Sympathie
et
causalité chez Hume
1
C'est dans le Traité
de la nature humaine que Hume
développe le plus
systématiquement sa théorie de la sympathie. Elle apparaît ailleurs
dans son œuvre, mais sous des formes moins aisément identifiables. Pour
cette raison déjà, il se justifie de l'aborder en priorité dans le Traité. Mais il y
a une autre raison pour laquelle je désire la
comprendre telle qu'elle apparaît dans cette œuvre. On sait que le Traité a un statut
à part dans l'ensemble des écrits de Hume, non
seulement parce qu'il s'est vu renier dans une certaine mesure par son
auteur, mais aussi parce que sa méthode est particulière, comparée à
celle des autres essais, enquêtes et dialogues du philosophe, qui
évitent le caractère systématique propre à ce premier ouvrage. Car Hume
y construit bien un système, dans lequel, à partir de principes et
d'éléments fondamentaux, l'ensemble de la nature humaine se trouve
progressivement expliqué. Et c'est le rôle que joue la théorie de la
sympathie dans cette construction qui m'intéresse ici.
Les trois volumes du Traité
correspondent à des
articulations
principales du système qui s'y trouve exposé. Quoique tout à fait
pertinents, les titres de ces volumes indiquent cependant plutôt leur
matière principale, l'entendement, les passions et la morale, que les
couches du système qui s'y construisent, et, comme le titre principal
lui-même, ils ne suggèrent pas le caractère fondamental de
l'entreprise, mais font penser plutôt à une réflexion plus sectorielle,
qui, parmi les êtres du monde, aurait pris pour objet l'un d'entre eux,
particulier, l'homme, pour en étudier la nature, en l'abordant sous
trois de ses attributs essentiels, en tant qu'être intellectuel,
passionnel et moral. Il est vrai toutefois que la préface nous avertit
qu'il ne s'agit pas d'étudier l'homme parmi les autres êtres, dans une
science spéciale, non première, mais de chercher au contraire à
comprendre ce qui constitue le fondement de toute science. Et comme
l'ambition de toute l'entreprise est de renouveler entièrement la
philosophie, on saisit que c'est un nouveau fondement que Hume veut
commencer par installer sous cette désignation d'apparence plus anodine
de nature humaine.
Pour nommer cette nouvelle scène de la pensée qui
lui était apparue
comme celle de sa philosophie, en accentuant son caractère fondamental,
le terme d'expérience me paraît convenir. Car c'est de cela qu'il
s'agit véritablement, de se placer dans la perspective de l'expérience
elle-même, et de voir en celle-ci le lieu où toute chose vient trouver
sa place et son fondement. Dès le début, les éléments de l'expérience
nous sont décrits. Ce sont les perceptions, que nous trouvons bien dans
notre esprit, pour parler vaguement, mais qui n'y sont pas à
strictement parler, puisque ces perceptions sont logiquement
antérieures à tout ce qu'elles vont former, antérieures donc aussi bien
aux objets qu'au sujet, aux choses du monde qu'aux esprits, antérieures
même à l'espace et au temps, qui ne sont que des structures de leur
composition. Toute l'expérience, comprise comme cette pure scène des
perceptions, s'explique par les principes et le jeu de leur
composition. Le premier livre étudie ces principes et les compositions
de base, ainsi que l'apparition de l'univers physique. Le second
explique comment dans ce monde apparaît la vie animale et humaine, le
domaine de la passion et de l'action, ainsi que de l'esprit, dans un
sens large. Le troisième examine comment dans la société des hommes
naît comme une troisième couche de l'expérience, celle de la culture ou
de la morale.
Dans cette construction, la sympathie apparaît au
second niveau, celui
de la vie naturelle, si l'on peut dire, et comme cette dernière, elle
est indispensable également à la constitution du troisième niveau,
celui de la culture. Dans ce cadre, la sympathie se présente d'abord
sous la forme d'un mécanisme psychologique de transfert, ou plus
précisément de reproduction des sentiments. Lorsque nous observons chez
un être semblable à nous la manifestation de certains sentiments, nous
en sommes affectés à notre tour, à divers degrés, les sentiments nés de
cette façon étant souvent moins vifs que les originaux qui leur ont
donné naissance, quoiqu'ils puissent parfois être aussi vifs ou
davantage. C'est ainsi qu'il arrive que quelqu'un s'évanouisse à la vue
d'une douleur supportable pour celui qui en est affecté en premier
lieu. Cette aptitude qu'ont les êtres vivants d'éprouver des sentiments
similaires à ceux qu'ils perçoivent chez d'autres est naturellement
déterminante, non seulement pour les rapports psychologiques que les
animaux et les hommes peuvent avoir entre eux, mais également pour la
constitution passionnelle de chacun d'entre eux, ainsi que pour
l'apparition de rapports moraux entre les hommes. C'est grâce à ce
phénomène de la sympathie en effet qu'un être vivant participe à la
sensibilité des autres, et que nous pouvons donc nous reconnaître comme
des êtres sentants ou animés, et nous comporter les uns à l'égard des
autres en tenant compte de cette sensibilité ainsi partagée. Tous les
sentiments spécifiques envers des êtres sentants dépendent donc du
phénomène de la sympathie, et c'est elle par exemple qui fait que
l'amour ou la haine pour des hommes sont fort différents de ceux que
nous pouvons avoir pour les choses inanimées. Et même nos sentiments
pour nous-mêmes impliquent la sympathie, dans la mesure où ils
supposent souvent le point de vue d'autrui, comme c'est le cas par
exemple dans la fierté ou dans la vanité.
Non seulement notre psychologie est fortement
déterminée par
l'influence de la sympathie, mais c'est déjà le monde psychologique
tout entier qui en dépend de manière fondamentale. Pourtant, lorsque
Hume se limite davantage à l'aspect psychologique de l'étude des
passions, dans la Dissertation sur
les passions, il est frappant de
voir qu'il ne fait intervenir la sympathie que plus discrètement, et
sans s'attarder à développer l'explication de son mécanisme comme dans
le Traité. Il semble donc que
pour une étude psychologique, elle soit
bien indispensable, mais qu'il n'importe pas pourtant d'en connaître le
fonctionnement interne. Quelle est donc la raison qui oblige Hume à
insister au contraire sur ce dernier dans le Traité ? On
pourrait certes penser que la raison de ce traitement différent dans
les deux œuvres vient uniquement du fait que la Dissertation n'a pour
ambition que de résumer la psychologie humienne, sans l'expliquer plus
en détail. Mais si l'on constate que, parallèlement à la différence de
traitement de la sympathie dans les deux textes, c'est également par
une différence remarquable dans leur structure qu'ils se distinguent,
il devient plus clair que leur ambition n'est pas la même. En effet,
alors que la Dissertation
présente les passions dans l'ordre
apparemment le plus naturel, en plaçant les plus simples, les passions
directes, avant celles qui en dérivent, les passions indirectes, le Traité, quant à
lui, procède bizarrement de façon inverse, en
commençant par les dernières. Puisque l'ordre logique, lorsqu'il s'agit
seulement de comprendre le monde des passions comme tel, peut être
parfaitement suivi, comme le prouve la Dissertation, il faut soupçonner
que le but du Traité est
différent. Et puisque le rôle de la sympathie
dans la psychologie peut être compris sans entrer plus que rapidement
dans l'analyse de son mécanisme, il semble que celle-ci ne devienne
indispensable qu'en relation avec le problème précis que le Traité
aborde à travers l'étude des passions.
Or, ce problème, qui commande l'ordre étonnant du
livre du Traité
consacré aux passions, nous l'avons déjà indiqué. Dans ce livre, il ne
s'agit pas seulement de mener une étude psychologique du monde
émotionnel, mais de construire, dans la sphère fondamentale de
l'expérience, un nouveau niveau de réalité, venant s'appuyer sur celui
de la réalité physique, et cette entreprise requiert une méthode
différente de celle de la simple investigation psychologique, envisagée
pour elle-même.
2
Pour comprendre le rôle de la sympathie dans la
construction de ce
second niveau de la réalité, il importe d'en situer la construction en
revenant à celle du premier niveau, celui de la réalité physique
simple. Rappelons, ce qui est essentiel, que les perceptions, et leurs
deux variantes principales, les impressions et les idées, ne sont pas
comme telles d'abord des réalités mentales, même si c'est sous cette
forme que nous les retrouvons en commençant l'analyse philosophique,
avant de les avoir saisies comme purs éléments de l'expérience. En
effet, la fin du premier livre insiste sur le fait que, loin qu'un
sujet pensant, ou un esprit, ou une conscience première, puisse servir
de substance psychique supportant les perceptions comme des êtres
dérivés, des accidents, ou servir de lieu originaire où elles
viendraient se situer, ce sont au contraire les perceptions seules qui
constituent entièrement ce type de composé que nous pouvons nommer
notre esprit, et que nous croyons saisir dans l'identité fictive de
notre moi, qui n'est en réalité qu'un flux perceptif. Les perceptions
ne requièrent donc aucun support, ni subjectif, ni objectif, chacune
étant entièrement perception par elle-même, c'est-à-dire à la fois
percevante, perception et perçue, si nous voulons distinguer en elle
des aspects qui n'y font qu'un, et que nous ne lui rapportons qu'à
partir de ce qui se construit à travers la composition des perceptions
elles-mêmes, c'est-à-dire aussi bien les sujets que les objets. Avant
même de passer à la construction du monde physique, le premier livre du
Traité effectue
une importante opération critique pour ramener aux
perceptions tous les principes imperceptibles, supposément rationnels,
que les penseurs cherchent à poser au-delà du pur monde de l'expérience
perceptive pour l'expliquer. C'est ainsi qu'on découvre que les idées
s'associent par elles-mêmes, selon des principes qui leur sont propres
et immanents ; que les idées abstraites, universelles n'ont aucune
existence en soi, hors d'un effet imaginaire de composition perceptive ;
que l'espace et le temps n'ont aucune réalité pure, comme de supposés
contenants vides, mais se réduisent entièrement à des structures
perceptives, formées par la composition des perceptions elles-mêmes ;
que les substances ne sont pas sous-jacentes aux perceptions, mais
composées par elles ; que la causalité ne renvoie pas à une quelconque
logique supérieure, ni à des puissances en soi imperceptibles, mais se
ramène à son tour à une pure association de perceptions, quoique
complexe.
Un défi important de cette entreprise
d'explication à partir de la
seule expérience perceptive consiste à rendre compte de l'extériorité
de la réalité physique par rapport à nos perceptions, telle que nous
l'éprouvons naturellement. Il faut en effet montrer comment cette
réalité se ramène aux perceptions elles-mêmes et à leur composition,
d'un côté, et de l'autre comment elle apparaît comme extérieure aux
perceptions qui la représentent. N'est-ce pas un paradoxe, en effet,
que l'expérience perceptive, prise en elle-même, comme principe, puisse
construire une réalité qui semble lui être étrangère ou
extérieure ? Les principes de composition que Hume a étudiés
précédemment, dont ceux des substances et de la causalité, de l'espace
et du temps, jouent ici pour montrer comment les choses de la réalité
vont prendre cette apparence d'extériorité, et se trouver de plus
lestées du poids de la réalité, par le jeu de l'imagination (ou de
l'entendement, qui n'en est qu'une forme particulière). Ainsi, de même
que lorsque nous sommes au cinéma, nous croyons voir un monde entier,
réel, se déployant dans un espace extérieur, par le seul jeu des images
qui se succèdent sur la pure surface d'une toile, l'imagination
construit la réalité physique en se contentant de composer les
perceptions.
Or, comme le fait remarquer Hume à la suite de
cette reconstruction,
cette réalité physique comme telle n'a encore aucun spectateur qui
puisse se distinguer de sa représentation, c'est-à-dire de sa
perception complexe ou du flux de perceptions qui la constitue et par
lequel il est lui-même constitué. Entre moi et l'expérience perceptive
dans laquelle s'est formée la réalité physique, il n'y a donc toujours
aucune différence, sinon que, dans cette expérience, toutes les
perceptions n'apparaissent pas comme des éléments de la réalité
extérieure. Car loin que la nature matérielle comprenne en elle son
expérience, c'est celle-ci qui forme en elle le monde extérieur, comme
nous l'avons vu.
Or si Hume s'en tenait à cette identification
entre moi et mon
expérience, c'est une partie importante du monde qui demeurerait
incompréhensible. Car dans la manière dont je me perçois concrètement,
je ne me fonds pas simplement dans l'expérience, mais je me distingue
d'autres choses en elle, à savoir de ces êtres physiques qui me sont
extérieurs, ainsi que d'autres esprits, ou êtres sentants, qui me
restent également étrangers. Seulement, tant que je me concentre sur
les seules perceptions qui semblent constituer la réalité physique, je
ne parviens pas à découvrir en quoi je pourrais bien consister en tant
que l'être sentant que je me sens être. Pour parvenir à l'expliquer, il
me faut me tourner vers une autre catégorie de perceptions qui
semblaient jusqu'ici ne pas jouer de rôle, lorsqu'il s'agissait
seulement de comprendre la constitution du monde matériel. Ce sont les
passions ou sentiments qui donnent l'accès dans l'expérience à cet
autre monde auquel je me sens appartenir. Pourtant, c'est à tort qu'on
tenterait de penser cet autre monde, celui de l'esprit si l'on veut,
comme indépendant du monde matériel. Car les passions sont liées à un
objet de ce monde physique, notre propre corps, solidaire de toute la
réalité matérielle, même si, par les passions qui s'y rattachent et le
modèlent, il acquiert un statut particulier, privilégié, par rapport au
reste du monde extérieur. Car les plaisirs et les peines, qui sont les
éléments primitifs de toutes les passions, sont à l'origine des
sensations du corps, de sorte que toutes les passions gardent un
ancrage corporel, et que tout ce qu'elles constituent conserve ce
rapport essentiel au corps.
La peine et le plaisir, comme toutes les passions
en tant qu'elles en
dérivent, distinguent donc parmi les choses de la nature mon corps
propre, en tant qu'il est le seul à comporter ce lien intime premier à
ces éléments primitifs des passions. Grâce à ces sensations, un corps
particulier parmi d'autres acquiert une nouvelle dimension, une forme
d'intériorité complémentaire de l'extériorité qu'il partage avec toutes
les autres réalités physiques. Voilà comment apparaît l'esprit, non pas
tant comme être pensant que comme être sentant, être
passionnel ; non pas comme entité immatérielle, mais comme
dimension d'un corps particulier ; non pas comme intériorité
précédant toute extériorité, mais comme l'intériorité d'un corps
physique, partie de la réalité extérieure ; non pas encore
comme conscience de soi, mais comme perception passionnelle,
intéressée, d'un corps singulier dans le monde. Et avec le plaisir et
la peine apparaissent le désir et l'aversion, la tendance à rechercher
ce qui provoque le plaisir (bref, ce que nous considérons de ce fait
comme bon), et à écarter ou à fuir ce qui cause la peine (et que nous
désignons comme mauvais). Ce caractère dynamique des passions, inscrit
dans leur origine, en fait les principes de l'action, dans le sens que
ce terme prend en référence aux acteurs animés. Et cette action est
celle d'un corps dans le monde physique, ce qui montre encore une fois
que l'esprit n'est rien d'indépendant du corps particulier.
Pour que ce monde intérieur devienne un véritable
objet dans
l'expérience, il faut qu'il se réfléchisse à travers les passions,
qu'il se sente lui-même, s'identifie, et se pense en rapport à
l'identité du corps qu'il qualifie de façon singulière parmi tous les
autres. Or cette réflexion n'a pas lieu selon les seuls principes à
partir desquels se constituent les réalités physiques, elle se produit
dans la passion elle-même. Les passions composées se caractérisent en
effet par une référence à moi, à cet être sentant qui se construit en
elles comme à l'intérieur d'un corps, ou plutôt comme formant cet
intérieur. Même les plus simples d'entre elles, comme la joie,
comportent à quelque degré cette sorte de réflexion par laquelle la
joie ne flotte pas dans l'expérience, mais se rapporte à un individu
précis, et devient par là ma joie. Cependant, c'est dans les passions
plus complexes, telles que la fierté, que cette production du sujet
sentant et pensant a lieu. Car dans ces passions, la cause du plaisir
et l'objet de la passion se distinguent nettement. Je suis par exemple
fier de moi parce que je suis riche. Ici, les richesses sont en
elles-mêmes plaisantes, mais le sentiment ne s'arrête pas à leur
considération. Il les rapporte à moi, à l'être physique et social que
je suis par mon corps, et à cette intériorité que constitue sa
dimension passionnelle, et qui se produit donc expressément par la
passion, ainsi que cela se lit dans l'analyse d'une passion telle que
la fierté où la cause qui la produit n'en devient pas l'objet
principal, parce que la passion elle-même produit un autre objet, moi,
vers lequel elle se tourne, et qu'elle constitue donc comme nouvel
objet de plaisir. Cet être, corporel, mais pouvant se saisir comme
sentant, se référer à soi, agir en vue de soi, porté même à se sentir
comme la fin de tout, voilà ce que je suis vraiment, et non pas ce vain
sujet premier de toute perception dont la fin du premier livre avait
dénoncé l'illusion. On comprend alors pourquoi, s'agissant de montrer
la construction de ce sujet sentant et actif, il fallait commencer par
examiner dans le second volume du Traité
les passions indirectes, où
cette production se lisait clairement, plutôt que par les passions
directes, qui se seraient présentées plus logiquement comme les
premières dans une simple théorie des passions.
3
C'est ici qu'intervient la sympathie. A première
vue, elle doit peupler
le monde d'autres esprits, ou d'autres êtres sentants. En effet, comme
un seul corps dans mon expérience donne lieu au plaisir et à la peine,
ainsi qu'au cortège de passions qui en découlent, il semble que ce seul
corps doive être considéré comme animé, et que je n'aie aucun moyen de
connaître que je ne sois pas seul de mon espèce au monde. Tous les
autres corps me sont insensibles en eux-mêmes, et ne me deviennent
éventuellement sensibles qu'à travers le mien. Ma solitude, si je
devais rester dans cet état, ne serait pas celle d'une substance
pensante soutenant le monde même de l'expérience, mais celle d'un
vivant dans le monde, qui n'aurait de contact qu'avec des êtres
inanimés, des mécaniques en quelque sorte. Or, grâce à la sympathie
j'en viens à éprouver toute une catégorie d'autres corps que le mien
comme comportant également la capacité de produire des passions en
eux-mêmes, et d'être par conséquent animés aussi. Il pourrait donc
sembler que la construction du monde animé se fasse en deux temps.
D'abord je m'y verrais surgir comme le sujet sentant et pensant que je
suis ; et ensuite, par la sympathie, j'en viendrais à pouvoir
reconnaître, comme à l'intérieur d'autres corps, d'autres sujets
analogues à moi. Cette vision d'ailleurs n'est pas entièrement fausse.
Dans cette perspective, il est normal que mon
accès à la subjectivité
des autres soit de même nature que le principe selon lequel j'existe
moi-même. C'est par mes passions que je suis l'être conscient de soi,
intéressé à soi, que je suis. Et c'est par leurs passions aussi que,
dans la sympathie, je découvre cette même dimension chez les autres.
C'est parce que je suis un corps sentant et agissant, et agissant en
rapport avec ce qu'il sent, que je vois dans les autres corps
similaires au mien, agissant de manière analogue à moi, des passions
semblables aux miennes, et que j'éprouve ces êtres comme sujets. En
effet, le mécanisme de la sympathie comporte bien une association
d'idées, lorsque je reconnais entre moi et d'autres la similitude des
corps, des comportements et des expressions, à laquelle s'associe
l'idée de passions similaires. Seulement, la sympathie ne me fournit
pas seulement un raisonnement probable au sujet de l'existence de ces
passions chez les autres, mais elle me donne, en moi-même, l'expérience
de ces passions en personne. Car l'idée de la passion, avivée par les
associations selon ce jeu de ressemblances, se transforme en la passion
réelle, que j'éprouve donc comme telle. Or le fait que je ne me
contente pas de me représenter la passion d'un autre, mais que je la
vis effectivement, change tout, puisque les passions me constituent et
sont les principes de mes actions. En effet, je ne me rapporte pas à
l'autre dont je partage les passions sous un mode théorique, mais dans
un engagement passionnel et actif : je me réjouis ou je
souffre avec lui, et j'agis ou suis porté à agir. En se reproduisant
par sympathie, les passions d'autrui ont comme pénétré en moi, ou à
l'inverse, le corps d'autrui est devenu sensible pour moi, et j'y
pénètre dans cette mesure. On me pique, et je ressens la
douleur ; on pique quelqu'un d'autre devant moi, et je ressens
également la douleur, comme si mon corps s'était confondu avec le sien.
Voilà donc que je ne suis plus, d'un point de vue pratique ou sensible,
la seule fin au monde, mais que d'autres corps, d'autres êtres animés,
hommes ou animaux, à divers degrés, présentent la même caractéristique
de voir le monde se rapporter à eux, devenir sensible, bon et mauvais,
comme pour moi.
Mais le rôle de la sympathie ne se limite pas à me
faire connaître les
autres, il est également essentiel dans la constitution de ce sujet
sentant, agissant et pensant que je suis moi-même. Car, lorsque par
exemple une passion telle que la fierté produit le sujet que je suis à
partir de mes relations avec certains biens, il intervient aussi en
elle le sentiment des autres à mon égard, selon un jeu de miroirs
complexe que produit la sympathie. Ces biens qui sont reliés de manière
privilégiée à moi, plaisent également à d'autres, de façon directe. La
joie que j'ai de me considérer en lien avec eux rejaillit sur eux par
sympathie. Et cette joie qu'ils éprouvent alors en me considérant, me
revient à son tour par sympathie lorsque je la perçois en eux, et le
mouvement rebondit ainsi. C'est donc en grande partie par la sympathie
que ma fierté prend sa force et donne consistance à ce nœud passionnel
qui me constitue. Autrement dit, la sympathie ne donne pas seulement
l'existence aux autres, en tant que sujets, mais également à moi-même à
travers eux, à travers cet échange de regards qui peuple les corps de
ceux qui sont capables d'entrer dans son jeu.
C'est pourquoi le sujet sentant n'apparaît pas en
ce monde comme un
être isolé, qui s'intégrerait ensuite, une fois entièrement constitué,
dans un monde de semblables par une sorte de projection seconde que lui
permettrait la sympathie. Celle-ci joue son rôle dès l'origine, me
faisant aussitôt naître comme sujet concret dans un réseau de relations
avec d'autres sujets concrets, en société avec les hommes et les
animaux en proportion de la similarité de nos constitutions, de nos
modes d'expression et de notre façon de vivre. Ce qui me constitue au
plus profond de mon intimité, mes sentiments et mon sentiment de
moi-même, mon principe d'action, est puissamment modelé par les
sentiments de tous ceux que la sympathie relie entre eux et contribue à
façonner les uns par les autres.
Certes, il subsiste une dissymétrie : je
me suis plus proche à
moi-même que les autres, et mon corps propre est plus directement le
lieu des plaisirs et des peines que celui des autres. D'autre part, la
sympathie ne me relie pas à tous les êtres pensants, ni même à tous les
hommes, avec la même force. Elle me rend plus sensible aux sentiments
de ceux qui sont les plus proches de moi, et moins à ceux des autres,
en fonction de leur éloignement. Je demeure donc pratiquement et
moralement pour moi-même une fin plus importante que les autres, au
moins comparé à chacun d'entre eux, car, par la force de la sympathie,
tous ensemble font pencher plutôt la balance de leur côté. Et c'est
ainsi que le point de vue moral peut apparaître, comme contrebalançant
en général mon penchant égoïste ou subjectif. Le jeu des sympathies me
fait prendre sur chaque chose, à côté de mon point de vue subjectif
plus immédiat, celui, plus général, des autres, qui se stabilise dans
les institutions humaines selon des normes représentant la perspective
commune à laquelle chacun est invité à se placer pour juger des choses,
aussi bien en ce qui concerne la vie morale et les jugements de goût
que les représentations du monde physique, qui acquiert alors son
statut objectif par opposition aux perspectives subjectives selon
lesquelles il m'apparaît immédiatement.
4
Une fois la fonction de la sympathie comprise dans
l'ordre de la
construction humienne, elle apparaît comme analogue à celle de la
causalité. En effet, par rapport aux autres relations d'idées, qui
tissent l'expérience de l'intérieur, sans rien ajouter à la réalité
donnée en elle par les impressions ou sensations, la causalité fait
sortir de ce premier cercle de la réalité sensible, directement donnée,
pour ainsi dire, et produit une réalité extérieure, en nous permettant
d'attribuer la réalité à des choses dont nous n'avons que les idées,
mais non les sensations. C'est grâce à cette relation que la
constitution du monde extérieur peut avoir lieu, puisqu'il faut dans
l'expérience un principe par lequel la réalité donnée directement
puisse se projeter hors d'elle-même et se dépasser. Or c'est exactement
ce que fait la sympathie à l'intérieur même du monde constitué par la
causalité, en le peuplant d'êtres animés ou sentants, bien au-delà de
la sphère restreinte d'existence des passions immédiatement données.
Cette analogie dans les fonctions, qui fait de la
causalité et de la
sympathie les principes de la réalité extérieure du monde physique et
du monde social repose sur une analogie de structure. Dans les deux
cas, l'élément essentiel qui explique l'extension de la réalité hors de
la sphère immédiate de l'expérience est la transformation d'idées en
impressions ou en leur équivalent.
En ce qui concerne la causalité, le phénomène est
le suivant. Lorsque
l'expérience d'une succession d'événements se répète de telle manière
que la série des successions d'événements analogues ne soit pas
contredite par le fait que l'un des deux termes de la succession se
soit présenté sans l'autre, dans le même ordre, alors non seulement à
l'apparition de l'un d'entre eux, l'idée de l'autre apparaît à son tour
à sa place habituelle, mais cette idée est accompagnée de croyance si
le terme corrélatif était une impression ou faisait lui-même l'objet de
croyance. Tout se passe comme si la liste des successions semblables
non contredite dans la mémoire, provoquait à l'apparition réelle d'un
des termes reliés une association irrésistible par ressemblance et
contiguïté, mais avec de plus le renforcement de l'idée associée, grâce
à laquelle elle se rapproche de l'impression en devenant plus vive, et
apparaît donc comme plus réelle, ou objet de croyance, ce qui
correspond au phénomène que nous nommons l'habitude. Il semble que la
force de la série des souvenirs de successions similaires tende à se
transmettre ensuite dans les associations d'idées qui la prolongent.
Quant à la sympathie, son mécanisme est le
suivant. A la vue de corps
semblables au mien, s'associe naturellement, par ressemblance, l'idée
de moi-même, qui, dans la vie pratique est l'une des plus fortes. Quand
le corps d'un autre présente des mouvements ou des expressions, ou se
trouve dans des situations similaires à ceux de mon propre corps
lorsque j'éprouve certains sentiments, l'association causale me les
fait imaginer dans cet autre que je me représente à mon image. Alors,
comme si la force de ma propre idée de moi-même se transfusait dans
l'idée de ces sentiments, ceux-ci deviennent réels en se transformant
véritablement en impressions, c'est-à-dire en les passions d'abord
représentées elles-mêmes.
La sympathie n'est pas un principe étranger à la
causalité, parallèle à
elle, simplement, puisque son mécanisme la comporte. Le détail des deux
mécanismes est différent, bien que le résultat soit semblable. Il y a
une sorte de spécialisation des deux mécanismes selon la matière à
laquelle ils s'appliquent. Dans le cas de la causalité, ce sont des
idées de sensations qui changent en partie de statut, en devenant
objets de croyance, tandis que dans la sympathie, ce sont des idées de
passions qui se transforment en les passions elles-mêmes. La mutation
des idées concernées va dans le même sens, mais elle est plus radicale
dans la sympathie que dans la causalité, puisque l'idée devenue objet
de croyance continue à se distinguer des sensations, tandis que l'idée
d'un sentiment devenue plus vive dans la sympathie se mue entièrement
en ce sentiment, et ne s'en distingue plus du tout. Je ne crois pas
simplement que la personne dont je perçois les sentiments les a bien
réellement elle-même, alors que je ne ferais que me les représenter, de
la même manière que, lorsque je vois une cause connue, j'en conclus que
l'effet suivra, sans pourtant tomber dans une hallucination en croyant
l'avoir perçu réellement, même si je crois fermement qu'il doit
survenir réellement. On pourrait donc penser que, malgré une simple
analogie, le résultat des deux mécanismes est bien différent.
N'y a-t-il pas en effet une différence importante
entre croire quelque
chose et l'éprouver, entre avoir une idée accompagnée de croyance et
avoir l'impression elle-même ? Entre l'idée et l'impression,
comme Hume le rappelle à propos de la sympathie, il n'y a qu'une
différence essentielle, celle du degré de vivacité, et c'est pourquoi
la passion vivement pensée se confond avec la passion vivement
ressentie, et devient donc la passion réelle. A la limite, il se passe
la même chose du côté de la sensation, dans l'hallucination justement,
où une idée devenue très vive se transforme en impression ou sensation.
Mais précisément, tel n'est pas le résultat de l'habitude dans le cas
de la causalité. Quelle est donc cette croyance qui vient modifier
l'idée crue ? On a tendance à penser qu'il s'agit d'un acte de
l'esprit ou d'un sentiment venant s'ajouter à l'idée. Or Hume insiste
sur le fait qu'elle n'en est pas séparée, mais qu'elle en est pour
ainsi dire une dimension, et justement celle de la vivacité. Dire qu'on
croit quelque chose, c'est dire que son idée est vive et se rapproche
par là d'une impression. Les souvenirs sont par exemple de telles idées
vives, intermédiaires entre les idées de l'imagination, plus faibles,
et les impressions, plus vives. Or les souvenirs emportent justement la
croyance, comme les conclusions du raisonnement causal, ou, ce qui
revient au même, les résultats de l'habitude. Dans ces conditions,
c'est bien le même résultat qu'ont, à des degrés divers, la causalité
et la sympathie, qui transforment toutes deux les idées en impressions
– en partie pour la causalité, totalement pour la sympathie. Or, comme
la réalité équivaut à son tour à ce qui est ressenti comme impression,
il n'est plus étonnant que la causalité et la sympathie représentent
les deux manières par lesquelles le monde réel, extérieur à la réalité
immédiatement éprouvée, se constitue. Et, étrangement, si l'opération
de la sympathie implique celle de la causalité, son effet dans la
production de la réalité est néanmoins plus fort encore, si bien que,
paradoxalement, le monde social devrait avoir une présence encore plus
vive en nous que le monde physique, contrairement à ce que nous serions
portés à croire.
Or ceci peut se vérifier en tenant compte à
présent de la manière dont
la sympathie ne se limite pas à former le monde psychologique et social
à l'intérieur de la réalité physique, mais se retourne sur celle-ci
pour lui donner un nouveau statut.
Nous avons vu comment, par la sympathie, les
hommes deviennent comme
des miroirs les uns pour les autres, entre lesquels les sentiments vont
et viennent, selon des trajets parfois assez complexes. Par là, les
sentiments nés de la sympathie deviennent les plus nombreux, et pour
ainsi dire aussi les plus communs dans une société. La sympathie forme
donc le point de vue le plus habituel et le mieux partagé, que la
convention tend à préciser, à travers le langage et diverses règles, de
sorte que naît ainsi un point de vue typique à partir duquel se
constituent des sentiments communs sur les diverses choses, et
notamment sur les hommes eux-mêmes. Ces sentiments que chacun peut
éprouver en se plaçant réellement ou par sympathie avec un personnage
fictif à l'endroit conventionnellement déterminé définissent une sorte
d'évaluation commune des caractères qui représente le jugement moral,
en principe partagé ainsi par toute une société, au contraire des
sentiments que chacun éprouve de son point de vue particulier ou
subjectif. Or cette sorte de point de vue normal que l'imagination, la
convention et la sympathie permettent de constituer ne se limite pas à
permettre une sorte de partage des sentiments à propos des hommes, mais
il s'étend à l'ensemble des impressions, aux sensations aussi bien
qu'aux sentiments, à la perception des choses matérielles aussi bien
qu'à celle des réalités psychologiques, créant dans les deux cas un
principe de jugement susceptible d'être plus ou moins partagé par tous
et d'acquérir l'objectivité qui distingue le jugement moral de
l'évaluation subjective. C'est alors seulement que le monde physique
lui-même devient l'objet d'une perception objective, qu'il se dégage
des perspectives infiniment changeantes dans lesquelles il apparaît
d'abord dans l'expérience, et peut devenir l'objet aussi bien d'action
commune que de science. Ainsi, la réalité physique que la causalité
avait construite ne trouve son achèvement dans un monde objectif que
grâce à l'opération de la sympathie. Et l'on voit que celle-ci est loin
de se limiter à un principe psychologique relativement superficiel,
mais, dans le système entier du Traité,
est un principe fondamental
d'explication de la structure du monde, au même titre que la causalité,
les rôles de ces deux principes étant indispensables et complémentaires
dans la constitution du monde réel dans l'ensemble de ses dimensions,
physiques, psychiques, morales et esthétiques.
Gilbert Boss
Rouen, 2009
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