RÉVOLTE ET VIOLENCE
Le premier jour du Sommet des Amériques
à
Québec, et le premier jour des manifestations contre ce sommet, alors
qu’on
avait bouclé l’immense périmètre de sécurité au milieu de la ville,
gardé comme une base militaire nucléaire, je faisais un tour pour voir
la
situation, saisir l’atmosphère des manifestations, écouter ce qui se
disait.
Après un moment passé dans cette foule bigarrée qui donnait souvent à
la rue
l’allure d’une cour de récréation, avec ballons, petits papiers
découpés
et coloriés, bruits de toutes sortes, je rencontre subitement des
groupes en
fuite, le visage crispé, pleurant et toussant, poursuivis par un nuage
de
fumée blanche nauséabonde. J’attends un moment que ce déplaisant
brouillard
se dissipe, et je reprends ma marche qui m’amène devant le théâtre, où
s’agite
une foule excitée, chantant, dansant, brandissant des drapeaux au
rythme des
tambours. Ils sont massés un peu plus loin et je m’engage en les
observant
dans un endroit laissé vide par je ne sais quel caprice. Mais j’en
saisis
bientôt la raison quand des grenades lacrymogènes me passent par dessus
la
tête, d’autres entre les jambes, et que je me trouve amené à me retirer
vers le groupe, découvrant bientôt, derrière l’écran de fumée, une
foule
impressionnante de policiers équipés comme des scaphandriers et aussi
silencieux que des statues. Quelques manifestants répliquent par de
ridicules
jets de boîtes de bière vides. C’est donc la petite guerre, et il
fallait
comprendre ces chants et danses comme destinés à maintenir le moral des
troupes des manifestants, dont beaucoup sont en effet équipés de
masques à
gaz, une précaution utile dans cette atmosphère irrespirable. J’observe
un
peu et je comprends la situation. Certains crient maintenant qu’ils
risquent
de se faire encercler, parce qu’une troupe de policiers est apparue,
sans un
bruit, de l’autre côté du théâtre. Aussitôt un groupe de manifestants
les
détourne et déjoue la manœuvre.
Étrangement, alors que j’étais venu sans
esprit belliqueux, je me sens aussitôt vivement solidaire des
manifestants
contre cette masse de personnages blindés et d’apparence presque
inhumaine.
Je m’étonne de mon sentiment et tente de l’analyser, sans trouver de
solution qui me satisfasse tout à fait. Pourquoi ce vif sentiment, ce
mouvement
violent en moi, que je désapprouve pourtant rationnellement ? Je
me
représente encore la manière différente dont je conçois la résistance
politique, sans apaiser pour autant ma colère contre cette violence
policière.
Je ne comprends toujours pas ce qui la motive, parce que, par exemple,
je n’ai
pas été blessé, pas même gravement touché par l’assaut au gaz.
C’est seulement plus tard que je
découvre
la raison de ma haine subite de cette bande de policiers, tandis que,
le soir,
descendant dans la basse ville, je prends le chemin qui est normalement
resté
libre et que je me trouve tout à coup arrêté par une rangée de
policiers qui
le bloque en faisant littéralement un barrage. Pourquoi se sont-ils mis
en
travers de ce chemin et empêchent-ils les gens de descendre vers la
basse
ville, loin du lieu des manifestations ? Je veux le leur demander,
mais la
masse armée reste menaçante et silencieuse. Je demande par où je
pourrais
passer, sans obtenir de réponse, comme si je me trouvais face à une
machine.
Je réitère ma question, un peu agacé, mais toujours poli. Et enfin,
l’un
des policiers se décide à me donner sèchement le nom de la rue par où
je
peux passer, d’une voix qui se veut ferme, mais reste étrangement
petite,
comme si elle se trouvait en contravention par rapport à l’ordre où se
trouve pris le corps invisible de l’homme. Voilà. J’ai compris. J’ai
maintenant presque pitié de celui qui s’est aventuré à me dire quelques
mots. Et je me rends compte que cette masse anonyme de policiers avait
refusé
jusqu’ici le contact par la parole. On ne m’avait pas demandé de me
retirer
de la place devant le théâtre, et il n’y avait pas dans cette rue de
policier sans masque pour expliquer aux gens pourquoi ils la barraient
et par
où passer. Je me souvenais d’avoir rencontré le long du mur bien des
habitants de la partie encerclée qui n’arrivaient pas à faire valoir
leur
droit de passer, faute de trouver déjà quelqu’un pour leur répondre.
Dès
le départ, le rapport avait été placé d’autorité au niveau de la force
brute et toute autre forme de communication avait été exclue. Je me
voyais
traité comme un animal, d’où ma colère, que je pouvais maintenant
approuver.
En outre, il se trouvait que ces
gardiens
muets défendaient une conférence où des chefs d’État méprisant leurs
peuples traitaient en secret avec des représentants du monde des
affaires, de
la meilleure manière d’avancer les affaires d’une classe privilégiée en
imposant leur loi à toutes les Amériques. Une forme d’affirmation de la
force brute s’exprimait déjà dans ces enceintes au milieu de la ville,
face
aux populations dont la parole n’était plus jugée pertinente dans un
débat
où il était question justement d’accroître l’emprise sur les gens de
mécanismes impersonnels au service des plus riches. On avait en quelque
sorte
déjà rompu le dialogue pour préparer un monde où il n’aurait plus de
place
entre les pouvoirs et le peuple.
Et de quoi parlaient les journalistes et
les
gens ? Justement de la violence, de celle des quelques poignées de
manifestants qui s’étaient laissés provoquer par toutes ces murailles
hostiles et par les répliques mécaniques du dispositif de surveillance,
de
celle de la police aussi. On approuvait rarement et condamnait assez
régulièrement la première, tandis qu’on évaluait le degré de la seconde
pour savoir si elle dépassait ou non la proportion adéquate. Et chez
les
manifestants les plus engagés, la question était de savoir ce que
signifiait
la non-violence, quels degrés de réplique elle permettait, dans quelle
mesure
il convenait d’aller vers davantage de violence pour se faire entendre.
Et
quelques-uns, se donnant l’air plus sérieux, plus au fait, plus
profonds, s’affligeaient
de voir qu’on ne parlait pas du fond, justement, des contenus des
négociations, de leurs répercussions, etc. Comme si on pouvait toujours
séparer aussi simplement le fond de la forme. Comme si parfois même la
forme n’était
pas plus révélatrice que le contenu — ou n’était pas elle-même le fond.
Dans quelle mesure l’État peut-il se
montrer violent face à ses citoyens, et dans quelle mesure le citoyen
peut-il
recourir à la violence dans son opposition à l’État ? Voilà une
question qui se pose certainement dans notre situation, et qui, sans
être la
seule importante, est essentielle pour nous.
Mais d’abord, comment entendre la
violence ? Nous en avons tous un sentiment, et nous savons la
reconnaître
quand on nous agresse ou quand nous nous attaquons à quelqu’un. Mais il
est
plus difficile d’en connaître les limites, les uns voyant de la
violence où
les autres n’en perçoivent pas. Fixons donc pour les fins de notre
discussion
la définition de cette notion. J’appellerai violence la contrainte
faite à
quelqu’un par des moyens qu’il ne reconnaît pas comme admissibles. Je
dépouille ainsi la notion de son caractère dynamique, très familier
bien
sûr, qui nous permet de parler par exemple de vents violents. La
violence telle
que je l’entends ici doit violer une conscience de sa juste liberté
chez
celui qui la subit, et viser éventuellement à ce viol (ou du moins
l’admettre)
chez celui qui la commet. De cette manière, les degrés de violence ne
dépendront pas de la force mise en œuvre, mais du degré de ce viol — le
fait que la violence soit physique ou verbale, exercée par un mouvement
brusque
ou par une pression régulière, important peu en soi. Remarquons aussi
que, si
la violence implique une contrainte, toute contrainte n’est pas
violente comme
telle, lorsqu’elle ne s’exerce pas d’une manière inadmissible pour les
personnes concernées. Un coup de poing peut être très violent dans la
rue,
mais non sur le ring. Même s’il peut être dit violent dans les deux
cas,
comme brutal, il n’est plus toutefois une agression inadmissible ou
violente
en notre sens dans un combat de boxe (bien qu’il puisse le redevenir là
aussi, s’il enfreint les règles du jeu). Insistons enfin sur le fait
que la
violence telle que je la comprends ici suppose des normes à partir
desquelles
la contrainte est jugée comme admissible ou non. Ces normes peuvent
être des
règles explicites, mais également un sens de ce qui est normal pour les
individus, un sens de ce qui appartient normalement à la sphère de leur
liberté et qui peut varier d’une culture à l’autre aussi bien que d’une
personne à l’autre.
Quand des manifestants se posent la
question
de savoir s’ils vont garder une attitude non violente ou accepter
certaines
formes de violence, ils ne raisonnent certes pas dans la seule
dimension que je
viens de définir. Ils entendent d’abord, je le sais, prendre position
par
rapport à certains usages de la force brutale. Doivent-ils ou non se
permettre
des brutalités telles que frapper leurs opposants, casser des vitrines,
incendier des autos, crier des injures, ou se contenter plutôt
d’actions plus
passives ou douces telles que bloquer des rues par leur masse, imposer
leurs
slogans aux oreilles et aux yeux de ceux qui ne voudraient pas les
connaître,
occuper plus ou moins passivement les lieux où s’exercent les activités
de
leurs adversaires, et ainsi de suite. Et de même, des policiers agiront
sans
violence en ce sens s’ils se contentent de barrer silencieusement la
route aux
gens, de les attraper poliment sans les frapper pour leur enfiler les
menottes
un sourire aux lèvres, les glisser doucement dans une camisole de force
avec
quelques paroles consolatrices et leur faire l’hospitalité dans une
cellule
propre. Nul doute que nous ne sentions pourtant combien la violence
peut se
cacher sous une telle forme de non-violence. Et sous l’écran de la
dimension
dynamique de la violence, n’est-ce pas sa dimension de viol qui nous
importe
en priorité dans le cas des oppositions politiques ? En effet, ce
n’est
pas de la violence du boxeur qu’il s’agit, mais de celle que je peux
exercer
aussi bien en poussant quelqu’un dans une prison tout en me gardant de
tout
geste brusque, vif, et en évitant soigneusement de blesser ma victime.
Et c’est
dans la mesure où elle comporte souvent aussi une violence en ce sens
que la
violence brutale importe dans notre contexte, dans la mesure justement
où elle
en est un signe, incertain à vrai dire. Tuer ou blesser quelqu’un, par
exemple, c’est le plus souvent, quoique non pas toujours, le violenter
aussi
en notre sens. Et par conséquent, se résoudre à utiliser la violence,
c’est
d’habitude renoncer à exclure la brutalité, mais pas nécessairement.
Cependant, si l’on accepte cette
distinction, que peut bien signifier une résistance non violente ?
Ce
serait par exemple une manière de manifester son opposition sans
empiéter sur
la liberté d’autrui par des moyens non légitimes. Que j’empêche
quelqu’un
de sortir en lui barrant la porte de mon corps ou en l’assommant, dans
les
deux cas je lui fais violence si ces deux procédés sont condamnés par
ma
société. On verra certes une différence de degré entre ces deux formes
de
violences, dans la mesure où l’un est conçu comme plus condamnable que
l’autre.
Dans ces conditions, les actes de résistance dits non violents, tels
que l’occupation
de terrains ou de locaux, ne s’opposent pas radicalement à l’usage de
la
violence, mais se contentent de le modérer. Et comme il n’y a entre
cette
supposée non-violence et la violence ouverte qu’une différence de
degré,
elles ne sont pas de natures différentes, comme on aime à l’imaginer,
mais
elles glissent l’une dans l’autre sans solution de continuité. S’il y a
une opposition franche entre la protestation non violente et
l’opposition
violente, il nous faut donc la situer ailleurs qu’on ne le fait
habituellement.
Pour tracer la frontière entre les
actions
violentes et celles qui ne le sont pas, il me faudrait connaître les
normes qui
permettent d’en juger. Mais avouons qu’elles sont assez floues
d’habitude,
sauf lorsqu’elles ont pris la forme de règles ou de lois. Dans ces cas,
il
est facile de juger que le joueur qui frappe son adversaire pour
modifier le
cours d’une partie d’échecs, ou le voleur qui arrache son sac à
quelqu’un,
se sont livrés à une certaine violence. Mais est-il violent par exemple
de
dépasser quelqu’un dans une file ? Tout dépend de la manière dont
cela
se passe, et différents témoins de la scène en jugeront différemment.
Puisque la violence dans le sens où je
cherche à la saisir comporte un viol, la voie pour la définir est
peut-être
de trouver d’abord ce qu’elle viole exactement chez ses victimes. La
vision
la plus commune nous laisserait penser que c’est l’intégrité de leur
corps
qui en est l’objet. Un coup blesse. Seulement, je sais déjà qu’il est
possible de blesser quelqu’un sans violence au sens qui m’intéresse.
Dans
ce cas, j’ai accepté la possibilité d’être blessé parce que j’ai
accepté une certaine manière pour d’autres d’agir sur moi qui peut
conduire à ces blessures. Je me demandais quelles étaient ces normes
qui
départagent la violence de la non-violence, et elles pouvaient paraître
difficiles à définir. La raison semble en être dans le fait qu’elles
sont
dépendantes justement de cette acceptation, qui, elle-même, ne dépend
probablement pas de critères fixes. En montant sur le ring, j’ai
accepté de
recevoir des coups de poing, à condition qu’ils me soient donnés en
respectant certaines règles, et par conséquent j’ai accepté les
blessures
qui s’ensuivraient, même si je ne les désire pas, évidemment. Voilà qui
est clair. Mais qu’est-ce qui détermine cette acceptation de ma part, à
tel
moment, tandis que d’autres peuvent aussi bien la juger inconcevable
pour
eux ? Il y a là des raisons liées à mon caractère, à ma conception
personnelle de la vie. Dans d’autres cas, par exemple dans mon refus du
meurtre comme moyen de liquider les conflits entre individus d’une même
société, je pourrais donner des raisons plus générales, susceptibles
d’être
approuvées (et effectivement partagées) par la plupart.
Surtout, là où il y a des règles
explicites, comme celles qui régissent les combats de boxe, elles
définissent
plus exactement ce qui est acceptable ou non, et par conséquent ce qui
est
violent ou non dans le domaine de leur validité. Mais c’est en entrant
dans
le jeu que j’accepte d’un bloc ses règles et m’y soumets, en y
conformant
mes actes aussi bien que mes jugements. Ainsi, tandis que mon jugement
sur le
sens des combats de boxe est dépendant de raisons plus personnelles,
une fois
que je me suis déterminé à entrer dans le jeu, je me trouve partager en
ses
règles — voire en son esprit — des normes communes avec tous ceux qui
ont
fait ce pas, et il y a désormais entre nous, dans ce sens, une certaine
objectivité dans notre discrimination de ce qui est violent ou non.
N’en va-t-il pas de même dans ce grand
jeu
de la vie dans une société, elle-même réglée par des lois précises, par
des traditions plus floues, par toutes sortes de décrets émanant de son
gouvernement ? Certes, j’aurai peine à me souvenir avoir jamais
pris la
décision d’entrer dans ce jeu. Je m’y suis trouvé pris, formé à le
jouer, engagé constamment en lui, avant d’en avoir même eu conscience.
Faut-il dire qu’on m’y a violemment contraint dès mon enfance ?
Peut-être pas, dans la mesure où j’acceptais naïvement les normes qu’on
m’inculquait.
Oui pourtant, dans la mesure où bien des fois je refusais de me plier,
me
regimbais, et me voyais contraindre violemment, c’est-à-dire malgré mon
indignation contre la force qui m’était imposée, contre les moyens de
me
mettre au pas. Bref, il m’est bien difficile de déterminer à présent la
part de violence qu’a comportée mon dressage par rapport à la part de
liberté qu’a développée mon éducation. Il est certain que l’une des
choses essentielles que j’ai apprises dans ce grand jeu social, c’est
que le
jugement ultime sur ce que sont les normes déterminantes pour fixer les
limites
de la violence, appartient à l’arbitre institué par ma société, et non
à
moi.
Dans ces conditions, la violence de la
société envers moi n’est qu’apparente, aussi longtemps qu’elle respecte
ses propres normes, tandis que celle que j’exerce envers elle est
réelle —
ou, si l’on veut, l’une n’est que subjective, l’autre, objective.
Autrement dit, ma violence à l’égard de la société et de ses autorités
ne
sera jamais légitime, parce que mon action devra se justifier à leur
tribunal,
et qu’alors ou bien elle se révélera correspondre à ses normes et
n’avoir
été violente qu’en apparence, ou bien elle sera condamnée comme injuste
et
proprement violente pour avoir attaqué la société d’une manière que ses
normes excluent. N’est-ce pas la situation dans laquelle se trouve le
criminel ? Sa violence est blâmée comme criminelle, précisément,
tandis
que la violence répressive de la société envers lui est louée comme
juste.
Mais son point de vue est-il tout à fait nié ? Non, car il est
intéressant de remarquer qu’il peut réagir pour sa part de deux
manières
face à sa condamnation : il peut adopter le point de vue objectif
et se
repentir plus ou moins, mais il peut aussi persister dans son propre
point de
vue subjectif, refuser la condamnation, et persister dans sa violence
face à la
société en continuant de refuser ses normes. Dans la première attitude,
il
laisse prédominer en lui l’esprit de la société à laquelle il
appartient
et qui a sur lui l’autorité légitime, alors que dans la seconde, il
affirme
au contraire l’autonomie de son esprit individuel ou la prévalence en
lui de
l’esprit d’une autre communauté, réelle ou idéale.
N’ai-je pas à présent quelques éléments
de réponse à ma question ? Je me demandais quand l’État pouvait
être
violent à l’égard du citoyen, et inversement, le citoyen envers l’État.
Que me dit la logique à ce sujet ?
Si l’État est ce qui représente et
actualise l’autorité d’une société politiquement organisée, et le
citoyen, le membre d’une telle société, qui y participe et en reconnaît
l’autorité,
alors, logiquement, il ne peut y avoir de violence entre ces deux êtres
ainsi
compris abstraitement. La violence de l’État envers le citoyen étant
reconnue par tous deux comme légitime, elle n’en est pas une en
réalité.
Quant au citoyen, il ne peut se livrer à la violence envers l’État
qu’en
contestant par là son autorité, et en cessant donc d’être citoyen.
Mais la question n’est ainsi réglée que
si
je ne sors pas de ce monde d’abstractions. Sinon, comment ne pas voir
aussitôt que, dans la réalité, l’État contraint violemment les membres
de
la société à se soumettre à ses lois et à les reconnaître comme seules
légitimes, puisqu’il n’admet pas que l’on puisse entrer ou sortir du
jeu
qu’il impose à tous ceux qu’il gouverne ? Certes, dans la mesure
où le
citoyen se convainc d’entrer dans ce jeu, cette violence disparaît,
mais il y
a dans cette conviction bien des degrés, et elle est sans doute très
rarement
entière. Car qui peut se sentir citoyen de part en part, prêt à obéir
allègrement en tout ? Presque personne en vérité. Et par
conséquent le
citoyen concret ne correspond pas au pur citoyen abstrait, qui ne
pourrait
contester l’autorité de l’État sans se détruire. Autrement dit, dans la
réalité, par delà le citoyen il reste l’homme, je veux dire non pas
l’humain,
une nouvelle abstraction encore plus éthérée que l’autre, mais bien un
individu concret, inassimilable sans reste par la communauté, gardant
en soi
quelque autonomie et autorité séparée qui le conduit à contester une
partie
des normes de sa communauté, bref, un individu conservant une
disposition à la
violence, à la délinquance ou au crime.
Maintenant que nous savons qu’au sens où
j’ai
pris la violence aussi, celle-ci concerne les rapports entre l’État et
l’individu,
revenons à l’aspect principal de notre question. Comment pouvons-nous
distinguer dans quel cas la violence est légitime de part et
d’autre ?
Dans le cas de la violence du citoyen
envers l’État,
le cas est vite réglé. Elle ne peut jamais être légitime, puisque c’est
l’autorité
sociale qui représente l’arbitre de ce qui est juste ou non. Or, de ce
point
de vue, l’alternative est simple : ou bien l’action du citoyen
envers l’État
est effectivement jugée violente par les tribunaux, et elle est donc
illégitime, ou bien elle est reconnue comme innocente, et elle n’était
donc
pas vraiment violente. En ce qui concerne la violence de l’État envers
le
citoyen, en revanche, il faut bien avouer qu’elle peut être légitime ou
non
quoi qu’en dise généralement l’autorité politique. En effet, nous
savons
que l’État peut estimer sa violence envers les individus justifiée par
le
fait qu’il doit les maintenir dans une attitude conforme à ses propres
lois,
par la contrainte au besoin. Ainsi, dans l’affrontement entre le
criminel et l’État,
la violence est réciproque, quoique seul le crime soit illégitime.
C’est
pourquoi la condamnation du criminel par le tribunal est juste,
contrairement à
celle par laquelle le criminel, à titre personnel, peut condamner à son
tour
la société. Car, faute de pouvoir se référer aux normes admises de la
société, son jugement reste purement subjectif et sans légitimité. Mais
il
existe d’autres cas où la violence de l’État n’a pas la même
justification. Il demeure possible en effet que l’État se livre à une
violence illégitime envers ses citoyens, lorsqu’il les soumet à des
procédés qui sont contraires à ses propres normes et ne peuvent se
justifier
de manière plus ou moins convaincante par rapport à elles. Certes, il
reste
encore l’arbitre en ces matières, et ses tribunaux, par exemple,
peuvent
tenter de lui donner raison envers et contre tout. Cependant, ne
peuvent-ils pas
échouer dans cette tentative de justification ? Et alors l’État ne
peut-il pas rester coupable de violence envers ses citoyens en dépit de
sa
propre tentative de légitimation ? Quand, par exemple, un État
octroie à
ses citoyens certaines libertés et les viole lui-même, sans raison
impérative
susceptible d’être acceptée comme telle par les gens de bonne volonté,
comment sa violence pourrait-elle être encore légitime ?
Dans ce cas, la révolte violente
est-elle
permise au citoyen agressé ? Il semble que non si, de toute
manière, la
violence du citoyen envers l’État ne peut pas devenir légitime, parce
qu’elle
ne peut se justifier à partir des normes communes de sa société. C’est
en
effet à des critères plus individuels ou subjectifs qu’il faut la
rapporter
pour la comprendre, de sorte qu’elle reste, dans cette mesure,
arbitraire.
Inutile aussi dans ces conditions de distinguer les actions de
résistance
illégales selon qu’elles sont violentes ou non, dans l’espoir de
pouvoir
justifier certaines de ces dernières. Nous avons déjà vu qu’elles sont
toutes violentes et injustifiables objectivement. Certes, elles peuvent
varier
par leurs degrés de violence, qui correspondront à peu près aux degrés
d’infraction
de la loi, selon qu’elles seront de simples contraventions, des délits
plus
sérieux ou des crimes. Mais c’est encore l’État qui fixe cette
gradation,
en tant qu’il en reste le seul arbitre légitime.
Cette conclusion est inévitable. Mais
signifie-t-elle que la violence du citoyen ne puisse se justifier
absolument d’aucune
manière ? Soit ! la violence du citoyen envers l’État ne peut
être légitime en tant qu’elle attaque l’autorité qui pourrait la
légitimer. Mais s’ensuit-il qu’elle doive être condamnée en toute
circonstance, à tout point de vue ? Il nous paraît difficile de
l’admettre,
parce que notre sentiment se rebiffe contre la sorte de négation de
l’individu
qui résulterait d’une telle logique poussée à l’extrême. Et pourtant,
s’il
recourt à la violence, ne se trouve-t-il pas alors dans la situation du
criminel ? Sans doute. Mais j’ai remarqué que si celui-ci peut
certes se
repentir et accepter sa condamnation, il peut également persister au
contraire
à s’en tenir à son propre point de vue, et condamner pour son compte la
Justice qui le condamne. Cette obstination risque de l’isoler tout à
fait.
Mais elle peut également le relier à une autre communauté, qui
l’approuve
là où la société le condamne. Dans ce cas, ne trouve-t-il pas un moyen
de se
faire reconnaître, d’autres normes communes auxquelles il peut se
référer,
par rapport auxquelles il peut se justifier, comme dans un « autre
monde » ? Mais ce sont de vilains criminels, et nous parlons
de
braves citoyens. Et comment penser qu’un citoyen normal, désirant le
bien de
sa société et peut-être même de l’humanité (s’il est capable
d’embrasser
une si grande idée), puisse se résoudre au crime ? Pour le savoir,
voyons
ce qui pourrait le pousser à adopter une attitude d’opposition violente
envers l’État.
Ce citoyen, dont je remarquais que c’est
d’abord
un homme concret, qui est, entre autres choses, un citoyen, mais sans
jamais
pouvoir se réduire à cela, examinons-le. Citoyen, il l’est en tant que
membre de la société policée à laquelle il appartient, c’est-à-dire en
tant qu’il partage aussi les normes communes de sa société et accepte
de se
placer à leur point de vue pour juger de ce qu’il est juste ou non de
faire
dans cette société. Cela ne signifie pas qu’il doive estimer que ces
normes
sont les meilleures possibles, mais il doit au moins pouvoir les juger
acceptables dans leur ensemble. Il est plus ou moins citoyen selon
qu’il
adhère plus ou moins à ces normes. Mais tant qu’il peut y adhérer
suffisamment pour vivre selon elles, sa participation à la communauté
reste
au-dessus du seuil à partir duquel il peut assumer son statut de
citoyen. Mais
que fera-t-il si, au contraire, certaines normes de sa société lui
deviennent
tout à fait intolérables ? Il ne pourra évidemment plus vivre
selon
elles. Et s’il les récuse, s’il leur désobéit, alors il tombe en deçà
du seuil et il cesse de participer à la communauté. Il s’en trouve en
somme
rejeté parce qu’elle lui est devenue intolérable. Et maintenant,
inévitablement, la contrainte légitime que la société va utiliser pour
l’y
plier va devenir pour lui une violence subie. Alors, s’il ne peut pas
surmonter son aversion pour le mode de vie qu’on lui impose, le voilà
bien
contraint à la violence à son tour. Violence illégitime, certes, mais
inévitable.
Par cette violence, il s’est exclu de la
société, isolé. Le voici sans appui, hors du sens commun. Mais
envisageons
maintenant plusieurs citoyens acculés à cette réaction par la violence
qu’ils
subissent de la part de leur société. Ce sont peut-être des communautés
d’opposition
qui se forment, et qui vont répliquer à la violence par la violence,
sous
toutes sortes de formes. Continuons, et envisageons à présent un très
grand
nombre de citoyens placés dans cette situation par la violence de leur
gouvernement. Voici que la société d’opposition qu’ils forment entre
exclus devient peut-être aussi importante ou davantage que celle qui
les
exclut. Où en sommes-nous ? Une autorité légitime qui ne se fait
plus
reconnaître par une partie toujours plus importante de ceux qui y sont
censés
soumis, et qui se met à perdre d’autant son autorité et sa légitimité.
Elle crée en elle une société distincte, ennemie, qui va acquérir sa
propre
autorité, sa propre légitimité — à ses propres yeux naturellement
puisqu’il
serait absurde qu’elle la demande à ses ennemis. Dans cette guerre, la
violence sera devenue normale, légitime des deux côtés.
Mais est-ce une affaire de nombre
seulement ? En un sens, le criminel et la société dont il refuse
l’autorité
se trouvent déjà placés entre eux dans ce même rapport. Chacun affirme
son
autorité, et l’un ne peut se faire reconnaître ultimement par l’autre
sans
s’imposer à lui par la seule violence. C’est le moment de
l’irréductibilité
des autorités, de l’impossibilité d’un arbitrage entre des normes
opposées, de la faillite de la discussion et de la persuasion.
Inversement, dans la mesure où une
autorité
s’impose par la violence, n’avoue-t-elle pas que sa légitimité reste
limitée ? Car ce n’est plus seulement en tant qu’elle s’en réclame
qu’elle agit, mais bien en se réclamant de normes qui lui restent
propres par
rapport à ceux auxquels elle doit s’imposer violemment. Mais cette
violence n’oblige-t-elle
pas ses victimes à se replier sur elles-mêmes ? Et dans cette
mesure, c’est
alors une violence antagoniste qu’elle provoque et qu’elle se condamne
à ne
plus pouvoir juger selon une norme légitime également pour celui
qu’elle
prétend se soumettre. On sait que la violence du citoyen envers sa
société
déclenche en retour celle de l’État qui doit intervenir pour le punir,
mais
on oublie plus souvent que la violence de l’État envers les citoyens
provoque
également la leur, sous une forme ou une autre. Et même, à partir d’un
certain seuil, elle ne laisse plus au citoyen d’autre choix que de se
placer
face à l’État dans un tel rapport de violence. Car n’est-il pas absurde
par exemple de vouloir empêcher les affamés de voler pour survivre en
les
condamnant, même à mort, étant donné que pour ne pas mourir, ils n’ont
pas
d’autre choix que de tenter de voler malgré tout ? Et si c’est
l’ordre
social qui a réduit le voleur à la misère, la situation qui en résulte
n’exemplifie-t-elle
pas parfaitement la façon dont s’engendre la violence réciproque entre
l’État
et le citoyen ?
Cependant, je le sais bien, ni d’un côté
ni de l’autre on ne m’accordera l’idée que, dans l’affrontement
violent, il n’y a plus de justification absolue pour aucun parti. Du
côté de
l’État, on prétendra généralement posséder la légitimité, non pas
limitée à une société historiquement déterminée, mais totale, et l’on
aura tendance à s’imaginer quelque Dieu pour la garantir, tel que la
Démocratie, le Droit, la Nation, en somme, l’État lui-même dans sa
dignité
absolue. Du côté de la résistance ou de la révolution, on agira de
même, et
l’on se réclamera de la Raison, de l’Humanité, de la Justice, tout cela
se
fondant au besoin en une seule Trinité. Mais ces procédés sont bons
pour les
superstitieux et les théologiens, qui sacralisent une idée comme un
moyen d’introduire
un point non discutable, bref comme le moyen d’introduire la violence
dans la
discussion sans en assumer la responsabilité. De toute manière ce
procédé
nous ramène au même point, celui de l’arbitraire propre à
l’affrontement
violent. Car qu’importe que les divers camps portent des drapeaux avec
ces
beaux noms abstraits plutôt que des noms propres ? Quoi qu’il en
soit,
deux interprétations opposées de ce que réclame la Raison ou la Justice
ou la
Démocratie peuvent n’être pas moins irréductibles que n’importe quelle
opposition de normes. Ou la raison convainc effectivement, permet
l’institution
d’une autorité légitime qui réduit au maximum la violence, irréductible
absolument, ou elle n’est elle-même qu’une divinité invoquée pour
justifier la violence de chaque parti qui s’y réfère, mais à ses
propres
yeux seulement.
Quand la résistance doit-elle se faire
violente ? Quel degré de violence est-il justifié ? Je ne
vois pas
qu’il y ait de réponse de principe. Si la violence du révolté se
justifie,
c’est ou bien selon les normes légitimes, au cas où elle répond à une
violence évidemment contraire à elles, ou bien selon ses propres
normes,
lorsqu’il lutte pour en imposer de nouvelles. En aucun cas il n’y a de
sens
— sinon peut-être tactique — à prétendre se référer à des principes
doués d’une légitimité absolument universelle.
En particulier, je ne vois pas de sens
autre
que celui d’une ruse, au mieux, à ce qu’on nomme la désobéissance
civile.
Quoiqu’elle puisse se prétendre non violente, elle est bien sûr
violente en
réalité, puisque c’est par un délit quelconque qu’elle attire
l’attention,
en amorçant pour ainsi dire l’escalade de la violence, mais en se
tenant aux
degrés inférieurs de l’échelle, de manière à suggérer et à faire
craindre la suite de l’ascension. Ses moyens seront les mêmes que ceux
du
crime, dont elle voudra se distinguer par l’intention, posée comme
essentielle. En quoi est-elle censée en différer ? En ceci que, à
l’opposé
du crime habituel, elle réclame de se faire légitimer, c’est-à-dire
d’être
justifiée selon les normes mêmes qu’elle conteste. Et c’est pour
manifester cette prétention que le désobéissant se livre aux autorités,
de
manière à signer son acte et à reconnaître du même coup le pouvoir des
autorités légitimes sur lui, à la sanction desquelles il se soumet. Il
y a
là une attitude contradictoire par rapport à la violence. D’une part,
on y
recourt explicitement en utilisant pour se faire entendre des moyens
interdits
selon les normes légitimes, et d’autre part, on prétend renier cette
violence en invoquant les bonnes intentions, la cause noble en jeu,
c’est-à-dire
les normes supérieures et décrétées plus légitimes encore, au nom
desquelles on a contrevenu à celles de la société présente, auxquelles
n’est
concédée qu’une légitimité historique, inférieure. Dans ce mouvement
contradictoire, la violence première est destinée à manifester le
relatif
mépris des normes en vigueur au nom de celles du désobéissant, et le
retour
à l’obéissance doit annuler la violence par la soumission aux autorités
légitimes, mais en supposant que celles-ci sauront considérer la
désobéissance comme justifiée par les idéaux qui l’ont motivée,
c’est-à-dire
en s’attendant à ce que la société ait accepté de reconnaître la
supériorité des normes du désobéissant. Loin de voir là une manière
courageuse d’en appeler à la raison, je ne constate dans ce procédé
qu’une
manière d’introduire la violence dans le débat, en soumettant celui-ci
à
des normes décrétées arbitrairement par le désobéissant comme
absolument
supérieures aux normes légitimes de sa société. Et n’est-il pas absurde
de
prétendre reconnaître les normes communes, tout en les contestant au
nom d’autres,
non partagées mais décrétées pourtant plus universelles que les
premières
et signifiées comme justifiant la violence à l’égard de la société ou
communauté réelle ? Assurément, c’est déjà ce que font les
enfants,
qui désobéissent sans cesser de reconnaître l’autorité de leurs
parents,
mais en comptant sur leur indulgence, c’est-à-dire, en somme, en
voulant les
faire obéir à leur tour…
Quelle différence y a-t-il avec le
terrorisme, hormis la plus grande violence à laquelle porte ce
dernier ?
Le terroriste aussi utilise la violence ou le crime pour se faire
entendre. Et
il prétend aussi justifier cette violence par le recours à des normes
supérieures à celles de la société qu’il veut réveiller et convertir.
En
revanche, il ne se livre pas aux autorités, et persiste ainsi dans son
attitude
violente, sans demander qu’elle soit excusée par sa victime elle-même,
dont
l’autorité serait du même coup à la fois reconnue et niée. Il assume
donc,
lui, la responsabilité de sa violence, si du moins, une fois pris, il
ne
prétend pas à un traitement de faveur par rapport aux autres criminels
en se
réclamant de ses idéaux, vu qu’une telle prétention le précipiterait
aussitôt dans les contradictions de la désobéissance civile.
Faut-il en conclure que toute opposition
politique doive être violente, je veux dire politiquement
violente ?
Certes non. Les diverses formes de sociétés reconnaissent au citoyen
divers
moyens légitimes d’exprimer ses critiques, et elles en laissent libres
quantité d’autres qu’elles n’ont ni prévus ni interdits. En outre, dans
les démocraties notamment, le combat politique ne prend que plus
rarement la
forme de l’opposition entre le citoyen et l’État. Il a lieu plutôt
entre
divers groupes dans la société, qui tentent de faire prédominer leur
manière
particulière de voir — y compris lorsque celle-ci contredit les
principes de
la démocratie et tend donc à y substituer un autre ordre. Dans cette
lutte, il
peut y avoir de la violence entre les divers partis. Mais pour en
juger, il faut
voir à chaque fois de quel point de vue elle est perçue. Chaque parti
tend à
prendre ses normes pour les seules vraies et à considérer donc que ce
qui les
enfreint constitue une violence, même si elle n’apparaît pas telle
selon les
normes de l’autre. Il reste pourtant ici la possibilité de décider à
partir
des normes légitimes, dont l’État est l’arbitre, si une action est
violente ou non objectivement dans telle société politiquement
organisée. Et
si l’État en est venu à prendre un parti qui exclut l’autre au point
que
celui-ci ne peut plus reconnaître son arbitrage, c’est alors que
devient plus
urgente notre question de la violence entre l’État et le citoyen.
Il serait absurde maintenant de vouloir
déterminer le seuil de la violence de l’État envers le citoyen à partir
duquel une réaction violente de ce dernier est justifiée — ou
inversement,
celui en deçà duquel la violence du citoyen serait déraisonnable —,
puisque
cette définition devrait prétendre se justifier à partir de normes
absolument
légitimes ou objectives, dont la seule présence de la violence nous
prouve
suffisamment l’inexistence.
Gilbert Boss
Québec, avril 2001
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