On a tort de vouloir tout régler par des lois. Étant par elles-mêmes des entraves, les lois doivent être limitées à leur fonction de faire obstacle à des actions qui constitueraient pour notre liberté individuelle de plus grands obstacles qu'elles-mêmes.

Ceux qui voient l'homme comme un esclave, comme un serviteur de la société, ne l'estiment jamais trop enchaîné, et chaque loi nouvelle qui vient contraindre davantage ses mouvements leur paraît bonne, pourvu qu'il puisse encore juste accomplir les quelques gestes qu'exige son service. Certes, il ne pourra alors rien faire d'autre que ce seul service auquel on l'a destiné, mais aussi on ne veut rien lui demander d'autre. Il n'en va pas de même pour nous qui voulons le développement de l'individu et qui ne concevons la société que comme un moyen de ce développement.

S'il nous était possible de vivre sans lois, absolument librement, et sans pourtant devenir ainsi les uns pour les autres les pires obstacles au développement de chacun, alors nous souscririons aussitôt à l'idéal des anarchistes les plus radicaux, et nous réclamerions la suppression de toute contrainte sociale. Mais il ne semble pas, hélas, que l'homme soit capable de vie sociale sans la contrainte légale, formelle ou non. Ce n'est pas toutefois une raison pour faire peser celle-ci plus qu'il n'est nécessaire afin d'empêcher les actes par lesquels nous nous nuirions s'ils nous étaient permis.

Pour assurer notre liberté, pour l'augmenter le plus possible, comme c'est le but de la loi, il faut envisager la législation comme devant créer un système de contraintes répondant à la double exigence d'être à la fois aussi réduit que possible et d'ouvrir le plus grand champ d'action possible aux individus. Trouver la formule qui donne le résultat optimal selon ces deux critères, voilà tout l'art du législateur. Il ne s'agit pas pour lui de créer les conditions de la société la plus paisible, ni d'imposer aux hommes la voie qu'il estime être la meilleure pour conduire au bonheur. Il y a un degré de paix qui n'est atteint que lorsque les hommes ont si peu de moyens d'agir dans des intentions diverses qu'ils doivent bien s'accorder dans une même vie monotone. Et ce que l'un se représente comme la vie la plus heureuse correspond rarement tout à fait à ce qui rend un autre vraiment plus heureux.

Pour ceux qui aiment la liberté, pour nous, la contrainte de la loi doit toujours se justifier ou se racheter par la plus grande liberté qu'elle nous laisse.