Les individus sont toujours différents les uns des autres, c'est évident. Or, contrairement à ce que certains prétendent pour étouffer l'individualité, la différence implique l'inégalité, et nous affirmons aussi bien la différence que l'inégalité des individus.

L'un des dogmes les plus fortement imposés par l'idéologie dominante est celui de l'égalité des hommes. D'autre part, cette même idéologie affirme fortement la valeur de la différence entre les gens, soit des différences entre groupes et cultures, soit même des différences entre les individus, quoique dans ce cas on ne valorise guère que les petites différences inessentielles. On voudrait donc que les hommes diffèrent entre eux tout en demeurant égaux. Et si ce n'est pas possible, alors, comme l'égalité est la valeur première, il faut abolir les différences qui conduisent à l'inégalité. Mais n'est-il pas évident que toute différence produit de l'inégalité? Et par conséquent, ne faut-il pas comprendre que la supposée valorisation de la différence n'est dans nos idéologies dominantes qu'une inconséquence, voire une tromperie?

Il est pourtant évident que toute différence est du même coup une inégalité. Quelqu'un est-il plus grand qu'un autre? C'est une différence, et c'est également une inégalité en grandeur. Tel est-il plus intelligent que tel autre? C'est encore une différence et une inégalité en intelligence. On niera peut-être, comme les plus fanatiques défenseurs de l'égalité, qu'il y ait de réelles différences d'intelligence. Mais qui les croira dans la vie concrète, lorsqu'il ne s'agit pas de défendre abstraitement des positions idéologiques? Et pour l'exemple de la grandeur (ou de la force physique), nul n'ose aller jusqu'à nier le fait des inégalités entre les hommes de ce point de vue. Impossible en effet de nier de bonne foi, et avec bon sens, de telles inégalités. Impossible non plus de vouloir les réduire entièrement.

L'idéologie de l'égalité tente de se sortir de ces apories en affirmant la nécessité d'atteindre l'égalité la plus grande possible, et surtout en affirmant, pour les inégalités innombrables qu'il n'est pas possible de réduire ou d'abolir, que c'est l'égalité de valeur qui compte. Par exemple, il y a des gens plus grands que d'autres. Certes, mais ce qui importe, si l'on ne peut les rendre de grandeur égale, c'est d'estimer toutes ces grandeurs comme étant de valeur égale. Certains sont plus intelligents que d'autres. Mais on peut remarquer que cela est difficile à mesurer et qu'une sorte d'intelligence peut en compenser une autre, ou que ces différences sont dues à des circonstances occasionnelles et sont plus apparentes que réelles. Et surtout, toutes ces formes d'intelligence sont égales quant à leur valeur. Bien sûr, cet argument a des limites. Faut-il par exemple considérer comme égaux le criminel et le citoyen honnête, l'égoïste et l'altruiste? Beaux et vains sujets de disputes pour les partisans de l'idéologie de l'égalité.

Revenons au fait. Les individus diffèrent entre eux, même quand on a tenté de les uniformiser. Et ils sont inégaux autant qu'ils diffèrent, c'est-à-dire par le fait même de leurs différences. Quant à l'inégalité de valeur qu'introduisent ces différences, il est tout aussi absurde de la nier. Le malade vaut-il autant que l'homme en bonne santé? Et pourquoi donc désire-t-il la santé, sinon parce qu'il y attribue une plus grande valeur qu'à la maladie et qu'il estime rendre sa condition supérieure s'il parvient à se guérir? Et pourquoi ces autres s'entraînent-ils pour devenir plus forts, plus habiles, sinon parce qu'ils attribuent une plus grande valeur à la force et à l'habileté, à l'homme fort et habile qu'ils cherchent à devenir? Et pourquoi ces autres font-ils des sélections pour l'embauche de leurs employés, sinon parce qu'ils attribuent plus de valeur à ceux qui possèdent certaines qualités qu'à d'autres? Partout dans notre société, nous contredisons cette idéologie de l'égalité dans nos évaluations concrètes, et il nous est bien impossible d'imaginer comment nous pourrions nous en abstenir.

Me direz-vous, adeptes de la religion de l'égalité, que ce qui compte à vos yeux, ce n'est pas la valeur subjective que nous attribuons à telle ou telle qualité, mais la valeur objective des gens, comme si toute valeur ne venait pas d'une évaluation, faite à partir d'un point de vue déterminé, par ce qu'on pourrait nommer des sujets, c'est-à-dire des évaluateurs particuliers concrets? Ou répliquerez-vous qu'il ne s'agit pas de la valeur des qualités particulières des gens, mais de leur valeur propre comme telle, de ce qu'ils sont vraiment, indépendamment de toutes leurs qualités, comme si l'on pouvait dépouiller un homme de toutes ses qualités et trouver dans le néant restant quelque chose qui soit lui? Voulez-vous dire peut-être que c'est la valeur que chacun a pour Dieu qui est égale? Mais qu'en savez-vous, et en quoi cela nous importe-t-il?

Vous me dites d'accord, développez vos différences, mais ne tentez pas de devenir inégaux. Je vous entends, hypocrites. Vous voulez paralyser ce développement des différences que vous feignez de prôner, parce que vous savez bien que chaque différence est aussi une inégalité et que, par conséquent, vous pourrez vous attaquer sous ce prétexte à toute différenciation, à toute individualisation, en commençant par les différences les plus importantes, pour ne tolérer que les plus petites, celles qui n'introduisent guère de différence de valeur entre nous parce qu'elles n'ont que peu de valeur. Mais je veux développer mon individualité, et cela implique que j'accroisse bien des différences au point de les rendre justement importantes. Je veux donc ces inégalités (et déjà l'inégalité avec moi-même en divers temps).