Il ne faut pas confondre la formation des gens par la société dans le but de les rendre aptes à la servir, et la formation que se donne l'individu en se cultivant afin de se rendre apte à vivre de manière plus autonome.

La société est un système dans lequel il existe des fonctions d'autant plus nombreuses et complexes que cette société est plus évoluée ou différenciée. Or les individus, qui utilisent la société pour mieux vivre, sont également ses membres, et ils doivent y remplir les fonctions utiles pour que la société puisse subsister. Il est donc indispensable que les membres d'une société soient aptes à jouer les divers rôles qui permettent au système social de se perpétuer et de se développer. Et la formation à ces fonctions est d'autant plus exigeante que le système social est plus complexe, si du moins sa complexité correspond également au nombre de fonctions différentes que doivent y exercer ses membres.

Comme nous voulons que la société soit un instrument pour le maintien et le développement de notre vie individuelle, il est certain que nous devons veiller à ce que nous demeurions aptes à exercer les fonctions sociales nécessaires ou utiles et à ce que nous soyons donc formés à jouer ces rôles sociaux. Car l'individualisme ne nous conduit pas à nous désintéresser du sort de la société, loin de là, puisque celle-ci nous importe en tant que l'un des plus importants instruments de notre individualisation.

Cependant, notre attitude face à la société diffère beaucoup selon que nous y voyons cet outil complexe en vue de notre propre développement individuel, ou selon que nous nous mettons à voir en elle une sorte de divinité, qui subsiste pour elle-même et réclame notre soumission. Dans ce dernier cas, c'est en vue de ce service social seulement, ou principalement, que nous devons nous former. Dans notre perspective au contraire, c'est la formation de l'individu qui prend le premier rang, puisque, comme la société, nos fonctions sociales en tant que telles sont réduites à un rôle uniquement instrumental, si important soit-il.

Mais quelle est la formation à l'autonomie individuelle proprement dite? C'est celle qui a lieu en vue de notre culture propre, et dont le but est de multiplier nos possibilités de penser, de sentir et d'agir, de nous rendre davantage capables de réflexion et de jugement à partir de notre propre vie et de notre propre expérience. Seulement, si l'on n'y prend garde, il arrive aisément qu'on croie cultiver l'individu alors qu'on ne fait que former le serviteur de la société. Car, la société étant non pas un instrument que nous dominions de l'extérieur, mais un milieu de vie en même temps, il est facile de confondre la culture de l'individu avec son adaptation à ce milieu, et de concevoir aussi par conséquent son adaptation au service de la société comme l'élément essentiel de sa culture. On en vient ainsi à croire se cultiver en acquérant les capacités de servir mieux la société pour s'y adapter et s'y soumettre, alors que notre vraie culture doit nous donner également le pouvoir contraire, celui de refuser l'adaptation quand nous la jugeons nuisible à notre liberté, et de continuer d'envisager à l'inverse la société comme devant être adaptée en priorité à la culture individuelle. Ainsi, pour nous en tenir à ce seul exemple, on voit aujourd'hui des pédagogues et des politiciens croire que l'on peut substituer avantageusement la formation du citoyen à la culture individuelle, ce qui est loin d'être la même chose.