Dans l'État individualiste, les
diverses communautés n'ont pas d'autre existence que celle que lui donnent
les individus qui les forment et elles n'ont aucun droit en tant que telles.
L'instauration de l'État n'a pas pour but de constituer une sorte de grande
communauté douée d'autonomie par rapport aux individus, supérieure à eux,
poursuivant ses fins propres, et douée d'une puissance légale de contrainte
pour imposer ses volontés. C'est au contraire en grande partie comme une
défense contre les prétentions totalitaires des communautés que doit être
érigée la puissance de l'État dont nous avons besoin, nous, individus visant
à la plus grande autonomie possible. C'est
quand l'État est au service d'une communauté ou de certaines communautés
qu'il devient totalitaire à son tour et qu'il est très dangereux qu'il se
charge de l'éducation des enfants, car celle-ci ne peut guère être alors
qu'une formation à la servitude. Et c'est ce qui se passe généralement
lorsque l'éducation est confiée entièrement à quelque communauté que ce
soit à l'intérieur de l'État, étant donné que ces communautés tendent à
exercer sur leurs membres un pouvoir plus ou moins totalitaire, ou contraire à
la liberté individuelle.
Seulement, cette solution peut paraître moins grave parce que la puissance des
diverses communautés partielles est moindre que celle de la nation entière, et
se voit contrariée par leur concurrence. Mais c'est uniquement dans un État de
tendance totalitaire que l'éducation dans les communautés partielles peut
être vue comme un moindre mal. La
soumission de l'individu dès sa naissance et lors de son éducation à des
autorités communautaires tyranniques, familiales ou autres, est l'une des plus
grandes entraves à la liberté individuelle, puisqu'une telle éducation
inculque profondément dans l'esprit des enfants déjà l'idée de leur
condition servile par rapport à leur communauté et à la société en
général. Pour rompre cette chaîne, il faut soumettre dès sa naissance
l'enfant à une autorité contraire, destinée à développer l'autonomie
individuelle plutôt que la servitude. Cette autorité peut être celle d'autres
individus parvenus à un degré suffisant de liberté. Mais nous vivons en
société, et les individus n'ont de réelle puissance que par le droit que leur
reconnaît la société. Et c'est l'État, tel qu'il est constitué pour remplir
son rôle de défense des individus, qui est la seule autorité représentant
précisément les individus et nulle communauté particulière. Dans
la pratique, il est difficile que l'éducation des enfants n'ait pas lieu dans
certaines communautés. Il importe pourtant que ce soit sous l'autorité de
l'État, selon ses principes et sous sa surveillance vigilante. Il y a même un
certain avantage à ce que l'éducation que donne ou fait donner l'État ne soit
pas uniforme, la diversité étant favorable à la formation des
individualités. Mais c'est à condition que les diverses conceptions de la vie
ne soient pas irréversiblement imprimées dans les enfants, au point de
supprimer leur capacité d'être libres, c'est-à-dire premièrement de se
libérer. Il conviendrait d'introduire pour cette raison quelque diversité dans
l'éducation des enfants en confiant à divers moments leur éducation à des
communautés distinctes. Et pour cela, il faut commencer bien sûr par
abandonner l'idée absurde qu'un enfant appartienne en priorité à ses parents
et à sa famille. Comme individu, dans une société cultivée, il appartient à
l'association des individus, c'est-à-dire à l'État, tant qu'il est encore
incapable de s'appartenir principalement à lui-même.
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