<< Philosophie et pratique >>

 

Une politique
par-delà le juste et l'utile

Automne 2004

Annonce

De Hobbes à Rawls, la réflexion philosophique moderne sur la politique s’est concentrée sur la manière dont celle-ci pouvait réaliser dans la société la justice et l’utilité. Et nos démocraties, qui sont l’aboutissement politique actuel de la modernité, sont devenues pour l’essentiel de complexes systèmes juridiques et de grandes machines économiques. La lutte pour réaliser les idéaux de justice et de développement économique a mobilisé une grande part des énergies vives des gens depuis plusieurs siècles. Mais, depuis quelques décennies, le mouvement paraît s’être enrayé au moment même où il pouvait sembler proche d’aboutir dans les sociétés les plus avancées. La politique s’est enlisée dans une gestion sans esprit, tissant de plus en plus inutilement d’énormes systèmes de lois et tentant de régler toujours plus inefficacement la lourde machine économique, en subordonnant tout à ces objectifs. Simultanément, les idéaux ou idéologies nés de cette conception de la politique se sont essoufflés et ont perdu presque toute vie. Socialisme, libéralisme traditionnel, communisme, féminisme, n’ont pas été proprement réfutés, n’ont pas disparu, mais mobilisent de moins en moins les gens. Quant à la gestion juridique et économique, elle non plus n’intéresse presque plus que ceux qui espèrent en tirer des profits personnels. Faut-il envisager d’autres objectifs pour la pensée politique et la politique elle-même, par-delà le juste et l’utile ? Telle sera la question que nous nous poserons dans ce séminaire.

Lectures :

  • More, L'Utopie

  • Hobbes, Le citoyen

  • Spinoza, Traité politique

  • Rousseau, Le contrat social

  • John Rawls, A Theory of Justice

  • Gilbert Boss, La mort du Léviathan. Hobbes, Rawls et notre situation politique

  • Gilbert Boss, La fin de l'ordre économique

 

Introduction

Thème

Notre séminaire aura pour thème le rôle que joue dans notre conception de la politique la justice et l’utilité et la possibilité de concevoir la politique comme orientée par d’autres valeurs. La question posée dans le titre est celle de la possibilité d’un dépassement de ce lien essentiel entre la politique, la justice et l’utilité. Il peut suggérer l’idée d’une négation de ce lien, comme si l’on avait tort de penser la politique dans un rapport étroit avec les problèmes de justice et d’utilité. Mais il n’est pas nécessaire de l’entendre dans ce sens fort, car ce qui peut être contesté, c’est également la limitation qu’implique une conception de la politique comme étant essentiellement affaire de justice et d’utilité, et n’ayant par conséquent de rapport à d’autres intérêts que de manière secondaire, dans la mesure par exemple où les considérations de justice et d’utilité conduiraient à les prendre aussi en compte. Notre question peut donc être vue comme double. Il s’agit bien de savoir s’il est vrai que la justice et l’utilité représentent les questions essentielles de la pensée politique, et par conséquent de la réflexion philosophique sur la politique. Mais d’autre part, quelle que soit la réponse à cette question, il s’agit également de savoir s’il y a lieu de reconnaître d’autres intérêts généraux comme justifiant une attention égale ou supérieure. Bref, partant d’une certaine conception habituelle de la pensée politique, nous nous demanderons s’il y a lieu de l’élargir ou de la renverser en tout ou en partie. Il importe donc pour commencer de définir cette conception de départ, et de voir en quel sens la justice et l’utilité représentent le cœur de notre forme de pensée politique. — Les deux termes sont ambigus et doivent être précisés. Le premier d’entre eux est peut-être celui qui pose le moins de problèmes au départ, tant il semble évident que l’enjeu de la politique est d’abord celui de la constitution d’une société juste ou celui d’imposer le respect de la justice entre les hommes. Mais on peut entendre cette société juste et cette obligation de respecter la justice de manières assez différentes. Dans un sens plus restreint, une société est juste dans la mesure où les lois y sont respectées, et le respect de la justice est précisément celui des lois. Dans un sens plus large, cela ne suffit pas, mais il faut encore que les lois elles-mêmes soient justes ou équitables pour qu’on puisse considérer un ordre politique comme juste, de sorte que le respect de la justice concerne ici une valeur supérieure à celle des lois, et en fonction de laquelle celles-ci doivent être jugées. Dans le premier cas, il suffit que l’ordre légal règne pour que règne la justice. Dans le second, cette condition est bien nécessaire, mais pas suffisante, parce que les lois, quoique respectées, peuvent toujours elles-mêmes être injustes. C’est la première forme de justice qui est l’objet de l’appareil qu’on nomme précisément la Justice dans nos sociétés, et qui veille au respect de la loi, et c’est donc la justice dans le sens qu’elle a pour le juge, qui n’a pas en principe à juger de la loi, mais des actions des hommes par rapport à elle. En revanche, l’idéal de justice auquel se réfère le législateur, lorsqu’il s’agit d’édicter les meilleures lois, correspond au deuxième sens que nous avons distingué, et par conséquent, l’usage le plus fréquent du terme dans les débats politiques, où il s’agit de modifier la législation, de définir le meilleur ordre social, pour l’améliorer ou le révolutionner, se réfère à ce deuxième sens. Dans quelle mesure ces deux sens sont-ils interdépendants ? C’est naturellement une question qui se pose et que nous aurons à nous poser. Car il semble bien que ce soit dans ces deux sens que nous concevons la politique comme liée étroitement à l’idée de justice. Les dénonciations d’injustices qui conduisent à des débats politiques le montrent assez. Elles concernent surtout, d’une part les scandales dans le fonctionnement de la Justice comme appareil d’État, la corruption des juges et les autres dysfonctionnements de cet appareil, et d’autre part la critique de la constitution et du système législatif, où éventuellement, tout au contraire, c’est l’application rigoureuse de la justice au premier sens qui peut conduire à l’indignation. — Quant à l’utilité, le terme est également ambigu. Il signifie d’abord un certain rapport de moyen à fin, et l’on dit en ce sens qu’une chose est utile pour quelque chose dans la mesure où elle est un moyen qui contribue à l’atteinte de cette chose. En ce sens, l’utilité est purement relative. Rien n’est absolument utile, et même s’il pouvait exister quelque chose d’utile à tout, tel qu’une panacée universelle, ce qui est invraisemblable, il resterait que c’est par rapport à tout ce qu’il permettrait d’accomplir qu’il serait utile, et non pas du tout en soi. Mais on sait que les philosophes ont également utilisé le terme pour signifier non seulement les moyens, mais aussi les fins elles-mêmes. C’est ainsi que pour l’utilitarisme, non seulement il faut nommer utile ce qui nous permet de parvenir au plaisir ou au bonheur, qui est toujours notre fin ultime, mais cette fin elle-même fait à son tour partie de ce qu’on nomme utile. Dire donc que la politique se préoccupe de l’utilité, cela peut signifier ou bien qu’elle se conçoit comme un simple moyen ou instrument pour atteindre des fins qui, éventuellement, lui échappent, ou bien qu’elle constitue une sorte de système moralement autonome, en tant qu’elle porte également sur les fins à atteindre. Sans vouloir fixer définitivement le sens du terme, j’aimerais insister sur son sens le plus populaire, qui situe l’utile du côté des moyens et non des fins. D’ailleurs les utilitaristes, en élargissant ce sens, ne l’éliminent pas, mais le laissent subsister d’une certaine manière ; au moins en décidant d’appliquer un même terme aux moyens et aux fins, ils contestent la séparation radicale qu’on avait cru devoir reconnaître entre les deux ordres. C’était donc dire que les moyens et les fins n’étaient pas de nature totalement différente, même si, en tant que moyens et que fins, ils jouent des rôles différents dans cette relation. Et le sentiment de bien des adversaires de leurs doctrines, qu’ils n’ont pas une conception noble de la morale, manifeste bien qu’ils voient dans ce rapprochement une manière de dégrader les fins, une véritable contamination, puisque l’ordre de l’utile tout entier ne s’oppose plus à un quelconque règne des fins qui lui soit transcendant. Cet ordre de l’utile au sens plus strict, c’est en premier lieu celui de l’économie qui n’a pour but que de permettre aux hommes de vivre, mais qui n’a en soi aucun autre sens, et ne peut subsister comme une fin séparée. Et l’on sent que l’utilitariste, lorsqu’il distingue certes les fonctions de moyens et de fins, entend pourtant les situer dans le même monde, et ne pas rabaisser les préoccupations économiques à un ordre de choses qui, quoique utile à nos fins ultimes, n’ait avec elles qu’une relation tout à fait extérieure. Dans ces conditions, que l’on prenne l’un ou l’autre sens, la préoccupation politique de l’utile peut être considérée comme le souci de l’économie, soit avec l’idée de sa claire subordination à autre chose de plus noble, tel que la justice, soit avec l’idée d’une certaine valeur propre qu’on peut lui attribuer, voire en la voyant comme la fin de la justice elle-même.

Pour savoir dans quelle mesure notre conception actuelle de la politique est dominée par les idées du juste et de l’utile, et dans quel sens, il faudrait nous plonger dans une étude historique et tenter un diagnostic de notre pensée politique. Quel que soit l’intérêt d’une telle recherche, ce n’est pas celle à laquelle je vous invite. J’aimerais que nous cherchions plutôt dans quelle mesure il est possible pour nous de concevoir la politique comme relevant d’autres préoccupations fondamentales que celles de la justice et de l’utilité, en vue non pas seulement de décrire notre situation, mais de voir quelles nouvelles formes de pensée politique sont possibles pour façonner nos projets concernant le futur de notre vie politique. Je ne prétends pas par là qu’on puisse se passer de définir le mieux possible la conception commune de la politique aujourd’hui, puisque l’idée de dépasser la focalisation de la pensée politique sur la justice et l’économie présuppose que cette focalisation existe. Or ce point n’est pas hors de toute contestation possible, bien sûr. Il faudra donc bien pour commencer tenter de l’établir de notre mieux, de manière au moins à arriver assez rapidement à une hypothèse vraisemblable à ce sujet. Mais, pour cela, il ne sera peut-être pas nécessaire de nous engager dans d’importantes recherches historiques et érudites. Car il est probable que la réflexion même sur la nature des projets politiques que nous pourrions élaborer servira à confirmer ou à infirmer en retour cette hypothèse. En effet, on n’invente pas à partir de rien, et dans l’effort que nous ferons pour trouver de nouvelles idées, celles qui sont présentes dans notre culture tendront suffisamment à s’imposer pour que nous ne risquions pas de ne pas les remarquer et de ne pas voir revenir dans nos essais les diverses couches archéologiques de nos idées de ce qu’est la politique. — Dans un précédent séminaire, dans le même cadre du rapport de la philosophie aux projets, nous avions réfléchi sur un type particulier de projet politique, celui de l’utopie. Et j’avais proposé de distinguer notamment l’utopie d’autres projets politiques par divers traits, dont la radicalité avec laquelle l’utopie envisageait les modifications, en contestant des principes que les projets des politiciens ne remettent généralement pas en cause. Est-ce à dire que, nous attachant à la critique des conceptions fondamentales de la politique telle que nous la concevons aujourd’hui, nous serons nécessairement reconduits dans l’utopie, et que ce séminaire ne représentera donc qu’une reprise ou continuation directe du précédent ? Il y a un lien, certes, et pourtant l’angle d’attaque est différent. Les utopies, telles que nous les avions envisagées, font partie d’une tradition littéraire et philosophique particulière, dans laquelle la fiction romancée joue un rôle très important, et où il s’agit de concevoir une société possible dans sa forme sensible en même temps qu’intellectuelle, à travers la description d’une société idéale particulière. Quant à nous, nous ne nous soucierons pas cette fois-ci de ces aspects d’invention littéraire, ni de la construction de l’image idéale d’une société précise, mais bien plutôt de chercher s’il est possible de trouver d’autres principes fondamentaux à partir desquels des utopies comme des projets politiques pourraient être développés. Je ne veux pas dire par là que les utopies ne peuvent pas pousser la remise en question des principes politiques au point de réaliser à leur façon ce que nous voulons faire, en construisant vraiment un ordre social qui repose sur d’autres principes premiers que les nôtres. Simplement, l’accent n’est pas le même, la démarche et le langage sont différents. Et peut-être que notre démarche semblera d’abord moins étrangère à la méthode philosophique que celle des utopistes, dont le recours important à l’imagination peut dérouter les philosophes de la tradition à laquelle, par nos études, nous appartenons, et qui nous apprend plutôt à distinguer assez radicalement l’imagination de la raison, comme à nous méfier de tous les effets rhétoriques et littéraires.

Ainsi, le caractère philosophique de notre recherche paraîtra certainement moins problématique que lorsqu’il s’agit de la création d’utopies. Car, dans la mesure où la production d’utopies porte la pensée dans le domaine de la fiction, elle semble distendre le rapport à la réalité au point de risquer de faire perdre le lien avec la vérité qui nous paraît essentiel pour la philosophie. Nous avions vu que non seulement l’intervention importante de l’imagination dans l’utopie pouvait amener à douter de sa nature philosophique, mais que déjà le fait qu’elle représente une sorte de projet pouvait rendre contestable, du moins aux yeux de ceux pour qui le caractère scientifique de la philosophie est essentiel, l’appartenance de ce mode de penser à la philosophie. Par opposition, il paraîtra rassurant que notre propre recherche ne vise pas à formuler directement un projet politique, mais qu’il consiste à analyser les principes sur lesquels de tels projets pourraient se fonder. En effet, la réflexion sur les conditions de notre pensée, soit en philosophie, soit dans toutes les situations de la science et de la vie, nous paraît familière en philosophie, parce qu’elle se retrouve chez la plupart des philosophes et qu’elle correspond à l’idée de la philosophie comme affaire de pure connaissance. Si les projets engendrent immédiatement le soupçon d’être étrangers à la philosophie, c’est justement parce qu’en eux la pensée ne porte pas sur un objet qu’elle cherche à connaître tel qu’il est, mais produit des idées qui ne sont pas des connaissances en ce sens. Le problème n’est pas que le rapport immédiat avec la réalité extérieure ait disparu ou ait été distendu, de sorte qu’on se retrouve dans le seul domaine des idées, car les idées elle-mêmes peuvent parfaitement devenir des objets de connaissance, comme c’est très généralement le cas en philosophie. C’est pourquoi l’étude des conditions auxquelles des projets peuvent s’élaborer nous semble tout à fait philosophique, contrairement à leur élaboration même. Si elle se limitait à une telle étude, notre recherche n’aurait aucun rapport direct avec la pratique, et pourrait, en tant que telle, se dérouler entièrement dans le domaine de la pure connaissance, même si elle devait rendre possible d’en tirer des applications. Une telle façon de voir pourrait se justifier s’il était vrai que le monde des idées formait un objet indépendant de l’étude que nous en faisons. Sans vouloir résoudre la question dans toute sa généralité, il est pourtant aisé de constater que tel n’est pas le cas ici. Car il n’y a pas quelque part un ordre idéal essentiel, dans lequel l’essence de la politique serait présente et offerte à l’exploration. La politique est une invention humaine, qui a sans doute certaines régularités à travers les diverses sociétés humaines, quoique avec de grandes variations également. Or la recherche de principes pour une pensée politique dépassant la focalisation sur le juste et l’utile ne se confond pas avec l’étude d’une structure donnée d’idées dont on dégagerait simplement les idées les plus fondamentales, dont les autres dépendent. Il s’agit bien d’inventer ces principes, ou du moins de les poser, au moins hypothétiquement, comme principes, ce qui nous ramène à l’invention. Autrement dit, c’est encore de projets qu’il s’agit dans notre recherche, même si ce que nous avons à élaborer, ce n’est plus des projets particuliers, développés dans un relatif détail, mais plutôt des matrices pour l’élaboration de multiples projets. Au degré d’abstraction ou de généralité près, nous nous trouverons engagés dans la même activité que ceux qui élaborent des projets plus complets ou concrets. Il faut donc admettre que, dans notre étude, la philosophie n’aura pas simplement un rapport avec la pratique, mais qu’elle sera bien pratique elle-même. Je suppose donc bien, dans ce séminaire comme dans tous les autres de cette série, que la philosophie y est conçue dans son rapport essentiel à la sagesse, c’est-à-dire notamment en tant que lien indissoluble de la connaissance et de la pratique.

Position du problème

La formulation générale de notre problème est la suivante : Est-il possible de dépasser la focalisation de la pensée politique moderne sur les questions de justice et d’économie ? Or cette question présuppose qu’une telle focalisation existe bien. Cela ne veut pas dire en revanche que la politique et les préoccupations politiques se limitent à la justice et à l’économie. Si l’on comprend par politique tout ce qui concerne le gouvernement d’une cité, d’un État, d’un pays ou d’un peuple (selon la façon dont on veut désigner la société soumise à ce gouvernement ou impliquée en lui), il va de soi que la politique peut toucher de près ou de loin toutes les activités de cette société. Et d’abord, si une société a besoin d’être gouvernée, c’est dans la mesure où elle ne s’ordonne pas naturellement d’elle-même. Par conséquent, la politique vise déjà à engendrer et à maintenir un ordre contre d’autres forces, plus originaires ou naturelles, qui mènent au désordre. Et dans la mesure où cet ordre est essentiel aux sociétés policées, c’est leur subsistance qui doit être assurée avec lui. Or le désordre lui vient de l’intérieur même, à savoir du jeu spontané des passions des hommes qui, en dehors peut-être de cas limités, très exceptionnels, ne s’harmonisent pas suffisamment dans le sens de la cohérence sociale. Le gouvernement, quelle que soit la forme sous laquelle il apparaît, doit donc commencer par lutter contre cette puissance de désordre et de dissolution interne. D’autre part, comme les hommes ne font pas partie d’une seule grande société, ils appartiennent à des sociétés d’ordres différents, qui entrent généralement en concurrence et en lutte, de sorte que chaque société policée doit se défendre également contre les autres ou s’assurer une plus grande extension à leur détriment. Voilà une situation qui semble se retrouver constamment et partout dans l’histoire depuis que nous y repérons des sociétés policées. Il en découle une série d’objectifs fondamentaux de la politique qu’on a pu résumer dans la formule générale du salut ou de la sécurité du peuple. Il faut en effet d’abord sauver le peuple des dangers de dissolution interne et de la menace de destruction par les autres sociétés. Pour la première fonction, on établit un système qu’on peut nommer justice, servant à veiller à ce que l’ordre intérieur de la société, défini par un ensemble de coutumes ou de lois, soit respecté, en punissant d’habitude les fauteurs de trouble. Pour la seconde fonction, ce sont les armées qui sont mises sur pied, entretenues et dirigées. On imagine mal qu’une société de quelque ampleur puisse se passer de la justice, ni qu’une société indépendante devant vivre au milieu d’autres puisse subsister sans armée. Par suite, il va de soi que la politique implique normalement ces deux types de préoccupations pour l’ordre intérieur ou la justice, et pour la sécurité extérieure.

Ces deux fonctions peuvent conduire de plus à s’intéresser à mille autres choses qui sont pertinentes pour elles. Il est par exemple utile d’éduquer les citoyens pour leur donner un caractère respectueux des lois et coutumes et pour les préparer à la vie militaire. Il peut être avantageux également de contrôler dans une certaine mesure les religions et superstitions pour veiller à ce qu’elles ne soient pas désavantageuses à l’ordre social. De même une certaine répartition des biens peut favoriser l’accord des citoyens, une autre mener à des tensions et à des désordres sociaux, et intéresser par là la politique. Bref, tout peut servir au salut du peuple et devenir ainsi un sujet de préoccupation politique. Mais il s’agit alors d’un intérêt second, subordonné à celui du salut du peuple et à ses deux fonctions principales, la justice et la guerre. Il serait donc étrange de former l’hypothèse que la pensée politique moderne se focalise sur la justice et l’économie dans le sens où ces deux domaines, et particulièrement la justice, feraient l’objet d’un intérêt qu’on ne retrouverait pas ailleurs que dans notre culture. Il va de soi que l’intérêt pour la justice est essentiel à toute pensée politique comprise comme visant au salut du peuple. Il va de soi aussi, à l’inverse, que la pensée politique moderne ne néglige pas la question de la guerre, qui fait partie de toute réflexion politique tant soit peu concrète.

Mais, jusqu’ici, nous nous demandions ce qu’était la politique en elle-même et ce qui lui était nécessaire ou utile. Il est possible de se poser une autre question, qui est de savoir à quoi sert la politique elle-même. Certes, elle sert au salut du peuple, ce qui définit sa fonction immanente. Mais à quoi sert le salut du peuple ? Si la question peut paraître étrange, c’est parce qu’il est possible de répondre en disant que c’est une fin en soi, quoique ce ne soit encore qu’une des réponses possibles à cette question. Ne serait-il pas possible de répondre par exemple que la politique est le lieu de la gloire, et que le salut du peuple est subordonné à elle ? Imaginons en effet que, dans une société où les exploits guerriers sont nécessaires et relativement fréquents, se développe l’idéal d’une vie pour la gloire, guerrière peut-être d’abord, puis plus généralement politique, et que la cité soit le théâtre de cette gloire, le but de toutes les grandes ambitions, et le sommet de la vie politique, auquel celle-ci finisse par s’ordonner. Ne faudrait-il pas dire que dans une telle société la préoccupation politique essentielle serait celle de la gloire, même si, comme dans toute politique, il fallait s’intéresser aussi au salut du peuple sous ses divers aspects ? Car toute la pensée politique serait colorée par cette préoccupation première pour la gloire. Est-il possible de concevoir par exemple la pensée politique grecque et romaine de cette manière ? Ce n’est au moins pas tout à fait invraisemblable, et il importe peu de discuter ce point d’interprétation historique ici. En revanche, il paraît plus évident que la pensée politique médiévale ait eu une réponse assez claire à cette même question de savoir à quoi sert la politique. Pour la pensée chrétienne médiévale officielle au moins, le salut du peuple n’est pas le bien ultime, mais il est subordonné au salut des âmes dans l’au-delà. Pour cette raison, par exemple, la justice terrestre dont doit s’occuper la politique, quoique non négligeable, doit se subordonner à la justice divine, ce qui entraîne des lois et des mesures incompréhensibles hors de cette perspective, comme par exemple tout le travail de l’Inquisition, qui paraît absurde dans une perspective politique ne faisant pas référence à ce salut supérieur. C’est dans le sens d’une réponse à cette même question concernant la fin de la politique que prend sens notre hypothèse d’une pensée politique moderne focalisée sur la justice et l’économie.

Comme j’en ai déjà averti, je ne prétends pas donner ici la preuve de cette hypothèse, mais je me contenterai de signaler certains indices qui peuvent la rendre suffisamment vraisemblable pour lancer notre recherche.

Remontons à Hobbes, l’inaugurateur, sinon de la philosophie politique moderne, du moins de l’un de ses courants les plus importants, celui du contrat social. D’abord, l’objet de ses critiques est très explicite, c’est la pensée politique médiévale et le système politique correspondant que je viens de caractériser en deux mots. La subordination du salut du peuple terrestre au salut des chrétiens dans l’au-delà se manifestait pratiquement par l’existence en dehors de l’autorité politique proprement dite, représentée par l’empereur, d’une autorité politique religieuse, qui prétendait à se soumettre la première au nom justement de la hiérarchie des principes que chacune de ces autorités représentait. Hobbes réclame au contraire fortement la subordination entière des autorités religieuses aux autorités politiques proprement dites, et il n’est pas difficile de percevoir à travers ses écrits comment ce renversement correspond également au renversement dans l’ordre politique de l’importance relative du salut céleste et du salut terrestre, en faveur de ce dernier. Cette lutte pour libérer la politique de l’inféodation à la religion se manifeste également dans le combat impitoyable que Hobbes mène contre la théologie et les théologiens en faveur de la philosophie ou de la science. Il s’agit par là de ramener la politique à elle-même, sur terre, en la débarrassant de sa soumission à la pensée religieuse et théologique. Et on ne s’en étonnera pas, puisque Hobbes prétend fonder justement la véritable science politique. On peut donc voir son effort comme de nature purement scientifique. Il dégage son objet de ce qui lui est étranger pour l’étudier en lui-même. Or il est bien vrai que la politique ne présuppose pas la religion et la théologie, puisque l’histoire nous montre des quantités de sociétés dans lesquelles cette subordination n’a pas lieu, et où même, à l’inverse, c’est souvent la religion qui est avant tout un instrument politique. En ce sens, il n’est pas étonnant de voir Hobbes revenir à l’idée de la sécurité comme fondamentale à la pensée politique, et de le voir développer l’idée de justice en son sens politique. Il est vrai d’ailleurs aussi que, en revanche, les problèmes de l’économie ne jouent pas un rôle central chez Hobbes. Néanmoins, déjà, dans le contexte historique de son œuvre, le simple retour à la pure politique dont il veut faire l’objet d’une étude scientifique représente une prise de position à l’égard des fins de la politique. Peut-être en effet n’avait-on pas jusque là rigoureusement dégagé la politique des fins étrangères auxquelles on la soumettait, ou plutôt peut-être ne l’avait-on pas définie précisément pour en faire un objet cohérent susceptible d’une approche scientifique. Mais il est facile de voir de plus combien chez Hobbes la justice acquiert un accent prépondérant par rapport à l’autre fonction, guerrière. Dans sa théorie, le contrat social opère une modification des droits des contractants, et tout leur statut va se définir par cette modification juridique, qui devient non pas un simple secteur de l’opération du gouvernement, mais le principe même de la constitution de l’État, conçue dès l’origine comme juridique. Hobbes reprend l’idée de la sécurité, mais de la sécurité des citoyens, comme fin de l’État. Or si, en vue de cette sécurité, l’État doit pouvoir se défendre face à l’extérieur, cette fonction est maintenant clairement subordonnée à son organisation juridique qui le constitue et lui donne toute sa force, y compris militaire, et c’est la sécurité intérieure qui devient la fonction essentielle, en permettant aux citoyens de vivre en sécurité pourvu qu’ils accomplissent leur devoir, qu’ils soient justes, dans un État qui forme l’ordre juste et assure le respect de la justice. Ce qui est aussi extrêmement intéressant pour nous, c’est que Hobbes ne se contente pas de définir la fin de l’État par la sécurité, mais y ajoute la commodité. En effet, il conçoit également l’État comme représentant le fondement de la coopération entre les citoyens, qui va leur permettre de produire les commodités qui rendront leur vie plus agréable. Voici donc la place de l’économie marquée également parmi les fins premières de l’État. Et si les développements économiques, quoique loin d’être absents de la philosophie politique hobbienne, restent cependant modestes, c’est surtout parce que Hobbes considérait que, dans ce domaine, la tâche politique était plutôt d’en créer les conditions et de laisser aux citoyens le soin de profiter des opportunités ainsi offertes. La justice est nettement première dans la pensée politique hobbienne, en tant qu’elle représente un objet constant du soin de l’État, tandis que l’économie est secondaire, dans la mesure où c’est en assurant l’ordre que le développement économique est rendu possible. D’un autre côté pourtant, le rapport peut paraître aussi inverse, car l’un des buts de la justice elle-même est d’assurer la paix qui permet d’accroître les commodités de la vie. Nuançons pourtant cette conclusion en remarquant que, pour Hobbes, cette commodité est conçue de manière plus large que ce qu’on entend habituellement par l’économie.

Il ne serait pas difficile de montrer que les grands successeurs immédiats de Hobbes, Spinoza et Locke, reprennent l’essentiel de son analyse, notamment en ce qui concerne le rôle majeur de la justice et de l’économie, cette dernière prenant même chez eux un rôle plus important encore.

Dès le XVIIIe siècle, avec la naissance d’une science économique autonome, celle-ci devient une référence de plus en plus essentielle de la pensée politique, et il n’est pas étonnant dans ces circonstances qu’un siècle plus tard, l’ouvrage principal de Marx se présente immédiatement comme une réflexion économique autant que politique. Quant à l’idée de justice, elle domine la pensée des philosophes des Lumières et des penseurs politiques du XIXe siècle. Et on peut aisément se persuader du fait que cette façon de concevoir la politique à partir des questions de justice et d’économie est toujours la nôtre en examinant le rôle qu’elles jouent dans l’ouvrage de philosophie politique sans doute le plus influent de la seconde moitié du XXe siècle, le livre principal de John Rawls, intitulé déjà de manière emblématique : une théorie de la justice. De quoi s’agit-il là ? Justement de réfléchir sur les fondements d’une société civilisée et de découvrir quelles devraient être ses institutions de base. Or, la première chose qui est exigée de ces institutions, et de toute cette société, c’est qu’elle soit juste. L’auteur commence donc par trouver le moyen de définir ce qu’exige l’idée de justice elle-même, pour en déduire la structure de la société juste. Mais qu’est-ce qui rend une telle société juste, en dehors des conditions pour ainsi dire internes de la justice : l’égalité juridique des citoyens et leur égale liberté ? C’est précisément la répartition la plus juste des autres biens, parmi lesquels les biens économiques jouent un rôle prépondérant. Or cette répartition n’est possible qu’en tenant compte des principes économiques de leur production et de leur distribution, qui vont déterminer avec l’idée de justice la meilleure manière d’organiser l’ensemble de la vie économique de la société.

Cette évolution vers une conception de la politique comme orientée essentiellement par les considérations de justice et d’économie n’est pas le seul fait des philosophes, mais elle se retrouve partout dans la société et se répand toujours davantage à travers toute l’époque moderne. La révolution française marque par exemple un seuil dans cette progression, surtout en ce qui concerne l’idée de justice. Le XIXe siècle déjà, puis le XXe siècle surtout, retentissent également des préoccupations économiques, non seulement dans les milieux économiques eux-mêmes, mais de plus en plus aussi dans les milieux politiques, au point que beaucoup en viennent à concevoir l’État comme étant surtout un organisme destiné à protéger le marché, à organiser les économies nationales, à les planifier éventuellement. La progression de l’idée de justice comme dominant la politique est évidente également sous la forme de revendication de l’égalité des droits pour des groupes sans cesse nouveaux d’individus, et de la demande de protection de ces droits par l’État. Il faut que les gens du peuple aient les mêmes droits que ceux de la noblesse ; les femmes, les mêmes que ceux des hommes ; les ouvriers, les mêmes que ceux des patrons ; les gens des races défavorisées, les mêmes que ceux des races dominantes ; les personnes d’une tendance sexuelle minoritaire, les mêmes que ceux de la tendance sexuelle majoritaire ; les enfants, les mêmes que ceux des adultes ; les animaux, les mêmes (ou à peu près) que ceux des hommes, etc. Et la politique a pour tâche essentielle de réaliser cette justice en expansion. Aucun doute donc que la justice et l’économie ne soient devenues les fins principales de la politique, ou du moins les fins qui la justifient. Si un chef d’État veut par exemple entreprendre une guerre, il lui faut se poser ou bien comme redresseur de torts, ou bien comme champion du développement économique, et si possible les deux à la fois. Ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait pas de tension entre ces deux fins de la politique. Pour les uns, l’économie doit avant tout être juste et permettre de réaliser la justice dans les situations concrètes des gens, tandis que pour les autres, c’est le contraire : la justice se présente comme le meilleur moyen de favoriser la collaboration fructueuse et efficace des hommes, et son principal avantage se trouve dans ce fait qu’elle est propice à la croissance économique. Il peut naturellement aussi arriver des cas de conflit réel, où la justice requiert une limitation de la croissance économique, ou bien où cette croissance requiert un relâchement des exigences de la justice. C’est alors le lieu des grandes discussions et de tous les compromis qui forment aujourd’hui une grande part des enjeux politiques.

Cependant, de Hobbes à Rawls et à nous, ce n’est pas seulement une soumission toujours plus grande de la pensée politique à la justice et à l’économie qui a eu lieu, mais également un certain déplacement dans la conception de ces fins et de leur importance. D’abord bien sûr, nous avons vu les préoccupations économiques gagner progressivement en importance et devenir égales aux intérêts pour la justice en politique. Surtout, la manière de considérer la justice a changé. Nous avons vu comment les revendications avaient toujours plus pour objet la reconnaissance de l’égalité et l’établissement d’une égalité, au niveau du droit d’abord, au niveau de l’existence concrète ensuite, si possible. Mais la justice est-elle l’égalité, comme un Rawls, avec notre sensibilité contemporaine, le suppose ? Chez Hobbes, il n’en est rien. Certes, il montre bien que le pacte social implique la reconnaissance de l’égalité de droit des contractants. Seulement, sa démonstration concerne précisément l’égalité naturelle des hommes, qui leur donne un droit naturel indéfini, à toute chose, c’est-à-dire un droit égal chez tous en principe. C’est avant le contrat social que les hommes sont reconnus comme égaux, dans l’état de nature, et cette égalité ainsi que sa reconnaissance ne résulte pas du pacte, mais en forme la condition. Quant au pacte, au contraire, il a pour but d’introduire de la différence entre les droits des uns et des autres, et pour commencer, d'instaurer même une différence radicale entre les droits des sujets et ceux du souverain. Autrement dit, la justice telle qu’il la conçoit n’a pas pour fonction d’égaliser ce qui était inégal naturellement, mais au contraire d’introduire l’inégalité entre les égaux, même si à un certain niveau, ces égaux restent bien égaux et doivent le rester au plan où se situe le contrat social. Dans cette conception, le système de la justice permet une redistribution consentie des droits, qui les limite inégalement, et exige le respect de ces nouvelles limitations. Au contraire, si l’on passe à l’autre extrémité de notre période historique, Rawls conçoit les hommes comme très divers, inégaux de mille manières, et il voit la justice comme un dispositif pour introduire entre eux le plus d’égalité possible, non plus une sorte d’égalité naturelle inaugurale, mais l’égalité finale, celle des conditions réelles, politiques et économiques des individus. La position de l’égalité a totalement changé. D’un fait qu’il fallait reconnaître et qui conditionnait l’apparition de la justice, elle est devenue un idéal puissant, comportant une sorte de devoir ultime de la réaliser dans la plus grande mesure possible. C’est cette dernière égalité que, il y a un peu plus d’un siècle, Tocqueville, avec une certaine admiration mêlée de terreur, voyait croître irrésistiblement et s’imposer aux hommes. C’est elle aussi qui est à la base de la plupart des grands mouvements de revendication que nous connaissons depuis le XIXe siècle, le démocratisme, le socialisme, le communisme, le féminisme, l’anti-racisme, etc.

C’est elle également que refusent certains partisans d’un libre développement de l’économie de marché, tels que Nozick par exemple, lui préférant une justice liée plus strictement au respect des contrats. Dans ce cas, souvent, c’est en revanche l’idée de l’économie qui a subi une sorte d’expansion, avec l’idée d’un marché plus rationnel que ceux qui y agissent et qui, par sa main invisible, selon l’expression de Smith, règle le désordre apparent bien mieux que ne pourrait le faire la meilleure planification humaine. Dans ce cas, tandis que la justice n’est plus idéale, mais ramenée à sa fonction concrète, c’est le marché en revanche qui reçoit le pouvoir fondamental de la politique, celui de régler au mieux les interactions entre les hommes, pourvu qu’on se contente d’appliquer systématiquement les règles de la justice (avec le droit naturel de propriété qu’elle comprend) pour parvenir à la meilleure solution de tous les problèmes politiques, en se gardant surtout de vouloir résoudre soi-même ceux qui ne relèvent pas de la simple justice, entendue dans son sens non égalitaire.

Il reste une valeur apparemment centrale dans la pensée politique de notre époque, que nous avons négligée jusqu’à présent, celle de la liberté. Or n’est-ce pas d’abord au nom de la liberté que se font presque toutes les révolutions ? N’a-t-on pas vu de tous côtés, ne voit-on pas toujours des guerres de libération ? N’est-ce pas d’abord la liberté qu’on oppose à l’égalité ou qu’on tente de concilier avec elle ? Et l’attrait de la régulation par le libre marché ne vient-il pas justement du fait que l’ordre paraît non pas tant nier la liberté que l’exiger ? Ne faudrait-il donc pas dire que notre pensée politique est avant tout une pensée de la liberté ou de la libération ? Mais, d’autre part, existe-t-il des sociétés dans lesquelles la liberté ne soit pas fortement valorisée ? Et la politique n’est-elle pas toujours une manière de refaçonner les libertés ? Bref, y a-t-il ici un principe qui soit propre à notre époque ?

On pourrait aimer à le croire. Et ne serait-il pas tentant de pouvoir interpréter le mot d’ordre révolutionnaire, « liberté, égalité, fraternité », comme nous donnant justement la formule des principes de la politique moderne, la liberté, la justice et la coopération ou l’économie ? Cependant, la liberté peut prendre bien des sens, et ne se comprend généralement que par opposition, comme par exemple dans les cas de l’homme libre par opposition à l’esclave, ou du citoyen libre par opposition au sujet dépendant. Si elle est valorisée positivement, c’est dans cette opposition, en tant qu’elle est préférable à l’état opposé, et qu’elle suscite généralement un désir quelconque de libération chez celui qui se trouve dans cette dernière situation. Dans tous les cas, elle prend son sens concret par cette opposition, et par la libération qui l’abolit. Les révolutionnaires ne se battaient pas pour la liberté, comme il pouvait le sembler, comme ils pouvaient même le croire, tant le terme s’était identifié au sens concret qu’il prenait par rapport au mouvement de libération dans lequel ils s’étaient lancés. Ils voulaient se libérer de certaines autorités, dont celles de la noblesse et de l’église. Le marché est vu comme libre lorsqu’il est libéré des entraves que constitue la planification économique gouvernementale. Telle nation est libre quand elle n’est plus sous la tutelle d’une autre, ou quand ses citoyens ne sont pas soumis à tel type d’autorité jugée digne d’être rejetée. Et les Spartiates, par exemple, sont libres non pas parce que leur gouvernement les laisse libres de faire ce qu’ils veulent, bien au contraire, mais parce qu’ils sont les citoyens d’un état libre ou indépendant. Des mouvements et guerres de libération, il peut donc y en avoir de toutes sortes à tout moment, et parfois pour établir un ordre qu’on peut juger moins libre que celui dont ils ont permis de se défaire. Bref, la liberté ne peut pas être en soi une valeur, le terme étant relatif. Il faut connaître le sujet qui se libère déjà, ce peut être l’individu, mais également un groupe, une classe, une nation, une race, une ethnie, un groupe religieux, une génération, etc. Il faut savoir de quoi on se libère, d’un chef, d’un type de gouvernement, d’un pouvoir religieux, de coutumes. Autrement, la liberté reste toujours un mot vide. Et c’est pourquoi la liberté comme telle ne peut guère devenir un objectif politique.

En revanche, en examinant qui cherche à se libérer, et par rapport à quoi, on peut découvrir quelles sont les fins qu’il se donne, et quelle fin il attribue à la politique, si cette libération est de cet ordre. Or par rapport à quoi les modernes ont-ils cherché à se libérer ? N’ont-ils pas voulu rejeter le poids de toute la tradition de la chrétienté médiévale, en tout premier lieu ? En d’autres termes, ce dont ils se libèrent, c’est le pouvoir de l’église, comme déjà dans le protestantisme, puis également toute la religion chrétienne, à partir notamment de la révolution française. C’est le pouvoir des nobles, c’est-à-dire aussi le pouvoir de la caste guerrière. C’est le pouvoir des rois, de ces supposés représentants de Dieu sur terre. C’est le pouvoir des diverses traditions liées à toute cette civilisation médiévale, celui des corporations, des grandes familles, de la tyrannie des coutumes locales, et ainsi de suite. Et qui se libère ? C’est évidemment pour l’essentiel l’homme terrestre, soit l’individu, soit le peuple pour ainsi dire naturel, soit la communauté humaine. Et en vue de quoi se libère-t-on depuis quelques siècles ? En vue d’une plus grande justice, et on vise d’abord bien sûr la sécurité de la vie liée à l’application régulière du droit, ensuite souvent la transformation des lois afin d’introduire plus d’égalité dans les conditions des hommes. On se libère également en vue du développement de l’économie, c’est-à-dire de l’accroissement des moyens de satisfaire ses divers besoins ou désirs sur terre. De cette manière, quoique la liberté ne soit pas par elle-même une valeur, la valeur qu’on lui attribue dans telle situation concrète et les mouvements réels de libération sont des indices importants des valeurs qui dirigent réellement l’action. Et, à l’époque moderne, ces indices nous reconduisent à la justice et à l’économie.

A vrai dire, parmi ces mouvements de libération, alors que beaucoup peuvent se comprendre comme visant à mettre fin à des situations injustes, comme la plupart des mouvements politiques de l’Occident, en revanche, dans les luttes pour la décolonisation, la situation est plus ambiguë. Il y a bien une situation considérée comme injuste à laquelle on voulait mettre fin. Mais de l’autre côté, comme d’habitude dans les guerres entre Occidentaux, l’élément d’affirmation nationale est loin d’être négligeable. Et on peut même parfois soupçonner qu’il est déterminant derrière une rhétorique mettant en évidence les questions de justice. Comme il paraît difficile de rattacher ces tentatives de reconstituer des unités nationales, ethniques, religieuses, traditionnelles, aux mouvements de libération de l’homme et de l’individu, il semble qu’il faille les considérer comme ayant leur raison propre. Bref, ne faut-il pas reconnaître comme l’un des principes essentiels de la pensée politique moderne cet aspect du nationalisme ?

Nous remarquions à propos de la liberté qu’elle n’avait pas de sens absolu, mais qu’il fallait pour lui donner une signification la relier à son sujet concret et aux entraves qui s’opposent à elle. Ceci est très évident lorsqu’on compare justement le grand mouvement moderne de libération dont nous avons parlé, par lequel l’homme rejette le joug de l’église et de la religion, des coutumes traditionnelles, des pouvoirs guerriers anciens, d’un côté, avec, de l’autre, les mouvements de libération nationale, dans la mesure où ils visent au contraire le retour à une identité culturelle traditionnelle, avec les obligations liées aux coutumes ancestrales, aux autorités et pratiques religieuses. On brandit le même étendard de la liberté de part et d’autre, mais les uns veulent se libérer du pouvoir que les autres veulent restaurer. Et quand ces mouvements nationalistes apparaissent au sein des sociétés occidentales, c’est même très précisément de la liberté ambiante qu’on veut se délivrer. On ne peut donc pas considérer comme des modes d’une même pensée politique ces deux formes de libération opposées. Il faut au contraire les comprendre à partir de leur opposition. Le mouvement vers la justice et l’utilité n’est pas apparu dans le vide, mais comme antagoniste d’autres conceptions des fins de la politique, dont principalement, en Europe, celle de la chrétienté médiévale. Ce progrès ne serait pas un mouvement, s’il s’était imposé immédiatement. Il a dû prendre sa place dans une lutte à tous les niveaux pour libérer des anciens pouvoirs, au niveau des idées comme de la vie politique. Et quoiqu’il ait fini par s’imposer en Occident, ce n’est que progressivement, en amenuisant une résistance des forces antérieures dont nous aurions certainement tort de croire qu’elles ont été maintenant tout à fait éliminées. Dans cette perspective, il va de soi que les mouvements nationaux de libération, en tant qu’ils visent au repli sur une communauté traditionnelle, ne peuvent pas représenter une forme de la lutte des modernes contre ce qui s’opposait à la nouvelle conception de la politique visant à la justice et à l’utilité, mais qu’il faut bien les considérer comme des manifestations de réaction de l’ancienne tradition contre laquelle la modernité politique a dû s’imposer et n’a pas fini de le faire. L’idée qu’il puisse exister en soi un idéal de la liberté provoque ici la confusion, qui se trouve d’ailleurs mise à profit par cette réaction, comme nous le verrons.

Cette confusion est d’autant plus grande que le terme de nation est à son tour ambigu. En un sens, la nation signifie une communauté traditionnelle, liée par sa langue et ses coutumes. En un autre, elle signifie une unité politique, un peuple formant un même État. Or cette ambiguïté a certainement sa raison d’être, dans la mesure où, dans de nombreux pays, il y a une forte identité entre ces deux formes de nations. Mais il n’y a là aucune nécessité, comme le montre l’existence de pays tels que la Suisse, où se côtoient plusieurs langues, plusieurs religions, plusieurs communautés traditionnelles. Ensuite, la défense de certains éléments d’identité nationale, tels que la langue, peut avoir des raisons extrêmement diverses, selon qu’il s’agit simplement, comme souvent, de défendre ses coutumes, ou selon qu’il s’agit, comme pour certains des pays qui ont conduit la libération par rapport à la tyrannie de la coutume, de conserver au contraire l’outil de pensée dont elle a besoin. L’affirmation nationale peut donc avoir des sens inverses par rapport au mouvement politique qui nous intéresse. D’un côté, elle peut signifier la conservation et la culture d’un milieu indispensable à la poursuite de la réflexion politique générale de la modernité, tandis que de l’autre, elle peut signifier au contraire un bouclier face à cette pensée pour protéger le retour au repos dans la tradition antérieure. Ainsi, une certaine affirmation nationale française peut se concevoir comme la sauvegarde des moyens de poursuivre cette ligne de pensée moderne (malgré tous les éléments de réactions nationalistes traditionnelles qui peuvent s’y lier). En revanche, il paraît difficile de comprendre le nationalisme breton, basque ou corse autrement que comme visant uniquement la sauvegarde ou le rétablissement du pouvoir des vieilles coutumes. Quant au mouvement nationaliste québécois, il est peut-être plus ambigu, ayant des caractères de repli ethnique, à certains égards, mais également celui de la sauvegarde d’un instrument de progrès, à savoir le français, qui est en Occident la langue la plus travaillée politiquement.

Bref, comme en ce qui concerne la liberté, la défense de la nation peut avoir des sens très divers et même franchement contraires. A long terme, la conception moderne de la politique semble pourtant aller principalement à l’encontre de l’accent politique mis sur la nation, dans la mesure où ni la justice, ni l’économie n’exigent comme telles la limitation des États aux frontières des nations, mais semblent même réclamer le contraire, voire, à la limite, quelque forme de gouvernement mondial, répondant à leur tendance à l’universalité.

Même si la justice et l’utilité ne sont pas sans leurs propres ambiguïtés, il semble qu’il y ait bien une spécificité moderne dans la manière dont elles sont conçues et dans le rôle qu’elles reçoivent de diriger la pensée politique. Et s’il y a une tension entre elles, il reste que l’idéal politique moderne est de les concilier. L’œuvre de Rawls situe assez bien l’état actuel de cet idéal, et c’est sans doute l’une des raisons de son très grand écho. Rawls prend en effet très au sérieux les deux principes : il veut une société juste dans le sens qu’elle soit le plus égalitaire possible. Mais il veut aussi un développement de l’économie jusqu’au point où elle atteigne sa plus grande utilité. Pour cela, il lui faut concilier les deux principes sans les dissoudre. C’est pourquoi la plus grande égalité va être définie par l’égalité utilement atteignable, si je puis dire, c’est-à-dire par celle qui réduira le plus les inégalités sans compromettre la plus grande production de biens. Et la plus grande utilité sera atteinte lorsque les plus défavorisés dans la société seront ceux qui en profiteront le plus, c’est-à-dire quand l’égalité concrètement réalisable dans une société économique sera la plus grande. Certes, il y a un certain compromis, en ce sens que les deux principes se déterminent réciproquement au lieu de valoir chacun, ou plutôt soit l’un soit l’autre, dans leur plus grande étendue. Mais c’est par là qu’ils sont pris au sérieux à la fois en eux-mêmes et dans leur complémentarité. Or non seulement Rawls définit ainsi l’idéal tel qu’il peut se présenter à nos esprits aujourd’hui, mais il estime de plus que nos sociétés démocratiques occidentales actuelles sont déjà, certainement pas des incarnations de cet idéal, mais des approximations satisfaisantes, qui doivent maintenant progresser par une sorte de perfectionnement interne. Selon ce diagnostic, nous ne sommes pas au but, mais nous sommes sur la voie et suffisamment avancés pour qu’il ne reste plus qu’à suivre le chemin avec persévérance, en évitant surtout, bien sûr, de nous en laisser écarter. Et ce sentiment de Rawls est probablement aussi relativement bien partagé, quoiqu’il soit en même temps contrebalancé par une inquiétude contraire, voire par un malaise lié à l’impression que, quoique nous ne soyons pas vraiment à un sommet, nous voilà déjà arrivés au haut de la côte, et que le chemin pourrait avoir déjà commencé à redescendre, loin de continuer l’ascension comme l’espérait Rawls.

Car avons-nous des raisons de croire que l’égalité va augmenter au moment où l’économie mondiale concentre de plus en plus les richesses en un plus petit nombre de mains et rapproche de plus en plus les classes intermédiaires des plus pauvres ? Avons-nous des raisons de croire qu’une économie fondée sur une telle concentration des richesses puisse croître longtemps, alors que, les pauvres devenant plus nombreux, ses marchés se rétréciront proportionnellement ? Certes, cette énorme concentration peut venir du fait que le souci économique se sépare du souci de justice comme cela a lieu dans une société plutôt capitaliste que libérale, dans la terminologie de Rawls. Et peut-être même faudrait-il dire que cette société capitaliste ne se soucie plus vraiment ni de l’économie ni de la justice, s’il est vrai que leur séparation conduit à terme à une ruine de l’économie elle-même. Mais de l’autre côté, les revendications de justice n’ont-elles pas également tendance à se dégager du souci économique, et à devenir très abstraites, sans plus être pensées dans la perspective d’une réalisation concrète ? Dès que les partisans de l’égalité pour elle-même voient quelque part la possibilité d’une égalisation formelle, ne l’exigent-ils pas aussitôt, sans se soucier de ce qu’elle implique réellement ? Et c’est ainsi que, dans les luttes à propos de la mondialisation, c’est-à-dire dans la construction effective de l’ordre politique nouveau que préparait la modernité, nous nous retrouvons face d’un côté aux maîtres du marché, cyniques, insensibles à toute préoccupation de justice sociale, qu’ils réservent à la seule préparation des discours d’apparat, et de l’autre face à de grands enfants qui sautillent et font la ronde en se lançant des fleurs, dans une fraternité et une égalité fort irréelles. Ne semble-t-il pas que l’idéal politique de la modernité soit en train d’éclater ?

Cette crise a plusieurs aspects, certains d’entre eux plus liés à l’état des forces et au jeu des intérêts matériels, si l’on peut dire, tandis que d’autres se jouent plus évidemment au niveau de la pensée. Je vais considérer un moment l’un de ces derniers, celui du postmodernisme. Comme le dit bien ce nom, la pensée moderne est supposée dépassée par cette nouvelle forme de pensée, sans l’être pourtant vraiment, puisque le postmodernisme vient à la fois après le modernisme, comme autre chose, et ne se présente pourtant que comme une autre forme du modernisme, ou du moins comme un courant qui reste attaché à ce qu’il est censé dépasser, puisqu’il ne peut pas se définir autrement que par son rapport à lui. Bref, c’est une contestation de la modernité à partir d’elle-même qui veut la suspendre tout en se suspendant à elle. Cette protestation en suspension se conçoit particulièrement bien à propos de l’idéal de justice en tant qu’égalité.

Nous avons vu comment, dès le début de la modernité, chez Hobbes, la reconnaissance de l’égalité naturelle des individus du point de vue de leur puissance prend son importance du fait qu’elle conduit à la reconnaissance d’une égalité originaire de droits. Et notamment, dans le contrat originaire, chacun a le même droit de se fier à son propre jugement. A partir de là, il n’est pas étonnant que la pensée moderne ait développé les idées de tolérance et de progression par la discussion. Dans les deux cas, il faut reconnaître à autrui un droit fondamental à faire valoir ses idées et opinions par des arguments. L’idée de la tolérance et de la prévalence de la raison a été une arme intellectuelle très puissante contre la tyrannie de la religion et des coutumes, qui exigeaient au contraire l’adhésion sans avoir à convaincre rationnellement. En effet, dans une société tolérante, ceux qui prétendent nous amener à croire quelque chose doivent procéder par des arguments, et soumettre par conséquent leurs raisons à l’estimation de ceux à qui ils s'adressent, au lieu de leur demander d’obéir sans chercher à comprendre, ou avant même de comprendre. Mais l’évaluation des arguments entraîne la possibilité constante de leur critique et leur enlève par là l’autorité indiscutée que les enseignements correspondants pouvaient avoir auparavant. Or les coutumes veulent être suivies parce qu’elles sont coutumes, et non parce qu’on peut les comprendre comme raisonnables en soi, et les articles de foi veulent être crus en tant que tels, et non pour leur caractère vraisemblable. Il était donc inévitable que la tolérance et le recours à la discussion dans le domaine des idées érodent les autorités traditionnelles. Cela va déjà de soi si l’on songe que l’autorité requiert l’inégalité, la supériorité indiscutée, que nient en principe la tolérance et la discussion.

Or la recherche de la justice comme égalité, c’est-à-dire non plus comme présupposant l’égalité de départ, mais comme visant l’égalité finale, aboutit à pousser la tolérance au point où, loin d’être une arme contre les seules autorités intolérantes et irrationnelles, elle se retourne contre le tolérant ou l’homme ouvert à la discussion lui-même. Car, dira-t-on, l’intolérant ne soutient-il pas simplement une autre position que le tolérant sur l’opportunité d’être ou non tolérant, et s’il refuse la discussion, n’est-ce pas parce qu’il ne croit pas à la raison, au contraire de l’homme rationnel ou raisonnable ? Mais ne faut-il pas tolérer ceux qui ne pensent pas comme nous, si nous sommes vraiment tolérants ? Ne faut-il donc pas tolérer les intolérants, qui ont un droit égal au nôtre à avoir une opinion sur ce sujet ? Et celui qui refuse la critique et l’argumentation, n’a-t-il pas, lui aussi, un droit égal à celui qui se confie à sa raison de se fier quant à lui à son sentiment, à ses coutumes, et à se défier de la raison qui les dissout ? Et l’intolérant ne se sentira pas obligé pour sa part à conclure également en faveur de la tolérance du tolérant. Mais comment l’y obliger sans contradiction, c’est-à-dire sans devenir intolérant à son tour ? Je ne peux donc qu’espérer que l’intolérant sera séduit par la tolérance, mais non pas la lui imposer. Et même, à un degré supplémentaire, ne faut-il pas aller jusqu’à dire que moi, le tolérant, j’ai découvert un paradoxe de la tolérance qui doit m’affecter ? Ne suis-je pas foncièrement incohérent du fait que je soutiens une attitude qui se détruit elle-même dès qu’on cherche à l’universaliser, comme je dois le faire, si je la considère comme un vrai principe, c’est-à-dire comme un principe universel ou absolu ? Au moment même où, nous les tolérants, en principe du moins, nous avons obligé les autres à devenir tolérants, nous découvrons qu’en le faisant nous n’avons pas agi innocemment, mais que nous avons utilisé contre eux une arme que nous devions nous interdire selon nos propres principes. Pouvons-nous renoncer à la tolérance ? Peut-être pas. Mais pouvons-nous vivre contents dans notre tolérance ? Pas davantage. Pouvons-nous l’exiger des autres ? Certainement pas. Pouvons-nous l’espérer des autres ? Oui, mais en nous en montrant reconnaissants s’ils l’acceptent, et en tolérant qu’ils le refusent. Bref, voici notre tolérant, amoureux de la justice égalitaire, suspendu dans le vide, incapable de revenir à l’intolérance, honteux et coupable de chercher à la faire adopter aux autres. Et comment alors se conduira-t-il lui-même dans la vie ? Peut-il encore soutenir fermement un principe quelconque ? S’il a la raison contre lui, il n’a donc pas raison. Mais s’il a la raison avec lui, il doit encore douter de l’autorité de cette raison, et il n’a pas tout à fait raison non plus. Comment va-t-il retoucher le sol, où vivent bien plus heureux les croyants naïfs qui se confient immédiatement aux autorités traditionnelles ? On ne s’étonnera pas de voir notre tolérant postmoderne les envier, loucher du côté de ces bonnes vieilles traditions, se trouver tenté d’y croire, sans le pouvoir tout à fait, et rêver d’un accord miraculeux entre sa modernité rationnelle et la tradition qui impose son autorité en deçà de la raison. Et peut-être se dit-il alors que son sort tragique est que les autres peuvent avoir raison, mais plus lui. Il a commis la faute, noble sans doute, de se fier à la tolérance, à la raison, de quitter les opinions ambiantes, autoritaires, de la tribu. Il veut sans doute persister dans sa belle attitude, pour sa noblesse, mais il lui faut expier aussi sa faute et accepter de se sacrifier, de tolérer l’intolérant, et de le tolérer profondément, de croire vraiment qu’il est vraisemblable qu’il ait raison, de lui accorder même à la limite qu’il a raison… Et voilà, c’est le tolérant, ce tolérant extrême, postmoderne, qui se trouve maintenant ligoté dans sa tolérance, prêt à être livré aux intolérants, avec lesquels il ne peut certes pas vraiment se confondre, mais auxquels il ne peut plus résister, et qu’il conforte dans leur intolérance par cette évidente faiblesse.

Dans sa version purifiée, extrême, c’est l’histoire de l’intellectuel postmoderne, d’une petite minorité. Mais de manière plus large, c’est aussi l’histoire d’une partie bien plus grande des peuples occidentaux qui se sentent coupables de leur domination, non seulement économique et militaire, mais également culturelle, coupables non seulement des injustices qu’ils ont commises à l’égard des autres, mais aussi de cette injustice première qui était d’avoir cherché à leur imposer leur culture, leur idée de la justice, même si, par ailleurs, ils ne peuvent pas non plus juger qu’il aurait été plus juste d’y renoncer. C’est l’histoire de tous ces gens qui, chez nous, n’osent plus se fier à leur raison, parce qu’elle est la raison et qu’elle est devenue un maître dans la modernité, alors que la justice demande qu’elle reprenne une place modeste à côté de ses égaux, les sentiments spontanés, les instincts. Et tant mieux, pensent ces postmodernes, s’ils peuvent aussi se rendre un peu capricieux, mais sans trop se prendre au sérieux, et retrouver partiellement les sources naïves des certitudes originaires loin de la raison. Et tant mieux même, à leur sentiment, si l’on ne sait pas trop raisonner à ce sujet, si l’on se montre moins soumis à ce maître moderne, et si l’on suit plus spontanément ses propres caprices. Et pour ceux qui n’ont pas été d’abord suffisamment formés à la raison pour en devenir un moment disciples, c’est une grande supériorité qu’ils se sentent, d’être si bien chez eux dans les pulsions innocentes, à l’écart de la coupable raison. Ils sentent bien la culpabilité postmoderne dans les attitudes et les tons de ceux qui s’en sont trop imbus, et ils sentent qu’ils ont raison de s’en tenir éloignés. Parmi ceux qui rejettent la justice égalitaire en sentant sa honte et son impuissance, ne faut-il pas compter justement aussi ces cyniques, assez malins pour avoir retenu l’utilité de la raison purement calculatrice, et, dans le vide moral que leur paraît laisser le postmodernisme, se disent que leur intérêt le plus égoïste n’est peut-être pas le plus mauvais mobile ?

Bref, l’arme de la tolérance s’est maintenant totalement retournée contre ces modernes extrêmes, devenus en même temps aussi bien anti-modernes ou postmodernes. Elle les a paralysés face à l’extérieur comme face à eux-mêmes, et elle laisse de plus en plus le champ libre à tout ce que la modernité avait combattu. Est-ce pourtant la conclusion inévitable de la modernité ? Certainement pas. Ils ont commis à l’égard de la tolérance, à l’égard de la justice, la même erreur que nous avons relevée à propos de la liberté. Ils en ont fait des idéaux abstraits, et en ont oublié les conditions concrètes.

Ainsi, sur la tolérance, la conception des postmodernes se fonde sur un raisonnement abstrait à partir d’une définition abstraite. Est tolérant, posent-ils, celui qui tolère et accepte que les autres puissent avoir raison comme lui. D’où il s’ensuit que cette tolérance doit porter sur tout ce qu’on peut croire, y compris à propos de la valeur de la tolérance. Et par conséquent la tolérance réclame la tolérance de l’intolérant et paralyse le tolérant. Mais en réalité la tolérance est un procédé pour résoudre les disputes autrement que par la guerre et le rejet immédiat de ceux qui ne pensent pas comme nous. Ce moyen est de laisser, dans la plus large mesure possible, les gens croire ce qu’ils croient, que ce soit juste ou faux, et de vivre selon leurs croyances. Il est aussi propre à créer une certaine curiosité pour les autres, qui est bénéfique au développement intellectuel et favorise la substitution de la discussion à la guerre dans la résolution des dissentiments. Il est très important naturellement de voir que la tolérance n’est jamais un principe absolu, mais uniquement relatif. Elle est bonne tant qu’elle permet d’établir la paix, et tant qu’elle est favorable à un échange intellectuel plus intense. Il n’est pas question que, sous prétexte de tolérance de la part des plus raisonnables, les moins raisonnables imposent leur loi. Au contraire, c’est la valeur des arguments qui devient le critère selon lequel se règlent les disputes entre gens civilisés, acquis à la tolérance plutôt qu’à la dispute violente. Mais le refus de la discussion conduit à un rejet hors de son champ et hors des égards réciproques de ceux qui en acceptent la valeur. Peut-être l’intolérant même sera-t-il encore toléré, mais à un degré moindre, car la tolérance a bien des degrés, bien des distances. On ne tolère jamais absolument, ce qui n’aurait aucun sens, mais seulement dans une certaine mesure. La raison serait-elle donc elle-même intolérante ? Et pourquoi non ? La raison qui conseille la tolérance dans certains cas, là où elle est appropriée, là où elle permet la paix, là où elle donne des chances à une société de devenir plus raisonnable, peut très bien aussi en demander la stricte limitation là où elle n’est pas aussi efficace, et réclamer même l’intolérance face à celui qui préfère le recours à la violence. Pas plus que la liberté, la tolérance n’est une valeur en soi, mais elle requiert pour valoir d’être rapportée à ce qui lui donne son sens.

Cette absolutisation de la valeur de la tolérance correspond, nous l’avons vu, à l’un des principes de la pensée politique moderne, celui de la justice, et plus précisément de la justice en tant qu’égalité. Dans cette vision, l’égalité est conçue comme égalité finale, celle que la justice demande de réaliser, et non pas comme l’égalité inaugurale, que la création même du système de la justice présuppose. Or c’est cette version de la pensée politique moderne, égalitaire, qui est aujourd’hui dominante et qui se trouve dans la crise exprimée par le courant postmoderne. Et c’est principalement cet idéal d’égalité qui conduit aux impasses postmodernes. Par son caractère idéal et abstrait, il conduit déjà à déplacer l’attention vers d’autres sujets que ceux entre lesquels le contrat présuppose une égalité d’origine. Celle-ci est clairement une égalité entre les individus qui participent au contrat. Elle est nécessaire, parce que le peuple qui doit en naître et renaître n’existe pas du tout sans lui, et qu’il est donc ce qui crée le vrai lien politique entre les individus, à l’exclusion de tout autre lien antérieur. Au contraire, lorsqu’il s’agit d’arriver à une égalité finale, parce qu’une pure égalité abstraite est parfaitement irréelle et impossible, il faut bien trouver des points de comparaison entre les individus pour introduire l’égalité sous ces rapports plus ou moins arbitrairement sélectionnés. Il faudra arriver par exemple à une égalité de salaire, ou d’accès au travail, ou d’accès à l’éducation, etc. Et pour produire cette égalité, il faudra considérer les circonstances qui l’empêchent dans la société. Or ces empêchements vont caractériser certains groupes, et les mesures prises pour rectifier les différences vont tendre à se fonder sur l’établissement de ces groupes. Politiquement, l’individu ne sera plus un individu, mais un homme ou une femme, un homme de telle race, de telle classe sociale, biologiquement déterminé comme malformé, malade, infirme ou sain, et ainsi de suite. De sorte que cette même société qui se voue à l’idéal abstrait de l’égalité commence par accentuer les distinctions de classes, de castes, de groupes, de races qu’elle prétend abolir par ses politiques. De plus, parmi les groupes qui se trouvent évidemment dans une société, il faut compter les communautés qui s’y sont formées, religieuses, ethniques, corporatives, etc. Or on aura tendance à les traiter immédiatement comme requérant une égalisation. Il faudra que chaque religion ait les mêmes opportunités et que chaque ethnie ait les mêmes moyens de cultiver ses traditions. Nous retrouvons alors le cercle vicieux de la tolérance abstraite, qui finit par se suspendre elle-même, puisque, par exemple, le problème se posera de savoir comment donner aux communautés qui refusent la modernité, le même droit de maintenir leurs manières de penser et de vivre qu’aux modernes, même là où cela conduirait à rejeter le sens de la justice auquel il faut se référer pour obtenir ce droit à l’égalité.

Comme on le voit, dans l’impasse postmoderne à laquelle a abouti la pensée politique moderne, la crise politique de la modernité n’est pas simplement due à des circonstances historiques, matérielles, étrangères à la pensée, mais elle est bien directement l’effet d’un développement interne de la pensée politique moderne elle-même, notamment vers l’idée d’une justice égalitaire abstraite. Ce développement était-il inévitable, était-il déjà inscrit dans le premier projet de la modernité ? Pour ma part j’aurais tendance à le voir comme une contamination du projet moderne tel qu’on le voit chez Hobbes par exemple, par les modes de pensée religieuse qu’il devait justement éliminer. Le postmodernisme serait plutôt la conclusion paradoxale d’un mouvement qui s'est laissé peu à peu contaminer à nouveau par ce dont il voulait se libérer, et qui, ayant renoncé aux absolus de l’au-delà du christianisme, en a posé de nouveaux, notamment dans cette idée de la justice comprise comme divinisant l’égalité abstraite.

Quant au principe économique, il serait possible de montrer qu’il a suivi un cours semblable, conduisant à une vision très abstraite de la fin de l’économie, vue dans la richesse, mesurée très globalement dans une comptabilité seulement financière, dans l’idée d’une concurrence entre nations, plus qu’entre individus, ce qui conduit à considérer comme très saine l’économie d’un pays dans lequel un petit groupe de gens possèdent des revenus colossaux, tandis que le grand nombre survit avec peine, quand il le peut, et à considérer comme plus riche le pays dans lequel on trouve avec peine de l’eau qu’on achète cher, alimentant ainsi tout un marché, que celui dans lequel on la trouve gratuitement.

Mais la critique, au moins superficielle, de la pensée économique est plus présente dans les esprits, et je peux m’en passer ici pour revenir à notre question de savoir s’il y a lieu de dépasser la conception de la politique focalisée sur la justice et l’utilité, et comment le faire dans ce cas.

Nous avons déjà vu que la situation était plus complexe que je ne l’avais laissé entendre au début, puisque la modernité ne présente pas une conception uniforme de la justice et de l’utilité, et qu’on trouve au moins les deux versions que nous y avons repérées à propos de la justice : celle qui tend à lui redonner son sens plus spécifiquement politique, comme chez Hobbes, et celle qui tend à lui attribuer une sorte de réalité transcendante, idéale, comme chez Rawls et dans le postmodernisme. Or c’est cette dernière que nous avons montrée avant tout en crise. Faut-il donc penser que l’erreur a eu lieu dans le passage de l’une à l’autre, ou bien que l’accent mis sur le juste et l’utile, dès l’origine, était voué à de tels développements et blocages ? Et dans ce dernier cas, quelles seraient les possibilités d’orienter la pensée politique vers d’autres fins ? Je n’énumérerai pas de telles fins ou principes d’une nouvelle pensée politique, puisqu’il appartient à notre recherche commune de les trouver et d’en faire l’examen critique.

Mais comment nous y prendre ? Cela ne demande-t-il pas une connaissance parfaite de notre culture, de notre histoire, bref, une vie d’études ? Heureusement non. Non pas que toutes ces connaissances soient inutiles, loin de là. Mais notre but n’est pas simplement de tracer le portrait de plus exact possible de notre situation politique. Il s’agit bien de chercher à sonder une hypothèse précise, celle que je viens de vous présenter, selon laquelle notre pensée politique est dominée par le souci du juste et de l’utile, et cela encore principalement sous la forme de l’égalité et de la richesse. Et, s’il est vrai que nous découvrons que ces principes conduisent à une crise, alors comment serait-il possible d’en découvrir d’autres ? Si nous sommes des parties d’une partie de notre culture, de sorte que la plus grande part nous reste objectivement extérieure et largement inconnue, cette culture est aussi une partie, et très importante, de nous-mêmes, que, après des études universitaires en philosophie, il devrait être possible de déchiffrer, ou du moins dont il devrait être possible d’entreprendre le déchiffrement. Il suffit donc de nous tourner d’abord vers cette culture qui est en nous, de voir comment nous sommes nous-mêmes portés à envisager les questions politiques, pour voir selon quels principes nous procédons, et dans quels problèmes nous tombons. Quant à la recherche d’autres principes possibles, c’est un effort d’imagination et d’intelligence, et non d’érudition, puisqu’il ne s’agit justement pas de nous rabattre sur des savoirs déjà existants, nous venant du passé, mais de regarder le futur en inventant. Contrairement à ce qu’on croit aujourd’hui, où partout on nous invite à être créatifs, rien n’est plus difficile et plus rare que la véritable invention. Toutefois ce n’est pas une raison pour y renoncer, mais seulement pour ne pas nous illusionner sur le résultat auquel nous arriverons probablement. Mais qu’importe ? si nous nous y lançons comme Hume, pour qui il faut faire de la philosophie en chasseur, en prenant plaisir à la chasse autant et plus qu’à la prise.

Gilbert Boss 

 

<< Philosophie et pratique >>