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Philosophie et pratique >>

 

L’art de philosopher
(3)

Automne 2023

Annonce

Posons que la philosophie soit, comme le dit l’étymologie du terme et comme le conçoit une grande partie de sa tradition, amour de la sagesse. Alors, elle ne se réduit pas à une forme de connaissance théorique, mais consiste essentiellement en une méthode pratique animée par un sentiment dominant qui en vise l’accomplissement. Par là, elle est un art, l’art de philosopher. Ce que cet art cherche à produire, c’est la sagesse, ou la vie sage, ou encore la meilleure façon de vivre que nous puissions concevoir et espérer atteindre. Toutefois, cette meilleure façon de vivre que nous désirons, nous sommes fort embarrassés lorsqu’il s’agit de la définir. Quand nous avons une fin précise, il suffit de nous concentrer sur la recherche des moyens de l’atteindre et sur leur mise en œuvre. Ici, l’objet très vague de l’art de philosopher doit d’abord être découvert, ou plutôt inventé. N’est-il pas étrange que nous désirions quelque chose sans savoir vraiment quoi et que notre premier but soit de chercher quel est notre véritable but ? Or ce paradoxe semble caractéristique de l’art, l’œuvre étant à concevoir pour pouvoir être réalisée. Il devient plus paradoxal encore lorsque notre vie est à la fois la condition et le but, comme dans l’art de philosopher. Comment dans cette situation élaborer le projet d’une vie philosophique ? Voilà le sujet de notre séminaire.

Lectures :

  • Montaigne, Essais
  • Stirner, L'unique et sa propriété
  • Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra
  • Bergson, La pensée et le mouvant
  • Musil, L'homme sans qualités
  • Hesse, Le jeu des perles de verre
  • Gilbert Boss, Jeux de concepts
  • Création collective de l'atelier Utopies, @
 

Introduction

Thème

Ce séminaire sera le troisième d’une série sur l’art de philosopher. Après les deux précédents, qui abordaient le sujet sous l’angle de l’action de la philosophie, puis sous celui du diagnostic philosophique, celui-ci l’envisagera dans la perspective de la philosophie comme projet. Si l’on considère la philosophie en tant qu’activité, plutôt que comme l’un de ses résultats les plus apparents, un legs de documents conservant des idées, savoirs, hypothèses ou conjectures sur divers sujets classés comme caractéristiques de cette discipline, il est assez naturel de la concevoir comme un art particulier, qu’on peut nommer l’art de philosopher dans la mesure où il s’agit d’une activité créatrice, produisant notamment ces œuvres généralement désignées comme philosophiques pour signifier leur commune parenté. Ces écrits conservés entre autres dans les bibliothèques représentent les productions les plus tangibles des philosophes, mais ne constituent pas l’objet principal et ultime de leur art. Pourquoi en effet s’adonne-t-on à la philosophie ? Pour parvenir à la connaissance, diront certains. Mais il y a bien des types et bien des modes de connaissance. Par exemple, il y a peut-être un art de s’informer, qui ne correspond pas à celui de philosopher, quoiqu’il vise aussi une sorte de connaissance. Ou encore, il y a certes un art de rechercher les savoirs propres aux sciences modernes, bien que le savant ne se confonde pas avec le philosophe, car il n’a ni les mêmes objets, ni les mêmes méthodes. Dans la tradition, le genre de connaissance qui intéresse proprement le philosophe se nomme sagesse. Ce savoir concerne moins les choses comme telles que la pratique, la meilleure attitude à prendre dans la vie et la meilleure façon de s’y comporter. Il est donc d’ordre moral plutôt que scientifique. Peut-on dire qu’il s’agisse de l’art de mener une vie heureuse ? C’est en tout cas une aptitude communément attribuée au sage, et qu’on lui envie. Car si, parmi les hommes, tous désirent sans doute le bonheur, peu en réalité parviennent à l’atteindre et à y trouver la tonalité de leur vie. D’ailleurs, à première vue, le bonheur paraît être dû à la chance plus encore qu’à l’art. Tel est heureux sans savoir pourquoi et sans l’avoir vraiment cherché, alors que tels autres se sont efforcés en vain et demeurent malheureux. Selon l’observation générale du monde humain, dans cette affaire l’art semble avoir à jouer un rôle mineur ou accessoire. Le bonheur paraît un état complexe, supposant le concours de mille circonstances dont beaucoup restent en dehors de notre pouvoir et dépendent de notre seule bonne fortune. Cet état n’est-il pas une chose, en grande partie intérieure, mais pas uniquement, dont nous pouvons jouir lorsqu’elle est présente, mais que nous ne pouvons pas sinon nous procurer à volonté, ni par calcul, ni par art ? Cette idée du bonheur comme d’un état dû à la chance, qu’il nous revient seulement de saisir, est probablement la raison d’une certaine méfiance à son égard de la part de ceux qui voudraient faire de la vie bonne l’objet d’une recherche active, d’une maîtrise, d’un art. Car le bonheur n’est-il pas comme les plaisirs, qui, sans notre fait, nous attirent, et se laissent goûter ou nous fuient et nous frustrent ? Si tel est le cas, conclura-t-on, il renvoie à notre passivité plutôt qu’à notre action, et il ne se prête pas à servir de fin à la philosophie. Tout au plus, il peut donner lieu à une sorte d’art de vivre consistant à cueillir les plaisirs et à en espérer un incertain bonheur. Pire, objectera-t-on, même une vie de plaisir comblée ne peut-elle pas laisser un vide, une tristesse profonde, un sentiment de la vanité de l’existence ? Pour l’éviter, plutôt que de poursuivre ce bonheur trompeur, ne faudrait-il pas nous soucier de vivre de telle manière que la vie ait un sens ? Certes, s’il s’agit de trouver un sens donné, existant hors de nous, indépendamment de nous, nous resterons tout aussi passifs à son égard qu’à celui du bonheur. En revanche, si nous pouvons inventer le sens, nous le donner nous-mêmes, alors nous pouvons en faire l’objet d’un art, de l’art de philosopher, de vivre une vie sensée et désirable comme telle, qui soit dans cette mesure notre propre création ou notre propre œuvre. Et tandis que, conçu en relation avec notre passivité, le bonheur apparaît comme statique, comme un état mettant fin à notre action, une sorte d’accomplissement définitif nous invitant à nous y reposer pour ainsi dire à l’écart de la vie concrète et de ses imprévisibles fluctuations, au contraire le sens, lui, se rapporte au mouvement, marque à chaque instant la direction voulue de notre action, et la rend sensée en lui donnant une raison qui soit nôtre. Ainsi, l’art de philosopher ne viserait pas à réaliser un état qui, en le couronnant, abolirait l’art dont il serait résulté, comme si la sagesse recherchée y mettait fin, comme si, une fois atteinte, la vie sensée pouvait enfin se dispenser de l’art de philosopher. Au contraire celui-ci ne s’épuiserait pas et ne s’abolirait pas dans son œuvre, parce que la vie sensée continuerait à le supposer et à en tirer son sens, par lui indéfiniment renouvelé.

Avouons-le, quel étrange projet que celui d’inventer le sens de notre vie ! Car le sens ne doit-il pas être présupposé pour que nous puissions le chercher, c’est-à-dire déjà en éprouver le besoin, et sentir donc qu’il nous manque ? Le sentiment de la privation du sens, qui doit précéder le désir de le trouver, est bien connu sous l’appellation de sentiment de l’absurdité ou de la vanité de la vie. Tout le monde l’a ressenti à un moment ou à l’autre, avec une intensité plus ou moins grande et pour des périodes plus ou moins longues. Il est fort déplaisant, difficile à supporter, conduisant parfois à d’intolérables dépressions et au suicide, et il s’installe chez certains sous la forme d’une indéracinable mélancolie. Ceux qui en sont affectés diront que le monde et la vie n’ont pas de sens ou plus de sens. L’exigence de sens qui n’est pas satisfaite renvoie en effet à une expérience antérieure, à une nostalgie, d’une existence qui avait un sens, par exemple dans l’enfance ou la jeunesse, et qui l’a perdu. Sans une telle perte, pourrions-nous éprouver avec tant de tristesse l’absence de quelque chose d’entièrement inconnu ? Et certes, ce sens qui a disparu ne dépend pas de nous, puisque nous ne parvenons pas à nous le donner simplement à volonté. Comment se présente-t-il ? Sous la forme la plus simple, il se manifeste comme une sorte de lumière devant nous qui nous indique le chemin à suivre et l’éclaire. De manière plus subtile, il se fait sentir comme une ambiance dans laquelle les choses et les événements, le monde et notre vie, acquièrent une présence pleine, en sympathie avec nos désirs les plus profonds. Cette expérience d’une existence douée de sens, disais-je, nous l’avons eue à divers degrés, sans effort, avant d’avoir eu peut-être à en regretter la perte. A vrai dire, il n’est pas exclu, bien au contraire, que plusieurs (voire la plupart) n’aient guère dans leur vie à éprouver cette perte de manière suffisamment sensible pour leur causer un problème. Avec plus ou moins de netteté, le sens leur reste présent comme s’il était une réalité objective du monde et ils s’étonnent que ce ne soit pas le cas pour tous. Quant à ceux qui l’ont senti s’évanouir, ils n’échappent guère à l’inquiétude de le retrouver, et parfois d’en inventer un nouveau et de chercher la méthode de cet art. Mais il est bien vrai qu’ils ne partent pas de rien, se jetant dans le pur inconnu, puisque leur désir est imprégné de la nostalgie d’un sens disparu, même lorsqu’il ne s’agit pas de le retrouver simplement, mais de le remplacer par un nouveau. Le projet d’inventer le sens de notre vie est donc moins paradoxal qu’il ne paraissait abstraitement. Il le reste pourtant dans la mesure où, plutôt que de trouver ou de retrouver le sens, supposé objectivement existant, indépendant de nous, tel qu’il apparaît à ceux qui n’ont jamais vraiment connu l’absurdité ou le silence du monde, nous nous voyons dans la nécessité d’en engendrer un qui nous contente. On connaît le paradoxe de toute recherche : pour chercher quelque chose, il faut savoir ce qu’on désire trouver, et si on le sait, intellectuellement, on l’a déjà trouvé, et bien sûr on ne peut plus chercher vraiment ce qu’on a déjà trouvé. Ne faut-il pas dire par conséquent que ou bien le sens existe déjà et il s’agit seulement de le retrouver, ou bien il n’existe pas et nous ne pouvons projeter de l’inventer, ne sachant pas ce qu’il est, et n’ayant aucun critère pour le reconnaître et nous guider. Or ce nouveau sens, nous ne le connaissons pas avant de l’avoir inventé. Et ne sachant pas ce qu’il s’agit d’inventer, comment pourrais-je en connaître ou inventer l’art ? Dans ces conditions, vouloir en faire le projet n’est-il pas absurde ? En effet, dans la mesure où le projet consiste en une projection imaginaire et méditée de notre vie dans l’avenir en vue de la réalisation d’un but, il renverse en quelque sorte la chronologie de la vie réelle, puisqu’il commence par poser le but, qui se trouve à la fin du déroulement temporel projeté, pour revenir de là à la considération des moyens de le réaliser, qui doit fixer l’ordre antérieur des actions effectives. Or ce but, n’est-il pas ce qui donne sens à l’ensemble du processus projeté, aussi bien dans le projet qu’ensuite dans sa concrétisation ? Le sens signifie ici la direction prise ou à prendre, ainsi que sa justification en tant qu’il en rend raison et lui donne par là une raison d’être. Autrement dit, le projet semble devoir commencer par poser un sens ou ce qui lui donne sens, au risque d’apparaître sinon comme absurde. Car sérieusement, on ne fait pas de vrais projets pour rien. Comment donc un projet destiné à rechercher le sens, à l’inventer de surcroît, et à élaborer la méthode pour y parvenir ne serait-il pas gratuit ou absurde ? N’est-ce pas ce que nous dit la raison ? Et si l’on veut la contester, ne faut-il pas concevoir le projet philosophique tout autrement que nous venons de le faire ? Voilà un problème qu’il s’agira de résoudre, au risque de nous trouver paralysés dès le départ.

Tant que nous abordons ces difficultés dans une perspective purement théorique, nous nous enlisons dans ces paradoxes et d’autres qui surgissent, se transforment en apories et nous arrêtent sans cesse, de tout côté. Dans la pratique les gens ne se laissent pas retenir par de telles subtilités abstraites, ils avancent simplement en passant outre, sans même les avoir aperçues la plupart du temps. Dans les affaires courantes, cette négligence n’entraîne pas généralement d’inconvénients majeurs et reste bénéfique dans l’ensemble. Pour le philosophe en revanche, qui refuse la soumission à l’absurdité, les contradictions représentent de véritables obstacles, et il lui faut trouver un moyen de les éviter ou de les dissoudre. L’idée d’un art de philosopher implique une ambition de maîtrise et une exigence corrélative de lucidité maximale dans le domaine de cet art. Posons que celui-ci soit, comme nous l’avons avancé, d’ordre moral ou pratique, consistant en la sagesse ou l’art de vivre heureux, c’est-à-dire de la façon la plus sensée possible. Autrement dit, comme tout art, celui-ci doit être réfléchi, et de plus il doit l’être d’une manière extrême, vu que c’est toute la vie du philosophe qui doit se réfléchir dans cet art pour y trouver son sens. Dans ces conditions, la raison pour laquelle aucune incohérence ne peut être acceptée est évidente, puisque celle-ci empêche la compréhension essentielle à cet art. Si le projet de le comprendre réflexivement aboutit inévitablement à des apories, il ne reste plus qu’à l’abandonner et à laisser au hasard la recherche du sens, ce qui revient à admettre que cette dernière ne peut avoir lieu pour nous que sur le fond d’une absurdité ultime. Par conséquent, s’il est vrai que la théorie ne peut atteindre, dans les questions morales notamment, la cohérence logique qu’elle vise, le projet philosophique ne peut se déployer que s’il existe un autre plan sur lequel la consistance théoriquement compromise peut se rétablir en dissolvant les apories théoriques et en permettant une compréhension plus profonde. Un tel plan de connaissance philosophique consistante en deçà de la théorie est-il possible ? Nous avons vu que l’art de philosopher impliquait toute la vie du philosophe. Il est donc fondamentalement pratique, et c’est dans la pratique elle-même que doit se trouver le plan au sujet duquel nous nous interrogeons. S’il existe, alors il se produit un renversement entier de la conception courante selon laquelle la connaissance supérieure est théorique de sorte que seule celle-ci est capable de jeter quelque lumière dans l’obscurité des questions pratiques. Dans la nouvelle configuration, à l’inverse, ce serait la pratique qui fournirait les conditions d’une connaissance propre à dépasser les apories de la théorie. Mais ce renversement est-il possible ? Tout se joue là. Remarquons déjà que la perspective de la pratique, celle de l’action, trouve sa source dans le sujet, ou qu’elle est subjective (pour nous exprimer dans un langage marqué par la perspective inverse, théorique et objective, à laquelle celle de la pratique est opposée trop simplement en ces termes). En effet, le point de vue de l’action est celui de la volonté, ou plus généralement du désir. Or sous cet angle, le sens perd son objectivité et son indépendance, et cesse d’être quelque chose qui puisse exister d’une manière autonome hors de nous et agir sur nous de l’extérieur. Car au lieu de croire qu’à l’origine le sens oriente notre pensée, ne faut-il pas concevoir à l’inverse que c’est notre désir qui définit le sens, et que c’est à partir de lui qu’il faut le comprendre ? Alors les paradoxes liés à l’idée que le sens doive exister d’abord pour susciter notre désir et nos projets ne disparaissent-ils pas lorsque le sens apparaît comme posé au contraire par nos désirs ? En effet, dans l’hypothèse que nos projets supposent une volonté d’agir et la projection d’un sens, celui-ci ne semble pas devoir être supposé par nos projets ni donc leur préexister, puisqu’il naît alors de la même volonté que ces projets. Quant à l’étrangeté de l’apparente préexistence du sens par rapport au projet de l’inventer, ne pourrait-elle s’expliquer par le fait que le désir est précisément toujours présupposé en tout sens, comme en toute action, de telle sorte qu’il ne manquerait jamais tout à fait de sens tant que nous sommes capables d’action ou de volonté ? Par suite, n’est-ce pas uniquement dans la perspective objective, lorsque le monde est considéré en lui-même, hors de son rapport à l’action et au désir, que l’absurdité du monde apparaît en tant que pure absence de sens, tandis que, sous l’angle du désir, l’absurdité morale se révèle plutôt comme une sorte de contradiction, non pas logique mais pratique, entre divers désirs, dans un conflit résultant en une insatisfaction majeure et une répulsion face à la situation actuelle ? Il n’est pas étonnant alors que le sentiment de la vanité de l’existence n’entraîne pas seulement au désespoir, mais également au désir de redonner ou d’inventer un autre sens, c’est-à-dire une nouvelle configuration de nos désirs. Bref, la réflexion sur le projet d’un art de philosopher ne semble pas vaine une fois envisagée au sein même de sa pratique.

Position du problème

Tous désirent mener une vie heureuse, assurément. Et pourtant tout le monde ne croit pas le bonheur possible. Il dépend de tant de conditions concrètes si difficiles à réunir que très peu peuvent espérer l’atteindre, et de surcroît souvent pour peu de temps. Pire encore, ne connaissons-nous pas la désolante figure de ces privilégiés qui nagent et se noient presque dans les plaisirs, ceux des sens, des sentiments, de l’intelligence, de la richesse, de la réputation, de la gloire, tout en se plaignant amèrement du caractère illusoire de leur bonheur ? Tout ce qu’on leur envie finit par les blaser, et ils vivent dégoûtés, méprisant ces biens dont ils sont comblés comme vides et vains, sans consistance ni valeur. Il est vrai que cette illusion doit être tenace, puisque ceux qui se réjouissent des petits plaisirs glanés à droite et à gauche dont ils doivent se contenter, peinent à croire ces favorisés de la fortune, et seraient avides d’échanger avec eux leur sort, sans craindre, malgré leur désolant exemple, de faire l’expérience de leur déception. En réalité, est-il réservé à quelques rares élus d’éprouver une étrange déception, difficilement compréhensible, lorsqu’un bonheur, ardemment espéré, est enfin atteint ? Cela arrive dans toutes les conditions de la vie, quoique dans les plus modestes, il soit plus facile de s’imaginer que cette déception soit due au fait que le bonheur atteint restait trop médiocre, si bien qu’on peut continuer d’espérer, alors que lorsqu’il est entier, il ne reste plus qu’à désespérer de lui et à en reconnaître l’essentielle vanité. En vérité, plus le désir de bonheur est passionné, plus le désenchantement arrive rapidement, et plus souvent, et plus fortement.

Que manque-t-il donc à ce bonheur que nous imaginions si plein, si gratifiant, si propre à nous assouvir, pour qu’il s’évanouisse comme un mirage lorsque nous nous en approchons trop ? Nous prive-t-il de plaisirs ? Dans ces cas exceptionnels que nous avons cités, il semble au contraire les rassembler tous, et laisser néanmoins les hommes les plus comblés insatisfaits au milieu d’eux. — A la réflexion, c’est peut-être parce que le bonheur, tel que nous nous le représentons, n’est que l’abondance des plaisirs, qu’il nous déçoit. Ne constatons-nous pas journellement que les plaisirs sont d’une nature telle qu’après nous avoir attirés en nous promettant le bonheur extrême, ils s’usent à l’usage, chacun à son rythme, certains presque immédiatement, d’autres plus lentement ? Il en va ainsi évidemment pour les plaisirs des sens, qu’il faut sans cesse renouveler et varier, et qu’en dépit de ces précautions, il devient toujours plus difficile d’éprouver aussi vivement. Mais c’est également le cas pour ceux qui ont la réputation d’être les plus solides, comme la connaissance. Quelle joie de trouver ou d’apprendre la cause d’un phénomène mystérieux. Mais combien de temps dure-t-elle ? Nous ne tardons pas à juger cette découverte banale, et, ici aussi, il faut s’évertuer à varier les connaissances pour renouveler ce plaisir, et cela, juste pour parvenir à en jouir à un degré toujours plus modéré. Combien des plus savants deviennent-ils aussi blasés de leur science que les débauchés de leurs plaisirs ? Avait-il eu raison, ce très sage prince, Salomon, de demander au dieu la connaissance ou sagesse, et de se la voir accorder, avec toutes les richesses et tous les plaisirs, pour en arriver à ne plus voir dans le monde, avec toute sa curiosité et toute sa science, que la vanité des vanités ?

Quel paradoxe ! Il ne suffit pas de voir toutes les conditions du bonheur se réaliser, d’atteindre le bonheur en somme, pour vivre heureux. Mais le bonheur, n’est-ce pas justement la vie heureuse ? — Il y a évidemment ici une erreur dans la conception de ces deux termes, qui sont définis comme différents et posés néanmoins comme synonymes. Ce que nous entendons par le bonheur dans ces propos, c’est une représentation largement intellectuelle, de caractère plutôt objectif, que nous nous en faisons. Pour simplifier, disons que le bonheur ainsi compris est la somme la plus parfaite de tous les genres de plaisirs, tels que nous sommes capables de les répertorier. Et comme les plaisirs sont évidemment quelque chose de plaisant, par définition, il nous faut conclure que plus nous vivons dans les plaisirs, plus la vie devrait nous sourire, et plus nous devrions être heureux. En revanche, quand, dans ce raisonnement, nous tentons de concevoir ce que c’est que d’être heureux, nous changeons de point de vue, et, au lieu de nous soucier des ingrédients objectifs du bonheur, nous nous référons à notre sentiment pour nous demander si nous aimons ou non notre vie. Alors, il peut fort bien arriver, en effet, qu’après un bilan des plaisirs généralement reconnus comme tels, nous puissions trouver que nous les cumulons, tout en évitant la plupart des déplaisirs, si bien qu’au vu de ce résultat positif, nous devons donc nous considérer comme jouissant du bonheur, tandis que, de l’autre côté, interrogé à son tour, notre sentiment nous dit catégoriquement que nous ne sommes pas heureux. Ainsi, notre raisonnement contredit notre sentiment, comme il arrive souvent, tandis que le paradoxe disparaît une fois perçue l’hétérogénéité des deux points de vue. Car si nous avions conçu les plaisirs et le bonheur dans la seule perspective du sentiment, il n’y aurait pas eu de différence entre le bonheur et la vie effectivement heureuse. Toutefois, puisqu’il existe une certaine tendance à concevoir d’une part le bonheur et les plaisirs plus objectivement, et d’autre part le fait d’être heureux plutôt subjectivement, le mieux sera de nous y conformer, au moins provisoirement, et de prendre consciemment les termes dans ces significations hétérogènes, en évitant de les confondre ici.

Autrement dit, puisque cette représentation du bonheur et des plaisirs qui le composent nous semble propre à nous rendre heureux si nous parvenons à la réaliser, tandis que l’expérience la plus fréquente nous montre un résultat contraire à celui que nous attendions, il faut admettre que, contrairement à notre opinion première, les ingrédients du bonheur ne suffisent pas à nous rendre heureux. Il se pose donc la question de savoir ce qui manque au bonheur pour nous faire éprouver réellement ce que nous en attendons. Afin de le découvrir, examinons la déception qui nous afflige lorsque nous devons constater qu’au moment où en théorie nous devrions être heureux, nous ne le sommes pas en réalité. Dans cet état, nous pouvons remarquer que non seulement les plaisirs ne durent pas, donnant lieu à l’indifférence ou au déplaisir, mais que de plus, au sein même du plaisir nous pouvons éprouver son inconsistance. Or qu’est-ce que ce sentiment, sinon celui de la vanité de la vie et du monde que nous avons déjà évoqué ? A quoi bon, nous demandons-nous, ces plaisirs qui nous laissent insatisfaits ? Ils nous séduisent, et c’est pourquoi nous sommes portés à les rechercher, mais il est vain et absurde de les prendre au sérieux, puisqu’ils nous trompent et ne nous rendent pas véritablement heureux. Bref, en un mot, ce qui semble manquer au bonheur, c’est le sens — à la fois la direction et la signification. Trompés par l’apparence du bonheur, nous nous sommes élancés vers lui ; mais déçus, nous restons sans plus savoir où aller, sans sens, sans direction. Et dans cette déception, le monde, la vie ne nous disent plus rien, ils n’ont plus de sens, plus de signification, plus d’importance, s’affaissant pour ainsi dire sur eux-mêmes. Combien de sages n’ont-ils pas médité sur cette consternante expérience ?

Certains ont insisté sur le fait que la recherche du bonheur, au lieu de nous indiquer une direction stable, nous a, une fois l’illusion disparue, laissés désorientés et plus malheureux que bien des malheureux occupés à tenter de survivre ou à améliorer leur sort. Il fallait donc retrouver un nouveau but plus assuré, susceptible de leur indiquer le point vers lequel diriger une vie entière, redonnant une orientation précise et constante à tous leurs désirs et à toutes leurs actions. Avertis par le danger de se diriger vers un accomplissement temporel, à l’intérieur de la durée même de la vie, et risquant ainsi de les laisser dépourvus au moment même où ils l’auraient atteint, il leur paraissait plus avisé de chercher un sens fondé sur une fin située au-delà de la vie et de la mort, comme les marins prennent pour repères des étoiles qu’il ne s’agit pas pour eux d’atteindre dans leur navigation. Le sens recherché, parfois c’est la mort elle-même qui semble le donner, la vraie mort, la fin même du monde et de tous les désirs ; parfois c’est un bonheur après la mort, qu’on nommera autrement pour le distinguer de ce bonheur décevant qu’on atteint en vain dans le monde, lui donnant par exemple le nom de félicité, bonheur enfin véritablement parfait ; parfois, c’est une fin infinie, inatteignable, un bien au-delà de tous les biens temporels, une valeur transcendante et éternelle, dont non seulement l’individu, mais l’humanité entière tentera de s’approcher. Ou, plus simplement, la sagesse populaire rappellera le dicton « il faut avoir un but dans la vie », et recommandera à ceux qui ne savent plus où se diriger, de se donner un but quelconque, parmi ceux que les hommes visent habituellement, et de s’y tenir avec acharnement, pourvu qu’on aille et qu’on sache où l’on va : suivre rigoureusement la tradition, les mœurs de sa société, le catéchisme de sa religion, etc. Alors, étrangement, une fois abandonné l’idéal d’une vie vraiment heureuse, en vue d’une félicité étrangère à cette vie, ayant retrouvé un sens, on parvient à vivre sans être vraiment malheureux, et en étant même tolérablement heureux.

D’autres (ou les mêmes) ont insisté sur l’importance de retrouver pour la vie une signification. Le sentiment que le monde est vain ou absurde ne vient pas seulement de l’absence d’orientation, mais également du manque de profondeur, de la superficialité des choses, des événements et des sentiments suscités. Bref, tout ce qu’on perçoit dans cet état semble ne plus signifier rien d’autre que soi-même, ce qui revient à peu près à ne plus rien signifier du tout. En d’autres termes, ce qui pour l’œil entièrement blasé se présente dans sa banalité ne renvoie qu’à d’autres éléments de cette même banalité, déjà usée et dépourvue de tout intérêt, de tout attrait pour nos désirs, de toute importance pour notre sensibilité, surface sans signification détachée de la vie des sentiments, et par là, vaine et dépourvue de sens ou absurde. Or comment retrouver du sens dans un monde qui s’en est révélé si radicalement dépourvu que la vie y perd tout intérêt ? Plus encore que dans la recherche d’une direction, l’espoir de retrouver un sens dans cette vie-ci, dans ce monde-ci, paraît tout à fait vain lorsqu’il n’intéresse ni ne suscite plus le sentiment. Pour retrouver une valeur à l’existence, c’est encore une fois en dehors de ce monde que les hommes cherchent leur salut et imaginent quelque objet significatif, attrayant pour le désir. Derrière la surface des choses, ils se figurent alors une autre réalité, vraie et consistante, transparaissant sans se montrer directement, et dont cette surface n’offre qu’un signe ambigu jusqu’à ce que le voile se déchire peut-être. Un paradis promis, un retour à la cause originelle, cachée, l’appel de valeurs transcendantes et la justification qu’elles peuvent apporter à leurs zélateurs, voilà de nouveau le genre de moyens inventés pour redonner à la vie le sens perdu. Et ici également, la sagesse populaire conseillera simplement de se donner une passion quelconque, si futile même soit-elle, et de s’y accrocher, quoique cela s’avère plus difficile que de se donner arbitrairement un but, les passions n’obéissant pas à des considérations abstraites, surtout quand elles ont protesté contre notre vie en s’en détournant justement. Mais qui sait ? pour ceux qui n’ont pas encore éprouvé trop vivement l’absurdité du monde, et qui se contentent de passions très modérées, le conseil est peut-être bon.

Si donc, dans la recherche du bonheur, c’est l’oubli ou la perte du sens qui empêchent finalement d’être heureux, il semble que l’illusion de cette recherche réside dans l’idée de la possibilité d’une vie véritablement heureuse sur terre, tandis qu’au contraire la vraie félicité doit se situer apparemment au-delà, ne nous permettant qu’une participation imparfaite avec elle par l’intermédiaire des signes qu’elle nous envoie et de l’effort que nous faisons pour les déchiffrer et en faire nos guides. Tout au plus, par quelque forme d’ascèse, pouvons-nous obtenir un avant-goût provisoire de ce qu’elle nous promet. N’est-ce pas en effet ce que les mystiques nomment l’extase, cette sortie de soi et du monde ordinaire durant laquelle pour un instant ils sont envahis d’une félicité incomparable, infiniment supérieure au plus extrême bonheur naturel ? Pour y parvenir, il faut une ascèse, car, plutôt que d’occuper son esprit à chercher le bonheur, il faut y renoncer afin de l’ouvrir à la possibilité d’une révélation d’une tout autre espèce. Dans cette sagesse, en quelque sorte l’absurdité du monde n’est pas abolie en elle-même puisque le sens découvert vient d’ailleurs et détourne pour l’essentiel de la réalité naturelle.

Cette espèce de sagesse qui s’appuie sur le sentiment de la vanité de notre vie pour en situer le seul sens possible dans la recherche de la félicité au-delà du monde actuel, est fréquente sous de multiples formes. Elle a l’avantage de se fonder sur un sentiment réel, partagé à divers degrés, pour des périodes plus ou moins longues, par tous les hommes. Il est bien vrai aussi que ce sentiment conteste les représentations du bonheur les plus répandues et en manifeste le caractère illusoire. En vérité, il n’y a là rien d’étonnant, ces représentations n’étant en somme que des clichés ultimement décevants car incapables de satisfaire plus qu’un goût superficiel. S’ensuit-il en revanche que la découverte du non-sens de ces clichés oblige à chercher ce qui peut donner sens à la vie au-delà de celle-ci ? Tout bien considéré, une autre voie n’est pas exclue. Si ces clichés du bonheur nous trompent, n’est-il pas possible de se former des représentations plus justes d’une vie réellement heureuse ou sensée ? N’est-ce pas pour avoir attribué trop de valeur à ces clichés que d’une part, quand l’expérience les conteste, nous ne sommes plus capables de trouver de sens hors d’eux, et que d’autre part, persistant alors dans cette erreur, nous ne savons plus trouver de sens que dans le pur inconnu au-delà de notre réalité vécue ? Et si nous nous persuadons de ces fausses solutions, c’est encore en oubliant ce qui leur donne leur très relative efficacité. Si l’espoir d’une félicité vraie que nous refuse la vie réelle, nous permet de supporter celle-ci et d’y donner provisoirement sens, n’est-ce pas au travail concret de l’imagination qu’il est dû ? Quoique des extases puissent nous apparaître comme des signes probants d’une félicité au-delà de notre vie actuelle, ne sont-elles pas au contraire des expériences effectives de cette félicité dans cette même vie ?

Et surtout, le raisonnement de cette sagesse se nourrissant d’un sens prétendument fondé dans l’au-delà repose sur une inversion du rapport véritable entre les désirs et les fins, posant que celles-ci donnent leur sens aux désirs, au lieu que ce sont ces derniers qui engendrent leurs propres fins et leur sens.

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Ce rapport entre le désir et le sens se découvre particulièrement bien par l’analyse du sentiment de l’absurdité du monde et de la vanité de tout. Car n’est-il pas étrange que ce sentiment soit pénible au point d’être probablement l’un des plus difficiles à supporter ? En effet, quand la vie est ressentie comme vide et dénuée de sens, elle devient infiniment pesante, et la tentation de la quitter, de se suicider, devient insistante, obsédante. Or il pourrait sembler que c’est le contraire qui devrait arriver. Une telle vie ne devrait-elle pas apparaître comme extrêmement légère ? Fini les soucis ! si plus rien n’a d’importance, si plus aucune tâche ne s’impose, si plus rien n’est à prendre au sérieux, s’il est possible de faire aussi bien n’importe quoi, ou rien du tout. Pourquoi cette liberté la plus extrême, au lieu de nous remplir d’une ivresse de joie, nous est-elle si intolérable ? C’est, dira-t-on, que la vie est mouvement, et qu’elle a besoin de sens. Certes, mais s’il faut bouger, pourquoi faudrait-il s’élancer dans une seule direction, plutôt que de sauter dans tous les sens lorsque aucun n’est prescrit ? C’est parce que, répliquera-t-on, un tel mouvement ne mène nulle part et qu’il est donc absurde, puisque rien ne s’y manifeste comme important, et comme plus important que le reste, pour nous attirer à lui. Et quand nous ne voyons plus le sens ou la valeur de rien, quand le sens s’est révélé illusoire ou qu’il s’est caché, nous tombons en effet dans l’apathie ou une vaine agitation. Car, si les valeurs, ou le sens, doivent susciter le désir, il est normal, lorsqu’ils ont disparu, que nos désirs tarissent. Et sans désirs, comment pourrions-nous vivre ? Qu’est-ce qui nous ferait encore bouger, aller ? Il ne nous reste plus, en quelque sorte, que la mort. — Seulement, pourquoi nous en affligeons-nous, si nous ne pouvons plus rien désirer ? — C’est évidemment parce que les choses ne se passent pas ainsi, et qu’en réalité nous désirons encore, et que, là même où plus rien ne semble susciter nos désirs, nous désirons, et désirons au moins toujours désirer. Quand, observant le monde et l’interrogeant sur sa valeur, nous ne recevons de lui aucune réponse, quand il se tait et par son silence nous laisse éprouver son absurdité, sa vanité, nous ne nous en contentons pas, mais protestons contre son indifférence en y opposant notre exigence de sens. Or cette exigence, elle n’est pas dans le monde non plus, mais en nous, où elle s’affirme clairement comme notre désir tenace, que l’absurdité du monde n’a justement pas tué. Plutôt que la constatation de la disparition du sens, le sentiment de l’absurdité ou de la vanité est la manière dont nous éprouvons la difficulté extrême qu’ont parfois nos désirs à imposer leur sens. Alors, celui qui continue d’accuser le monde et les dieux de ne pas lui fournir de sens, persiste en fait dans l’illusion que la réflexion sur son expérience de la vanité de toutes choses aurait dû dissiper en lui apprenant que c’est son désir qui pose le sens, et non l’inverse. — En revanche, c’est quand nous ne nous y intéressons plus que le monde et la vie se vident vraiment de sens ; et alors nous ne nous révoltons pas contre ce vide, mais nous ressentons une extrême faiblesse, le désir s’est éteint et ne nous pousse plus, il nous est, non pas pénible, mais indifférent de mourir, comme lorsque nous nous endormons un soir où nous sommes exténués. Cet état ne correspond pas à ce que nous appelons d’habitude le sentiment de l’absurdité et de la vanité de toutes choses. (Peut-être évoquerait-il davantage cette extinction des désirs que vise une certaine tradition orientale, le nirvana, représentant la fin de la souffrance et, paradoxalement, la parfaite félicité — mais je soupçonne que si cette félicité est réelle, une sorte de désir spécifique, innommé ou conçu comme opposé à tous les autres, doit encore être ici en jeu.)

Mais, si nous nous tournons vers le désir en tant que principe interne de notre vie, cœur de nos sentiments, origine de nos réflexions et de nos connaissances, moteur et motivation de nos actions, sortons-nous vraiment par là de la vision selon laquelle le sens nous vient de l’extérieur ? Car la notion commune du désir est celle d’un mouvement, certes profondément intime, de réaction à un défaut qui nous oblige à nous tourner vers le monde pour chercher ce qui pourra y remédier. Le désir paraît en effet naître du sentiment d’un manque qu’il s’agit de combler par quelque chose qu’il ne fournit pas lui-même, mais qu’il nous pousse à rechercher hors de nous et de lui. Ce phénomène se perçoit particulièrement bien dans l’observation des appétits, cette sorte de désirs caractérisés par le fait qu’ils naissent de besoins, que nous avons tendance à prendre pour le modèle général des désirs. Quoi de plus naturel en effet que de choisir pour réfléchir sur les désirs les exemples de la faim, de la soif, de l’appétence sexuelle, du besoin de repos ou de sécurité ? Alors que de nombreux désirs paraissent arbitraires, variables et contingents, ceux qu’engendrent les besoins s’imposent comme nécessaires, indispensables non seulement à la vie, mais à la simple survie déjà. Pour cette raison, nous sommes portés à considérer les appétits comme les désirs fondamentaux sur lesquels s’appuient tous les autres, en s’étageant à mesure qu’ils dérivent des précédents et que les besoins se diversifient et prolifèrent tout en devenant moins essentiels, voire plus futiles. Or, conçus sur ce modèle des appétits, les désirs se fondent donc sur la perception d’un manque, plus ou moins intolérable, qu’ils nous poussent à combler. Nés sous la forme de l’insatisfaction, ils visent à la faire disparaître, et s’achèvent et s’éteignent momentanément dans la satisfaction, dans un plaisir qui croît à mesure que celle-ci se produit, et décroît ensuite dans un repos plus ou moins durable. Quelle est donc cette privation qui, dans l’appétit, nous fait souffrir et nous laisse imparfaits ? Si j’ai faim, mon corps semble affirmer son besoin de nourriture. Il me signale en quelque sorte une déficience physique à laquelle il me faut remédier pour que mon corps retrouve sa forme normale ou optimale. Et qu’est-ce qui fixe ce but ? Ce n’est pas moi, apparemment, car sans mes appétits, je ne suis pas capable de connaître quel est l’état satisfaisant de mon corps, et si je perds l’appétit, je tends à oublier de manger et à risquer de dépérir. La forme à atteindre semble inscrite dans la nature même de mon corps, sans que je la connaisse, sinon indirectement par mes appétits eux-mêmes, et sans que je puisse la vouloir consciemment indépendamment d’eux. N’est-ce donc pas ma nature elle-même, et donc la nature, qui, à travers mes appétits, me donne le sens en fonction duquel je me dirige ? Si cela vaut pour mon corps, qui m’annonce lui-même ses déficiences à travers mes besoins et la manière générale de les satisfaire à travers mes appétits, n’en va-t-il pas de même pour tous mes désirs, et ne doivent-ils pas venir d’autres besoins, d’autres manques et signaler d’autres directions dans lesquelles chercher à les combler ? Dans ce cas, il devrait y avoir dans ma nature et dans la nature des fins qui définissent le sens de ma vie et de mon action.

Une objection vient aussitôt à l’esprit. Les désirs des hommes sont trop variés et inconstants pour que nous puissions les attribuer à l’action constante de la nature. Cependant, on peut constater que les mêmes lois éternelles de la nature produisent en réalité des effets extrêmement divers dans les diverses situations. Or, chez l’homme particulièrement, et chez d’autres animaux aussi en partie, l’adaptation aux différentes situations et aux différents milieux est une capacité qui fait en somme partie de leur nature. En ce qui concerne les appétits, on peut remarquer à quel point ils sont aptes à se diversifier et à engendrer d’autres appétits spécifiques relativement stables et forts par l’effet de l’habitude. Quand j’ai faim, je désire certes manger, mais non seulement cet appétit peut être satisfait par différentes nourritures, il tend à se spécifier en une foule d’appétits plus particuliers, me portant vers les mets sucrés, ou gras, ou salés, en fonction des besoins plus spécifiques de mon organisme. Et l’habitude que nous prenons de les satisfaire d’une manière plutôt que d’une autre, également possible en principe, installe en nous une préférence, ou un goût plus fort, et parfois presque exclusif, pour celle à laquelle nous nous sommes accoutumés. Ainsi des appétits nouveaux se sont formés et distinguent les individus ou les groupes qui les partagent. Ce processus peut engendrer une prolifération importante, capable de rendre compte apparemment de la grande diversité des désirs qui caractérise les cultures et les caractères individuels. Or on constate que ces désirs dérivés conservent la nature des appétits, dans la mesure où, une fois l’habitude correspondante formée, ils se manifestent par le sentiment d’un manque, le besoin de le combler, le plaisir d’y parvenir, puis la satisfaction et l’apaisement provisoires qui résultent de ce succès. Les spécialistes de la publicité savent bien utiliser ces traits du désir, d’une part pour rendre sensibles les besoins déjà présents, d’autre part pour en créer de nouveaux, artificiels, par des jeux d’associations entre des objets jusque là indifférents et des appétits existants. Quant aux sages, c’est une réflexion sur ces degrés d’artificialité, qui en conduit certains à envisager un bonheur consistant dans le plus grand repos possible, par des techniques de réduction des désirs culturels ou artificiels à ceux que nous impose la nature comme indispensables à la simple vie et donc aussi à la vie simple. Enfin, c’est cette nature besogneuse de l’appétit et de tous les désirs, dérivés ou non, qui inspire à d’autres sages l’idée de poursuivre cette réduction des désirs à l’extrême, jusqu’à l’extinction même de la vie à la limite, vu l’inévitable souffrance liée à la privation ou au besoin, à l’origine de tout désir ainsi conçu sur le modèle de l’appétit.

Dans cette conception, nous n’aurions pas de désirs si nous vivions satisfaits et heureux, puisque rien ne nous manquerait et que notre état coïnciderait entièrement avec la perfection de notre nature telle qu’inscrite en celle-ci. Mais cette perfection ne correspond qu’avec notre nature idéale, et non avec notre nature réelle, qui en demeure toujours plus ou moins éloignée, même quand elle en approche le plus, puisqu’elle conserve alors quelque vice qui nous en éloigne de nouveau. Ce défaut est inscrit dans nos appétits puisqu’ils l’impliquent. C’est pourquoi, perpétuellement insuffisants en nous-mêmes, nous devons chercher ailleurs ce qui nous manque et qu’il nous faut. Nos désirs expriment notre dépendance de quelque chose de plus parfait que nous. Par eux, nous sommes poussés à nous projeter sans cesse hors de nous vers un meilleur état de nous-même que nous entrevoyons sans le posséder ni le connaître clairement. Par conséquent, dans la mesure où nos désirs sont conscients, ils nous lancent dans une quête pensée, calculée de cette fin dont ils nous présentent imparfaitement l’image attrayante. Or cette projection intentionnelle et pensée de soi au-delà de soi, n’est-ce pas le projet précisément ? Car celui-ci a bien la structure du désir, la tension vers un futur préférable en vue de réaliser la fin qui nous satisferait. N’est-ce pas ainsi qu’il oriente notre vie et lui donne véritablement un sens ? Si donc la philosophie est projet, comme nous l’envisageons ici, il semble que ce soit dans la mesure où elle est le désir sagement compris et corrigé, consciemment assumé, rationnellement conduit vers sa plus haute fin, elle-même cherchée, découverte et reconnue dans sa vérité propre. Dans ces conditions, l’art de la philosophie paraît exiger en premier lieu de former le projet de connaître aussi parfaitement que possible la fin qui donnera son sens au projet de vivre sagement, en vue de la perfection que nous dessine notre nature. Le projet ainsi conçu reconnaît la distance essentielle entre lui et ce qu’il vise à atteindre et qui l’abolira lorsqu’il y sera parvenu. Vivre dans le projet revient donc à vivre dans le sens qui le constitue, et hors de ce qui lui donne sens, de telle façon que la fin du projet est une autre vie, de laquelle seront bannis, avec leur sens, le projet et le désir qui y auront conduit. Dans cette perspective, la distinction que certains font entre la philosophie et la sagesse, la première n’étant encore que la recherche de la seconde, peut trouver sa relative justification. Alors, tandis que le philosophe reste pris dans le projet et dans la tension non résolue du désir, dans des satisfactions encore insatisfaisantes, le sage idéal, dans un futur qui aura aboli le temps, se reposera dans la jouissance éternelle de la perfection atteinte et dans la pure et inaltérable félicité.

Mais la conception des désirs sur le modèle des appétits liés à des besoins ne permet-elle pas une autre vision moins exaltée du projet philosophique ? En somme, la lutte incessante entre les besoins et les appétits, entre les insatisfactions et les satisfactions limitées et provisoires ne permet-elle pas un progrès relatif sur son propre terrain, sans sortir des conditions de la vie réelle, temporelle, telle que nous la connaissons ? N’y a-t-il pas, en deçà de l’idéal d’une pure félicité, peut-être illusoire, la représentation de formes de bonheur désirables quoique relatives ? Certes, le rêve d’une félicité parfaite, exclusive de toute souffrance et de tout besoin, paraît naturel aux hommes. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il soit autre chose qu’un rêve, une simple illusion, agréable en elle-même, mais sans correspondant dans la réalité. Il est vrai que les appétits engendrent d’habitude d’efficaces actions pour remédier à nos besoins, mais l’expérience montre aussi qu’il n’est pas rare qu’ils nous trompent. Cela est probablement même d’autant plus le cas à mesure que nos désirs sont moins liés aux besoins corporels, moins instinctifs dira-t-on peut-être. Il est même vraisemblable que suivre son rêve d’une sécurité parfaite soit au contraire le moins sûr dans la vie réelle, celle que nous vivons effectivement, et qui paraît exclure cette possibilité. Pourquoi donc ne pas s’accommoder de notre nature réelle, désirante, et de notre vie réelle, dans les vicissitudes de l’existence temporelle, dans les projets réalisables d’améliorations concrètes de nos conditions de vie, qui nous donnent un sens toujours renouvelé ? Si bien des hommes ne peuvent pas se passer d’espoirs d’une vie totalement différente de celle qu’ils connaissent par expérience, n’en voit-on pas beaucoup d’autres contents d’aménager le mieux possible leur existence concrète ? Et face à la sagesse sublime, idéal des chercheurs d’éternelle félicité, la sagesse plus ordinaire de ceux qui se consacrent au projet de réaliser le plus grand bonheur généralement accessible dans la vie courante n’est-elle pas plus prudente et plus sage en ce sens ?

Dans la perspective du sens commun, cette prudence apparaît certainement comme préférable en effet. En revanche la recherche d’un bonheur médiocre, outre qu’elle suppose la résignation au malheur qui l’affecte, elle demeure de plus décevante même à son plus haut degré, puisqu’il donne lieu chez les plus délicats ou les plus exigeants au sentiment de l’absurdité et de la vanité du monde et de la vie qui a déjà retenu notre attention. Lorsque le désir est tel en effet qu’il exige un bonheur plus entier, c’est toute cette prudence ordinaire qui est jugée insuffisante et incapable de donner par elle-même sens à la vie.

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Cette conception du désir comme étant foncièrement un appétit est certainement séduisante parce qu’elle se réfère aux désirs les plus communs et les plus familiers. La généralisation est facile et vraisemblable. L’expérience commune semble montrer que c’est le besoin qui pousse d’habitude les hommes à l’action et notamment au travail, le plus remarqué de nos modes d’action, dont on tend justement à faire le modèle de toute activité. Or, travaillerions-nous si nous pouvions nous en dispenser, si le besoin ne nous y obligeait pas ou ne nous y incitait du moins fortement ? En tout cas, le travailleur rêve de la situation idyllique des riches, libérés du travail et pouvant s’adonner au repos autant qu’il leur plaît, selon l’idée clichée qu’il se fait de cette classe privilégiée, et il est souvent porté à soupçonner autour de lui des paresseux, qui « se coulent la vie douce » tout en feignant d’être occupés par de nombreuses tâches peu évidentes. La paresse et le repos, quoique condamnés au nom de la solidarité, paraissent enviables. Le problème en effet est qu’ils sont la récompense du travail, et sinon du sien propre, de celui des autres qu’on leur vole en les exploitant. D’ailleurs, objectivement, le corps ne se maintient pas de lui-même, mais il a besoin d’être nourri et protégé, un défaut qui est, nous l’avons déjà remarqué, à l’origine des appétits, destinés à y remédier. Notre sentiment intime et notre corps, même objectivement considéré, nous disent avec insistance la dépendance de notre être, par nécessité perpétuellement besogneux. Et l’effort toujours indispensable pour nous maintenir en vie, pour rétablir le déséquilibre dans lequel nous retombons sans cesse en notre défaveur, semble une loi universelle de la vie, et en tout cas du monde animal. Instinct, appétit, désir, volonté, ce sont tous des termes désignant les modalités de ce même effort nécessaire pour conserver ou renforcer notre être dans un milieu partiellement propice, mais partiellement hostile aussi.

Ce défaut sans cesse éprouvé nous place dans un rapport particulier au temps. Un présent presque toujours plus ou moins défaillant nous pousse à chercher sans répit ce qui pourra le combler, et nous oblige à vivre toujours penchés vers le futur, préoccupés de l’avenir, voire, chez les hommes, presque obsédés par lui. N’étant que rarement entiers et satisfaits dans le présent, nous nous tournons vers le futur dans lequel nous espérons trouver les biens et les satisfactions qui nous manquent, tout en craignant que ces espoirs nous trahissent. Ainsi, dans le temps, notre être semble nous fuir vers un avenir inconsistant et incertain. Quoi d’étonnant dans ces conditions que les hommes rêvent d’une future félicité éternelle, hors du temps, où la menace d’une dégradation sera exclue et le repos assuré. Ce rêve n’est en vérité que l’appétit ou le désir posant au-delà des obstacles concrets son objet pur ou idéal. Et il semble que cette structure du désir ne permette que deux attitudes, à savoir celles que nous avons décrites, la tentative de parvenir à la félicité dans un autre monde où notre idéal deviendrait réel, ou bien la résignation au travail et à l’alternance des plaisirs et des peines. D’un côté, c’est le projet d’un saut dans le futur extrême au-delà du futur, de l’autre le ballottement d’une navigation abordant le futur de proche en proche. De toute façon, le projet, en tant que la projection calculée, préméditée, du désir dans le futur où il cherche sa satisfaction, transporte inévitablement avec lui le vice foncier de l’appétit que celui-ci s’évertue à fuir. Son sens indique bien une direction, celle apparemment salvatrice, en fait vide, illusoire et inconsistante, du futur.

Malgré la plausibilité immédiate de la réduction du désir à l’appétit en lutte contre le besoin et ne se satisfaisant jamais que provisoirement, il y a de bonnes raisons de douter de cette conception, et de penser qu’elle ne rend compte que d’une partie, frappante certes, du phénomène. On peut se demander non seulement si tous les désirs sans exceptions se ramènent à des formes d’appétit, mais aussi si l’appétit lui-même peut bien être la forme originaire du désir. Car dans la mesure où l’appétit suppose le besoin ou le manque, auquel il réagit en cherchant à l’annuler, cela signifierait qu’il ne pourrait y avoir d’appétit sans besoin. Une exception qui vient aussitôt à l’esprit, c’est le désir de mourir, qui est bien présent chez l’homme et peut difficilement se comprendre comme une tentative de surmonter un obstacle à la vie, de combler un manque, alors que la mort est la privation par excellence, la disparition de la vie elle-même. C’est d’ailleurs peut-être pourquoi les animaux qui semblent plus exclusivement conduits par l’appétit et l’instinct, recourent très rarement au suicide. On pourrait certes répondre qu’il n’y a pas en effet d’appétit ni de désir de la mort, parce que celle-ci est seulement un échec de la vie qu’on ne peut désirer, mais dans laquelle il arrive qu’on se précipite par erreur ou extrême faiblesse, en cédant seulement à des forces qui dominent les malheureux vaincus, parfois intérieurement en les rendant fous ou en anéantissant jusqu’à leurs appétits. C’est ce qui se passe peut-être dans un grand nombre de cas, comme dans les faux suicides, tendant à être ratés, par lesquels quelqu’un veut en réalité sauver ou améliorer sa vie, en attirant par exemple l’attention de personnes qui pourraient l'aider. Mais on voit aussi des individus qui gardent tout leur esprit, argumentent impeccablement, et veulent consciemment se suicider. Les déclarer nécessairement fous, malgré l’apparence, revient à refuser l’expérience pour maintenir le dogme de la réduction du désir à l’appétit ; et l’accepter entraîne la réfutation ou au moins la restriction de cette hypothèse.

Mais c’est en son principe même que cette thèse est contradictoire. Car, si l’appétit suppose le manque ou le besoin, à son tour celui-ci suppose le désir. Sans ce dernier, le manque ne se comprend pas, puisque pour que quelque chose puisse manquer, il faut qu’il soit conçu comme indispensable ou du moins souhaitable. Or il faut pour cela qu’un désir le pose comme tel. Et de même, un besoin n’existe que dans la mesure où il est conçu comme nécessaire par rapport à un but, c’est-à-dire en tant qu’il fait obstacle à un désir, qui a posé ce but. A l’origine de l’appétit, avant même le besoin auquel il répond, il y a le désir de vivre, qui à son tour ne peut supposer un autre besoin, un autre appétit, puisque cela impliquerait simplement un autre désir antérieur, et antérieur finalement à tout besoin et à tout appétit. On peut certes prétendre que c’est la nature même, générale ou individuelle, de l’homme qui fixe la norme définissant son essence, et par suite les exigences à remplir pour qu’il puisse exister et vivre, les besoins signifiant ce qui manque et qu’il faut acquérir pour que l’être vivant considéré puisse continuer de vivre. Mais pourquoi devrait-il continuer à vivre ? Est-ce parce qu’il a un instinct ou un appétit qui l’y pousse ? Cela revient à dire que c’est un désir de vivre qui pousse à agir de manière à remplir les conditions naturelles selon lesquelles la vie peut se poursuivre, c’est-à-dire à répondre aux besoins ou à satisfaire l’appétit de vivre correspondant. Quant à ce désir de vivre, nous avons vu qu’il est présupposé par les besoins, comme par la considération de la nature humaine en tant que norme à respecter. Quand la faim m’invite à manger, quand elle me l’impose presque, quand elle est éprouvée comme peine, c’est dans la mesure seulement où elle est une expression du désir de vivre, et non pas en tant qu’elle engendrerait ce désir. Sans lui, comme chez certaines personnes désespérées, dégoûtées, épuisées, elle ne parvient plus à faire sentir l’urgence de manger, celle-ci, comme la faim elle-même, ayant disparu avec le désir de vie qui l’animait, et la nature humaine cessant dès lors d’être une norme. Bref, il faut concevoir un désir différent de l’appétit et dont celui-ci n’est qu’une espèce, de telle sorte que l’appétit lui-même doit être conçu autrement que selon l’opinion habituelle à son sujet.

A ce propos, la création de besoins artificiels, que ce soit par la culture, par l’éducation ou par une sorte de publicité, représente un phénomène intéressant. Si la nature définissait nos besoins, ils devraient être fixes. Or ce n’est pas le cas, ni chez l’homme, ni même chez de nombreux animaux. Pourquoi quelque chose qui n’était pas indispensable à la vie et pour quoi nous n’avions aucun appétit devient-il un besoin ? Ce n’est pas que notre nature ait changé entre-temps, à moins d’accepter de dire qu’elle change au fur et à mesure que nous nous donnons de nouveaux appétits et de vouloir ainsi effacer la distinction entre le naturel et l’artificiel (ce qui n’est pas absurde en soi, mais peu pratique). Ces besoins sont ressentis comme tels à mesure que l’habitude de jouir et de rechercher l’objet éprouvé comme manquant s’est formée et imposée. Or de tels besoins nés de l’habitude sont artificiels dans la mesure où, par rapport à la nature humaine commune, ils découlent de modes de vie arbitraires, de tentatives d’adaptation à des circonstances particulières ou de simples caprices. C’est ainsi qu’après s’y être longuement habitués, certains ne peuvent plus se passer de pain ou de riz, ou de vin, ou de thé, ou de café, voire de nourritures et de boissons malsaines et peu appétissantes pour le goût « naturel ». Or ce qui a été engendré au départ, ce n’est pas le besoin, mais le désir, qui se renforce par l’habitude, devient tyrannique et fait apparaître le nouveau besoin au moment où il devient pénible de ne pas le satisfaire. Les essais de transferts que tentent de produire les spécialistes de la publicité et les éducateurs montrent bien que c’est sur le désir qu’ils opèrent. Prenons la banale publicité de voitures associées à de jolies filles. On espère que la séduction qu’opèrent déjà ces dernières sera transférée à l’auto, c’est-à-dire que l’auto sera pour ainsi dire érotisée par contagion, et que le désir s’étendra à elle. Ensuite seulement, si tout va bien, le désir engendrera le besoin et, si l’on veut, le nouvel appétit. Alors, une fois le besoin engendré, il sera ressenti comme analogue aux besoins naturels, ou plus naturels, et comme naturel à son tour ; et il exigera le travail pour y satisfaire.

Or, précisément, le caractère pénible du travail et la contrainte qu’il nous impose ne sont-ils pas contraires à l’idée d’un pur désir qui nous présente comme plaisante l’action par laquelle il se satisfait ? Si la publicité devait créer de nouveaux besoins directement, en nous proposant ouvertement de nouvelles raisons de travailler et de peiner, on conçoit bien que la tâche serait impossible (à moins de nous persuader que ces nouveaux besoins en remplaceraient d’autres requérant plus de travail, ce qui est un argument utilisé aussi et jouant alors sur la diminution du travail, ce qui est compréhensible). La sorte de tromperie qu’on attribue à la séduction publicitaire vient justement du fait qu’elle attire par le plaisir lié au nouveau désir, afin de chercher à créer ensuite indirectement, sournoisement, un nouveau besoin, en nous infligeant ainsi le travail qu’il nous coûtera. A vrai dire, c’est, nous l’avons vu, à tout désir qu’une certaine sagesse attribue cette mystification, naturelle aussi bien qu’artificielle. Sans aller à cette extrémité, ne faut-il pas lui donner raison sur un point important ? S’il est vrai que tout nouveau désir est destiné soit à rester un caprice et à disparaître pour faire place à d’autres, soit à s’installer et, par l’habitude, à créer un besoin et à se transformer en appétit qu’il va falloir travailler et peiner à satisfaire, le parti le plus sage ne consisterait-il pas à réduire autant que possible le nombre de nos désirs, au moins les plus constants d’entre eux, et à les limiter à ceux que la nature nous impose juste pour vivre ? Il faudrait alors réduire similairement nos projets, nous contentant de faire ce que réclament nos appétits naturels et de réfléchir à nous y prendre de la manière la plus sensée ou économique. Ce serait une sorte de projet contre les projets.

Mais est-il vrai que pour satisfaire un appétit, il faille travailler ? Cela semble aller de soi si l’on raisonne ainsi : l’appétit se satisfait en satisfaisant à un besoin, c’est-à-dire en rétablissant la situation dont il signale un défaut ; le besoin se manifeste par une peine ; et le retour à la situation normale supprime cette peine ; ce retour exige un effort, qui est une nouvelle peine ; or cet effort destiné à supprimer le besoin, c’est ce qu’on nomme travail. On comprend qu’un tel processus soit perçu négativement, étant essentiellement pénible. Pourtant, il faut avouer qu’il comporte un plaisir, pour ainsi dire comme récompense du travail : au moment où celui-ci réussit et atteint son but, cette fin de la peine se manifeste sous la forme d’un plaisir provisoire, la situation normale rétablie devenant ensuite neutre entre la peine et le plaisir. On pensera peut-être que la nature a établi ce plaisir final pour encourager le travail nécessaire, que les hommes hésiteraient trop à entreprendre sans cette perspective. En revanche, dans cette conception, l’idée de rechercher ces plaisirs pour eux-mêmes serait aberrante et contre la nature, puisqu’il faudrait pour y parvenir se préparer des peines, à savoir les besoins et le travail. Objectera-t-on que la puissance d’invention de la perversité humaine étant très grande, les hommes tentent de régler les choses d’une manière favorable à cette recherche des plaisirs ? En effet, si l’on provoque les besoins à se manifester, sans les laisser devenir trop insistants et pénibles, on peut en faire les ressorts d’un effort modéré, et donc peu pénible aussi, et préparer l’éclosion du plaisir pour y donner la plus grande force et durée, de façon à renverser ainsi l’équilibre en faveur du plaisir. On en arrive ainsi par exemple à faire quelque effort, moins pour se procurer les aliments que pour faire venir la faim, exciter l’appétit, stimuler le goût par le choix des mets, et se concentrer sur le plaisir du repas lui-même. Voilà comment la gourmandise élabore tout un art qui renverse la ruse de la nature et la trompe à son tour. Y a-t-il dans ce genre d’invention un art de vivre ? Sans aucun doute, s’il est réfléchi. Pourrait-on y voir même un art philosophique ? Dans ce cas, le projet impliqué paraîtrait tout à fait positif et profitable.

Avant de nous en satisfaire pourtant, il s’agirait de l’examiner et de l’évaluer. Son avantage principal est certainement que les plaisirs recherchés correspondent à des appétits naturels puissants, importants et mobilisant un fort intérêt. Leur sens est donc évident et s’impose facilement en général, même si, pour que ce soit le plaisir plutôt que la simple satisfaction du besoin qui soit visée, il faut procéder à un certain raffinement du plaisir lui-même. Par contre, les inconvénients ne manquent pas. D’abord, bien sûr, il y a le caractère naturellement fugitif de chacun de ces plaisirs, qu’il faut sans cesse substituer les uns aux autres, en s’imposant ainsi une préoccupation elle-même plus ou moins plaisante ou fastidieuse selon la facilité de l’opération. En effet, d’une manière générale, nous avons vu que, pour jouir de cette suite de plaisirs sensibles, il faut diminuer le plus possible le travail indispensable pour y parvenir. Dans ce but, il faut ou bien que le milieu naturel et social soit très favorable et rende aisément accessibles la matière et les conditions de ces plaisirs, ou bien que d’autres se chargent du travail requis. Car, lorsque les plaisirs recherchés exigent beaucoup de travail, pour l’éviter, il faut le confier à d’autres, avoir pour cela des esclaves ou serviteurs, être riche ou puissant. Mais cette nécessité de soumettre d’autres hommes au travail est immédiatement désagréable et risque de diminuer le plaisir obtenu, à moins d’avoir un caractère porté à la domination et d’éprouver un plaisir supplémentaire à l’exercice et au sentiment du pouvoir. De toute façon, le souci du travail consacré à l’obtention des ingrédients des plaisirs sensibles risque de se voir substitué par celui de maintenir la soumission des serviteurs et de se défendre dans la concurrence très forte à laquelle les biens liés à ces plaisirs donnent lieu. Surtout, ces plaisirs, même variés, ont l’inconvénient chacun de n’avoir qu’une durée assez courte, et de laisser place à des insatisfactions fréquentes diverses, et ils sont en outre sujets à l’accoutumance et à une diminution proportionnelle, pouvant aller jusqu’à se renverser dans l’indifférence ou le dégoût chez les caractères qui n’y sont ni suffisamment ni assez exclusivement portés. En effet, le sens lié à chacun d’entre eux est naturellement fort, mais il se disperse entre tous ces plaisirs concurrents, en quelque sorte en des sens différents qui se composent d’une manière relativement lâche, si bien que le sens général de ce mode de vie peut facilement paraître insuffisant lors des pauses laissant place à la réflexion, et entraîner chez certains le sentiment si désespérant d’absurdité et de vanité lié à la perte de sens.

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Les projets de donner sens à la vie envisagés jusqu’ici se référaient à la notion du désir comme une sorte d’appétit, répondant à des besoins qui l’engendrent ou qu’il crée lui-même. C’est sur cette conception que se fondaient aussi bien la projection du sens hors de la vie présente, à la recherche d’une félicité éternelle, que l’aménagement le plus commode ou le plus plaisant de la vie actuelle, en se fiant à la prudence pratique habituelle ou en développant l’art de l’hédonisme. Alors que ces projets peuvent contenter des esprits satisfaits de jouissances éphémères, d’espoirs modérés et d’exigences critiques limitées, résignés à s’accommoder d’un sens peu convaincant ou illusoire, ils laissent froids ou désappointés les plus exigeants. Et il est très vraisemblable que la raison de leur profonde insatisfaction face à de tels projets soit le caractère décevant d’un désir ayant la nature de l’appétit, conservant l’insuffisance d’un bonheur affecté par le besoin dont il ne s’émancipe pas, et soulevant le mépris pour un sens défini soit par des plaisirs limités et compensés par des peines, soit négativement, par une relative absence de peine.

Si l’on se souvient de la structure temporelle impliquée dans ce type de désir, à savoir celle d’un présent évanescent penché et tendu vers un avenir projeté par le désir lui-même comme valorisé et donnant le sens de ce présent peu consistant, on est porté à se demander si cette structure définirait non pas une sorte de désir spécifique, mais tout désir simplement. Car là où le présent reposerait dans sa plénitude, semble-t-il, satisfait en lui-même, il exclurait tout désir, et renverrait la représentation de l’avenir à son irréalité et à son inconsistance, comme pure fiction trompeuse de l’imagination, que seuls l’insatisfaction et le désir pourraient susciter. Du même coup, la nostalgie, le désir de reproduire le passé, s’évanouirait aussi. Cependant, cette image d’un présent reposant dans l’éternelle félicité, implique une valorisation dont la raison reste énigmatique. En soi, certes, le présent a l’avantage d’être réel, au point qu’on peut même penser que, dans le temps, il est le lieu et l’ancrage de toute réalité. Car rien ne peut être réel sans être soit présent, soit représenté comme ayant été présent, soit susceptible de devenir présent. Un passé qui n’aurait été que passé, n’a pas de sens ou reste fantastique, et un futur qui ne serait jamais que futur resterait purement imaginaire ou fictif. En revanche, que le présent soit bon, ou heureux ou satisfaisant par lui-même, c’est précisément ce que nos désirs tournés vers l’avenir pour trouver leur satisfaction contestent. Et, encore une fois, quel critère de valeur peut-il y avoir sinon le fait d’être objet du désir ? Certes, on peut disputer sur le sens des mots, et tenter de distinguer entre le désir comme orienté vers le futur, et, par exemple, l’amour comme orienté vers le présent, ou telle autre dénomination qu’on voudra donner à ce sentiment capable d’évaluer le présent. Il faudrait alors éliminer le désir de l’amour, ce qui rendrait difficilement compréhensible ce sentiment, qu’on associe au contraire aux plus forts désirs. Adoptons donc la solution la plus simple, en définissant le principe de tous les sentiments, y compris l’amour, comme étant le désir, et tentons de comprendre comment il pourrait s’appliquer également à un objet présent. Or précisément, l’amour nous en donne justement un exemple.

Je suis assis sur un rocher à réfléchir à ce problème, et je contemple le paysage, beau, majestueux, paisible, la journée est belle et la chaleur est adoucie par une légère brise, j’entends le clapotement des vagues, les oiseaux chantent, l’odeur discrète des foins récemment fauchés me parvient, à quelques pas un lézard curieux, immobile, m’observe, aucun souci dérangeant ne me préoccupe, et j’ai le sentiment que si le temps s’arrêtait et éternisait le moment présent, je resterais parfaitement heureux. J’aime cette scène, ce moment, et je m’y arrête. Cependant, je n’ai pas cessé pour autant de penser à mon problème ; au contraire, je sens que je suis en train de le résoudre et j’avance. Ce moment que j’aime, oui, je le désire et par mon désir, dans mon désir, je sens et je sais que je le désire, c’est en quelque sorte ce désir même qui maintenant réfléchit, et se réfléchit. J’ai l’impression que l’intensité de ce présent, son immense attrait, ne diffère pas de cette réflexion. Formant cette phrase, je pense à ceux qui pourraient l’entendre ou la lire, et j’imagine une interprétation erronée à laquelle elle pourrait inviter par son caractère abstrait, qui élimine la plénitude qu’elle exprime dans mon expérience. On croira, me dis-je, que cette réflexion est un mouvement abstrait, désincarné, décharné, alors que c’est tout ce moment, dans sa plénitude justement, qui se réfléchit aussi dans ce désir. En supprimant le désir, je supprimerais sa réflexion et tout ce qui remplit ce moment et lui donne une sorte de sens immanent. Dans cette réflexion, ne s’est-il pas replié sur lui-même et n’a-t-il pas enveloppé son objet, tout ce présent dans sa plénitude ? Je le sais, je l’éprouve et je le réfléchis dans son évidence. Et pourtant, dirais-je que, par ce désir réfléchi, bien différent de ce genre d’appétits qui nous chassent toujours vers l’avenir, le présent s’est refermé sur lui-même dans une sorte de parfaite immobilité ? Loin de là, ce n’est pas un instant abstrait, une sorte de point indivisible de temps, figé, que mon désir réfléchit, mais une durée pleine de vie et de mouvement. Sinon, comment entendrais-je le chant des oiseaux, le clapotis des vagues, comment jouirais-je de la lente dérive des nuages, du progrès de ma réflexion ? Pourtant, il est vrai aussi que ce moment ne sort pas vraiment de lui-même, qu’il se reste pour ainsi dire intérieur dans son propre mouvement interne. Et mon désir ne cesse pas de se projeter vers cet avenir qu’il souhaiterait voir prolonger ce moment, et au-delà, par exemple vers ces futurs lecteurs à qui je m’adresse. Mais justement, contrairement à ce qu’on pouvait imaginer se passer dans les appétits, où l’avenir ronge le présent, à part peut-être au moment de l’assouvissement, le désir que je décris n’efface pas le présent en faveur du futur, loin de là, il l’exalte au contraire, y compris par le futur dans lequel il se projette et par les réminiscences du passé qu’il intègre, jusque dans la nostalgie.

N’ai-je pas exagéré la différence entre mon attitude et celle de l’hédoniste dans notre rapport au temps ? J’ai admis qu’au moment de la jouissance, le présent prédomine sur le futur chez lui aussi. Or n’est-ce pas le moment essentiel, et par conséquent le rapport au temps qu’il vise ? Ainsi, observons-le, justement lorsqu’il se concentre sur sa jouissance. Le voici, ayant attendu la naissance de son appétit, à peine de la faim, qui s’est installé dans l’un de ses restaurants favoris, gastronomique, assez cher, mais il a les moyens de s’offrir ce luxe, courant pour lui, et il jouit également du privilège qu’ils lui confèrent. Il connaît la carte, les forces et les faiblesses du cuisinier, et il a déjà l’idée de ce qu’il aimerait goûter, et vers quoi il a déjà aiguisé son appétit. Quelques questions au serveur, et il a agencé son repas. Tous les plats arrivent dans l’ordre et au bon rythme. A chaque chose, il accorde toute son attention et évalue en expert chaque plat, chaque boisson, et l’accord entre eux. Il prononce intérieurement son jugement, sa satisfaction, mais aussi la légère réticence face à cette sauce, qui était mieux réussie la dernière fois, et il finit même par découvrir en quoi consiste le défaut, léger il est vrai, le dosage précis du thym. Il fait malgré tout une remarque polie sous forme de plaisanterie au garçon, et donne simplement le pourboire habituel. Il faut manifester ses exigences tout en maintenant les bonnes dispositions du personnel. Il confirme son plan du matin, il fait beau temps, et il va aller prendre un café à la terrasse d’un établissement où l’on sait faire des expressos parfaits. Il en profitera pour parcourir le journal avant de passer à la bourse où il y a quelques mouvements un peu inquiétants dont il lui faut se préoccuper.

Je connais un peu ce type d’hommes, que je ne fréquente pourtant pas beaucoup, et je pense m’imaginer assez bien la petite scène et pouvoir me mettre suffisamment dans la peau du personnage, comme le ferait un romancier. Non, je ne crois pas avoir exagéré. Certes mon hédoniste, qui est en somme moi-même jouant ce rôle, parvient à se concentrer sur ses moments de jouissance, quoique le futur tyrannique ne laisse que peu de répit, même au moment décrit, intégré à son plan fait le matin, dont il garde l’horaire en tête. Et ce que j’avais dit de la dispersion des sens caractérise bien son expérience. Dès la planification du matin il a agencé une série de buts assez précis, déjà connus, et il les enchaîne en restant attentif à chacun en fonction de l’idée — dirai-je l’idéal ? — qu’il s’en fait, prononçant chaque fois son évaluation par une comparaison précise avec ses critères déjà connus. Il y a presque un élément de travail déjà présent dans ses jouissances, auxquelles il a fixé une norme à atteindre, et dont il vérifie le taux de réalisation. Ce souci n’abolit certes pas chacune des jouissances, mais leur donne en même temps quelque caractère un peu abstrait. Sa pensée est tournée vers la réalisation successive de chaque jouissance selon son sens propre, quoique toutes soient reliées entre elles par le plan, qui les range dans le temps disponible, sans les intégrer vraiment les unes aux autres, et sans susciter de réflexion particulière au sujet du sens propre de cet ensemble. C’est comme un temps abstrait qui s’appuierait sur des présents concrets limités entre lesquels il sauterait. Et si le soir, notre bon vivant repasse en esprit sa journée, c’est à une sorte de bilan qu’il se livre. Peut-être arrivera-t-il un jour où, après une période désastreuse, il se mettra à réfléchir à sa vie, parcourant ses plaisirs et leur sens, c’est-à-dire chaque fois celui que chacun d’entre eux donne à sa recherche et à sa jouissance, et il s’étonnera sans doute que sa vie elle-même n’ait guère de sens bien qu’elle en ait une multitude.

Quoique même les projets de l’hédoniste, qui prétend jouir du présent et des biens de ce monde, ne soient que des plans tournés vers le futur, laissant au présent la seule réalisation, d’une manière semblable à ce qui se passe dans le travail, il ne s’ensuit pas que tout projet soit de cette nature. Du moins, réfléchissant sur mon rocher à la manière dont les désirs se projetaient dans l’avenir, je ne les voyais pas s’écarter du présent et le vider de sa substance par cette projection. Je ne sais s’il convient de dire qu’ils emportaient le présent dans l’avenir, dans une imagination réfléchie au présent, ou plutôt que par elle, ils allaient saisir l’avenir sans sortir de ce présent. Si j’hésite entre ces deux formulations, c’est qu’elles ne sont comme telles adéquates ni l’une ni l’autre, et que c’est en les joignant en un assemblage paradoxal que je peux tenter d’exprimer la réalité à laquelle elles se réfèrent. A vrai dire, l’avenir (ni le passé d’ailleurs) n’est jamais, à aucun moment, quelque chose de séparé du présent, voire qui ne soit pas compris en lui. C’est pourquoi, quand je me projette dans un moment passé dans lequel je me souviens que je cherchais à me représenter ce futur qui est actuellement mon présent, ce futur représenté n’était pas une vision adéquate de l’actuel présent, mais une projection propre à ce mouvement passé, et différente de ce supposé « vrai futur » qu’est mon présent. Il était pourtant le véritable futur tel qu’il existait dans ce moment passé. Car, maintenant, mon présent n’en est pas davantage son véritable futur, n’étant déjà plus du tout un futur, comme ce passé n’est plus un présent indépendant du présent actuel. Il semble que le moment présent puisse se gonfler plus ou moins pour contenir, explicitement ou non, plus ou moins de futur et de passé. On comprend donc qu’un projet conçu dans cette perspective d’une projection prolongeant le présent doive avoir un caractère bien différent d’un projet conçu comme tentant de viser un futur séparé du présent, tel que non seulement l’hédoniste en fait, mais aussi presque tout le monde dans la vie ordinaire aussi bien que dans la spéculation la plus théorique.

Quelle est donc cette perspective, paradoxale aux yeux de l’opinion commune ou savante ?

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Ce changement de point de vue demande le développement de quelques idées, dont plusieurs ont été abordées dans les introductions des deux séminaires précédents de la série portant sur le thème de l’art de philosopher, sous l’angle de l’action de la philosophie, puis sous celui du diagnostic philosophique, et auxquels je renvoie pour compléter ou préparer ce que je vais en dire plus succinctement et dans une perspective légèrement décalée. Avec la première introduction, il faut insister sur le fait que l’art de philosopher est lié au point de vue de l’intériorité, c’est-à-dire à la réflexion propre des sentiments ou désirs, dans une perspective esthétique et artistique. Avec la seconde introduction, il s’agit de distinguer l’art des techniques, et de remarquer comment la réflexion des désirs s’exerce à des degrés divers de conscience, de lucidité et de clarté, quand elle s’exprime dans les clichés, les œuvres d’art et l’art de vivre véritablement heureux ; et il faut s’interroger sur les critères d’une logique de l’imagination, propre à la création artistique et philosophique.

Ceci dit, qu’est-ce qui caractérise le projet philosophique par opposition à d’autres ? Parmi les manières d’élaborer des projets, distinguons, en suivant l’opinion commune, une méthode que nous nommerons planification et qui aboutit à des plans. Cette façon de procéder nous est familière, et il nous vient à l’esprit les plans des architectes et des ingénieurs, ces sortes de schémas qui peuvent être très précis, accompagnés d’instructions définissant notamment l’ordre des opérations à effectuer, et qui servent de guides pour la construction de bâtiments ou de machines. La planification a une extension bien plus large, et peut même sembler applicable à toutes les activités, jusqu’aux moins matérielles. C’est ainsi qu’on planifie par exemple les études, et qu’on demande aux étudiants de planifier leurs mémoires et thèses. Ce modèle de la planification est si commun qu’on en vient à croire qu’elle est la seule méthode sérieuse de développement d’un projet, et que sans elle, on est condamné à n’en rester qu’à de vagues intentions, la forme la plus faible et la moins efficace du projet. Or ce qui caractérise la planification, c’est d’abord qu’elle est une activité à part, préalable à l’exécution du projet, et indépendante d’elle, le plan produit devant, s’il est bien fait, diriger ou commander tous les aspects pertinents servant à son exécution. Sans cette division du travail, la planification n’est pas possible, ou n’est possible que dans la mesure où cette division peut être faite et pour la partie correspondante du travail d’exécution. Mais, dans la conception courante, la planification est la seule méthode d’élaboration effective de projets, et il s’agit de trouver donc le moyen de l’appliquer, et d’introduire la séparation nécessaire des activités dans tous les domaines, en supposant qu’elle est en principe toujours possible et toujours profitable. Cette séparation en implique une autre, à savoir celle des buts et des actions visant à les atteindre. Car non seulement il faut que l’exécutant, suivant le plan, n’ait plus à se soucier du but, sinon marginalement pour l’interprétation du plan là où il reste imprécis ou ambigu, mais il faut en outre que le planificateur sache déjà quel but il doit viser pour élaborer le plan (la planification pouvant d’ailleurs être planifiée à son tour). Et pour cela, il faut que la fin et les moyens soient également distincts, la fin précédant les moyens comme le plan, le travail d’exécution.

Cette méthode de travail pour réaliser des buts, en calculant l’ensemble des moyens d’y parvenir de la manière la plus efficace, puis la mise en œuvre de ces moyens, est celle des techniques. Celles-ci reposent sur des ensembles de connaissances théoriques ou pratiques concernant les rapports de causalité définissant le rapport des moyens entre eux et avec leur fin. Par conséquent, c’est dans le domaine des techniques que la planification a sa place. Ce domaine est vaste, dépassant largement le cadre des techniques liées aux sciences dans le sens moderne du terme, et concernant des travaux aussi bien intellectuels que matériels, jouant par exemple un rôle important dans les sciences elles-mêmes. En revanche, hors des techniques au sens large, la planification n’est plus possible, même si on peut avoir l’illusion qu’elle l’est partout. Ainsi, il y a des débats sur le degré auquel la médecine est une technique, et on peut constater que la planification joue un rôle important dans cette discipline précisément dans la mesure où il s’agit des techniques particulières, qui existent dans la médecine comme dans d’autres arts.

Alors que la technique élabore et gère les moyens, existe-t-il également des techniques pour élaborer les fins, c’est-à-dire non pas les fins partielles que peuvent être dans la division du travail les moyens pour d’autres fins, mais celles qui ne sont plus des moyens pour d’autres ? On voit bien que, logiquement, les techniques ayant été définies par leur limitation au calcul et à l’usage des moyens efficaces en vue d’atteindre une fin extérieure, prédéterminée, elles ne servent pas à définir celle-ci. Et par conséquent, si la planification est limitée à son tour au domaine des techniques, elle n’a pas de place non plus dans la détermination des fins comme telles, et ne peut que les présupposer. Il reste donc à découvrir quel est le mode d’activité qui pose les fins et donne leur sens aux techniques. En revanche, si l’on considère la distribution du sens, les techniques y jouent un grand rôle, vu qu’en trouvant les moyens d’atteindre les fins, elles produisent pour ainsi dire deux mouvements, l’un qui va des causes aux effets, et dessine l’ordre de la production effective, et l’autre, qui, redescendant des fins aux moyens, dessine l’ordre de la transmission du sens. Car, lorsqu’un moyen est découvert pour parvenir à une fin déjà posée, ce moyen à son tour devient une fin subordonnée, et les moyens de parvenir à cette dernière fin deviennent à leur tour d’autres fins subordonnées à la précédente, de sorte que ces chaînes représentent comme les canaux selon lesquels se transmet le sens dérivé de celui de la fin ultime. En suivant la logique de la technique, on peut donc concevoir un engendrement des désirs correspondants. Le premier d’entre eux, du point de vue de la genèse du sens, pose son objet comme la fin ultimement visée, et des désirs subordonnés naissent à mesure que des moyens sont découverts, et ils leur donnent sens en les posant à leur tour comme des fins subordonnées. Ainsi, le désir de vivre entraîne d’autres désirs tels que la faim ou la soif, visant l’alimentation nécessaire à la vie, et gagnant ou perdant en intensité selon que le désir de vivre lui-même est plus ou moins fort. C’est ainsi que, dans le travail, les activités utiles à une fin différente d’elles, deviennent à leur tour désirables et, tant que cette fin subsiste, elles ont un sens qu’elles n’auraient pas sinon par elles-mêmes. De là naît un phénomène remarquable dans le comportement des hommes. Comme la distinction entre des désirs subordonnés particuliers permet de se concentrer sur le désir spécifique qui donne son sens direct au travail considéré, le travailleur en vient à oublier ou à laisser dans l’indétermination les autres désirs impliqués de la hiérarchie, de telle sorte que, dans le domaine technique, les planificateurs et les exécutants peuvent avoir l’illusion que l’activité à laquelle ils se consacrent a son sens propre et autonome, ce qui est favorable à l’abstraction nécessaire aux techniques, mais peu propice à la réflexion sur les fins.

Néanmoins, si l’on songe au nombre de nos désirs qui visent des choses appréciées pour leur utilité, et à la place qu’ils prennent dans notre vie, on est porté à considérer les techniques en un sens large comme une importante source de formation de désirs pour nous. Je lève les yeux de mon écran et je regarde autour de moi. Que vois-je sinon des objets que j’apprécie pour leur utilité, à commencer par mon ordinateur, la table sur laquelle il se trouve, ma chaise, les meubles autour de moi, la maison elle-même ? Pour beaucoup, ce type d’objets ne représentent-ils pas la totalité de la valeur de ce qu’ils possèdent ? Et ce qu’ils possèdent ne représente-t-il pas l’essentiel de ce qu’ils valorisent, et donc aiment ou désirent ? Toutefois cette création de valeurs par les techniques n’est pas voulue comme telle, mais provoquée marginalement par le raisonnement causal qui, pour parvenir à un but déjà posé, multiplie les moyens et les désirs intermédiaires. C’est au point que certains de ces moyens, désirables pour leur utilité, sont malgré cela des objets d’aversion par leurs qualités propres, et sont rejetés comme des déchets ou des effets indésirables, juste tolérés à contre-cœur, mais non vraiment aimés. Il y a ainsi des métiers même qui sont jugés indispensables, et pourtant méprisés, d’un mépris si fort parfois qu’il s’étend à ceux qui les pratiquent. Et nous avons déjà remarqué que l’hédoniste cherche souvent à rejeter sur d’autres (hommes, animaux ou machines) tout le travail nécessaire pour lui procurer les objets de ses plaisirs, tant le plaisir de la pure utilité lui paraît inférieur à ceux qu’il prise. Il n’y a d’ailleurs ici aucun paradoxe, puisque l’objet des techniques n’est pas d’engendrer des désirs, de créer du sens, mais de mettre le calcul causal au service d’un désir ou d’un sens déjà donné par ailleurs. Ce dont se soucie le technicien, ce n’est pas le sens lui-même, mais la recherche et l’usage des moyens pour réaliser la fin qui donne sens à ses techniques. Nous avons déjà noté au demeurant que ce mode de penser n’était pas favorable à la réflexion sur le sens lui-même, et on voit en effet qu’il tend à en détourner au contraire.

Y a-t-il des disciplines qui, à l’inverse, soient tournées vers le sens, vers les fins et les désirs qui les posent ? De telles disciplines devraient modeler les désirs eux-mêmes, non pas de l’extérieur, mais de l’intérieur, à partir d’une réflexion non sur eux, mais en eux-mêmes. Les désirs ou les sentiments sont en effet capables d’une telle réflexion, comme on le voit dans la manière dont ils s’affirment eux-mêmes, en s’évaluant dans cette affirmation, ainsi que dans le fait que les désirs peuvent porter les uns sur les autres et s’évaluer entre eux. J’ai par exemple pitié de moi-même dans quelque malheur sensible, mais ma fierté méprise et rejette cette pitié et m’incite à regarder plutôt ce malheur avec une certaine hauteur. C’est ici le sens de ce malheur qui est en jeu, et en quelque sorte l’objet d’un débat, ou plutôt d’une espèce de lutte entre mes sentiments. Ce genre de conflits intérieurs arrive pour ainsi dire spontanément. La question se pose donc de savoir si mes désirs peuvent faire l’objet d’une forme de maîtrise, un peu comme cela m’est possible à propos des événements que je domine par la technique.

Si nous cherchons où les hommes créeraient éventuellement du sens, non pas par accident, mais volontairement, c’est dans les œuvres d’art que nous le découvrirons de la manière la plus évidente. Car à quoi servent-elles ? A rien diront les esprits tournés vers la simple utilité ; et ils auront largement raison en ce sens. Il ne servirait à rien en effet de leur objecter que certaines œuvres d’art peuvent être utiles, et avoir été crées aussi pour l’être, en citant par exemple des œuvres d’architecture. Car ce n’est pas ce qui les rend utiles qui fait d’elles des œuvres d’art. Un bâtiment est certes utile d’habitude, pour y habiter, pour rassembler les gens en vue de diverses activités, etc., mais ce n’est pas cette utilité qui les fait admirer pour leur beauté. Et celle-ci, justement, à quoi sert-elle ? A rien encore une fois. Ou, si l’on insiste et considère l’utilité dans un sens beaucoup plus large, on pourra accorder précisément qu’elles donnent ou créent du sens — directement, et non pas par participation à quelque chose de reconnu comme en ayant déjà, en servant d’abri par exemple. L’œuvre belle, objet de l’art, n’a pas besoin pour valoir d’être mise en rapport avec quelque chose d’autre, elle apparaît comme ayant son sens en elle-même, et comme affirmant absolument ce sens. En lui déniant ce sens propre, c’est sa beauté qu’on lui conteste, et on la renvoie dans le néant ou l’insignifiance de l’œuvre ratée. C’est ce que fait le plus souvent le béotien, pour ainsi dire insensible à la beauté et intéressé par la seule utilité. Pour l’homme de goût en revanche, l’œuvre belle s’impose à lui comme incontestable, faisant éclater son sens intime, inséparable d’elle. Elle se justifie ainsi parfaitement par sa seule présence, justifiant même par son sens propre tout le genre de beauté qu’elle exprime. Que la plénitude du sens rende heureux, j’en fais l’expérience directe dans sa contemplation.

Comme l’art crée du sens par ses œuvres, et que nous ne connaissons pas d’autre discipline qui en soit capable, il est justifié de comparer la philosophie aux autres arts sur ce point. Et, l’analogie se révélant convaincante, il ne sera pas trop audacieux de considérer que la philosophie est également une forme d’art, quoique spéciale. Pour l’instant retenons que c’est par une forme d’art que nous devons pouvoir donner sens à la vie, et que l’art de créer du sens que nous cherchons est bien cette sagesse entièrement réfléchie, critique et exigeante au plus haut point qu’est la philosophie. Toutefois il y a une différence de taille entre elle et les autres arts, car, au lieu que les autres artistes procèdent par la création d’œuvres matérielles, le philosophe, lui, façonne immédiatement la matière même de la vie. Cette différence est si importante que, malgré la forte parenté entre la philosophie et les autres arts, sa méthode doit être très originale. Il faut donc aborder dans son originalité la question de savoir comment s’y prendre pour inventer et réaliser en soi la vie belle au plus haut degré.

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Par plusieurs aspects, l’art de philosopher demeure parent des autres arts. Quelle valeur ceux-ci ont-ils dans la création de sens ?

On constate déjà que si, en restant trop prise encore dans les modes techniques de penser, la recherche hédoniste des plaisirs demeure insatisfaisante, c’est surtout parce qu’en n'exigeant des plaisirs qu’un sens relatif, qu’une satisfaction momentanée et partielle, elle ne parvient pas au sens plein de la véritable beauté, et ne façonne pas sa propre vie entière dans cette perspective. Or, dans la mesure où la vie a pourtant un sens au-delà de la satisfaction de chaque désir particulier, et même en cette satisfaction, d’où l’hédoniste le tire-t-il ? Certes, l’instinct vital le lui donne dans une certaine mesure, mais de façon générale seulement. Certes, les divers plaisirs le lui apportent de façon plus particulière, et remplissent concrètement sa vie. Mais qu’est-ce qui détermine ses choix de certains plaisirs plutôt que d’autres ? Il peut suivre la tradition, qui lui représente certains plaisirs non seulement comme accessibles, mais comme plus grands ou plus désirables. De plus, cette tradition lui offre également, comme à tous, des modèles de comportement pour la vie entière aussi bien que pour les activités plus particulières. Mais ces modèles, sous quelle forme les reçoit-il? En dehors des fins utilitaires et des instructions fournies par les techniques, qui distribuent le sens selon leurs inventions, ils apparaissent sous la forme de représentations ambiantes dans chaque milieu social et dans chaque culture, et exercent une sorte d’attrait qui pousse à les adopter et à s’y conformer, souvent plus que par simple conformisme. Ces représentations séductrices donnent en effet un sens aux modes de vie qu’elles promeuvent, et ont par ce trait la nature des œuvres d’art, bien qu’elles restent d’habitude dépourvues de la parfaite beauté des chefs-d’œuvre. L’important est que, même si leur côté rudimentaire les empêche de contenter les esthètes, elles plaisent aux sensibilités ordinaires. Ces œuvres mineures et moins originales, tirant généralement leur sens d’autres œuvres plus inventives et puissantes qu’elles imitent en les affaiblissant, sont ce que nous nommons des clichés. Ceux-ci jouent un rôle essentiel dans la société, en donnant du sens aux divers aspects de la vie commune, et en permettant notamment la préparation de ces plaisirs propres à chaque culture dont l’hédoniste tire l’essentiel de la substance de sa vie. Ainsi, même pour ceux qui ne se passionnent pas pour les arts, ces derniers produisent à leur insu les représentations qui donnent sens à leur vie. Mais en tant qu’ils en vivent pourtant, ils les reçoivent sous une forme insaisissable pour eux, qui ne leur permet pas de se les approprier de manière active.

Ce sont les désirs qui produisent le sens, et non l’inverse, disions-nous. Pour créer du sens, il faut donc former les sentiments. Or, contrairement à l’artisan, l’artiste ne vise pas à fabriquer des outils, mais justement à produire du sens, ce pourquoi il doit s’appliquer à former les sentiments, même lorsque c’est par l’intermédiaire de la création de l’œuvre matérielle qu’il procède. Et en observant les arts, c’est bien ce que nous constatons. Quant à l’art de philosopher, nous l’avons conçu comme un art de vivre, voire comme l’art de vivre par excellence, l’art de vivre entièrement réfléchi, si bien qu’il ne peut se contenter d’agir sur les sentiments par un moyen différent d’eux, mais qu’il doit agir essentiellement en eux et par eux. Par conséquent, il opère essentiellement dans ce milieu qu’on peut nommer l’intériorité parce qu’il est intérieur au vécu, le lieu même du sens. Or, quoique en relation intime, le monde des choses et celui des sentiments sont très différents. C’est pourquoi il nous paraît naturel que, pour connaître la nature, les hommes aient choisi comme modèles les choses apparaissant comme des unités discrètes, singulières et séparables — même si bien d’autres choses familières comme l’eau, l’air ou la lumière ne correspondent pas à ce modèle et doivent y être adaptées tant bien que mal. C’est très certainement parce que notre attention est d’habitude orientée principalement vers le monde physique que nous sommes portés à tenter de concevoir également le monde intérieur sur ce modèle, recherchant notamment les plaisirs comme des choses bien distinctes les unes des autres, et recourant à la planification dans cette recherche à l’instar de l’hédoniste. Un examen plus attentif nous apprend rapidement que les sentiments ne se laissent pas ainsi séparer et assembler comme les choses telles qu’ordinairement conçues — ni ne se confondent comme les fluides d’ailleurs. L’artiste le sent bien lorsqu’à l’intersection des deux mondes, en quelque sorte, il travaille son œuvre et s’efforce de lui donner à la fois la forme matérielle d’une chose très individuelle, et celle, bien différente en principe, qui correspond aux sentiments exprimés. Pour la première, il peut mettre en œuvre des techniques plus ou moins éprouvées, directement enseignables, alors que pour les seconds, il lui faut une autre méthode recourant à une évaluation sensible et au goût (auquel on ne peut éduquer que de manière indirecte, par ce qu’on pourrait appeler énigmatiquement la réflexion réfléchie). Dans cette méthode, à l’usage du calcul se substitue l’intervention principale de l’imagination, avec une forme de « logique » différente, propre à l’évaluation sensible, où la cohérence signifie un accord sensible et où la consistance correspond à la puissance de conviction du sens.

Pour mieux saisir la différence des perspectives intérieure et extérieure, revenons aux raisons pour lesquelles la planification hédoniste reste insatisfaisante pour le philosophe. Ce n’est certainement pas parce que celui-ci condamnerait la recherche des plaisirs, à cause d’une infériorité morale qu’il leur reprocherait. Dans la perspective du sentiment, les plaisirs, en tant que satisfaction des désirs, sont nécessairement bons puisque les désirs sont les principes ultimes d’évaluation. Il se peut pourtant qu’un plaisir pour un désir soit un déplaisir pour un autre, et qu’il soit donc, respectivement bon et mauvais, quoique jamais condamnable en tant que plaisir, puisque, comme tel, il se réfère au désir qu’il satisfait. Si je pouvais m’abîmer dans un seul plaisir, étant réduit à un seul désir, comblé, je serais ainsi parfaitement heureux, rien ne pouvant, de l’intérieur au moins, contester mon sentiment. La situation se complique du fait que je suis en fait un complexe d’une multitude de désirs divers. Par là, je suis capable, dans la durée, successivement, mais également au même instant, simultanément, de beaucoup de plaisirs et de peines discordants. Cette discorde, la recherche hédoniste tente de la faire diminuer en multipliant les plaisirs divers, en satisfaisant tour à tour la plupart de ses désirs, en privilégiant les plus puissants ou insistants et en renforçant si possible les plus aisés à satisfaire. Dans la mesure où cette méthode peut être efficace, elle est certainement aussi raisonnable. Nous avons vu que son défaut venait de la conception des plaisirs comme de choses assez clairement distinctes entre elles pour être traitées largement à part les unes des autres, et agencées selon des relations extérieures ou objectivement considérées, comme bien sûr la simple succession, en tenant éventuellement compte par exemple d’une part de leur compatibilité pour les réunir et les faire se suivre sans inconvénient, et d’autre part de leurs contrastes pour les mettre réciproquement en valeur. La planification procède ainsi abstraitement, à partir d’une connaissance générale, tirée de la tradition et de l’expérience propre, et selon une cohérence logique différente de celle, concrète, du sentiment. Cette technique laisse de nombreux trous entre les plaisirs considérés, et laisse de côté les désirs qui lui échappent ou lui résistent. Voilà pourquoi ce type de projet échoue à donner au sens une forte consistance : il fait éclater la vie en une multiplicité de sens partiels relativement indépendants les uns des autres, si bien qu’il laisse ainsi place à une insatisfaction ambiante. Il n’est donc pas étonnant que le chaos des sens qui en résulte à divers degrés soit aussi propice au sentiment de l’absurdité de tout. Dans ces conditions, aux yeux du philosophe, l’échec de ce mode de vie signifie la nécessité d’entreprendre d’une tout autre façon la recherche d’un sens réellement satisfaisant et consistant, et d’inventer un véritable art de vivre, l’art de philosopher.

L’art de l’artiste créateur d’œuvres d’art a-t-il à son tour des limitations justifiant la recherche d’un autre art ? Le défaut du passage par l’intermédiaire de l’œuvre matérielle s’entrevoit aussitôt : il introduit dans l’expression du sens une étape caractérisée par un rapport extérieur appelant l’intervention d’un travail et d’opérations techniques dans la confection de cet objet matériel qu’est l’œuvre. Dans tous les arts, ces aspects techniques jouent un rôle important, raison pour laquelle ils font l’objet principal de la formation de base des artistes, où ils représentent le côté artisanal du métier. Cette importance des connaissances techniques est particulièrement évidente dans un art tel que l’architecture, qui d’ailleurs peut même être pratiqué de façon purement utilitaire, sans souci de la dimension artistique. Bien que cette partie technique soit étrangère à la création du sens proprement dite, cela n’empêche pas qu’elle puisse être utile et peut-être indispensable à son expression. En tout cas, à des degrés divers selon les arts, elle implique un travail qui mobilise une partie non négligeable de l’activité et de la vie de l’artiste, le plaçant dans le mode de rapport extérieur propre aux techniques, avec la division des tâches, la subordination des moyens à des fins présupposées, ainsi que l’agencement d’entités séparées devant être reliées de l’extérieur et la prédominance du futur sur le présent. Par ce côté de la fabrication de l’œuvre, les arts du beau ont bien les faiblesses des techniques et du travail, au point qu’elles affectent souvent la consistance du sens et favorisent la production de clichés. Certes, ces faiblesses peuvent être surmontées, mais elles présentent des risques constants pour la création artistique, obligeant à un effort continu afin de soumettre les préceptes techniques aux exigences de l’expression du sens et de son invention. Ce n’est pas tout : cette expression à son tour a ses dangers propres, dont le premier est précisément celui de la soumission aux techniques, qui introduisent notamment la séparation entre la fin et les moyens, sous la forme ici de la division de l’opération en deux temps : premièrement la découverte du sens, et deuxièmement la recherche de son expression, cette procédure incitant à signifier formellement le sens, considéré comme déjà plus ou moins partagé entre l’artiste et son public, plutôt que de l’exprimer vraiment. Ainsi, on voit des artistes religieux se contenter d’illustrer les dogmes et les préceptes moraux de leur religion, ou des artistes militants répétant les enseignements d’une idéologie en la transposant abstraitement dans les formes convenues de leur art. C’est ce penchant principalement qui pousse à produire des clichés, le sens signifié n’étant ni créé ni véritablement exprimé, mais seulement symbolisé par imitation d’expressions antérieures, et supposé déjà ambiant et donc compris d’avance. Le cliché ne vient-t-il pas largement en effet de la propension à référer au sens plutôt que de l’exprimer ? — Néanmoins, malgré ces dangers qui découlent de difficultés internes à l’art et ne peuvent être écartés simplement, mais doivent être affrontés sans cesse, les chefs-d’œuvre prouvent que l’expression artistique peut parfaitement réussir. Cette expression ne serait pas possible si elle ne pouvait reposer sur une correspondance intime, sensible quoique insaisissable abstraitement, entre la perception des choses et les sentiments qui la constituent de l’intérieur. Grâce à cette affinité, la figure, ou l’apparence, ou le visage de la chose appelle naturellement le sentiment adéquat, et donne à l’œuvre son sens. Or ce sens exprimé par la chose matérielle n’est-il pas identique à sa beauté lorsqu’il est éprouvé comme plein, entièrement cohérent et consistant, comme la perfection de la chose, dont la jouissance est entièrement dans sa contemplation ? Quand on réfléchit à ces moments de plénitude esthétique, ne voit-on pas que c’est la vie du contemplateur qui se découvre comme ayant alors, elle aussi, parfaitement sens ? Un tel moment pourtant, comme celui de l’extase, si suffisant et éternel en lui-même soit-il, passe, laissant certes la trace de ce sens qui se diffuse au-delà dans la durée, mais disparaissant dans sa plénitude. Quand, à propos d’une œuvre parfaitement belle, je repense à la joie que m’a donnée sa contemplation et en éprouve la nostalgie, ne dois-je pas avouer pourtant que, quelle que soit pour l’art de vivre l’importance de ces œuvres sublimes, la vie les déborde et appelle encore un véritable art de vivre au-delà de l’art qui les crée ? — Je ne veux pas dire, évidemment, que cette limitation de l’art producteur d’œuvres matérielles expressives soit dépassée et abolie par la philosophie considérée elle-même comme créant des œuvres, notamment celles que notre tradition conserve sous le titre de cette discipline dans nos bibliothèques. Car ces écrits, ces œuvres littéraires, ont entièrement la même nature que les autres œuvres d’art en tant qu’elles visent aussi à l’expression du sens le plus parfait ou le plus plein, et conduisent lorsque l’interprétation en réussit à l’éclat de la compréhension, de la saisie de ce sens dans son expression, qui est également une contemplation. Ce moment contemplatif, aussi étendu soit-il, passe également, et si loin qu’il se diffuse dans la durée, il ne renferme pas non plus en lui la vie, de telle sorte que les œuvres de la philosophie, préparant l’art de vivre, laissent aussi place à l’art de philosopher qui, étant entièrement intérieur, les déborde toujours.

En outre, examinez tous les arts visant la création d’œuvres, dont l’art de la littérature ou du discours philosophiques, et vous verrez qu’ils procèdent en deux temps principaux : d’abord celui de la recherche et du travail de création, puis celui de la réalisation ultime, où l’artiste laisse l’œuvre agir par elle-même et lui accorde ainsi son autonomie. Nous reconnaissons dans ce rythme, sinon celui de la planification, celui du projet soumettant le présent du travail au futur de la réalisation, où la fin sera atteinte et mettra fin au projet, quitte à faire place à un nouveau. Le mouvement de la création artistique ne répond-il pas ainsi au modèle du désir compris et ressenti comme manque et tentative de remédier dans la fiction d’une future plénitude à ce manque présent ? Certes, une fois l’œuvre créée, si elle est réussie, elle agit au présent, cependant le projet de la créer a disparu au moment où il s’est accompli.

Pourtant, s’agissant de l’invention du sens, le rapport au projet et le rôle de celui-ci sont différents de ce qui se passe dans les techniques, et (en dehors des aspects techniques de l’art) la séparation de la fin et des moyens et la stricte division du travail ne peuvent avoir lieu dans ce projet (ou dans sa partie essentielle, proprement artistique), l’appui d’une fin déjà déterminée manquant, puisqu’elle n’apparaîtra qu’à la fin, au moment où le sens sera rendu manifeste par la réalisation même du projet. On ne peut prétendre pour autant que le projet de l’artiste n’ait aucun but, aucun sens, ce qui reviendrait à l’abolir tout simplement pour y substituer une pure errance (si cela peut exister). Car, il est vrai, le projet de trouver ou d’inventer un sens a déjà un sens, celui-là même d’inventer un sens, bien qu’il soit indéfini. On peut naturellement se demander si le sens recherché est bien celui du projet lui-même, car sinon, il suffirait de distinguer le sens recherché du sens du projet de le rechercher pour faire disparaître le paradoxe. Mais c’est encore l’esprit technique, je crois, qui nous inspire une telle distinction, afin de pouvoir étendre ici sa méthode. En revanche, pour l’artiste, l’œuvre à créer n’est pas séparable de son sens, et le projet est bien de créer cette œuvre dont le sens apparaîtra avec elle. Autrement dit, le sens du projet sera lui-même donné par l’œuvre. C’est par elle aussi uniquement que le projet sera justifié (ce qui n’est pas le cas pour les produits des techniques). Il n’est donc pas possible de déduire en quelque sorte la définition de l’œuvre à partir du sens du projet, ou, en d’autres termes, de la définition de sa fin. C’est sans doute la raison pour laquelle l’artiste reste incapable de définir véritablement son projet jusqu’au moment où il a conçu l’œuvre, et où il peut éventuellement, dans des cas assez rares, confier l’essentiel du travail de sa réalisation matérielle complète aux ressources de la technique. Il est étrange pour l’esprit technique de voir le projet lui-même prendre davantage de consistance à mesure qu’il se réalise, le tout, l’œuvre projetée et le projet avançant et se définissant de concert.

Ce trait du projet artistique ne nous rapproche-t-il pas de l’idée du projet que nous avancions en envisageant qu’il puisse dépendre d’un désir qui ne se définisse pas par le manque, ni n’entraîne la dissolution du présent par le futur, puisque, à chaque instant, d’une certaine façon, le sens est déjà présent et préside à sa propre transformation ? Mais précisément, d’une autre façon, il semble aussi se manquer à lui-même, jusqu’au moment où il parvient à s’affirmer. L’art de philosopher parvient-il à modifier ce rapport ?

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Le projet philosophique semble demander, paradoxalement, de rendre présent le présent. Mais le présent n’est-il pas toujours, par définition, présent ? En revanche, il est vrai qu’il peut être plus ou moins présent, et que notre paradoxe pourrait se résoudre en précisant le sens de notre formule, notre but pouvant être décrit comme découlant de l’exigence d’intensifier le présent. Cette expression a l’avantage de situer immédiatement ce projet en son lieu propre, celui de l’intériorité. En effet, dans le monde extérieur, physique notamment, les choses sont présentes ou non, et non pas selon une intensité quelconque, sauf si on se laisse influencer par un langage inadéquat, quoique inévitable, et qu’on imagine qu’une température de 30° est plus intense qu’une température de 10° parce qu’elle paraît plus chaude à nos sens. On se ravisera en revanche là où la différence devient évidemment sensible, et l’on refusera de dire que, à tel degré, cette température, physiquement envisagée, devient brûlante ou douloureuse. Si le présent peut être plus ou moins intense, n’est-ce donc pas parce qu’on le réfère au sentiment ? Car ce sont les désirs qui se manifestent par leur intensité. Osons même l’affirmation que seuls les désirs ont une intensité, et qu’on ne l’attribue aux autres choses que par rapport à eux. Ainsi, pour revenir à notre exemple, chaud et froid se réfèrent à un sentiment, et il est évident que la brûlure, la douleur liée à une certaine chaleur, signifie l’aversion impliquée dans cette sensation.

Le projet de rendre plus présent le présent suppose que nous estimions faible le présent actuel par rapport à ce présent fort que nous désirerions à sa place. Cette idée n’implique-t-elle pas que nous considérions notre présent comme affaibli, rendu plus faible qu’il ne pourrait l’être ? Et si nous nous souvenons de ce que nous avons dit du rapport entre le présent et le futur, il semble bien probable en effet que la tension ordinaire de notre désir vers le futur ait comme dévitalisé le présent lui-même. L’attention s’est détournée du présent pour viser le futur, et le présent ne l’attire plus, et passe davantage inaperçu, à peine senti. Dans l’action habituelle, en effet, nous nous élançons vers un but à atteindre dans le futur, et c’est vers lui que nous regardons. C’est ainsi que l’archer vise la cible, et ne voit presque plus qu’elle, tendu vers elle comme lui paraît l’être sur l’arc sa flèche qu’il désire ardemment voir fichée dans la cible. Celle-ci efface pour lui le reste du monde, à part les éléments servant aux calculs pour l’atteindre, et elle devient elle-même abstraite, se référant seulement à son action, ou plutôt au schéma de son action, dont elle est le tout ou seulement un moment si le but définitif se situe au-delà, exigeant de viser une série de cibles. Dans cette attention au futur, non seulement le présent est comme dévitalisé, mais le futur ciblé lui-même reste pauvre dans la mesure où l’intensité du désir qui le vise s’y concentre presque comme en un point. Le présent est là certes, comme l’archer tendant son arc, et il est la condition même de toute l’action, mais il semble pourtant entièrement suspendu à ce futur, comme si le désir s’y était entièrement projeté et s’y était comme perdu, ayant presque abandonné son propre présent.

Pour intensifier le présent, il faut donc en quelque sorte y revenir. Je vois deux sens dans lesquels il a été plus ou moins effacé : d’abord, le désir décrit s’est lui-même comme absorbé dans le futur désigné par sa cible, ne conservant que ce qui correspond au schéma de l’action à accomplir ; ensuite, c’est la lutte entre plusieurs désirs qui écarte certains d’entre eux, voire tous, d’un rapport direct et entier avec le présent. Il semble y avoir par conséquent deux manières d’intensifier le présent : ou bien, dans le désir ciblant le futur lui-même, par l’intensification de la réflexion sur lui-même par laquelle il retrouve sa propre réalité présente ; ou bien par l’intensification des désirs à travers le système de ceux qui constituent également ce présent. Mais bien sûr, pour cela, il faudrait savoir comment intensifier un désir, au cas où cette opération serait possible et pourrait devenir l’objet d’un art.

Commençons par nous demander comment le désir en vient à atténuer son rapport au présent en se concentrant sur le futur vers lequel il se projette. En un sens, il se distrait de lui-même, soit par une influence extérieure, soit de son propre mouvement. Puisque le désir est foncièrement réflexif, qu’il se connaît et s’affirme lui-même, et que par suite, s’affirmant, il affirme son présent, sa distraction correspond à une diminution de sa réflexion, comme s’il se tirait ou se voyait tiré en partie hors de sa réflexion — car il ne peut sans doute pas cesser tout à fait de se réfléchir sans se trouver dépouillé de son affirmation ou de sa puissance d’affirmation et cesser par conséquent d’être un désir. A ce propos, ne pourrait-on pas faire l’hypothèse que la projection même du désir vers le futur (voire vers le passé), sa sortie du pur présent par ce mouvement, représente déjà pour lui une certaine faiblesse ? Cette hypothèse correspondrait assez bien à l’expérience, car si je désire des fraises, la puissance parfaite de ce désir serait de se réaliser sur le champ et de me présenter aussitôt ces fraises. C’est faute d’y parvenir qu’il renvoie cet accomplissement dans le futur, dans lequel il se projette et engendre par là peut-être comme une sorte de lieu (ou de temps) pour une réalisation fictive qu’il cherchera à rendre effectivement réelle. Voilà comment sa faiblesse le conduirait à se distraire de lui-même, en inventant un détour pour sa propre réflexion. Dans ce cas, rendre la réflexion du désir présente reviendrait à le réaliser. Et si cette réalisation doit passer par la fiction du futur, alors la distraction ne serait pas une voie par laquelle le désir perd sa réflexion, mais celle par laquelle il l’accomplit.

Ici, je m’arrête un moment pour une petite réflexion. Le lecteur s’étonnera peut-être du caractère de ma description, qui paraîtra très métaphorique, et procédant par personnification plus ou moins poétique du désir, en faisant un petit personnage qu’on traite en le connaissant par sympathie plutôt que par une démarche de caractère théorique ou scientifique. Oui, certainement. Mais souvenons-nous que, précisément, la perspective du désir est intérieure, qu’elle représente ce que nous connaissons de l’intérieur, les sentiments n’étant pas d’abord les objets d’une recherche armée de mathématiques et d’instruments d’observation objective. Ils sont ce qui fait que nous sommes vivants, nous sentant vivants, et non de simples objets de connaissance d’ordre scientifique. Et précisément, c’est par eux que nous sommes des personnes, pensant comme des personnes, de sorte que, même s’ils ne sont pas, eux, des personnes, nous n’avons pas en fait besoin de personnifier métaphoriquement nos désirs pour les comprendre de cette manière, qui est la leur authentique. Cette approche ne rend pas les choses moins rigoureuses ou plus faciles ; au contraire (peut-être, entre autres, parce que les désirs nous portent eux-même à la distraction, et à une certaine ignorance de notre propre vie).

En quelque sorte, le désir serait par nature magicien, il chercherait à réaliser directement son objet par son affirmation immédiate, par l’exercice direct de sa puissance dans sa seule expression directe. Ainsi, le magicien qui désire par exemple la mort d’un ennemi laisse s’exprimer son désir dans toute sa puissance, et le projette vers l’événement voulu en comptant le réaliser de ce seul fait, espérant voir la mort de son ennemi en résulter aussitôt. Par ce caractère magicien, le désir se montre tourné naturellement vers le réel ou le présent. C’est quand cette action immédiate ne réussit pas que le magicien cherche des moyens pour y parvenir indirectement. Et il est intéressant de constater qu’il les recherche d’abord du côté de l’expression elle-même, en tentant de renforcer celle-ci par des images, des sons, des gestes, des mots permettant de concentrer davantage la force du désir et de tenter d’utiliser également d’autres désirs, en les asservissant, par le commandement. Sinon, faute de pouvoir se réaliser directement, le désir doit bien se projeter plus loin et trouver des moyens plus étrangers. Et, à défaut de pouvoir rester dans le présent, dans la perception réelle, il semble se contenter d’une forme de perception atténuée et plus maniable, extrêmement agile même, l’imagination productrice de fictions, y compris de fictions utiles promettant la possibilité de réalisations futures effectives. Il existe cependant aussi une possibilité pour le désir de se contenter de satisfactions fictives et de se projeter, moins réellement, mais plus directement, dans des rêves ou rêveries.

Mais, vu que, considéré en lui seul, chaque désir tend à se réaliser aussitôt, tendant vers le présent sans passer par un futur introduisant une distance entre lui et son objet, et que c’est contraint seulement qu’il recourt à ces moyens indirects, on ne voit pas quel art pourrait être requis pour ramener un désir au présent, alors qu’il y tend déjà de lui-même de toute sa puissance. Ici, l’art de philosopher ne semble avoir aucune place, aucun sens. Il convient donc d’envisager le deuxième membre de notre alternative, selon lequel la lutte des désirs est responsable de cette faiblesse qui oblige à chercher une réalisation indirecte de certains d’entre eux, voire de tous.

Lorsque nous observons notre vie intérieure, nous constatons rapidement à quel point il est difficile d’y saisir des objets à la fois clairs et distincts. Le flou semble résulter aussi bien de l’obscurité dans laquelle certains de nos sentiments semblent se cacher et ne transparaître qu’à peine, que de leur confusion réciproque. Étant donné que les sentiments s’expriment d’eux-mêmes, on peut penser que l’obscurité dans laquelle ils se tiennent souvent, vient de leur difficulté à s’affirmer et à s’exprimer justement. Peut-être les plus faibles sont-ils étouffés par les plus forts et, vu la confusion régnante, sont comme absorbés par eux à divers degrés. Le phénomène de la lutte des passions est si évident qu’il est remarqué, au moins dans son allure la plus générale, même de ceux qui ne sont pas très attentifs à leur vie intérieure, et rien n’est plus courant que l’image de la vie passionnelle comme d’une sorte de jungle dans laquelle seule une intervention extérieure, attribuée à une faculté morale et paisible nommée d’habitude raison, peut essayer, souvent en vain, de mettre un peu d’ordre en domestiquant autant que possible les passions. Sans discuter davantage cette image, retenons l’observation qu’elle illustre, et, notant que ladite raison se caractérise par un amour de l’ordre et de la paix, constatons qu’elle signifie dans cet usage du terme un sentiment ou un désir, ou plutôt un genre de sentiments et de désirs, que nous pourrions qualifier de moraux pour signifier qu’ils visent à ordonner les autres passions, c’est-à-dire à se les soumettre comme par une sorte de commandement. En développant l’image, nous pourrions distinguer ce type de désirs par le fait que leur magie s’exerce spécifiquement sur les autres sentiments, en les prenant pour objets. Leur pouvoir paraît leur venir de leur position, car ils semblent représenter comme le sommet d’une hiérarchie réflexive du monde des sentiments.

A supposer que cette magie des sentiments moraux puisse être efficace, alors, en tant que dominant ou visant à dominer les autres passions, ne forment-ils pas le lieu même de l’art de philosopher et les principes de cet art que nous cherchions ? En somme, le projet qui les définit est précisément de modeler la vie intérieure, de telle manière que l’ensemble de nos sentiments s’ordonne de façon cohérente et consistante, produisant le sens le plus satisfaisant, et partant la vie heureuse qui est le but de l’art de philosopher. Irons-nous jusqu’à identifier le philosophe au mage ou au magicien ? Peut-être, à condition d’ajouter qu’il serait alors le magicien de la vie intérieure. Nous l’avons comparé avec l’artiste producteur d’œuvres d’art. Comparons-le maintenant au magicien, cet artiste inversé. Car, au lieu de se tourner vers le monde extérieur pour y créer des œuvres destinées à agir sur les sentiments, le magicien ordinaire fait l’inverse : il utilise les sentiments pour produire directement des effets dans le monde extérieur, son intention regardant le pouvoir sur les choses. A l’opposé, pour le philosophe les sentiments ne sont pas seulement ce dont il part, mais également ce qu’il vise et ce à quoi il aboutit, sa démarche étant entièrement réflexive. Par ce rôle essentiel de la réflexion, il se tient plus radicalement dans le présent en vue de l’intensifier que le magicien qui, quoique impatient, renonçant à la voie des longues consécutions causales naturelles, veut faire pour ainsi dire exploser le présent pour sauter aussitôt dans le futur voisin où il aspire à voir se réaliser son désir le plus cuisant.

Le principal organe du rêveur, du magicien, de l’artiste et du philosophe, par lequel ou dans lequel ils projettent, conçoivent ou réalisent leur intention, est l’imagination. Toutefois, non seulement celle-ci joue un rôle différent chez chacun d’entre eux, mais elle prend également des sens différents sous la parenté indiquée par le terme commun. Le point commun, c’est d’un côté le fait que les images produites sont similaires aux perceptions, quoique plus faibles, moins résistantes, plus maniables par la volonté que ces dernières qui se caractérisent au contraire par leur résistance aux modifications que nous pourrions vouloir leur imposer par la seule volonté. Le rêveur profite de la docilité de l’imagination par rapport à nos désirs pour chercher à transporter autant que possible sa vie en elle, et la développer pour elle-même, en oubliant le plus qu’il peut la réalité extérieure qui s’impose néanmoins par la perception, perturbant sans cesse sa vie de rêve, où il essaie de se maintenir dans un présent fragile, mais pourtant actuel tant qu’il arrive à le faire dominer sur les agressions irrépressibles de la perception. Le magicien en fait au contraire une sorte d’arme, qu’il aimerait forger pour la rendre efficace dans le monde même des perceptions, afin de transformer celui-ci qui l’intéresse en premier lieu, pour le conformer à ses désirs en lui commandant et lui imposant presque directement ses volontés, c’est-à-dire en agissant par l’intermédiaire de sa seule imagination travaillée pour pouvoir lutter directement avec les perceptions. L’artiste en revanche ne nie pas la puissance du réel et de la perception, qu’il étudie en vue de l’utiliser en la retravaillant par l’imagination afin d’en faire le moyen de créer les modèles des œuvres extérieures, produites selon les lois naturelles, destinées à être les expressions de sentiments capables de donner sens à la réalité naturelle ou plutôt à la vie réelle. Quant au philosophe, je me figure qu'il imagine pour créer des fictions, dans lesquelles il vit, parce qu’elles mobilisent et modifient ses sentiments ; il crée par l’imagination des modèles de vie expérimentés dans des imitations de situations réelles possibles ; il déconstruit et reconstruit les perceptions elles-mêmes, les assouplissant et les soumettant davantage à nos désirs ; il invente des sentiments et des ordres de sentiments, engendrant réellement ceux-ci à quelque degré ; il recompose sans cesse la vie de manière à en produire le sens le plus parfait, comme l’artiste le fait pour ses œuvres, mais dans la matière même de la vie ; il en fait le lieu de réflexion dans lequel la vie et son sens s’inventent toujours dans un présent qui se projette vers un futur qu’il ne cesse de comprendre en lui, et il rend ainsi présent ce présent au lieu de se laisser rendre absent par ses propres futurs ; il crée le sens de sa vie, des éléments, des épisodes et des sentiments qui la composent en les comprenant dans des sortes d’ambiances constituant ce sens. Son imagination n’est plus une sorte de faculté extérieure à la faculté de percevoir, de sentir, d’éprouver. Elle se retrouve et se réfléchit comme objet du désir, comme moment constitutif de la perception et de la réalité mêmes.

Mais dans cet usage de l’imagination, comment s’y prend-il ? Quel est son art ?

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L’image de la lutte anarchique des passions et de l’intervention indispensable d’un principe d’ordre, raison ou volonté, pour la surmonter et donner sens à la vie, la figure du cavalier maîtrisant son cheval, l’homme raisonnable domptant la bête brute, revient toujours dans la réflexion morale lorsqu’il s’agit de penser la manière d’ordonner la vie et de lui donner sens. Cette représentation attirante par sa simplicité est pourtant trompeuse, présupposant le problème résolu pour l’essentiel, puisque le sens est considéré comme déjà donné dans le principe directeur d’une volonté raisonnable, tandis que les passions en concurrence entre elles sont vues comme entièrement distinctes de ce qui doit les maîtriser et sans influence sur lui. En réalité, la raison ou la volonté doit bien être conçue comme passionnelle à son tour, et la lutte des passions est déjà toujours une lutte pour le sens. Alors que l’image de la domestication des passions par la raison suppose d’un côté que nous sommes plutôt un centaure qu’un cavalier entièrement différent de sa monture, car nous devons bien nous représenter comme régis par les passions et désireux de sens à la fois, elle nous porte de l’autre côté à nous penser comme essentiellement le principe un, opposé à la multitude chaotique en nous, comme si nos passions nous étaient plus étrangères que notre raison ou volonté. De cette façon, l’effort pour instaurer l’ordre en nous se présente comme celui de notre véritable identité cherchant à s’imposer à des parties de nous relativement étrangères. Nous sommes donc incités à croire que, pour savoir ce que nous devons vouloir (et que nous voulons déjà à vrai dire), il suffit de nous concentrer sur la voix de la raison au fond de nous, avant d’imposer notre autorité à cette partie anarchique en nous qui n’est pas vraiment nous-mêmes, imitant ainsi le roi sage commandant fermement à son peuple. En fait, c’est tout autre chose qui se passe : chacune de mes passions dit « moi », avec d’autant plus de conviction qu’elle parvient à dominer davantage, et dans cette même mesure, elle s’affirme comme ma volonté commandant l’action, comme ma raison la justifiant et comme mon désir révélant le sens. La difficulté de l’art de philosopher vient de ce qu’il ne se joue pas au-dessus de la lutte des passions, mais à l’intérieur d’elle, sans principe supérieur déjà établi auquel il suffise de se référer. Car en dehors de mes passions, je n’existe simplement pas. Puis-je dire « moi » sans que ce soit un désir qui s’affirme ainsi ? Heureusement, si je n’existe pas hors de la lutte de mes passions — c’est-à-dire des passions que je suis, et non de celles dont je serais le propriétaire, en étant moi-même distinct —, en revanche cette lutte n’est ni purement chaotique, ni dénuée de sens, elle est même, au contraire, une lutte en vue du sens, dans laquelle mes passions s’ordonnent et se hiérarchisent aussi, comme cela arrive d’ailleurs dans la pensée morale la plus raisonnable, la délibération.

Nos désirs sont irréductiblement multiples, innombrables en ce sens qu’on ne peut les compter, déjà parce qu’ils n’ont pas entre eux les distinctions nettes qui en feraient des entités discrètes, comptables. C’est dire aussi qu’ils s’interpénètrent, sans pour autant se confondre simplement, en participant les uns aux autres, tout en pouvant s’opposer autant que s’unir. Si nous n’avions le sentiment de ces relations en observant notre vie intime, nous pourrions en avoir le sens en observant les œuvres d’art, qui présentent une sympathie analogue de leurs éléments composants, à la fois distincts et impliqués les uns dans les autres, dans leurs harmonies comme dans leurs contrastes et dissonances. Or, puisque mes désirs c’est moi, je suis à la fois un et multiple de cette façon. La lutte de mes passions, ce n’est pas celle qui m’opposerait, moi, dans un camp, avec quelques alliés peut-être, et les autres, en face, puisque je ne suis pas indépendant d’elles. Pourtant, je ne suis pas non plus une collection d’individus séparés, en rapport extérieur, mais bien l’union différenciée de tous mes désirs. Et parmi eux, il y a une hiérarchie, ni rigide ni immuable, mais floue ici, plus tranchée là, changeante, plus ou moins stable souvent, se modifiant rapidement parfois. Et dans leurs rapports, ces sentiments s’unissent, se confondent parfois, se distinguent, s’opposent ou s’allient. L’ensemble qu’ils forment et que je suis a une cohérence plus ou moins forte, se compose d’autres ensembles plus ou moins solidaires, ma personne étant formée de plusieurs personnages ou personnes plus particulières, qui se font discrètes ou dominent à leur heure. Le désir dominant s’affirme comme la volonté de ma personne ou de mes personnages, et elle s’impose, et je m’impose et m’unifie en elle. Mais ce désir n’est pas, lui non plus, une entité parfaitement distincte. Il rassemble en lui bien d’autres désirs, non simplement soumis, comme certains le sont et s’affirment bien comme distincts, voire opposés, mais assimilés avec plus ou moins de cohérence (au sens de la cohérence des sentiments), cette volonté étant par là plus ou moins forte, déterminée et cohérente. Mon projet de vivre d’une certaine manière, de transformer mes sentiments en conséquence, de sorte à donner le sens le plus éclatant à ma vie, n’est pas la volonté tyrannique d’un atome spirituel que je serais ou qui serait moi, et qui imposerait sa loi à toutes mes passions, mais un désir dominant formé dans le jeu complexe des relations de tous mes sentiments, se réfléchissant et voulant se donner le sens le plus cohérent et consistant possible.

On voit à quel point ce projet est circulaire, visant à former celui-même qui le forme. Il n’a pas de point d’appui ni d’origine à l’extérieur de lui-même. Il ne peut commencer à neuf, à partir de rien sinon un pur désir sans présupposé. Je ne le conçois pas en prenant distance de ce que je veux modifier, en me retirant dans une sorte de pure intention dégagée de tout, prête à prendre un nouveau départ, laissant tout derrière soi. Mon projet est né au contraire dans l’histoire qui est non seulement la mienne, mais que je suis, qui m’a formé, et mon projet en elle. Je peux certes désirer m’en libérer dans une certaine mesure, mais seulement dans un processus qui en fait encore partie, qui en est la suite. Ma réflexion, dont je remarquais qu’elle doit englober à présent mon futur, doit assumer également mon passé, quoiqu’il ne s’agisse en aucun cas de m’y résigner, évidemment, puisque je veux au contraire me modeler moi-même jusqu’à donner à ma vie, à toute ma vie, un sens éclatant. Pour exprimer le paradoxe d’une telle entreprise, ne pourrais-je pas dire que ce dans quoi je m’engage soit en quelque sorte le projet d’un art de philosopher comme art du projet philosophique ? — Peut-être.

Vu l’exigence pour notre art de se développer entièrement à l’intérieur du jeu des passions, il reste une objection de taille à aborder. Car visant la parfaite réflexion, cet art ou ce projet s’oppose à un obstacle apparemment insurmontable, le fait que notre vie intérieure paraisse échapper pour une large part à notre connaissance, non seulement faute d’avoir été suffisamment étudiée, mais surtout par sa nature même, et par une sorte de contradiction en elle. S’il est vrai que nos désirs soient nos principes de réflexion, et dans cette mesure de la connaissance d’eux-mêmes, il semble que tous nos sentiments devraient se connaître, et qu’ils devraient constituer un monde de parfaite clarté et lucidité. Or ce n’est évidemment pas le cas, puisque nous sommes au contraire frappés de l’obscurité de notre vie intérieure lorsque nous voulons l’observer. Combien avons-nous d’illusions sur nos propres sentiments ! Il n’y a peut-être rien sur quoi nous soyons plus portés à nous tromper. C’est au point que bien des psychologues y voient le domaine privilégié des causes inconscientes, des pulsions ou désirs qui nous déterminent en se cachant et, pire encore, en se déguisant. Or l’art de philosopher implique la plus grande lucidité, ou à défaut sa recherche, sa culture. Mais, ici non plus, nous n’avons pas de lumière extérieure à celle de nos sentiments pour les éclairer. Il faut donc partir de la clarté incertaine de nos sentiments pour la faire augmenter. Et peut-être, pour commencer, une réflexion sur les raisons de l’obscurité dans laquelle restent cachés ou travestis nombre de nos sentiments est-elle utile. Que pouvons-nous donc remarquer sur ce point à partir de notre expérience intérieure elle-même ?

Le plus étonnant à ce sujet est la fréquence avec laquelle un regard extérieur semble plus pénétrant pour saisir les sentiments d’un autre, déduits de ses expressions, gestes, paroles et actions, que la propre connaissance directe que celui-ci en a lui-même. Un musicien critique un collègue, se fâche de ses défauts, m’en citant beaucoup, qui me paraissent de peu d’importance ou peu pertinents pour mettre en cause ses talents. Il se fâche d’autant plus que je ne leur donne pas le même poids que lui et qu’il sent à quel point c’est en vain qu’il s’efforce de me convaincre. Je le soupçonne d’être jaloux, et il s’en défend avec la plus grande vivacité. Malgré la sincérité de ses protestations, son comportement me paraît confirmer mon impression ; et finalement, bien plus tard, il m’avoue lui-même qu’en y réfléchissant en d’autres circonstances, il a découvert que j’avais raison. Il y a mille cas de ce genre, et ils m’incitent à me défier de ce que je pense percevoir clairement de mes propres sentiments face à l’observation d’autres qui contredisent la mienne, pourtant intime. Dans ces conditions, il n’est pas incompréhensible que, marqués par ces exemples, bien des psychologues se fient à des observations objectives plutôt qu’à l’expérience vécue, parfois presque jusqu’à son exclusion (à ce qu’ils croient du moins).

Je m’examine néanmoins à partir de mes propres sentiments et de leur réflexion, parce que je vois bien qu’il serait illusoire de m’imaginer avoir une autre source de connaissance, sur eux comme sur le monde d’ailleurs, tout en tenant compte de la manière dont la lutte, ou le jeu, de mes passions produit des déformations aussi bien que de possibles éclaircissements. Comment donc un sentiment qui s’affirme en moi peut-il me tromper sur ce qu’il est ? Si je pouvais le savoir, n’aurais-je pas le moyen de le rectifier, et ne disposerais-je pas d’une ressource essentielle à mon art ? Un indice pourrait m’être fourni par cet apparent avantage que peut avoir parfois l’observateur extérieur se fiant à une connaissance psychologique. Celle-ci en effet est imprégnée des mœurs et de la morale ambiante, de sorte que ses conclusions, explicitement ou non, connotent des approbations ou des blâmes imprégnant le langage, notamment psychologique, lui-même. Ainsi, lorsque dans mon exemple, je désignais le sentiment caché comme une forme de jalousie, j’impliquais, le voulant ou non, les connotations généralement négatives du terme. Or est-il étonnant qu’on se défende des accusations implicites de telles conclusions psychologiques ? Notre langue est l’un des instruments principaux d’une sorte de tribunal perpétuel de la morale commune face auquel nous devons sans cesse nous justifier. Et parmi nos personnages, nous en avons inévitablement un, plus ou moins dominant, qui joue le rôle de l’avocat, et qui a naturellement une compétence linguistique particulière, de sorte qu’il tend à régir sans cesse nos sentiments pour leur donner une allure conforme et défendable. Quoi d’étonnant à ce que ces plaidoyers, se préparant toujours, aboutissent à des interprétations déformantes de nos sentiments non irréprochables face à ce que nous considérons comme les exigences de la morale commune ? Mais ce déguisement linguistique correspond-t-il vraiment à une inconscience d’eux-mêmes des sentiments concernés, ou reste-t-il extérieur, non à nous, mais à eux ? Ce n’est pas la « jalousie » de mon exemple, qui ne se reconnaissait pas elle-même, tout en s’exprimant d’ailleurs suffisamment, mais l’avocat intérieur avec lequel je parlais, qui, chargé de contrôler la parole, refusait de lui appliquer ce nom. Il se peut aussi que, en deçà des procès formels du tribunal officiel, cette « jalousie » par exemple, indépendamment de son nom, soit évaluée négativement par les plus puissants de mes sentiments moraux, et qu’elle doive entrer dans une lutte avec eux pour s’affirmer, en recourant à la ruse, en cherchant à tromper ces autres sentiments sur sa nature, en se déguisant ou en tentant de se rendre invisible pour éviter d’être détruite réellement par eux. Alors, c’est une vision effectivement différente de ma vie intérieure que j’ai selon que je la perçois à travers mon personnage moral dominant, ou dans la réflexion propre de mes désirs dissidents.

Ce jeu de miroirs déformants entre nos désirs, venant du fait qu’ils ne se réfléchissent pas seulement eux-mêmes, mais s’interprètent réciproquement, selon la perspective de chacun, ne provoque d’illusion incorrigible que dans la mesure où nous tendons à prendre sur nous-mêmes le point de vue objectif simplificateur, élu comme critère unique. Sinon, sa constatation nous invite au contraire à prendre conscience des illusions nées des perspectives générales des sentiments les uns sur les autres, et nous permet de voir à l’inverse comment les sentiments moraux représentent un levier pour notre art de philosopher. Notamment, par sa puissance expressive, la langue accroît la puissance des désirs qui peuvent l’utiliser en faveur de leur propre expression, et avoir ainsi une plus grande influence morale sur les autres, l’art littéraire des philosophes devenant par là un auxiliaire important de l’art de philosopher (raison pour laquelle nous y recourons entre autres ici même).

La difficulté de s’installer dans la réflexion d’un désir particulier vient non seulement du fait que les désirs se réfléchissent les uns les autres, mais également du caractère flou de leurs limites propres. Ainsi, nous avons l’habitude, imprimée dans la langue, de distinguer entre les désir positifs et les désirs négatifs, ou aversions. Nous fiant à cette distinction apparemment évidente, nous tendons à évaluer positivement les premiers, et négativement les seconds. L’amour nous paraît bon, et la haine, mauvaise. Nous comprenons donc que l’amour s’affirme et s’évalue lui-même positivement, tandis que nous nous étonnons que la haine ne se condamne pas et ne se détruise pas elle-même. En réalité cette distinction n’est pas pertinente, et elle entraîne dans une quantité d’incohérences, qui ne sont pas celles de nos passions, mais de la vision abstraite erronée que nous en avons. En un sens, il est bien vrai que les désirs positifs s’affirment pleinement eux-mêmes. Mais les désirs négatifs ne sont pas des désirs contraires aux désirs positifs, s’opposant à eux, et se noyant dans des sortes de contradictions internes. Si nous entrons dans leur perspective, nous constatons qu’ils n’ont pas d’affirmation propre, pas même une affirmation opposée à celle des désirs positifs correspondants. Or manquant de cette affirmation propre, ils ne sont pas des désirs à part entière. En fait, ils se réfèrent bien à une affirmation, dont ils dépendent, quoique ce ne soit pas la leur directement, mais celle du désir positif dont ils ne sont qu’un aspect. Quand je hais quelque chose, et que j’explicite cette haine, c’est au fond l’amour sur lequel elle repose que je découvre. Car qu’est-ce que l’amour, sinon le privilège que j’attribue à l’objet aimé, le distinguant ainsi des autres et hiérarchisant ces derniers en fonction de l’aide ou de la nuisance qu’elles représentent pour elle ? De la même façon que cet amour principal entraîne des amours secondaires, dépendant de lui, pour ses alliés, il fait naître des haines pour ses ennemis, qui se justifient par lui ; et de la même façon que ces amours dérivés ne sont que des aspects de l’amour premier, ces haines en sont également d’autres aspects, qui ne contredisent en rien cet amour, mais en définissent le rapport à d’autres objets, découlant de sa même affirmation, de sa même évaluation, de sa même interprétation, de son même sens, malgré les apparences à première vue opposées. Là où de véritables oppositions apparaissent, et posent des problèmes moraux, c’est quand divers amours entraînent des amours et des haines opposés sur de mêmes objets, comme il arrive fréquemment. Et c’est ici, notamment, que l’art de philosopher est appelé à inventer de nouveaux sens pour une vie qui puisse être aimée à travers toutes les difficultés et oppositions qu’elle ne peut manquer de susciter sans cesse, si bien que l’art de philosopher ne peut aboutir à un état de repos sans perdre son sens et n’en plus retrouver.

Dans leur concurrence directe, les divers désirs, les divers amours, s’affrontent dans la lutte des passions telle qu’on l’entend d’habitude. Si l’on en restait à cette lutte frontale pour ainsi dire, la vie serait inévitablement le lieu des tribulations chaotiques, des tiraillements passionnels, des successions de plaisirs et de peines, du chaos des sens se défaisant sans cesse, des perspectives de bonheur toujours déçues, du malheur ordinaire qui en résulte la plupart du temps. Si l’art de philosopher, art de l’imagination notamment, comme tout art, ne peut consister à tenter de quitter simplement cette mêlée pour s’installer ailleurs, c’est-à-dire nulle part dans la réalité, ne doit-il pas s’attacher plutôt à démêler les hiérarchies des sentiments, et à produire des sens supérieurs unifiant en eux le chaos passionnel sans le supprimer ? Or cette hiérarchie qui nous intéresse est celle de la création du sens, dépendant à son tour de celle des niveaux de réflexion caractérisant les divers désirs, c’est-à-dire celle qu’établissent concrètement les sentiments moraux.

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Mais comment s’y prendre ? Nous avons vu qu’il ne pouvait s’agir de trouver les règles pratiques et les procédures de cet art, c’est-à-dire de le ramener à une technique, quoiqu’il puisse bien, comme tous les arts, recourir à des techniques selon ses besoins, et l’intérêt pour ces dernières n’est pas exclu, mais subordonné. Vu que, dans l’art de la vie sensée ou heureuse, il ne s’agit pas de trouver les instruments à donner à un agent qui la surmonterait et la façonnerait de l’extérieur, à la manière d’un artisan ou d’un ingénieur, nous avons plutôt cherché dans cette introduction à définir le problème que pose la compréhension du projet philosophique entendu comme visant précisément l’art de philosopher. Son côté déroutant vient de la différence entre la logique technique, symbolique, linguistique, linéaire, dominante dans notre pensée ordinaire explicite, et celle du désir, réflexive et circulaire, inassimilable dans la première. Pour cette raison, selon l’opinion commune, il nous semble qu’il faille commencer par placer devant nous les divers éléments du projet, faire le bilan de nos ressources, et décider ou non de nous y lancer, toutes choses pesées. La décision ainsi envisagée a lieu une fois tous ces aspects du projet éclairés, et elle est éclairée dans cette mesure, bien qu’elle-même reste dans l’obscurité, référant seulement au lieu nécessaire de la décision posé comme extérieur à ce sur quoi elle porte, à une volonté mystérieuse et comme magique. C’est pourquoi notre projet demeure incompréhensible, absurde, dans cette vision et cette attitude. Ne consiste-t-il pas à s’élancer au hasard, dans l’inconnu et l’obscurité ? Ne manque-t-il pas d’un agent distinct, pouvant prendre la décision de s’y lancer ou non, une fois l’objet du choix défini ? Et alors, ce projet est-il encore un projet, plutôt qu’une sorte de processus automatique dont on ne sait où il a commencé et qui échappe donc à toute maîtrise réelle, c’est-à-dire celle d’une volonté libre ?

Oui, dans notre projet, si nous le formons, c’est que nous y sommes déjà engagés, quoique nous puissions peut-être en arriver à former le projet paradoxal de nous en dégager. Car puis-je en prendre distance, me sortir pour ainsi dire des désirs qui m’y ont conduit et leur résister, ou les réorienter ? La logique courante l’exige, mais celle de mes désirs, qui sont moi, et hors desquels je ne suis plus, l’exclut. Certes, dans ce projet, je m’oriente, autrement dit, mes désirs s’orientent et donnent un sens à ma vie, à ma réflexion, à mon action, et ils s’orientent vers la poursuite et le perfectionnement de cette réflexion et de ma vie et de mon action, vers l’art de philosopher. Et c’est bien ce que je veux, car je veux effectivement ce que je désire, dans le sens où ce désir est mon désir dominant. Et oui, cette volonté est celle d’une maîtrise de ma vie, qui est l’art de philosopher. Et mon projet lui-même, dans lequel je suis déjà engagé, implique déjà cet art que je veux développer, exercer, et dans lequel je suis aussi déjà engagé. En effet, en quelque sorte, le projet philosophique de l’art de philosopher est également l’art du projet philosophique auquel nous nous introduisons et dans lequel nous nous sommes déjà introduits en vue de nous y introduire.

Ce sont des paradoxes, non arbitraires, mais inévitables. Il ne s’agit pas pourtant de nous y complaire, mais de les expliquer, comme nous avons tenté de le faire, quoiqu’ils ne cessent pas pour autant de rester des paradoxes, ce que nos explications ne doivent pas faire oublier. En effet, un paradoxe est une expression contradictoire selon la logique du langage dans lequel il est exprimé, généralement la logique théorique, la grammaire de la langue utilisée, pour le contraindre d’exprimer à ses propres dépens une vérité différente et qui s’impose en dépit de sa logique. Par conséquent, une contradiction qui ne révèle rien, qui n’est qu’un jeu gratuit, une absurdité, ne pourrait former qu’un faux paradoxe, non pas un paradoxe faux parce qu’il enfreindrait les lois de la logique réglant le langage utilisé, mais faux parce qu’il n’aurait pas de sens, ni selon cette logique, ni au-delà d’elle. De même, un paradoxe qui, par une étude sérieuse serait expliqué, et par conséquent exprimé correctement dans la logique qu’il paraissait contredire, ne serait que superficiel, n’ayant eu que l’apparence d’indiquer un sens au-delà de ce que permettait de dire cette logique. Le vrai paradoxe par contre, le paradoxe philosophique, n’est pas rendu insignifiant par la contradiction qu’il énonce, car, résistant à la logique qui condamne cette contradiction, comme toute autre, à l’absurdité, il fait au contraire, à travers elle, exploser cette logique elle-même en révélant un sens qu’elle ne permet ni d’exprimer ni de comprendre. L’enquête philosophique sonde donc ces paradoxes pour voir s’ils sont philosophiquement vides ou féconds. Et leur compréhension est solidaire d’un changement de plan, ou de logique, tel que celui qu’implique l’art philosophique, de sorte qu’il représente également une introduction réelle, effective et critique à cet art.

La présente introduction étant une initiation, un mouvement initié, à tenter de poursuivre, sans qu’il soit autrement réglé d’avance, il me paraît opportun de commencer par discuter du cheminement proposé, effectué jusqu’ici, en sondant la série des paradoxes qui le jalonnent, de discuter de la perspective ouverte puis de continuer en tentant d’avancer dans le projet.


Gilbert Boss


 

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