recours important à l’imagination peut dérouter les
philosophes de la tradition à laquelle, par nos études, nous
appartenons, et
qui nous apprend plutôt à distinguer assez radicalement l’imagination
de la
raison, comme à nous méfier de tous les effets rhétoriques et
littéraires.
Ainsi,
le caractère philosophique de
notre recherche paraîtra certainement moins problématique que lorsqu’il
s’agit de la création d’utopies. Car, dans la mesure où la production
d’utopies porte la pensée dans le domaine de la fiction, elle semble
distendre le rapport à la réalité au point de risquer de faire perdre
le lien
avec la vérité qui nous paraît essentiel pour la philosophie. Nous
avions vu
que non seulement l’intervention importante de l’imagination dans
l’utopie
pouvait amener à douter de sa nature philosophique, mais que déjà le
fait
qu’elle représente une sorte de projet pouvait rendre contestable, du
moins
aux yeux de ceux pour qui le caractère scientifique de la philosophie
est
essentiel, l’appartenance de ce mode de penser à la philosophie. Par
opposition, il paraîtra rassurant que notre propre recherche ne vise
pas à
formuler directement un projet politique, mais qu’il consiste à
analyser les
principes sur lesquels de tels projets pourraient se fonder. En effet,
la réflexion
sur les conditions de notre pensée, soit en philosophie, soit dans
toutes les
situations de la science et de la vie, nous paraît familière en
philosophie,
parce qu’elle se retrouve chez la plupart des philosophes et qu’elle
correspond à l’idée de la philosophie comme affaire de pure
connaissance. Si
les projets engendrent immédiatement le soupçon d’être étrangers à la
philosophie, c’est justement parce qu’en eux la pensée ne porte pas sur
un
objet qu’elle cherche à connaître tel qu’il est, mais produit des idées
qui ne sont pas des connaissances en ce sens. Le problème n’est pas que
le
rapport immédiat avec la réalité extérieure ait disparu ou ait été
distendu, de sorte qu’on se retrouve dans le seul domaine des idées,
car les
idées elle-mêmes peuvent parfaitement devenir des objets de
connaissance,
comme c’est très généralement le cas en philosophie. C’est pourquoi
l’étude
des conditions auxquelles des projets peuvent s’élaborer nous semble
tout à
fait philosophique, contrairement à leur élaboration même. Si elle se
limitait à une telle étude, notre recherche n’aurait aucun rapport
direct
avec la pratique, et pourrait, en tant que telle, se dérouler
entièrement dans
le domaine de la pure connaissance, même si elle devait rendre possible
d’en
tirer des applications. Une telle façon de voir pourrait se justifier
s’il était
vrai que le monde des idées formait un objet indépendant de l’étude que
nous en faisons. Sans vouloir résoudre la question dans toute sa
généralité,
il est pourtant aisé de constater que tel n’est pas le cas ici. Car il
n’y
a pas quelque part un ordre idéal essentiel, dans lequel l’essence de
la
politique serait présente et offerte à l’exploration. La politique est
une
invention humaine, qui a sans doute certaines régularités à travers les
diverses sociétés humaines, quoique avec de grandes variations
également. Or
la recherche de principes pour une pensée politique dépassant la
focalisation
sur le juste et l’utile ne se confond pas avec l’étude d’une structure
donnée d’idées dont on dégagerait simplement les idées les plus
fondamentales, dont les autres dépendent. Il s’agit bien d’inventer ces
principes, ou du moins de les poser, au moins hypothétiquement, comme
principes, ce qui nous ramène à l’invention. Autrement dit, c’est
encore
de projets qu’il s’agit dans notre recherche, même si ce que nous avons
à
élaborer, ce n’est plus des projets particuliers, développés dans un
relatif détail, mais plutôt des matrices pour l’élaboration de
multiples
projets. Au degré d’abstraction ou de généralité près, nous nous
trouverons engagés dans la même activité que ceux qui élaborent des
projets
plus complets ou concrets. Il faut donc admettre que, dans notre étude,
la
philosophie n’aura pas simplement un rapport avec la pratique, mais
qu’elle
sera bien pratique elle-même. Je suppose donc bien, dans ce séminaire
comme
dans tous les autres de cette série, que la philosophie y est conçue
dans son
rapport essentiel à la sagesse, c’est-à-dire notamment en tant que lien
indissoluble de la connaissance et de la pratique.
Position du problème
La formulation
générale de notre problème est la suivante : Est-il possible de
dépasser
la focalisation de la pensée politique moderne sur les questions de
justice et
d’économie ? Or cette question présuppose qu’une telle
focalisation
existe bien. Cela ne veut pas dire en revanche que la politique et les
préoccupations
politiques se limitent à la justice et à l’économie. Si l’on comprend
par
politique tout ce qui concerne le gouvernement d’une cité, d’un État,
d’un pays ou d’un peuple (selon la façon dont on veut désigner la
société
soumise à ce gouvernement ou impliquée en lui), il va de soi que la
politique
peut toucher de près ou de loin toutes les activités de cette société.
Et
d’abord, si une société a besoin d’être gouvernée, c’est dans la
mesure où elle ne s’ordonne pas naturellement d’elle-même. Par
conséquent,
la politique vise déjà à engendrer et à maintenir un ordre contre
d’autres
forces, plus originaires ou naturelles, qui mènent au désordre. Et dans
la
mesure où cet ordre est essentiel aux sociétés policées, c’est leur
subsistance qui doit être assurée avec lui. Or le désordre lui vient de
l’intérieur même, à savoir du jeu spontané des passions des hommes qui,
en
dehors peut-être de cas limités, très exceptionnels, ne s’harmonisent
pas
suffisamment dans le sens de la cohérence sociale. Le gouvernement,
quelle que
soit la forme sous laquelle il apparaît, doit donc commencer par lutter
contre
cette puissance de désordre et de dissolution interne. D’autre part,
comme
les hommes ne font pas partie d’une seule grande société, ils
appartiennent
à des sociétés d’ordres différents, qui entrent généralement en
concurrence et en lutte, de sorte que chaque société policée doit se
défendre
également contre les autres ou s’assurer une plus grande extension à
leur détriment.
Voilà une situation qui semble se retrouver constamment et partout dans
l’histoire depuis que nous y repérons des sociétés policées. Il en
découle
une série d’objectifs fondamentaux de la politique qu’on a pu résumer
dans
la formule générale du salut ou de la sécurité du peuple. Il faut en
effet
d’abord sauver le peuple des dangers de dissolution interne et de la
menace de
destruction par les autres sociétés. Pour la première fonction, on
établit
un système qu’on peut nommer justice, servant à veiller à ce que
l’ordre
intérieur de la société, défini par un ensemble de coutumes ou de lois,
soit
respecté, en punissant d’habitude les fauteurs de trouble. Pour la
seconde
fonction, ce sont les armées qui sont mises sur pied, entretenues et
dirigées.
On imagine mal qu’une société de quelque ampleur puisse se passer de la
justice, ni qu’une société indépendante devant vivre au milieu d’autres
puisse subsister sans armée. Par suite, il va de soi que la politique
implique
normalement ces deux types de préoccupations pour l’ordre intérieur ou
la
justice, et pour la sécurité extérieure.
Ces deux
fonctions peuvent conduire de plus à s’intéresser à mille autres choses
qui
sont pertinentes pour elles. Il est par exemple utile d’éduquer les
citoyens
pour leur donner un caractère respectueux des lois et coutumes et pour
les préparer
à la vie militaire. Il peut être avantageux également de contrôler dans
une
certaine mesure les religions et superstitions pour veiller à ce
qu’elles ne
soient pas désavantageuses à l’ordre social. De même une certaine
répartition
des biens peut favoriser l’accord des citoyens, une autre mener à des
tensions et à des désordres sociaux, et intéresser par là la politique.
Bref, tout peut servir au salut du peuple et devenir ainsi un sujet de
préoccupation
politique. Mais il s’agit alors d’un intérêt second, subordonné à celui
du salut du peuple et à ses deux fonctions principales, la justice et
la
guerre. Il serait donc étrange de former l’hypothèse que la pensée
politique moderne se focalise sur la justice et l’économie dans le sens
où
ces deux domaines, et particulièrement la justice, feraient l’objet
d’un
intérêt qu’on ne retrouverait pas ailleurs que dans notre culture. Il
va de
soi que l’intérêt pour la justice est essentiel à toute pensée
politique
comprise comme visant au salut du peuple. Il va de soi aussi, à
l’inverse,
que la pensée politique moderne ne néglige pas la question de la
guerre, qui
fait partie de toute réflexion politique tant soit peu concrète.
Mais,
jusqu’ici, nous nous demandions ce qu’était la politique en elle-même
et
ce qui lui était nécessaire ou utile. Il est possible de se poser une
autre
question, qui est de savoir à quoi sert la politique elle-même. Certes,
elle
sert au salut du peuple, ce qui définit sa fonction immanente. Mais à
quoi
sert le salut du peuple ? Si la question peut paraître étrange,
c’est
parce qu’il est possible de répondre en disant que c’est une fin en
soi,
quoique ce ne soit encore qu’une des réponses possibles à cette
question. Ne
serait-il pas possible de répondre par exemple que la politique est le
lieu de
la gloire, et que le salut du peuple est subordonné à elle ?
Imaginons en
effet que, dans une société où les exploits guerriers sont nécessaires
et
relativement fréquents, se développe l’idéal d’une vie pour la gloire,
guerrière peut-être d’abord, puis plus généralement politique, et que
la
cité soit le théâtre de cette gloire, le but de toutes les grandes
ambitions,
et le sommet de la vie politique, auquel celle-ci finisse par
s’ordonner. Ne
faudrait-il pas dire que dans une telle société la préoccupation
politique
essentielle serait celle de la gloire, même si, comme dans toute
politique, il
fallait s’intéresser aussi au salut du peuple sous ses divers
aspects ?
Car toute la pensée politique serait colorée par cette préoccupation
première
pour la gloire. Est-il possible de concevoir par exemple la pensée
politique
grecque et romaine de cette manière ? Ce n’est au moins pas tout à
fait
invraisemblable, et il importe peu de discuter ce point
d’interprétation
historique ici. En revanche, il paraît plus évident que la pensée
politique médiévale
ait eu une réponse assez claire à cette même question de savoir à quoi
sert
la politique. Pour la pensée chrétienne médiévale officielle au moins,
le
salut du peuple n’est pas le bien ultime, mais il est subordonné au
salut des
âmes dans l’au-delà. Pour cette raison, par exemple, la justice
terrestre
dont doit s’occuper la politique, quoique non négligeable, doit se
subordonner à la justice divine, ce qui entraîne des lois et des
mesures
incompréhensibles hors de cette perspective, comme par exemple tout le
travail
de l’Inquisition, qui paraît absurde dans une perspective politique ne
faisant pas référence à ce salut supérieur. C’est dans le sens d’une
réponse
à cette même question concernant la fin de la politique que prend sens
notre
hypothèse d’une pensée politique moderne focalisée sur la justice et
l’économie.
Comme j’en
ai déjà averti, je ne prétends pas donner ici la preuve de cette
hypothèse,
mais je me contenterai de signaler certains indices qui peuvent la
rendre
suffisamment vraisemblable pour lancer notre recherche.
Remontons à
Hobbes, l’inaugurateur, sinon de la philosophie politique moderne, du
moins de
l’un de ses courants les plus importants, celui du contrat social.
D’abord,
l’objet de ses critiques est très explicite, c’est la pensée politique
médiévale
et le système politique correspondant que je viens de caractériser en
deux
mots. La subordination du salut du peuple terrestre au salut des
chrétiens dans
l’au-delà se manifestait pratiquement par l’existence en dehors de
l’autorité politique proprement dite, représentée par l’empereur, d’une
autorité politique religieuse, qui prétendait à se soumettre la
première au
nom justement de la hiérarchie des principes que chacune de ces
autorités représentait.
Hobbes réclame au contraire fortement la subordination entière des
autorités
religieuses aux autorités politiques proprement dites, et il n’est pas
difficile de percevoir à travers ses écrits comment ce renversement
correspond
également au renversement dans l’ordre politique de l’importance
relative
du salut céleste et du salut terrestre, en faveur de ce dernier. Cette
lutte
pour libérer la politique de l’inféodation à la religion se manifeste
également
dans le combat impitoyable que Hobbes mène contre la théologie et les
théologiens
en faveur de la philosophie ou de la science. Il s’agit par là de
ramener la
politique à elle-même, sur terre, en la débarrassant de sa soumission à
la
pensée religieuse et théologique. Et on ne s’en étonnera pas, puisque
Hobbes prétend fonder justement la véritable science politique. On peut
donc
voir son effort comme de nature purement scientifique. Il dégage son
objet de
ce qui lui est étranger pour l’étudier en lui-même. Or il est bien vrai
que
la politique ne présuppose pas la religion et la théologie, puisque
l’histoire nous montre des quantités de sociétés dans lesquelles cette
subordination n’a pas lieu, et où même, à l’inverse, c’est souvent la
religion qui est avant tout un instrument politique. En ce sens, il
n’est pas
étonnant de voir Hobbes revenir à l’idée de la sécurité comme
fondamentale à la pensée politique, et de le voir développer l’idée de
justice en son sens politique. Il est vrai d’ailleurs aussi que, en
revanche,
les problèmes de l’économie ne jouent pas un rôle central chez Hobbes.
Néanmoins,
déjà, dans le contexte historique de son œuvre, le simple retour à la
pure
politique dont il veut faire l’objet d’une étude scientifique
représente
une prise de position à l’égard des fins de la politique. Peut-être en
effet n’avait-on pas jusque là rigoureusement dégagé la politique des
fins
étrangères auxquelles on la soumettait, ou plutôt peut-être ne
l’avait-on
pas définie précisément pour en faire un objet cohérent susceptible
d’une
approche scientifique. Mais il est facile de voir de plus combien chez
Hobbes la
justice acquiert un accent prépondérant par rapport à l’autre fonction,
guerrière. Dans sa théorie, le contrat social opère une modification
des
droits des contractants, et tout leur statut va se définir par cette
modification juridique, qui devient non pas un simple secteur de
l’opération
du gouvernement, mais le principe même de la constitution de l’État,
conçue
dès l’origine comme juridique. Hobbes reprend l’idée de la sécurité,
mais de la sécurité des citoyens, comme fin de l’État. Or si, en vue de
cette sécurité, l’État doit pouvoir se défendre face à l’extérieur,
cette fonction est maintenant clairement subordonnée à son organisation
juridique qui le constitue et lui donne toute sa force, y compris
militaire, et
c’est la sécurité intérieure qui devient la fonction essentielle, en
permettant aux citoyens de vivre en sécurité pourvu qu’ils
accomplissent
leur devoir, qu’ils soient justes, dans un État qui forme l’ordre juste
et
assure le respect de la justice. Ce qui est aussi extrêmement
intéressant pour
nous, c’est que Hobbes ne se contente pas de définir la fin de l’État
par
la sécurité, mais y ajoute la commodité. En effet, il conçoit également
l’État comme représentant le fondement de la coopération entre les
citoyens, qui va leur permettre de produire les commodités qui rendront
leur
vie plus agréable. Voici donc la place de l’économie marquée également
parmi les fins premières de l’État. Et si les développements
économiques,
quoique loin d’être absents de la philosophie politique hobbienne,
restent
cependant modestes, c’est surtout parce que Hobbes considérait que,
dans ce
domaine, la tâche politique était plutôt d’en créer les conditions et
de
laisser aux citoyens le soin de profiter des opportunités ainsi
offertes. La
justice est nettement première dans la pensée politique hobbienne, en
tant
qu’elle représente un objet constant du soin de l’État, tandis que
l’économie
est secondaire, dans la mesure où c’est en assurant l’ordre que le
développement
économique est rendu possible. D’un autre côté pourtant, le rapport
peut
paraître aussi inverse, car l’un des buts de la justice elle-même est
d’assurer la paix qui permet d’accroître les commodités de la vie.
Nuançons
pourtant cette conclusion en remarquant que, pour Hobbes, cette
commodité est
conçue de manière plus large que ce qu’on entend habituellement par
l’économie.
Il ne serait
pas difficile de montrer que les grands successeurs immédiats de
Hobbes,
Spinoza et Locke, reprennent l’essentiel de son analyse, notamment en
ce qui
concerne le rôle majeur de la justice et de l’économie, cette dernière
prenant même chez eux un rôle plus important encore.
Dès
le XVIIIe siècle, avec la naissance d’une science économique autonome,
celle-ci devient une référence de plus en plus essentielle de la pensée
politique, et il n’est pas étonnant dans ces circonstances qu’un siècle
plus tard, l’ouvrage principal de Marx se présente immédiatement comme
une réflexion
économique autant que politique. Quant à l’idée de justice, elle domine
la
pensée des philosophes des Lumières et des penseurs politiques du XIXe
siècle.
Et on peut aisément se persuader du fait que cette façon de concevoir
la
politique à partir des questions de justice et d’économie est toujours
la nôtre
en examinant le rôle qu’elles jouent dans l’ouvrage de philosophie
politique sans doute le plus influent de la seconde moitié du XXe
siècle, le
livre principal de John Rawls, intitulé déjà de manière
emblématique :
une théorie de la justice. De quoi s’agit-il là ? Justement de
réfléchir
sur les fondements d’une société civilisée et de découvrir quelles
devraient être ses institutions de base. Or, la première chose qui est
exigée
de ces institutions, et de toute cette société, c’est qu’elle soit
juste.
L’auteur commence donc par trouver le moyen de définir ce qu’exige
l’idée
de justice elle-même, pour en déduire la structure de la société juste.
Mais
qu’est-ce qui rend une telle société juste, en dehors des conditions
pour
ainsi dire internes de la justice : l’égalité juridique des
citoyens et
leur égale liberté ? C’est précisément la répartition la plus
juste
des autres biens, parmi lesquels les biens économiques jouent un rôle
prépondérant.
Or cette répartition n’est possible qu’en tenant compte des principes
économiques
de leur production et de leur distribution, qui vont déterminer avec
l’idée
de justice la meilleure manière d’organiser l’ensemble de la vie
économique
de la société.
Cette évolution
vers une conception de la politique comme orientée essentiellement par
les
considérations de justice et d’économie n’est pas le seul fait des
philosophes, mais elle se retrouve partout dans la société et se répand
toujours davantage à travers toute l’époque moderne. La révolution
française
marque par exemple un seuil dans cette progression, surtout en ce qui
concerne
l’idée de justice. Le XIXe siècle déjà, puis le XXe siècle surtout,
retentissent également des préoccupations économiques, non seulement
dans les
milieux économiques eux-mêmes, mais de plus en plus aussi dans les
milieux
politiques, au point que beaucoup en viennent à concevoir l’État comme
étant
surtout un organisme destiné à protéger le marché, à organiser les
économies
nationales, à les planifier éventuellement. La progression de l’idée de
justice comme dominant la politique est évidente également sous la
forme de
revendication de l’égalité des droits pour des groupes sans cesse
nouveaux
d’individus, et de la demande de protection de ces droits par l’État.
Il
faut que les gens du peuple aient les mêmes droits que ceux de la
noblesse ;
les femmes, les mêmes que ceux des hommes ; les ouvriers, les
mêmes que
ceux des patrons ; les gens des races défavorisées, les mêmes que
ceux
des races dominantes ; les personnes d’une tendance sexuelle
minoritaire,
les mêmes que ceux de la tendance sexuelle majoritaire ; les
enfants, les
mêmes que ceux des adultes ; les animaux, les mêmes (ou à peu
près) que
ceux des hommes, etc. Et la politique a pour tâche essentielle de
réaliser
cette justice en expansion. Aucun doute donc que la justice et
l’économie ne
soient devenues les fins principales de la politique, ou du moins les
fins qui
la justifient. Si un chef d’État veut par exemple entreprendre une
guerre, il
lui faut se poser ou bien comme redresseur de torts, ou bien comme
champion du développement
économique, et si possible les deux à la fois. Ce qui ne signifie pas
qu’il
n’y ait pas de tension entre ces deux fins de la politique. Pour les
uns, l’économie
doit avant tout être juste et permettre de réaliser la justice dans les
situations concrètes des gens, tandis que pour les autres, c’est le
contraire :
la justice se présente comme le meilleur moyen de favoriser la
collaboration
fructueuse et efficace des hommes, et son principal avantage se trouve
dans ce
fait qu’elle est propice à la croissance économique. Il peut
naturellement
aussi arriver des cas de conflit réel, où la justice requiert une
limitation
de la croissance économique, ou bien où cette croissance requiert un
relâchement
des exigences de la justice. C’est alors le lieu des grandes
discussions et de
tous les compromis qui forment aujourd’hui une grande part des enjeux
politiques.
Cependant, de
Hobbes à Rawls et à nous, ce n’est pas seulement une soumission
toujours
plus grande de la pensée politique à la justice et à l’économie qui a
eu
lieu, mais également un certain déplacement dans la conception de ces
fins et
de leur importance. D’abord bien sûr, nous avons vu les préoccupations
économiques
gagner progressivement en importance et devenir égales aux intérêts
pour la
justice en politique. Surtout, la manière de considérer la justice a
changé.
Nous avons vu comment les revendications avaient toujours plus pour
objet la
reconnaissance de l’égalité et l’établissement d’une égalité, au
niveau du droit d’abord, au niveau de l’existence concrète ensuite, si
possible. Mais la justice est-elle l’égalité, comme un Rawls, avec
notre
sensibilité contemporaine, le suppose ? Chez Hobbes, il n’en est
rien.
Certes, il montre bien que le pacte social implique la reconnaissance
de l’égalité
de droit des contractants. Seulement, sa démonstration concerne
précisément
l’égalité naturelle des hommes, qui leur donne un droit naturel
indéfini,
à toute chose, c’est-à-dire un droit égal chez tous en principe. C’est
avant le contrat social que les hommes sont reconnus comme égaux, dans
l’état
de nature, et cette égalité ainsi que sa reconnaissance ne résulte pas
du
pacte, mais en forme la condition. Quant au pacte, au contraire, il a
pour but
d’introduire de la différence entre les droits des uns et des autres,
et pour
commencer, d'instaurer même une différence radicale entre les droits
des
sujets et ceux du souverain. Autrement dit, la justice telle qu’il la
conçoit
n’a pas pour fonction d’égaliser ce qui était inégal naturellement,
mais
au contraire d’introduire l’inégalité entre les égaux, même si à un
certain niveau, ces égaux restent bien égaux et doivent le rester au
plan où
se situe le contrat social. Dans cette conception, le système de la
justice
permet une redistribution consentie des droits, qui les limite
inégalement, et
exige le respect de ces nouvelles limitations. Au contraire, si l’on
passe à
l’autre extrémité de notre période historique, Rawls conçoit les hommes
comme très divers, inégaux de mille manières, et il voit la justice
comme un
dispositif pour introduire entre eux le plus d’égalité possible, non
plus
une sorte d’égalité naturelle inaugurale, mais l’égalité finale, celle
des conditions réelles, politiques et économiques des individus. La
position
de l’égalité a totalement changé. D’un fait qu’il fallait reconnaître
et qui conditionnait l’apparition de la justice, elle est devenue un
idéal
puissant, comportant une sorte de devoir ultime de la réaliser dans la
plus
grande mesure possible. C’est cette dernière égalité que, il y a un peu
plus d’un siècle, Tocqueville, avec une certaine admiration mêlée de
terreur, voyait croître irrésistiblement et s’imposer aux hommes. C’est
elle aussi qui est à la base de la plupart des grands mouvements de
revendication que nous connaissons depuis le XIXe siècle, le
démocratisme, le
socialisme, le communisme, le féminisme, l’anti-racisme, etc.
C’est elle
également que refusent certains partisans d’un libre développement de
l’économie
de marché, tels que Nozick par exemple, lui préférant une justice liée
plus
strictement au respect des contrats. Dans ce cas, souvent, c’est en
revanche
l’idée de l’économie qui a subi une sorte d’expansion, avec l’idée
d’un marché plus rationnel que ceux qui y agissent et qui, par sa main
invisible, selon l’expression de Smith, règle le désordre apparent bien
mieux que ne pourrait le faire la meilleure planification humaine. Dans
ce cas,
tandis que la justice n’est plus idéale, mais ramenée à sa fonction
concrète,
c’est le marché en revanche qui reçoit le pouvoir fondamental de la
politique, celui de régler au mieux les interactions entre les hommes,
pourvu
qu’on se contente d’appliquer systématiquement les règles de la justice
(avec le droit naturel de propriété qu’elle comprend) pour parvenir à
la
meilleure solution de tous les problèmes politiques, en se gardant
surtout de
vouloir résoudre soi-même ceux qui ne relèvent pas de la simple
justice,
entendue dans son sens non égalitaire.
Il reste une
valeur apparemment centrale dans la pensée politique de notre époque,
que nous
avons négligée jusqu’à présent, celle de la liberté. Or n’est-ce pas
d’abord au nom de la liberté que se font presque toutes les
révolutions ?
N’a-t-on pas vu de tous côtés, ne voit-on pas toujours des guerres de
libération ?
N’est-ce pas d’abord la liberté qu’on oppose à l’égalité ou qu’on
tente de concilier avec elle ? Et l’attrait de la régulation par
le
libre marché ne vient-il pas justement du fait que l’ordre paraît non
pas
tant nier la liberté que l’exiger ? Ne faudrait-il donc pas dire
que
notre pensée politique est avant tout une pensée de la liberté ou de la
libération ?
Mais, d’autre part, existe-t-il des sociétés dans lesquelles la liberté
ne
soit pas fortement valorisée ? Et la politique n’est-elle pas
toujours
une manière de refaçonner les libertés ? Bref, y a-t-il ici un
principe
qui soit propre à notre époque ?
On pourrait
aimer à le croire. Et ne serait-il pas tentant de pouvoir interpréter
le mot
d’ordre révolutionnaire, « liberté, égalité, fraternité »,
comme nous donnant justement la formule des principes de la politique
moderne,
la liberté, la justice et la coopération ou l’économie ?
Cependant, la
liberté peut prendre bien des sens, et ne se comprend généralement que
par
opposition, comme par exemple dans les cas de l’homme libre par
opposition à
l’esclave, ou du citoyen libre par opposition au sujet dépendant. Si
elle est
valorisée positivement, c’est dans cette opposition, en tant qu’elle
est préférable
à l’état opposé, et qu’elle suscite généralement un désir quelconque
de libération chez celui qui se trouve dans cette dernière situation.
Dans
tous les cas, elle prend son sens concret par cette opposition, et par
la libération
qui l’abolit. Les révolutionnaires ne se battaient pas pour la liberté,
comme il pouvait le sembler, comme ils pouvaient même le croire, tant
le terme
s’était identifié au sens concret qu’il prenait par rapport au
mouvement
de libération dans lequel ils s’étaient lancés. Ils voulaient se
libérer
de certaines autorités, dont celles de la noblesse et de l’église. Le
marché
est vu comme libre lorsqu’il est libéré des entraves que constitue la
planification économique gouvernementale. Telle nation est libre quand
elle
n’est plus sous la tutelle d’une autre, ou quand ses citoyens ne sont
pas
soumis à tel type d’autorité jugée digne d’être rejetée. Et les
Spartiates, par exemple, sont libres non pas parce que leur
gouvernement les
laisse libres de faire ce qu’ils veulent, bien au contraire, mais parce
qu’ils sont les citoyens d’un état libre ou indépendant. Des mouvements
et
guerres de libération, il peut donc y en avoir de toutes sortes à tout
moment,
et parfois pour établir un ordre qu’on peut juger moins libre que celui
dont
ils ont permis de se défaire. Bref, la liberté ne peut pas être en soi
une
valeur, le terme étant relatif. Il faut connaître le sujet qui se
libère déjà,
ce peut être l’individu, mais également un groupe, une classe, une
nation,
une race, une ethnie, un groupe religieux, une génération, etc. Il faut
savoir
de quoi on se libère, d’un chef, d’un type de gouvernement, d’un
pouvoir
religieux, de coutumes. Autrement, la liberté reste toujours un mot
vide. Et
c’est pourquoi la liberté comme telle ne peut guère devenir un objectif
politique.
En revanche,
en examinant qui cherche à se libérer, et par rapport à quoi, on peut
découvrir
quelles sont les fins qu’il se donne, et quelle fin il attribue à la
politique, si cette libération est de cet ordre. Or par rapport à quoi
les
modernes ont-ils cherché à se libérer ? N’ont-ils pas voulu
rejeter le poids
de toute la tradition de la chrétienté médiévale, en tout premier
lieu ?
En d’autres termes, ce dont ils se libèrent, c’est le pouvoir de
l’église,
comme déjà dans le protestantisme, puis également toute la religion
chrétienne,
à partir notamment de la révolution française. C’est le pouvoir des
nobles,
c’est-à-dire aussi le pouvoir de la caste guerrière. C’est le pouvoir
des
rois, de ces supposés représentants de Dieu sur terre. C’est le pouvoir
des
diverses traditions liées à toute cette civilisation médiévale, celui
des
corporations, des grandes familles, de la tyrannie des coutumes
locales, et
ainsi de suite. Et qui se libère ? C’est évidemment pour
l’essentiel
l’homme terrestre, soit l’individu, soit le peuple pour ainsi dire
naturel,
soit la communauté humaine. Et en vue de quoi se libère-t-on depuis
quelques
siècles ? En vue d’une plus grande justice, et on vise d’abord
bien sûr
la sécurité de la vie liée à l’application régulière du droit, ensuite
souvent la transformation des lois afin d’introduire plus d’égalité
dans
les conditions des hommes. On se libère également en vue du
développement de
l’économie, c’est-à-dire de l’accroissement des moyens de satisfaire
ses
divers besoins ou désirs sur terre. De cette manière, quoique la
liberté ne
soit pas par elle-même une valeur, la valeur qu’on lui attribue dans
telle
situation concrète et les mouvements réels de libération sont des
indices
importants des valeurs qui dirigent réellement l’action. Et, à l’époque
moderne, ces indices nous reconduisent à la justice et à l’économie.
A vrai dire,
parmi ces mouvements de libération, alors que beaucoup peuvent se
comprendre
comme visant à mettre fin à des situations injustes, comme la plupart
des
mouvements politiques de l’Occident, en revanche, dans les luttes pour
la décolonisation,
la situation est plus ambiguë. Il y a bien une situation considérée
comme
injuste à laquelle on voulait mettre fin. Mais de l’autre côté, comme
d’habitude dans les guerres entre Occidentaux, l’élément d’affirmation
nationale est loin d’être négligeable. Et on peut même parfois
soupçonner
qu’il est déterminant derrière une rhétorique mettant en évidence les
questions de justice. Comme il paraît difficile de rattacher ces
tentatives de
reconstituer des unités nationales, ethniques, religieuses,
traditionnelles,
aux mouvements de libération de l’homme et de l’individu, il semble
qu’il
faille les considérer comme ayant leur raison propre. Bref, ne faut-il
pas
reconnaître comme l’un des principes essentiels de la pensée politique
moderne cet aspect du nationalisme ?
Nous
remarquions à propos de la liberté qu’elle n’avait pas de sens absolu,
mais qu’il fallait pour lui donner une signification la relier à son
sujet
concret et aux entraves qui s’opposent à elle. Ceci est très évident
lorsqu’on compare justement le grand mouvement moderne de libération
dont
nous avons parlé, par lequel l’homme rejette le joug de l’église et de
la
religion, des coutumes traditionnelles, des pouvoirs guerriers anciens,
d’un côté,
avec, de l’autre, les mouvements de libération nationale, dans la
mesure où
ils visent au contraire le retour à une identité culturelle
traditionnelle,
avec les obligations liées aux coutumes ancestrales, aux autorités et
pratiques religieuses. On brandit le même étendard de la liberté de
part et
d’autre, mais les uns veulent se libérer du pouvoir que les autres
veulent
restaurer. Et quand ces mouvements nationalistes apparaissent au sein
des sociétés
occidentales, c’est même très précisément de la liberté ambiante qu’on
veut se délivrer. On ne peut donc pas considérer comme des modes d’une
même
pensée politique ces deux formes de libération opposées. Il faut au
contraire
les comprendre à partir de leur opposition. Le mouvement vers la
justice et
l’utilité n’est pas apparu dans le vide, mais comme antagoniste
d’autres
conceptions des fins de la politique, dont principalement, en Europe,
celle de
la chrétienté médiévale. Ce progrès ne serait pas un mouvement, s’il
s’était
imposé immédiatement. Il a dû prendre sa place dans une lutte à tous
les
niveaux pour libérer des anciens pouvoirs, au niveau des idées comme de
la vie
politique. Et quoiqu’il ait fini par s’imposer en Occident, ce n’est
que
progressivement, en amenuisant une résistance des forces antérieures
dont nous
aurions certainement tort de croire qu’elles ont été maintenant tout à
fait
éliminées. Dans cette perspective, il va de soi que les mouvements
nationaux
de libération, en tant qu’ils visent au repli sur une communauté
traditionnelle, ne peuvent pas représenter une forme de la lutte des
modernes
contre ce qui s’opposait à la nouvelle conception de la politique
visant à
la justice et à l’utilité, mais qu’il faut bien les considérer comme
des
manifestations de réaction de l’ancienne tradition contre laquelle la
modernité politique a dû s’imposer et n’a pas fini de le faire. L’idée
qu’il puisse exister en soi un idéal de la liberté provoque ici la
confusion, qui se trouve d’ailleurs mise à profit par cette réaction,
comme
nous le verrons.
Cette
confusion est d’autant plus grande que le terme de nation est à son
tour
ambigu. En un sens, la nation signifie une communauté traditionnelle,
liée par
sa langue et ses coutumes. En un autre, elle signifie une unité
politique, un
peuple formant un même État. Or cette ambiguïté a certainement sa
raison
d’être, dans la mesure où, dans de nombreux pays, il y a une forte
identité
entre ces deux formes de nations. Mais il n’y a là aucune nécessité,
comme
le montre l’existence de pays tels que la Suisse, où se côtoient
plusieurs
langues, plusieurs religions, plusieurs communautés traditionnelles.
Ensuite,
la défense de certains éléments d’identité nationale, tels que la
langue,
peut avoir des raisons extrêmement diverses, selon qu’il s’agit
simplement,
comme souvent, de défendre ses coutumes, ou selon qu’il s’agit, comme
pour
certains des pays qui ont conduit la libération par rapport à la
tyrannie de
la coutume, de conserver au contraire l’outil de pensée dont elle a
besoin.
L’affirmation nationale peut donc avoir des sens inverses par rapport
au
mouvement politique qui nous intéresse. D’un côté, elle peut signifier
la
conservation et la culture d’un milieu indispensable à la poursuite de
la réflexion
politique générale de la modernité, tandis que de l’autre, elle peut
signifier au contraire un bouclier face à cette pensée pour protéger le
retour au repos dans la tradition antérieure. Ainsi, une certaine
affirmation
nationale française peut se concevoir comme la sauvegarde des moyens de
poursuivre cette ligne de pensée moderne (malgré tous les éléments de
réactions
nationalistes traditionnelles qui peuvent s’y lier). En revanche, il
paraît
difficile de comprendre le nationalisme breton, basque ou corse
autrement que
comme visant uniquement la sauvegarde ou le rétablissement du pouvoir
des
vieilles coutumes. Quant au mouvement nationaliste québécois, il est
peut-être
plus ambigu, ayant des caractères de repli ethnique, à certains égards,
mais
également celui de la sauvegarde d’un instrument de progrès, à savoir
le
français, qui est en Occident la langue la plus travaillée
politiquement.
Bref, comme en
ce qui concerne la liberté, la défense de la nation peut avoir des sens
très
divers et même franchement contraires. A long terme, la conception
moderne de
la politique semble pourtant aller principalement à l’encontre de
l’accent
politique mis sur la nation, dans la mesure où ni la justice, ni
l’économie
n’exigent comme telles la limitation des États aux frontières des
nations,
mais semblent même réclamer le contraire, voire, à la limite, quelque
forme
de gouvernement mondial, répondant à leur tendance à l’universalité.
Même si la
justice et l’utilité ne sont pas sans leurs propres ambiguïtés, il
semble
qu’il y ait bien une spécificité moderne dans la manière dont elles
sont
conçues et dans le rôle qu’elles reçoivent de diriger la pensée
politique.
Et s’il y a une tension entre elles, il reste que l’idéal politique
moderne
est de les concilier. L’œuvre de Rawls situe assez bien l’état actuel
de
cet idéal, et c’est sans doute l’une des raisons de son très grand
écho.
Rawls prend en effet très au sérieux les deux principes : il veut
une
société juste dans le sens qu’elle soit le plus égalitaire possible.
Mais
il veut aussi un développement de l’économie jusqu’au point où elle
atteigne sa plus grande utilité. Pour cela, il lui faut concilier les
deux
principes sans les dissoudre. C’est pourquoi la plus grande égalité va
être
définie par l’égalité utilement atteignable, si je puis dire,
c’est-à-dire
par celle qui réduira le plus les inégalités sans compromettre la plus
grande
production de biens. Et la plus grande utilité sera atteinte lorsque
les plus défavorisés
dans la société seront ceux qui en profiteront le plus, c’est-à-dire
quand
l’égalité concrètement réalisable dans une société économique sera la
plus grande. Certes, il y a un certain compromis, en ce sens que les
deux
principes se déterminent réciproquement au lieu de valoir chacun, ou
plutôt
soit l’un soit l’autre, dans leur plus grande étendue. Mais c’est par
là
qu’ils sont pris au sérieux à la fois en eux-mêmes et dans leur
complémentarité.
Or non seulement Rawls définit ainsi l’idéal tel qu’il peut se
présenter
à nos esprits aujourd’hui, mais il estime de plus que nos sociétés
démocratiques
occidentales actuelles sont déjà, certainement pas des incarnations de
cet idéal,
mais des approximations satisfaisantes, qui doivent maintenant
progresser par
une sorte de perfectionnement interne. Selon ce diagnostic, nous ne
sommes pas
au but, mais nous sommes sur la voie et suffisamment avancés pour qu’il
ne
reste plus qu’à suivre le chemin avec persévérance, en évitant surtout,
bien sûr, de nous en laisser écarter. Et ce sentiment de Rawls est
probablement aussi relativement bien partagé, quoiqu’il soit en même
temps
contrebalancé par une inquiétude contraire, voire par un malaise lié à
l’impression que, quoique nous ne soyons pas vraiment à un sommet, nous
voilà
déjà arrivés au haut de la côte, et que le chemin pourrait avoir déjà
commencé à redescendre, loin de continuer l’ascension comme l’espérait
Rawls.
Car avons-nous
des raisons de croire que l’égalité va augmenter au moment où
l’économie
mondiale concentre de plus en plus les richesses en un plus petit
nombre de
mains et rapproche de plus en plus les classes intermédiaires des plus
pauvres ?
Avons-nous des raisons de croire qu’une économie fondée sur une telle
concentration des richesses puisse croître longtemps, alors que, les
pauvres
devenant plus nombreux, ses marchés se rétréciront
proportionnellement ?
Certes, cette énorme concentration peut venir du fait que le souci
économique
se sépare du souci de justice comme cela a lieu dans une société plutôt
capitaliste que libérale, dans la terminologie de Rawls. Et peut-être
même
faudrait-il dire que cette société capitaliste ne se soucie plus
vraiment ni
de l’économie ni de la justice, s’il est vrai que leur séparation
conduit
à terme à une ruine de l’économie elle-même. Mais de l’autre côté, les
revendications de justice n’ont-elles pas également tendance à se
dégager
du souci économique, et à devenir très abstraites, sans plus être
pensées
dans la perspective d’une réalisation concrète ? Dès que les
partisans
de l’égalité pour elle-même voient quelque part la possibilité d’une
égalisation
formelle, ne l’exigent-ils pas aussitôt, sans se soucier de ce qu’elle
implique réellement ? Et c’est ainsi que, dans les luttes à propos
de
la mondialisation, c’est-à-dire dans la construction effective de
l’ordre
politique nouveau que préparait la modernité, nous nous retrouvons face
d’un
côté aux maîtres du marché, cyniques, insensibles à toute préoccupation
de
justice sociale, qu’ils réservent à la seule préparation des discours
d’apparat, et de l’autre face à de grands enfants qui sautillent et
font la
ronde en se lançant des fleurs, dans une fraternité et une égalité fort
irréelles.
Ne semble-t-il pas que l’idéal politique de la modernité soit en train
d’éclater ?
Cette crise a
plusieurs aspects, certains d’entre eux plus liés à l’état des forces
et
au jeu des intérêts matériels, si l’on peut dire, tandis que d’autres
se
jouent plus évidemment au niveau de la pensée. Je vais considérer un
moment
l’un de ces derniers, celui du postmodernisme. Comme le dit bien ce
nom, la
pensée moderne est supposée dépassée par cette nouvelle forme de
pensée,
sans l’être pourtant vraiment, puisque le postmodernisme vient à la
fois après
le modernisme, comme autre chose, et ne se présente pourtant que comme
une
autre forme du modernisme, ou du moins comme un courant qui reste
attaché à ce
qu’il est censé dépasser, puisqu’il ne peut pas se définir autrement
que
par son rapport à lui. Bref, c’est une contestation de la modernité à
partir d’elle-même qui veut la suspendre tout en se suspendant à elle.
Cette
protestation en suspension se conçoit particulièrement bien à propos de
l’idéal de justice en tant qu’égalité.
Nous avons vu
comment, dès le début de la modernité, chez Hobbes, la reconnaissance
de l’égalité
naturelle des individus du point de vue de leur puissance prend son
importance
du fait qu’elle conduit à la reconnaissance d’une égalité originaire de
droits. Et notamment, dans le contrat originaire, chacun a le même
droit de se
fier à son propre jugement. A partir de là, il n’est pas étonnant que
la
pensée moderne ait développé les idées de tolérance et de progression
par
la discussion. Dans les deux cas, il faut reconnaître à autrui un droit
fondamental à faire valoir ses idées et opinions par des arguments.
L’idée
de la tolérance et de la prévalence de la raison a été une arme
intellectuelle très puissante contre la tyrannie de la religion et des
coutumes, qui exigeaient au contraire l’adhésion sans avoir à
convaincre
rationnellement. En effet, dans une société tolérante, ceux qui
prétendent
nous amener à croire quelque chose doivent procéder par des arguments,
et
soumettre par conséquent leurs raisons à l’estimation de ceux à qui ils
s'adressent, au lieu de leur demander d’obéir sans chercher à
comprendre,
ou avant même de comprendre. Mais l’évaluation des arguments entraîne
la
possibilité constante de leur critique et leur enlève par là l’autorité
indiscutée que les enseignements correspondants pouvaient avoir
auparavant. Or
les coutumes veulent être suivies parce qu’elles sont coutumes, et non
parce
qu’on peut les comprendre comme raisonnables en soi, et les articles de
foi
veulent être crus en tant que tels, et non pour leur caractère
vraisemblable.
Il était donc inévitable que la tolérance et le recours à la discussion
dans
le domaine des idées érodent les autorités traditionnelles. Cela va
déjà de
soi si l’on songe que l’autorité requiert l’inégalité, la supériorité
indiscutée, que nient en principe la tolérance et la discussion.
Or la
recherche de la justice comme égalité, c’est-à-dire non plus comme
présupposant
l’égalité de départ, mais comme visant l’égalité finale, aboutit à
pousser la tolérance au point où, loin d’être une arme contre les
seules
autorités intolérantes et irrationnelles, elle se retourne contre le
tolérant
ou l’homme ouvert à la discussion lui-même. Car, dira-t-on,
l’intolérant
ne soutient-il pas simplement une autre position que le tolérant sur
l’opportunité d’être ou non tolérant, et s’il refuse la discussion,
n’est-ce pas parce qu’il ne croit pas à la raison, au contraire de
l’homme rationnel ou raisonnable ? Mais ne faut-il pas tolérer
ceux qui
ne pensent pas comme nous, si nous sommes vraiment tolérants ? Ne
faut-il
donc pas tolérer les intolérants, qui ont un droit égal au nôtre à
avoir
une opinion sur ce sujet ? Et celui qui refuse la critique et
l’argumentation, n’a-t-il pas, lui aussi, un droit égal à celui qui se
confie à sa raison de se fier quant à lui à son sentiment, à ses
coutumes,
et à se défier de la raison qui les dissout ? Et l’intolérant ne
se
sentira pas obligé pour sa part à conclure également en faveur de la
tolérance
du tolérant. Mais comment l’y obliger sans contradiction, c’est-à-dire
sans devenir intolérant à son tour ? Je ne peux donc qu’espérer
que
l’intolérant sera séduit par la tolérance, mais non pas la lui imposer.
Et
même, à un degré supplémentaire, ne faut-il pas aller jusqu’à dire que
moi, le tolérant, j’ai découvert un paradoxe de la tolérance qui doit
m’affecter ? Ne suis-je pas foncièrement incohérent du fait que je
soutiens
une attitude qui se détruit elle-même dès qu’on cherche à
l’universaliser, comme je dois le faire, si je la considère comme un
vrai
principe, c’est-à-dire comme un principe universel ou absolu ? Au
moment même
où, nous les tolérants, en principe du moins, nous avons obligé les
autres à
devenir tolérants, nous découvrons qu’en le faisant nous n’avons pas
agi
innocemment, mais que nous avons utilisé contre eux une arme que nous
devions
nous interdire selon nos propres principes. Pouvons-nous renoncer à la
tolérance ?
Peut-être pas. Mais pouvons-nous vivre contents dans notre
tolérance ?
Pas davantage. Pouvons-nous l’exiger des autres ? Certainement
pas.
Pouvons-nous l’espérer des autres ? Oui, mais en nous en montrant
reconnaissants s’ils l’acceptent, et en tolérant qu’ils le refusent.
Bref, voici notre tolérant, amoureux de la justice égalitaire, suspendu
dans
le vide, incapable de revenir à l’intolérance, honteux et coupable de
chercher à la faire adopter aux autres. Et comment alors se
conduira-t-il lui-même
dans la vie ? Peut-il encore soutenir fermement un principe
quelconque ?
S’il a la raison contre lui, il n’a donc pas raison. Mais s’il a la
raison
avec lui, il doit encore douter de l’autorité de cette raison, et il
n’a
pas tout à fait raison non plus. Comment va-t-il retoucher le sol, où
vivent
bien plus heureux les croyants naïfs qui se confient immédiatement aux
autorités
traditionnelles ? On ne s’étonnera pas de voir notre tolérant
postmoderne les envier, loucher du côté de ces bonnes vieilles
traditions, se
trouver tenté d’y croire, sans le pouvoir tout à fait, et rêver d’un
accord miraculeux entre sa modernité rationnelle et la tradition qui
impose son
autorité en deçà de la raison. Et peut-être se dit-il alors que son
sort
tragique est que les autres peuvent avoir raison, mais plus lui. Il a
commis la
faute, noble sans doute, de se fier à la tolérance, à la raison, de
quitter
les opinions ambiantes, autoritaires, de la tribu. Il veut sans doute
persister
dans sa belle attitude, pour sa noblesse, mais il lui faut expier aussi
sa faute
et accepter de se sacrifier, de tolérer l’intolérant, et de le tolérer
profondément, de croire vraiment qu’il est vraisemblable qu’il ait
raison,
de lui accorder même à la limite qu’il a raison… Et voilà, c’est le
tolérant,
ce tolérant extrême, postmoderne, qui se trouve maintenant ligoté dans
sa tolérance,
prêt à être livré aux intolérants, avec lesquels il ne peut certes pas
vraiment se confondre, mais auxquels il ne peut plus résister, et qu’il
conforte dans leur intolérance par cette évidente faiblesse.
Dans sa
version purifiée, extrême, c’est l’histoire de l’intellectuel
postmoderne, d’une petite minorité. Mais de manière plus large, c’est
aussi l’histoire d’une partie bien plus grande des peuples occidentaux
qui
se sentent coupables de leur domination, non seulement économique et
militaire,
mais également culturelle, coupables non seulement des injustices
qu’ils ont
commises à l’égard des autres, mais aussi de cette injustice première
qui
était d’avoir cherché à leur imposer leur culture, leur idée de la
justice, même si, par ailleurs, ils ne peuvent pas non plus juger qu’il
aurait été plus juste d’y renoncer. C’est l’histoire de tous ces gens
qui, chez nous, n’osent plus se fier à leur raison, parce qu’elle est
la
raison et qu’elle est devenue un maître dans la modernité, alors que la
justice demande qu’elle reprenne une place modeste à côté de ses égaux,
les sentiments spontanés, les instincts. Et tant mieux, pensent ces
postmodernes, s’ils peuvent aussi se rendre un peu capricieux, mais
sans trop
se prendre au sérieux, et retrouver partiellement les sources naïves
des
certitudes originaires loin de la raison. Et tant mieux même, à leur
sentiment, si l’on ne sait pas trop raisonner à ce sujet, si l’on se
montre
moins soumis à ce maître moderne, et si l’on suit plus spontanément ses
propres caprices. Et pour ceux qui n’ont pas été d’abord suffisamment
formés à
la raison pour en devenir un moment disciples, c’est une grande
supériorité
qu’ils se sentent, d’être si bien chez eux dans les pulsions
innocentes, à
l’écart de la coupable raison. Ils sentent bien la culpabilité
postmoderne
dans les attitudes et les tons de ceux qui s’en sont trop imbus, et ils
sentent qu’ils ont raison de s’en tenir éloignés. Parmi ceux qui
rejettent
la justice égalitaire en sentant sa honte et son impuissance, ne
faut-il pas
compter justement aussi ces cyniques, assez malins pour avoir retenu
l’utilité
de la raison purement calculatrice, et, dans le vide moral que leur
paraît
laisser le postmodernisme, se disent que leur intérêt le plus égoïste
n’est peut-être pas le plus mauvais mobile ?
Bref, l’arme
de la tolérance s’est maintenant totalement retournée contre ces
modernes
extrêmes, devenus en même temps aussi bien anti-modernes ou
postmodernes. Elle
les a paralysés face à l’extérieur comme face à eux-mêmes, et elle
laisse
de plus en plus le champ libre à tout ce que la modernité avait
combattu.
Est-ce pourtant la conclusion inévitable de la modernité ?
Certainement
pas. Ils ont commis à l’égard de la tolérance, à l’égard de la justice,
la même erreur que nous avons relevée à propos de la liberté. Ils en
ont
fait des idéaux abstraits, et en ont oublié les conditions concrètes.
Ainsi, sur la
tolérance, la conception des postmodernes se fonde sur un raisonnement
abstrait
à partir d’une définition abstraite. Est tolérant, posent-ils, celui
qui
tolère et accepte que les autres puissent avoir raison comme lui. D’où
il
s’ensuit que cette tolérance doit porter sur tout ce qu’on peut croire,
y
compris à propos de la valeur de la tolérance. Et par conséquent la
tolérance
réclame la tolérance de l’intolérant et paralyse le tolérant. Mais en
réalité
la tolérance est un procédé pour résoudre les disputes autrement que
par la
guerre et le rejet immédiat de ceux qui ne pensent pas comme nous. Ce
moyen est
de laisser, dans la plus large mesure possible, les gens croire ce
qu’ils
croient, que ce soit juste ou faux, et de vivre selon leurs croyances.
Il est
aussi propre à créer une certaine curiosité pour les autres, qui est
bénéfique
au développement intellectuel et favorise la substitution de la
discussion à
la guerre dans la résolution des dissentiments. Il est très important
naturellement de voir que la tolérance n’est jamais un principe absolu,
mais
uniquement relatif. Elle est bonne tant qu’elle permet d’établir la
paix,
et tant qu’elle est favorable à un échange intellectuel plus intense.
Il
n’est pas question que, sous prétexte de tolérance de la part des plus
raisonnables, les moins raisonnables imposent leur loi. Au contraire,
c’est la
valeur des arguments qui devient le critère selon lequel se règlent les
disputes entre gens civilisés, acquis à la tolérance plutôt qu’à la
dispute violente. Mais le refus de la discussion conduit à un rejet
hors de son
champ et hors des égards réciproques de ceux qui en acceptent la
valeur. Peut-être
l’intolérant même sera-t-il encore toléré, mais à un degré moindre, car
la tolérance a bien des degrés, bien des distances. On ne tolère jamais
absolument, ce qui n’aurait aucun sens, mais seulement dans une
certaine
mesure. La raison serait-elle donc elle-même intolérante ? Et
pourquoi
non ? La raison qui conseille la tolérance dans certains cas, là
où elle
est appropriée, là où elle permet la paix, là où elle donne des chances
à
une société de devenir plus raisonnable, peut très bien aussi en
demander la
stricte limitation là où elle n’est pas aussi efficace, et réclamer
même
l’intolérance face à celui qui préfère le recours à la violence. Pas
plus
que la liberté, la tolérance n’est une valeur en soi, mais elle
requiert
pour valoir d’être rapportée à ce qui lui donne son sens.
Cette
absolutisation de la valeur de la tolérance correspond, nous l’avons
vu, à
l’un des principes de la pensée politique moderne, celui de la justice,
et
plus précisément de la justice en tant qu’égalité. Dans cette vision,
l’égalité
est conçue comme égalité finale, celle que la justice demande de
réaliser,
et non pas comme l’égalité inaugurale, que la création même du système
de
la justice présuppose. Or c’est cette version de la pensée politique
moderne, égalitaire, qui est aujourd’hui dominante et qui se trouve
dans la
crise exprimée par le courant postmoderne. Et c’est principalement cet
idéal
d’égalité qui conduit aux impasses postmodernes. Par son caractère
idéal
et abstrait, il conduit déjà à déplacer l’attention vers d’autres
sujets
que ceux entre lesquels le contrat présuppose une égalité d’origine.
Celle-ci est clairement une égalité entre les individus qui participent
au
contrat. Elle est nécessaire, parce que le peuple qui doit en naître et
renaître
n’existe pas du tout sans lui, et qu’il est donc ce qui crée le vrai
lien
politique entre les individus, à l’exclusion de tout autre lien
antérieur.
Au contraire, lorsqu’il s’agit d’arriver à une égalité finale, parce
qu’une pure égalité abstraite est parfaitement irréelle et impossible,
il
faut bien trouver des points de comparaison entre les individus pour
introduire
l’égalité sous ces rapports plus ou moins arbitrairement sélectionnés.
Il
faudra arriver par exemple à une égalité de salaire, ou d’accès au
travail, ou d’accès à l’éducation, etc. Et pour produire cette égalité,
il faudra considérer les circonstances qui l’empêchent dans la société.
Or
ces empêchements vont caractériser certains groupes, et les mesures
prises
pour rectifier les différences vont tendre à se fonder sur
l’établissement
de ces groupes. Politiquement, l’individu ne sera plus un individu,
mais un
homme ou une femme, un homme de telle race, de telle classe sociale,
biologiquement déterminé comme malformé, malade, infirme ou sain, et
ainsi de
suite. De sorte que cette même société qui se voue à l’idéal abstrait
de
l’égalité commence par accentuer les distinctions de classes, de
castes, de
groupes, de races qu’elle prétend abolir par ses politiques. De plus,
parmi
les groupes qui se trouvent évidemment dans une société, il faut
compter les
communautés qui s’y sont formées, religieuses, ethniques, corporatives,
etc.
Or on aura tendance à les traiter immédiatement comme requérant une
égalisation.
Il faudra que chaque religion ait les mêmes opportunités et que chaque
ethnie
ait les mêmes moyens de cultiver ses traditions. Nous retrouvons alors
le
cercle vicieux de la tolérance abstraite, qui finit par se suspendre
elle-même,
puisque, par exemple, le problème se posera de savoir comment donner
aux
communautés qui refusent la modernité, le même droit de maintenir leurs
manières
de penser et de vivre qu’aux modernes, même là où cela conduirait à
rejeter le sens de la justice auquel il faut se référer pour obtenir ce
droit
à l’égalité.
Comme on le
voit, dans l’impasse postmoderne à laquelle a abouti la pensée
politique
moderne, la crise politique de la modernité n’est pas simplement due à
des
circonstances historiques, matérielles, étrangères à la pensée, mais
elle
est bien directement l’effet d’un développement interne de la pensée
politique moderne elle-même, notamment vers l’idée d’une justice
égalitaire
abstraite. Ce développement était-il inévitable, était-il déjà inscrit
dans le premier projet de la modernité ? Pour ma part j’aurais
tendance
à le voir comme une contamination du projet moderne tel qu’on le voit
chez
Hobbes par exemple, par les modes de pensée religieuse qu’il devait
justement
éliminer. Le postmodernisme serait plutôt la conclusion paradoxale d’un
mouvement qui s'est laissé peu à peu contaminer à nouveau par ce dont
il voulait se libérer, et qui,
ayant renoncé aux absolus de l’au-delà du christianisme, en a posé de
nouveaux, notamment dans cette idée de la justice comprise comme
divinisant
l’égalité abstraite.
Quant au
principe économique, il serait possible de montrer qu’il a suivi un
cours
semblable, conduisant à une vision très abstraite de la fin de
l’économie,
vue dans la richesse, mesurée très globalement dans une comptabilité
seulement financière, dans l’idée d’une concurrence entre nations, plus
qu’entre individus, ce qui conduit à considérer comme très saine
l’économie
d’un pays dans lequel un petit groupe de gens possèdent des revenus
colossaux, tandis que le grand nombre survit avec peine, quand il le
peut, et à
considérer comme plus riche le pays dans lequel on trouve avec peine de
l’eau
qu’on achète cher, alimentant ainsi tout un marché, que celui dans
lequel on
la trouve gratuitement.
Mais la
critique, au moins superficielle, de la pensée économique est plus
présente
dans les esprits, et je peux m’en passer ici pour revenir à notre
question de
savoir s’il y a lieu de dépasser la conception de la politique
focalisée sur
la justice et l’utilité, et comment le faire dans ce cas.
Nous avons déjà
vu que la situation était plus complexe que je ne l’avais laissé
entendre au
début, puisque la modernité ne présente pas une conception uniforme de
la
justice et de l’utilité, et qu’on trouve au moins les deux versions que
nous y avons repérées à propos de la justice : celle qui tend à
lui
redonner son sens plus spécifiquement politique, comme chez Hobbes, et
celle
qui tend à lui attribuer une sorte de réalité transcendante, idéale,
comme
chez Rawls et dans le postmodernisme. Or c’est cette dernière que nous
avons
montrée avant tout en crise. Faut-il donc penser que l’erreur a eu lieu
dans
le passage de l’une à l’autre, ou bien que l’accent mis sur le juste et
l’utile, dès l’origine, était voué à de tels développements et
blocages ?
Et dans ce dernier cas, quelles seraient les possibilités d’orienter la
pensée
politique vers d’autres fins ? Je n’énumérerai pas de telles fins
ou
principes d’une nouvelle pensée politique, puisqu’il appartient à notre
recherche commune de les trouver et d’en faire l’examen critique.
Mais comment
nous y prendre ? Cela ne demande-t-il pas une connaissance
parfaite de notre
culture, de notre histoire, bref, une vie d’études ? Heureusement
non.
Non pas que toutes ces connaissances soient inutiles, loin de là. Mais
notre
but n’est pas simplement de tracer le portrait de plus exact possible
de notre
situation politique. Il s’agit bien de chercher à sonder une hypothèse
précise,
celle que je viens de vous présenter, selon laquelle notre pensée
politique
est dominée par le souci du juste et de l’utile, et cela encore
principalement sous la forme de l’égalité et de la richesse. Et, s’il
est
vrai que nous découvrons que ces principes conduisent à une crise,
alors
comment serait-il possible d’en découvrir d’autres ? Si nous
sommes
des parties d’une partie de notre culture, de sorte que la plus grande
part
nous reste objectivement extérieure et largement inconnue, cette
culture est
aussi une partie, et très importante, de nous-mêmes, que, après des
études
universitaires en philosophie, il devrait être possible de déchiffrer,
ou du
moins dont il devrait être possible d’entreprendre le déchiffrement. Il
suffit donc de nous tourner d’abord vers cette culture qui est en nous,
de
voir comment nous sommes nous-mêmes portés à envisager les questions
politiques, pour voir selon quels principes nous procédons, et dans
quels problèmes
nous tombons. Quant à la recherche d’autres principes possibles, c’est
un
effort d’imagination et d’intelligence, et non d’érudition, puisqu’il
ne s’agit justement pas de nous rabattre sur des savoirs déjà
existants,
nous venant du passé, mais de regarder le futur en inventant.
Contrairement à
ce qu’on croit aujourd’hui, où partout on nous invite à être créatifs,
rien n’est plus difficile et plus rare que la véritable invention.
Toutefois
ce n’est pas une raison pour y renoncer, mais seulement pour ne pas
nous
illusionner sur le résultat auquel nous arriverons probablement. Mais
qu’importe ? si nous nous y lançons comme Hume, pour qui il faut
faire
de la philosophie en chasseur, en prenant plaisir à la chasse autant et
plus
qu’à la prise.
Gilbert Boss