Ce n'est pas du mouvement des masses que nous attendons la réalisation de la société des individus, mais de nous-mêmes, des individus, isolés ou associés, du nécessaire concours des actions les plus individuelles en tant qu'elles visent à l'individualisation, et par conséquent à la réalisation des conditions d'une société d'individus aussi libres que possible.

Rien n'est plus opposé à la liberté individuelle que la masse, c'est-à-dire la fusion concrète des individus dans une sorte de nature commune. La masse est la matière par excellence des pouvoirs totalitaires, parce qu'elle se prête à être manipulée comme une seule unité, en dépit de la présence en elle d'une multitude d'individus qui y ont abdiqué leurs différences réelles. Et cette matière, c'est également ce que les pouvoirs totalitaires cherchent à former comme correspondant le mieux à leurs ambitions.

C'est pourquoi il y a peu à attendre d'une révolte de la masse comme telle. Que pourrait-elle obtenir, sinon une autre définition de la masse, c'est-à-dire une autre forme de totalitarisme? La transformation individualiste de la société doit donc venir des individus, de leur désir de liberté. Et, dans des sociétés de masse comme sont les nôtres, ce que peut fournir de mieux la masse, c'est uniquement des individus, c'est-à-dire des individus qui sentent l'oppression de la masse et qui désirent s'en délivrer. C'est en attirant des individus hors de la masse que l'individualisme peut traiter celle-ci, et tout d'abord, surtout, en aidant ceux qui résistent à sa pression à n'y point succomber. Et cela, encore une fois, ne peut avoir lieu par la sorte d'actions qui agissent spécifiquement sur les masses, les seules qui correspondent aux méthodes de communication généralement pratiquées de nos jours.

Comme l'imitation, un instinct fort en l'homme comme dans bien des animaux, est l'une des causes de la fusion des individus dans les masses, lorsque la passivité domine, elle peut être l'un des ressorts de leur libération, lorsque l'action domine au contraire. Et pour cette raison, la libération des individus, qui est notre fin elle-même, représente certainement l'un des plus grands moyens de son expansion, le modèle d'un homme libre étant sans doute l'incitatif le plus puissant et le plus sûr à la libération d'autres personnes parmi celles qui ont conservé le plus d'énergie propre ou individuelle. Et des associations diverses d'hommes libres sont peut-être, proportionnellement, des modèles plus puissants encore.