L’individu, c'est vous et moi, c'est l’homme particulier et concret, celui que, sous prétexte de défendre l'homme ou l'humanité, tendent à sacrifier tous ces moralistes et prophètes qui ne se soucient que de l'idéal de l'homme abstrait.

On se méfie souvent de l'individu, justement parce qu'il échappe aux définitions abstraites qu'on tente d'en donner et de lui imposer. Et cette méfiance n'est pas étonnante, puisque l'individu échappe toujours, et d'autant plus qu'il est plus individualisé, à l'essai de l'enclore dans des classifications et des règles abstraites. En un sens, c'est même cette résistance à l'entreprise de l'enfermer dans ces filets tissés autour de lui par la raison abstraite qui le caractérise du point de vue de cette ambition. Or ne nous semble-t-il pas que la vie sociale réclame justement que l'individu soit maîtrisé par un être supérieur à lui? N'est-ce point justement la fonction de la religion et de la morale?

Nous apprenons que nous sommes des hommes, éventuellement des hommes de telle ou telle espèce. Et le reste, ce par quoi nous ne nous conformons pas à ces modèles, ce sont des aspects accidentels de notre personne, peut-être indifférents, plus souvent mauvais, représentant ce par quoi nous différons de ce qui définit notre nature, c'est-à-dire l'homme et ses espèces reconnues. Pourtant, il est bien certain que l'homme tout pur, cela n'existe pas dans la nature, où l'on ne trouve que des individus, c'est-à-dire de ces êtres ambigus qui sont hommes et ne se réduisent pas pourtant à la pure humanité. D'où vient donc cette distance entre l'homme concret, l'individu, et cette nature humaine qui est censée le définir?

Car on ne fait pas que constater que nous sommes bien des hommes, on exige que nous en soyons. L'homme en ce dernier sens, ce n'est donc ni vous ni moi, bien que ce soit en partie ce que nous sommes. Mais c'est aussi ce que nous sommes appelés à être. C'est pourquoi on peut nous reprocher notre inhumanité, et cela justement parce que nous sommes hommes. Ce paradoxe manifeste que l'homme qu'on nous enjoint d'être, ce n'est pas simplement notre nature, mais une norme, un idéal qui, s'il nous touche, ne s'identifie pourtant pas à nous. Au contraire, comme individu, je suis parfaitement ce que je suis, et c'est donc en tant qu'individu que je diffère de cette humanité qu'on veut m'imposer.

Si l'homme définit notre modèle, ce que nous devrions être, alors l'individu n'est-il pas mauvais dans l'exacte mesure où il dévie de ce modèle, où il n'est pas simplement homme, mais autre chose, ou autre chose encore? Si je suis cruel, par exemple, je suis de ce fait inhumain, dira-t-on, et méchant ou mauvais. Dans cette perspective, il n'est donc pas étonnant que l'individu n'apparaisse pas comme bon. Et par conséquent, si je suis un individu en fait, une certaine morale ajoute pourtant que cela est malheureux, et que c'est par là que je ne suis pas totalement homme et bon. Autrement dit, m'affirmer comme individu, n'est-ce pas déjà prendre une certaine position morale, contre une certaine morale?

Cette morale qui condamne l'individu comme tel affirme qu'il existe pour tous les hommes, dans toute leur diversité individuelle concrète, un seul modèle, quelles que soient les variantes qu'il tolère. Ce modèle définit les règles selon lesquelles je dois me comporter et il se présente comme ce à quoi il me faut chercher à me conformer. Mais d'où vient-il? Des dieux, de la tradition, de la raison, de la nature même, nous dit-on. Et c'est la société qui parle, c'est elle seule que j'entends, c'est son autorité qui se cherche des garants dans les dieux, la tradition, la raison ou la nature, ou qui me demande même de retrouver toutes ces autorités morales en moi-même, dans le fond de ma conscience. Mais c'est son autorité seule que je trouve. Les dieux, j'ai passé l'âge d'y croire. La tradition, elle est ce qu'on m'a transmis et en quoi je vois le tremplin pour sauter ailleurs, plutôt que la prison où m'enfermer. La raison me révèle à moi-même comme individu avant que de me montrer l'homme en moi, et elle me montre mille idéaux possibles à côté du seul qu'on voudrait m'imposer. Quant à la nature, elle renferme tout ce que je suis, tout ce qui peut être, et ne me limite donc pas dans ce que je peux effectivement faire et être.

Bref, si du point de vue de l'homme abstrait ou idéal, l'individu est à refondre dans son moule, du point de vue de l'individu au contraire, l'homme reste à inventer et à décliner de bien des manières en fonction de ce qui est concrètement, à savoir justement les individus. Et vous et moi, nous sommes hommes, bien sûr, hommes et femmes, jeunes, vieux, cultivés plus ou moins, dans telle ou telle culture, citoyens ici, étrangers là, et ainsi de suite, mais toujours aussi individus. Et je peux me concevoir d'abord comme homme, femme, citoyen, comme tout ce que je suis sous tel aspect, partiellement, comme tout ce que je puis être censé devoir être, mais je préfère m'affirmer d'abord comme ce que je suis de plus riche, de plus réel, comme l'individu que je suis.