A ceux qui nous prêchent constamment le bien de la société pour nous inviter au sacrifice, je réplique que la société n'est bonne que dans la mesure où elle est bonne pour les individus qui la composent. Voire, elle est d'autant meilleure qu'elle est meilleure pour une plus grande partie de ses membres les plus individualisés.

La société est certes indispensable à notre survie et à notre développement individuels. Dans cette mesure, ce qui est favorable à la société nous est favorable également. La tendance à glisser dans les abstractions conduit aisément à en conclure qu'il faut tout faire en faveur du bien commun, entendu comme celui de la société. Mais un tel raisonnement oublie la restriction selon laquelle, si la société est bonne, c'est pour ses membres, les individus qui la composent, et nullement en elle-même, indépendamment de ce rapport. Il s'ensuit donc, non pas que tout ce qui est bon pour le maintien et le développement de la société soit bon, mais seulement que ce qui favorise la société sans nuire à ses membres, envisagés individuellement, est bon en effet, tandis que tout renforcement de la société leur nuisant est en revanche mauvais.

Lorsqu'on nous appelle aux sacrifices, aux petits comme aux grands, pour le supposé bien de la nation, de l'humanité, de la famille ou de la tribu, il est loin d'aller de soi que cet appel puisse se justifier du seul fait qu'on montre que ce sacrifice bénéficierait réellement au groupe ou à la société dont nous faisons partie. Le fait que ce bien supposé supérieur exige un sacrifice est déjà en soi un argument contre lui, puisque en cela au moins, il ne peut pas représenter le bien de ceux qui se sacrifient, de sorte qu'il faut déjà déduire du bien espéré ce mal. Non, pour justifier de tels sacrifices, ce qu'il faut, c'est montrer qu'ils sont nécessaires au maintien de la société, sous une forme elle-même nécessaire à la survie de ses membres. Quand la société est en péril, par exemple, l'argument peut valoir, mais c'est encore à condition que cette société particulière menacée de disparaître nous soit indispensable, ce qui n'est pas toujours le cas, lorsque sa disparition ouvre d'autres possibilités de liens sociaux.

Dans ces conditions, lorsqu'on nous parle de sacrifices pour le bien de tel groupe, je me pose toujours la question inverse de savoir s'il ne vaut pas mieux, pour nous, individus, de sacrifier le groupe qui exige notre malheur pour son bonheur; parce que le prétendu bonheur du groupe comme tel ne me touche guère. Est-ce à dire que je sois incapable de tout sacrifice? Tant s'en faut! Mon propre développement en exige, car je peux vouloir souffrir pour obtenir un bien plus grand qui implique ce mal. Et pour les autres? Qui dit que leur bonheur ne m'importe pas? Et pourquoi ne mériterait-il pas également que je me mette en peine pour lui? Mais il s'agit alors d'autres individus, et non d'une structure sociale dont je ne me soucie que dans la mesure où elle est un instrument du bonheur des individus concrets qui m'importent.

Mais ne vais-je pas me trouver devoir tomber dans des discriminations subjectives, si je ne veux me dépenser, au-delà de ce qui est nécessaire pour le maintien de la société en tant qu'elle est à son tour nécessaire pour nous, que pour ces individus concrets qui m'importent? Oui, bien sûr. Car ne sait-on pas que, s'il y a une justice, qu'il faut à tout prix maintenir pour que nous puissions vivre ensemble, c'est-à-dire vivre tout simplement, il existe aussi par ailleurs d'autres relations entre les hommes, diverses formes d'amitiés, qui sont subjectives en ce sens qu'elles ne correspondent pas à des règles générales abstraites, comme la justice, aussi raisonnées qu'elles puissent être dans l'esprit des amis? Or il est vrai que, dans la société, la justice prévaut sur l'amitié, dans la mesure où elle est la condition à laquelle l'amitié elle-même peut avoir lieu. Et il va de soi que, dans les affaires publiques courantes, il convient pour la justice de reléguer au second rang ses amitiés.

Cependant, une justice qui interdirait ces amitiés, ne vaudrait tout au plus que pour de parfaits égoïstes, c'est-à-dire pour des individus restés à un niveau d'individualisation assez fruste. Sinon, les intérêts de mes amis deviennent d'autant plus les miens que ma personnalité est plus riche; et une société a donc, elle, d'autant moins de valeur qu'elle m'interdit ce choix ou cette discrimination par laquelle je distingue mes amis. Inversement, plus une société favorise les individus les plus individualisés, et partant les amitiés qui leur sont possibles, plus la justice est conçue de manière à leur donner la prépondérance, et plus aussi je l'approuve alors à mesure que je m'individualise davantage et que je désire cette individualisation pour moi et pour les autres.