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La transformation des valeurs
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Automne 2013

Annonce

La transformation des valeurs se présente souvent à notre esprit comme une opération titanesque, exceptionnelle, liée aux périodes rares où une civilisation s'efface pour laisser place à la naissance d'une nouvelle. Et l'on en déduit que cela ne concerne pas l'activité philosophique normale. Mais d'abord, de nombreux signes peuvent nous faire penser que notre propre civilisation est entrée dans une crise dont elle ne ressortira peut-être pas sans des changements radicaux, et sans un renouvellement profond, bouleversant l'ordre des valeurs lui-même. Et en outre, ces transformations dramatiques de nos valeurs fondamentales ne sont pas les seules qui aient lieu dans la vie individuelle et collective des hommes. Il y a également dans le monde des valeurs un mouvement perpétuel, de plus ou moins grande ampleur, et passant en partie inaperçu. Or, quel que soit l'ordre de grandeur de ces transformations, celles-ci modifient notre façon de vivre, de penser et de sentir en nous conduisant à évaluer autrement les choses et nos propres comportements. Cela intéresse aussi bien la politique que la morale et l'esthétique, et non pas seulement comme des disciplines théoriques, mais aussi comme arts, c'est-à-dire comme intervenant de manière inventive dans ces transformations. — Il appartient au philosophe de chercher à comprendre ses valeurs et d'agir sur elles pour en entreprendre (ou en empêcher) consciemment la transformation. Pour cela, il est nécessaire de ne pas envisager la philosophie comme purement théorique ou contemplative, mais aussi comme une activité de création, ce que nous ferons dans ce séminaire.

Lectures :

  • Spinoza, Traité théologico-politique

  • Spinoza, Traité de la réforme de l'entendement

  • Tocqueville, De la démocratie en Amérique

  • Stirner, L'unique et sa propriété

  • Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra

  • Musil, L'homme sans qualités

  • Hesse, Le jeu des perles de verre

  • Gilbert Boss, La fin de l'ordre économique

Introduction

Thème

Ce séminaire est le troisième d'une série consacrée à la transformation des valeurs. Après avoir été envisagé dans la perspective de l'action de la philosophie, pour définir comment la philosophie peut agir dans le domaine de la modification des valeurs, puis dans celle du diagnostic philosophique, afin de situer cette action dans le contexte de nos valeurs actuelles, ce thème sera abordé à présent sous l'angle du projet de transformation de nos valeurs. Les séminaires précédents peuvent donc être vus comme des préparations à celui-ci, parce que ce projet suppose que la philosophie puisse intervenir effectivement dans cette transformation, en premier lieu, et que nous soyons capables de connaître les valeurs que nous désirons transformer, en second lieu. Les trois opérations ne sont pas toutefois entièrement séparables, car elles s'impliquent mutuellement à un certain degré, si bien que les approches des séminaires précédents seront à reprendre et à poursuivre dans celui-ci, même si l'accent ne sera pas mis sur les aspects abordés précédemment. Nous savons déjà que les valeurs se transforment pour ainsi dire d'elles-mêmes, pour de nombreuses raisons. Souvent le changement de nos conditions de vie, matérielles, sociales, politiques et morales, entraîne une modification correspondante de nos évaluations des éléments des nouvelles situations, et partant une évolution de nos valeurs. Il suffit par exemple de l'apparition d'un nouvel outil pour que les fonctions des outils du même domaine soient redistribuées et réévaluées, pour que les modes d'action de leurs utilisateurs changent à leur tour et soient estimées différemment, pour que les projets possibles se multiplient ou se déplacent, pour que des attitudes et modes de vie évoluent, demandent à être évalués autrement et supposent l'apparition d'autres valeurs et une nouvelle hiérarchisation d'une partie ou de l'ensemble de nos valeurs. Les raisons de leur mouvement peuvent se trouver également dans celui des idées et des manières de sentir. Ainsi, le simple effort de comprendre le monde entraîne une évolution de nos idées, de nos sentiments, de nos façons de voir et d'évaluer. Si nous nous apercevons par exemple que ceux qui représentent les autorités dans nos sociétés non seulement se trompent souvent, mais trompent également pour avancer leurs intérêts propres, la valeur de l'obéissance ne se conservera pas dans le prestige et la forme qu'elle avait dans notre état naïf antérieur. Dans tous ces cas, nous n'avons pas besoin de vouloir transformer nos valeurs, elles le font automatiquement, comme résultat d'autres mouvements en nous et dans notre milieu. C'est ainsi que nous constatons souvent ce type de changements après coup, sans presque l'avoir vu s'opérer jusqu'au moment où il est déjà à peu près accompli. Cela vient sans doute en grande partie du fait que notre attention ne se porte pas d'habitude sur les valeurs elles-mêmes, mais sur les objets qu'elles nous permettent de juger. Or tout ce mouvement qui a lieu et qui passe largement inaperçu, il est certes très intéressant de l'étudier pour nous comprendre nous-mêmes. Mais ce n'est pas vraiment notre objet. Car si le monde des valeurs change généralement sans requérir notre action, notre attention, notre décision explicites, la question se pose également de savoir si nous pouvons aussi entreprendre consciemment la transformation de nos valeurs. Ou plutôt, il s'agit bien de tenter de produire volontairement ce genre de transformation. Pour cela, il faut que nous nous la proposions comme but, du moins si nous voulons agir avec réflexion, comme il convient à une approche philosophique. Bref, si cette transformation doit être réfléchie, prévue autant que possible, guidée donc par la pensée, ou ce qu'on nomme traditionnellement la raison dans le contexte moral, c'est par l'intermédiaire d'un projet qu'il nous faut procéder.

L'idée d'élaborer le projet d'une entreprise avant de se mettre à la réaliser semble de bonne méthode. C'est ainsi que nous procédons dans la plupart des domaines pratiques. Nous mettons au point un plan que nous construisons par un effort de la raison, en en travaillant le plus possible les détails, en prévoyant tout ce qui peut être prévu, de manière à ce que sa réalisation se résume à le suivre en l'adaptant aux circonstances particulières et aux résistances de la réalité. Moins cette adaptation requiert de modifications, meilleur aura été le plan et plus l'action apparaîtra comme rationnelle. C'est ainsi que procèdent non seulement l'architecte ou l'ingénieur, mais même le chef de guerre, qui doit davantage agir dans l'urgence, établir ses plans plus rapidement et rester prêt à les modifier sur le champ dans des situations difficilement prévisibles, tout en tentant néanmoins de prévoir le plus possible, dans l'espoir de voir les batailles mêmes répondre à ses plans. Or l'art de la planification dépend de celui de la prévision, puisqu'il faut calculer d'avance ce qui va se passer. Mais cette prévision n'est pas simplement celle de la science. Celle-ci vise en effet à une prévision qu'on pourrait qualifier de simple, bien que les calculs impliqués pour y parvenir puissent être extrêmement compliqués. Car la science tente de se placer dans l'attitude la plus objective, celle qui sépare le mieux l'observateur de son objet pour l'étudier en lui-même et calculer ses mouvements propres. La prévision scientifique calcule en principe les évolutions d'un état de choses tel qu'accessible à un observateur qui n'y intervient pas, sinon pour l'observer et le prévoir, en l'affectant le moins possible. L'acteur en revanche ne peut évidemment pas se contenter de cette position d'observateur, si bien qu'il doit pour planifier prévoir non seulement l'évolution de la situation dans laquelle et sur laquelle il veut opérer, mais également les modifications qui résulteront de sa propre intervention. Par là, sa prévision diffère de celle du savant, par rapport à laquelle elle devient beaucoup plus complexe dans sa structure même. Et lorsque le projet concerne les principes guidant l'action, cette prévision se complique encore à un degré supplémentaire. Or c'est précisément à ce niveau que se place le projet de transformer les valeurs, vu que ces dernières représentent les principes selon lesquels nous réglons nos attitudes et actions. Car lorsque nous agissons et cherchons à le faire selon ce que nous jugeons être bon ou le meilleur, nous nous efforçons, en d'autres termes, de nous conduire selon nos valeurs. Mais dans notre cas, nous nous proposons de modifier les valeurs elles-mêmes, et notre réflexion exige un tour supplémentaire pour prendre les valeurs elles-mêmes comme objet d'action. Or un tel projet semble paradoxal puisque les valeurs devraient être ce qui guide nos actions et nos projets eux-mêmes. En effet, ceux-ci représentent ce par quoi nous préparons nos actions, en les réfléchissant et en tentant de les déterminer à partir de la raison, c'est-à-dire en fonction de raisons, c'est-à-dire en fonction des principes de l'action qui sont justement nos valeurs. N'y a-t-il donc pas un cercle dans lequel ce projet paraît devoir s'enfermer inexorablement, du moins si nous voulons le former lui-même raisonnablement ? Car il ne s'agit pas de nous lancer à l'aventure pour imaginer des valeurs au hasard. Mais pouvons-nous faire autre chose s'il faut abandonner ses propres valeurs pour pouvoir envisager de leur en substituer d'autres ? Si nous nous appuyons sur nos valeurs actuelles, c'est à partir d'elles que nous jugerons des nouvelles, et nous les y réduirons, empêchant celles-ci de se poser. Si nous suspendons nos valeurs pour nous lancer dans la recherche libre de toutes celles qui se présenteront comme possibles, nous aurons abandonné nos principes d'évaluation et nous nous retrouverons dans le vide, sans principes de jugement ni possibilité de raisonner dans notre entreprise. Bref, si nous voulons briser le cercle, il nous faut sauter dans le vide et abandonner la raison et la philosophie. Il semble s'ensuivre que la philosophie puisse bien étudier la transformation des valeurs et en tenir compte dans ses réflexions morales, mais non pas former le projet de les transformer à la fois volontairement et rationnellement. Du moins, ce projet ne paraît pas pouvoir être entrepris selon le mode traditionnel de la planification suivie de l'exécution, la première phase, l'établissement raisonné du plan, présupposant déjà l'évaluation des valeurs à réaliser, une opération que nous avons reconnue impossible. En revanche, s'il s'agit seulement de provoquer le changement de nos valeurs, sans prétendre le maîtriser en posant d'avance le but à atteindre, c'est-à-dire les valeurs finales, rien n'interdit d'utiliser l'analyse des valeurs actuelles, pour les soumettre à une critique destructrice et tenter de forcer ainsi un mouvement de transformation plus ou moins aléatoire et nous laisser entraîner à l'aventure, en abandonnant la direction rationnelle de l'opération, en nous contentant de ressaisir le mouvement accompli et de chercher à le corriger après coup. Voilà une expédition risquée, propre à séduire quelques téméraires aventuriers de l'esprit, mais trop immorale pour faire l'objet d'une invitation officielle dans un séminaire académique.

Mais d'autres voies plus convenables pourraient-elles se présenter ? Pour pouvoir diriger rationnellement la transformation effective des valeurs, il faudrait définir celles auxquelles on voudrait aboutir avant d'effectuer la transformation elle-même, c'est-à-dire élaborer le projet pour en faire un plan aussi achevé que possible. Envisageons deux cas concernant ces valeurs-cibles. Elles peuvent être soit déjà connues, présentes parmi nos propres valeurs ou dans des sociétés que nous pouvons suffisamment connaître pour nous en faire une idée assez précise, soit encore inconnues, ou du moins très mal connues et très insaisissables. Dans le premier cas, il ne semble pas difficile de former le projet de rendre vivantes des valeurs que nous connaissons suffisamment pour pouvoir les décrire, pour savoir à quels types d'attitudes elles correspondent et comment elles s'insèrent dans certaines cultures étudiées et assez bien connues elles-mêmes. Par une série de transpositions, il est alors possible de prévoir de manière satisfaisante quel environnement, quel type de comportement et de morale elles impliquent. Dans ces conditions, ne pouvons-nous calculer les effets de leur adoption possible, et tracer le plan du monde politique, moral et social qu'elles tendraient à produire ? En revanche, il est clair que nous ne pourrions prévoir ce qui se passerait si nous venions à avoir des valeurs vraiment nouvelles, résultant d'un processus d'invention. Certes, il serait possible de tenter de les décomposer en éléments plus connus ou de procéder par des comparaisons en fonction de diverses analogies avec les valeurs que nous connaissons afin de nous les représenter ainsi. Mais nous avons vu que, dans le domaine de la pratique, les valeurs ne sont pas de simples objets d'étude. Elles représentent également les principes à partir desquels nous évaluons ce que nous faisons, de sorte que nous ne pouvons les connaître que lorsqu'elles sont effectives. Et cela vaut également en fait pour les valeurs que nous croyons connaître sans les partager. Supposons par exemple une valeur donnée à la maladie (à supposer qu'on puisse formuler cela aussi simplement), qui la place clairement au-dessus de la santé. Ne serons-nous pas portés à la rejeter aussitôt comme mauvaise elle-même, parce que nous la jugeons à partir de la valeur que nous attribuons à la vie saine ? Nous pourrions bien parler en fonction de l'hypothèse que la maladie soit bonne, mais non pas adopter cette valeur comme principe d'évaluation pour en juger, provisoirement, dans le calcul d'élaboration de notre plan. Si nous y parvenions, nous aurions alors déjà cette valeur, et nous nous trouverions engagés dans l'aventure morale, ou immorale, que nous voulions éviter. Et pour inventer cette valeur, comme valeur ou principe d'évaluation, il nous faudrait donc la créer, ou plutôt nous mettre dans la disposition propre à la faire naître, ou laisser naître, en nous. Elle aurait alors créé son créateur autant ou plus que l'inverse, et le projet n'en serait plus un, mais il aurait fait place à l'aventure du déportement des valeurs. Peut-être pourtant l'opposition n'est-elle pas si radicale. Entre cette réalisation purement aventureuse et la modification ou création rationnellement maîtrisée et prévue, n'y a-t-il aucun intermédiaire ? Pour que la valeur soit connue, tant soit peu, il faut qu'elle agisse, en somme, bref, qu'elle soit non pas envisagée abstraitement, mais sentie. Or n'avons-nous pas une capacité de sentir, à la fois vraiment et pourtant non tout à fait réellement, si l'on peut dire, lorsque nous nous plaçons par l'imagination dans le domaine de la fiction ? N'y a-t-il pas là un moyen de se lancer dans l'aventure sans s'y trouver entièrement pris ? Cela paraît plausible, et cette voie mérite d'être explorée. Mais est-ce encore de la philosophie ? demandera-t-on. Non, peut-être, si l'on entend par là une discipline purement théorique, une pure science. Mais si la philosophie est foncièrement pratique, si elle est une façon de vivre aussi bien que de connaître, une manière réflexive de vivre et de connaître, comme je la comprends, avec bien d'autres, alors le paradoxe du projet de transformation des valeurs est celui de la philosophie en tant qu'elle est pratique et comporte comme telle la dimension du projet. La recherche philosophique de la solution de ce paradoxe à propos des valeurs importe donc pour la compréhension de la philosophie elle-même dans son rapport à la pratique dont elle est indissociable, et dont le projet semble habituellement impliquer la dissociation, posant d'un côté la pensée, y compris la pensée de l'action, et de l'autre l'action, y compris l'action prévue ou pensée.

Position du problème

A propos de l'idée d'inventer des valeurs ou d'opérer une transformation dans ce domaine, deux représentations concurrentes viennent généralement à l'esprit et s'y succèdent, parfois dans une ronde assez rapide, sans qu'on s'aperçoive de leur contradiction. D'un côté, on estime les valeurs déjà présentes dans un monde propre, immatériel ou moral, immuables, du moins en ce qui concerne les principales, de telle manière que de nouvelles valeurs ne puissent jamais apparaître par une invention créatrice, mais seulement par une découverte. De l'autre côté, on situe les valeurs parmi les éléments subjectifs et entièrement arbitraires de notre psychologie, et l'on imagine ou bien qu'il n'est rien de plus facile que d'en changer et d'en inventer, un simple acte libre de notre volonté, toujours à notre disposition, suffisant pour cela, ou bien qu'elles sont déterminées par notre constitution physique et psychologique, hors de notre pouvoir. Selon la première opinion, il est absurde de vouloir créer des valeurs vraiment nouvelles, la seule possibilité étant de décliner, de composer et d'adapter aux circonstances les mêmes valeurs éternelles principales. Selon la seconde, il est ridicule de vouloir considérer comme une entreprise philosophique sérieuse une activité futile ou vaine, ou bien parce que tout le monde l'accomplit sans cesse, à son gré, sans avoir besoin pour cela d'une discipline particulière de l'esprit, vu que dans ce domaine, il n'y a aucun principe objectif de jugement et que chacun se réfère de plein droit à ses goûts, ou bien parce que chacun subit inévitablement la détermination de ses valeurs comme résultant de sa constitution propre. Par exemple, tel affirmera que la vie est une valeur, bien sûr, et que les hommes n'ont jamais eu besoin d'inventer quoi que ce soit pour le savoir, parce qu'il s'agit d'une valeur universelle. La dispute ne pourra donc porter que sur l'application et les valeurs intermédiaires. Faut-il attribuer la même valeur à la vie des animaux qu'à celle des hommes ? Faut-il tenir compte de la vie des plantes ? Le respect de la vie exige-t-il qu'on se fasse végétarien pour éviter de tuer les animaux ? On peut certes débattre de tout cela. Mais c'est à partir d'une valeur qui reste elle-même au-dessus de toute question et qui nous sert de critère, avec d'autres, pour résoudre ce genre de problèmes. Tel autre, ou le même à un autre moment, rira des disputes sur ce genre de questions et des tentatives de le persuader de quoi que ce soit en ces matières, affirmant par exemple que le choix de manger de la viande ou de se faire végétarien est une pure question de goût individuel, non sujet à la discussion, parce que les goûts sont entièrement subjectifs et arbitraires, dépendant soit de notre caprice soit de notre nature particulière. Certains, ajoutera-t-il, ne supportent pas de penser qu'on élève et tue des animaux, ou qu'on les chasse, trouvant cela très cruel, tandis que d'autres n'y verrons rien de répugnant et de propre à les faire renoncer à leurs goûts de carnivores, et il n'y a pas lieu d'interférer par la raison dans cette manière de valoriser les choses qui ne dépend d'aucun critère hors des goûts personnels.

Dans ce régime d'opinion, le problème de l'intervention raisonnée dans le domaine des valeurs n'apparaît que si, au lieu de suivre une ligne, puis l'autre, tour à tour, sans les entrecroiser, on les relie au contraire. Demandez au carnivore si le respect de la vie est une valeur pour lui et s'il admet aussi le cannibalisme. Peut-être vous dira-t-il qu'il est évident que la vie est une valeur, mais qu'il ne faut pas confondre la vie des hommes avec celle des animaux, ou qu'il y a telle autre distinction à faire pour ne pas mélanger les questions. Continuez, en partant de l'une des extrémités pour aller vers le milieu entre les deux, ou bien en demandant si le cannibalisme est aussi un goût comme un autre, par exemple, ou bien, à partir de l'autre extrémité, en demandant jusqu'où s'étend exactement le domaine de la vie qu'on admet vouloir respecter. Alors les deux lignes d'opinions se rencontrent, et si ce contact ne peut être évité par des tactiques de diversion, il produit un court-circuit, qui, lorsque la tension de l'attention est assez forte, les détruit toutes deux. Car rares sont ceux qui sont prêts à poursuivre et à maintenir l'une de ces deux opinions opposées jusqu'au bout. Certes plusieurs, et même des sociétés entières, approuveront le cannibalisme, quoique cette façon de voir soit généralement rejetée chez nous. Mais approuveront-ils aussi toute sorte de meurtre ? Rares, partout, sont en effet ceux qui jugent indifférent en soi de soutenir que la vie ne mérite aucun respect, sous aucune de ses formes, plutôt que le contraire, et qui soutiennent qu'il n'y a pas à discuter sur ces points, dignes de n'être considérés que comme pure affaire de goût. Rares seront aussi ceux qui prétendront pouvoir régler l'ensemble des goûts en les ramenant logiquement à des valeurs universelles incontestables, quoique l'ambition d'y parvenir trouble bien l'esprit de plusieurs maniaques, dont certains d'ailleurs se réclament de la philosophie. En réalité, l'oscillation entre ces opinions est plus fréquente et plus naturelle, parce qu'elles reposent sur la même division tranchée entre ce qui est objectif et ce qui est subjectif, entre ce qui existe indépendamment de nous et ce qui dépend au contraire de nous. D'un côté, ou bien ce sont les valeurs qui sont elles-même objectives, quoique non matérielles, ou bien ce sont les goûts qui, comme des instincts, règlent objectivement les valeurs de chacun. De l'autre, les goûts sont vus comme tout à fait subjectifs, relevant, au moins ultimement, de notre bon vouloir ou de notre libre arbitre. Et quant aux valeurs objectives, elles sont généralement conçues comme ne s'imposant pas par elles-mêmes dans la réalité matérielle, mais comme s'adressant à la volonté des sujets ou à leur libre arbitre, afin qu'ils les prennent comme modèles à réaliser librement, si bien que l'objectivité pure requiert ici l'intervention du pur choix subjectif, mais comme deux moments entièrement distincts.

Dans ces conditions, nous ne pouvons guère agir délibérément sur les valeurs elles-mêmes. Si elles existent objectivement dans leur monde moral propre, leur réalisation n'est qu'une soumission à leur direction qui les laisse intactes dans leur nature. Si elles se résument par contre à nos goûts particuliers, alors, faute de s'en distinguer, elles perdent toute existence propre. Car, dans cette hypothèse, ou bien nous formons nos goûts à notre gré, et ceux-ci ne dépendent d'aucune valeur, mais de notre seule volonté, ou bien nos goûts nous poussent à leur gré, inéluctablement, et nous sommes leurs simples jouets. Si la valeur est réelle, objective et universelle en soi, alors c'est nous qui nous décidons arbitrairement à la prendre ou non pour guide, et notre action demeure donc en soi arbitraire. Si nos goûts sont dépendants de notre seul arbitre, les valeurs se confondent avec eux et sont arbitraires comme eux. Enfin, si nos goûts nous déterminent, les valeurs n'ont plus d'existence à part, et nous n'avons aucun appui pour agir sur elles.

Dans la perspective de l'opinion commune, il est donc bien vain ou futile de réfléchir à la transformation des valeurs dans une intention pratique, pour former le projet de les transformer effectivement et délibérément. Nous avons certes constaté que cette opinion aboutissait à des apories. Il reste cependant toujours possible de ne pas les prendre au sérieux, sinon pour remarquer que c'est l'ambition d'introduire la cohérence et le raisonnement dans ce domaine qui conduit à l'impasse, de sorte que dans ces questions il suffit de s'accommoder d'une manière de penser sans doute imparfaite, mais indépassable de toute façon et suffisante pour la pratique ordinaire. Toutefois, précisément, l'homme normal ne se contente pas en réalité d'un tel scepticisme. Il veut sans cesse justifier ses manières de vivre et présupposer la vérité des valeurs à l'autorité desquelles il se réfère dans ses justifications, ou bien montrer combien ses propres valeurs sont raisonnables, ne serait-ce que pour s'en persuader déjà lui-même. Bien sûr, une illusion de justification lui suffit. Mais elle lui est indispensable et il ne supporte pas qu'on lui en montre le caractère illusoire. Bref, s'il est vrai que toute tentative d'évaluation des valeurs est finalement absurde, c'est bien le scepticisme qui s'impose à celui qui refuse l'absurdité et l'illusion.

Sinon, il faut trouver le moyen de sortir des apories de la conception populaire. Pour y parvenir, examinons la raison pour laquelle, d'une façon ou de l'autre, cette opinion doit se présenter sous une double forme et osciller entre deux positions opposées, faute de pouvoir les tenir vraiment ensemble. On connaît bien l'une des représentations de cette conception, depuis longtemps dominante dans la pensée morale à travers l'image de la lutte entre la raison et les passions, la première désignant le côté objectif des valeurs, leur universalité et transcendance, l'autre signifiant l'autre pôle, subjectif, de nos goûts anarchiques, à la fois naturels, doués de leur propre force, et complices ou serviteurs de notre volonté affirmée dans son libre arbitre. L'homme livré à cette lutte morale est donc divisé, presque coupé en deux, théâtre de la lutte de deux principes contraires, attiré par les valeurs que lui révèle sa raison, poussé en sens inverse par ses passions et la pente naturelle de sa volonté. Nous avons vu comment la tentative de se placer tout entier d'un seul côté ne modifie pas la scène, mais ne représente que l'une des positions qu'elle propose, et où il n'est pas possible de se tenir sans demeurer dans le drame de la lutte entre les deux côtés. Lorsque le sage veut se guider selon les seules valeurs éternelles, il ne cesse de devoir se battre contre les passions qui le tiraillent et menacent de l'en éloigner. Lorsque le bon vivant veut se livrer entièrement à ses passions, à ses goûts et à ses caprices, il lui faut rejeter toute boussole, ayant abandonné la raison morale de l'autre côté de la scène, et il conserve quelque inquiétude de ce que continue à lui murmurer sa conscience, dont il n'a pu entièrement se défaire. Mais il sait bien que seul un goût pour cette raison pourrait, tout aussi arbitrairement, le ramener à elle. Car que signifie cette raison luttant avec les passions et cherchant à séduire notre volonté ? Ce n'est pas la simple faculté de calculer, ou de raisonner en ce sens, puisqu'elle peut servir toutes les passions aussi bien que les vraies valeurs. C'est en réalité une croyance en l'existence de ces dernières, et une adhésion à elles, bref, encore un goût parmi d'autres, subjectif comme eux, même s'il s'agit d'un goût pour ce qui se présente comme objectif en morale. Encore une fois, tant qu'on envisage la vie morale comme ce drame de la lutte entre la raison et les passions, entre les valeurs surnaturelles et les goûts naturels, le projet philosophique de transformer les valeurs est impossible.

Mais où réside l'illusion ? Nous avons déjà vu ce que le sceptique doit contester. Ce n'est certainement pas la présence, l'action en nous, des passions, si évidente que le plus acharné des partisans de la pure raison ne parvient pas à l'éliminer, même s'il s'efforce sans cesse de réprimer en lui la turbulence passionnelle. S'il détruisait les passions, comme il en rêve, la victoire resterait entière à sa raison. Mais cet état, en revanche, il ne peut que l'imaginer comme dépassant la condition humaine, puisque, il faut bien le constater, l'homme réel demeure toujours sujet aux passions. Autrement dit, de cet état rêvé d'une vie selon la pure raison, son adepte n'a tout au plus qu'une idée très abstraite et floue, au plus haut point douteuse, et en réalité tout à fait incohérente. Car, encore une fois, la raison dont il s'agit n'est pas la faculté de raisonner, de discourir logiquement, de lier les idées de façon cohérente. Elle est plutôt une supposée faculté de percevoir de pures idées, et pour ce qui nous concerne, les valeurs elles-mêmes, dans leur pure nature propre. Et plus encore, elle ne se contente pas de les percevoir d'un regard neutre, détaché, indifférent, mais elle en ressent l'attraction. Bref, elle répond à la valeur par un désir de l'atteindre et de la réaliser, sans lequel celle-ci ne serait pas une valeur, mais une simple représentation sans force laissant son spectateur froid. On voit donc que cette raison en lutte contre les passions ne pourrait pas se battre avec elles sans être au fond de la même nature qu'elles. Quoiqu'on la nomme raison pour l'honorer en la rapprochant de la faculté de la vérité, pour lui donner ainsi une apparence de nécessité logique, elle est en réalité également un sentiment. Or se distinguerait-elle des autres passions par le fait qu'elle serait, contrairement à elles, la faculté de sentir les vraies valeurs, ou de sentir vraiment les valeurs ? C'est ainsi que certains se représentent la conscience morale, sorte d'instinct nous révélant infailliblement le bien et nous le présentant comme désirable, si ce n'est comme obligatoire.

Entrons provisoirement dans cette fiction. La raison ou conscience morale nous ferait aimer les vraies valeurs, alors que les autres passions nous séduiraient par des apparences de valeurs, plus ou moins éloignées des vraies. Le rapport de ces deux types de sentiments aux deux sortes de valeurs correspondantes serait donc très différent. Pour les saisir en elles-mêmes, la raison se porterait vers des objets réels, doués d'une existence indépendante de la sienne, à laquelle elle se référerait sans l'affecter. Au contraire les mauvaises passions produiraient quant à elles les valeurs apparentes, auxquelles ne correspondrait rien dans la réalité (ou du moins rien d'identique à ces apparences, mais seulement éventuellement quelque chose de différent), de telle sorte que ces fausses valeurs apparaîtraient et disparaîtraient avec les passions qui les produisent. Dans cette division, le vrai rapport aux valeurs est celui de la raison. Mais celle-ci ne produit rien dans le monde des valeurs, se contentant de découvrir et de reconnaître ce qui s'y trouve dans sa vérité éternelle. Par ailleurs, nous avons vu que ces valeurs ne sont telles que pour un sentiment qui s'attache à elles et les rend actives dans la vie des hommes. Par conséquent, quoi que soit la valeur en elle-même, sans le sentiment qui la prend pour objet, elle n'est pas encore ce qu'on appelle une valeur au sens plein du terme, c'est-à-dire un principe d'évaluation. Car si la valeur transcendante attend l'approbation de celui qui la saisit, c'est par celle-ci qu'elle reçoit son pouvoir de valoriser. Bref, comme dans le cas des autres passions, la valeur dépend du sentiment, si bien que, dans les deux cas, elle signifie finalement la même chose, à savoir ce que nous avons nommé un goût, avec la distinction entre des goûts plus éphémères et particuliers et d'autres plus stables et généraux. Or cette distinction ne nous oblige pas à sortir du domaine des sentiments, où elle s'applique également, certains étant passagers, singuliers, et d'autres ayant une plus grande durée et stabilité. Et il semble naturel de comprendre la valeur par rapport au sentiment qui la produit, plutôt que comme l'objet d'une raison morale qui la saisirait objectivement.

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Sans reprendre ici des développements que nous avons faits dans les introductions aux séminaires précédents sur la transformation des valeurs, dans la perspective de l'action de la philosophie >, puis du diagnostic philosophique >, retenons la définition des valeurs à laquelle nous étions arrivés, en renvoyant à ces introductions pour sa justification. Et résumons-la dans les mêmes termes que dans la seconde de ces introductions.

La valeur comme principe d'évaluation est, dans un même sujet, un désir désiré, ou un désir perçu comme l'objet d'un autre désir.

Toute évaluation est effectuée par un désir. Mieux encore, elle se confond entièrement avec le fait d'être désiré d'une certaine manière, c'est-à-dire par un certain désir ou sentiment. Inversement, on pourrait donc affirmer aussi bien que le désir n'est qu'une évaluation, non abstraite, mais tout à fait concrète et effective. Il revient au même de dire en effet que je désire une chose ou que je la trouve bonne, ou encore que je l'aime — ou inversement, que je l'ai en aversion, que je la trouve mauvaise ou que je la déteste. Le désir donne aux choses leur valeur, qui n'est rien d'autre pour elles que d'être désirées de telle ou telle façon ou que d'être l'objet d'un sentiment. Et bien sûr, le désir n'est jamais une entité en soi, séparée. Il a toujours un objet, il est nécessairement désir de quelque chose, et désir modulé, sentiment.

Mais ce que nous entendons par valeur, au sens moral où nous prenons le terme ici, ce n'est pas la valeur des choses autour de nous selon que nous les désirons de telle ou telle manière. Ce n'est pas la valeur que nous attribuons aux choses, mais celle qui nous sert de principe d'évaluation. Et pour cette raison sans doute, parce qu'il semble falloir reculer pour la saisir, en ne considérant plus les choses évaluées, mais ce qui permet d'évaluer, il peut nous sembler que les valeurs en ce sens ne fassent plus partie du même monde que celui où se joue la relation entre le désir et ce qui est désiré. Car ne sont-elles pas ce qui règle nos désirs eux-mêmes ? Et pourtant, il n'est pas nécessaire pour cela qu'elles soient d'une autre nature qu'eux. Si elles évaluent nos désirs, elles sont donc des désirs qui portent sur eux. Nos désirs ou nos sentiments sont l'objet d'évaluations de notre part, voilà le fait dont nous partons en réalité quand nous voulons saisir les valeurs. Si l'on utilise le langage, trompeur, de la raison morale, on dira que les passions sont l'objet d'un jugement de la raison, qui représente, elle, les valeurs auxquelles elle les soumet par ce jugement. Mais comme nous savons que cette raison est en réalité un désir, nous retrouvons le rapport par lequel un désir peut évaluer, non plus seulement une chose d'une autre nature, mais bien un désir également.

Ce dernier désir, évalué ou désiré (cela revient au même) ne cesse pas pour autant d'être un véritable désir, désirant ou évaluant. Si on le considère donc autant que possible en lui-même, il est un principe d'évaluation. Et lorsque ce principe, ou ce désir, est évalué, désiré, il devient dans cette mesure ce que nous nommons une valeur en notre sens.

Maintenant, pour que le désir désiré soit bien un désir réel, objet d'un désir réel à son tour, il faut que ces deux désirs soient, si l'on peut dire, actifs, désirs désirants, ou désirant effectivement (pour employer une formule redondante, puisqu'un désir n'en serait pas un s'il n'était l'acte de désirer), doués de leur dynamique subjective, et il faut par conséquent que leur rapport soit lui-même subjectif, ou que les deux désirs appartiennent à un même sujet. Et inversement, un sujet peut se comprendre comme un tel rapport subjectif, et relativement aux désirs, comme leur rencontre (ou le lieu de leur rencontre, si l'on préfère cette métaphore, en prenant soin de comprendre ce lieu comme défini à son tour par cette relation).

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Il suit de cette définition que la transformation des valeurs ne peut avoir lieu que sous la forme d'une transformation de désirs. L'élaboration ou la modification d'idées abstraites, quel que soit leur objet, n'est jamais une création ou transformation de valeurs, dans la mesure où nous nommons précisément abstraites de telles idées pour signifier qu'elles ne sont pas les réalités dont elles sont séparées ou abstraites, et auxquelles elles ne se rapportent qu'en tant qu'elles sont censées les représenter, tout en en restant distinctes. Cette distinction entre les abstractions et les objets concrets est si frappante qu'on l'a très souvent interprétée comme signifiant la séparation entre deux mondes : d'un côté il y aurait le monde des idées, de l'autre celui des réalités concrètes. Dans le premier monde, nous accédons aux êtres qui le peuplent par la raison. Dans le second, nous rencontrons et nous représentons les choses par la sensation et l'imagination. Il est difficile de concevoir cette séparation des deux mondes comme absolue, mais on tend à la voir comme la plus complète possible. Idéalement, le rapport de signification, grâce auquel les idées peuvent se référer aux réalités concrètes, paraîtrait devoir suffire à établir la relation entre eux. Dans les faits c'est difficile, voire impossible. Si la séparation des deux mondes était si entière, ils ne pourraient agir l'un sur l'autre. Et quoique, d'un point de vue théorique, on puisse désirer réduire cette interaction à presque rien, en pratique par contre, et dans l'ordre de la morale par conséquent, le contraire est non seulement évident, mais même souhaitable. Car à quoi bon contempler les idées, pour le sage, si elles ne peuvent avoir une influence décisive sur sa conduite et sur sa perception du monde concret où il doit vivre aussi ? Si les valeurs pouvaient se sublimer pour n'être qu'une sorte d'idées d'un monde séparé, elles n'auraient à peu près aucune influence sur notre vie, et seraient inutiles.

Or la manière la plus simple, ou la plus courante, de relier ces deux mondes en morale, est de recourir à la représentation de la lutte entre la raison et les passions que nous avons déjà critiquée. Dans cette conception, la raison nous donne accès au monde des idées, dont les valeurs qui sont alors comprises comme des idées abstraites spéciales, tandis que les passions nous plongent dans la réalité sensible et nous y intègrent en tant qu'agents concrets, corporels. La volonté sert alors d'intermédiaire pour soumettre les passions aux idées des valeurs perçues par la raison. Comme souvent, lorsqu'on cherche une cheville pour joindre deux êtres de natures différentes, on lui attribue une nature mixte, comportant celles qu'elle doit relier. Ainsi, la difficulté à résoudre est simplement cachée sous l'unité superficielle du concept qui les unit, et qu'on abandonne à son mystère. La solution consiste en réalité à supposer le problème résolu dans un terme qui ne sert qu'à évacuer le problème en donnant un nom à la solution qu'on a renoncé à trouver, mais qu'on donne pour véritable solution néanmoins. Bref, en nommant la difficulté comme si elle était la solution, on fait passer son ignorance pour une connaissance, et on s'assure ainsi de son ignorance, c'est-à-dire de ne pas en sortir, en n'y songeant même plus.

Une des façons les plus populaires, y compris parmi les savants, de maintenir ce schéma consiste à confondre les valeurs et les normes. En effet, alors que les valeurs sont des désirs, les normes sont des règles, des canons, des patrons, c'est-à-dire des commandements généraux, plus ou moins abstraits. Tandis qu'un commandement singulier prend la forme simple : « fais ceci, maintenant ou à tel moment », la règle prend une forme plus générale : « dans telle situation, définie par tels et tels traits, agis de telle façon, selon tel schéma à adapter à la situation ». Or dans les deux cas, que le commandement soit particulier ou général, il s'adresse à la capacité de comprendre et à la volonté, l'une permettant de se représenter l'action à accomplir, et l'autre de l’effectuer. Plus la règle est générale et complexe, plus l'activité de la raison et du jugement est importante. Dans tous les cas la volonté est indispensable, mais comme la raison joue un rôle plus grand à mesure que la règle est plus abstraite et demande davantage de raisonnement pour juger des situations où elle doit s'appliquer comme des modalités de son application, on associe d'autant plus les normes à la raison que leur portée est plus générale et leur langage plus abstrait. C'est pourquoi les plus générales d'entre elles paraissent provenir de la raison elle-même.

Les règles jouent un très grand rôle dans notre vie. Nous nous en donnons dans tous les domaines de la vie. Tous les aspects techniques de notre pratique sont dirigés par des règles, dont beaucoup ont formé nos habitudes ou peuvent s'en tirer. Notre vie sociale est soumise à une série de règles obligatoires, par lesquels nous sommes gouvernés en tant que sujets d'une société politique, et qu'on nomme plus spécifiquement les lois. Enfin, nos attitudes morales répondent à des règles, dont les plus générales sont si étendues qu'elles nous paraissent universelles. Parmi ces diverses règles, il est évident que nous nous en sommes donné une partie explicitement nous-mêmes, notamment dans la manière dont nous dirigeons le détail de nos comportements de la vie quotidienne, où chacun s'est formé ses petites maximes, ou en a adopté d'autres après les avoir comparées à ses concurrentes et y avoir réfléchi. Ces règles nous apparaissent donc comme des commandements (ou des conseils) que nous nous donnons à nous-mêmes et que, pour cette raison, nous pouvons modifier, pour les améliorer par exemple. Il en va ainsi de nombreuses recettes, que nous suivons ordinairement, parfois avec piété, mais dont nous changeons aussi en nous fiant plus ou moins à notre jugement et à celui de nos connaissances. En ce qui concerne les lois de notre pays, elles ne dépendent plus directement de nous, et nous les recevons comme des commandements qui nous viennent de quelqu'un d'autre. Nous ne pouvons donc pas les changer en fait, du moins individuellement, quoique, selon la nature de notre régime politique, nous puissions plus ou moins participer à leur modification. Moins nous avons ce pouvoir, moins nous savons comment les lois s'établissent et par qui, et plus nous sommes portés à imaginer qu'elles existent par elles-mêmes. Quant aux normes morales, pour tous ceux qui ne se les donnent pas eux-mêmes, comme les philosophes, elles semblent venir pour la plupart, pour les plus universelles, d'ailleurs, de puissances anonymes, si bien qu'elles apparaissent comme des sortes de commandements qui se formulent par eux-mêmes et semblent absolus dans cette mesure. Or c'est d'habitude avec ce genre de normes anonymes que la plupart tendent à confondre les valeurs.

Il résulte de cette confusion plusieurs conséquences. D'abord, comme nous l'avons vu, les valeurs semblent, comme toutes les normes, s'adresser à la volonté et devoir être adoptées par un acte libre des individus. Ensuite, étant très abstraites, elles semblent dépendre de la raison et faire l'objet d'une persuasion par des arguments abstraits, efficaces comme tels, du moins lorsqu'il s'agit de normes dérivées des plus universelles, dont on peut donc les déduire pour les y réduire. En outre, pour les plus universelles d'entre elles, elles semblent devoir s'imposer d'elles-mêmes, à la manière d'axiomes, à celui qui parvient à les concevoir dans leur expression abstraite, et faire immédiatement l'objet d'une adhésion profonde des cœurs chez les êtres bons. Enfin, la vie morale, en tant que rapport aux valeurs, est comprise comme déterminée par l'obéissance à la raison, c'est-à-dire à ses injonctions.

Telle est du moins la situation concernant les valeurs ou normes supérieures. Car, nous l'avons vu, l'expérience des modifications des lois dans la vie politique notamment, voire celle des changements de maximes dans la vie morale, montre qu'une transformation des normes est possible, même souhaitable, dans une certaine mesure. A la question de savoir si nous sommes soumis aux normes, ou si elles sont au contraire nos créations, et par là dépendantes de nous, il semble qu'il faille répondre en affirmant à la fois l'une et l'autre proposition. Cette apparente contradiction conduira ceux qui raisonnent selon une logique superficielle et abstraite à tenter de trouver une ligne de dépendance qui n'aille finalement que dans un seul sens. Il faudrait donc que les normes puissent s'enchaîner de manière à ce que les inférieures dépendent des supérieures, et que la modification des inférieures, dans la mesure où elle se justifie, ne soit qu'un progrès dans l'effort pour les rattacher d'une meilleure façon aux supérieures. De cette manière, l'homme n'apparaît plus que comme un intermédiaire dans cette transformation des normes, du moins lorsqu'elle est légitime. Et dans le cas contraire, la modification n'introduit qu'une perturbation qui n'améliore pas les normes, mais les dégrade et les éloigne de leur vérité normative. Ultimement, dans ce schéma, la question de l'ancrage ultime des normes doit se résoudre pour les normes suprêmes. Ou bien, elles valent en elles-mêmes, légitimant et servant à légitimer toutes celles qui en découlent. Ou bien, elles dépendent d'un acte de création, et il faut attribuer celui-ci à un être qui leur soit supérieur et n'ait pas à leur obéir, tel que serait un dieu dont la volonté serait absolue. Ultimement, à celui qui demanderait de quel droit les normes s'imposent à lui, ou bien la norme elle-même lui répondrait « parce que je suis la norme », ou bien le dieu répondrait « parce que je le veux et que j'ai établi ces normes comme mes commandements ».

Une telle justification se présente comme d'autant plus facilement acceptable que nous avons une longue habitude d'obéir aux commandements de plus puissants que nous, et qu'un commandement se justifie non par un raisonnement, mais par l'autorité de celui qui commande, et se fonde en fin de compte sur la force qui soutient son autorité. Cette justification semble aussi rationnelle parce que de nombreuses règles ont des arguments en leur faveur. Les lois s'aident des justifications rationnelles qu'on peut leur trouver, bien qu'elles reposent finalement sur la puissance souveraine de l'État. Et surtout, à côté des règles qu'on nous impose, il y en a une grande quantité que nous adoptons ou que nous nous donnons nous-mêmes. Elles restent des sortes de commandements que nous nous adressons à nous-mêmes, bien qu'ils soient révisables par nous également. Cette double intervention du calcul et du commandement dans les règles tend à produire une confusion, nous incitant à supposer à chaque règle une justification rationnelle, même si nous ne la connaissons pas, et à attribuer à la raison un caractère impératif. Ainsi, même à propos d'une simple recette de cuisine, on voit parfois s'élever des disputes aussi vives qu'en politique, comme si ce genre de règles était fondé sur une vérité supérieure et conservait quelque chose d'un caractère impératif sacré. Il n'est pas étonnant que dans cette ligne de pensée, bien vivre consiste à suivre les bonnes règles et à s'y conformer scrupuleusement. Il s'agit d'obéir, et de raisonner pour bien obéir, pour interpréter les règles, pour rapporter les plus particulières aux plus universelles, les inférieures aux supérieures, et parvenir ainsi à se guider selon les normes suprêmes qui, commandant toutes les autres, sont également les vraies valeurs, ce qui permet d'évaluer toutes nos conduites.

Dans cette perspective d'une morale normative, nous aurions tort de définir la valeur comme étant une sorte de désir. Car plaçons le désir du côté de la volonté. En soi, celle-ci est arbitraire, et il serait vain de chercher à justifier ce que nous voulons en nous contentant d'affirmer que c'est justement notre volonté. En effet, une telle tentative de justification ne ferait qu'insister sur le caractère parfaitement arbitraire de notre choix. Pour justifier un acte ou une décision, ne faut-il pas rapporter sa volonté à des raisons ? Et par conséquent, plutôt que de situer les valeurs parmi les désirs, ne faut-il pas leur attribuer une autre nature, afin qu'elles puissent servir de critères d'évaluation de nos désirs ? Or n'est-ce pas en rapportant nos volontés à des règles, à des lois, bref à des normes, que nous pouvons les évaluer ? Nous avons l'habitude, en effet, de justifier nos actions particulières en montrant qu'elles représentent les applications d'une règle, puis de justifier cette règle en montrant qu'elle est pertinente à la situation d'une part, et d'autre part qu'elle découle à son tour d'autres normes plus universelles. Puisque ces normes servent en pratique à évaluer nos décisions, n'en sont-elles pas les principes véritables ? Et donc ces normes ne sont-elles pas les véritables valeurs ?

On pourra remarquer aussi que d'ailleurs, en fait, nous ne traitons pas ces valeurs ou normes comme si elles étaient absolues, mais qu'au contraire nous en discutons et les modifions couramment, aussi bien dans la vie politique, où l'élaboration de nouvelles lois, à travers des débats, joue un rôle essentiel, que dans la vie morale, où la discussion sur les meilleures maximes, leur raffinement et leur transformation représentent une activité importante. Une bonne société n'est-elle pas celle qui a de bonnes lois ? Un bon citoyen n'est-il pas celui qui leur obéit scrupuleusement ? Une bonne morale n'est-elle pas celle qui a de bonnes maximes ? Et l'homme moral n'est-il pas celui qui s'y conforme consciencieusement ?

Si cela est vrai, il est judicieux et indispensable, pour modifier les valeurs, de réfléchir à de nouvelles normes et de les formuler. Or nous avons vu que les normes sont des règles générales, formulées dans des concepts abstraits représentant des types d'action et des schémas d'action. Cette recherche semble très analogue à la recherche théorique, qui d'ailleurs, dans les diverses sciences, s'attache à découvrir les lois de la nature. Certes, il y a une différence entre les normes du comportement humain et les lois qui rendent compte du comportement de la nature, si l'on peut dire. Ces dernières ne dépendent pas de nous en principe, et nous avons à les trouver à partir de l'activité effective des choses. Au contraire les normes sont établies en vue de régler notre comportement, et, au lieu de remonter dans la pratique de l'action à la norme qui l'explique, nous partons de celle-ci pour définir les actions concrètes particulières qu'elles commandent. Néanmoins, malgré cette différence importante, l'analogie subsiste et se fonde sur un même rapport de principe entre la loi et les instances particulières qu'elle régit, l'une exprimant généralement et abstraitement l'ordre que les autres réalisent concrètement et singulièrement. Il n'y a donc pas à s'étonner non plus que l'exercice de la raison soit également analogue dans la découverte des théories vraies et dans l'élaboration des bonnes normes. Et de même que le savant peut concevoir son activité comme consistant à découvrir les lois par lesquelles un dieu législateur et capable d'obliger la nature à lui obéir aurait ordonné l'ordre naturel, de même le législateur humain peut se voir comme le savant qui établit d'avance la théorie calculant et définissant l'ordre qu'il veut instaurer parmi les hommes.

En outre la logique de l'établissement d'un ordre par le moyen de normes est également similaire à celle de la planification. Car un plan ne se contente pas de décrire ce qui doit être réalisé, il calcule également la suite des actions qui y conduiront. Seulement, au lieu de produire les règles générales de l'entreprise prévue, il s'attache à fournir les instructions plus particulières pour en ordonner la suite plus précise. En somme, les règles ne sont pas absentes, mais elles préexistent à la planification, sous la forme de sciences, de techniques, d'arts, dont le plan lui-même fait usage en en élaborant une application particulière. Ce qui place pourtant cette application du côté des normes, c'est qu'elle continue à se situer dans le domaine des idées plus ou moins abstraites, servant de modèle pour la réalisation concrète. C'est également que la planification agit à la manière des normes, par des commandements, à partir de calculs visant à prévoir l'effet de leur exécution. Et dans les deux cas, cet ordre raisonné, et rationnel en ce sens, se produira comme prévu, si les calculs sont justes et si la volonté des exécutants s'y soumet rigoureusement. La paix règnera dans la société régie par de bonnes lois, si les sujets s'y conforment, et la maison remplira sa fonction si les maçons acceptent de suivre le plan et les instructions de l'architecte. En quelque sorte, l'établissement de normes correspond à l'élaboration d'un plan de caractère plus général. Et tous deux préparent plus ou moins abstraitement une réalisation concrète pour laquelle la volonté des exécutants servira d'intermédiaire obligé entre les impératifs ou instructions, d'un côté, et l'action effective correspondante, de l'autre. C'est toujours le modèle du calcul rationnel préparant ses applications par des actions volontaires, éventuellement en cascades, lorsque ces applications comportent à leur tour d'autres calculs appelant d'autres applications.

Ainsi, un projet de transformation des valeurs comprises comme des normes semble particulièrement cohérent, puisque c'est la même logique qui se trouve à l'œuvre dans toute l'entreprise, le projet se faisant par un calcul des normes à modifier en fonction des normes supérieures servant de prémisses à ce calcul, à l'élaboration des normes sous la forme de règles abstraites, servant à leur tour à l'établissement d'un ordre politique et moral, réalisé par l'obéissance — c'est-à-dire par la volonté — des hommes destinés à réaliser concrètement cet ordre. De plus, ce projet semble bien devoir être philosophique, puisqu'il s'agit de soumettre par une hiérarchie de normes les actions des hommes, considérés individuellement ou en société, aux spéculations les plus élevées de la raison, reliant la pratique aux idées les plus universelles, aux valeurs ou normes suprêmes. Si l'on considère l'individu, la déduction et formulation des normes les meilleures suffira pour le placer devant l'obligation, en tant qu'être raisonnable, d'y conformer sa conduite ou du moins de s'y efforcer. Si l'on considère la société, cette même déduction et formulation des meilleures normes s'adressera aux autorités politiques, les plaçant de même devant l'obligation de rendre ces normes obligatoires sous forme de lois et de veiller à leur application.

Mais, aussi séduisante soit-elle à première vue, cette identification des valeurs aux normes ne tient pas. Les normes sont des commandements. Les commandements s'adressent à la volonté de celui qui doit les exécuter. Dans cette mesure, le commandement donne à l'exécutant une justification de son action. D'autre part, l'interprétation du commandement peut requérir du raisonnement et du jugement. Mais un commandement est également un acte de volonté. Même si cet acte peut comporter du calcul ou du raisonnement, il a son origine dans la volonté de celui qui commande, et qui se soumet la volonté d'autres êtres pour se réaliser. Or cette première volonté ne peut pas se justifier à son tour par un commandement antérieur, ou une norme, sans renvoyer finalement à une autre volonté impérative, si bien que c'est finalement la volonté qui sera la justification ultime de toute norme. En effet, l'idée d'une norme se justifiant par elle-même est absurde, tout commandement exprimant une volonté. A l'origine des normes, il faut donc une volonté. Et si l'on refuse la fiction d'un Dieu, roi, chef, commandant suprême, il faut revenir à une volonté réelle, humaine, derrière toute norme (au moins dans le monde tel que nous le connaissons). Et c'est pourquoi ce qui donne leur valeur aux normes, c'est bien le désir, dont la volonté n'est qu'une modalité. Et que le désir, que les valeurs puissent s'actualiser, entre autres, par le moyen de normes, cela ne justifie certainement pas de les confondre.

De l'autre côté également d'ailleurs, du côté de l'exécutant, le commandement comme tel ne rend pas encore compte de l'exécution, qui exige la volonté d'obéir, impossible à commander, puisque le commandement d'obéir la supposerait à son tour. Et même s'il existait un Dieu imposant les supposées vraies normes, il faudrait que les valeurs de ceux auxquels elles sont imposées les incitent à obéir. La menace de l'enfer n'abolirait pas non plus cette nécessité, car il faut encore que la personne menacée ne désire pas par exemple justement cet enfer, ou que son désir ne soit pas, au lieu d'accomplir le commandement, d'éviter seulement la punition. Ici non plus, les normes suivies ne sont pas les valeurs de celui qui s'y soumet.

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Revenons donc à notre définition de la valeur comme désir désiré, ayant sa raison dans un désir de désir. Dans cette conception, de même que pour modifier la valeur d'une chose, il faut modifier le désir qui lui donne sa valeur, de même, pour transformer une valeur morale, il faut transformer le désir qui la valorise, c'est-à-dire le désir du désir représentant cette valeur. Voici la difficulté, car comment peut-on transformer, supprimer ou créer un désir ? Quand il s'agit de produire ou de modifier des normes, cela semble en notre pouvoir naturellement, les idées abstraites paraissant faire partie du domaine de notre maîtrise, au moins dans une très large mesure. En revanche, pour modifier un désir, il faut faire naître un réel désir d'entreprendre cette modification. Et ne faudra-t-il pas engendrer à son tour le désir de modifier ce désir de désir, et ainsi de suite, indéfiniment ? De toute manière, alors que nous agissons en fonction de nos désirs, ceux-ci sont les causes de ces actions, et ils ne semblent pas être les effets d'un autre principe d'action de notre part. Je désire courir, et je cours parce que je le désire. Mais je n'ai pas à désirer d'abord ce désir pour le faire apparaître. Le désir de courir est la cause de mon action, sans avoir besoin en moi d'une décision antérieure. Il peut certes avoir des causes à son tour, mais elles se trouveront dans le système de mes désirs, dans la perception de ma situation, dans l'influence de mes idées, et non dans une action de ma part sur ces désirs, sauf dans le cas où j'aurais précisément un autre désir portant sur mes désirs, comme dans le cas des valeurs. Mais alors, ce désir à son tour sera cause de mon intérêt pour ces désirs et de mon action sur eux, sans avoir besoin d'être désiré lui-même ni d'attendre une action de ma part pour le produire. Et si j'ai encore un désir de ce désir, en faisant une sorte de valeur d'un plus haut degré, la même situation se répétera à ce niveau : ce désir sera encore une cause et non un effet de mon action. Bref, derrière toutes mes actions, il y a un désir d'agir déjà présent, et qui échappe à ma maîtrise, sauf si un autre désir portant sur lui est déjà présent à son tour.

Il n'y a certes aucune contradiction dans ce système de désirs à l'origine de toutes nos actions. Quelle que soit la raison pour laquelle mes désirs apparaissent, il suffit qu'ils soient là pour produire leur effet, c'est-à-dire une tendance de ma part à agir dans un certain sens qu'ils définissent. Le feu chauffe sans qu'il soit nécessaire d'un autre feu pour le chauffer, bien que le feu puisse aussi naître du feu ; et ainsi du désir qui me pousse à agir. Aussi, naturellement, la transformation des désirs représente le mouvement naturel dans lequel ceux-ci se trouvent emportés, et les désirs de désirs avec eux. Seulement, ce mouvement est automatique. Il a lieu sans que nous ayons à intervenir, à le déclencher, à le guider, à le freiner. Au contraire, c'est le jeu des désirs en nous qui explique que nous agissions et que nous le fassions de telle manière plutôt que d'une autre. La question n'est donc pas d'introduire une transformation des désirs, qui a déjà lieu naturellement, entraînant une transformation nécessaire des valeurs, que nous pouvons constater. C'est par conséquent le projet de les transformer, c'est-à-dire de les transformer activement, de manière réfléchie, qui paraît absurde. Car sur quoi nous appuierons-nous pour agir sur nos désirs, étant donné que c'est sur eux que toutes nos actions, tous nos projets se fondent ?

Dans une certaine mesure ce problème est engendré par la conception que nous avons critiquée, de la séparation de diverses facultés en nous, dont la raison et la volonté conçues comme distinctes des passions et capables de se détacher d'elles (et par conséquent des désirs) pour agir sur elles. En affirmant que les désirs constituent les valeurs par eux-mêmes et qu'ils sont à l'origine de nos actions, nous éliminons la référence à ces facultés distinctes de la raison et de la volonté. Cette dernière n'est plus dans notre perspective que le désir lui-même, lorsqu'il entraîne effectivement l'action. Il n'y a donc pas à chercher comment nous pourrions maîtriser nos désirs par une volonté, rationnelle ou non, distincte d'eux. Nos passions ou nos désirs ne sont pas quelque chose en nous qui ne serait pas vraiment nous et qu'il faudrait maîtriser plus ou moins de l'extérieur par la volonté, qui seule serait vraiment nous-mêmes. Mais il n'est pas facile de nous défaire de cette représentation, qui s'insinue encore dans nos réflexions quand nous pensons l'avoir réfutée.

Il n'empêche que, même une fois cette représentation illusoire éradiquée, le problème de la possibilité d'une transformation concertée des valeurs continue à se poser dans les termes de la conception de la valeur comme intimement liée au jeu des désirs. S'il n'est pas possible de recourir ni à une volonté qui se déterminerait d'elle-même pour agir sur nos désirs, ni à une raison qui percevrait les valeurs vraies indépendamment du jeu des désirs qui les constitue, il reste à savoir quelle sorte de désir doit être présent ou présupposé pour initier un projet de transformation des valeurs. Sans un tel désir, en effet, nous avons vu que la transformation des valeurs, bien qu'elle ait effectivement lieu naturellement, ne peut pas pourtant devenir volontaire, ou, ce qui revient au même, devenir l'objet d'un désir effectif.

La plupart des actions qui retiennent notre attention visent à transformer un certain nombre de circonstances déterminant la situation réelle dans laquelle nous nous trouvons, pour en éliminer des aspects déplaisants, pénibles, ou pour faire advenir des événements plaisants, heureux. La routine nous empêche de nous attarder sur les désirs impliqués dans chacune de nos actions journalières, qui semblent pour cette raison se produire presque automatiquement. Et pourtant, dès que nous nous arrêtons à y réfléchir, nous savons retrouver, au moins assez grossièrement, les désirs qui nous y poussent. Ce sont déjà nos besoins, qui nous entraînent dans une lutte constante pour nous maintenir en vie, pour éviter les souffrances qui résultent de leur négligence et jouir des satisfactions qui accompagnent leur assouvissement. C'est la peur de mille accidents plus ou moins probables. C'est le désir de situations heureuses, dont nous avons souvent de vagues images. C'est généralement, dans le monde, un ordre des choses plus satisfaisant que nous voulons réaliser. Ce genre de désirs est présent chez tout le monde, à tout moment. Les projets qui se fondent sur eux ne risquent donc pas de manquer d'appui, même si leur particularité peut limiter le nombre des personnes susceptibles de s'y intéresser.

En revanche, le projet de transformation des valeurs est d'un genre différent, puisqu'il ne suppose plus cette sorte de désirs orientés directement vers les choses, mais des désirs prenant pour objets d'autres désirs. Mais avons-nous de tels désirs ? Sans aucun doute, si nous avons des valeurs, c'est-à-dire justement des désirs de désirs. Par exemple, nous voyons des gens passionnés de quelque chose, disons de musique et de danse, et qui nous paraissent heureux. Quoique relativement indifférents naturellement à la musique et à la danse, nous imaginons que nous pourrions être heureux comme eux en partageant leur passion. Et nous désirons donc avoir à notre tour de tels désirs de musique et de danse. En d'autres termes, nous nous mettons à partager avec eux la valeur de la musique et de la danse. Ou, inversement, comme il est assez fréquent, nous avons certains désirs que notre société réprouve, et nous en avons honte pour cette raison. Par exemple nous aimons faire des farces aux gens qui nous entourent, alors qu'ils détestent cela, et nous en venons à désapprouver comme eux ce désir, et à désirer nous en défaire, ce qui est encore un désir de désir ou une valeur. Il n'est cependant pas nécessaire que le désir de désir implique une transformation du désir désiré. Nous pouvons aussi bien avoir des sentiments que nous approuvons, de sorte qu'ils correspondent à nos valeurs, et que nous désirons les avoir tout en les éprouvant déjà. Mais il est incontestable que dans bien des cas, les désirs de désirs correspondent à un désir de transformer nos désirs, et conduisent à des tentatives dans ce sens.

Toutefois, ces désirs de désirs ne sont pas encore ceux que suppose un projet de transformation des valeurs. En effet, comme tels, ils constituent déjà les valeurs, et s'ils conduisent à une tentative de transformation des désirs concrets correspondants, c'est donc à partir des valeurs que définissent ces désirs de désirs, de telle sorte que ce ne sont pas les valeurs qu'il s'agit de transformer dans ces projets, mais les désirs qu'il s'agit de faire correspondre à des valeurs données au départ. C'est parce que je valorise la musique et la danse, que je désire les aimer et que je cherche à produire ce sentiment en moi. Pour que je veuille transformer une valeur, il faut que je la prenne pour objet d'un désir à son tour. Il faut par exemple que j'envisage la valeur de la musique et de la danse, et que je m'y rapporte par un désir concernant cette valeur, un désir de la promouvoir ou de la dévaloriser. Ou encore, j'ai honte de mon plaisir à faire des farces, parce que je partage le jugement défavorable de mon milieu à l'égard de ce désir. C'est cette valeur négative qui me pousse à réprimer mon amour des farces. Cependant, je peux également avoir un désir de dévaluer cette valeur, qui m'incitera à réprouver au contraire ma honte et à vouloir poser la valeur positive de l'esprit farceur. Dans ce cas, c'est bien la valeur elle-même que je voudrai modifier. Et l'on voit que je ne peux y être conduit que par l'existence d'un désir portant sur cette valeur elle-même, sans quoi je me contenterais de chercher à modeler mes désirs sur cette valeur.

Avons-nous découvert le désir propre à soutenir un projet de transformation des valeurs ? Il peut sembler que oui, puisque ce désir de valoriser l'esprit farceur, par exemple, me pousse à refuser ma dévalorisation de cet esprit et à transformer donc la valeur négative à ce sujet. Mais il faut constater aussitôt que, si ce désir peut conduire à un projet de modifier la valeur particulière qui forme son objet, ce projet n'est pas pour autant celui d'une transformation des valeurs, d'une façon plus générale. Il reste donc à le découvrir.

Si notre motif n'est pas d'établir une valeur précise comme dans les exemples précédents, pourquoi voudrions-nous envisager une transformation de valeurs ? Nous savons que pour répondre à cette question, il nous faut trouver un désir qui ne soit pas celui de permettre à une valeur particulière de s'imposer et de transformer en conséquence les valeurs contraires ou favorables de manière à créer les conditions dans le système des désirs pour qu'elle puisse s'affirmer, mais un désir de se soumettre généralement l'ordre de nos valeurs et de se donner le pouvoir de le remanier. On pourrait nommer un tel désir, celui de maîtrise morale, puisqu'il vise en quelque sorte à régner sur l'ordre entier de nos valeurs et à pouvoir les réévaluer toutes, pour les modifier en conséquence. Ce type de désir semble donc comporter celui de remettre en question, de suspendre, chacune de nos valeurs à volonté, de les juger et de les rétablir ou de les transformer en fonction de ce jugement. Or cette activité correspond à la critique, à laquelle se voue par excellence la philosophie. On pourrait donc aussi bien nommer ce genre de désir de maîtrise morale, un désir philosophique. Mais cela ne suffit pas pour en comprendre la nature. Si les désirs se réfléchissent en constituant une sorte d'échelle, dans laquelle les désirs supérieurs prennent pour objets ceux du degré inférieur, il semble que ceux qui se situent en bas, correspondant aux besoins et à nos désirs des choses et non d'autres désirs, soient les plus fondamentaux en un sens, ceux sans lesquels les autres n'existeraient pas, ceux qui sont d'habitude les plus vifs et qui déterminent immédiatement nos actions concrètes. Ne pourrions-nous pas nous passer des désirs plus réflexifs, des valeurs et valeurs de valeurs ? A première vue, la plupart des animaux le font. Si c'est le cas, la raison de l'apparition des désirs réflexifs semble devoir se trouver dans le jeu des désirs directs ; et de même la raison de l'apparition de chaque niveau de valeur, dans le jeu des désirs de degrés inférieurs.

En cherchant de ce côté les raisons des valeurs et du désir de maîtrise morale, nous sommes amenés à nous demander quels peuvent être les défauts du système des désirs directs qui exigent pour les corriger de recourir aux désirs réfléchis. Or il n'est pas difficile de repérer la raison principale de la défaillance de ce système de désirs. Nos désirs des choses sont très multiples, particulièrement chez des animaux très complexes comme l'homme, capable de percevoir une multitude de choses et de s'intéresser à presque toutes. Chaque chose devient l'objet d'un désir, plus ou moins vif, parfois si fort qu'il nous mobilise tout entiers, parfois si faible qu'on ne le perçoit guère. Or ce que tous ces désirs nous poussent à faire — et il leur appartient de nous pousser à l'action — ne conduit pas à la réalisation de la satisfaction harmonieuse de tous. La satisfaction des uns conduit à la frustration d'autres. La domination provisoire d'un désir, excité par une situation stimulante pour lui, mène souvent à des actions compromettant la satisfaction d'autres, pourtant généralement plus puissants. Il s'ensuit une situation que nous connaissons bien, et qui caractérise la vie humaine, que les moralistes désignent en disant que les hommes agissent souvent à l'encontre de leurs intérêts ou de leur bien. Cela, chacun le remarque lorsque, après avoir satisfait un désir plus sectoriel ou provisoire, il se rend compte qu'il vient de rendre difficile ou impossible la réalisation d'un désir plus important pour lui, lorsque celui-ci se fait valoir. Et c'est alors que vient le regret, et le sentiment d'avoir commis une faute. Ce jugement n'est pas un simple effet d'un raisonnement neutre faisant apparaître objectivement la situation. Il est le produit de l'évaluation négative de la situation actuelle par le désir principal présent, avec la conscience du fait que cette situation résulte d'une action menée sous la conduite d'un autre désir. Cette critique implique également qu'un désir de ce désir principal évalue justement celui-ci comme plus important que d'autres, et notamment comme supérieur au désir qui lui a fait obstacle. Cette affirmation d'un désir par un autre constitue, comme nous le savons, une valeur. Et, si elle s'impose, cette valeur, ce désir du « bon » désir, viendra influer sur le comportement du sujet, parvenant éventuellement à réprimer les « mauvais » désirs qui le contrarient.

C'est donc la défaillance du système des désirs directs, qui sont souvent contraires les uns aux autres et multiplient les frustrations, notamment celles, difficilement supportables, de désirs puissants, qui semble entraîner l'apparition de désirs réflexifs ou de valeurs. Celles-ci portent sur les autres désirs et visent à les modifier pour les rendre davantage compatibles entre eux. Et de même que les désirs directs occasionnent des calculs pour rendre efficaces les actions qu'ils commandent, de même les désirs réflexifs, portant sur les désirs directs avec leurs calculs, font intervenir encore de nouveaux calculs sur leurs compatibilités et incompatibilités, sur l'importance des satisfactions et des frustrations qui en résultent. Ce recours plus important au raisonnement incite à attribuer la comparaison et le jugement qui en découle à la raison, conçue comme une faculté séparée des désirs. En réalité, nous savons que le jugement est une évaluation, c'est-à-dire une activité du désir lui-même. Car la constatation de la contrariété des désirs en elle-même ne permet aucune évaluation. Celle-ci naît dans les cas particuliers de la frustration qu'elle produit. Et le défaut général du système des désirs n'apparaît qu'à un désir évaluant et éprouvant négativement les contrariétés qui l'affectent. Ce sentiment est celui que nous nommons insatisfaction, au sens plus banal où nous éprouvons toute sorte d'insatisfactions, mais surtout au sens plus fort où nous pouvons éprouver face à la vie une insatisfaction générale. Celle-ci ne provient plus du fait que tel ou tel désir particulier, direct, reste insatisfait, mais du sentiment insistant de l'impossibilité d'éliminer l'insatisfaction de notre vie, ou du moins de la réduire suffisamment pour n'en être pas fortement affecté. Le désir ici insatisfait est celui de rendre compatibles tous nos désirs, directs et réflexifs, c'est-à-dire aussi bien ceux qui visent directement les choses que ceux qui constituent nos valeurs. Se situant comme au sommet de la réflexion, embrassant toute notre vie, ce désir insatisfait est donc un désir philosophique, un désir de transformer nos désirs et en premier lieu nos désirs maîtres, nos valeurs. En ce sens, le désir à l'origine d'un projet de transformation des valeurs est cette insatisfaction profonde, qui ne se satisfait d'aucune satisfaction partielle seulement. Et nous avons vu que cette insatisfaction ne représente pas uniquement un moteur extérieur à notre entreprise, mais bien un principe de raisonnement et de jugement, de sorte qu'un homme foncièrement satisfait dans le sens où il ne connaîtrait pas ce sentiment, ne pourrait ni y entrer ni y contribuer, ni comprendre ce qui s'y passe.

Mais le désir à l'origine de notre projet peut être cherché également par un autre côté. Nous avons vu qu'une valeur peut apparaître et transformer nos désirs non pas par l'expérience de l'insuffisance ou de l'échec auxquels ils mènent, mais par la séduction de nouveaux objets, même parmi les désirs, comme dans l'exemple d'une valorisation de la musique et de la danse à partir de l'expérience que nous en donne indirectement, par une forme de sympathie, l'expression de ces désirs chez d'autres. Cette forme de séduction n'implique pas, de la part de celui qui se fait séduire, une insatisfaction quelconque face à sa propre manière de vivre. C'est même plutôt la naissance du nouveau désir, de la nouvelle valeur, qui sera éventuellement à l'origine d'une certaine dévaluation de sa vie et de ses désirs dominants antérieurs, et par là peut-être d'une insatisfaction à leur égard. Mais cette insatisfaction ne deviendra pas de ce fait le sentiment profond, colorant toute la vie, que nous avons examiné ci-dessus. Certes, il se peut que cette nouvelle valeur se révèle illusoire. Mais il se peut également qu'elle s'élève au-dessus des autres et devienne la valeur maîtresse, le principe d'organisation de tous les autres désirs. Et si elle s'impose sans trop de résistance, si elle produit assez aisément une certaine harmonie sous sa direction dans le système entier de nos désirs, alors les valeurs se seront transformées, et même activement, sans que le problème de leur transformation en général ne surgisse vraiment. Un certain bonheur sera atteint grâce à une heureuse disposition et à d'heureux hasards. Et tant que cette harmonie se maintiendra, la vie pourra se passer heureusement en danse et en musique, transformant tout en danse et musique, sans qu'un projet de transformation des valeurs fasse sens. En revanche, il se peut, plus probablement, que des désirs résistent à cette harmonisation, que des valeurs subsistent ou apparaissent pour concurrencer celle qui devait tout harmoniser, pour la relativiser même, et laisser apparaître la possibilité d'une harmonie supérieure. Mais laissons les problèmes nous ramenant à l'insatisfaction possible. Ce qui nous intéresse ici, c'est autre chose, dans le prolongement pour ainsi dire du mouvement par lequel tout est devenu danse et musique, ou quelque autre principe de sens. En effet, notre désir de vivre peut proliférer, s'élargir, tendre vers d'autres architectures de désirs, s'affirmer comme puissance organisatrice et créatrice de désirs, prendre toute notre vie intérieure comme un monde à remodeler et à modeler. Le mouvement n'apparaît plus alors comme une nécessité pour échapper à une insatisfaction pénible, mais comme un objet immédiat du désir, comme désirable pour lui-même. Et alors, le projet de transformer les valeurs ne doit plus se chercher de raisons ou de sens, il est ce qui donne sens à partir de ce désir premier de prendre la vie des désirs comme son objet. Ici, le désir philosophique est perçu en lui-même, comme ce qui appelle le mouvement de transformation des valeurs, et le justifie par soi.

Mais bien sûr, pour celui qui n'a pas un tel désir, celui-ci apparaîtra comme plutôt mystique. C'est normal.

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A la question de savoir d'où peut venir la décision de transformer les valeurs dans une conception de celles-ci comme désirs désirés, dans un système de désirs autonome dans son ordre, celui du dynamisme de la vie psychique, sans recours à une volonté libre, au sens d'un libre arbitre, indépendant du déterminisme des désirs, nous avons répondu en cherchant non pas le désir à engendrer, mais le désir présent qui provoque notre recherche, parce qu'il est déjà désir de transformation des valeurs. C'est, dans la perspective du défaut du système de désirs présent et de la correction à y apporter, l'insatisfaction vitale, et dans la perspective du dynamisme du désir ou du système des désirs, le désir réflexif, le désir de se développer librement, en se formant soi-même. La question est donc également renversée, puisqu'il ne s'agit plus de se demander comment produire volontairement ce désir, ce qui est impossible, mais de constater au contraire sa présence, nécessaire, à l'origine même de sa recherche. Car c'est en s'appuyant déjà sur ce désir qu'on peut se poser la question, en fait illusoire, de savoir comment le produire comme de l'extérieur de lui-même.

Soit ! objectera-t-on, mais pourquoi nommer ce désir philosophique, alors qu'il ne se fonde que sur lui-même, et qu'il est donc tout à fait arbitraire ? Ce désir n'est-il pas une puissance aveugle, qui s'affirme simplement, telle qu'elle est, sans raison ? Dans ces conditions, quel besoin aurons-nous de la philosophie, de la réflexion rationnelle qui guide le sage ? Et il est vrai que, si nous avons montré comment la volonté, telle que comprise par le moraliste traditionnel, est à la fois absurde et inutile dans notre perspective, nous n'avons pas encore montré en revanche la même chose en ce qui concerne la raison à laquelle ce moraliste croit devoir se référer. Comment procéder dans la transformation des valeurs rationnellement, sans boussole, sans une raison ou conscience qui saisisse les vraies valeurs ou les idées vraies des valeurs en soi ? En somme, il n'est pas utile ici de reprendre dans cette perspective toute la recherche. Nous savons déjà où se trouvent les critères qui orienteront nos raisonnements. C'est toujours ce même désir philosophique qui nous sert de point de départ.

Envisageons-le comme profonde insatisfaction. Celle-ci est indissociable d'une critique aiguisée de tous les désirs prétendant se satisfaire eux-mêmes et impuissants à le faire. Cette critique comporte un examen perspicace de chacun de nos désirs et de leurs objets. Le raisonnement s'y trouve à l'œuvre, et il est mené par le désir lui-même, poussé jusqu'au bout par l'intransigeance de ce désir, déçu, d'une satisfaction entière ; il ne se contente pas de cohérence abstraite, mais veut la cohérence réelle, concrète, sans avoir besoin d'une référence transcendante, puisqu'il trouve l'exigence de cohérence et de consistance en lui-même. Quant à l'aune de tous les candidats à la valeur, elle se situe, non dans quelque valeur transcendante, mais dans ce désir même, dont le degré d'insatisfaction mesure l'éloignement de la valeur considérée par rapport à son idéal, et dont la satisfaction signifierait la perfection. En effet, tant que l'insatisfaction subsiste, ce désir ne se réalise pas, et les valeurs restent à corriger, à transformer. Mais l'objecteur ne se sentira peut-être pas encore à l'aise face à l'idée d'un idéal immanent au désir lui-même. Et, demandera-t-il, si ce mouvement abolissait l'insatisfaction, s'il aboutissait à la pleine satisfaction du désir philosophique, cela suffirait-il pour nous faire connaître qu'il est parvenu aux vraies valeurs, plutôt que de se satisfaire simplement à bon compte ? En vérité, il suffit de poser la question pour voir l'absurdité de ce qu'elle présuppose. Se pourrait-il que ne soit pas parfaitement bon ce qui satisfait parfaitement ? Un bien qui ne déçoit pas, peut-il être imparfait ? Les valeurs qui conduiraient à la satisfaction entière du système de nos désirs, pourraient-elles être fausses ? Comment définira-t-on le bien, sinon comme ce qui comble nos désirs ou nous satisfait ? Et comment nos désirs pourraient-ils être mauvais, sinon lorsqu'ils sont évalués tels à partir d'un autre désir qu'ils contrarient ? Bref, nos valeurs sont bonnes ou mauvaises selon qu'elles sont évaluées comme telles à partir du critère interne constitué par un désir qui les prend pour objets. Et si ce désir exprime le système même de nos désirs, où trouverait-on un autre principe pour l'évaluer ?

Envisageons à présent le désir nous servant de fondement comme le déploiement maximal et optimal du désir philosophique, se réfléchissant et se formant lui-même à travers la modification du système des désirs et la transformation des valeurs elles-mêmes. Doit-il procéder aveuglément ? Mais dans ce cas, il ne serait pas véritablement réflexif, il ne comporterait pas le désir de se connaître en s'inventant, non pas n'importe comment, mais de manière à se déployer toujours davantage, à se réaliser toujours dans son progrès. Or cette exigence n'est-elle pas celle de la bonne voie ? Et la bonne voie n'est-elle pas celle dans laquelle le désir se réalise toujours ? Et n'est-ce pas le désir philosophique lui-même qui sert de critère pour évaluer cette réalisation de soi ? Loin donc que la transformation des valeurs ne se fasse de manière aveugle, elle trouve bien dans ce désir son véritable critère.

Autrement dit, le désir philosophique qui nous pousse à entreprendre notre projet de transformation des valeurs peut en être considéré comme le véritable principe. Il peut donc sembler qu'il suffise à présent d'en partir en en tirant par déduction les valeurs aptes à le réaliser, et impliquant par conséquent une transformation des valeurs actuelles qui en diffèrent, dans le but de leur substituer les meilleures ou les vraies, inscrites pour ainsi dire dans leur principe, le désir philosophique. Pour y parvenir, il faudrait analyser ce premier désir afin de saisir tout ce qu'il comporte et en former et en définir aussi parfaitement que possible l'idée.

Dans une certaine mesure, il est possible d'analyser en effet le désir philosophique pour découvrir quelques exigences qui y sont impliquées. Nous avons déjà vu qu'il pouvait se définir négativement par une sorte d'insatisfaction générale, c'est-à-dire par une remise en question générale de notre système de valeurs et de désirs. Il s'ensuit une disposition critique face à chaque valeur et à chaque désir particulier parmi tous ceux qui jouent un rôle dans leur système et conduisent à l'insatisfaction éprouvée, ainsi que face à leurs diverses combinaisons, qui ont eu le même effet. Nous avons vu que le critère selon lequel la valeur de ces désirs est mise en cause réside dans l'insatisfaction précise que chacun provoque, seul ou en association avec d'autres. Nous savons aussi que cette insatisfaction a sa face positive dans la satisfaction recherchée, c'est-à-dire dans l'objet du désir examiné. Il peut y avoir plusieurs raisons pourquoi cet objet est décevant. Il peut être en fait inatteignable, et par là cause de frustration, et cela au moins de deux façons. Premièrement, il se peut que les circonstances soient défavorables et empêchent la réalisation du désir, soit qu'elle corresponde à un espoir raisonnable ou non. Deuxièmement, l'objet peut-être décevant en lui-même, même atteint, parce qu'il est illusoire en tant qu'inapte en lui-même à satisfaire le désir correspondant. Il est donc possible de trier les objets de désir en fonction de ces deux défauts et d'en éliminer éventuellement des catégories entières comme inappropriées. Il y a quantité de choses qui dépassent la puissance de l'homme tel que nous le connaissons, comme d'avoir un pouvoir infini, de vivre éternellement, d'être aimé absolument de tous, de voler par les seules forces de son corps, de subsister sans se nourrir, et mille autres choses, que pourtant bien des gens désirent. Il y a bien d'autres choses que certains peuvent réaliser et d'autres non, selon leur nature et leurs circonstances particulières. Et l'on peut en partie distinguer des classes de personnes pour lesquelles tel désir apparaît raisonnable ou non. Un mâle ne peut naturellement pas enfanter, et le désirerait en vain. Les mêmes désirs ne conviennent pas à un jeune et à un vieux. On peut produire mille maximes de ce genre. De même, on peut obtenir mille choses attirantes qui perdent tout intérêt une fois possédées. Combien de jouets n'ont plu aux enfants, et aux adultes, que quand ils ne les avaient pas ? Combien d'hommes ont rêvé d'une position, qu'ils ont trouvée fastidieuse une fois arrivés ? Et ici, ce sont encore mille raisonnements avisés qu'on peut faire sur le caractère illusoire de la plupart des rêves qui animent les hommes. Si l'insatisfaction caractéristique du désir philosophique s'étend à tout, il est vraisemblable que l'examen de nos valeurs et désirs à son aune conduise à un rejet de tous, en introduisant entre eux une simple différenciation en fonction du degré d'insatisfaction qui leur est attaché.

Cette évaluation n'est pas inutile pour diminuer l'insatisfaction totale, mais elle ne laisse pas espérer d'y mettre fin, comme semble le requérir le désir philosophique. Peut-on tirer également de celui-ci l'idée de l'objet qui le comblerait ? C'est une recherche constante chez les philosophes, qui prend la forme de la tentative de définir un bien suprême, c'est-à-dire tel qu'il ne manque d'aucun bien et ne laisse donc rien de plus à désirer. Or il faut avouer que cette définition ne semble pas avoir été donnée, sinon en des termes si abstraits qu'elle ne signifie que peu de chose. En effet, dire par exemple que l'homme sera parfaitement heureux quand il se sera tourné vers le vrai bien ou bien suprême, c'est ne rien dire de positif et reformuler seulement la question autrement. Car trouver le bien, c'est atteindre l'objet du désir, et nous savons que ce bien n'est bon que parce qu'il est désiré, de par sa définition même. Le problème est donc de découvrir concrètement ce qui pourrait être un tel bien, ou, autrement dit, ce qui pourrait satisfaire le désir philosophique. Et on n'avance guère en ajoutant quelques déterminations presque aussi générales, comme lorsqu'on affirme que ce bien est éternel, qu'il est immuable, qu'il est sans limites, et ainsi de suite. Car ce sont toujours des manières de réaffirmer qu'il est entier, non affecté par un mal, tel qu'un danger à craindre pour l'avenir par exemple. En effet, un désir contrarié par la crainte reste inquiet, et il ne se satisfait donc pas entièrement. Et si l'on se contente de trouver le plus grand bien accessible, alors il est certes possible de tirer également une série de maximes positives du désir le plus exigeant. Par exemple, un bien durable semble préférable à un autre qui l'est moins, un bien susceptible de contenter la plus grande partie de nos désirs, et de contrarier le moins possible les autres, paraît préférable à un autre qui pour un plaisir, aussi grand soit-il, attire de nombreuses et grandes peines.

On pourrait tenter de développer aussi loin que possible ce genre de déduction de maximes morales à partir de l'idée abstraite du désir philosophique. Mais, plutôt qu'à des conclusions positives, concrètes, elle aboutirait à une sorte de logique morale très générale, donnant les règles d'une méthode très abstraite pour rapporter les divers objets du désir aux exigences internes du désir philosophique, lui-même conçu très abstraitement et donc largement dépouillé de contenu concret, et incapable pour cette raison de servir sous cette forme de critère dans la vie réelle, qui seule nous intéresse en pratique. A vrai dire, une telle tentative de déduction pourrait même se passer du renvoi au désir réel et servir à se passer de lui, pour y substituer justement la référence à sa notion abstraite, c'est-à-dire à quelque chose de très différent de lui. Car sous cette forme, il se réduit à un jeu de rapports entre des termes abstraits, schématisant quelques traits généraux des désirs, et permettant d'en parler et d'en raisonner sans avoir besoin presque de se référer à un quelconque désir réel, sinon autant qu'il le faut pour accomplir l'abstraction avant de se réfugier dans le monde produit des abstractions comme à l'écart de la réalité concrète, y compris celle de ses propres désirs. Mais rapportée au désir philosophique concret, la connaissance morale abstraite ainsi obtenue se révèle décevante, et à l'analyse, tout à fait illusoire. Elle reconduit simplement à l'insatisfaction dont il s'agissait de faire le ressort effectif de la réflexion visant à la transmuter et à nous en guérir.

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Le désir qui sert de point de départ, de guide et de critère à notre projet philosophique de transformation des valeurs ne peut donc se réduire à sa notion abstraite générale sans perdre presque entièrement la fonction que nous lui avons reconnue. Il nous faut revenir au désir concret, réel, qui nous meut effectivement. Il n'est pas difficile de montrer où il se trouve, puisqu'il est à l'œuvre dans notre réflexion actuelle, et que celle-ci consiste à le ressaisir justement. Il est plus difficile en revanche de le comprendre à travers cette réflexion. Et il en va de même pour tous les désirs qu'il prend pour objets, et qui forment en principe, comme nous l'avons vu, le système entier de nos désirs. Il n'en est pas à son tour la connaissance théorique, mais bien le désir, et un désir transformateur, parce qu'il en est le désir insatisfait ou le désir même de sa transformation. Nous le savons parce que nous l'éprouvons et le constatons en y réfléchissant. Cette transformation doit partir du désir, du désir de désir, et c'est pourquoi elle vise à la transformation des désirs désirés, c'est-à-dire des valeurs. Si l'on perd la dynamique effective du désir de désir, l'opération n'a pas lieu. Mais il semble que si on la suit et l'accomplit, elle doive devenir comme immédiate. Ou bien le désir peut modifier son objet, lorsqu'il s'agit d'un désir, et alors il est la cause de cette modification, qui suit de lui. Ou bien le désir ne peut pas modifier le désir qu'il prend pour objet, et il reste vain. Mais ce genre d'alternatives est souvent faux. Il se peut également que le désir puisse modifier le désir désiré, mais sans que cela soit immédiat. Il y a place alors pour des voies détournées, une stratégie, du calcul. Et toute abstraction n'est pas inutile ici. Au contraire, subordonnée, remise à sa place, elle peut jouer un rôle important, voire indispensable. D'autre part le raisonnement joue dans cette opération un rôle d'autant plus grand que le désir philosophique porte non sur certains désirs seulement, mais sur le système des désirs, si bien qu'il en fait lui-même partie et se retrouve dans son propre objet. Le caractère réflexif est par conséquent ici essentiel. Le principe se trouve engagé dans la transformation, comme d'ailleurs les désirs se trouvent généralement transformés dans le mouvement de leur réalisation. Il n'est donc pas un principe immuable, le désir d'un objet idéal, d'un modèle éternel, donné, subsistant indépendamment de son éventuelle réalisation. Il se transforme corrélativement à ce modèle, dont il n'est pas distinct, un désir n'étant jamais désir tout court, sans objet, mais essentiellement désir de telle chose.

S'il s'agissait d'élaborer des normes, la question ne se poserait pas de la même façon et serait bien plus simple. Comme les règles sont des énoncés abstraits, dont l'application concrète implique le jugement de l'agent pour estimer les situations dans lesquelles elles valent et la nature précise des actions qui s'y adaptent, il suffit de définir abstraitement les catégories de circonstances et d'actions à mettre en rapport. La partie dynamique se situe dans la soumission de l'agent, ainsi que dans le pouvoir de celui qui impose la règle (qu'il l'ait ou non établie lui-même). Par conséquent, la règle ne comporte pas en soi le principe dynamique. Quoiqu'une bonne législation, par exemple, doive tenir compte des motifs de soumission à la loi et soutenir cette dernière par l'institution d'un pouvoir, de récompenses et de punitions appropriées, d'explications séduisantes ou convaincantes, la conception de ces lois a lieu sous forme d'une schématisation abstraite, qui s'adresse à la capacité de comprendre les notions et rapports généraux, c'est-à-dire à la faculté de discourir. Parce que le principe dynamique reste distinct des règles elles-mêmes et de leur conception, venant s'y ajouter essentiellement de l'extérieur, les motifs de leur invention et ceux de leur application leur demeurant extérieurs, étant de plus séparables les uns des autres, on ne retrouve pas dans l'élaboration des règles le caractère réflexif pratique intime présent dans la tentative de transformation intentionnelle des valeurs.

Cette extériorité entre les normes et les motifs de les établir et de les suivre explique pourquoi les normes ne peuvent pas être des valeurs. Car la norme comme telle n'est pas d'habitude un objet du désir, ni chez celui qui l'établit, ni chez celui qui s'y soumet. Ce sont les avantages que les règles permettent d'obtenir qui nous attirent. Cela vaut lorsqu'il s'agit de lois, auxquelles il faut obéir sous peine de punition et qu'on a édictées non pour elles-mêmes, mais afin d'instaurer un certain ordre dans la société. En effet, on ne respecte pas la loi parce qu'on la désire ou l'aime, mais parce qu'on désire l'ordre qu'elle permet ou qu'on craint la punition dont sont menacés ceux qui l'enfreignent. Et la situation est semblable concernant les règles qu'on adopte ou se donne à soi-même, que ce soit une recette de cuisine, une maxime ou une règle de calcul. La règle vaut par ce qu'elle nous permet d'accomplir, et non pour elle-même. Et nous désirons suivre ces règles que personne ne nous impose, sinon nous-mêmes, parce que nous sommes persuadés qu'elles nous permettent d'atteindre une fin que nous désirons et qui est différente d'elles. Même celui qui aime les lois et les règles, c'est parce qu'il aime, comme on le dit, l'ordre, la sécurité, l'efficacité qu'elles apportent et signifient. Et c'est pourquoi il ne revient pas du tout au même de valoriser par exemple la liberté et d'approuver une règle censée la favoriser, comme celle de respecter la liberté d'autrui. Car une certaine conception de la valeur de la liberté peut conduire à refuser toute règle contraignante, à vouloir que la liberté soit conquise, et non accordée par un respect obligatoire de la part d'autrui, et ainsi de suite. Et c'est alors la règle qui se justifie par la manière dont elle sert ou non une valeur, et non celle-ci par sa prétendue conformité à de quelconques règles ou maximes. Bref, si les normes peuvent avoir une valeur, comme c'est le cas, c'est en tant que moyens, en tant qu'elles servent des valeurs différentes d'elles. Si elles peuvent avoir une valeur, comme toute chose, elles ne peuvent en revanche être des valeurs, n'étant pas par elles-mêmes des désirs.

Il n'est donc pas aussi facile de transformer les désirs que les normes. Nous avons pourtant des méthodes pour modifier les désirs des gens. Il s'agit de divers procédés de séduction, qui peuvent constituer un art. La propagande, la publicité, la rhétorique, la séduction amoureuse les mettent en œuvre. Le projet de modifier les valeurs a une parenté bien plus grande avec ces arts de la séduction qu'avec l'élaboration de normes. Car n'est-ce pas justement par la séduction que les désirs sont suscités, déviés, réorientés ? Or il semble bien que notre projet doive comporter un tel art de la séduction, étant donné que la transformation des valeurs est en réalité une modification de désirs. Il faut donc séduire, et non commander ou expliquer — à moins bien sûr que les commandements ou les explications ne soient pas seulement impératifs ou logiques, mais séduisants dans le sens voulu. Quand on commande, on ne séduit pas, parce que sinon, la personne séduite ferait de plein gré, suivant son propre désir, ce qu'on voudrait lui faire faire, et l'ordre deviendrait inutile. Aussi la formule « vos désirs sont des ordres » que les amoureux disent à la personne aimée, est paradoxale à première vue, puisque si ces désirs étaient reçus comme des ordres, la séduction ferait place à la contrainte. Il faut bien sûr comprendre que dans ce cas, au contraire, la séduction produit une adhésion dont les effets sont aussi forts (et davantage en un sens, parce que plus profonds) que ceux d'un ordre.

Mais faudra-t-il croire que la philosophie puisse se situer parmi les arts de la séduction ? Certains la placeraient plus volontiers du côté des sciences et des disciplines normatives, comme élaborant des théories et des systèmes de normes, et comme suivant elle-même rigoureusement des règles, logiques, méthodologiques ou morales. Pourtant le sens étymologique de son nom, l'amour de la sagesse, la situe du côté du sentiment et de l'art. Certes, les étymologies sont souvent trompeuses, et il convient de s'en méfier, sauf quand, comme ici, elles viennent juste exprimer ce qu'on découvre par ailleurs. Et pourtant, n'est-il pas gênant de voir le philosophe se livrer à des pratiques semblables à celles de gens peu recommandables tels que les propagandistes, les publicistes, les rhéteurs, les charmeurs et autres séducteurs ?

Avouons que la philosophie n'est peut-être pas recommandable elle-même, selon les morales courantes, qui se sentent menacées par toute forme de séduction, parce que celle-ci détourne nécessairement de la bonne voie, définie justement par la bonne morale, dans laquelle les gens de bien ont été éduqués. N'ont-ils pas appris à contraindre leurs désirs par des normes, présentées comme les critères d'évaluation des désirs ? Selon ces principes, sont bons les désirs qui conduisent à vouloir ce que prescrivent les normes constitutives de la bonne morale, et mauvais ceux qui incitent à désobéir à ces normes. Or nous avons vu que cette conception moraliste se méfiait du désir comme tel, et pensait devoir le soumettre à la raison, représentée justement dans un système de normes. Mais la séduction s'adresse directement au désir, dans son propre ordre, dans son propre langage autant que possible, indépendamment des normes, ou en n'en tenant compte qu'accessoirement, par tactique. C'est pourquoi, en tant que telle, la séduction dégage le désir de la norme, et le fait dévier du chemin que celle-ci lui traçait, si bien qu'elle apparaît toujours comme plus ou moins perverse du point de vue de la morale normative. Or, pour la même raison, la recherche d'une transformation des valeurs — plutôt que de leur fondement dans quelque impératif premier ou dans quelque valeur éternelle, immuable, inébranlable, à l'origine de l'ordre normatif — est au plus haut point dangereuse et condamnable pour cette morale, dont elle ébranle les fondements et qu'elle menace de ruiner. Bref, il faut bien avouer que le projet de transformer les valeurs est foncièrement immoral.

Cette constatation propre à effaroucher les braves gens est souvent angoissante aussi pour l'intellectuel soucieux de concilier la philosophie et l'ordre moral de sa société. Je ne parle pas tant de la stratégie consistant à feindre de maquiller une réelle transformation de valeurs en une recherche de fondement et de refondation de la morale menant finalement à en reconstruire tout le bâtiment. C'est là une feinte de séducteur, juste propre à dévoiler l'immoralité profonde de son auteur. Je pense plutôt à la tentative de créer une sorte d'espace imaginaire, hors du monde et de la morale concrète, dans le pur domaine des idées, où toutes les spéculations morales pourraient avoir lieu sans grand danger pour la morale ordinaire, et en réalité sans portée morale réelle. Dans cet univers fictif, la morale est simplement suspendue et elle ne devient plus que l'objet d'hypothèses théoriques, dans une sorte de jeu relativement inoffensif, à l'écart du monde réel. Celui qui se place à ce point de vue pourra donc être dit non pas immoral, puisqu'il n'entre pas en conflit avec les morales ordinaires, mais amoral, parce qu'il prétend se situer hors de l'ordre moral, dans la pure sphère spéculative, pour contempler les objets moraux eux-mêmes en s'abstenant de tout jugement moral à leur égard (comme à l'égard de toute autre chose d'ailleurs). Et l'on pourra même prétendre que cette amoralité est une position plus radicale que l'immoralité, parce que cette dernière, ayant lieu dans la vie pratique concrète, ne conteste d'habitude qu'une partie de la morale ambiante et se tient encore dans la perspective morale, alors que, par le saut dans l'espace fictif, hors du domaine de la pratique et de la morale, on pourrait se débarrasser entièrement de celle-ci, et en faire ainsi idéalement la contestation la plus radicale. Mais cette fiction est évidemment illusoire si elle veut pour ainsi dire rendre compte d'elle-même en elle-même, en supposant qu'elle aurait réellement pu couper tout lien avec le monde ordinaire et la morale. Car il faut encore se demander quel désir la soutient, toute fiction impliquant un acte et dépendant donc d'un désir. Or par ce désir, même si c'est le désir de dépasser la morale, elle est réellement engagée dans le monde moral, quoique éventuellement malgré elle, voire à son insu. Son amoralité est donc bien illusoire, soit qu'elle résulte de l'illusion de celui qui y prétend, soit qu'elle naisse de la feinte d'un séducteur cherchant à cacher l'immoralité de son entreprise. Car rien n'est évidemment plus immoral que de soumettre à la critique l'ensemble des valeurs pour envisager de les transformer.

D'ailleurs, si elle était possible, la recherche d'un point de vue amoral, non pas opposé à telle ou telle morale, mais supposant l'abandon de toute morale, de toute intention morale, la retraite dans un point de vue neutre par rapport à l'ordre même de la morale, interdirait toute intervention morale, et par conséquent toute critique des valeurs réelles et toute transformation de valeurs. Ce serait le retour à la perspective purement théorique ou scientifique dont nous avons déjà fait la critique. Mais il faut avouer aussi que l'impossibilité de prendre la posture du simple savant, dégagé de la pratique et de la morale, nous interdit également une excuse fort commode pour éviter l’accusation d'immoralité dans notre projet de transformation des valeurs. Or cette situation n'est pas indifférente. Car si nous voulions à notre tour négliger le caractère immoral de notre projet, nous retomberions sous le coup de la critique que nous venons de faire au supposé amoralisme, en prétendant prendre une posture semblable d'indifférence, et partant de neutralité morale. Il ne nous reste donc qu'à assumer le caractère immoral de notre projet, et du même coup le caractère paradoxal de cette attitude. Car assumer cette immoralité, c'est nécessairement la trouver bonne, et, dans une démarche réflexive comme celle de la philosophie, cela revient à la concevoir comme justifiée moralement, ce qui semble contradictoire.

En principe, si les valeurs sont relatives, comme nous l'avons reconnu, rien n'interdit que la même attitude soit à la fois morale et immorale, morale par rapport à certaines valeurs, relatives, immorale par rapport à d'autres, tout aussi relatives. Mais, quoique les valeurs soient contingentes, en ce sens qu'elles ne sont pas absolues et qu'elles ne découlent pas logiquement ou nécessairement de quelque principe absolu, elles ne sont pas indifférentes, parce qu'elles correspondent à des désirs concrets, réels. C'est donc en fonction de valeurs réelles que notre projet est immoral, et c'est par rapport à d'autres valeurs, réelles, que nous l'éprouvons néanmoins comme bon ou moral. Et si le caractère immoral de notre projet est inévitable, alors il est inévitable aussi que notre entreprise nous engage dans un véritable conflit moral. Les valeurs que nous remettons en question, dans la mesure où elles existent et s'affirment, ne se laissent pas traiter comme des objets inertes. Il faut pour les critiquer affronter leur valorisation effective, et par conséquent la condamnation qu'elles prononcent contre ce qui les contredit. Le désir philosophique qui nous pousse à les affronter n'est donc pas neutre à leur égard, mais il entre en conflit avec elles, et il ne peut se réaliser qu'à cette condition. Car si les valeurs attaquées se laissent simplement faire, c'est que l'objet de la critique n'est en réalité qu'un mirage ou que le coup ne portait pas. Bref, le projet de transformer les valeurs entraîne bien dans un conflit moral réel. Et comme les valeurs qui peuvent être transformées sont celles qui existent, qui valent dans notre monde réel, que ce soit notre univers moral individuel ou celui de notre société, le point de vue des valeurs établies, attaquées, est également celui qui vaut en fait, ou qui sert de référence actuelle. Et par conséquent l'accusation d'immoralité est inévitable et bien fondée, du point de vue de ce qui vaut en fait actuellement.

Certes, la réplique à cette accusation justifiée selon la morale courante, consistera à se référer à un autre principe, selon lequel ces valeurs courantes apparaissent comme insatisfaisantes, soit séparément, soit par l'ensemble qu'elles forment. Et il sera possible de se référer à ce principe comme supérieur, pour en appeler donc d'une morale inférieure à une supérieure. Mais cette supériorité se fonde sur la force d'un désir non partagé par ceux qui se satisfont de la morale courante, et dont les désirs visent à la maintenir. D'ailleurs comment saurions-nous qu'en cédant à l'insatisfaction ou au désir de mouvement dans le domaine des valeurs, on parvient à une situation morale préférable ? Pour en juger, il faudrait connaître les valeurs qui pourront naître de la transformation, afin de se placer à leur point de vue, et juger selon elles. Et pour cela, il faudrait que nous désirions de la manière qui les ferait exister, ce que nous ne faisons pas, puisque nous n'en avons à présent que le projet. En revanche, les valeurs actuelles servent de référence effective, et elles nous condamnent comme immoraux. Nous pouvons donc nous réjouir, certes, de pouvoir nous appuyer sur des valeurs supérieures, à notre jugement, et il nous est même indispensable d'éprouver un désir philosophique puissant pour affronter ceux de la morale ambiante, mais cela ne nous sort pas du conflit, la puissance de notre désir est seulement la condition pour que nous puissions entrer dans la lutte et pour que notre projet devienne possible. C'est pourquoi, dans cet affrontement, le nerf de la bataille n'est pas la logique, aussi utile celle-ci soit-elle, mais la puissance intrinsèque du désir et ce qui lui donne l'ascendant sur les autres, la séduction. Et de ce point de vue, heureusement, certaines formes d'immoralité n'excluent pas toujours, loin de là, la séduction.

Remarquons encore que l'immoralité dont il s'agit concerne les valeurs, et ne doit pas être confondue avec l'infraction par rapport aux normes, et plus particulièrement à celles qui, dans une société, sont obligatoires pour tous, les lois. On peut très bien, comme les sceptiques, remettre en question toutes les valeurs, et prendre soin cependant de respecter les lois ; on peut être irréprochable par rapport à la morale normative comme telle, et parfaitement immoral par rapport à la morale courante des valeurs. Est-on alors un homme honnête ? Oui, parce qu'on respecte les lois ; non, parce qu'on ne partage pas les valeurs de la morale commune. L'honnêteté a en effet un sens ambigu, se rapportant aux deux formes de morale. En revanche, on distingue davantage les deux sortes de fautes, les crimes et les délits d'un côté, et l'immoralité qui peut affecter le plus scrupuleux dans le respect des lois, et l'on sent alors que le respect des normes n'exclut pas le manque de piété ou l'irrespect face aux valeurs communes. Ce sentiment de la différence n'empêche pas toutefois que la confusion tende à se perpétuer. On soupçonne aisément de crimes ceux qui ne partagent pas les valeurs de leur société ; on cherche à attribuer les crimes à des motifs immoraux selon la morale courante ; on s'attend à ce que l'homme respectueux des lois partage les valeurs admises ; et on s'étonne que celui qui manifeste sa grande piété vis-à-vis des valeurs approuvées puisse, comme cela arrive pourtant assez souvent, commettre des crimes. Pourtant, chacun sent bien qu'il est porté à s'indigner davantage de l'immoralité que du crime, et que lorsque les règles ne sont pas des lois, qu'elles ne comportent pas d'autre obligation que celle que chacun veut leur accorder, on peut les négliger sans grande offense, et que ce défaut, celui d'inconstance ou d'inconsistance, est alors bénin, par comparaison non seulement avec le crime, mais surtout avec l'immoralité.

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Si la séduction représente le moyen par lequel la transformation des désirs, et donc des valeurs, doit s'effectuer, la crainte qu'elle doive avoir lieu sans critère, et en fonction des seuls caprices, semble justifiée. Car loin de tourner vers le plus authentique, la séduction n'en détourne-t-elle pas ? Ne trompe-t-elle pas pour attirer vers les apparences et les simples mirages ? Et s'il y a souvent une profonde insatisfaction chez les hommes, celle-ci ne s'identifie-t-elle pas souvent à la déception née des illusions vaines qui les ont séduits ? D'ailleurs, que la séduction soit un art de la tromperie, ne le voit-on pas sans cesse partout où il s'exerce ? En amour, le séducteur finit par décevoir sa victime assez naïve pour prendre au sérieux ses déguisements, ses vantardises, ses promesses inconsistantes, ses allures affectées. Dans le domaine juridique et politique, les beaux parleurs, avocats, démagogues, enjôlent leur public par des tournures plaisantes mais fallacieuses, emportant les sentiments faciles de leurs auditeurs et menant à des décisions inopportunes que la confrontation à la sobre réalité fera regretter. Et l'histoire ne nous montre-t-elle pas sans cesse le spectacle navrant de populations entières enchaînées dans des croyances absurdes flattant leur désir d'un bonheur inaccessible, produites et entretenues par les mystifications des religions ? Ou encore, ne voyons-nous pas constamment aujourd'hui les gens travailler avec acharnement pour pouvoir acheter les mille produits que la publicité leur fait imaginer indispensables à leur bien-être, alors qu'aussitôt qu'ils les possèdent ils doivent se rendre compte qu'ils ne correspondent pas à leurs besoins, du moins quand ils ne préfèrent pas fermer les yeux sur les raisons de l'insatisfaction qui affecte toute leur vie de consommateurs ? Bref, si la séduction doit décider de nos valeurs, et par là de notre morale, ne serons-nous pas irrémédiablement perdus sans repères, courant au hasard après tous les mirages ? Et pour produire un tel résultat, il n'y a sûrement pas besoin d'exercices philosophiques.

Mais n'avons-nous pas un moyen de rectifier nos désirs autrement que par les prestiges de la séduction, en analysant quels sont nos véritables besoins, dont la séduction, semble-t-il, nous détourne justement ? Revenir aux besoins sous les désirs, n'est-ce pas le moyen de retrouver le sol et l'authenticité ? Il y a un certain nombre de choses dont nous avons besoin pour vivre et nous sentir à l'aise. Leur manque nous est pénible. Pour une part, ces besoins sont récurrents, on ne les satisfait que pour un temps, parfois court, avant d'éprouver à nouveau l'insatisfaction due au manque de leur objet. Leur satisfaction est un plaisir, mais ils se manifestent surtout par le déplaisir lié à leur insatisfaction. En cherchant à les satisfaire, on cherche donc davantage à faire cesser la peine qu'à atteindre un plaisir, même si la fin de la peine est aussi en soi un plaisir. C'est pourquoi ils ont pour nous le caractère de la nécessité. Ils suscitent aussitôt un raisonnement simple de la forme suivante : « si tu veux vivre, si tu veux ne plus éprouver la souffrance, il faut agir pour combler tel manque. » Et il paraît raisonnable de répondre à cette exigence naturelle en poursuivant ce type de raisonnement pratique. C'est pourquoi la justification d'actions à partir des besoins paraît toujours raisonnable à première vue.

Mais nous savons aussi que les désirs ne se limitent pas aux besoins et que les valeurs supposent justement d'autres désirs qu'eux. Certes les besoins peuvent être valorisés. Mais ce n'est pas nécessaire, et ils peuvent être subordonnés à des désirs visant à la poursuite de plaisirs plus positifs. En d'autres termes, les besoins ne peuvent pas être les critères des valeurs, même s'ils peuvent représenter des conditions de la réalisation d'autres désirs, et par conséquent de l'élaboration de structures de désirs. Et l'idée d'opposer à la séduction le rappel de la réalité à partir des besoins s'avère insuffisante, même si, face à de nombreuses formes de séduction, la critique a habituellement lieu de cette manière, en montrant que la séduction suscite des désirs qui détournent de l'attention aux vrais besoins, posés comme plus raisonnables et préférables.

Il est certain en tout cas que l'insatisfaction profonde conduisant à la critique des valeurs n'est pas simplement celle, cumulée, des besoins. Assurément, la nature besogneuse de l'homme contribue à alimenter ce profond sentiment d'insatisfaction, mais celui-ci se rattache à un désir qui dépasse ceux de chacun des besoins. Et même quand une vie simple, se contentant pour l'essentiel de la satisfaction des besoins nécessaires, est valorisée et caractérise une forme de sagesse, c'est encore à partir de désirs différents d'eux, tels que l'idéal d'un sentiment extrême de calme. Et, comme ce sentiment n'est pas un besoin à son tour, il ne s'impose pas à nous comme une nécessité naturelle, mais il faut que ses adeptes y aient été attirés par séduction.

Une des raisons importantes pour lesquelles la séduction est généralement condamnée, c'est qu'elle est utilisée le plus souvent pour faire naître des désirs que la morale courante réprouve plus ou moins fortement, notamment parce qu'elle est liée à une tromperie au bénéfice du séducteur. C'est par exemple le cas de la publicité, qui excite des désirs pour certaines marchandises généralement, et cela non pas en cherchant à informer le client le mieux possible, mais en évitant au contraire de le laisser réfléchir trop, afin de le pousser à négliger son intérêt bien compris et à se comporter plutôt de la façon la plus favorable au vendeur. Or la publicité joue un rôle moral extrêmement important aujourd'hui. Non seulement elle fait naître de nouveaux désirs, mais elle crée également de nouvelles valeurs ou contribue à leur création. Ainsi, en attirant les gens à l'achat et à l'usage intensif de téléphones portables, non seulement on les a conduits à désirer un type d'appareils qui paraissait n'avoir qu'un intérêt limité, mais surtout on les incite à leur donner un usage nouveau dans le but de se tenir en communication perpétuelle avec leurs connaissances et leur milieu social au point de faire de ce comportement et du désir correspondant une valeur de plus en plus largement partagée, et exclusive de celle de la solitude, par exemple. Les spécialistes de la publicité font donc également partie des créateurs de valeurs, malgré le mépris dans lequel les tiennent d'habitude les moralistes, souvent bien plus stériles dans ce domaine, mais soucieux de dénoncer la tromperie et de défendre la valeur de la véracité. Or précisément, dans cette perspective, en quoi la méthode philosophique diffère-t-elle de celle des publicitaires, si elle recourt comme cette dernière à la séduction ?

Nous avons déjà répondu à l'un des deux reproches qu'on lui fait, à savoir qu'elle détourne des bonnes mœurs, c'est-à-dire des valeurs reconnues. Et nous avons constaté que loin de vouloir récuser cette accusation, il fallait l'accepter comme caractérisant la philosophie elle-même, dans son activité de transformation des valeurs, activité nécessairement immorale dans ce sens, et par conséquent séductrice au mauvais sens que la morale courante accorde à ce terme. Il reste à examiner si l'usage de la séduction n'entraîne pas obligatoirement à user de tromperie, et à renoncer de ce fait à la valeur de la vérité, qui semblait faire partie de la nature même de la philosophie. On pourrait certes répondre à cette critique de la même façon qu'à la précédente. Car si la vérité consiste en ce que notre société considère comme telle, alors il est bien vrai que, inévitablement, la philosophie la conteste et se détourne d'elle, posant toute cette vérité comme sujette à être remise en question et éventuellement renversée. Et si la philosophie détourne de la vérité tout en se réclamant d'elle, comme elle le fait, alors nul doute qu'elle soit foncièrement trompeuse selon cette manière de voir. Mais ici, plaçons-nous résolument dans la perspective de la philosophie et affirmons que les vérités auxquelles tiennent les gens, dans tous les domaines, sont généralement fausses et trompeuses, tandis que le philosophe, par sa démarche critique notamment, cherche à sortir de ces illusions communes pour se tourner vers la vérité proprement dite, celle qui résiste justement à la critique. En ce sens, le terme de vérité sert sans nul doute à qualifier une valeur essentielle du philosophe. En d'autres termes, il désire la vérité et tient à se déclarer comme ayant cette valeur. Or pourquoi la désire-t-il ? Répondre que c'est parce qu'elle est la vérité, parce qu'elle est vraie, parce qu'elle est la plus haute valeur, c'est bien sûr tourner en rond et ne rien dire. Il faut avouer simplement que c'est parce qu'elle le séduit. Et ce ne sont pas ses déguisements qui l'attirent, mais la vérité pure qui ne trompe pas, la vérité nue, selon la métaphore convenue. Cette vérité qui ne cache rien, séduit donc par elle-même, c'est-à-dire sans tromperie, et en tant qu'elle n'est pas trompeuse. Autrement dit, à côté des séductions fallacieuses, il y en a de véridiques, si bien que la contradiction qui semblait affecter le recours à la séduction par l'amoureux du vrai ne venait que de ce qu'une seule forme de séduction avait été considérée comme représentant la norme.

Cette réponse paraîtra un peu formelle. Voyons donc comment elle peut s'expliquer plus concrètement. Dans ce but, partons de la séduction trompeuse et examinons son mécanisme. Prenons un exemple simple tiré de la publicité la plus habituelle à la télévision : une jeune femme se parfume avec le produit de telle marque, sort et se fait remarquer et sourire par tous les jeunes hommes qu'elle rencontre. La spectatrice s'imagine dans ce rôle, et prend plaisir à cette attention et à cet empressement des hommes autour d'elle. Elle sait cependant que dans la réalité il est difficile de produire cet effet et de se faire aimer de tous, ou du moins d'avoir en son pouvoir de se faire aimer. Si le parfum peut produire l'effet désiré, la chose est devenue très facile. Est-ce impossible ? Non, pas tout à fait, car il est certain que les odeurs jouent un rôle dans les rapports entre les gens, et notamment entre les sexes. Évidemment, l'effet est exagéré par la publicité, et cela ne trompe pas. Pourtant, l'essai du parfum va rester un peu décevant, sans que l'expérience permette de réfuter la publicité en prouvant qu'il n'y a pas le moindre effet. Mais si la publicité télévisée avait simplement présenté une scène réelle, d'une femme qui s'est parfumée et qui observe ce qui se passe en réalité ensuite dans la rue ou au bureau, c'est-à-dire assez peu de chose, l'incitation à acheter ce parfum aurait été faible. Ce qui a vraiment opéré la séduction, c'est l'image de cet empressement extrême des hommes produit par le parfum, qui devient comme une sorte d'élixir d'amour, ou le moyen de devenir irrésistiblement séduisante à son tour. La tromperie réside dans la différence entre la promesse que comporte l'image et la réalité. L'image séduit là où la réalité correspondante laisserait assez indifférent. Or précisément, l'apparence séduit réellement, et si par impossible la réalité lui correspondait, la publicité ne renfermerait aucune tromperie et resterait néanmoins tout aussi séduisante. Par conséquent, le caractère trompeur n'appartient pas à la séduction comme telle, mais à la différence plus ou moins cachée entre l'apparence séduisante et la réalité correspondante incapable d'attirer ou même, peut-être, repoussante. Par conséquent, rien n'empêche que la vérité séduise, là où la discordance entre l'apparence et la réalité n'existe pas, là où même, éventuellement, l’apparence se confond avec la réalité. Or cet accord ou cette identité entre ce qui apparaît et ce qui est, n'est-ce pas justement la vérité ? Comme on le voit, rien n'oblige le philosophe à abandonner son amour de la vérité pour se livrer à la séduction.

Mais la séduction n'est pas pour notre projet philosophique de transformation des valeurs qu'un moyen, comme dans les autres cas que nous envisagions, tels que la publicité. Il ne suffit pas de nous assurer qu'elle ne soit pas chez le philosophe incompatible avec la recherche de la vérité, pour nous permettre de l'utiliser ensuite comme moyen de transformer effectivement les désirs, et les valeurs, dans le sens que nous aurons déterminé comme le meilleur. Lorsqu'il s'agit de l'usage de la séduction à des fins différentes de son objet, alors non seulement la tromperie devient possible et éventuellement avantageuse, mais les motifs de son usage demeurent aussi en principe indépendants d'elle, et trouvent leur source ailleurs (peut-être dans une autre opération de séduction, quoique non dans celle qui est menée actuellement). En revanche, nous avons vu que dans notre projet, la séduction n'intervenait pas en un second temps, une fois les buts fixés, mais à l'origine, dans la recherche et l'évaluation de ces derniers. Maintenant, la séduction n'est plus une simple méthode de réalisation d'un projet, mais elle est la méthode selon laquelle ce projet lui-même se constitue. Or, si les valeurs elles-mêmes doivent être jugées selon le critère de la séduction, le raisonnement utilisé doit bien en quelque sorte mettre en œuvre une logique de la séduction.

Pour la question qui nous intéresse, celle de savoir si la séduction peut fournir des critères dans l'invention et l'évaluation des valeurs, cette logique peut être ramenée à des principes très simples. Il faut établir d'abord que le degré de valeur d'une chose équivaut à son degré de puissance de séduction, c'est-à-dire à sa puissance d'attirer ou d'engendrer le désir. De même, la puissance d'un désir équivaut à la valeur de son objet, c'est-à-dire au degré de séduction qu'il exerce. On voit donc qu'en ce qui concerne les valeurs, ce sont les désirs eux-mêmes qui, devenant objets des désirs qui les constituent comme valeurs, valent en fonction de leur puissance séductrice à l'égard de ces désirs de second degré. On peut remarquer également que, selon cette logique, la valeur de la chose désirée mesure la puissance séductrice du désir correspondant, et sa valeur possible.

Cette présentation est cependant simplificatrice. La séduction y est vue comme l'action d'un objet sur le désir qui s'attache à lui, comme si elle trouvait sa cause dans une puissance de cet objet, tandis que le désir correspondant resterait passif. En réalité, la séduction est davantage un rapport réciproque indiquant la puissance avec laquelle le désir se porte sur son objet, aussi bien que le pouvoir d'attraction (ou de répulsion) de celui-ci. Ainsi, l'être aimé s'attire l'amour par ses qualités, mais, réciproquement, il devient séduisant par l'amour qui l'embellit (et c'est pourquoi souvent on s'étonne que tel amoureux puisse porter aux nues la personne aimée, banale aux yeux des autres). Ou mieux encore, plutôt qu'une action de l'objet sur le désir et réciproquement, la séduction représente l'aspect dynamique du lien intime entre les deux, en réalité jamais tout à fait séparables l'un de l'autre, car il n'y a pas de désir sans objet, ni, à l'inverse, d'objet non désiré (positivement ou négativement).

Ainsi, la séduction étant dynamique, étant capable de degrés, elle peut donner lieu à des comparaisons selon une échelle ainsi qu'à une évaluation des désirs impliqués. A première vue, le résultat semble surprenant, puisque les désirs les meilleurs seront également les plus forts. Et, en effet, notre projet revient donc à rechercher un système de désirs dans lequel la puissance des valeurs soit la plus grande possible, la force de séduction servant de critère de mesure de cette puissance. Mais il faut insister également sur le fait que la séduction qui nous importe n'est pas celle qui concerne de quelconques désirs particuliers, comme c'est souvent le cas dans d'autres entreprises de séduction, puisqu'elle se rapporte au contraire au désir philosophique lui-même, et par là, au système entier de nos désirs.

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Il est vrai que cette façon d'exposer notre projet paraît ne nous avancer guère, parce que le jeu d'identifications entre les termes et concepts de désir et de séduction reste inefficace à première vue. Une fois le degré de la valeur égalé au degré de séduction du désir désiré, que gagne-t-on en effet pour évaluer cette valeur ? Ne nous contentons-nous pas de dire finalement que la valeur a sa propre valeur, ou que le désir a sa propre puissance ? En apparence oui, il n'y a eu qu'un jeu de traduction entre des termes largement synonymes. Pourtant, ce jeu n'est pas inutile, parce qu'il permet déjà d'exclure l'intervention d'entités étrangères aux désirs dont nous avons montré le caractère illusoire, afin de ramener notre attention à ces derniers. Ainsi, nous définissons un plan sur lequel il nous faudra nous placer en pratique, et sur lequel devront naître pratiquement les distinctions pertinentes. Et nous pouvons à présent nous tourner plus directement vers ces questions de méthode.

Résumons donc le cercle : il n'est possible d'agir sur la détermination des désirs que par la séduction ; mais cette action suppose à son tour un désir de séduire. Or ce dernier désir, pour ce qui concerne notre projet, nous l'avons trouvé, il s'agit de celui que nous avons appelé le désir philosophique. Il représente le critère ultime d'évaluation pour la transformation des valeurs dont nous voulons élaborer le projet, parce qu'il détermine en dernier ressort le sens de la séduction en tant qu'il en est lui-même l'objet, comme désir du système même de nos désirs, et donc de son mouvement. En revanche, dans ce système, les diverses valeurs sont des désirs particuliers, sur lesquels nous envisagerons de faire porter la transformation. Or c'est sur eux que l'opération de séduction devra être tentée et préparée. Comment pourrions-nous procéder ?

Vu qu'il ne s'agit pas de modifier d'un coup le système entier de nos désirs — même s'il est toujours affecté en entier dans une certaine mesure par chaque mouvement de désir —, il faut sélectionner les valeurs que nous voulons transformer. Ce choix ne dépend pas du hasard. Nous savons déjà selon quel principe il doit avoir lieu. En utilisant le désir philosophique sous son aspect négatif, de l'insatisfaction, on peut découvrir les valeurs qui la conditionnent de façon déterminante. C'est la manière la plus simple. Ou bien, en utilisant le désir philosophique sous son aspect positif, le désir de mouvement dans le système des désirs, on peut inventer les valeurs qui sont le plus susceptibles de produire ce mouvement de façon satisfaisante. C'est la manière la plus difficile, à cause de l'effort d'invention qu'elle implique. Sans vouloir abandonner cette deuxième voie, concentrons-nous d'abord sur la première, plus accessible en première apparence.

Elle n'est d'ailleurs pas simple non plus. Ainsi, il ne suffit pas d'éprouver une insatisfaction pour pouvoir en conclure que la valeur directement impliquée doit être modifiée. D'abord, les désirs non satisfaits ne sont pas tous des valeurs. Nous avons vu par exemple que plusieurs correspondent à des besoins non spécialement valorisés, ni en un sens ni en un autre. Ils s'imposent simplement. Je respire, et je veux respirer, mais je le fais sans y penser, et la respiration ne devient pour moi une valeur que dans certaines pratiques, comme dans les techniques orientales qui en font un objet d'attention, de discipline, de concentration, qui y attribuent une valeur symbolique et ordonnent plusieurs aspects de la vie autour d'elle. Si mon désir de respirer est frustré en partie, par un rhume par exemple, comme je ne lui attribue pas de sens particulier pour ma part, aucune de mes valeurs n'en sera affectée. Ou si c'est le cas, elles se situeront ailleurs. Supposons que j'attribue une grande valeur au confort, faisant de celui-ci une des valeurs que je cultive, je trouverai peut-être que ma disposition aux malaises, aux maladies, aux indispositions du corps représente une grande menace pour ce désir de confort, et l'insatisfaction produite par un simple rhume pourra à la rigueur perturber gravement tout le système de mes désirs. Ainsi, dans cette configuration, mon rhume n'affecte pas fondamentalement la valeur de mon désir de respirer, mais celle de mon désir de confort. Chez un autre, ce sera peut-être la valeur de la santé qui aura été dominante et atteinte en lui par une semblable indisposition. Et peut-être encore l'insatisfaction concernera-t-elle une constellation de valeurs non nommée ou reconnue comme telle. Il faut donc une analyse pour découvrir les valeurs vraiment insatisfaites (s'il y en a) dans une insatisfaction immédiatement éprouvée, ou, de l'autre côté, dans le sentiment d'insatisfaction généralisée. Et pour cela, il faut une enquête, suivant les lignes d'insatisfaction jusque vers le point sensible affecté, la valeur minée qui, par exemple, d'une frustration sectorielle, peut-être passagère, anodine, fait l'élément d'une insatisfaction plus générale, affectant fortement le système des désirs et s'exprimant sous la forme d'un sentiment de déception vitale. Dans cette enquête, on peut utiliser le raisonnement abstrait, bien sûr, mais son nerf est l'attention à l'expérience de ce qui est éprouvé, l'analyse interne du sentiment concerné lui-même.

Cela, objectera-t-on, demande le génie introspectif d'un artiste plus que les capacités dialectiques d'un philosophe. Et ce serait vrai s'il fallait concevoir le philosophe comme un logicien superficiel, plutôt que de le comprendre à notre façon précisément comme, entre autres, cet artiste exercé (ou s'exerçant) à saisir la logique intime du sentiment qu'il éprouve.

Cette valeur que nous avons découverte et identifiée comme impliquée dans l'insatisfaction vitale qui nous pousse à chercher précisément à transformer nos valeurs, il faut nous assurer qu'elle représente bien le point sur lequel nous désirons agir. Car il y a des désirs insatisfaits que nous préférons conserver même en cet état, plutôt que de les abandonner. Ils sont eux-mêmes vitaux pour nous, dans le sens où, tout bien considéré, notre vie dans son ensemble nous semblerait valoir moins si nous ne la vivions pas dans ces désirs. A la limite, ils sont l'objet positif de ce désir fondamental que nous appelons philosophique. Ainsi, combien de philosophes, déçus par leur échec dans la lutte contre la bêtise, finalement persuadés même de l'impossibilité de l'éradiquer, ne voudront certainement pas renoncer à lutter contre elle plutôt que de l'exploiter par exemple, ce qu'ils savent pourtant bien plus facile ? Dans cette situation, il peut convenir alors de chercher ailleurs les valeurs à transformer. Pourtant, une méditation approfondie peut également modifier ce sentiment du caractère indispensable pour nous d'une telle valeur apparemment vitale. Et l'épreuve à laquelle cet examen la soumet est précisément l'essai de concevoir sa modification et les nouvelles constellations de valeurs dans lesquelles elle pourrait se trouver, et où elle perdrait ou conserverait au contraire sa nécessité pour nous.

Dans le cas où une valeur nous apparaît comme une candidate à être transformée, la première solution qui se présente, vu que nous sommes partis de l'insatisfaction, consiste à envisager sa suppression. Que se passerait-il, par exemple, si je ne valorisais plus le confort, si je laissais mes désirs de conforts spécifiques à eux-mêmes, sans leur accorder d'importance particulière ? On voit bien que ce qui serait touché, ce n'est pas seulement les désirs de cette sphère, mais également d'autres, parce que d'autres valeurs prendraient la place de celle que j'aurais éliminée, c'est-à-dire gagneraient en importance et se modifieraient dans le nouvel environnement créé par cette disparition. Ne me souciant plus de confort, je mobiliserais mes forces ou mes désirs dans d'autres directions, selon des valeurs déjà présentes en moi, mais moins importantes, ou selon de nouvelles valeurs naissant dans l'espace dégagé. Un goût de l'aventure, brimé par le souci du confort, se développerait et deviendrait plus actif, par exemple. A ce propos, il est intéressant de remarquer que la transformation des valeurs peut être favorisée par des voies apparemment négatives, puisque la critique de certaines de nos valeurs, loin de rester ponctuelle, a aussitôt des effets sur l'équilibre de tous nos désirs, et entraîne un mouvement de transformation d'autres valeurs. On peut donc imaginer des tentatives négatives de ce type, dans lesquelles la détermination volontaire ne porte que sur la critique, laissant ensuite le jeu automatique de rééquilibrage se produire, en modifiant les autres valeurs et en en faisant éventuellement apparaître de nouvelles. Ce serait une manière expérimentale de procéder. Et il se peut que, dans certains cas, l'insatisfaction étant extrême, ce genre d'essai devienne désirable, le changement paraissant préférable à l'état actuel quel que soit son résultat. D'ailleurs cette décision n'implique pas le simple abandon au destin, parce qu'il reste possible d'intervenir de la même manière durant le processus, en soumettant à la critique et en dévalorisant les désirs indésirables qui surgissent. La barque lancée sur le courant conserve une rame comme gouvernail.

Une autre manière semblable de se défaire de certaines valeurs consiste non plus à les supprimer, mais à les renverser. Ainsi, pour revenir à notre exemple du confort, au lieu de cesser seulement d'approuver les désirs qui le visent, on peut les désapprouver ou les condamner. Dans ce cas, le confort restera l'objet d'une valeur et d'un souci, quoique négatif, puisqu'il s'agira de le refuser dans la plus grande mesure possible, et non plus de ne pas le valoriser. L'effet concernera alors certainement aussi l'équilibre de l'ensemble de nos désirs, mais autrement. Au lieu de laisser une sorte d'espace vide, la valeur inversée continuera à occuper la place, et peut-être à peu près son rang parmi les autres valeurs, entrant pourtant dans des relations très différentes avec elles, et agissant sur elles en un autre sens. On peut imaginer par exemple que ce refus du confort conduise à une forme d'ascétisme et tende à instaurer un nouvel équilibre autour de lui. Ici aussi, le processus peut être tenté empiriquement afin de voir comment peu à peu les autres valeurs seront modifiées pour entrer dans le nouvel équilibre, et comment la nouvelle valeur, comme l'ascétisme de notre exemple, recevra sa propre forme du système des autres valeurs ; et l'on interviendra en corrigeant à mesure.

Serait-il possible d'aller plus loin et de projeter davantage que de déclencher la transformation effective des valeurs dans une certaine direction, pour se laisser ensuite entraîner dans l'expérience et naviguer à vue ? La voie positive est-elle praticable également, celle de la création intentionnelle de valeurs ? N'oublions pas que l'invention d'une valeur est celle d'un désir. Or pouvons-nous penser un désir nouveau avant de l'éprouver ? Il faudrait, semble-t-il, que cette pensée vouée à concevoir le nouveau désir soit elle-même non désirante, sans quoi elle présupposerait le désir qu'elle cherche à inventer, plutôt que de l'inventer. Mais nous avons déjà remarqué qu'il n'y avait pas d'idée de désir qui ne soit désir à son tour. Je ne peux pas penser le désir de la pomme sans la désirer, bien que je puisse naturellement penser d'autres choses à ce sujet, comme par exemple que celui qui désire la pomme cherchera probablement à s'en saisir, à la manger, ou que désirer la pomme doit être analogue au fait de désirer la cerise, comme je le fais. Seulement, regardé de l'extérieur, le comportement de celui qui désire n'est pas le désir lui-même, et le désir de la cerise n'est justement pas celui de la pomme, raison pour laquelle je peux avoir l'un et non l'autre. Or concevoir un objet et ajouter abstraitement qu'il pourrait être désiré ne conduit à rien, tant que je ne sais ce que c'est que de le désirer, c'est-à-dire tant que je ne le désire pas (ou plus précisément, que je ne le désire pas de telle façon). S'ensuit-il donc que l'invention d'un désir, ou d'une valeur, soit une idée absurde ? On sait qu'en raisonnant à peu près comme nous venons de le faire, on peut conclure aussi que l'idée d'une recherche est absurde. Et certainement, chercher quelque chose d'absolument nouveau est impossible, parce qu'on ne peut même pas déterminer ce qu'on recherche dans ce cas. Et de même, une création absolue de valeurs n'a pas de sens non plus, puisqu'il faudrait à la fois avoir le nouveau désir et ne pas l'avoir. Mais nous cherchons, et pouvons donc chercher. Et pour le désir, nous pouvons ne pas l'avoir vraiment et pourtant en posséder quelque chose. Or nous savons ce qui peut faire passer le désir d'un état à l'autre, le pousser à naître : c'est la séduction. Maintenant, ce qui nous permet de la rendre opérante, c'est bien sûr la découverte de ce qui séduit. Ainsi, si cela peut se trouver ou se construire par la pensée, alors le projet non seulement d'entrer dans un mouvement de transformation de valeurs, mais aussi de créer certaines valeurs, déterminées, devrait être possible également. Et pourtant, il n'empêche qu'un tel projet devra prendre comme l'autre la forme d'une aventure sur les flots des désirs eux-mêmes, et comporter une expérience de leur mouvement, puisque la séduction ne se connaît pas sans eux.

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Il est possible de se lancer dans une démarche de transformation des valeurs très concrète, telle que nous l'avons envisagée, en limitant le projet à tenter de détruire certaines valeurs problématiques, pour provoquer la transformation concrète des valeurs qui s'ensuivra, en demeurant alerte pour gouverner au fur et à mesure notre barque dans le courant. Loin de condamner un tel projet, nous pouvons reconnaître au contraire sa valeur philosophique. Cependant le projet comme tel pourra paraître simple pour une réflexion portant également sur la nature du projet philosophique. C'est ce qu'il semble du moins à première vue, car en réalité la destruction d'une valeur n'est peut-être pas aussi facile qu'on ne pourrait le croire. Nous avons déjà vu que la sélection des valeurs à attaquer n'allait pas de soi, et qu'elle demandait pour elle-même l'élaboration de tout un projet. Mais en outre, la destruction d'une valeur comme telle est une entreprise difficile, méritant d'être concertée. Il ne suffit pas en effet de décider d'abandonner telle valeur pour qu'elle disparaisse de ce fait. Il ne suffit pas même d'en faire une critique bien argumentée pour qu'elle s'évanouisse. Nos valeurs ont généralement la résistance des habitudes, non parce qu'elles peuvent se comparer à celles-ci, mais parce qu'elles en sont et en impliquent. Et on ne se débarrasse pas d'une habitude en lui disant « va-t-en ! », ni en ajoutant de bons arguments contre elle, logiquement impeccables. Il faut la défaire autrement, en utilisant toute sorte d'exercices et de ruses, en partie appropriées à chacune, et exigeant donc chaque fois l'élaboration d'une stratégie et de tactiques spécifiques, avant de commencer ou en cours d'opération. Bref, même cette approche la plus empirique réclame l'attention à l'étape du projet.

Il va de soi que cette étape est plus importante encore lorsqu'il s'agit d'une invention de valeurs ou d'une destruction concertée en vue de produire un mouvement de valeurs et un rééquilibrage de leur système autant que possible prévus. Or nous savons où réside la difficulté principale de ce genre de projet. Elle vient du fait que nous ne pouvons élaborer abstraitement de nouveaux plans de valeurs parce que celles-ci ne se laissent pas concevoir sans être éprouvées d'une manière ou de l'autre, c'est-à-dire sans prendre en nous la forme de désirs effectifs. Nous avons trouvé abstraitement la solution à ce problème : il faut découvrir ce qui est susceptible de séduire les désirs à construire, en tentant de trouver ou d'élaborer ce qui peut les séduire. Posons que ce principe de séduction se trouve dans l'objet du désir, même si nous savons que la réalité est plus complexe à cause du rapport réciproque entre les deux. Dans cette perspective, l'invention ou la transformation des valeurs pourra être cherchée à travers l'invention ou la transformation de leurs objets. Mais nous savons qu'il ne suffit pas d'en donner la définition abstraite, parce que, dans l'économie des désirs, les concepts abstraits sont par eux-mêmes les moins séduisants. Certes, ils peuvent être l'occasion de désirs, même puissants, comme dans certains jeux ou dans la recherche mathématique. Mais alors, ce sont les jeux de mouvements nécessaires à leur construction ou reconstruction qui passionnent, plus que ces objets eux-mêmes, et c'est ces jeux en somme qui deviennent les véritables objets du désir. C'est pourquoi, pour séduire aux mathématiques, il faut montrer l'intérêt des opérations et des recherches auxquelles elles peuvent donner lieu, alors que leurs symboles et concepts saisis superficiellement sont de fort peu d'intérêt. En revanche, les objets sensibles des désirs séduisent d'habitude fortement par eux-mêmes, et il suffit de les présenter pour les laisser opérer. Évidemment, en ce qui concerne les valeurs, le procédé ne peut pas être si simple, étant donné que leurs objets sont à leur tour des désirs. Mais nous avons vu aussi que ces désirs désirés séduisent également par leurs propres objets. Et même si l'expérience sensible des choses et de leur séduction appartient davantage aux formes ou aux étapes les plus expérimentales de l'aventure qu'à son projet, il n'empêche que ce dernier ne peut se tenir entièrement à l'écart de cette aventure, sous peine de rester tout à fait stérile.

Pour agir dans le domaine de la pensée sans perdre les aspects sensibles des objets qu'il faut travailler pour faire naître et poindre au moins les valeurs sur lesquelles doit porter notre réflexion, nous avons besoin d'un mode de pensée et d'expérience à la fois, maniable comme la pensée et sensible comme les choses du monde. Or, heureusement, nous disposons d'une telle manière de penser, dans l'activité d'imaginer. Il suffit de le signaler pour constater en effet que, pour l'ensemble des désirs, l'imagination produit des objets bien plus séduisants que les formes de pensée plus abstraites. La définition abstraite d'un lac me laissera froid là où sa description concrète excitera mon désir d'aller le voir, de me promener sur ses rives, de m'y baigner. A la limite même, l'imagination me séduira davantage que la réalité, comme cela arrive assez souvent. Et si un discours abstrait m'enthousiasme, ce sera ou bien par l'expérience de la série de mouvements qu'il m'aura incité à accomplir en réalité, ou bien par l'activité de l'imagination qui s'en sera servi pour construire les images des choses dont il s'agissait. Or, si cette imagination excitée par les discours abstraits est efficace lorsqu'il s'agit de rétablir les liens entre des choses et des désirs habituels, elle n'est pas suffisamment dirigée en revanche par ces concepts généraux lorsqu'il s'agit de construire de nouveaux objets du désir, de nouvelles valeurs, ou un nouvel agencement de valeurs. C'est pourquoi notre projet devra faire appel à un véritable travail de l'imagination.

Mais si l'imagination est séductrice, ne nous trouverons-nous pas jetés dans l'aventure de la transformation réelle des valeurs en la mettant en œuvre, au lieu de nous en tenir au projet de leur modification ? C'est vrai, en partie du moins. Car le recours à l'imagination doit précisément permettre de faire naître les désirs pour permettre de les connaître. Mais ces désirs ont divers degrés de puissance, et il nous suffira d'en avoir au moins les amorces, les degrés inférieurs, pour nous en faire une idée et tenter de les évaluer. Nous pourrons en quelque sorte essayer de les imaginer eux-mêmes, de les imaginer plus puissants que nous ne les éprouverons, afin d'en estimer la puissance séductrice en fin de compte sur le désir philosophique qui nous guide. Nous aurons certes par là joué avec le feu, et rien ne peut garantir que nous ne nous embrasions pas dans cet exercice. Entrant dans l'aventure sous un mode mineur, plus mobile, dans la fiction, nous ne resterons pas à l'abri de ce qui s'y passe, assis dans la réalité, protégés derrière une vitre. L'expérience et la réflexion nous apprennent que la fiction n'est jamais tout à fait étrangère à notre réalité, dont elle ne fait pas que se nourrir, mais qu'elle influence plus ou moins en retour, de sorte qu'un lecteur peut ne pas ressortir indemne de la lecture d'un roman, par exemple. Il n'empêche qu'on passe plus facilement d'un roman à l'autre que d'une vie à l'autre dans la réalité, et là se trouve l'avantage de notre recours à l'imagination ou à la fiction. Notons toutefois que tous les mondes fictifs ne sont pas séparés au même degré de la réalité. La description d'un pays différent a moins d'influence sur la manière dont nous percevons le nôtre et nous y retrouvons que l'expression fictive des sentiments d'un personnage littéraire ne modifie, parfois profondément, notre propre monde émotif. Or c'est de sentiments qu'il s'agit dans notre projet.

Ceci répond également à la question de savoir quels types d'objets doivent faire l'objet de nos constructions imaginaires. Comme les valeurs sont des désirs de désirs, ce sont ces derniers, c'est-à-dire justement des sentiments, qu'il faudra avant tout chercher à imaginer. Certes, cela ne signifie pas qu'il nous faille nous contenter de parler de sentiments en cherchant à les désigner ou à les décrire directement. Nous savons au contraire qu'ils s'expriment dans leurs propres objets, des choses, des atmosphères, des conduites, des attitudes, etc. Pour les sentiments les plus courants, nous avons des mots qui servent à les signifier assez directement, quoique très vaguement en général. Pour les autres, il faut leur inventer leur expression. Et celle-ci ne peut pas consister en une simple description d'un objet du monde sur lequel ils portent. Car nous avons vu que si l'objet détermine le désir, la réciproque est vraie également. Ce phénomène est bien connu. On ne peut pas par exemple, pour décrire un amour, se contenter de décrire, aussi minutieusement qu'on voudra, la personne aimée. En effet, même dans la réalité, avec d'aussi bons yeux et un égal sens de l'observation, les indifférents ne la verront pas comme le fait l'amoureux, au point qu'on peut dire, en ce sens, qu'ils ne voient pas réellement la même personne. La personne aimée séduit l'amoureux, très certainement, mais celui-ci la rend également séduisante par son amour. Le désir lui-même contribue à construire son objet. Par conséquent, l'objet ne sert à faire voir le désir que s'il est décrit aussi comme vu par lui. On pourra juger l'entreprise presque impossible. Mais elle ne l'est pas, puisque, parfois au moins, le romancier réussit ce genre de constructions imaginaires. Et si l'on veut ajouter que, justement, c'est parce qu'il est écrivain ou poète, on peut aussi répondre que la vie quotidienne nous montre cette possibilité. Il suffit que quelqu'un se mette à aimer quelque chose pour que, très souvent, d'autres autour de lui se mettent à voir cette chose différemment, et en subissent à leur tour la séduction, tissant l'imagination et le désir. Comme le désir est un principe d'action, l'imagination des actions possibles selon un sentiment est naturellement essentielle.

Nous avons vu qu'il était important d'isoler par l'analyse interne certains désirs constituant des valeurs, afin de pouvoir sélectionner ceux sur lesquels nous voulons faire porter la transformation. De même, il faut tenter d'en imaginer également de particuliers pour inventer des valeurs nouvelles susceptibles de venir s'insérer parmi les nôtres. Quoique cette sorte d'opération ne soit pas facile, elle est essentielle pour permettre une transformation concertée. Mais, comme tout désir est un principe d'évaluation par lui-même, nous aurons autant de tels principes que nous imaginerons de désirs particuliers. Or notre critère n'est pas n'importe quel désir, il est celui que nous avons nommé le désir philosophique et qui se caractérise notamment par le fait qu'il représente le système même de nos désirs en tant qu'il se réfléchit, ou se prend pour objet. Par conséquent, les valeurs que nous imaginons, et qui ont leur propre puissance, doivent également être vues dans le contexte de nos désirs, ou, du point de vue de l'action, dans la manière dont il interagit avec notre attitude vitale, si l'on veut bien entendre par celle-ci celle qui résulte de la réflexion de l'ensemble de nos attitudes. Autrement dit, les valeurs que nous imaginons, il nous faut également les imaginer dans les fictions des modes de vie auxquels elles peuvent appartenir. En ce sens, le romancier, par sa création de personnages, dont il peut faire des modèles, positifs ou négatifs, construit des fictions du type de celles auxquelles nous conduit notre projet. Mais il n'entre lui-même dans ce genre de projet que s'il analyse les sentiments exprimés pour leur donner une forme suffisamment singulière, s'il en manifeste les effets dans l'économie des sentiments de ses personnages, s'il les rapporte à la réflexion du désir philosophique, ce qui ne va pas de soi. Or c'est à ces conditions, rarement réalisées, que l'art du roman (ou de tel autre genre littéraire, ou du cinéma, etc.) est également un art philosophique tel que nous l'envisageons ici.

Enfin, distinguons également deux positions fort différentes selon lesquelles la transformation des valeurs peut être envisagée. Dans la première, qui est celle que nous avons prise jusqu'ici, l'ambition est de transformer ses propres valeurs. Dans la seconde, le but est de transformer les valeurs des autres. Évidemment, on peut vouloir aussi les deux à la fois. Mais les deux entreprises sont très différentes selon que l'orientation première va dans un sens ou dans l'autre. En effet, lorsque ce sont nos propres valeurs que nous désirons transformer, le nouvel ordre de nos valeurs nous est inconnu au départ, et il s'agit de l'inventer, soit qu'il y ait création de nouvelles valeurs, soit qu'il y ait réaménagement de leur ordre actuel. C'est pourquoi ce projet est toujours celui d'une aventure, et une aventure lui-même, s'élançant dans l'inconnu. Et cela ne vient pas du fait que l'individu se replierait sur lui-même et s'isolerait de la société. Au contraire, en tant que nos sentiments sont largement partagés et plus ou moins partageables, l'aventure de la transformation des valeurs ne concerne pas seulement celui qui s'y lance, mais tous ses semblables dans la mesure de leur similitude avec lui. C'est d'ailleurs ainsi que le récit des aventures d'un personnage, quoique individuel, concerne et touche ceux qui l'écoutent ou le lisent. La transformation des valeurs des autres apparaît alors comme un effet secondaire, aussi important soit-il par ailleurs, de celle de ses propres valeurs par celui qui l'entreprend dans cette première perspective. En revanche, dans l'autre intention, celle de transformer les valeurs des autres, si elle est prioritaire, alors les valeurs sont connues à celui qui entre dans ce projet, et il ne s'agit plus de les inventer, de les réordonner, mais de trouver les moyens de persuasion qui les feront adopter par d'autres. Ce second problème est pour nous secondaire, même s'il n'est pas sans intérêt ni sans ses difficultés propres.

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Parmi les valeurs à examiner, il y en a une qui s'impose dans notre démarche, c'est celle du projet en tant que procédé philosophique. Nous avons vu combien il n'allait pas de soi de distinguer rigoureusement le projet de sa réalisation dans le domaine de la transformation des valeurs, puisque, semble-t-il, il ne nous faut pas opérer sur de simples symboles des désirs ou des valeurs, sous peine de rester dans une simple attitude théorique et de nous interdire l'accès à l'invention de valeurs. Il est donc nécessaire de traiter déjà des valeurs elles-mêmes, sous certaines de leurs formes, dans le projet philosophique d'agir sur elles. Dans ce cas, quelle est la valeur d'un projet en philosophie ? Et quelles valeurs peut-on donner à ce mode de penser ? Ces questions sont bien sûr au cœur de notre projet, et elles n'ont rien de paradoxal une fois compris le caractère réflexif de notre démarche.

Mais ces questions aussi seront abordées en entrant dans ce projet lui-même, c'est-à-dire dans la pratique réflexive plutôt que dans une étude théorique préalable. C'est donc à nous lancer pratiquement dans ce projet que je vous invite durant ce séminaire, en recourant à la fiction et à l'imagination, en développant explicitement le désir philosophique que j'ai supposé présent en chacun de nous comme la condition de notre recherche. Encore une fois, on pourra juger que c'est une activité artistique qui est ici envisagée, plutôt qu'une recherche philosophique dans le sens théorique du terme. Et nous avons vu que c'est effectivement le cas. Est-ce une raison pour abandonner cet art à une catégorie de gens qu'on pourrait estimer experts en la matière, soit par leur génie ou leur talent, soit par une formation spéciale ? Mais, ici également, il y a un cercle. L'artiste philosophique ne se forme, comme dans tous les arts, que par la pratique, étudiée, réfléchie, certes, de l'art philosophique. Et il n'y a donc pas d'autre moyen que de s'y exercer, comme je vous y invite, pour tenter de voir concrètement comment nous pourrions transformer effectivement nos valeurs. Et bien sûr, comme d’habitude, je commencerai par proposer à la discussion cette introduction elle-même.

Gilbert Boss

 

 

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