Manifeste de
l’individualiste
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Nous, individualistes, nous affirmons la primauté de
l’individu en tant que l’autorité ultime pour juger de tout ce qui le
concerne.
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L’individu, c'est vous et moi, c'est l’homme particulier
et concret, celui que, sous prétexte de défendre l'homme ou l'humanité,
tendent à sacrifier tous ces moralistes et prophètes qui ne se soucient
que de l'idéal de l'homme abstrait.
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Nous sommes tous des individus. Mais il n'y aurait aucun
sens à nous déclarer individualistes si nous ne pouvions devenir
davantage individuels, s'il n'y avait pas toute une hiérarchie de
degrés dans notre individualisation. Nous, individualistes, nous ne
nous contentons pas d'être des individus, nous voulons nous
individualiser davantage.
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Je deviens d'autant plus un individu que je deviens plus
libre. Et je suis d'autant plus libre que je suis plus autonome dans ma
pensée et plus capable de mener effectivement la vie que je me choisis.
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Contre ceux qui ne voient dans l'individu que l'égoïste,
incapable de penser à autre chose qu'à lui-même, nous soutenons que
l'autonomie de l'individu ne signifie pas une fermeture sur soi-même.
Nous ne sommes pas autonomes parce que nous resterions indifférents au
milieu dans lequel nous vivons, mais parce que nous manifestons au
contraire notre aptitude à assimiler ce milieu et à le comprendre.
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On opprime sans cesse l'individu au nom de la société,
comme si elle était un être supérieur à tous les individus. Mais la
société est uniquement composée d'individus, et c'est pour nous qu'elle
est faite, non pour elle-même.
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A ceux qui nous prêchent constamment le bien de la
société pour nous inviter au sacrifice, je réplique que la société
n'est bonne que dans la mesure où elle est bonne pour les individus qui
la composent. Voire, elle est d'autant meilleure qu'elle est meilleure
pour une plus grande partie de ses membres les plus individualisés.
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En plus de nous assurer la paix et la justice, la société
nous est utile de deux façons. Elle nous fournit d'un côté des moyens
de vivre et de nous satisfaire, et de l'autre des moyens de nous
perfectionner, c'est-à-dire de nous individualiser davantage. On peut
nommer ces deux domaines l'économie et la culture.
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Il y a une très grande différence dans le type d'utilité
qu'ont l'économie et la culture pour nous. L'économie envisage
l'individu tel qu'il est, et elle adapte le monde à nos besoins ou
désirs. La culture envisage l'individu comme susceptible d'être
transformé lui-même, et elle nous invite et nous aide à nous former
afin de devenir davantage individuels.
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Un manifeste de l'individualiste doit être l'oeuvre d'un
individu, et il ne peut s'adresser qu'à des individus. Je ne m'adresse
pas aux autres, si toutefois il peut exister des êtres purement
génériques ou collectifs.
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Dans la société, l'individualiste est toujours opposé à
la masse, et il ne se confond pas avec elle, même quand il fait partie
d'une majorité.
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Individualistes de partout, unissez-vous au besoin et à
votre gré, mais ne vous confondez pas !
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Les individus sont toujours différents les uns des
autres, c'est évident. Or, contrairement à ce que certains prétendent
pour étouffer l'individualité, la différence implique l'inégalité, et
nous affirmons aussi bien la différence que l'inégalité des individus.
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Il va de soi qu'il y a aussi de l'égalité entre les
individus. Mais cette égalité n'est jamais foncière, elle ne vaut que
sous certains aspects.
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Dans toute société civilisée, les individus sont égaux
devant la loi. Est-ce à dire que l'égalité doive être notre idéal en
tout ? Non, bien sûr. Au contraire même, la reconnaissance de
l'égalité des hommes devant la loi et de l'égalité de certains de leurs
droits n'a de valeur que comme un moyen de nous permettre de développer
nos différences individuelles.
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La loi est un instrument paradoxal, difficile à manier,
dangereux dans les mains des simplets et des maladroits, parce qu'elle
agit dans le sens opposé à celui dans lequel elle frappe, étant une
interdiction destinée à accroître notre liberté en société.
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On a tort de vouloir tout régler par des lois. Étant par
elles-mêmes des entraves, les lois doivent être limitées à leur
fonction de faire obstacle à des actions qui constitueraient pour notre
liberté individuelle de plus grands obstacles qu'elles-mêmes.
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Pour nous qui voulons la plus grande liberté, comme
condition de notre existence la plus individuelle possible, toute loi
qui sacrifie une liberté pour une commodité non indispensable est
mauvaise.
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Mes droits ne me viennent pas du fait que je suis un
homme, encore moins de ce que je suis un être vivant, ou un être d'un
quelconque genre, mais ils ont leur origine en moi-même, comme individu.
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On veut me faire croire que j'ai des devoirs absolus du
fait que je suis homme, alors que toute obligation naît du droit, et
que mon droit a sa source en moi.
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Les faux individualistes croient que pour être original
il faut chercher à se différencier extérieurement de ses semblables,
alors que la véritable originalité vient de ce qu'on vit davantage de
son propre fonds, bref, du fait qu'on est devenu davantage sa propre
origine.
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L'une de nos principales préoccupations à l'égard de nos
semblables, à nous qui aimons vraiment la liberté, c'est de former des
individus; de nous former nous-mêmes comme individus, et d'aider à se
former d'autres individus autour de nous.
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Il ne faut pas confondre la formation des gens par la
société dans le but de les rendre aptes à la servir, et la formation
que se donne l'individu en se cultivant afin de se rendre apte à vivre
de manière plus autonome.
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Dans les sociétés individualistes, nous n'éduquerons pas
comme aujourd'hui les gens afin qu'ils puissent avant tout remplir une
fonction sociale et se soumettre à l'ordre social, nous ne chercherons
pas à en faire d'abord des professionnels, et de simples agents de
l'ordre économique, mais nous les éduquerons en priorité pour leur
permettre de se développer comme individus et de devenir plus libres.
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Ils ne savent pas ce que signifie la liberté, ceux qui
croient qu'il est facile d'être libre. Personne n'est libre sans s'être
libéré, sans avoir conquis son autonomie, sans s'être entièrement
individualisé. Ce n'est pas être libre que de suivre simplement ses
caprices.
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Nous, individualistes, nous ne nous plaignons pas de ce
qu'on donne trop de place à l'individu dans l'économie, mais nous
contestons au contraire la prétention de ne lui donner un peu de place
que là, et de ne favoriser de ce fait qu'une certaine classe de gens,
qui ne sont généralement ni les plus libres, ni donc les plus
individualisés.
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Une certaine idéologie, dite démocratique, refuse la
différence entre les individus, parce qu'elle veut leur imposer en tout
l'égalité. Une autre idéologie, qu'on peut nommer capitaliste, refuse
de même cette différence, parce qu'elle ne veut reconnaître qu'une
sorte d'inégalité, celle de la richesse. Nous, parce que nous voulons
cette différence, nous voulons la multiplicité indéfinie des
inégalités, et par conséquent la relativisation de la richesse comme de
toute la sphère économique.
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Pour l'individualiste, l'État ne peut avoir d'utilité
que dans la mesure où il promeut l'individu et son développement
individuel, en protégeant notamment sa liberté contre toutes les
prétentions à le soumettre des diverses communautés (familles, tribus,
peuples, sectes, églises, partis, maffias, etc.).
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Nous ne voulons pas un État visant à la neutralité
idéologique, ce qui est absurde, mais un État entièrement dévoué à la
cause individualiste et adversaire de tout ce qui s'y oppose.
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L'individualisme suppose la plus grande tolérance face à
toutes les manières dont les individus peuvent concevoir leurs modes de
vie, seuls ou en groupes, et il implique qu'aucune idée ne soit
interdite dans la discussion et dans la pratique, pour autant que la
liberté des individus soit respectée.
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L'État que veulent se donner les individualistes doit
tolérer toutes les options qui se présentent aux individus dans la
libre pensée et la libre pratique. En revanche, il doit se réserver
tout pouvoir de contrainte et se montrer absolument intolérant face à
toute concurrence de la part de communautés visant à imposer aux
individus une pensée ou une pratique quelconques.
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L'État n'est pas une union de communautés, mais
d'individus. Et il doit être gouverné en conséquence, à partir des
individus seuls, et pour eux uniquement.
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La conception et l'éducation des enfants sont la
responsabilité de l'État seul, et non des diverses communautés dans
lesquelles les enfants sont nés ou se trouvent, même si leur formation
peut avoir lieu en partie dans celles-ci et selon leurs méthodes dans
la mesure où elles ne contredisent pas aux principes de la liberté
individuelle.
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Ce n'est pas du mouvement des masses que nous attendons
la réalisation de la société des individus, mais de nous-mêmes, des
individus, isolés ou associés, du nécessaire concours des actions les
plus individuelles en tant qu'elles visent à l'individualisation, et
par conséquent à la réalisation des conditions d'une société
d'individus aussi libres que possible.
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Il n'y a évidemment pas de parti des individualistes,
mais des individus qui tendent à s'associer de manières diverses, à
former des réseaux, des réseaux de réseaux, et un État dont la fonction
soit d'assurer les conditions de leur liberté.
Gilbert Boss
Zurich, 2005
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