L'État que veulent se donner les individualistes doit tolérer toutes les options qui se présentent aux individus dans la libre pensée et la libre pratique. En revanche, il doit se réserver tout pouvoir de contrainte et se montrer absolument intolérant face à toute concurrence de la part de communautés visant à imposer aux individus une pensée ou une pratique quelconques.

Quelles que soient les fonctions que d'autres puissent vouloir attribuer à l'État, nous ne voyons en lui que l'organe destiné à diriger la société de telle manière qu'elle serve principalement, et même exclusivement, à l'intérêt des individus en tant qu'ils assument leur individualité et veulent lui donner la plus grande autonomie. Or il nous est déjà important pour notre propre développement de tolérer les façons les plus diverses de penser et de vivre chez les gens avec qui nous vivons. Et pour l'État, les mêmes raisons de cette tolérance subsistent, sans compter que s'y en ajoute encore une nouvelle, du fait que l'État doit imposer une contrainte aux membres de la société pour en maintenir l'ordre. Car toute restriction dans les façons de penser et de vivre imposée par l'État est une diminution de notre liberté individuelle et une amputation plus ou moins importante de notre individualité réelle ou virtuelle.

Il est naturel que les individus tendent à s'associer selon leurs diverses inclinations, afin de favoriser à la fois la réalisation et la culture de leurs désirs communs. Comme peut-être chacun de nos propres désirs a un penchant à la tyrannie, et tend à s'imposer à tous les autres et à leur détriment, il n'est pas étonnant que ces associations nées d'un désir commun et vouées à sa culture risquent également de se rendre tyranniques envers leurs membres. Mais comme nous ne sommes qu'assez rarement voués à un seul désir, nous cherchons d'habitude à nous associer à divers groupes, dédiés à des intérêts différents, et qui par conséquent se font concurrence entre eux et atténuent leurs ambitions de régner seuls sur nous.

En revanche, une grande partie des groupes dans lesquels nous vivons et sommes pris n'ont pas cette forme d'associations dans lesquelles nous sommes librement entrés pour cultiver certains de nos désirs et certaines de nos aptitudes. Elles s'imposent comme naturellement à nous et nous enveloppent sans que nous n'ayons eu à le décider. C'est ainsi que nous nous trouvons dans nos familles ou dans un peuple, souvent même dans une secte ou église dans laquelle nous avons été en partie éduqués. Comme ces groupes précèdent en quelque sorte leurs membres et contribuent à les façonner dès l'origine, ils prétendent d'habitude à un pouvoir presque incontestable sur eux, et ils sont parmi les principaux obstacles à notre liberté et parmi les principaux ennemis de notre libération.

L'État que nous voulons ne doit pas donner un nouveau pouvoir à la société sur nous, mais nous délivrer des droits que prétendent avoir sur nous toutes les communautés, et particulièrement celles qui nous revendiquent comme leurs biens et qui contestent notre droit à l'autonomie individuelle. Loin que les communautés particulières puissent être considérées comme les alliées naturelles de l'État, elles sont perpétuellement ses ennemis potentiels, auxquels il faut enlever toute velléité d'acquérir un pouvoir de contrainte sur les individus que l'État seul doit se réserver pour nous garantir justement de cette forme de pouvoirs des diverses communautés.