L'une de nos principales préoccupations à l'égard de nos semblables, à nous qui aimons vraiment la liberté, c'est de former des individus; de nous former nous-mêmes comme individus, et d'aider à se former d'autres individus autour de nous.

Pour ceux qui confondent l'individualisme avec une défense de l'égoïsme, il paraît paradoxal que l'individualiste puisse s'intéresser à autrui autrement que pour en retirer des avantages personnels immédiats, si l'on veut bien entendre par là les avantages qui ne viennent pas du fait qu'on se réjouit par sympathie des plaisirs des autres, mais de la seule jouissance de ses propres plaisirs directs. Il faut d'ailleurs comprendre parmi les avantages immédiats ainsi compris bien des profits indirects, obtenus par des calculs et à travers de longues chaînes de conséquences. Selon cette distinction, l'égoïsme pourra me pousser à bercer un enfant pour qu'il cesse de m'agresser de ses cris, mais il ne faudra pas y rapporter en revanche le sentiment qui m'incite à le bercer pour jouir du plaisir de le voir apaisé et content, puisque dans ce cas mon plaisir passe par le sien, pour ainsi dire.

Je peux me soucier du bien de mes semblables d'une manière abstraite, en cherchant à définir ce qu'est le bien des êtres que je conçois comme partageant avec moi une même nature, telle que celle de l'homme ou telle que celle d'une sorte quelconque d'hommes que j'estime seuls mes véritables semblables. Dans ce cas, je penserai dépasser l'égoïsme dans la mesure où le jugement que je porterai sur ce bien à accomplir pour quelqu'un d'autre ne sera plus le mien, par opposition à celui des autres, mais une forme de bien commun, qui n'est donc pas plus à moi qu'à l'autre. Je me serai donc, par un mouvement d'abstraction, placé à un point de vue comme supérieur à moi et à ceux qui partagent avec moi la nature qui me sert justement de critère. En réalité, cette nature n'existe que par le procédé par lequel je l'ai constituée, et je l'impose aux autres plus que je ne la trouve en eux.

Je peux également me soucier du bien de mes semblables dans une tout autre perspective, en cherchant, par un redoublement de réflexion, à tenir compte non pas d'une simple nature qui nous serait commune, mais plutôt de l'individualité concrète qui constitue la réalité d'autrui comme de moi-même. Dans ce cas, je ne peux plus définir un bien supposé commun à imposer à tous, mais il me faut au contraire concevoir le bien de chacun comme lié à sa propre perspective. Autant je ne veux reconnaître comme mon bien que celui que je peux juger tel par moi-même, autant je ne veux reconnaître comme le bien d'un autre que celui qu'il reconnaîtra tel de lui-même; et la façon dont son bien se définit, c'est de lui qu'il me faudra l'apprendre.

Dans cette perspective, à mesure que je m'individualise et me perçois et me façonne davantage comme individu, je m'intéresse aussi davantage à l'individu en l'autre, et je perçois mon intérêt et le sien comme résidant dans une plus grande individualisation. Son bien, c'est celui qu'il pourra juger tel et qu'il jugera d'autant mieux qu'il sera lui-même plus libre ou autonome. Il m'apparaît alors que la condition de la reconnaissance de son bien est qu'il puisse s'individualiser le plus possible, et l'intérêt que j'y prends me pousse à l'aider à se rendre plus libre.

Mais cela, je ne peux guère y parvenir si je ne m'individualise pas moi-même. Cette individualisation, je la veux pour moi-même, évidemment. Mais si je désire aider autrui à s'individualiser, alors, dans cette mesure, je désire également m'individualiser pour lui, si bien qu'il y a une sorte d'émulation réciproque dans ce jeu de l'individualisation, loin qu'il doive s'accomplir dans une solitude toujours plus grande, comme on l'imagine souvent à tort.