Invention de religions
Automne
2010
Annonce
Il y a une histoire des religions qui
nous apprend, parfois dans le détail, comment les diverses religions
sont nées. Nous savons donc qu'elles n'ont pas existé de toute
éternité. Du point de vue de plusieurs d'entre elles, pourtant,
elles sont apparues du fait non pas d'une création humaine, mais
d'une intervention divine. Il n'en va pas ainsi pour la philosophie,
dont nous revendiquons l'invention, à la fois comme discipline en
général et comme chacune des disciplines ou philosophies concrètes.
Dans cette ligne, la philosophie conduit naturellement à envisager
nos représentations du monde et de la vie comme des produits de
notre pensée. Les religions n'échappent pas à ce traitement. On
peut étudier les conditions naturelles de la naissance des
religions. On peut également s'intéresser à leur invention d'un
point de vue pratique et philosophique comme c'est ici notre
intention. Quel est l'intérêt philosophique de cette démarche ?
C'est ce que nous commencerons par examiner, dans la suite de la
réflexion sur ce sujet du séminaire de l'année précédente sur
« nos religions ». Mais c'est bien cette activité
d'invention qui nous occupera ensuite principalement.
Lectures:
- Spinoza, Traité
théologico-politique
- Hume, Dialogues
sur la
religion naturelle
- D'Holbach, La contagion sacrée ou Histoire naturelle
de la superstition
- Stirner, L'unique
et sa propriété
- Durkheim, Les
formes élémentaires de la vie religieuse
- Hesse, Le jeu des perles de verre
- Leo Strauss,
La persécution et l'art d'écrire
- Gilbert Boss, La fin
de l'ordre économique
- Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien
(312-394)
Introduction
Thème
Ce
séminaire sera consacré à l'invention de religions. Un tel projet
peut paraître paradoxal. Car les religions sont-elles vraiment
inventées ? et même dans ce cas, est-ce à nous qu'il
appartient de les inventer ? L'expérience la plus commune que
nous avons de la religion, à travers l'attitude religieuse qui
semble convenir dans ce domaine et qu'on y réclame de ceux qui y
sont soumis, nous représente dans une disposition plutôt passive et
réceptive qu'inventive. Les religions sont toujours déjà là,
elles nous surplombent en quelque sorte, et il s'agit pour nous
d'écouter, de nous imprégner de l'enseignement qu'elles nous
donnent, et d'obéir à leurs conseils ou injonctions. Certes, cette
soumission n'a pas toujours lieu sans efforts, et l'homme religieux
peut devenir même très actif en un sens pour tenter de se conformer
le plus parfaitement possible à ce qui est requis de lui. Mais il
s'agit seulement d'une réaction à une première action d'appel, de
commandement, d'instruction, bien différente de l'activité
d'invention, dans laquelle nous avons l'initiative, la religion, en
devenant notre œuvre, recevant à l'inverse le rôle passif. Mais si
les religions précèdent les religieux, n'ont-elles jamais été
inventées ? Certes, elles sont apparues à un moment ou à
l'autre dans l'histoire, quoique pour beaucoup d'entre elles, leur
origine semble se perdre dans la nuit des temps, au point que ceux
qui les pratiquent peuvent avoir l'illusion qu'elles existent depuis
toujours. Mais surtout, même pour celles dont on peut plus ou moins
bien dater l'apparition, on hésitera à les dire inventées. En
effet, l'invention renvoie d'habitude à un auteur humain (ou à
quelque créature semblable à la rigueur). Mais ce n'est pas à des
hommes qu'on attribue généralement la création des religions, du
moins si on les considère dans leur propre perspective. Elles
s'annoncent comme provenant de puissances supérieures à l'humanité.
Et quand on peut dater leur apparition et la lier à l'activité d'un
fondateur humain, comme Moïse peut-être, Jésus, Mahomet ou Bouddha
très certainement, on ne conçoit pas ces fondateurs comme des
inventeurs, ce qui revient déjà à prendre une attitude critique
face aux religions qu'ils enseignent. Ils sont davantage des
médiateurs, des envoyés de puissances supérieures, non humaines,
auxquels celles-ci ont révélé la religion qu'ils prêchent, sans
en être les auteurs, parce qu'ils ont reçu eux-mêmes leur
enseignement de quelque principe qui les dépasse. Ils sont plutôt
des prophètes, inspirés, que des créateurs de religion à
proprement parler. C'est en revanche dans le domaine de la
philosophie qu'on parlera d'invention, et même lorsque les
philosophes fondent des sectes, comme Platon, Épicure ou Zénon,
c'est bien en tant que leurs disciples eux-mêmes les considèrent
comme les auteurs ou inventeurs de doctrines dont on leur attribue
l'autorité et la responsabilité. Et quand, dans le cas d'un Bouddha
par exemple, on considère la doctrine d'un tel fondateur comme
découverte ou inventée, on tend alors aussi à la considérer
davantage comme une philosophie. Ou bien, lorsqu'on estime que ceux
qui se sont présentés comme des prophètes ont en réalité inventé
ce qu'ils prétendaient révéler, cette idée de leur intervention
prend du coup une fonction critique et conteste le statut
véritablement religieux de leur enseignement. Bref, n'est-ce pas
seulement dans la mesure où l'on aborde les religions de
l'extérieur, de manière rationnelle, scientifique ou philosophique,
et non selon leur propre perspective, qu'on peut les considérer
comme des inventions et comme susceptibles de donner lieu à une
activité d'invention ? Or, en ce qui nous concerne, nous
pouvons bien avoir la prétention de pratiquer la philosophie, et
même d'inventer dans ce domaine, mais non de nous transformer
volontairement en ces hommes inspirés qui fondent les religions.
Certes, les religions peuvent donner lieu à des tentatives
d'explications internes plus ou moins rationnelles, comme en
théologie, mais c'est parce qu'elles existent déjà, et la
théologie ne prétend alors rien inventer, mais seulement clarifier
un enseignement déjà donné. Certes aussi, les religions peuvent
donner lieu à une investigation critique, mais c'est alors en vue
non pas de les inventer, mais de les réduire ou de les détruire. —
Mais nous nous exerçons à la philosophie, et rien ne nous oblige à
prendre sur les religions le point de vue religieux. Or pour un
philosophe, les doctrines ne se découvrent-elles pas rationnellement
et ne s'inventent-elles pas ? Lorsque nous avons affaire à des
philosophies, nous les considérons bien comme des inventions, que
nous cherchons à comprendre en les reproduisant. Et parce que les
philosophies sont des inventions humaines, nous pouvons les analyser
selon ce point de vue de l'invention, et nous pouvons nous-mêmes
nous approprier ce processus d'invention et tenter d'en inventer de
nouvelles. C'est pourquoi d'ailleurs, pratiquement, par la nature de
cette approche, nous considérons les philosophies comme multiples et
susceptibles de se multiplier par notre activité, quel que soit
notre désir de les réduire ou non à l'unité. N'est-il pas
intéressant et conforme à l'esprit de la philosophie de tenter de
traiter ainsi toutes les doctrines en un sens large, et de nous
exercer également à inventer des religions, ne serait-ce que pour
voir si une telle approche est possible ?
Mais
comment l'invention pourrait-elle s'appliquer à la religion ?
L'idée que la religion puisse naître d'une invention humaine
parfaitement concertée est très ancienne. Car une vieille opinion
présente les religions comme des instruments du pouvoir politique.
D'une part, le pouvoir utilise les religions existantes, mais de
l'autre, il les modifie selon ses besoins ou les invente. C'est ainsi
que chez les Romains, Numa, le successeur de Romulus, passait pour le
fondateur de leur religion, et les esprits éveillés pensaient qu'il
l'avait inventée en tant qu'instrument pour gouverner le peuple. On
a pu attribuer à Moïse et à d'autres un rôle similaire. C'est
dire que de tout temps l'invention religieuse est loin d'être
apparue comme une aberration parmi les esprits lucides. Cependant, si
cette invention peut faire partie de l'activité politique, peut-elle
également s'intégrer à l'activité philosophique ? Le
politicien a non seulement des raisons de créer ou de modifier des
religions, le pouvoir politique reposant principalement sur l'opinion
du peuple, mais il en a également en principe les moyens. En effet,
les religions ne se réduisent pas à des théories abstraites que
n'importe qui peut élaborer pour lui-même. Elles sont des systèmes
d'idées et de pratiques déterminant avec autorité la vie de
groupes sociaux plus ou moins importants. Autrement dit, pour
engendrer une religion, il faut également régler les comportements.
Or si le pouvoir politique n'est pas la seule autorité dans une
société, il en est généralement la plus importante, et celle qui
a donc la plus grande capacité de déterminer les autres et d'avoir
des effets pratiques concertés. Sinon, c'est surtout en agissant sur
l'imagination qu'on influence à la fois les opinions et les
comportements, ce qui est la manière de faire des prophètes. En
revanche, des plans rationnels paraissent peu appropriés à la
production de tels effets, et par conséquent à une intervention
dans le domaine de la religion. Aussi, dans la mesure où elle est un
mode de penser éminemment rationnel, la philosophie semble devoir
limiter son action à la modification des conceptions d'un petit
nombre d'esprits se consacrant à ce genre de réflexion largement
étranger aux habitudes du peuple, et devoir rester à l'écart des
modes de pensée et d'agir caractéristiques des religions.
Cependant, s'il est vrai que les religions puissent être inventées
en vue de leurs effets sur les opinions et le comportement du peuple
selon un calcul politique, cela signifie que les modes autoritaire et
prophétique sur lesquels les religions sont transmises ne correspond
pas nécessairement à la façon dont elles ont été d'abord
inventées ou conçues, et dont elles sont gouvernées en dernier
ressort. Rien n'interdit en effet qu'une religion soit savamment
élaborée ou rectifiée, en calculant les effets à obtenir par les
croyances, les règles, les rites et les mœurs qu'elle a pour
fonction d'implanter dans le peuple, comme ce doit être le cas dans
leur utilisation politique, où ce sont précisément ces effets qui
sont visés. Certes, dans la pratique ces calculs ne suffisent pas,
et ils se voient en partie déjoués par les déformations que leur
réalisation comporte. Ils n'en sont pas moins essentiels, même
s'ils exigent peut-être de nombreuses rectifications au fur et à
mesure des déviations par rapport à l'épure originale que la vie
religieuse concrète entraîne. Car ces rectifications elles-mêmes
dépendent encore de nouveaux calculs. Si par conséquent la religion
peut être un instrument de la politique, de manière plus ou moins
parfaitement concertée, elle peut être l'objet d'une invention
rationnelle, radicale ou progressive. Il est vrai que cette invention
ne peut pas être l'œuvre d'une pure raison abstraite, parce qu'une
religion comporte mille croyances contingentes qui ne se déduisent
pas d'un principe abstrait. L'imagination intervient dès le départ,
comme dans toutes les productions de la raison, hormis à la rigueur
les purs calculs logiques. Rien n'interdit donc au philosophe
d'inventer rationnellement des religions dans ce sens où sa démarche
rationnelle n'implique pas l'absence d'intervention de l'imagination,
mais plutôt la direction de celle-ci par la raison. En revanche,
tant qu'il ne se fait pas prophète ou politicien, le philosophe ne
semble pas pouvoir réaliser par lui-même la religion qu'il conçoit.
Ce qu'il élabore donc, plutôt qu'une religion concrète, c'est un
plan ou un projet de religion, qui appelle encore une autre démarche
pour son effectuation. En nous proposant d'inventer des religions
dans le cadre d'une démarche philosophique, c'est donc dans une
élaboration de projets de religions que nous nous engageons en fait.
L'invention
de religions ainsi conçue n'est donc pas encore leur création, mais
elle la prépare ou peut la préparer. Il semble donc qu'il faille
comprendre ces deux étapes comme nécessairement associées, de
telle manière que la création se présente comme le but de
l'invention. Mais ce lien peut être plus ou moins étroit. En effet,
ou bien l'invention, l'élaboration du projet, n'a vraiment de sens
que par rapport à sa réalisation, ou bien il se trouve qu'en
philosophie l'invention a déjà un sens en elle-même,
indépendamment de sa réalisation effective. Dans le premier cas, si
la véritable création religieuse, quoique pouvant avoir lieu sous
la forme de la réalisation d'un projet, ne dépend plus de la
philosophie pour cette réalisation, mais d'autres formes
d'activités, comme la prophétie ou la politique, quel peut bien
être l'intérêt philosophique de chercher à guider cette
réalisation ? La prophétie, dans la mesure où elle se fonde
sur une inspiration, trouve en cette dernière sa propre raison, se
sentant poussée par le principe supérieur qui se révèle à elle
et auquel elle obéit, en lui remettant la responsabilité du sens de
son action. Quant à la politique, elle a ses propres fins, pour
lesquelles la religion doit lui servir de moyen, et la création ou
l'adaptation d'une religion telle qu'elle lui soit utile trouve en
elles son sens. La philosophie pourrait-elle donc servir la politique
en contribuant à l'invention religieuse ? De son côté, la
prophétie, loin d'appeler le philosophe à son secours, le repousse
comme un adversaire dans cette fonction, puisqu'il importe pour elle
que la religion renvoie à un principe censé supérieur au
raisonnement humain. Et la politique semble quant à elle se suffire
aussi. De plus, la philosophie pourrait-elle se rendre simplement
instrumentale sans se renier ? S'il doit y avoir un sens
philosophique à sa propre activité, il faut que ce sens lui soit
propre, et non emprunté. C'est donc le rapport inverse qu'il
faudrait envisager, à savoir que, pour se réaliser, le projet
philosophique se serve de la prophétie ou de la politique, dans le
premier cas, en donnant au prophète l'illusion qu'il obéit à une
puissance supérieure en suivant en réalité le commandement du
philosophe, et dans le deuxième cas, en orientant la politique vers
les fins philosophiques gouvernant son projet. Mais pourquoi les
philosophes se soucieraient-ils de soumettre les esprits à une
religion particulière, plutôt qu'à n'importe quelle autre ?
Il semble plutôt propre à la démarche philosophique de se libérer
de toute religion comme plus généralement de l'esclavage de toute
opinion. Dans cette perspective, c'est la critique des religions,
leur dissolution dans l'esprit du philosophe, qui importe, car toutes
sont mauvaises en tant qu'elles sont des chaînes pour l'esprit qui
cherche à se libérer pour se rendre le plus autonome possible. Pour
le reste, si les autres hommes ont besoin de religion et si la vie
sociale et politique l'exige en pratique, ou bien le philosophe tente
de s'en mettre à l'écart autant qu'il le peut, comme les
épicuriens, ou bien il se conforme purement extérieurement, dans sa
pratique sociale, à la religion présente, quelle qu'elle soit,
toutes lui restant indifférentes, comme faisaient par exemple les
sceptiques. Bref, il semble que la philosophie demande de séparer
les sphères de la philosophie et de la religion, plutôt que de les
relier, ce qui semble arriver au contraire si le philosophe s'engage
dans l'invention de religions. Mais si l'existence de telle religion
concrète plutôt que de telle autre ne devait pas intéresser le
philosophe, se pourrait-il que l'invention de religions prise en
elle-même ait quelque intérêt pour lui ? Les religions
n'étant pas des philosophies et représentant plutôt des structures
du domaine de l'opinion, dont le philosophe se dégage, elles sont
l'objet d'une critique avons nous dit, d'une analyse, et leur
existence importe uniquement en tant qu'elles donnent lieu à une
telle critique. Par conséquent, il paraît à première vue dénué
de sens philosophique d'en inventer de nouvelles. Pourtant, on
comprend d'autant mieux une conception qu'on parvient à la
reproduire ou à la produire, ce qui exige la connaissance et la
maîtrise des mécanismes dont sa construction dépend. C'est
pourquoi l'invention de religions peut faire partie déjà des
exercices utiles pour les objectiver, les analyser et les soumettre à
la critique. Il y a donc bien un sens interne, philosophique, à
l'activité d'invention de religions. Par ailleurs, même si l'une
des stratégies philosophiques peut consister à se détourner des
religions ou à s'y rendre indifférent, néanmoins, en tant que la
philosophie n'est pas qu'une activité théorique, qui prendrait le
monde pour objet à partir d'une sorte de retraite intellectuelle,
mais bien une pratique impliquant l'homme entier, sa pensée comme
son action, le philosophe doit considérer qu'il vit concrètement
dans le monde, la société, l'opinion, sous l'influence des
autorités extérieures, et donc également dans les religions, avec
leurs effets divers, plus ou moins favorables à la pratique
philosophique elle-même. Si certains philosophes se dégagent de
l'emprise religieuse en la neutralisant pour eux-mêmes, c'est bien
qu'ils la considèrent comme nuisible pour celui qui y reste soumis.
Par là, ils reconnaissent l'influence des religions sur le
développement de l'activité philosophique elle-même. Il se pose
donc la question de savoir si certaines religions ne seraient pas
plus favorables que d'autres à l'acquisition de la sagesse. Et le
caractère pratique de cette dernière la conduit à tenter de
modifier le milieu où elle s'exerce dans la mesure du possible, et
par conséquent également à envisager d'inventer les religions dont
l'influence est la plus favorable, directement ou indirectement, à
la pratique philosophique.
Position du problème
Les
raisons pour lesquelles l'idée
d'inventer des religions peut paraître étrange varient en fonction
des diverses manières de concevoir les religions. La signification
la plus ordinaire du terme en Occident, la plus populaire ou vulgaire
dans les pays chrétiens, juifs ou musulmans, notamment, fait
intervenir une référence essentielle à la divinité, qu'il
s'agisse d'un ou de plusieurs dieux. Selon cette façon de voir, il
s'agit dans la religion des rapports entre les hommes et les dieux,
considérés comme des puissances supérieures invisibles, douées
d'esprit, c'est-à-dire d'intelligence, de perception et de
sentiments, qui se préoccupent du sort des hommes, pris
collectivement ou individuellement. Il s'agit alors de régler le
rapport entre les hommes et les dieux, par un culte, des rites,
éventuellement une attitude intérieure telle que la foi et une
forme de soumission pouvant régir jusqu'aux sentiments et aux
intentions. Étant cachées et naturellement imperceptibles en
général, ces divinités doivent se révéler et faire connaître
leurs exigences elles-mêmes, de manière claire ou le plus souvent
relativement énigmatique et mystérieuse. C'est pourquoi, selon leur
propre conception, ces religions ne viennent pas des hommes, mais des
dieux eux-mêmes, et c'est par des visions surnaturelles que les
hommes y sont initiés, c'est-à-dire généralement certains d'entre
eux seulement, privilégiés par les dieux qui les chargent de
transmettre les messages divins aux autres en tant que prophètes,
servant aux dieux de porte-parole. En principe, il n'y a donc aucune
place pour l'invention, car ni ceux qui reçoivent la révélation
par la bouche des prophètes, ni ces derniers, qui la reçoivent plus
directement des dieux, ne doivent faire autre chose que recueillir la
religion telle qu'elle leur est signifiée par les dieux et s'y
conformer le plus exactement possible. Toutefois, dans cette façon
de voir, il n'est pas tout à fait vrai que l'invention soit
entièrement bannie. Car, la révélation étant d'habitude obscure,
énigmatique ou mystérieuse, en tout ou en partie, elle exige des
hommes une activité d'interprétation, même parfois très
importante. Or cette interprétation, aussi fidèle qu'elle se
veuille, exige d'envisager plusieurs sens possibles, de chercher
quelles pourraient être les significations des éléments obscurs,
et donc non entièrement révélés, des enseignements divins, et cet
effort implique une recherche et une certaine invention de la part
des hommes, que celle-ci soit requise de tous ou qu'elle soit la
fonction de certains d'entre eux seulement. L'importance de cette
part d'invention est très visible à travers les débats
théologiques, qui n'auraient pas lieu si la révélation était
claire et univoque pour tout esprit humain. Or à quel point cette
invention, même secondaire, joue un rôle essentiel pour façonner
les religions effectives, c'est ce qui se voit par exemple dans les
différences parfois très importantes entre les diverses religions
qui se fondent sur une même révélation divine, comme c'est le cas
entre la multitude des sectes chrétiennes, malgré les tentatives de
l'église dominante de condamner et d'éliminer comme hérésies
toutes celles qui dévieraient de sa propre interprétation. C'est
dire que sur une même révélation divine, à supposer qu'il existe
une telle chose, il est possible d'inventer plusieurs religions
différentes. Par conséquent, même dans la conception vulgaire de
la religion, celle-ci donne lieu à une invention, quoique comprise
comme subordonnée seulement. Même dans cette perspective donc, la
question se pose de savoir comment a lieu une telle invention de
religions sur un modèle donné.
En
outre, sans modifier cette
conception vulgaire de la religion, il est possible de concevoir son
invention comme ayant une portée bien plus grande et comme devenant
même entière. En effet, qui peut savoir ce que les dieux
révèlent ?
Par hypothèse, cette révélation est surnaturelle en tant qu'elle
ne dépend pas de nos facultés naturelles. Nous ne percevons pas
normalement les dieux ni n'avons de communication directe avec eux.
La révélation est exceptionnelle et elle n'est accordée souvent
qu'à des hommes exceptionnels, les prophètes. Ils en sont donc les
seuls témoins, et leur témoignage reste invérifiable pour les
autres. Dépendant de témoignages humains, la révélation plus
publique des enseignements religieux est donc sujette à tous les
défauts du témoignage, et tout particulièrement au principal,
celui de pouvoir être mensonger, soit intentionnellement, soit parce
que le supposé témoin se trompe déjà lui-même sur ce qu'il croit
avoir vu ou entendu. Tout témoin peut être un faux-témoin, et
lorsqu'il s'agit d'une chose invérifiable naturellement, il devient
impossible de discriminer entre le vrai et le faux. C'est dire qu'il
peut y avoir deux sortes de prophètes, d'un côté d'authentiques
visionnaires, ayant eu quelque expérience extraordinaire qu'ils ont
comprise et nous rapportent comme un contact avec la divinité, et de
l'autre des inventeurs de fables cherchant à les faire croire en les
présentant comme des révélations divines. Laissons de côté la
question non pertinente pour nous actuellement de savoir si les
premiers sont des hommes lucides qui ont eu l'expérience de quelque
chose qui dépasse les facultés des autres hommes, ou des fous, des
esprits dérangés de manière durable ou momentanée, qui prennent
au sérieux les délires d'une imagination échauffée et déréglée.
Dans les deux cas, ils croient avoir eu une expérience
exceptionnelle et cruciale, et ils estiment que ce qu'ils ont cru
apprendre est essentiel au salut de leurs semblables. Il est donc
normal qu'ils le publient et tentent de le faire croire autour d'eux.
Mais les autres, les mystificateurs, quel pourrait être leur intérêt
de répandre leurs fables mensongères, qu'ils savent bien avoir
inventées ? Et quel serait déjà leur intérêt de les
inventer, sinon peut-être pour en amuser les gens et faire admirer
la force de leur imagination, ce qui implique qu'ils s'en déclarent
les auteurs comme le font les poètes ? La question est
évidemment fort naïve. Car que l'on puisse avoir intérêt à
mentir, cela se connaît suffisamment en observant tous les cas de
mensonges auxquels chacun se trouve abondamment confronté dans la
vie. Il est en effet souvent avantageux à une personne ou à un
groupe que l'on croie que les événements et la réalité soient
différentes de ce qu'elles sont en fait. C'est un moyen de faire
agir les autres au profit du menteur en dépit de leurs propres
intentions. Le mensonge est ainsi l'un des instruments servant
généralement à plier les autres à son service, à les dominer
même malgré eux et à leur insu. Il n'est donc pas étonnant que
l'art de dominer les peuples et de les faire agir dans un sens
déterminé, éventuellement contre leur propre volonté directe, la
politique, comporte souvent l'art du mensonge. Le soupçon qu'une
grande partie des prophéties soient des inventions politiques
s'impose donc. Et la conception vulgaire de la religion laisse là
tout un champ d'invention religieuse non subordonnée à une
révélation divine première, puisque, dans des vues tout à fait
humaines, des religions peuvent être inventées dans leur
intégralité aussi bien que transformées lorsqu'elles existent
déjà.
Cependant,
pourquoi le philosophe se
mêlerait-il de telles inventions ? Est-il un théologien
aménageant des mystères transmis par les dieux et les prophètes ?
Ou est-il un menteur cherchant à dominer les hommes en les abusant
par des fables qu'il sait fausses ou absurdes ? De telles
pratiques semblent peu compatibles avec la sagesse ou la philosophie.
Car celles-ci ne supposent-elles pas le contraire, à savoir une
recherche de la connaissance véritable, claire, soumise à l'épreuve
de la critique la plus radicale ? Et l'enseignement du
philosophe n'est-il pas destiné à répandre la philosophie,
c'est-à-dire l'aptitude à atteindre le plus possible une telle
connaissance ainsi que la capacité d'agir rationnellement ? Il
est peu vraisemblable en effet que la posture du prophète soit
appropriée pour enseigner l'attitude philosophique, qui lui est
contraire vu que la croyance à une prophétie quelconque
contredirait la détermination à poursuivre jusqu'au bout la
critique. Et si le philosophe se dissocie totalement du prophète,
refusant de lui subordonner sa pensée comme de se faire prophète à
son tour, il semble qu'il n'y ait pour lui aucun intérêt à
pratiquer l'invention religieuse. Mais n'est-il pas vraisemblable
que, même s'il n'a jamais intérêt à mentir et à inventer des
religions, le philosophe en ait un toutefois à étudier cette
invention ? Cependant il ne s'agit pas maintenant d'évaluer
l'intérêt philosophique d'une telle étude, ni d'ailleurs de celle
de la prophétie et de toutes les manifestations religieuses. Quel
qu'il soit en effet, sauf dans la mesure où l'étude d'une activité
en suppose la pratique, cette dernière en demeure distincte, et
c'est elle qui nous concerne à présent. Le philosophe devrait-il
donc se contenter d'étudier éventuellement les religions et
s'abstenir d'en inventer ? Pour tirer une telle conclusion, il
faudrait s'assurer d'une part qu'à aucun moment l'invention de
fables ne puisse intervenir dans la démarche philosophique, et
d'autre part que toute religion se fonde sur la prophétie, feinte ou
non.
*
Nous
avons envisagé jusqu'ici le
problème de l'invention de religions à partir de la notion vulgaire
chez nous de la religion comme comportant un rapport essentiel à des
dieux. Or cette notion est étriquée et empêche de voir tous les
enjeux philosophiques de l'invention qui nous intéresse. En réalité
les religions peuvent être conçues d'une manière plus large, comme
n'impliquant aucun rapport essentiel à des divinités. Comme exemple
de religions échappant à cette définition trop étroite, il suffit
de signaler le cas frappant des formes originaires du bouddhisme,
qualifiables, de ce point de vue, d'athées. Et nous avons montré
dans l'introduction au précédent séminaire, consacré au
diagnostic philosophique de nos religions, comment on peut comprendre
la religion comme ne se définissant ni par la croyance en des dieux,
ni par l'intervention du sacré, ni même par une spiritualité
comportant la croyance en l'existence d'un esprit séparé du corps.
Nous nous contenterons ici de reprendre quelques définitions en
renvoyant pour les arguments à cette introduction (Nos
religions).
Par religion,
nous entendons
donc : une
représentation du salut partagée par une société ou une
communauté.
Cette
définition a l'avantage de tenir compte de la diversité du
phénomène à travers la multiplicité des cultures, et de
correspondre à une perspective philosophique.
Par
superstition, nous entendons la croyance à des
puissances
mystérieuses de caractère spirituel auxquelles on recourt de
diverses manières (par la prière, la magie, des rites, etc.), de
telle sorte que les religions supposant la croyance à des dieux que
nous avons envisagées ci-dessus ne forment en réalité qu'une
classe particulière de religions, les religions superstitieuses,
caractérisées par le fait qu'elles systématisent plus ou moins
certaines superstitions en les rendant solidaires de la conception du
salut partagée par la communauté de leurs fidèles.
Par
idéologie, nous entendons les rationalisations que
les
défenseurs d'une religion, souvent superstitieuse, utilisent pour
protéger leurs mystères de l'examen rationnel, en cherchant
notamment à perdre les curieux dans les pièges de plus ou moins
savants sophismes. C'est le principal rôle de la théologie dans
certaines religions requérant la croyance en un ou plusieurs dieux.
Retenons
également une autre idée exposée dans cette même introduction au
diagnostic de nos religions (et abondamment vérifiée et développée
dans le séminaire), celle de la multiplicité des religions
généralement partagées par un seul individu, auxquelles il adhère
à divers degrés, souvent sans en prendre explicitement conscience.
Rappelons
enfin que, ainsi définie, la religion ne s'oppose plus
nécessairement à la philosophie, mais qu'il existe au contraire des
religions philosophiques, comme par exemple dans le cas de certaines
sectes antiques, telles que celle des épicuriens, si bien que, du
point de vue de la philosophie, il n'est pas dénué de sens de
distinguer entre des religions plus ou moins fausses, c'est-à-dire
aussi plus ou moins vraies.
Sans
donc répéter ici les arguments conduisant à ces idées,
concentrons-nous sur notre objet spécifique, celui de l'invention de
religions. Or si la religion ne se réduit pas à sa version
superstitieuse, renvoyant sa naissance à de prétendues révélations
surnaturelles, il y a de nouvelles raisons d'en envisager
l'invention. Lorsqu'elle comporte en son cœur une démarche
philosophique, comme dans l'épicurisme ou le bouddhisme, il est même
évident que son existence doit dépendre d'une invention humaine. Et
dans ces cas, cette invention n'a pas seulement un rapport aléatoire
avec la philosophie, mais elle en est nécessairement l'œuvre. Le
champ de ses motivations possibles est également plus large que
lorsqu'on se limite à envisager les seules religions de caractère
superstitieux. Aux motifs théologiques, soit interprétatifs soit
justificatifs (selon les deux fonctions de la théologie, non
entièrement séparables sans doute, visant d'un côté à traduire
la révélation prophétique pour en fixer plus clairement le sens
sur certains points, de l'autre à donner à la doctrine un semblant
d'explication rationnelle pour la défendre de la critique), et aux
motifs politiques visant à se donner dans les religions des
instruments de domination des hommes, il s'ajoute donc des motifs
proprement philosophiques, au moins dans la mesure où certaines
religions peuvent être philosophiques elles-mêmes, à la fois par
leur invention et par leur intention.
*
Sans
nous soucier à présent de chercher à découvrir toutes les raisons
susceptibles de mener à l'invention de religions dans le sens que
nous avons donné à ce terme, demandons-nous d'abord quelles sont
celles qui peuvent conduire le philosophe à inventer si possible de
vraies religions, afin de donner à la philosophie une sorte de
réalisation sociale.
Certaines
conceptions courantes de la philosophie rendent incongrue l'idée
qu'elle puisse avoir des raisons propres d'inventer des religions.
C'est le cas lorsqu'on conçoit la philosophie comme une activité
essentiellement théorique, analogue à celle des sciences, voire
scientifique elle-même à sa façon. Cette manière de voir, très
répandue aujourd'hui où la science domine les institutions du
savoir, universités et centres de recherche, peut être explicite,
comme dans la philosophie analytique, ou plus implicite, moins
réfléchie, et même niée en surface, chez ceux qui ne se
revendiquent pas de ce courant ni d'une pratique strictement
scientifique, mais qui pourtant, selon diverses modalités, plus
vaguement, tendent à la juger en fait d'après ce modèle, en la
réduisant par exemple pour l'essentiel à une matière historique.
Quelle que soit la façon dont elle est comprise exactement, la
restriction de la philosophie à une activité théorique suffit à
expliquer pourquoi la religion et la philosophie sont censées ne
devoir jamais se confondre. La théorie sert à expliquer les choses,
si possible telles qu'elles sont vraiment. Elle concerne la pure
connaissance, et malgré les liens qu'elle peut avoir avec la
pratique, à travers les techniques par exemple, elle en reste
distincte en elle-même. Son but est seulement d'atteindre la vérité,
c'est-à-dire quelque adéquation entre la théorie et ses objets,
qui peuvent être toute chose du monde. Une fois la vérité atteinte
et constatée, idéalement, la théorie est achevée et demeure comme
telle indifférente aux usages qu'on pourra en faire. Il importe peu
également qu'on envisage une théorie avec tels sentiments ou tels
autres, car les émotions qu'elle provoque, supposées sans influence
sur sa vérité ou sa fausseté, sont tout à fait étrangères à sa
nature. Au contraire, quels que soient les éléments de théorie que
puisse éventuellement comporter une religion, celle-ci se situe sur
un tout autre terrain. Elle cherche à nous toucher et à susciter en
nous par ses interprétations certains sentiments face aux choses ;
elle vise, par les histoires qu'elle nous raconte, par les idéaux
qu'elle nous présente, par les règles morales qu'elle nous
inculque, à nous faire prendre certaines attitudes dans la vie et à
nous pousser à certains types d'action. Bref, elle ne nous explique
pas objectivement la réalité, comme une théorie, mais elle nous
montre une voie de salut, selon la définition même que nous en
avons donnée, ce qui est tout différent. Une théorie peut certes
servir à une religion, mais sa vérité reste entièrement distincte
de cet usage. Inversement, une religion peut faire l'objet d'une
étude scientifique, mais celle-ci aura seulement à être vraie,
sans que son objet ne la rende religieuse pour autant. Par
conséquent, quels que soient les rapports extérieurs possibles
entre une religion et une philosophie conçue comme purement
théorique, elles ne devront pas se confondre, et il faudra donc
rejeter comme confuse l'idée d'une religion philosophique. Bref, si
la question d'une théorie philosophique d'une religion, voire de la
religion, est pertinente, en revanche celle d'une invention
philosophique de religions, et surtout de supposées religions
philosophiques, paraît aberrante dans cette perspective.
Mais
rien n'oblige à réduire la philosophie à une activité théorique.
Au contraire, l'histoire nous montre abondamment qu'elle a été le
plus souvent conçue d'une autre manière, comme recherche de
sagesse, c'est-à-dire d'un savoir qui ne se distingue pas d'une
pratique et qui s'unit même intimement à l'ensemble des actions
d'une vie entière. N'est-ce pas ainsi, avec de nombreuses variations
certes, que l'ont conçue non seulement la grande partie des Anciens,
mais également la plupart des grandes figures de la philosophie
moderne, les Montaigne, Spinoza, Hume, Schopenhauer, Nietzsche ou
Wittgenstein, par exemple ? Et il n'est pas difficile d'ailleurs
de montrer la supériorité de cette conception sur l'autre, purement
théorique. Car l'activité rationnelle qui s'exerce dans les
sciences, notamment, peut prendre toute chose pour objet, et par
conséquent se réfléchir elle-même. Elle est donc conduite à
faire aussi la théorie de sa propre action. Mais justement, en tant
qu'activité rationnelle, elle ne se ramène pas à un objet
théorique séparable, étant au contraire une action qui se dirige
elle-même rationnellement. Bref, l'activité rationnelle ne peut pas
s'achever, ou s'épuiser, sans se ressaisir elle-même, se gouverner
et se discipliner rationnellement, ce qui est précisément la
perspective de la sagesse ou de la philosophie comme sagesse. C'est
donc la philosophie ainsi comprise qui se réfléchit et se trouve à
l'œuvre ultimement. Or il n'y a pas entre la sagesse et la religion
l'opposition entre une perspective purement théorique et une
perspective simplement pratique.
Néanmoins,
même dans cette conception, la difficulté de notre projet n'est pas
abolie. Car une autre image de la philosophie, comme recherche intime
de la sagesse, pousse à estimer également paradoxal un souci
proprement philosophique de se donner la forme d'une religion. Ici,
ce n'est plus la différence entre la théorie et la pratique, entre
l'objectif et le subjectif, entre la raison et le sentiment, qui
représente l'obstacle, puisqu'il est maintenant admis que la
philosophie est elle-même pratique, comme la religion. Mais la
démarche de l'adepte d'une religion semble tout à fait différente
de celle du philosophe, et elle lui paraît même opposée à
certains égards. Nous avons reconnu en effet le caractère
foncièrement social de la religion, impliquant pour exister
réellement son adoption effective par un groupe de personnes qui la
partagent. En revanche la philosophie semble être une activité bien
plus individuelle, voire plutôt solitaire. Assurément, les
philosophes peuvent se rencontrer, discuter, former des écoles dans
lesquelles des disciples s'assemblent autour d'un maître. Mais cette
vie sociale du philosophe en tant que tel paraît accidentelle par
rapport à la solitude dans laquelle a lieu la réflexion, la
méditation ou la contemplation. En effet, la relation à l'opinion
s'inverse entre la religion et la philosophie. La première est
entièrement immergée dans l'opinion, dont elle ne représente
qu'une modalité particulière, tandis que la seconde se constitue en
opposition à l'opinion, dont elle se détache en la soumettant à
une critique impitoyable. Ce qui réunit les adhérents d'une même
religion, c'est la communauté des opinions et des mœurs qu'elle
définit. Or en suspendant son adhésion à l'opinion pour se livrer
à un examen rationnel, en se fiant à ses propres facultés, le
philosophe développe son propre jugement individuel et s'isole dans
cette mesure. Il n'est donc pas étonnant que l'opinion commune le
peigne sous la figure d'un être solitaire, éventuellement bizarre,
vivant en marge de la société, développant un mode de penser et
d'agir singulier, souvent difficilement compréhensible ou imaginable
pour l'homme normal. Les attitudes typiques de l'esprit porté à la
religion d'un côté et du philosophe de l'autre ne sont-elles donc
pas opposées et inconciliables ? L'un se caractérise par son
inclination à la confiance envers ses semblables, ou certains
d'entre eux au moins, il leur donne sa foi et se montre disposé à
les croire, à adopter donc leurs opinions comme vraies. L'autre se
démarque par sa méfiance, et il soupçonne de fausseté tout ce
qu'on lui enseigne, ne craignant pas d'aller jusqu'à s'opposer à
tout le monde, y compris ceux qui passent pour les plus raisonnables.
En ce sens, la méthode cartésienne du doute systématique est tout
à fait typique de la démarche philosophique. Et l'image qu'on
retient de ce penseur, méditant seul dans son poêle, frappe comme
caractéristique du philosophe.
Il
serait facile de faire remarquer que la religion a également ses
solitaires, et même sous des formes extrêmes, qu'elle incite
parfois les plus enthousiastes à partir au désert ou dans les
forêts pour vivre en ermites, le plus loin possible de toute
compagnie humaine, ou à se renfermer dans des cellules presque
hermétiques au fond de couvents, comme les chartreux. Ne faut-il
donc pas conclure que, loin d'être incompatibles, la vie religieuse
et la vie solitaire peuvent au contraire s'appeler, voire s'impliquer
aux yeux de certains ? Mais ce serait confondre les solitudes
dont il s'agit. Pour simplifier disons que c'est d'un côté une
solitude intellectuelle, et de l'autre une solitude physique. Car le
philosophe n'éprouve que rarement le besoin de devenir ermite,
préférant plutôt mener une vie un peu marginale, qui ne lui
interdit pas de demeurer au milieu de la société. Ce qui lui
importe, c'est la possibilité de se dégager des opinions communes,
et c'est dans cette retraite intellectuelle et morale qu'il se tient.
Au contraire — dans la mesure où il reste bien religieux au lieu
d'abandonner en vérité toute religion pour se plonger dans une
mystique personnelle, par exemple — l'ermite religieux s'éloigne
des affaires pour obéir à des opinions communes, qui continuent à
le relier fortement à ses coreligionnaires, dont éventuellement
d'autres ermites comme lui. Car ce n'est pas la proximité physique
qui fonde avant tout la communauté religieuse, mais le partage d'un
ensemble de représentations et de mœurs. Et cela, chaque philosophe
pour sa part le remet en question, même lorsque dans la vie il
s'adapte le mieux possible aux conventions sociales.
Le
véritable solitaire, qui reste seul même dans la foule, l'ermite
parfait, l'ermite intérieur, dégagé de toute société ou
communauté parce qu'il a aboli le sens commun, et avec lui tous les
lieux communs qui relient les hommes, c'est donc le philosophe. Mais
si l'on prend au sérieux cette idée du penseur entièrement
solitaire, se consacrant à des réflexions entièrement personnelles
et élaborant une façon de voir la vie entièrement propre, alors
toute société de philosophes n'est-elle pas illusoire ? Et
même quand les disciples suivent leur maître, écoutent ses leçons,
cherchent à les comprendre et à les mettre en pratique, leur
rapport n'est-il pas purement extérieur, chacun poursuivant en
réalité son développement propre, s'il est philosophe ?
Ainsi, Socrate voulait que chacun accouche de ses propres idées.
Comment dans ces conditions pourrait-il y avoir des religions
philosophiques, comme nous l'avions admis ? Là où chacun est
responsable de concevoir et de prendre en charge son propre salut,
peut-il y avoir une religion au sens que nous avons défini,
c'est-à-dire une représentation du salut partagée par une société
ou communauté que cette représentation soude ?
Il
est assurément vrai que la philosophie suppose l'acquisition de
l'aptitude à la solitude parfaite, nécessaire pour mener jusqu'au
bout la critique de toute opinion, de toute foi, de toute idée.
Cette aptitude est le corrélatif obligé de la confiance en la seule
raison, c'est-à-dire en pratique, en sa propre raison, qui
caractérise le philosophe. Il est donc bien vrai que, jusque dans
son instruction philosophique, le disciple évite de se rendre
dépendant du maître en s'attachant à lui par une foi indéfectible,
destructrice justement de la capacité de philosopher. Au contraire
il acquière son indépendance face à lui comme à tout autre à
mesure qu'il peut raisonnablement s'assurer sur sa propre raison. Il
ne s'ensuit pas pour autant qu'il faille interpréter cette solitude
souveraine comme une sorte de fermeture sur soi, rendant les
philosophes entièrement étrangers les uns aux autres, et par
conséquent incapables de société. C'est tout le contraire. Celui
qui veut mettre à l'épreuve toutes les opinions commence par
vouloir les connaître toutes, et il prend l'habitude d'écouter de
tout côté, infiniment davantage que celui qui veut s'en tenir
fixement aux siennes, et qui ne voit donc guère d'intérêt à en
connaître d'autres, apercevant même là pour lui un risque de se
laisser séduire et de devenir infidèle. C'est lorsqu'on se livre à
la critique de toutes ses idées que les idées contraires sont
toujours bienvenues, comme des instruments et de nouveaux objets de
critique. Dans cette attitude, il n'y a pas de raison d'éviter ceux
qui pensent autrement, mais il est au contraire d'autant plus utile
d'entrer en discussion avec eux que leurs idées sont plus originales
et qu'elles risquent davantage d'avoir encore échappé à l'examen.
Loin d'être hermétiquement séparés les uns des autres, les
philosophes sont donc toujours reliés par les fils d'une perpétuelle
discussion, qui forme entre eux le lien d'une société très
particulière, mais très forte. Pour ceux qui n'ont connu que des
sociétés d'esclaves, une société d'hommes libres paraît
contradictoire. Car, se disent-ils, s'il n'y a pas un maître commun
à tous, qui les soumette à une même loi et les oblige à marcher
dans le même sens, du même pas, en vue d'un même objectif, comment
pourraient-ils être unis ? Ne faut-il pas qu'il y ait un
principe social supérieur à tous qui les contraigne ? Et en
effet, sans une autorité commune qui s'impose à des esclaves, le
lien social se déferait, ou ne se serait même jamais noué. Chez
les hommes libres en revanche, la société se constitue tout
autrement. C'est en chacun d'entre eux qu'agit le principe les
poussant à s'intéresser aux autres et à tisser les liens de
discussions et conversations, dont le caractère est pratique
également, et instituant une société en perpétuelle institution.
Telle est la société des sages, dont, il faut l'avouer, l'existence
doit paraître bien énigmatique à ceux qui n'en font pas partie.
Cependant,
par opposition à une telle société apparemment tout idéale, une
fois repérées, les religions se manifestent d'habitude évidemment
comme réelles et aisément visibles dans l'expérience la plus
banale de la vie et de la société humaine. Or s'il est vrai qu'il y
a bien des religions philosophiques, telles que l'épicurisme, dont
l'histoire atteste la réalité sociale, sous la forme d'une secte
dont l'existence est parfaitement avérée, alors il doit y avoir une
certaine compatibilité entre la société des philosophes et les
communautés religieuses. Ou aurait-il été préférable de ne pas
compter les sectes philosophiques parmi les religions ? Le sens
commun d'aujourd'hui n'a-t-il pas raison de voir entre elles une si
grande différence qu'il faille les considérer comme des phénomènes
distincts ? Dans les religions apparaissent d'habitude des
autorités étrangères à celle de la raison individuelle des
membres, dont une attitude d'obéissance est requise, alors que le
maître de philosophie, comme nous l'avons déjà remarqué, ne se
pose pas comme une autorité incontestable, mais fait au contraire
appel à l'autorité du jugement raisonné de ceux qu'il éduque pour
établir les idées, les idéaux, les attitudes, les manières d'agir
qu'il leur apprend. Dans ces conditions, loin de se soumettre à une
autorité étrangère à la leur, les philosophes apprennent à ne se
confier vraiment qu'à leur seule raison, et s'ils partagent des
idées et des façons de vivre, c'est dans la mesure où ils les
adoptent librement, chacun selon sa propre autorité, même s'ils ont
accordé pour un temps une confiance relative à un maître. N'est-il
pas étrange alors que des sectes philosophiques aient pu se former
et se perpétuer, même durant des générations, partageant des
idées semblables et un mode de vie similaire, même à l'intérieur
de communautés concrètes, fortement organisées ? Il est vrai
que là où l'histoire nous assure de l'existence de telles sectes,
on peut se demander si elles étaient réellement philosophiques. Car
est-il bien vrai que les épicuriens ne se fiaient ultimement qu'à
leur propre autorité ? Quoique leur maître Épicure ait voulu
les éduquer en philosophes, la force de son génie et de son
caractère n'avait-elle pas tant impressionné l'esprit de ses
disciples qu'ils ne cessaient de le considérer comme une autorité
supérieure, même lorsqu'ils s'efforçaient de développer leurs
propres facultés, au point que les générations qui ne l'avaient
connu qu'à travers les histoires, et la légende peut-être, le
révéraient plus que cela n'était compatible avec la liberté
philosophique ? Et pourtant, en lisant le seul de ses disciples
qui nous ait laissé un écrit systématique destiné à répandre
son enseignement, Lucrèce, nous ne remarquons pas en lui une façon
de penser et d'enseigner qui ne soit pas philosophique à son tour,
et qui prétende écarter les critiques par le recours à l'autorité
du maître plutôt que par la force des arguments. Et en somme, dans
d'autres domaines, nous ne nous étonnons pas d'un tel accord des
esprits n'impliquant aucun recours à l'autorité extérieure. Nous
partageons la science de nos maîtres en arithmétique, non parce que
nous les révérons, mais parce que nous nous sommes convaincus, à
travers leur enseignement, mais par nous-mêmes, de l'évidence de ce
qu'ils nous apprenaient. Et nous ne voyons aucun miracle dans la
concordance des résultats de calculs effectués par tous ceux qui
ont appris à calculer, sans reconnaître pour autant les mêmes
maîtres, et sans consulter d'autre autorité que celle de leur
raison propre. Il y a pourtant une différence, il est vrai, celle de
l'objet de cet accord, qui demeure très partiel dans le cas du
calcul, par rapport à celui de la religion et de la philosophie, à
savoir la conception de la vie et du bonheur. Le calcul,
remarquera-t-on, ne fait précisément intervenir que le
raisonnement, alors que la question de savoir comment vivre le mieux
se réfère également à toute la sphère des sentiments et à tous
les aspects les plus subjectifs de notre être. Pour cette raison,
l'accord objectif reste ici de peu de poids et laisse la plus grande
place à toutes les différences subjectives, aléatoires et
impossibles à ramener entièrement à une règle commune.
Ici
encore, on pensera que dans ce type de questions, le seul moyen de
mettre les hommes d'accord consiste à soumettre les diverses
subjectivités à une seule, éventuellement censée représenter
quelque sagesse surhumaine, qui leur serve d'autorité pour leur
donner la règle et le modèle de leur conduite et pour poser les
idéaux et les visions du monde valant pour tous. Car ce qui est
subjectif n'est-il pas arbitraire ? Or l'arbitraire ne se laisse
ramener à aucune nécessité rationnelle, et il ne donne pas prise
aux arguments de la pure raison. A cause de cette origine contingente
des religions, personne ne s'étonne, en les observant de
l'extérieur, qu'elles soient multiples et qu'elles ne se laissent
réduire les unes aux autres par aucun argument rationnel, bien que,
se plaçant à l'intérieur de l'une d'elles, le fidèle lui
reconnaisse à elle seule l'autorité qu'elle s'attribue et qu'elle
refuse aux autres. De l'intérieur de chaque religion en effet, on
peut avoir l'illusion qu'elle a les meilleurs arguments pour elle,
tandis que de l'extérieur il est évident que la décision a lieu à
un niveau non rationnel.
Mais
est-il vrai que dans le domaine de la subjectivité l'arbitraire
règne sans partage et que la raison n'ait plus rien à décider ?
Il suffit de poser la question sous la forme de cette alternative
extrême pour nous obliger à abandonner une opposition aussi
brutale. Personne, ou presque, n'accepte de voir ses décisions
existentielles comme entièrement sans raison. Nous dirons plutôt
que nos motifs ne sont raisonnables qu'à un certain degré, parfois
minime, mais parfois très grand aussi. Et nous reformulerons par
exemple la conception du caractère arbitraire des décisions et
conceptions subjectives en disant qu'il intervient toujours quelque
arbitraire en elles, et que donc elles ne peuvent jamais être
déterminées par un calcul purement logique, ce pourquoi il y aura
toujours, entre autres, diverses possibilités de concevoir le salut,
si bien que les religions seront toujours multiples. Seulement, la
différence entre une telle affirmation et la précédente est de
taille, puisqu'il est possible maintenant que le raisonnement
intervienne plus ou moins dans la religion et qu'il y ait par
conséquent des religions plus ou moins rationnelles ou raisonnables.
En d'autres termes, le degré de sagesse d'une religion peut varier
beaucoup, et il n'est donc plus exclu qu'il soit suffisamment
important pour que certaines religions puissent être considérées
comme philosophiques. Et l'on voit que le modèle selon lequel les
religions rassemblent des fidèles autour d'autorités qui leur
demeurent étrangères et qu'ils considèrent comme supérieures à
la leur n'est plus le seul possible, vu que, là où la philosophie
est le principe prédominant de constitution d'une religion, c'est
l'adhésion à une certaine forme de sagesse qui établit le lien
religieux. Et dans ce cas, l'argumentation déployée pour justifier
cette sagesse ne représente plus la tentative largement illusoire de
légitimer après coup une autorité arbitraire, mais bien son
principe constitutif immanent.
Cependant
l'intervention de la raison dans la sagesse ou la philosophie, ainsi
que dans les religions fondées sur elle, ne signifie pas la
réduction des problèmes posés à leur représentation abstraite,
ce qui paraît plus proprement subjectif, comme le sentiment, étant
abandonné ou traité de manière seulement indirecte. C'est ainsi
qu'on pourrait imaginer une philosophie établissant logiquement une
série de règles morales, déduites de quelque principe abstrait,
présentées sous forme de maximes ou plutôt de lois, et destinées
à être appliquées, en prenant alors seulement en compte le monde
concret par ailleurs abandonné à l'arbitraire des sentiments et des
décisions subjectives. Nous avons vu au contraire que la
philosophie, envisagée comme sagesse ou recherche de la sagesse, ne
se limitait pas à une telle raison abstraite, mais impliquait la vie
humaine en son entier, envisagée également du point de vue même de
la pratique.
Or
cette perspective pratique de la philosophie, non pas seulement dans
le sens où la réflexion viserait la pratique, mais dans le sens
également où la perspective à partir de laquelle la réflexion est
considérée et menée est pratique elle-même, empêche que la
philosophie puisse se concevoir comme une libre activité de l'esprit
se déployant dans une pure sphère séparée des idées. C'est
pourquoi l'environnement concret, physique et culturel, dans lequel
la philosophie se développe et s'accomplit ne peut pas lui rester
indifférent, dans la mesure où elle en est affectée. Et les
opinions, les mœurs et les religions ambiantes représentent de
telles réalités qui influent sur l'activité philosophique, non
seulement en tant qu'elles offrent à sa critique des objets
particuliers, mais également en tant qu'elles se présentent pour
elle comme des aides ou des obstacles. Peut-elle donc ne pas s'en
soucier ?
Non
sans doute. Car il faut bien admettre que, si la sagesse implique la
liberté de la pensée et la plus grande autonomie de l'action, elle
ne nous est pas donnée de naissance, et nous n'y parvenons pas sans
une démarche critique de libération. Il y a donc bien une tradition
philosophique, ou une série de traditions philosophiques à
l'intérieure de celle-ci, c'est-à-dire des enseignements de la
philosophie qui n'ont d'efficacité qu'au sein des conditions très
concrètes de la culture et des conditions sociales dans lesquelles
ils ont lieu. En quelque sorte, si ces traditions existent, il doit y
avoir des écoles philosophiques. Mais s'ensuit-il qu'il doive y
avoir aussi de vraies religions pour donner leur contexte à ces
enseignements ou à ces écoles ?
Celles-ci,
il faut bien l'avouer, peuvent être de grandeurs très différentes,
si l'on entend que, chaque fois qu'un enseignement se donne, il y a
donc une école, aussi minime soit-elle. Un maître et quelques
disciples (voire un seul) peuvent bien former une telle école
minimale. On y verra difficilement les conditions d'existence d'une
religion, selon la définition même que nous en avons retenue, et
qui suppose l'existence d'un groupe social partageant une même
conception du salut. Mais il suffit qu'une telle école s'étende un
peu, qu'elle se mette à rassembler davantage d'adhérents, pour
pouvoir constituer quelque chose de tel qu'une secte (au sens
traditionnel non péjoratif) et donner son assise concrète à une
religion. Il est difficile de préciser les critères permettant
d'estimer à partir de quelle grandeur le groupe constituant une
secte peut être considéré suffisant pour justifier la
reconnaissance de sa conception commune comme une religion. Ce n'est
d'ailleurs pas seulement une question de nombre de membres, mais il
faut tenir compte également de la force qui les unit, de la capacité
de persister durant plusieurs générations, de se renouveler,
d'acquérir de nouveaux membres (par l'éducation des enfants ou par
le recrutement), de l'aptitude de la conception fondamentale à se
diffuser, même en restant implicite, et de bien d'autres facteurs.
Il n'est pas utile non plus de chercher des critères précis et de
vouloir résoudre un problème du même type que les sorites
paradoxaux auxquels s'amusaient les Anciens, se demandant à partir
de quel nombre de cheveux un homme était chauve ou chevelu, combien
il fallait de grains pour former un tas, si ce nombre variait avec la
grandeur des grains, et ainsi de suite. Pour nos besoins, il nous
suffit sur ce point de nous fier à notre bon sens (quelle que soit
la défiance légitime que le philosophe conserve toujours à son
égard). Ce qui compte, c'est qu'en visant à créer des religions
vraies, les philosophes accordent une importance à l'insertion
sociale de leur conception et de leur pratique, qu'ils visent à
convaincre et à rassembler une petite élite ou, à l'autre extrême,
à engendrer un mouvement susceptible d'en venir à comprendre peu à
peu toute l'humanité future. Or un tel souci appartient-il à la
philosophie, ou, même dans le cas où des sectes se forment autour
de certaines philosophies, même dans les cas où elles ont été
projetées et réalisées explicitement par leurs fondateurs, la
constitution d'une religion demeure-t-elle étrangère à la
philosophie comme telle
?
Car ne se peut-il pas qu'un philosophe ne
cherche pas du tout à répandre une quelconque conception du
salut ?
Ne se peut-il qu'il ne se soucie pas d'étendre son enseignement
au-delà de quelques relations destinées à demeurer strictement
individuelles ?
Il
semble contradictoire de vouloir concevoir une sagesse se
désintéressant du salut et n'en présentant aucune vision élaborée.
Même le pessimisme le plus extrême, tel que celui d'un
Schopenhauer, décrivant notre existence, la vie et le monde comme
une agitation absurde, vouant à la pure illusion toute tentative de
lui trouver un sens, propose encore la lucidité face à cette
absurdité et l'acceptation de la vanité de tout désir, à la
limite l'abandon du désir, conduisant à la disparition, comme le
seul salut possible dans notre situation irrémédiablement
désespérée, et ce penseur ne juge pas entièrement vaine la
compassion qui le pousse à tenter d'éclairer les hommes sur leur
condition et le lieu de leur salut. Et si, par un mépris plus poussé
de la compassion, de la sagesse, de toute vie et de toute chose, il
avait jugé futile encore de rendre ses semblables plus lucides, s'il
s'était par exemple abstenu d'écrire, d'enseigner, nous hésiterions
à le compter parmi les philosophes, à supposer qu'un indice fortuit
nous ait laissé soupçonner sa pensée. D'ailleurs, malgré la
variété concrète des idées du salut que proposent les
philosophes, il semble qu'on puisse en définir une caractéristique
commune dans cette exigence de lucidité qu'on ne pourrait éliminer
sans enlever son ressort à l'activité critique constitutive de la
philosophie. Lorsqu'un penseur recommande de s'abêtir, comme Pascal,
nul doute que par là il ne se sépare de l'attitude philosophique,
quels que soient les emprunts qu'il ait fait à la philosophie, et
même si, à la limite, c'était sa pratique même qui l'avait
conduit à désespérer d'elle.
Mais
ne se pourrait-il encore que, ayant cherché la lucidité, le
philosophe ne juge pas prudent, pertinent ou possible d'y amener les
autres, à part quelques esprits d'exception qu'il aurait élus seuls
pour recevoir son enseignement ? Dans ce cas, pourrait-on
penser, il ne se préoccupera pas de créer une religion, ou
l'évitera même. Peut-être n'aura-t-il rien écrit et se sera-t-il
limité à discuter plus ou moins secrètement avec quelques rares
amis. Le plus probable est que notre histoire n'aura retenu aucune
trace de lui, ou seulement quelques témoignages allusifs, ne nous
transmettant à peu près rien de sa pensée. Il est tout à fait
possible qu'il ait existé de tels penseurs, isolés dans des
sociétés incapables de les comprendre et peut-être redoutables
pour les imprudents bavards osant exprimer des idées sortant des
lieux communs et de la religion dominante. Notre tradition
philosophique est l'œuvre en revanche de ceux qui ont cherché à
éduquer les autres, souvent le plus largement qu'il leur était
possible, quoique assez souvent aussi en s'adressant à une élite,
déjà constituée dans la société ou sélectionnée par eux-mêmes.
Ont-ils pour autant visé à fonder des religions sur leur
philosophie ? Tous n'ont pas, comme Platon, Épicure ou Zénon,
fondé de sectes cultivant concrètement des disciplines
intellectuelles, spirituelles et morales. D'ordinaire l'enseignement
a eu lieu à travers des écrits, atteignant et formant des lecteurs
dispersés à travers l'espace et le temps, chacun ignorant souvent
l'existence de la plupart des autres, d'autant que le plus grand
nombre des lecteurs de ce type d'ouvrage n'en retient que le contenu
théorique superficiel, sans entrer dans l'exercice philosophique
proposé et sans donc adopter la conception du salut grâce à
laquelle ils pourraient être reliés aux autres par une même
religion. Mais pourtant, nous avons vu que nos religions ne nous
étaient pas toujours connues explicitement. Ne se pourrait-il donc
qu'un public de lecteurs occasionnels ou plus assidus de Spinoza ne
forment entre eux une religion spinoziste sans le savoir, par
exemple ? Non, bien sûr, parce qu'une vraie religion, basée
sur la recherche de la lucidité, ne peut être inconsciente comme
beaucoup d'autres, vouées à d'autres formes de salut n'exigeant
justement pas cet effort de lucidité, voire peut-être l'interdisant
ou conseillant de l'éviter. Les adeptes de telle forme de sagesse ne
peuvent pas ignorer qu'ils le sont, quoiqu'ils puissent ignorer si
d'autres, inconnus d'eux, la pratiquent comme eux. Dans ce cas
l'ignorance ne porte plus sur sa propre conception du salut, mais sur
l'existence ou l'extension réelle d'une religion correspondante. Et
à supposer qu'il existe bien un groupe de véritables spinozistes,
par exemple, mais dispersé de telle manière que ses membres épars
ne se connaissent pas les uns les autres, pourrait-on dire que,
néanmoins, à leur insu, ils participent à une même religion ?
Objectivement, aux yeux du sociologue ou de l'historien qui
étudierait le phénomène, ce groupe pourrait bien exister, être
suffisamment nombreux pour retenir l'intérêt, et jouir d'une forte
cohérence venant du fait qu'ils pratiquent une même philosophie,
basée sur la lecture des mêmes livres. Toutefois ils ne
communiqueraient pas entre eux, n'auraient pas le sentiment de
partager une forme de sagesse, et ne la partageraient donc pas non
plus en réalité, rien ne les unissant en fait, en dehors de la
considération abstraite et extérieure du sociologue. Ces
philosophes aux idées similaires, faute de former réellement un
groupe uni par ces idées, n'auraient pas le sentiment de participer
à une même religion et n'y participeraient pas en fait. La question
pourrait se poser en revanche si un tel groupe ne pourrait pas
exister à travers l'histoire, mais de telle manière que les plus
récents connaissent leurs prédécesseurs. Quoique ces derniers ne
puissent avoir une connaissance concrète de ceux qui leur succèdent,
ils ont d'eux une connaissance abstraite suffisante pour leur écrire
et communiquer avec eux ainsi, et ceux-ci non seulement communiquent
avec leurs prédécesseurs par la lecture, mais ont le sentiment
qu'elle les unit à eux, si bien qu'on peut voir dans ce lien quelque
forme de religion, faisant souvent partie d'ailleurs des formes les
plus courantes de la religion.
Nous
nous demandions si le souci de fonder une vraie religion n'était pas
peut-être étranger à la philosophie. La réponse à laquelle nous
arrivons est paradoxale, car non seulement il s'avère que, dans la
mesure où la philosophie, telle que nous la connaissons dans notre
tradition, est indissociable de son enseignement, de sorte qu'elle
tend à former des écoles, des sectes et des religions, un aspect
important de sa pratique dont elle peut difficilement se
désintéresser, mais maintenant il semble de plus que la vraie
religion, qui pouvait paraître d'abord extérieure à la philosophie
comme un moyen de lui donner un instrument d'expression dans la
réalité sociale, se confonde avec la figure concrète de la
philosophie lorsque celle-ci se réalise et conquiert les esprits. Or
ce lien extrêmement étroit entre la philosophie et la vraie
religion — qui nous permet d'approuver Spinoza lorsqu'il affirme
que la vraie religion, c'est la philosophie — nous pose à présent
un problème inverse de celui qui nous préoccupait d'abord. Car nous
pouvions craindre que la question de l'invention de religions ne soit
pas philosophique, alors que maintenant c'est cette invention qui se
ramène à celle même de philosophies. L'invitation à inventer des
religions reviendrait-elle pour nous à celle d'inventer des
philosophies ? Outre qu'une telle identification laisse
soupçonner quelque tour de passe-passe dialectique, elle nous place
pratiquement dans une situation pour ainsi dire inconvenante. Car
s'il est normal d'étudier la philosophie, c'est-à-dire les
philosophies, il semble prétentieux et irréaliste de vouloir en
inventer. On peut certes inventer bien des choses, des objets
techniques, des théories particulières, des romans, etc. Mais les
philosophies, croit-on, à juste titre d'ailleurs, doivent certes
être inventées, ou découvertes préfèreront dire certains plus
modestement, mais c'est une opération au plus haut point difficile.
N'est-ce pas une raison de laisser cela à des esprits supérieurs, à
des génies comme ces philosophes de notre tradition que nous
étudions avec révérence ? En un sens oui, s'il s'agit des
grands modèles philosophiques qui nous inspirent. Mais précisément,
que nous inspirent-ils sinon une poursuite de leur réflexion
critique, de leur discipline intellectuelle et morale, c'est-à-dire
aussi une sorte de réinvention de la philosophie ? Dans cette
perspective au moins, l'aboutissement de notre raisonnement n'est pas
aberrant. On peut juste se demander s'il n'aurait pas été plus
simple de définir dès le départ l'objet de ce séminaire comme
l'invention philosophique.
Cela
reviendrait à raisonner ainsi : la vraie religion est la
philosophie ; nous pouvons donc substituer partout les deux
termes l'un à l'autre et dire invention de philosophies au lieu
d'invention de
religions. A l'objection selon laquelle ce n'est pas toute religion
qui est philosophie, mais la vraie seulement, nous pourrions répondre
que, puisque ce sont les vraies religions qui intéressent d'abord le
philosophe et qui doivent être inventées par lui, l'invention de
religions est ici équivalente à celle de vraies religions. Mais ce
genre de petits jeux logiques, utiles à faire certes, laisse
échapper quelque chose. Pour concevoir ce qu'est l'invention de
philosophies, il n'est pas inutile de savoir que cette invention peut
coïncider avec celle de vraies religions. Nous avons en effet une
connaissance habituelle des deux idées, et nous les comprenons
différemment, si bien que le fait de montrer qu'elles peuvent
coïncider revient aussi en réalité à les modifier. Il nous est
familier par exemple de considérer qu'une religion a des aspects
pratiques et sociaux, alors que nous tendons plutôt à l'oublier à
propos de ce que nous nommons philosophie. Il nous paraît plutôt
étrange d'inventer des religions, mais non, en principe, des
philosophies, parce que nous tendons à ne voir en celles-ci que leur
aspect théorique, et que construire des théories nous paraît plus
facile que d'inventer des pratiques, même si nous reculons face à
la perspective de nous mesurer aux génies dans le domaine. Bref,
inventer des philosophies comme des religions, voilà déjà un
projet qui n'est peut-être pas banal, quoiqu'il puisse paraître
redoutable.
*
Cependant,
nous n'avons encore envisagé que l'invention par le philosophe de
vraies religions, simplement, et non de religions moins vraies ou
plus ou moins vraies. Or si la vraie religion est la philosophie, en
revanche les autres religions s'en distinguent, et s'y opposent même
souvent. Inventer de telles religions, ce n'est donc plus inventer
des philosophies en tenant particulièrement compte de leur réalité
pratique et sociale. Et par conséquent les raisons philosophiques
qui valaient pour le premier genre d'invention ne valent plus pour le
second, qui nous intéresse également. Peut-être d'ailleurs le
philosophe n'a-t-il intérêt à inventer que de vraies religions.
C'est ce qu'il nous faut vérifier.
Lorsqu'on
examine les religions, pour les évaluer en fonction de leurs
avantages et désavantages pour l'activité philosophique, il est
évident que leur valeur varie beaucoup à cet égard. Notamment
certaines favorisent un examen libre, tandis que d'autres interdisent
même toute critique indépendante. Il semble que les milieux dans
lesquels dominent les religions les plus favorables à la philosophie
soient également de ce fait préférables et que ces religions
soient donc dignes d'être privilégiées par rapport à celles qui
élèvent des obstacles plus ou moins importants à l'activité
philosophique. Il est vrai que seules les vraies religions méritent
un appui entier. Et dans l'hypothèse irréaliste où elles
pourraient dominer dans une grande société, dans une civilisation
entière, il conviendrait de se concentrer sur elles, d'assurer leur
prépondérance en éliminant ou leur assujettissant toutes les
autres. Ce serait alors l'empire de la philosophie dont ont rêvé
ceux qui se plaisaient à imaginer l'idée d'un philosophe-roi, sans
qu'il soit même nécessaire de recourir à cette figure discutable.
Mais même dans cette supposition, à moins de feindre un monde
fantastique où les hommes deviendraient tous sages, il subsisterait
d'autres religions que la vraie, et il s'agirait encore d'en tenir
compte. Non seulement il conviendrait de les soumettre à la critique
et de les affaiblir dans la mesure où elles nuisent à la
philosophie, mais on peut se demander s'il ne serait pas utile
d'intervenir autrement, en perfectionnant celles qui peuvent l'être
et en en inventant de nouvelles, susceptibles de les remplacer en
promouvant des croyances et des attitudes plus compatibles avec la
philosophie.
Après
nous être livrés aux plaisirs de la contemplation imaginaire de
sociétés de sages, reliées par les seules vraies religions,
c'est-à-dire la philosophie, revenons à la réalité pour observer
l'humanité telle que l'expérience et l'histoire nous la présentent.
Nous y voyons les sages disparaître presque dans des masses
immenses, sans le moindre souci de philosophie, conduites par les
représentations, les règles et les modèles de religions ridicules,
que le moindre rayon de lumière intellectuelle menace de faire
s'évanouir. Là où, par une chance rare, des écoles de philosophie
existent, et sont même connues publiquement, seule une minorité
infime de la population en est touchée et se laisse séduire par
l'appel à devenir plus lucide. Pire encore, dans des sociétés
telles que les nôtres, où par quelque exceptionnelle fortune
favorable, une grande partie de la jeunesse se voit présenter dans
les écoles quelques éléments de la tradition philosophique, ce
contact semble rester sans suites notables. Comment se peut-il que de
jeunes esprits, à l'âge où la curiosité et le désir d'un idéal
de vie accomplie sont naturellement les plus vifs, mis en contact
avec des engins intellectuels tels que le Discours ou les Méditations
de Descartes (pour ne citer que certains de ceux qui sont le plus
communément mis dans les mains des étudiants d'aujourd'hui), n'en
soient pas bouleversés et déterminés aussitôt à devenir
philosophes ? Comment se fait-il que l'étonnement qu'exprime
cette question paraisse lui-même si surprenant qu'on ne puisse guère
le prendre au sérieux ? C'est que, à l'évidence, pour la
plupart la perspective d'une plus grande lucidité n'a aucun attrait.
Faites au contraire miroiter aux foules quelque mystère, et elles
accourront aussitôt et resteront fascinées aussi longtemps
qu'aucune lumière ne sera venu le dissiper. Voilà le ressort des
religions dominantes, de celles qui rassemblent effectivement les
sociétés. C'est pourquoi les vraies religions, dont le principe est
contraire, ne relient guère par elles-mêmes que de minuscules
sociétés éparses.
Or
les religions se trouvent entre elles en concurrence, pacifique ou
hostile, mais avec généralement un degré de tolérance réciproque
d'autant plus faible qu'elles se perçoivent comme moins compatibles.
Et comme les mystères ne supportent pas la critique, la vraie
religion, nous le savons, se révèle la plus intolérable pour la
plupart des autres. Comment donc subsisterait-elle par elle-même
parmi tant d'ennemis ? Le plus sûr sera d'habitude pour elle de
se cacher. Sinon sa vie et sa survie n'impliquent-elles pas qu'elle
se découvre des alliés et des indifférents, ou qu'elle s'en crée ?
Voici donc pour les philosophes une raison pratique importante
d'inventer non seulement de vraies religions à l'intention des
philosophes, mais d'autres également pour ceux qui ne le sont pas et
ne se montrent d'habitude pas portés à le devenir. Cette raison
d'inventer des religions est analogue à celle qu'on trouve en
politique. Il ne s'agit pas en effet de révéler au peuple une idée
vraie du salut, mais de lui en inspirer une qui soit pratiquement
compatible avec la vraie et favorable à des desseins qu'on lui
cache, au moins en partie, le jugeant inapte à les comprendre ou
réticent à les partager. En ce sens, c'est bien de fausses
religions qu'il s'agit de propager dans une telle entreprise, vu que
leur raison d'être leur reste extérieure et qu'elles ne comportent
donc pas en elles-mêmes les moyens de se comprendre vraiment. Du
point de vue de leurs inventeurs et de ceux qui les maintiennent en
connaissance de cause, elles représentent donc des tromperies. Mais
celles-ci peuvent être de deux sortes. En politique, une classe peut
vouloir assurer son pouvoir et son propre salut au détriment des
autres, avec le seul souci de les fourvoyer en les incitant à
chercher un salut illusoire d'une manière telle qu'elles servent les
intérêts de la classe dominante. Mais ce n'est pas le seul but que
peut se proposer un politicien, car il peut également viser le salut
du peuple, mais juger ne pouvoir y parvenir que de manière
indirecte, en lui en donnant une représentation déformée. A
supposer que dans ces deux genres de religion, le calcul politique
soit juste et efficace, on voit que les effets seront très
différents, voire opposés. Car, dans le premier cas, par la
pratique de sa religion, le peuple s'éloignera de son salut
véritable en croyant s'en approcher, alors que dans le deuxième
cas, tout en restant dans l'illusion sur sa nature et les moyens de
l'atteindre, il le réalisera néanmoins autant que l'y autorisera
cette voie illusoire. Or quel sera le genre de religion fausse qu'il
nous sera utile éventuellement de produire ?
Les
philosophes peuvent-ils se considérer comme une sorte de classe
sociale, contrainte à se défendre et à assurer son existence et
ses intérêts face au reste du peuple en trouvant les moyens de lui
imposer un comportement et des opinions favorables à sa survie et à
son développement, quoique nuisant éventuellement à ceux qu'elle
trompe ? A première vue, cette solution n'est pas possible,
parce que les philosophes ne constituent pas une classe sociale se
reproduisant naturellement comme le peut un groupe de familles. La
sagesse ne se transmet pas en effet comme un caractère racial, un
trait ou une propriété de famille, mais une élite philosophique
doit perpétuellement se renouveler par l'éducation et l'intégration
de ceux qui sont aptes à en devenir membres. Or tromper ou abêtir
le peuple pour en tirer avantage, est-ce le moyen d'en faire le
pourvoyeur des nouveaux membres de cette élite ? Il semble
plutôt que par de tels procédés, elle se condamnerait à s'épuiser
et à disparaître rapidement. Pourtant, cette conséquence néfaste
peut être évitée. Car, inventant et contrôlant une telle religion
dont l'illusion devrait être sans cesse maintenue, ses bénéficiaires
seraient amenés naturellement à former une caste de prêtres,
enseignant la fausse religion et la réglant, feignant d'en être les
plus fidèles adeptes et représentants, tout en s'attribuant des
privilèges tels qu'en réalité le salut qu'ils viseraient pour
eux-mêmes serait tout à fait distinct de celui du troupeau qu'ils
conduiraient. Or, chargés d'enseigner la fausse religion, ils se
trouveraient dans la position idéale pour sélectionner aussi les
nouveaux membres de l'élite, auxquels ils donneraient un
enseignement distinct destiné à les préparer à entrer dans leurs
rangs, à partager en réalité une autre religion, et à devenir
ainsi prêtres à leur tour. Et à la réflexion, ne serait-ce pas la
vraie raison pour laquelle la plupart des castes de prêtres ont non
seulement des privilèges, mais également des secrets, qui leur
donnent un accès à des connaissances étrangères à celles des
croyants normaux ? Se pourrait-il que sous leur déguisement de
croyants plus particulièrement dévoués à la religion officielle
qu'ils représentent, ils en cultivent une autre, et qu'elle puisse
être la vraie religion, réservée à ceux seuls qu'ils ont
découverts capables et désireux de lucidité ? Par ce moyen,
les sages n'auraient-ils pas trouvé comment dominer le peuple
récalcitrant à la philosophie, toujours prêt même à la réprimer,
et de la cultiver ainsi cachés derrière l'écran d'une fausse
religion à leur service ? Le philosophe-prêtre ne serait-il
pas un rôle bien plus probable et plus efficace que le
philosophe-roi ? Car n'est-il pas plus profitable à la vie
philosophique de se consacrer à la méditation, à l'enseignement, à
la dialectique, à l'examen des préjugés populaires, que de se
tenir sans cesse occupé aux intrigues et aux combats de la
politique, même si le prêtre ne peut non plus les éviter tout à
fait ?
L'objection
la plus importante contre cette façon d'assurer la possibilité
d'une vraie religion pour une élite, c'est la dénonciation de la
forme de tromperie qu'elle implique. La question de savoir à quel
point le mensonge, et donc la tromperie, est admissible d'un point de
vue philosophique est l'objet d'importants débats, et nous pouvons
pour l'instant la laisser ouverte. Car la difficulté ne réside pas
seulement dans le fait de la tromperie, mais surtout dans son usage
au seul bénéfice d'une catégorie de personnes, et au désavantage
des autres, qui se voient égarés par des mirages sur le point
essentiel de la vie humaine, la recherche du bonheur. Or le sage
peut-il rechercher son salut au détriment de celui des autres ?
Voilà encore l'objet d'un autre débat, dans lequel nous n'entrerons
pas davantage, en nous contentant de retenir par hypothèse la
solution la plus communément admise, celle qui condamne une telle
attitude. Notre prêtre-philosophe est-il donc condamné ? Pas
encore, car pour sa défense, il pourra avancer qu'il ne nuit en
réalité à personne. Il se contente de donner à chacun la
possibilité de viser le salut dont il est capable. Les plus
intelligents, il les instruit et les introduit à la vraie religion.
Non seulement les autres réclament des mystères et se font
d'eux-mêmes les dupes de toutes les illusions qui se présenteront à
eux et que leur imagination leur fournira au besoin, mais de plus
cette crédulité est inguérissable. Il faut donc bien que quelqu'un
les conduise et les leurre. Ceci dit, il n'est pas nécessaire de les
maintenir dans une religion néfaste pour eux, il suffit de les
séduire par une représentation du salut qui puisse les satisfaire,
et au-delà de laquelle ils ne peuvent aller, en la rendant même
bien plus favorable que celles qu'ils se fabriqueraient ou
adopteraient sans la bienveillance des plus sages à leur égard.
Bref, ce sont des enfants, et on ne peut faire mieux que de les
conduire comme des enfants, qui ne peuvent accéder à la vie adulte
et à ses secrets. Est-ce une raison, parce que la majorité de
l'humanité reste ainsi limitée, pour que les philosophes se
condamnent à partager leurs illusions ou à se voir persécuter par
eux, au lieu de soumettre les esprits inférieurs aux supérieurs,
comme il est naturel ?
Cette
justification nous mène déjà à la deuxième méthode politique de
gouvernement des peuples par la religion. Les philosophes peuvent-ils
à leur tour l'utiliser, pour viser non plus à se créer un espace
protégé, mais à rendre la société aussi ouverte que possible à
la vraie religion, quoique en l'y conduisant progressivement par des
illusions bénéfiques, qui demeureront peut-être toujours
indispensables pour le commun des hommes, mais rapprocheront le plus
possible leurs comportements de ceux des sages ? Cette solution
suppose une distinction moins tranchée entre les philosophes et le
reste des hommes, non pas tant en réduisant nécessairement la
distance entre les positions extrêmes du sage et du sot, mais en
insistant davantage sur l'importance des positions intermédiaires,
de même que sur la relative continuité du chemin conduisant à la
sagesse, ou du moins sur le grand nombre d'étapes qui le jalonnent.
A la limite, on peut espérer que des circonstances très favorables
permettront à la majorité d'atteindre au moins un certain degré de
philosophie. Mais même sinon, on peut au moins espérer qu'une
religion bien calculée conduira la plupart à se conduire assez
sagement, même si, incapables de comprendre les vraies raisons des
règles qu'ils suivent, à la poursuite d'un salut en soi illusoire,
ils prennent pour l'atteindre des chemins qui en réalité conduisent
à les rendre plus heureux qu'ils ne pourraient l'être sans les
stratagèmes des auteurs de leur religion. En outre, leur comportement
étant alors plus proche de celui des sages, on peut aussi en espérer
une fonction éducative, de sorte que les plus intelligents se
trouvent placés par ruse dans des conditions propres à leur faire
désirer la vraie sagesse. Dans cette organisation, la différence
entre les sociétés formées par les religions illusoires et celles
que constitueraient les religions vraies pourrait être si peu
apparente qu'elle devienne à peu près invisible de l'extérieur,
c'est-à-dire pour ceux qui observeraient la société dans son
ensemble sans connaître exactement sa structure religieuse dans sa
diversité entière. Les plus lucides passeraient comme naturellement
d'une religion fausse, dont ils percevraient peu à peu l'illusion, à
une religion plus vraie, qui leur permettrait à mesure de comprendre
la véritable utilité de celle qu'ils abandonneraient
intérieurement, sans devoir apparemment s'y opposer dans leur
comportement public. Pour cette raison, les philosophes pourraient
discuter des thèmes de la politique et de la religion sans devoir
tenir aux membres des diverses sortes de religion des discours en
partie contraires, mais en développant des arguments à divers
niveaux de difficulté, s'adressant à chacun selon son propre degré
de perspicacité et de sagesse. Quoique fondateur, réformateur et
organisateur de religions, ce n'est plus le philosophe-prêtre qui se
trouve ici à l'œuvre, mais le citoyen éclairé cherchant à
éclairer ses propres concitoyens, les influençant et les éduquant
par l'imagination et le raisonnement, dans des discours qui
s'adressent à tous en un sens, et à quelques-uns seulement en un
autre. Remarquons d'ailleurs que le type de religions privilégiées
n'est pas le même dans les deux cas. Là où les plus sages font des
religions de grands instruments de canalisation des énergies des
peuples qu'ils conservent généralement entre leurs mains en tant
que prêtres, ils imposent de grandes religions publiques,
officielles, plus ou moins obligatoires, générales et tendant à
être uniques dans chaque grande société, empire ou civilisation,
alors que, au contraire, le citoyen philosophe invente et implante
dans sa société de multiples religions, souvent sans caractère
officiel, formant des groupes informels et changeants, et agissant,
même parfois à de très larges échelles comme les grandes
religions, de manière plus ouverte en ce qui concerne la publicité
des idées et des arguments, mais plus cachée dans leur rapport à
la religion, de sorte que ceux qui s'y rattachent n'ont pas une
claire conscience du caractère religieux de leurs opinions,
convictions et attitudes.
Face
à cette conception de l'usage philosophique de la religion,
l'objection visant son caractère trompeur subsiste, mais se trouve
atténuée du fait que d'une part l'illusion peut être
provisoire, comprise dans un processus de formation qui doit la
dissiper, du moins pour ceux qui sont aptes à progresser, et que
d'autre part elle ne sert pas seulement à une élite se refermant
largement sur elle-même et condamnant le reste de l'humanité à un
mode de vie inférieur et en somme servile. Mais c'est par un autre
côté qu'elle prête le flanc à la critique. Car, dira-t-on, ne
repose-t-elle pas sur une illusion elle-même, sur une vision très
idéalisée des capacités moyennes de l'espèce humaine, que
l'expérience et l'histoire nous montrent au contraire extrêmement
limitées. Et ce caractère borné de l'esprit humain se manifeste
justement bien davantage en ce qui concerne la sagesse qu'à propos
de certains aspects de l'intelligence tels que la ruse ou qu'au sujet
de certaines aptitudes morales inférieures telles que la tendance à
suivre plus ou moins constamment et aveuglément les règles
arbitraires gouvernant son milieu social. Or précisément, la
confiance dans la routine est le principal élément du salut de la
plupart, et on le leur enlève sans profit pour personne en leur
donnant des sujets d'inquiétude lorsqu'on les confronte à tous les
débats que les philosophes introduisent dans la société. En outre,
cette méthode ne néglige-t-elle pas l'extrême vanité des petits
esprits qui, se découvrant l'avantage de quelque habileté mineure,
se sentent aussitôt appelés à participer à l'éducation de
l'humanité, brouillant ainsi d'une cacophonie incessante les
discours des philosophes qu'ils imitent ridiculement, au grand
plaisir et à l'acclamation des foules ignorantes ? Bref, cette
méthode n'est-elle pas vouée à noyer les sages dans la masse, où,
au lieu de diriger, ils se voient condamnés à suivre la loi des
plus médiocres, à compromettre les vraies religions et à rendre
ainsi le développement de la philosophie plus improbable ? Il
est vrai qu'il devient difficile de donner une grande publicité à
la vraie religion et à lui trouver donc sa base sociale, dans un
environnement où se confrontent, se mélangent quantité de
religions plus ou moins reconnues, plus ou moins fausses et formant
pour celui qui cherche à y voir clair une sorte de chaos. Mais
d'autre part, le principal obstacle aux vraies religions est
l'hostilité naturelle des fausses, particulièrement grave
lorsqu'une seule domine et peut exercer sans frein son intolérance.
Puisque d'habitude la vraie religion doit rester cachée, la
situation d'un véritable chaos religieux n'est-elle pas la meilleure
à cet égard ? Et quant au conformisme nécessaire à la paix
d'esprit des masses, celles-ci ne savent-elles pas le reconstituer en
toutes circonstances et trouver les nombreuses religions qui lui sont
favorables et tendent à l'imposer ? Aussi les philosophes
n'ont-ils pas avantage à les modeler de telle manière que chacune
d'elles présente néanmoins suffisamment de souplesse, et que la
concurrence de plusieurs d'entre elles les empêche chacune
d'acquérir un dangereux monopole ?
*
Parmi
les trois raisons principales pour le philosophe d'inventer des
religions que nous avons présentées, la raison proprement
philosophique de créer de vraies religions et les deux raisons
« politiques » d'en créer de fausses, la première
apparaît comme nécessaire à l'existence d'une tradition
philosophique, et peut-être de la philosophie tout court, alors que
les deux autres restent subordonnées à cette première et, outre
qu'elles entrent en concurrence entre elles, semblent d'une utilité
plus discutable. Nous avons vu en effet qu'une tradition
philosophique ne pourrait guère exister sans l'invention de
religions vraies correspondant aux diverses philosophies qui la
construisent. Pour y exister réellement en effet, il faut que les
philosophies s'incarnent dans la société, c'est-à-dire au moins
dans certaines sociétés particulières qui la composent. Et même
lorsque cette condition n'est pas tout à fait réalisée, parce que
le groupe des pratiquants d'une philosophie est trop petit, trop
dispersé pour constituer une véritable société au sens habituel,
ce groupe évanescent n'existe néanmoins que parce que la
philosophie qui relie ses membres épars comporte déjà une sorte de
religion virtuelle, toujours susceptible de se réaliser en un corps
social plus consistant, ce qui signifie que la vraie religion était
déjà inventée avec la philosophie elle-même. Quant à savoir si
l'idée d'un philosophe parfaitement isolé, sans maîtres d'aucune
sorte, sans disciples, sans enseignement sous aucune forme,
correspond à une réalité, c'est là l'objet d'une pure spéculation
que nous pouvons laisser de côté ici.
Ceci
dit, dans des circonstances favorables l'existence de vraies
religions devrait suffire. Ainsi, dans une société suffisamment
tolérante pour laisser en elle se développer assez librement
diverses sectes, l'existence de religions vraies semble suffisamment
garantie, au moins lorsque celles-ci se conçoivent comme pouvant se
limiter à une élite particulière et se contenir dans un espace
limité, tel que celui des jardins épicuriens. Dans ces cas, d'une
part la situation sociale et politique est assez favorable à la
philosophie, et d'autre part les philosophes acceptent de se tenir
pour l'essentiel à l'écart du jeu politique. Lorsque ces deux
conditions ne sont pas données en revanche, soit parce que la
philosophie est persécutée ou soumise à un contrôle politique,
soit parce qu'elle comporte elle-même une conception politique
impliquant l'intervention des philosophes dans ce domaine, la
question de l'invention et de la réalisation de fausses religions
devient plus urgente. Il est vrai que pour celui qui croit tout homme
capable de devenir philosophe, ou qui accorde du moins cette capacité
à la majorité des hommes, la vraie religion peut paraître
suffisante et apte à s'imposer progressivement par elle-même.
Sinon, la voie indirecte, « politique », de la création
de fausses religions favorables à la vraie s'impose.
A
ce propos, même s'il convient de noter la différence entre l'usage
politique des religions et l'usage similaire qu'en font les
philosophes, le lien entre la politique, la religion et la
philosophie n'en est pas moins très étroit. Nous avons vu comment,
dépendant de l'opinion, le pouvoir politique doit se soucier de la
façon de la régler ou de la diriger, ce qui le conduit à utiliser
les religions et à les modeler selon ses besoins. Mais la relation
s'inverse aussi. Car c'est en fonction d'une conception du salut que
le pouvoir politique tente de faire des religions des instruments de
son pouvoir. Ou bien c'est le salut d'une classe sociale,
c'est-à-dire la représentation qu'elle s'en fait, donc sa religion,
qui sert de référence pour modeler les religions du peuple, ou bien
c'est une idée du salut de l'ensemble du peuple, mais qui reste
difficilement compréhensible pour lui ou trop peu séduisant pour se
rendre directement efficace, bref c'est une religion et les
nécessités de son extension qui régissent la politique conduisant
à donner au peuple des religions illusoires bénéfiques selon ces
critères. D'un autre côté, les ambitions politiques des religions
sont bien connues, et elles sont naturelles, puisque chaque religion
organise une société, et se trouve d'une manière ou de l'autre en
concurrence avec d'autres, de sorte que se pose pour elle la question
de l'organisation politique, ou bien en vue de la soumettre à son
propre ordre, ou bien afin de s'assurer qu'elle garantira la
tolérance nécessaire pour sa survie et son éventuelle expansion.
Il en va de même pour les vraies religions, qui peuvent aspirer au
rang de ce qui régit la politique — soit le pouvoir de l'élite
séparée des philosophes, soit le pouvoir organisant l'ensemble des
religions en vue du plus grand développement philosophique —, ou
qui doivent au moins s'assurer que les religions et politiques de la
société plus large à laquelle appartiennent leurs sectes soient
influencées par des idées garantissant la tolérance dont elles ont
besoin.
Envisageons
donc les deux hypothèses, celle pour laquelle la vraie religion
suffit, et celle qui ajoute l'usage politique des fausses religions,
et examinons ce que peut être l'invention philosophique des deux
sortes de religions.
La
première dimension des religions qui nous importe est celle de leur
vérité, puisqu'elle est tout à fait essentielle pour l'invention
de vraies religions, et qu'elle intervient aussi dans l'invention des
autres, qui ne sont fausses qu'à des degrés divers et par
comparaison avec les vraies. En effet, cette vérité signifie le
caractère philosophique d'une religion, c'est-à-dire le fait
qu'elle convient à la discipline intellectuelle, affective et
comportementale de la philosophie. Une religion sera donc plus vraie
dans la mesure où elle incitera à prendre toujours une attitude
critique, à développer sa raison, à se rendre autonome dans son
action et à cultiver la plus entière lucidité. Elle sera d'autant
plus fausse au contraire qu'elle incitera à se fier arbitrairement
aux opinions ambiantes et aux autorités extérieures, à prendre
directement leurs sentiments et leurs coutumes pour règles, à
adorer les mystères et à désirer les préserver plutôt que de les
dissiper. Or non seulement seules les caractéristiques des vraies
religions conviennent à la philosophie, mais on peut logiquement
penser que plus une religion est vraie, moins elle incite à se
complaire dans les séductions de l'illusion, plus elle est propre
aussi à préparer les esprits à se tourner vers la philosophie, à
concevoir pour elle des sentiments favorables et à en faciliter
l'existence. C'est donc ce type de religions moins fausses ou moins
illusoires qui semble fournir les meilleures candidates pour un usage
politique éducatif. Quant à l'autre usage, d'asservissement à une
élite philosophique, il rend plus difficile d'évaluer en général
la valeur de la vérité dans les religions à l'intention des
classes dominées. En principe, plus une religion est fausse,
illusoire, obscure, impénétrable, voire absurde, plus elle asservit
les esprits, pourvu qu'elle ne les révolte pas en sous-estimant
grossièrement le degré de lucidité lié à leur bon-sens naturel,
qu'elle peut d'ailleurs elle-même contribuer à amoindrir. Dans le
cas où une classe sociale, formée d'un nombre précis de familles
s'efforçant de se maintenir au pouvoir sans se mélanger aux autres
classes, agit par l'intermédiaire de fausses religions calculées en
vue de l'asservissement des autres classes, il est possible d'aller
très loin dans ce sens de l'abêtissement, parce que la distance
reste très grande entre la classe plus éclairée et les autres,
presque sans échanges non strictement réglés par celle qui domine.
Alors, les classes asservies n'ont aucun accès à la lumière, et la
classe dominante n'a aucun besoin de les éclairer. Dans leurs rangs,
seules quelques individualités, par une plus grande intelligence
naturelle ou quelques hasards dans leur développement, se mettent çà
et là à entrevoir et peut-être, peu à peu, à percevoir, à
comprendre et à critiquer le système religieux qui les condamne à
l'obscurité. Pour les dominants, il suffit alors de repérer ces cas
d'exception, de les acheter peut-être, pour leur offrir des
positions supérieures à celles des leurs, ou pour les éliminer. En
revanche, quelle que soit la distance qu'une élite philosophique
conçoit entre elle et le reste des hommes, elle ne peut viser à
tracer entre les deux une frontière aussi étanche que possible,
puisqu'elle ne se renouvelle pas naturellement et qu'elle doit sans
cesse découvrir et recruter les plus aptes à la philosophie dans le
peuple qu'elle soumet à la fausse religion. Le passage, même s'il a
lieu dans un sens seulement, est donc essentiel à l'existence même
de cette élite, et il faut le rendre possible. Or l'élite peut-elle
commencer par soumettre à l'abêtissement le plus entier ceux-mêmes
qu'elle devra instruire et amener au plus haut degré possible de
lucidité ? Cela se concevrait mal, car non seulement le progrès
serait rendu bien plus difficile, mais il deviendrait également bien
moins aisé d'évaluer les capacités des éventuels candidats à
l'éducation philosophique. On peut donc conclure que même dans ce
cas les religions inventées par les philosophes ne seront pas
entièrement fausses, puisqu'elles devront garder en elles quelques
reflets de la vérité à laquelle elles doivent aussi donner accès
à certains de ceux auxquels elles auront été imposées. On peut
imaginer par exemple un système dans lequel des mystères excitent
l'imagination des plus faibles, où des pratiques les maintiennent
dans une attitude de subordination, mais de telle façon que ces
mystères et ces pratiques conservent une ambiguïté et puissent
donner lieu à d'autres interprétations et commencer à servir
d'exercices à des pratiques différentes, de telle manière que les
disciples des prêtres-philosophes aient d'abord l'impression
d'approfondir leur première religion plutôt que d'en changer.
Supposons
que pour des étudiants de philosophie, les aspects les plus connus
des religions soient ceux qui contribuent à les rendre vraies,
c'est-à-dire philosophiques, puisque ce sont ceux qui exercent
concrètement à la discipline critique et qu'on trouve développés
de nombreuses manières chez les philosophes. En revanche, ce qui
rend les religions fausses est peut-être moins familier à ceux qui
se livrent à la pratique de la philosophie quoiqu'ils apparaissent
aussi dans ce qui forme l'objet des critiques négatives habituelles
des philosophes.
Par
exemple, la superstition est régulièrement dénoncée comme non
raisonnable. J'ai proposé de la comprendre comme la supposition de
forces spirituelles à l'œuvre dans la nature pour expliquer des
événements différents des actions d'êtres animés normaux, tels
que les hommes et les animaux dans leur forme naturelle. Ce seront
des esprits séparés, d'ancêtres par exemples, des dieux et démons
divers, des objets doués de pouvoirs en partie spirituels, voire des
événements doués de quelque esprit, et de formes d'intention. Ces
forces peuvent être influencées comme le sont les esprits, par des
prières, des flatteries, des promesses, des cadeaux, des
comportements qui leur plaisent, et elles peuvent à leur tour donner
des commandements, se fâcher et manifester divers sentiments et
attitudes signalant ce que nous nommons esprit dans l'homme en
premier lieu. Puisque ces esprits sont postés là où ils n'ont pas
lieu d'être, à la place de forces naturelles inconnues, ils
introduisent évidemment partout la fausseté dans la perception des
choses et provoquent à des modes d'action illusoires à leur égard.
Or on sait que de nombreuses religions en font un grand usage, et se
centrent même souvent entièrement sur de telles notions
superstitieuses, au point qu'elles se réduisent pour leur plus
grande part à de vastes superstitions. S'il est donc certain que la
superstition est exclue de toute religion vraie, on peut se demander
si elle peut entrer en revanche dans la composition de religions
fausses mais politiquement utiles d'un point de vue philosophique.
Pourrait-on par exemple utiliser une superstition telle qu'il suffise
à un moment de renverser son aspect superstitieux pour faire
apparaître aussitôt une idée vraie de la chose ? Pourrait-on
l'utiliser dans certains cas comme des objets faciles de critique
propres à l'exercice de la raison ? Pourrait-elle servir à
introduire sous de faux prétextes des activités utiles à la
pratique philosophique, telles que des analyses de ses sentiments,
des exercices d'imagination, des exercices de maîtrise de soi,
etc. ? Tout cela suppose qu'on puisse ensuite déraciner la
superstition, et que celle-ci ne doive pas être conçue comme
correspondant à l'une des tendances les plus résistantes et les
plus opposées à la philosophie.
Généralement
liées à la superstition, les idées de miracle, de prophétie, de
révélation surnaturelle, voire de tout le surnaturel, jouent un
rôle important dans de nombreuses religions, auxquelles elles
contribuent à donner leur caractère illusoire. Le miracle est vu
comme un détournement du cours naturel des choses pour faire
apparaître la force surnaturelle, de caractère spirituel, se
manifestant par cette supposée action de sa part. Une telle idée,
outre qu'elle sert à la superstition, empêche la recherche des
causes naturelles, et elle fait obstacle à l'exercice de nos
facultés naturelles sur ces phénomènes, pour nous plonger dans une
admiration stupide. La prophétie est une sorte de miracle, dans
lequel c'est un homme, le prétendu prophète, qui sert de
porte-parole au supposé principe de connaissance supérieur, et elle
sert également à court-circuiter le raisonnement par la prétention
à un mode de connaissance supérieur quoique inaccessible à l'homme
naturel. Et en général tout recours à des entités surnaturelles a
ce même effet de placer les connaissances, règles ou commandements
qu'on y fonde hors de la portée de la critique rationnelle. Leur
usage philosophique paraît donc particulièrement limité, sinon
pour introduire par exemple des paradoxes qui vont faire exploser ce
genre d'idées, comme dans la notion de la raison comme véritable
révélation ou prophétie.
Parmi
les dispositifs très fréquents pour protéger la fausseté des
religions, la sacralisation est l'un des plus importants. Ou plutôt
faudrait-il parler de la sacralisation absolue, pour la distinguer
d'une autre, reconnue comme humainement instituée, telle que la
déclaration du caractère sacré du souverain, lorsque celle-ci est
accomplie comme un pur acte politique et signifie une interdiction
humaine de degré extrême de s'attaquer physiquement à lui, par
exemple. La sacralisation absolue désigne certaines choses comme
étant soustraites à l'usage normal, et mises à l'abri de tout
contact contraire à son caractère sacré, en posant que c'est par
nature qu'elles sont sacrées (ou par un décret surnaturel dans les
religions superstitieuses), et non de par une décision humaine. De
cette manière, il est défendu également de contester leur
caractère sacré, et elles se trouvent en principe totalement mises
à l'abri non seulement de toute critique, mais même de tout examen.
Ici également, l'usage philosophique du sacré paraît assez
restreint, peut-être limité à des constructions paradoxales
également, comme si on déclarait par exemple la critique sacrée.
Les
rites et les catéchismes peuvent également rendre fausse une
religion lorsqu'ils obligent à des comportements contraires à la
philosophie. L'abondance des rites et leur complexité, par exemple,
obligeant à passer sans cesse d'un rite à l'autre, à se concentrer
sur le détail, éventuellement très grand, de leur exécution
minutieuse, peuvent empêcher à peu près toute réflexion libre en
n'en laissant plus le loisir. Des commandements exigeant une
obéissance entière, immédiate, sans discussion, dans toutes les
situations de la vie, à d'autres personnes désignées comme des
autorités presque absolues, par exemple, apprennent à abandonner
toute réflexion sur le sens de sa propre action. Et pourtant, il est
possible aussi, bien sûr, d'élaborer d'autres rites, d'autres codes
moraux, ayant des effets directs ou indirects principalement
contraires à ceux-là. Et il va de soi qu'ici les philosophes ont un
large champ d'intervention pour moduler le degré de vérité d'une
religion.
On
peut inventer une religion pour le plaisir de l'imagination. Mais le
but est plutôt de transformer les idées dans la société. Or, à
côté de la dimension de la vérité, en pratique la puissance d'une
religion est de première importance. En effet, sans la puissance de
séduire les esprits, de les frapper, de les impressionner, de
modifier et d'organiser leurs idées, de gouverner les comportements,
d'orienter les désirs, de rassembler durablement autour des
conceptions du salut proposées, l'idée d'une religion se trouverait
réduite à amuser l'esprit, à dessiner un projet sans suite ;
bref, aussi élaborée, intelligente et ingénieuse soit-elle, vraie
ou fausse, elle ne deviendrait pas une religion. La puissance n'est
donc pas ici un aspect secondaire, comme lorsqu'on peut séparer la
théorie de la pratique et évaluer l'une indépendamment de l'autre.
Il faut donc tenir compte des facteurs qui rendent les religions plus
ou moins puissantes, pour accroître la puissance de celles qu'on
désire voir s'implanter, et pour réduire celle des religions qu'on
veut faire disparaître ou dont on veut réduire l'influence.
Dans
la mesure où il s'agit d'une vraie religion, sa vérité elle-même
est un fondement indispensable de sa puissance. De telles religions
sont faites non seulement pour proposer une sagesse apte à résister
à toute critique argumentée, mais elles servent également à
former l'attitude critique, à l'exercer et à la maintenir. Il va
donc de soi qu'une vraie religion se détruirait en se constituant
d'une manière telle qu'elle doive se soustraire en partie à la
critique et réduire l'usage de cette dernière. Au contraire, plus
elle se forme par la critique même, plus elle y répond sans
restriction, plus elle en développe l'habitude et l'exigence, plus
elle se renforce. Autrement dit, la vérité est une grande puissance
pour une religion dans le milieu des esprits philosophiques, même si
elle n'a qu'une puissance plus faible, voire aucune, dans la société
constituée par la majorité des hommes. C'est pourquoi sa vérité
ne rend pas une religion capable de rassembler les foules, tandis
qu'elle est décisive au contraire pour se rallier ceux chez lesquels
le désir de lucidité domine. Elle ne représente qu'une puissance
faible d'ordinaire, alors qu'elle est la puissance la plus
considérable auprès d'une élite restreinte.
On
pourrait affirmer en simplifiant, que communément, plutôt que la
vérité, c'est la puissance de tromperie qui est décisive dans les
idées religieuses. Ce qui frappe l'imagination, qui excite
directement les passions les plus habituelles dans l'humanité ou
dans une culture, endort les craintes, séduit la soif de mystère,
justifie les coutumes déjà présentes, en propose d'autres,
bizarres, pour satisfaire facilement quelque désir d'évasion ou de
distinction, flatte la vanité à bon compte (en donnant un moyen
simple de s'imaginer supérieur), offre des représentations
alléchantes d'un bonheur imaginaire promis aux fidèles, rassure
face à la complexité inquiétante du monde en lui donnant un sens
simple, satisfait la tendance à la superstition et le désir
d'action magique sur les puissances qui nous dépassent, tout cela
contribue à engendrer des mirages irrésistibles pour les esprits
faibles. Cependant, cette puissance croît encore à mesure que, dans
certaines limites, des vérités plus ou moins compatibles avec ces
illusions sont confirmées et enseignées également, pour satisfaire
un désir de connaître qui est rarement tout à fait absent dans
l'homme.
La
capacité d'organiser politiquement une société est également
l'une des composantes importantes de la puissance d'une religion. En
effet, il y a une forte similitude entre les pouvoirs politique et
religieux, tous deux gouvernant les hommes en se fondant sur leurs
opinions. Le pouvoir politique ajoute la contrainte physique au
commandement, et il tend à s'appuyer sur un état préexistant de
l'opinion. La contrainte physique, la force des armes, ne suffit pas
en effet à assurer une domination politique, celle-ci exigeant à un
degré suffisant l'accord du peuple, sans lequel l'armée ne peut
assurer qu'une occupation de pays restant ennemis, l'idée même d'un
pouvoir légitime impliquant une certaine opinion favorable
généralement partagée dans le peuple et partant, une convenance de
base avec ses mœurs et croyances. Quant aux religions, quoiqu'elles
recourent parfois au pouvoir des armes, par l'intermédiaire du
pouvoir politique, elles s'en passent ordinairement ou peuvent
d'habitude s'en passer, agissant davantage par la transformation et
la formation des opinions elles-mêmes. Or les alliances entre les
religions et le pouvoir politique permettent d'accroître leur double
puissance. Par l'usage des religions, le pouvoir politique se donne
la faculté de modeler profondément l'opinion, plutôt que d'en
tenir compte de l'extérieur et de ne l'influencer que
superficiellement. Quant aux religions, elles s'assurent davantage
des soutiens du pouvoir politique lorsqu'elles lui servent davantage
par l'affinité de leur ordre avec l'ordre politique. De plus,
fournissant une justification à tel ordre politique plutôt qu'à
d'autres, en fonction de leur définition du salut, elles tendent à
orienter et à diriger le pouvoir politique lui-même, et à
s'approprier dans cette mesure sa puissance.
N'étant
pas une simple conception abstraite, théorique, de ce qui pourrait
définir notre salut, mais sa représentation plus concrète, la
détermination et l'organisation des aspects pratiques qui y
correspondent, la religion donne aux individus des règles, des
idéaux généraux et plus particuliers, des attitudes mentales et
corporelles, des tonalités sentimentales, des modes de relations
sociales, des plus intimes aux plus extérieures, bref, elle leur
inculque une morale réelle, même si celle-ci peut comporter à côté
d'habitudes et de préceptes efficaces, des lois chimériques et
inapplicables. Or l'aptitude à façonner non seulement les discours,
mais également les comportements de leurs adhérents, est aussi
l'une des plus importantes puissances des religions. Et celle-ci est
d'autant plus grande qu'elle parvient à s'exercer plus strictement,
qu'elle règle efficacement des domaines plus nombreux de
l'existence, qu'elle régit les passions pour les faire correspondre
à la manière de sentir et de réagir qu'elle détermine. Au
contraire, une religion qui ne règle que les discours, par exemple,
poussant à exprimer des croyances qu'on contredit en pratique, sera
faible moralement.
Cette
analyse des constituants de la puissance des religions pourrait être
poursuivie et mérite certainement de l'être. Il s'agissait surtout
de montrer que l'invention d'une religion n'est pas celle de
conceptions abstraites du salut ou de schémas de lois morales, mais
bien celle de dispositifs idéels et sociaux concrets, qui doivent
exister réellement et s'imposer par leur puissance effective. En
cela, cette invention est plus proche de celle d'un appareil
technique, devant être réalisé et fonctionner, que de celle d'un
agencement d'idées à contempler.
*
Il
faut avouer pourtant que nous ne pourrons sans doute pas créer de
religions réelles dans les exercices auxquels je vous invite. Nous
nous rapporterons en effet aux religions que nous envisagerons sur le
mode du projet. D'abord, l'invention n'est pas le genre d'activités
dans lesquelles nous puissions nous lancer à volonté n'importe
quand. Qu'il s'agisse de technique, d'art, de mathématiques, il
semble qu'il doive intervenir dans l'invention un élément étrange
que nous nommons généralement l'inspiration, et dont la
caractéristique la plus surprenante est qu'elle n'est pas à notre
disposition, et qu'au lieu de se présenter quand nous l'appelons,
elle vient apparemment à son gré. Nous savons aussi qu'en dépit de
ce caractère capricieux de l'inspiration, celle-ci profite davantage
aux esprits prêts à la recevoir, et que l'invention se prépare au
moins intentionnellement, même si elle ne se laisse pas forcer à
notre gré. Par conséquent, c'est dans un projet d'inventer que nous
nous lançons, sans savoir si nous inventerons réellement. Ensuite,
notre invention elle-même ne sera pas celle de religions, mais
davantage celle de projets de religions, dont la réalisation
implique des activités spécifiques, auxquelles nous pourrons
toutefois réfléchir.
Ceci
dit, en philosophie la distinction que nous venons de faire entre un
projet et sa réalisation n'est peut-être pas aussi nette qu'elle
peut le paraître dans d'autres domaines. En un sens, elle peut
sembler plus importante encore, puisque la philosophie est d'ordre
pratique, et qu'un projet, quoique visant la pratique, se tient comme
en retrait par rapport à ce qui est projeté, et qui ne sera
éventuellement réalisé qu'en un deuxième temps. Mais se
pourrait-il alors qu'en se limitant au projet, on abandonne également
la philosophie, introduisant entre la théorie et la pratique une
scission que nous n'avions pas reconnu valoir en elle ? Ce
serait le cas si le projet lui-même ne pouvait être ressaisi dans
son entière dimension pratique. Car il ne vise pas seulement une
pratique qu'il prépare, mais il correspond déjà lui-même à une
pratique, qui peut être réfléchie, et qui a ses propres effets,
indépendamment de la réalisation de ce qui est projeté. Et ne se
pourrait-il pas même que, dans les idées, entendues également en
leur sens concret, impliquant les aspects sensibles, affectifs et
pratiques qu'elles comportent, l'invention du projet ne diffère pas
vraiment de celle de la chose ?
Gilbert
Boss
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