Annonce
N’y-t-il pas une
sorte d’attitude universelle propre à
l’apprentissage et à la pratique des sciences,
entendues en un sens large ? Ne faut-il
pas se mettre dans une certaine disposition
d’esprit et de sentiment particulière,
permettant le calme nécessaire à la
concentration sur des idées et opérations
abstraites, différentes de celles qui nous
préoccupent dans la vie quotidienne ?
Cette attitude ne nous est pas simplement
naturelle, nous l’apprenons, à l’école
notamment. Car, spontanément, nous nous
trouvons dans l’agitation des sentiments, qui
orientent notre pensée vers leurs objets, en
fonction d’intérêts qui ne sont pas souvent
ceux de la connaissance. Il faut donc une
discipline pour produire le calme dans nos
sentiments et libérer l’attention afin de la
rendre disponible pour la science. Il en va
ainsi pour la philosophie dans la mesure où
elle est également recherche de connaissance.
Mais elle est également réflexion morale,
recherche de perfectionnement de la pratique
et des sentiments eux-mêmes. La discipline des
sentiments, qui est une sorte d’étape
préliminaire pour l’étude scientifique,
devient son activité constante. Son point de
départ se trouve donc, non pas simplement dans
un état de calme favorable tel que requis pour
l’étude scientifique, mais dans la richesse
concrète des sentiments qui influence la
réflexion elle-même. C’est pourquoi il importe
au philosophe de connaître non seulement le
phénomène général de la dépendance de la
connaissance par rapport aux sentiments, mais
également la nature des sentiments
particuliers qui influent effectivement sur la
réflexion concrète dans laquelle il s’engage.
Or cette tentative de comprendre la manière
dont l’activité philosophique est conditionnée
par le jeu contingent des sentiments présents,
en lui et dans sa société, constitue ce que
nous appelons un diagnostic philosophique. Et
c’est à un tel diagnostic que nous nous
consacrerons.
Lectures :
- Montaigne, Essais
- Nietzsche, L’Antéchrist
- Bergson, Les deux sources de la morale
et de la religion
- Musil, L'homme sans qualités
- Hesse, Le jeu des perles de verre
- Gilbert Boss, Jeux de concepts
Introduction
Thème
Ce séminaire est
le deuxième d’une série de trois séminaires
sur l’éducation sentimentale, un sujet qu’il
aborde sous l’angle du diagnostic
philosophique. Qu’il y ait une éducation
sentimentale, c’est un fait constant de la vie
humaine. Aucun homme, depuis son enfance, ne
vit sans avoir reçu une telle éducation, qui
est initiée, consciemment ou non, de manière
méthodique ou spontanée, depuis ses tout
premiers jours. Nos parents et notre entourage
ont commencé à nous la donner avant même
d’avoir songé à nous éduquer, et la société la
poursuit durant toute notre vie sous diverses
formes, parmi lesquelles l’enseignement
explicite dans les écoles ne représente qu’une
contribution relativement mineure par rapport
à toutes les autres. Peut-être même faut-il
considérer que, de mille manières, dès que
nous nous fréquentons, à toutes occasions,
nous ne cessons de nous éduquer les uns les
autres, ou que du moins nous exerçons une
influence réciproque plus ou moins
intentionnelle sur le régime de notre vie
sentimentale. D’habitude cette éducation
consiste en une adaptation des sentiments de
chacun à ceux de sa société et des divers
milieux qu’il fréquente. Pour cette raison, en
général, la principale différence entre les
sentiments des hommes ne se situe pas entre
les individus, mais entre des groupes sociaux,
familles, tribus, classes, corps de métier,
villes, provinces, pays, religions,
civilisations. Elle correspond à des
différences observables de comportement, et
surtout elle se sent par le degré de
familiarité que nous éprouvons pour ceux qui
nous sont proches par les sentiments que leur
a donnés une éducation semblable, ou au
contraire par l’étrangeté qui nous met mal à
l’aise avec ceux qui ne partagent pas notre
éducation et que, pour cette raison, nous
avons peine à comprendre, même si nous
parvenons à communiquer avec eux sur le plan
de la langue et des connaissances
intellectuelles. Pour une large part, cette
éducation n’est pas explicite. Comme en ce qui
concerne les manières et coutumes, nous
l’avons acquise par imitation, sans y prendre
garde. C’est pourquoi, lorsque nous tentons de
la ressaisir, nous n’en percevons que des
bribes, et la plus grande partie nous échappe,
se perdant dans un vague sentiment de
communauté avec notre milieu. Si nous n’avons
pas fait d’études ou de réflexions
particulières sur ce sujet, le peu dont nous
soyons généralement conscients et que nous
puissions en exprimer par le discours nous
vient d’un ensemble de proverbes, du
catéchisme des religions et de certains
préceptes moraux. Le fait que les lois et une
grande partie de la morale qui leur est liée
concernent en priorité les actions des hommes
plutôt que leurs pensées et sentiments
contribue beaucoup à l’illusion que nos
sentiments restent largement en nous un
domaine de liberté presque totale. Il nous
semble que nos manières d’agir et de nous
comporter dépendent largement de l’éducation
que nous avons reçue, tandis que nos
sentiments expriment au contraire la partie
spontanée de notre personnalité, demeurée pour
l’essentiel indépendante de l’emprise de la
société. Cette impression de la liberté de nos
sentiments par opposition aux contraintes
auxquelles sont soumises nos actions est
renforcée par la conception habituelle d’une
séparation en nous entre un monde intérieur
auquel ils appartiennent et un monde extérieur
dont fait partie notre corps parmi les autres
choses de la réalité matérielle. Cependant,
non seulement l’éducation de nos sentiments a
lieu, mais elle est explicite dans une
certaine mesure. Notamment, la sagesse
populaire s’exprime sur la valeur de plusieurs
sentiments, et la religion recommande ou
commande aussi d’en avoir ou d’en rejeter
certains. Le plus souvent, les impératifs
concernant les sentiments ont un caractère
négatif, et exigent ou conseillent de
contenir, de maîtriser et parfois d’éradiquer
un certain nombre de mauvais sentiments, comme
la colère. Et l’on voit bien dans le cas de
celle-ci combien le souci de la réprimer est
lié au désir de réprimer les actions
désagréables ou dangereuses que ce genre de
passions entraîne. Mais si la société se
soucie davantage de régler les actions que les
sentiments, et ne considère donc souvent
ceux-ci que dans leur fonction de provoquer
certains types d’actes, elle ne s’en tient pas
à cette seule prudence, mais évalue également
certains types de sentiments comme importants
en tant que tels pour le bonheur des hommes et
elle s’y intéresse d’autant plus qu’ils
peuvent davantage être partagés. C’est ainsi
que par exemple, justement, la sociabilité et
les sentiments sociables, comme la sympathie,
la bienveillance ou la bonne humeur, sont
regardés favorablement, loués, recommandés,
voire imposés parfois. Et l’on sait comment
les diverses conceptions de la sagesse
insistent sur la nécessité de savoir maîtriser
ses passions, et donc d’éduquer les
sentiments.
En effet, il
suffit sans doute pour qu’un homme soit
reconnu comme honnête et agréable, qu’il se
comporte bien, selon la loi et les bonnes
manières. Mais estimera-t-on que cela suffise
pour mener une vie réellement heureuse ?
Car celle-ci dépend davantage de la nature de
nos sentiments que de la conformité de nos
actions par rapport aux normes sociales. Or la
sagesse, au sens où les philosophes la
recherchent, vise bien la manière la plus
heureuse de vivre, et non, selon l’idée que
s’en fait l’opinion commune, une simple façon
avisée de se comporter et de résoudre les
problèmes de la vie normale. Un tel sage, au
sens populaire, évitera certainement bien des
malheurs dans lesquels tombent couramment les
hommes, et ce n’est pas à tort qu’on
l’admirera sur ce point. Sa sagacité, sa
prudence lui serviront à mieux guider ses
actions, à éviter davantage les écueils et à
améliorer son sort. Un régime passionnel réglé
lui sera utile, et en partie indispensable, et
il résultera aussi en partie de son habileté à
éviter les accidents prévisibles. Il aura
ainsi tenu compte d’une partie des conditions
du bonheur, sans pour autant s’être vraiment
préoccupé de connaître et de maîtriser ses
conditions essentielles, la qualité même de la
vie sentimentale, à laquelle appartient ce
sentiment complexe qu’est le bonheur lui-même.
Or, dans l’hypothèse que l’éducation
sentimentale due généralement à la société ne
vise pas tant le bonheur qu’une adaptation à
la vie sociale, il faut que le philosophe
reprenne lui-même, en fonction de son propre
but, cette éducation, afin de devenir capable
de se rendre maître autant que possible de la
formation et du jeu de ses sentiments.
D’ailleurs, même si cette première éducation
visait à nous rendre plus heureux, il
resterait à examiner pourquoi elle échoue,
étant donné que le bonheur est une chose très
rare, et à la reprendre pour la rendre plus
pertinente et efficace. Cela signifie que
l’opération philosophique exige non seulement
une conception lucide du but à atteindre, mais
également une enquête critique sur l’état de
ses sentiments. La formation philosophique ne
part pas d’un état originel, vierge, mais a
toujours lieu à partir des résultats d’une
éducation préalable, comme nous l’avons déjà
remarqué. Celle-ci nous a donné non seulement
une certaine forme d’organisation
passionnelle, mais également une série de
jugements à son sujet. Ceux-ci représentent,
dans la perspective de l’entreprise
philosophique, des préjugés, c’est-à-dire des
jugements déjà formés, qui s’imposent à nous
sans que nous les ayons jamais formés
consciemment. Le problème n’est pas qu’ils
doivent être faux pour cette raison. Le défaut
des préjugés est qu’ils sont des jugements qui
échappent à notre propre jugement explicite,
et s’affirment en nous comme déjà jugés,
qu’ils soient ou non faux. Bref, nous ne
savons pas s’ils sont faux, quoique nous les
considérions comme vrais sans autre examen. Et
en un sens, si la connaissance n’est vraie que
lorsqu’elle est une vraie connaissance, alors
les préjugés ne peuvent être vrais en tant
qu’ils n’ont pas subi notre critique
explicite. Bien qu’ils ne soient pas nos
jugements réfléchis, ils agissent en nous
comme des jugements. Ils affirment ou nient en
nous avec une force qui s’oppose aux possibles
jugements contraires, qu’ils s’efforcent de
repousser et d’écarter. Il n’est pas difficile
d’observer que ceux qui défendent leurs
préjugés sans les avoir remis en question
peuvent le faire avec une sorte de conviction
aveugle très active et combative aussi bien
que ceux qui argumentent en faveur des
jugements posés de la raison. Bref, c’est
toute une éducation avec ses préjugés qu’il
s’agit de soumettre à un examen critique pour
pouvoir entreprendre la nouvelle à partir de
celle-là. Mais il ne s’agit pas pour autant de
tenter de revenir à un supposé état
d’innocence antérieur à cette éducation, afin
de repartir de là, en s’appuyant sur le sol
originaire de nos sentiments les plus propres.
Nous avons vu que selon une certaine idée de
notre vie intérieure celle-ci représente notre
être authentique. En réalité, à supposer qu’on
puisse retrouver un tel état, ce qui est
invraisemblable, rien ne nous assurerait qu’il
convienne mieux à la réalisation du but de la
philosophie que celui de l’homme éduqué par sa
société. De toute façon, pour en décider, il
faut soumettre également nos sentiments les
plus intérieurs, les plus spontanés, les moins
affectés par notre éducation sociale, à la
même critique que les autres. Bref, il faut
entreprendre un diagnostic général de nos
sentiments comme un moment essentiel de
l’éducation philosophique des sentiments.
Étant donné que
notre éducation sentimentale nous a modelés
bien plus profondément et largement que nous
ne le croyons en général, l’impression que
notre vie intérieure est toute originale et
nous appartient en propre est très exagérée.
La plupart de nos sentiments sont des
imitations de ceux des divers milieux auxquels
nous appartenons. C’est pourquoi leur
diagnostic se confond largement avec celui des
sentiments communs de notre société. Comme ils
n’appartiennent pas qu’à nous,
individuellement, mais qu’ils sont largement
partagés, il faut leur reconnaître une
existence non seulement purement intérieure,
mais également extérieure, ainsi qu’une
certaine objectivité. Ce fait paraît heureux,
dans la mesure où il suggère la possibilité
d’aborder notre diagnostic à l’aide de
méthodes de caractère scientifique. Des
disciplines telles que la psychologie, la
sociologie ou l’histoire se présentent
aussitôt comme fournissant les références sur
lesquelles nous appuyer. Alors, il se présente
immédiatement à l’esprit la méthode bien
connue dans les questions pratiques, de
distinguer les sciences fondamentales,
théoriques, qui établissent les faits généraux
et les lois, et les sciences appliquées,
techniques ou autres, qui utilisent ces
savoirs théoriques pour résoudre les problèmes
pratiques. Pourquoi ne pas nous conformer à
cette méthode ? D’abord, bien sûr, parce
que, même lorsqu’elle se conçoit comme
principalement théorique, la philosophie se
réclame comme la discipline fondamentale,
celle qui sonde et établit les fondements, si
bien qu’elle ne peut abandonner ce rôle à la
science sans se renier dans ce qu’elle a
d’essentiel ; mais surtout parce que la
philosophie a un lien plus direct que la
science avec la pratique concrète et avec ce
que nous avons appelé l’intériorité. La
méthode de la succession des deux étapes,
science et application, a des affinités très
fortes avec une certaine conception de la
morale, dans laquelle la raison doit dominer
les passions pour les diriger selon ses
propres principes et calculs. Ici également,
il faut procéder en deux temps relativement
séparés et hiérarchisés, d’abord la conception
et définition de ce qui doit être, de la bonne
manière de se comporter, puis l’application à
l’action, ainsi que, relativement à notre
sujet, aux sentiments qu’il s’agit d’ordonner
selon les normes de la raison, en fonction des
vraies valeurs ou des vraies fins
intellectuellement reconnues et des effets
prévus sur la conduite concrète. Une telle
façon de procéder peut convenir à la rigueur
lorsqu’il s’agit seulement d’adapter les
sentiments à une morale déjà convenue et
supposée rationnelle ou raisonnable. Elle ne
vaut plus dans la démarche proprement
philosophique, impliquant une réflexion
critique constante, et remettant donc en
question les supposées normes de la raison ou
du raisonnable sur lesquelles la morale
habituelle s’appuie. On peut douter en effet
que la raison, réduite à elle-même, dépouillée
des principes moraux que lui donne la morale
commune, puisse parvenir à établir ce qu’on
lui attribue après coup, à savoir ces normes
morales, les valeurs et fins véritables,
universelles, à partir desquelles pourraient
se déduire la bonne conduite et les moyens
appropriés de celle-ci. L’éducation
sentimentale du philosophe, en tout cas, remet
en question les principes selon lesquels cette
éducation a été faite par la société, y
compris les corrections que lui apporte un
souci rationnel de cohérence. Il est fort
douteux qu’il existe des principes moraux, des
valeurs, des fins humaines, universels, que la
raison puisse découvrir, en dehors de ceux,
fort contingents, que les sociétés se donnent
et s’imposent. D’ailleurs, qu’il n’en existe
pas, l’histoire et l’anthropologie nous
incitent fortement à le penser en nous
présentant le tableau bariolé des principes
moraux très variés auxquels les hommes croient
et ont cru aux diverses époques et dans les
divers lieux. Il est donc pertinent de
chercher les principes des morales ailleurs
que dans ceux de la raison, et d’espérer
davantage les trouver dans les sentiments. Il
est vrai que, pour nous, il en résulte un
étonnant cercle. Car, dans ce cas, l’éducation
des sentiments n’est pas dirigée de
l’extérieur, comme si les sentiments n’étaient
que les objets de cette éducation, mais elle
doit avoir lieu à partir des sentiments
eux-mêmes. Et c’est aussi, par conséquent, les
sentiments qui fournissent le point de vue à
partir duquel doit être entrepris notre
diagnostic.
Position du problème
Quelles sont les raisons de
faire un diagnostic philosophique de notre
éducation sentimentale ? Si la
philosophie se réduisait à une science, il
serait inutile de nous livrer à un tel
exercice. Car pour mener des recherches de
caractère scientifique, ce sont les
compétences d’ordre théorique, ainsi que la
maîtrise des méthodes de la recherche
scientifique dans la discipline considérée qui
importent. Il faut sans doute tenir compte de
la nécessité d’un certain contrôle de soi pour
parvenir à se mettre dans les dispositions de
neutralité ou d’objectivité que la science
requiert de ceux qui la pratiquent. Et il faut
avouer que cette attitude d’impartialité, de
respect de l’objectivité, de domination des
envies de déterminer les résultats en fonction
de ses attentes subjectives plutôt que de la
rigueur de l’application de la méthode est
bien indispensable et dépend effectivement de
la capacité de soumettre ses passions à la
rigueur de l’observation objective, des règles
du raisonnement et de l’expérimentation. Celui
qui n’y parvient pas demeure certainement
incapable de science. Mais, à tort ou à
raison, on estime généralement que ces
dispositions passionnelles sont acquises
relativement facilement avec un minimum
d’entraînement, et qu’elles sont accessibles à
la majorité des hommes avec un minimum
d’efforts et indépendamment des sentiments que
leur ont donnés leur éducation, leur culture
et leur caractère. C’est en effet un
comportement sectoriel qui est requis du
chercheur, valable pour le temps qu’il passe à
mener son activité scientifique, et non un
caractère complet. En dehors de son bureau et
de son laboratoire, il importe peu qu’il soit
ivrogne (pourvu qu’il ne gâte pas trop son
cerveau), rancunier (pourvu qu’il ne devienne
pas injuste dans ses jugements scientifiques),
colérique (pourvu qu’il prenne soin de ses
instruments), lâche (pourvu que ce ne soit pas
au moment de constater des résultats
malvenus), etc. Bref, la science paraît
compatible avec un grand nombre de sentiments,
et très indépendante de l’éducation dans ce
domaine, au point qu’on en oublie ce qui va de
soi, la nécessité d’une certaine discipline
dans l’exercice même de la science.
Sans vouloir disputer sur ce
que serait en soi la philosophie, à supposer
qu’une telle question ait un sens, on peut
constater que, même si certains y voient
peut-être surtout une sorte de science assez
spéciale, plutôt difficile à faire accepter
comme telle aux scientifiques, il y a sans
conteste une importante tradition de cette
discipline qui la conçoit principalement comme
une sorte de sagesse ou de recherche de la
sagesse. Or celle-ci consiste en une façon
particulièrement souhaitable de vivre, qui se
marque à l’extérieur par une conduite
particulièrement avisée, et qui s’éprouve
intérieurement comme une forme de bonheur
extrême et constant, c’est-à-dire comme un
régime heureux de la vie sentimentale ou
passionnelle. Sans vouloir prouver que c’est
bien ainsi qu’il faut concevoir la
philosophie, contentons-nous de nous inscrire
ici dans cette tradition et de nous placer
dans la perspective d’une telle recherche de
la sagesse, nous satisfaisant du fait qu’elle
est possible et présente dans notre culture
aussi bien que la science, par exemple. Et,
confiants qu’on nous concédera que la sagesse
et le bonheur ne sont pas des buts futiles,
fondons-nous simplement sur notre intérêt pour
cette recherche.
Si la nature ou les miracles
d’une excellente éducation formaient des
caractères tels que celui du sage, alors les
bienheureux ainsi doués n’auraient sans doute
pas besoin de la philosophie pour les mener à
ce dont ils jouiraient déjà. Dans les siècles
où tous les recoins de la planète et toute
l’histoire des hommes n’avaient pas encore été
explorés, on pouvait espérer encore découvrir
une contrée merveilleuse ou un âge d’or où
vivraient des sociétés de sages. Aujourd’hui,
il faut bien nous résigner à constater que la
vraie philosophie et la vraie sagesse ne se
manifestent et ne se sont jamais manifestées à
notre connaissance que dans de rares individus
qui ont pris personnellement en charge leur
propre formation, avec souvent la bonne
fortune d’y être aidés par d’autres. Ce
caractère marginal et exceptionnel de la
philosophie parmi les hommes ne signifie pas
que la société ne fasse jamais rien pour
rendre les siens plus heureux. Ce sont des
hommes qui la composent et la dirigent, et les
hommes désirent naturellement être heureux.
Chacun se soucie donc de rendre compatible la
vie sociale avec ce qu’il croit indispensable
à son bonheur. Mais, comme la condition
première de son bien-être se trouve dans
l’existence de la société, de la coopération
qu’elle permet et de la défense contre tout ce
qui lui est hostile, dans la nature, dans les
autres sociétés et dans la sienne propre, la
subsistance de la société et le bien commun
deviennent rapidement le principal souci
commun. C’est donc avant tout selon la
représentation qu’une société se fait de ce
bien commun et de la nécessité d’en persuader
et d’y contraindre les individus que les
hommes se donnent leurs règles et leurs
valeurs. Ils soumettent chacun aux lois et
préceptes moraux communs, et éduquent leurs
descendants pour leur inculquer les
comportements adaptés ainsi que les
convictions et les sentiments du groupe. La
plupart du temps, face à cette éducation, les
individus éprouvent moins la contrainte que le
soutien de la société, la confiance dans une
autorité qui les dispense de la nécessité de
résoudre eux-mêmes tous les problèmes et
d’affronter tous les dangers menaçant
l’aventureux qui songerait à se diriger par
lui-même. Une telle éducation apporte une
sécurité non seulement pratique, mais
également sentimentale en permettant de vivre
dans les sentiments communs comme dans une
sorte de nid protégeant du chaos intérieur
aussi terrifiant que le chaos extérieur.
Combien n’aiment-ils pas mieux souffrir et
mourir pour la patrie plutôt que de s’en
trouver exilés, peu importe que cette patrie
soit une petite tribu ou le monde
globalisé ?
On objectera peut-être
l’exemple des sociétés libérales modernes, qui
accordent une grande importance à la liberté
individuelle, notamment sous la forme de la
liberté de pensée et d’expression, et en
partie aussi de la liberté d’agir et
d’entreprendre dans le domaine de ce qui n’est
pas explicitement réglé par les lois. Ces
principes ont été d’ailleurs défendus par des
philosophes tels que Hobbes et Spinoza, qui
semblent avoir conçu un type de société
favorable à la philosophie, une idée qui s’est
répandue sous diverses variantes à travers les
Lumières et au-delà. Ce libéralisme,
fréquemment attaqué sous l’étiquette
d’individualisme, quoique en principe plus
favorable à la philosophie, ne vient pas
cependant d’un grand désir populaire de
s’émanciper en général de la tutelle des
autorités sociales, mais davantage d’une
perplexité face à la concurrence des autorités
religieuses, scientifiques et morales et face
à l’impossibilité de les réconcilier après des
guerres sanglantes, incapables de donner la
victoire décisive à un seul parti, de sorte
que la tolérance et une certaine liberté
individuelle représentaient en fin de compte
la seule issue en vue d’une réconciliation.
Bien que pour la plupart des gens le
libéralisme et la tolérance n’aient pas
représenté des moyens de permettre la
recherche philosophique, ils semblent avoir dû
la favoriser, d’une part en ébranlant la
certitude des anciennes autorités, et d’autre
part en laissant une place interstitielle pour
l’invention théorique et morale. En revanche,
la crainte de l’individualisme conçu comme une
sorte d’égoïsme menaçant la cohésion de la
société et lui faisant courir le risque d’un
complet émiettement, la fréquente nostalgie
pour les époques où une même religion
réunissait les esprits et les âmes, et la
sympathie envers les communautés culturelles
assez homogènes, réglant en leur sein
l’essentiel de la vie de leurs membres,
expriment le malaise éprouvé par beaucoup de
ne plus ressentir leur appartenance profonde,
au niveau du sentiment lui-même, à leur
société. Bref, malgré les discours et les
slogans qui tendraient à le faire croire, il
est fort douteux que, même dans les sociétés
libérales, l’éducation ait visé à donner aux
hommes l’autonomie morale essentielle à la
philosophie.
Même si certaines sociétés
peuvent être plus favorables à la philosophie
que d’autres, comme peut-être les sociétés
libérales modernes, il semble que dans aucune
l’éducation ne vise à former des philosophes,
si ce n’est dans des cas individuels
exceptionnels, comme dans l’éducation du jeune
Mill par son père, lui-même philosophe. Cela
ne signifie pas pourtant que des philosophes
n’aient pas cherché les conditions qui rendent
une société plus propice à la formation de
philosophes. Et certains ont élaboré au moins
des méthodes d’éducation susceptibles de
promouvoir autant que possible quelque degré
de sagesse, comme Rousseau dans son Émile.
Voire, quelques penseurs ont œuvré à préparer
la réalisation de telles sociétés favorables à
la philosophie. Mais il reste une grande
distance entre ces essais et l’apparition
d’une société de philosophes, dont l’existence
est fort improbable et l’idée sans doute
chimérique. En réalité, c’est au moment où il
commence à affirmer sa propre autonomie,
quoique très imparfaite encore, que le
philosophe entreprend sa propre formation. Au
début de sa recherche, il appartient donc par
la plus grande partie de ses sentiments à la
société qui l’a éduqué, ou plutôt aux diverses
sociétés qui se le sont attaché et l’ont
marqué dans sa sensibilité aussi bien que dans
ses idées. On imaginera peut-être qu’il s’agit
alors pour lui de remonter à la surface de la
mer de ses sentiments, de s’accrocher à la
raison pour les surmonter, et de les corriger
à partir des normes qu’il découvrira dans
cette faculté universelle, source
d’inaltérable vérité. Si c’était le cas,
l’important pour lui ne serait pas de se
tourner vers ses sentiments pour les examiner,
mais au contraire de s’en détourner autant que
possible afin de s’attacher étroitement à la
raison, de s’y immerger et de ne se retourner
vers les sentiments qu’avec le fouet des
principes et préceptes rationnels pour les y
soumettre. Dans cette optique, un diagnostic
de ses sentiments et de la manière dont ils
ont été éduqués est une sorte de luxe
périlleux réservé à celui qui a déjà découvert
la manière de les conduire selon la raison, de
sorte qu’il ne représente guère une activité
pertinente, sinon pour le sage achevé, qui se
tourne vers ses semblables afin de s’efforcer
de les placer dans les meilleures conditions
passionnelles en vue de les orienter à leur
tour vers la raison.
Cette idée que le sage se
délivre de l’esclavage des passions et se
conduit selon la raison est si partagée qu’on
peut la considérer comme un lieu commun. Non
seulement les philosophes s’y réfèrent pour la
plupart, mais l’opinion générale est du même
avis. Que le sage soit l’homme de la raison,
dans ses réflexions comme dans ses actions,
que son opposé, le fou, soit au contraire
entièrement soumis à ses passions déréglées,
c’est-à-dire livrées à elles-mêmes, c’est ce
dont tout le monde tombe apparemment d’accord.
Que veut-on dire en effet quand on qualifie
quelqu’un de raisonnable, sinon justement
qu’il se dirige selon les préceptes de la
bonne vie ou de la sagesse ? On
distinguera certes encore entre l’homme
seulement raisonnable et le sage, en
reconnaissant chez ce dernier un degré
supérieur d’intelligence, de sagacité, tandis
qu’il suffit pour être raisonnable de suivre
dans ses pensées comme dans ses actions le bon
sens communément reconnu. En quelque sorte, le
sage se caractérise par le fait qu’il ne suit
pas seulement la raison, mais qu’il est doué
en outre d’un degré particulièrement élevé de
raison, ce qui lui permet d’être en quelque
sorte encore plus raisonnable. Sur ce point
les peuples et les philosophes tiennent un
même langage. Et comme c’est une marque
d’approbation et de louange que d’appeler un
homme raisonnable ou sage, il semble que le
philosophe ne fasse rien d’autre que de
poursuivre avec plus de rigueur les plus hauts
idéaux de sa société. Certes, il met un fort
accent sur l’autonomie et la liberté. Mais
n’est-ce pas ce que fait aussi toute société
en distinguant les adultes des enfants par
l’autonomie qu’on attend d’eux ? Le sage
n’est-il donc pas simplement l’adulte par
excellence, réalisant ainsi l’idéal de toute
société ? Par conséquent, loin de
prétendre, comme nous l’avons fait, que
l’éducation habituelle ne forme pas des
philosophes, ne faut-il pas remarquer au
contraire qu’en s’appliquant à former des
adultes, elle ouvre la voie de la sagesse à
ceux qui décident de poursuivre dans la même
direction plus loin que ne l’exige la
norme ? Cette raison qui rend raisonnable
lorsqu’on la pratique et la suit, est
considérée comme une faculté universellement
présente dans l’humanité. Elle est en principe
reconnue par tous, à l’exception des
malheureux qui sont privés de cet élément
essentiel de la nature humaine, comme les
idiots et les fous. Qu’est-elle donc ?
Pour le savoir, examinons déjà son expression
morale, la manière raisonnable de penser et
d’agir.
Nous savons que l’homme
raisonnable reçoit l’approbation de sa société
pour ce qu’il dit et fait. On le loue de se
conduire comme il faut. Et d’habitude, il peut
au besoin se justifier en s’appuyant sur des
principes, des préceptes, des connaissances
qui se réfèrent aux normes et aux idéaux
reconnus de sa société. Et s’il est vrai que
la raison est universelle, en tant qu’elle
définit la nature humaine, ne faut-il pas dire
que ces normes et ces idéaux valent partout,
dans toute société ? S’il en allait
ainsi, ne devrait-on pas observer que ce qui
est raisonnable dans une société l’est aussi
dans les autres, puisqu’il faut nécessairement
lui accorder la même approbation
partout ? C’est ce qu’il serait
raisonnable de penser. Mais hélas, les faits
contredisent obstinément ces attentes. On sait
bien que ce qui est raisonnable change d’une
société à l’autre, et qu’il n’est pas rare que
les différences aillent jusqu’à la
contradiction. Chez les cannibales, rien n’est
plus raisonnable que de manger ses ennemis ou
ses propres morts, alors qu’ailleurs on
considère de telles mœurs comme l’extrême
dépravation et folie. On trouvera raisonnable
dans un pays d’avoir plusieurs épouses, et
scandaleux ailleurs. Selon les lieux, on
approuvera ou condamnera la pédophilie,
l’homosexualité, la consommation d’alcool, de
chiens, de chats, de cochons, l’esclavage, la
vengeance, etc. En un mot, l’observation nous
montre clairement que ce qui est raisonnable
dépend des coutumes et change avec elles.
Comment dans ces conditions le sage, réputé
comme tel chez les siens, serait-il le même
dans toute société ? Il ne se distingue
en fait de son entourage que par sa
remarquable habileté à se mouvoir parmi les
coutumes locales. Bref, la raison à laquelle
on se réfère dans ce contexte se définit
chaque fois par les normes particulières de la
société considérée. C’est-à-dire qu’examinée
dans la pratique concrète, cette raison n’a
rien d’universel.
Est-ce en vue de cette
sagesse que de nombreux philosophes lancent
leur appel à la raison ? Ne
viseraient-ils qu’à être plus raisonnables,
qu’à devenir des sages dans le sens populaire
du terme, en connaissant mieux les normes
traditionnelles et en sachant mieux s’y
conformer ? Sans prétendre que des
philosophes, ou des hommes se déclarant tels,
n’aient guère envisagé autre chose que de
rechercher un tel idéal de sagesse, en le
perfectionnant éventuellement, il faut bien
constater aussi que les véritables héros de la
philosophie que nous admirons ont eu une
ambition très différente. Constatant justement
le caractère contingent des morales et de ce
qu’elles font considérer comme raisonnable,
ils ont en général accentué l’idée d’une
raison indépendante de ces limitations
traditionnelles, et ils ont souvent défendu
l’idée d’une raison véritablement universelle,
impliquant la critique des opinions de leur
société comme celles de toutes les autres. Ils
voulaient s'élever au-delà des normes
contingentes, propres à chaque société,
jusqu’aux principes de toute pensée humaine,
comme on pouvait avoir l’impression d’avoir pu
le faire par exemple dans la géométrie, en vue
de fonder à partir de là une sagesse
véritablement universelle, transcendant toutes
celles qui restaient liées aux normes
particulières des diverses sociétés. Il
fallait donc trouver des valeurs, des idéaux
qui fussent ceux de l’homme, et donc
universels en ce sens, s’imposant à tous ceux
qui feraient l’effort de développer leur seule
raison et de s’y fier. Aussi, au lieu de se
voir généralement approuvés par leurs
compatriotes, ils se sont souvent vu réprouver
au contraire, voire condamner ou juger fous
plutôt que sages. Dans cette conception, il ne
suffit plus d’être adulte pour avoir
l’autonomie nécessaire à la recherche
philosophique. Il faut s’émanciper de
l’opinion ambiante, et par là se rendre
intimement indépendant de son milieu social,
une exigence bien plus ardue, impliquant de se
dégager totalement du confort du partage des
sentiments communs. Quand on s’avance sur
cette voie, ne faut-il pas alors remettre en
question toute son éducation sentimentale, et
trouver pour cela un appui extérieur au monde
passionnel ?
Cette tentative se comprend.
Mais est-elle aussi radicale qu’elle le
paraît ? Cette raison supposée
universelle l’est-elle vraiment ? Ne
peut-on pas la concevoir au contraire comme
une fiction résultant de l’essai de poser
au-delà des raisons particulières aux diverses
sociétés, de leurs normes et coutumes, une
autre raison propre à une autre société, jugée
plus large, extensible idéalement à l’ensemble
des hommes, du moins de ceux qui désireraient
dépasser les limitations des opinions, mœurs
et valeurs de leur société particulière ?
Une telle raison n’est-elle pas en effet une
sorte de projection fantastique des raisons
limitées et variées des diverses traditions,
constituant le noyau d’une autre société,
celle de ces philosophes ou sages d’une
nouvelle culture, dans laquelle les individus
libres et indépendants, exilés mentalement et
sentimentalement de leurs patries originaires,
retrouveraient une nouvelle communauté
d’opinions et de sentiments dans une société
idéale des vrais sages ? Hélas, ce rêve
ne paraît pas s’être réalisé non plus, sinon
partiellement, dans l’idéal, et ces idéaux ont
à leur tour pris maintes formes différentes.
La raison de la communauté des philosophes,
ses principes et valeurs, ne s’est trouvée
partagée qu’à un niveau très abstrait,
illusoire, et a éclaté en réalité en la
production d’une myriade de sectes et
d’inventions individuelles. Autrement dit,
l’appui sur une raison extérieure au monde du
sentiment pour le dominer s’est révélé
inconsistant en réalité, et incapable de
dépasser fondamentalement les conditions des
sagesses populaires, avec leurs raisons et
normes ultimement contingentes, ancrées dans
les sentiments communs de leur société.
*
A supposer que la raison soit
effectivement une faculté transcendant la
contingence passionnelle et capable
d’atteindre à une certitude logique, telle
qu’elle semble s’avérer dans les
mathématiques, quels raisonnements
pourrions-nous attendre d’elle pour fonder la
réforme des sentiments indispensable à
l’atteinte de la vraie sagesse ?
D’abord, envisagée comme la
faculté logique, telle qu’utilisée en
mathématiques, elle ne vise rien par elle-même
et ne pose pas de problèmes. Pour travailler,
il lui faut des questions à résoudre, d’une
nature telle qu’elles puissent donner lieu à
des solutions logiques. Pourrait-on penser
qu’une telle question à lui poser soit de
calculer le système de sentiments
correspondant à la sagesse ou au
bonheur ? Mais pour y parvenir, la raison
aurait besoin d’une série de connaissances, de
la même manière que sans des notions de
l’espace et de ses structures, on ne peut
construire de géométrie. D’abord, ces
sentiments que la raison serait censée traiter
en vue de les diriger et de les organiser de
la bonne façon, il faudrait savoir ce qu’ils
sont, quels sont leurs effets, comment ils
s’agencent, quels types d’effets ces
agencements produisent, ou selon quels
principes et selon quelles circonstances les
effets des passions se composent. Il faudrait
savoir aussi ce qui caractérise le bonheur. Or
comment lui fournir ces connaissances ?
Les sentiments et leurs
divers compositions et effets, ne sont-ce pas
des objets de sciences empiriques, dont
principalement la psychologie ? Et
n’est-ce pas encore à cette science qu’il
faudra s’adresser pour définir le bonheur,
envisagé comme un certain état intérieur
émotionnel ? Alors, supposé que nous
soient données les connaissances
psychologiques nécessaires, avec l’idée de
l’état émotionnel constituant le bonheur, ne
sera-t-il pas possible d’élaborer une sorte de
chimie des sentiments permettant de calculer
la manière de composer l’état de
bonheur ? Dans cette hypothèse, aidée des
sciences empiriques qu’elle contribue à
former, la raison deviendra donc capable de
nous apprendre la façon dont il faut procéder
pour produire le bonheur. D’ailleurs, même si
le bonheur lui-même est un état émotionnel,
rien n’oblige à chercher à l’atteindre par la
seule manipulation des émotions. Celles-ci
sont liées à des processus physiologiques, que
d’autres sciences étudient, et l’on peut
espérer engendrer celles qu’on désire plus
efficacement en agissant sur ces processus.
Ainsi, la solution qui paraîtrait la plus
efficace pourrait être chimique, si l’on
trouvait la drogue qui produit et maintient
l’état de bonheur. C’est d’ailleurs une idée
qui vient facilement à l’esprit et qui a été
souvent envisagée, avec enthousiasme par
certains, horreur par d’autres. On comprend
aisément l’enthousiasme pour cette solution,
simple et, précisément, efficace si elle
pouvait réussir. Mais pourquoi suscite-t-elle
aussi une violente répulsion ? C’est
parce que ce ne serait pas le vrai bonheur,
s’exclameront certains. C’est parce qu’elle
est immorale, diront d’autres, le bonheur
devant se mériter. C’est parce qu’elle coupe
de la réalité et enferme l’individu, avec son
sentiment de bonheur, dans une sorte
d’intériorité factice, un peu comme quelqu’un
qui serait condamné à ne plus vivre qu’en
rêve. C’est parce que la dignité de l’homme
veut qu’il soit responsable, et que la prise
d’une drogue représente un abandon de la
possibilité d’action et donc de la
responsabilité que l’action implique... Mais
ces arguments ne vaudraient-ils pas également,
pour l’essentiel, contre l’usage de certaines
musiques, par exemple, pour se plonger dans un
état de bonheur artificiel aussi, voire, ne
vaudraient-ils pas contre le recours à une
technique rationnelle, psychologique, de
manipulation des sentiments ? Et ne
vaudraient-ils pas aussi pour la plupart
contre certaines techniques traditionnelles de
méditation accompagnée d’exercices physiques
et éventuellement d’ascèse, telles que le
yoga, permettant d’atteindre un état
bienheureux de détachement de la réalité et de
ses soucis ? Il est vrai que dans ce
dernier cas, d’une part on ne peut pas accuser
ces méthodes de manquer de mérite, d’effort
conscient pour parvenir au but, et que d’autre
part, dans ce type de conception, l’argument
de la perte de contact avec la réalité est
radicalement contesté par l’idée que c’est au
contraire ce que l’on considère généralement
comme le monde de la réalité qui est
illusoire.
Qu’est-ce qui nous incite
donc à refuser ces solutions techniques comme
satisfaisant aux conditions de la recherche
philosophique ? Si l’enjeu était de se
confier au calcul rationnel, et de poser le
problème de la sagesse et du bonheur de
manière à pouvoir le traiter de façon utile et
efficace, alors le genre de solutions que nous
venons d’envisager devraient convenir. Que
pourrait-on espérer de mieux que l’usage de
techniques de caractère scientifique ou du
moins de méthodes traditionnelles éprouvées et
systématiquement appliquées ? En fait, il
est facile de constater que les objections les
plus convaincantes portent d’abord ou en fin
de compte sur la conception de l’état de
bonheur lui-même, ou du moins sur la
compatibilité de cet état heureux en un
certain sens, avec la sagesse. Car celle-ci
représente certes une manière de vivre
heureux, mais également une façon pertinente
et avisée de se conduire dans le monde réel,
celui où les hommes ont effectivement à vivre
et à se conduire. Les solutions techniques
envisagées font ou bien de la recherche du
bonheur une entreprise scientifique et
technique collective, dans laquelle le sujet
se voit traiter de l’extérieur, sans impliquer
sa propre responsabilité, c’est-à-dire sans
être le principal agent, ou bien une technique
que le sujet doit certes appliquer lui-même,
par son propre exercice, ses propres efforts,
mais en suivant les instructions données par
d’autres, et en se contentant de s’y fier. Or
cela contredit un trait essentiel de la
sagesse, surtout telle qu’elle est comprise
dans la recherche philosophique, à savoir
l’autonomie, la démarche critique. C’est
pourquoi la définition du bonheur comme un
état émotionnel qui puisse se définir de
l’extérieur et être atteint comme une sorte
d’état statique, non totalement réfléchi, ne
convient pas à ce qui fait l’objet de la
recherche philosophique.
Il est habituel de distinguer
dans la vie intérieure, dans le domaine des
sentiments, deux réalités, d’un côté des
principes dynamiques, liés à l’action, les
volontés, et de l’autre des sortes de
perceptions, quelque chose de purement senti,
les émotions. Or l’idée de conduire au bonheur
par les drogues ou l’exercice approprié, de le
faire simplement éprouver, repose sur cette
distinction, en se concentrant sur la
production des émotions censées représenter
les ingrédients du composé émotif constituant
le bonheur. Dans cette approche, la volonté ne
représente qu’une gêne ou un obstacle. Pour
jouir entièrement de l’état visé, il faut être
détendu, passif ou simplement réceptif. La
volonté ne fait qu’introduire des
perturbations en détournant de l’entière
immersion dans l’émotion souhaitée. Elle se
voit donc éliminée dès le début ou au moins à
la fin. Celui qui s’est tourné vers les
drogues s’est contenté de s’abandonner tout
entier à leurs effets, dont il attend le
bonheur promis. Celui qui se livre à
l’exercice psychique, à l’ascèse peut-être,
doit exercer, parfois longuement et durement,
sa volonté pour parvenir à l’éteindre enfin,
et jouir alors d’un calme ou d’une extase dont
elle a disparu.
Toutes les méthodes qui
visent le bonheur comme un état émotif
définissable de l’extérieur et susceptible
d’être atteint par des calculs et des
techniques de caractère objectif semblent ne
pouvoir en produire qu’une illusion décevante,
et d’autant plus décevante que la passivité
est plus grande. Ne faut-il pas en voir la
raison déjà dans la conception qui se trouve à
l’origine de ces tentatives, celle de la
séparation entre la volonté et
l’émotion ? Les facultés que la langue et
bien des théoriciens reconnaissent dans
l’esprit humain sont souvent d’étranges
fantômes. Si on les considérait vraiment comme
des facultés, c’est-à-dire comme des
aptitudes, il n’y aurait guère d’inconvénient
à en distinguer autant qu’il pourrait être
utile d’en remarquer. En ce sens, la parole,
l’humour, le sérieux, le jeu, la gentillesse
ou la méchanceté pourraient être citées comme
de telles facultés, car il est vrai que les
hommes peuvent tout cela. Mais c’est
d’habitude autre chose qu’on entend par ces
facultés qu’on désigne expressément comme
telles, la raison, l’imagination, la mémoire,
la sensation, le sentiment, la volonté, etc.
On ne signifie pas par là des capacités, ou
pas seulement cela, mais des sortes d’organes
de l’esprit, ou plutôt de petits personnages
presque autonomes. Et c’est ainsi qu’on peut
voir notre esprit comme une sorte de théâtre
où la raison, sentencieuse, et la passion,
tapageuse, luttent pour l’hégémonie, où la
volonté se présente et crie des ordres,
entendus ou non, où la fantaisie vient faire
quelques cabrioles et embrouiller l’action,
etc. Et comme dans la commedia dell’arte, ces
personnages sont fortement typisés,
caricaturés, et avec eux la plupart des scènes
qu’ils jouent sur de mêmes canevas. Alors, la
nécessité d’attribuer à chacune de ces
facultés ce qu’il faut pour en faire des
personnages plus ou moins indépendants,
conduit à redoubler le théâtre en chacune
d’elles, pour donner une volonté à la raison,
de l’imagination à la passion, de la raison à
la volonté, etc. Seulement, on ne fait plus
venir directement sur scène ces nouvelles
facultés de facultés, pour garder un peu de
vraisemblance. Heureusement, parce qu’il
faudrait encore placer tout un théâtre dans
chacune de ces facultés de facultés, emboîtant
ainsi des poupées russes à l’infini. Il ne
s’agit pas de nier que nous soyons bien
capables de raisonner, de nous souvenir, de
percevoir, de sentir, de vouloir, etc. Il est
vrai aussi que ces actes, et les aptitudes
correspondantes, ne se confondent pas, si bien
qu’on les considère avec raison comme
distincts dans cette mesure. Nul doute non
plus qu’il soit utile d’en distinguer
principalement certains pour rendre compte de
ce qui se passe en nous. Mais si nous les
considérons comme de petits personnages
particuliers à l’intérieur de notre esprit,
alors nous tombons dans la fantasmagorie.
Pour saisir le sentiment dans
sa réalité, observons-le non plus tel qu’il
apparaît à un regard extérieur, qui le devine
à travers ses expressions, mais tel qu’il se
présente de l’intérieur à celui qui le vit,
c’est-à-dire nous-mêmes. Je constate que mes
sentiments diffèrent entre eux, et notamment
par la manière dont je les sens. Une colère et
une joie n’ont pas du tout la même qualité, et
le poète pourrait décrire la manière dont nous
éprouvons ces deux types de sentiments, en
nuançant encore bien davantage pour distinguer
diverses sortes de colères et de joies. De
même le musicien pourra me faire sentir
certains sentiments, leur rythme, leur
mélodie, leur douceur ou leur âpreté, leur
violence, etc. Et ce que je sens alors, c’est
ce que nous avons nommé ci-dessus l’émotion.
Il n’est donc pas question de nier son
existence, je l’éprouve bien et peux
l’observer en moi. Si je me tourne à présent
vers ce qui se passe en moi quand je veux, je
suis également capable de le discerner, de
sentir la détermination avec laquelle je suis
porté par exemple à l’action, que ce soit un
mouvement physique ou un acte plus intérieur,
comme celui de chasser une idée ou de me
concentrer sur un problème. J’éprouve alors la
tension qui me pousse à cette action. Voilà la
volonté, et je la trouve en moi aussi bien que
l’émotion. Y a-t-il pourtant un sens à poser
deux entités séparées, la volonté et
l’émotion ? Si j’examine mes émotions, je
remarque combien chacune se présente autrement
que sous la forme d’une sorte d’objet en moi
que je regarderais comme s’il était extérieur,
posé face à ce regard, objet passif de mon
activité, concentrée, elle, dans ce regard,
ainsi que cela me paraît arriver quand
j’observe une chose devant moi ou un paysage.
Non, cette émotion agit aussi, et elle est
moi, elle vit de ma vie, ou je vis de la
sienne. Il y a en elle un désir, comme celui
de m’attaquer à ce que je ressens comme
menaçant ou blessant dans la colère, ou celui
de retenir, de magnifier ce qui me rend
joyeux. Bref, ce désir, il a cette tension
vers l’action, cette activité, que j’ai nommée
volonté, et qui est, non pas autre chose que
le sentiment éprouvé, mais un aspect de la
manière dont je le sens ou le vis. Ou bien, de
l’autre côté, je veux manger ou je veux
dormir. Ces deux volontés ne diffèrent pas
seulement du fait qu’elles s’appliqueraient à
des objets différents, extérieurs à elles. Je
les ressens aussi différemment. Elles sont des
émotions différentes, deux désirs différents.
La première se ressent par exemple comme faim,
et la seconde comme fatigue, et cela de
manière intime. Qu’il soit émotion ou volonté,
mon sentiment est toujours une forme de désir,
qui comporte toujours ces deux aspects,
inséparables de lui. Et je vois bien qu’il
n’est donc pas possible en réalité de
rapporter une volonté à une émotion comme s’il
s’agissait de deux entités différentes,
séparées ou séparables l’une de l’autre,
préexistant à leur relation, à part l’une de
l’autre. Si cette observation est vraie, alors
il n’est pas possible de séparer réellement
les deux aspects du sentiment ou du désir,
l’émotion d’un côté et la volonté de l’autre.
Il est donc impossible d’isoler les émotions
pour les traiter comme des objets passifs,
aptes à être travaillés par certaines
techniques visant à créer la pure émotion
composée selon la formule du bonheur,
indépendamment de toute volonté. Ces émotions
seront des désirs, et à ce titre des
sentiments dynamiques et actifs. Seulement,
cet aspect est précisément celui dont ne
tiendra pas compte la chimie du bonheur, qui
ne le maîtrisera pas du tout, gâchant le
résultat visé, ou bien qui aura tenté de le
limiter au minimum, anesthésiant autant que
possible le désir, et par là le sentiment et
l’intensité du bonheur. Bref, si la sagesse
comporte essentiellement une activité forte et
autonome, il est bien tout à fait illusoire de
chercher à l’atteindre par des techniques qui
nient cette activité, et partant le désir.
Nous nous demandions si la
raison, comme faculté logique, ou simple
capacité de calcul, pourrait conduire au
bonheur. Nous avions remarqué qu’il lui
faudrait des connaissances pour travailler,
telles que celles que pourrait lui donner la
psychologie sur les sentiments. Mais nous
avons vu que ces connaissances impliquaient
une objectivation des sentiments, et que
c’était en concevant l’esprit comme composé de
facultés conçues comme des entités séparées
qu’il devenait possible d’envisager le calcul
menant à la composition des émotions capables
de procurer le bonheur. Une fois cette
conception reconnue comme illusoire, c’est
aussi cette fonction logique de la raison qui
se révèle contestée en tant que moyen effectif
de la recherche de la sagesse ou du bonheur.
N’y aurait-il pas d’autres
manières de donner à la raison un rôle
essentiel dans cette recherche, sans se baser
sur cette conception de l’esprit comme composé
de facultés séparées ? Peut-être. Mais il
faut commencer par remarquer que la raison à
laquelle nous désirons à présent donner un tel
rôle est déjà elle-même un produit de cette
séparation de l’esprit en facultés séparées.
D’ailleurs, rappelons que toute la conception
d’une lutte entre la raison et les passions,
ou de la direction des passions par la raison,
repose sur cette conception trompeuse. Ne
faut-il pas la contester et affirmer au
contraire qu’il n’y a pas de raison comme
faculté existant à part, en face des passions
ou des désirs ?
*
Il semble très modeste et sûr
de définir la raison comme la faculté logique
proprement dite, qui peut être considérée
comme son cœur nu. Il est évidemment plus
facile de faire jouer à la raison le rôle de
guide moral, de correctrice et de véritable
éducatrice des sentiments, si on lui attribue
de plus grandes capacités, principalement
celle de voir et de concevoir des idées pures
telles que les valeurs éternelles et les
principes universels de la morale. Mais il
devient alors aussi plus facile de contester
ce type de facultés, en remarquant déjà à quel
point il est arbitraire de supposer ce genre
d’idées, de valeurs et de principes, que seule
une telle raison pourrait justement percevoir,
alors que l’expérience nous montre au
contraire les valeurs et les principes comme
extrêmement variables et contingents. On
perçoit vite le cercle dans lequel s’enferme
l’argument consistant à répondre qu’il y a
effectivement un monde de pures idées que
seule la raison peut saisir, lorsqu’il s’agit
de répondre à une critique de cette faculté
déniant précisément que nous soyons capables
de saisir ce genre d’idées. Car comment
convaincra-t-on le sceptique, doutant de
l’existence des pures idées, qu’il existe une
faculté sans laquelle on ne peut les saisir,
et dont notre sceptique met également en
question l’existence ? Pour prouver à la fois
l’existence de cette faculté et des pures
idées qu’elle conçoit à celui qui les nie, il
faudrait montrer qu’il y a des phénomènes
connus ou connaissables également par ces
sceptiques, qui ne peuvent être expliqués
d’aucune autre manière qu’en posant
l’existence de ces idées et de cette faculté.
Et pour cela, il ne suffit pas de concocter
une explication basée sur celles-ci, mais il
faut également prouver qu’il n’y en a pas
d’autres qui se passent de ce fondement. Bref,
il suffit d’expliquer ces phénomènes supposés
sans le recours aux idées pures, aux valeurs
éternelles et aux principes universels de la
morale, ainsi qu’à la raison comme l’unique
faculté de les connaître, pour renvoyer tous
ces prétendus fondements au pays des chimères.
En revanche, qui nierait l’existence d’une
faculté de raisonner logiquement et de
calculer rigoureusement ? Car qui
n’aurait pas eu l’expérience de la nécessité
logique dans certains raisonnements au moins,
ou de la certitude des démonstrations
mathématiques et de nombreux calculs ? Ne
faut-il donc pas admettre la présence en nous
d’une faculté logique, c’est-à-dire de la
raison, réduite à cette faculté ? Et la
logique ne représente-t-elle pas l’ordre
nécessaire, et donc vrai, qui devrait par
conséquent être le guide par excellence du
philosophe ?
L’extrême contraste entre le
désordre passionnel, expression souvent du pur
caprice, d’un côté, et de l’autre l’ordre
rigoureux des raisonnements logiquement
conduits, respectant une sorte de nécessité
supérieure, comme immuable, ne saute-t-il pas
aux yeux ? Il suggère très fortement
l’idée qu’il doive y avoir en nous comme deux
principes séparés, indépendants, qui ne
partagent presque rien, et qui correspondent
bien à l’idée d’une distinction de facultés
relativement autonomes. D’un côté, c’est la
lutte où l’impulsion la plus forte domine un
instant, avant de faire place à une autre, qui
domine un moment à son tour, sans autre raison
qu’une lutte de puissances circonstancielle.
De l’autre côté, c’est le règne de la règle
comme infaillible, éternelle, condition
absolue de toute vérité, à laquelle toutes les
idées doivent se soumettre sans conteste, sous
peine d’être impitoyablement exclues comme
fausses et absurdes. Comment croire que la
philosophie puisse ne pas prendre son appui
sur cette raison, même si, comme nous l’avons
vu, à elle seule celle-ci ne suffit pas à
définir le bonheur ou la sagesse ? D’une
manière ou d’une autre, ne faut-il pas
s’appuyer sur l’inflexible ordre logique pour
ordonner le monde chaotique des
passions ? Et pour cela, ne faut-il pas
cultiver en soi la pure considération de cet
ordre rationnel pour pouvoir se fier au
critère de la nécessité logique ? Bref,
cette faculté rationnelle, ne faut-il pas lui
accorder son autonomie si l’on veut qu’elle
permette de régner sur le chaos
passionnel ?
Si l’on examine la structure
de ces deux mondes, celui de la raison et
celui des passions, il semble que tout les
oppose et qu’ils soient même totalement
étrangers l’un à l’autre. Dans le premier, des
règles immuables produisent un ordre parfait,
préétabli de toute éternité. Dans le second,
c’est un mouvement incessant produit par une
lutte de forces elles-mêmes fluctuantes. Dans
l’univers logique, comme il n’y a qu’un seul
ordre, complexe mais unique, il n’y a
également qu’un seul point de vue, le même,
obligé, pour tous, objectif en ce sens. Dans
le monde passionnel, c’est le contraire, les
points de vue se multiplient indéfiniment avec
les passions elles-mêmes, changent sans cesse,
placent non seulement des esprits différents,
mais le même aussi bien, dans des perspectives
toujours nouvelles, toujours subjectives. La
connaissance rationnelle, objective, nous
place dans la position d’un pur spectateur,
dans une sorte de contemplation inactive, la
seule action demeurant à l’extérieur, au
moment de l’effort pour pénétrer dans ce
monde. Au contraire, les passions ne
s’éprouvent qu’en participant à leur
dynamisme, en étant impliqué en elles, en
agissant avec elles, par elles, sans point de
vue surplombant permettant d’observer la mêlée
de l’extérieur. La raison présente un espace
limpide, sans qualité sensible autre que la
structure des relations entre de pures idées
sans poids ni couleur. De l’autre côté, les
passions sont denses, infiniment riches de
qualités toujours senties, dans un monde
toujours plein, où tout s’entremêle à divers
degrés. Dans l’univers des idées rationnelles,
celles-ci sont clairement définies, toujours
identiques à elles-mêmes, comme les nombres,
situées dans un ordre clair de relations
précises. Dans la mêlée des passions, non
seulement celles-ci changent incessamment de
positions les unes par rapport aux autres,
mais elles se mélangent de plus à divers
degrés, se modifiant et excluant toute
identité stable permettant de les situer dans
un ordre univoque.
Ne faut-il pas choisir l’un
ou l’autre de ces deux mondes ? Car, tout
bien considéré, il est peut-être même vain de
croire qu’on puisse subordonner l’un à
l’autre, tant ils sont contraires entre eux.
Celui qui veut contempler l’ordre éternel des
pures idées ne doit-il pas se libérer de toute
passion ? Sinon il introduit une
impureté, un principe de confusion, qui
perturbe la contemplation. Et celui qui veut
se plonger dans l’agitation passionnelle ne
doit-il pas renoncer à la raison, faute de
pouvoir faire place à la pure contemplation,
ou simplement au respect rigoureux de la
logique, dans le monde infiniment dense et
capricieux des sentiments ? C’est ce
qu’ont probablement pensé ceux qui ont cherché
la sagesse par l’ascèse, en tentant de se
dépouiller entièrement de toute passion pour
se plonger dans la pure contemplation.
Une fois qu’on a placé ces
deux facultés à deux extrémités où elles ne se
touchent plus et ne peuvent agir l’une sur
l’autre, il devient nécessaire d’en inventer
une troisième pour faire le lien. C’est ainsi
qu’on place un nouveau personnage entre les
deux précédents, la volonté, à qui il revient
de décider, d’initier l’action et de
commander. La raison est dans cette petite
société un personnage étrange, qui n’est pas
très individualisé, mais assez impersonnel au
contraire, devant représenter le monde
objectif des pures idées ou de la logique. On
le situerait volontiers dans le ciel, comme
une sorte de conscience presque commune, comme
une sorte de dieu immuable auquel les
consciences individuelles, subjectives,
peuvent éventuellement participer, en se
libérant de ce qu’elles ont de contingent et
d’historique. On sait qu’à l’opposé se trouve
le personnage passionnel, multiple, chaque
passion tendant à s’avancer et à jouer son
rôle propre dans la concurrence des autres
passions. Quant à la volonté, elle serait en
quelque sorte l’individu unique, le personnage
pris dans la durée et la contingence, ayant à
y agir, partageant ce côté avec les passions,
mais capable, peut-être à cause déjà de sa
plus grande unité, de se tourner vers le monde
de la raison aussi bien que vers les passions
diverses, et de chercher, si elle le veut, à
prendre pour règles les principes de la
logique plutôt que les impulsions et les
attraits des passions. C’est ainsi que l’homme
pourrait dompter ses passions et les soumettre
à la conduite de la raison, c’est-à-dire à une
volonté de se déterminer selon cette dernière.
Il y a des raisons de penser
que toutes ces facultés, tous ces personnages,
ne sont que des fictions illusoires ; et
cette volonté qu’on place au milieu pour les
mettre en contact et leur permettre d’agir par
son intermédiaire l’une sur l’autre, paraît
encore plus évidemment chimérique, parce que
ce personnage chargé de la médiation est trop
évidemment une sorte de réduction de celui que
nous sommes, de sorte que pour
comprendre les deux autres il doit avoir comme nous
une certaine faculté de raisonner et une autre
de vivre les passions, si bien qu’en la
volonté conçue comme faculté de vouloir, tous
les problèmes qu’elle devait résoudre doivent
se retrouver à nouveau. Mettons-la donc de
côté et revenons au problème de l’absence de
communication possible entre la raison et les
passions.
La tendance la plus
habituelle est de chercher la solution en
imaginant que la raison, la faculté
supérieure, engendre les passions. C’est le
schéma bien connu de l’intelligence immuable,
du dieu éternel, créant un monde changeant,
plus ou moins chaotique, qui en s’éloignant de
son modèle a perdu une partie de l’ordre
originel, qu’il va s’agir de retrouver. Mais
qui comprendra jamais que la parfaite logique
ait pu engendrer le chaos ? Et plus on y
réfléchit, plus on s’assure que ce chaos, ou
du moins le monde des passions, existe bien,
tandis que la pure intelligence n’est
probablement qu’une spéculation arbitraire.
Il reste à voir si peut-être
il ne serait pas plus pertinent de chercher si
les passions n’auraient pas pu inventer la
raison, quoique sans doute sous une autre
forme que la faculté indépendante qu’on avait
faussement cru voir en elle.
Revenons donc à ce qu’il y a
de concret dans la raison, à savoir le
raisonnement, car, alors qu’il est douteux que
nous ayons une faculté telle que « la
raison », il est indéniable que nous
raisonnons. Dans cette mesure, il est certain
que nous en sommes capables, et que nous en
avons par conséquent l’aptitude, ou la faculté
dans ce sens restreint qui n’implique
l’existence d’aucune entité spéciale vouée à
cette seule activité. La logique qui donne aux
raisonnements leur certitude est l’ensemble
des règles permettant de passer de
propositions supposées vraies à d’autres qui
seront vraies à leur tour. Autrement dit, ces
règles de la logique garantissent que,
lorsqu’on part d’idées vraies, les idées qu’on
en déduit sont également vraies. Cette
formulation mettant en scène des idées plutôt
que des propositions paraît plus profonde,
plus universelle, quoiqu’elle soit moins
précise, les calculs logiques portant dans
leur rigueur sur les propositions plutôt que
sur des idées comme telles. Or les
propositions impliquent un langage, et l’usage
de signes. Si l’on en tient compte, on peut
dire aussi que le calcul logique permet des
substitutions de symboles conservant l’ordre
des idées signifié au départ. Ces opérations
ne sont possibles que si cet ordre est stable
et parfaitement défini. Il faut pour cela que
les symboles, les idées et les relations
soient entièrement stables, et qu’ils restent
donc entièrement identiques à eux-mêmes durant
l’opération entière de substitution. C’est
pourquoi le monde de la raison apparaît comme
un ordre immuable d’idées éternelles. Pour
qu’une idée (ou un concept) puisse prendre
place dans cet ordre logique, il faut qu’elle
soit définie par un ensemble de propriétés
précises lui appartenant, qui sont comme ses
coordonnées dans l’ordre logique, et qui
indiquent ses rapports aux autres idées en
fonction des propriétés qu’elles partagent ou
non entre elles et des rapports définis entre
ces propriétés. La façon la plus simple et la
plus efficace de représenter cet ordre est de
concevoir les objets de la logique comme des
entités, dont les propriétés sont les classes
de telles entités dont elles font partie, et
qui les définissent donc, ces classes étant
entre elles dans une série de rapports
d’inclusion et d’exclusion partielles ou
totales, qui forment la structure
relationnelle de l’ordre logique. Quant à ces
entités, il importe peu pour le pur calcul
logique de savoir ce qu’elles sont, pourvu
qu’elles présentent l’identité nécessaire pour
pouvoir être incluses de manière non ambiguë
dans les classes qui les définissent. En
pratique, l’ordre logique se relie au monde
réel par le fait qu’elles correspondent à des
objets réels (quoique, du pur point de vue
logique, ce rapport à la réalité ne soit pas
nécessaire, des objets imaginaires pouvant
parfaitement faire partie de son ordre et
permettre des déductions rigoureuses aussi).
En principe, ultimement, dans
la logique normale, c’est l’identité des
objets et celle des classes qui rend possible
la déduction et lui donne son caractère précis
et nécessaire. Autrement dit, les objets sont
tels qu’on peut leur attribuer chacune des
propriétés qui les définissent sans ambiguïté,
parce que leur rapport à l’objet n’a que deux
possibilités mutuellement exclusives, la
présence et l’absence. En d’autres termes,
l’appartenance et la non-appartenance d’un
objet à une classe sont exclusives entre
elles, sans troisième possibilité. Pour
pouvoir traiter logiquement un objet concret
de notre expérience, il faut qu’il soit donc
susceptible d’être défini par un ensemble de
propriétés propres à permettre la décision
claire (par pur oui ou non) de son
appartenance à la classe des objets qui
définit cette propriété. Il faut donc être
capable de percevoir nettement dans l’objet
cette propriété, telle qu’elle est présente
également dans les autres objets qui feront
partie de la même classe de ce point de vue.
Si l’on ne peut pas reconnaître dans les
objets d’une même classe la même propriété qui
les a fait classer là, le calcul logique
perdra sa pertinence réelle, puisqu’il ne sera
pas possible de décider à quels objets il
s’applique précisément. Or cette
indétermination ou imprécision ne
caractérise-t-elle pas justement la situation
dans laquelle nous nous trouvons
concrètement ? A moins de croire que les
propriétés ne soient des qualités réelles,
capables d’exister en dehors des choses
qu’elles qualifient, saisissables en
elles-mêmes, il n’est pas possible de
s’assurer de leur identité dans les diverses
choses qui les possèdent. Or l’expérience
sensible ne nous permet pas de reconnaître une
telle identité de propriétés générales — car
elles doivent bien être générales pour être
présentes dans des choses distinctes. Il
faudrait donc une aptitude spéciale pour les
connaître en elles-mêmes, telle qu’une saisie
intellectuelle propre des propriétés générales
abstraites. Que nous soyons capables d’un tel
exploit, c’est une thèse qui a été défendue,
mais je ne connais pas en sa faveur d’argument
convaincant. Dans l’expérience réelle, nous
attribuons la même propriété à divers objets
lorsque nous remarquons entre eux une
ressemblance, et c’est arbitrairement que nous
supposons qu’il doit y avoir derrière cette
ressemblance quelque chose de commun et
d’identique dans les objets semblables, malgré
le fait que seule cette ressemblance nous est
perceptible. Dans la pratique, les
ressemblances sont les critères par lesquels
nous effectuons nos classifications, et elles
suffisent. Ce que nous trouvons éventuellement
de plus identique, c’est le nom que nous
donnons aux ressemblances qui nous importent
assez pour que nous voulions les fixer dans le
langage. Et encore, ces noms eux-mêmes, à
travers les diverses formes sous lesquelles ils
nous apparaissent à chaque fois, par
l’écriture, par la parole, ne sont à leur tour
que très semblables, quoique suffisamment pour
nous permettre de reconnaître avec une grande
assurance les occurrences du
« même » nom. Bref, ce qui se trouve
à la base de nos classes, et du coup à la base
de la logique, ce sont en réalité des
ressemblances, et non des propriétés
identiques à elles-mêmes, intellectuellement
perçues ; si du moins l’on entend par
cette saisie intellectuelle autre chose que la
conception d’une ressemblance marquée ou
signifiée par un nom.
Or il est justement de la
nature d’une ressemblance de n’avoir pas
d’existence ni à l’état séparé ni même dans
une seule chose, puisqu’elle apparaît toujours
comme la ressemblance entre plusieurs choses
différentes. Supprimez les choses semblables,
et la ressemblance disparaît avec elles.
Faut-il donc dire que la raison n’est rien de
foncièrement différent de la perception, aidée
du langage, puisque toute la logique se
comprend comme un jeu de substitution de
symboles signifiant des classes de choses
réunies en fonction de telle ou telle
ressemblance ? A la réflexion, il semble
bien en effet qu’elle soit de l’ordre de la
perception, d’une perception prolongée par
l’artifice du langage.
A vrai dire, comment
perçoit-on une ressemblance ? Je regarde
deux visages, et je les trouve ressemblants.
Je vois bien les deux visages, et je peux les
examiner. Mais puis-je voir la ressemblance de
la même façon ? Je peux analyser les
visages, considérer plus précisément les
lèvres, les yeux, le nez, les cheveux, le
menton, le front, et percevoir des
ressemblances ou des dissemblances entre ces
diverses parties. Je peux même, après une
telle analyse, sentir que mon impression de
ressemblance entre les deux visages s’est
renforcée ou s’est affaiblie. Mais je ne
perçois pas davantage les ressemblances
elles-mêmes. Nous savons déjà que la
ressemblance n’est rien d’identique qui
relierait entre elles les choses semblables et
qui pourrait s’isoler comme une corde qu’on
détacherait pour l’observer à part de ce
qu’elle reliait. Plus je cherche à la
percevoir isolément, plus elle me semble
évanescente, au point que j’en viendrais, en
persistant dans cet effort, à la juger
inexistante. Pourtant, il n’y a aucun doute,
je perçois sans cesse des ressemblances entre
les choses, bien que ces ressemblances ne
soient pas à leur tour des choses que je
puisse percevoir. Et de plus, elles se
caractérisent par le fait qu’au lieu d’être
clairement ou présentes ou absentes, elles
apparaissent comme présentes seulement à un
certain degré, presque toujours au moins à un
infime degré, si on y fait attention, mais
jamais non plus à un tel degré qu’elles
excluent toute différence. Elles font souvent
l’objet de disputes, certains en voyant ou
d’autres n’en remarquent pas, ou pas les
mêmes. Elles peuvent changer en partie selon
nos humeurs.
En somme, cette façon
d’apparaître des ressemblances les situe
plutôt du côté de ce que nous sentons. Et il
nous semble en effet que nous avons le
sentiment de ressemblances, plutôt que nous ne
les voyons clairement. Elles sont parentes de
ces sentiments que nous avons à propos des
choses, en les enveloppant dans une sorte
d’ambiance, sans rien ajouter qui se situerait
à côté d’elles ou entre elles. Ainsi, quand
disparaissent certaines choses qui font partie
de l’ambiance ressentie, celle-ci est
détruite, de la même manière que lorsque l’une
des choses semblables disparaît, la
ressemblance disparaît avec elle, étant en
quelque sorte un sentiment de leur ensemble
plutôt qu’un objet supplémentaire. Il est
intéressant aussi de constater que la
ressemblance est moins une chose de l’ordre de
ce qu’on peut constater qu’un principe de
transformation, de construction, qui relie les
choses et les situe dans un espace qui
n’existait pas auparavant, celui précisément
des classes où elles ne se trouvent réunies
que par le sentiment de ressemblance qui les y
rassemble. Ne découvre-t-on pas ici un
dynamisme très caractéristique du sentiment,
dans une opération qui est au fondement de la
logique ? Et dans ce cas, la raison
paraît bien loin d’être opposée au sentiment.
Il conviendrait de la concevoir au contraire
comme une construction sentimentale, aussi
paradoxal que cela puisse paraître. Et alors,
les apories provenant de l’opposition entre
cette supposée faculté à part et les passions
disparaissent, notamment l’impossibilité apparente
pour la raison d’agir sur les passions à cause
de sa nature supposée purement inactive ou
contemplative.
*
Plutôt que de pousser
davantage l’argument en faveur d’une
conception passionnelle de la raison, afin de
montrer notamment d’où vient justement son
apparente passivité et en quoi consiste le
caractère sentimental de sa constitution, je
renvoie sur ce point aux explications de l’introduction
du précédent séminaire. J’y renvoie
également pour les développements sur les
caractéristiques du monde du sentiment compris
de l’intérieur, et dont je me contenterai de
résumer ici les traits utiles pour notre
diagnostic et de reprendre quelques
définitions pertinentes.
Vu qu’une approche de
caractère objectif, théorique, scientifique,
telle que serait celle de la psychologie,
pratiquée plus ou moins rigoureusement, ne
convient pas à un diagnostic philosophique de
notre éducation sentimentale, tandis qu’une
simple démarche impulsive, irrationnelle est
également exclue, il s’agit de comprendre
comment un point de vue interne au sentiment
permet de penser selon un ordre, une sorte de
raison différente de celle que nous
nous figurons à travers l’idée d’une faculté
rationnelle autonome. Dans ce but, il faut
opérer un renversement de perspective, qui ne
consiste pas en l’élimination de l’une des
facultés généralement reconnues au profit de
l’autre, conçue corrélativement comme privée
des aptitudes liées à la faculté écartée. En
se plaçant à l’intérieur du sentiment
lui-même, en effet, on modifie à la fois la
conception du sentiment et de la raison, comme
on vient de le remarquer en découvrant la
structure passionnelle de la raison. Il en
résulte non pas un abandon du raisonnement,
mais une autre façon de raisonner, non pas
moins logique ou rigoureuse, mais plus lucide,
consciente des mécanismes de la constitution
de la logique. Si les raisonnements de la
raison théorique demeurent disponibles dans la
nouvelle approche, c’est leur sens, leur
portée, et par conséquent également leur usage
qui change.
Ainsi, lorsque la logique,
comprise à partir de la formation de classes
et comme l’étude de leurs rapports, se révèle
fondée sur le sentiment de ressemblance et le
désir d’ordonner les choses en formant des
groupes de choses semblables, on ne perd rien
de la logique, mais on la comprend mieux à la
fois dans son fonctionnement et dans ses
limitations au sein du contexte passionnel qui
l’explique. On saisit de même le rôle et la
constitution de l’ordre symbolique qui lui
donne sa rigueur et son apparente autonomie.
Mais on perçoit du même coup les erreurs dans
lesquelles entraîne l’illusion d’une réelle
autonomie de la raison lorsqu’on a cru pouvoir
fonder le raisonnement entièrement en elle. Or
précisément, vu le rôle majeur que joue le
langage dans la constitution du monde objectif
essentiel à tout ordre social, l’illusion de
l’autonomie du point de vue symbolique fait
partie des effets les plus profonds de
l’éducation sentimentale dans toute société.
Autrement dit, la réduction des sentiments à
un rôle subjectif plutôt accessoire par
rapport à l’ordre objectif, et l’idée qu’ils
doivent être compris à partir de celui-ci, et
donc de la logique et de l’ordre symbolique,
occulte les principes à partir desquels cette
éducation peut être comprise, critiquée,
reprise et réformée. Car, tandis que la
perspective passionnelle permet l’usage lucide
de la raison symbolique dans toute l’étendue
où elle est justifiée, l’inverse n’est pas
vrai ; la raison symbolique réduite à la
compréhension qu’elle a d’elle-même ne permet
pas de comprendre le monde du sentiment et
d’en avoir une connaissance intime, vraie.
Voilà pourquoi il est
essentiel pour notre diagnostic de tenir
compte de la constitution sentimentale de la
raison et de l’ordre logique et symbolique,
afin de ne pas empêcher de constituer
pratiquement le point de vue interne du
sentiment en continuant à projeter sur lui les
illusions de l’approche théorique ou
scientifique dont nous avons appris à faire la
référence première de notre connaissance.
Relevons aussi que la critique de la
séparation des facultés de la raison, de la
volonté et des sentiments, mérite d’être
poursuivie pour détruire l’ensemble de la
conception, explicite ou implicite, de la
séparation de nos facultés. Car ce n’est pas
seulement la raison et la volonté qui sont des
aspects ou des productions du sentiment, mais
également la perception elle-même. En
observant bien notre expérience, nous
constatons que non seulement, comme nous avons
tendance à le dire, les choses que nous
percevons sont colorées par les passions qui
les prennent pour objet, au point de nous les
faire voir parfois d’une manière très
différente de celle que nous en donne la
perception jugée objective, mais que de plus
c’est sur toutes les choses que les sentiments
projettent leur couleur, jusque sur les plus
objectives en apparence dans la perception
objective même que nous pensons en avoir.
Autrement dit, en observant attentivement, on
se rend compte que les objets sont toujours
les objets du sentiment, ou du désir, dont ils
ne sont jamais indépendants. Or il importe
pour notre diagnostic de nous rendre compte de
ce lien intime entre le désir et son objet,
selon lequel, d’un côté tout objet est objet
d’un désir (ou d’une aversion), tandis que de
l’autre, tout désir est à son tour tension
vers son objet. Il n’y a donc pas, à
proprement parler, deux mondes, le monde
objectif des choses et le monde subjectif des
sentiments, mais un seul ; le monde
objectif étant une production du sentiment, et
le monde subjectif une illusion née du point
de vue objectif. Entre parenthèses, cela veut
dire aussi que la perspective interne du
sentiment n’est pas en vérité une perspective
subjective, puisqu’elle se situe en deçà de la
division entre l’objectif et le subjectif.
Cette dépendance de la
perception par rapport au désir, considéré
comme le cœur dynamique, constitutif du
sentiment, est d’ailleurs visible dans le cas
de la ressemblance envisagé ci-dessus. Car il
est évident que la perception ou le sentiment
de ressemblances modifie ce que nous percevons
non pas seulement par une sorte
d’enrichissement qui viendrait s’ajouter en
laissant intacte la perception antérieure,
mais au contraire par une structuration de
toute la perception qui la constitue
véritablement. Ainsi, on connaît bien
certaines « illusions » optiques,
comme l’image du canard-lapin, dans lesquelles
une « même » image apparaît
différemment selon la ressemblance avec
d’autres choses qui prédomine, et qui font
apparaître la fonction essentielle de
l’interprétation dans la perception. L’enjeu
de la mise en évidence de certaines
ressemblances plutôt que d’autres manifeste
d’ailleurs bien aussi l’importance du rôle du
désir dans cette activité. Et c’est non
seulement le fondement de la logique qui se
trouve dans le sentiment, mais toute sa
matière aussi bien, les classes constituées,
qui se trouve déterminée par le travail de
structuration du désir. Bref, encore une fois,
c’est toute la réalité objective — aussi bien
dans ses aspects perceptifs que rationnels —
qui se révèle comme une production
particulière du sentiment.
Pourtant, si la logique est
effectivement une production du sentiment, la
pensée symbolique ou rationnelle pense les
choses d’une manière très différente de celle
du sentiment considérée dans son ordre propre,
antérieur à l’élaboration logique. Nous avons
vu que les relations apparaissent sous deux
formes différentes selon qu’elles sont conçues
à partir de l’opposition entière entre
l’identité et la différence, ou bien au
contraire à partir de la ressemblance
elle-même. Aussi, la composition se présente
tout autrement au raisonnement scientifique et
technique et à l’association sentimentale. Le
premier agence des choses identiques à
elles-mêmes, selon des relations extérieures à
ces choses, de manière à construire des
totalités dont les parties restent, dans
l’agencement, des éléments distincts, comme
dans une machine. La seconde dissocie et
associe sans cesse des passions toujours
fluctuantes, les unissant et les confondant à
certains égards en une seule, sans abolir leur
tension entre elles. Les compositions de ces
sentiments enveloppants trouvent leurs
exemples, plutôt que dans la machine, dans les
atmosphères, ambiances, expressions ou
humeurs, où tout ce qui en participe s’y fond
et se distingue tout à la fois. On comprend
que ces atmosphères ne s’expliquent guère
logiquement, mais qu’elles s’expriment plutôt
dans le langage poétique de la littérature et
des arts. Quelque chose de semblable a lieu
dans la lutte des passions, qui laissent au
regard de la raison cette impression
d’anarchie qu’on entend tant déplorer chez les
moralistes. La façon dont nous nous la
figurons d’habitude est celle d’une sorte de
lutte généralisée entre des acteurs, qu’on
tend souvent à représenter par des animaux,
qui ont chacun son identité, son caractère, sa
force, ses ruses typiques, chacun poursuivant
toujours son même but défini qui le met sans
cesse en conflit avec les autres, tous aussi
opiniâtres. Les aléas de la bataille donnent
tantôt la victoire aux uns, tantôt aux autres,
et comme les vaincus sont momentanément
défaits, sans disparaître, la bataille reprend
sans cesse. Par conséquent la personne, jouet
de cette lutte passionnelle, est dominée
tantôt par l’une, tantôt par l’autre de ces
passions à poursuivre leurs fins bornées, sans
direction d’ensemble. Voilà l’image courante
de la lutte des passions. Cependant, quand on
observe vraiment cette lutte, on voit autre
chose se passer, car les passions s’affrontent
bien, mais elles se modifient aussi dans leurs
rapports, de sorte que la victoire revient
souvent à une sorte de désir nouveau,
résultant des forces en présence, et en
rassemblant une majeure partie sans, il est
vrai, abolir la tension. On retrouve donc ici
un mode d’unification plus proche de celui des
atmosphères que de celui de l’affrontement de
personnages définis. Et si l’on examine ces
luttes, on constate qu’elles constituent ici
encore ce qu’on attribue faussement à la
raison comme faculté séparée, la délibération,
et à la volonté comme faculté séparée
également, la décision. En réalité, si l’on
observe la délibération et la décision
concrètes, on découvre dans l’une la lutte
intérieure d’un raisonnement passionnel, et
dans l’autre son résultat, qui correspond à la
volonté (entendue comme acte réel, et non
comme faculté fictive), à savoir la
détermination de l’action par la passion
victorieuse résultant du conflit — ou cette
passion elle-même en tant qu’elle domine,
désignée ainsi pour la durée de sa domination.
C’est dans les passions qu’on
trouve également l’une des aptitudes
attribuées traditionnellement à la raison et à
la volonté, car il s’avère que l’une des
caractéristiques des sentiments est la
présence naturelle en eux de la réflexion. Les
désirs sont comme immédiatement, non
simplement désirs de leurs objets, mais
également désirs d’eux-mêmes, ce qui leur
donne une sorte de certitude immédiate dans
leur affirmation. On pourrait dire que le
sentiment ne sent pas sans se sentir aussi.
Cela vaut d’ailleurs également pour ces
aspects du sentiment que sont les diverses
formes de perception, qui sont toujours aussi
perception de soi. Et certes la réflexion se
retrouve encore dans cette production
sentimentale qu’est la logique. Néanmoins,
celle-ci ne supporte que partiellement la
réflexion, et tombe aussitôt dans des apories
quand il s’agit de réflexion directe sur
elle-même, si bien que des idées telles que
celle de classe de classes la conduisent dans
des paradoxes (la classe des classes ne se
contenant pas elles-mêmes se contient-elle
elle-même ?), la fiction essentielle pour elle
d’une séparation du chaos passionnel devant
rester comme une tache aveugle de la raison.
A cause de leur structure
réflexive naturelle, les sentiments peuvent
être vus comme le lieu premier et entier de la
conscience, entendue comme le fondement de
toute expérience et de toute connaissance,
aussi bien que comme conscience morale, lieu
de la réflexion morale justement. Comme
celle-ci nous intéresse en tout premier lieu,
l’éducation sentimentale étant principalement
une éducation morale, il nous est utile de
remarquer comment les sentiments portent non
seulement sur eux-mêmes, mais également les
uns sur les autres. Et quand des sentiments
font l’objet même d’autres sentiments, ceux-ci
forment une catégorie spéciale, celle de ce
qu’on peut nommer les sentiments moraux, pour
signifier que le désir qui les constitue porte
alors sur d’autres sentiments, pour les
maintenir, les renforcer, les modifier, les
affaiblir ou les détruire. Or ces sentiments,
tels que la fierté, la honte, l’approbation,
la désapprobation, la culpabilité, la bonne
conscience, bref, tous les désirs de désirs
(ou aversions de désirs) forment la conscience
morale, ce lieu de réflexion dans lequel
l’ensemble de nos sentiments se voit juger par
les sentiments moraux.
Cette conscience morale,
c’est, nous l’avons dit, le lieu aussi de
l’éducation sentimentale. Distinguons à ce
propos entre deux manières de former les
hommes, par le dressage et par l’éducation.
Dans le premier cas, on cherche à modifier
directement des désirs qui portent directement
à l’action physique, en créant notamment des
habitudes qui rendent l’opération de ces
désirs presque automatique. C’est ainsi qu’on
apprend, parmi beaucoup d’habitudes utiles,
une bonne partie de la politesse, par exemple,
dont les actions les plus courantes deviennent
analogues à des réflexes, sans qu’on se pose
de questions, ni souvent qu’on s’en soit
jamais posé, sur l’opportunité de chacune de
ces actions et habitudes. Il peut certes
arriver que lorsque nous n’accomplissons pas
normalement ce genre d’actions réflexes,
convenues, dans la vie courante ou dans un
métier, voire dans la vie privée, nous en
éprouvions quelque honte. Mais c’est parce que
nous n’avons pas suivi la coutume, qui, elle,
a davantage une valeur morale, et nous pouvons
être aussi honteux par exemple d’un défaut
dans nos vêtements, d’un tic, que d’une
entorse aux règles de la politesse, parce que
cela nous écarte de la coutume ou de la norme.
En revanche, l’éducation morale, la véritable
éducation des sentiments, vise à modifier, à
susciter ou à réprimer directement d’autres
sentiments, ceux que nous avons qualifiés de
moraux et qui forment notre conscience morale.
Elle ne se satisfait pas d’avoir créé une
habitude automatique et irréfléchie, mais elle
veut que nous agissions à partir de sentiments
que nous approuvions, et que nous en
contrecarrions d’autres par désapprobation. Or
c’est par des sentiments moraux que nous
approuvons ou désapprouvons d’autres
sentiments, à partir de désirs prenant pour
objets ces sentiments et les jugeant à la
manière dont tout désir juge son objet. On
peut donc dire que c’est en formant la
conscience morale que l’éducation des
sentiments a lieu. Aussi, chez l’homme bien
éduqué, la condamnation de ses mauvais
sentiments ne vient plus de l’extérieur, mais
de sa conscience, et il l’éprouve comme
sienne, parce que l’éducation lui a donné en
elle un principe de jugement moral qui est
devenu une partie intégrante de son caractère
ou de sa personne. Il ne faut pas confondre
cette conscience avec une sorte de répertoire
de sentences servant de règles appliquées de
l’extérieur dans la pratique, mais bien y voir
un ensemble de sentiments actifs, représentant
une force réelle, celle du désir ou de la
volonté. Et de même, quel qu’ait été l’usage
de prescriptions verbales dans l’éducation,
l’essentiel a eu lieu autrement, par la
contagion directe des sentiments, dès la
petite enfance, avant déjà l’acquisition de la
parole (et après aussi, naturellement). C’est
pourquoi la conscience, qui est profondément
intime à l’individu, est en même temps
partagée avec le milieu social, ou plutôt les
divers milieux sociaux dans lesquels nous
vivons, à tel point que chacun entend
d’habitude la voix de sa conscience à la fois
comme la sienne, la plus authentique, et comme
celle de sa société en lui, sans distinguer
les deux. L’homme bien éduqué désire
moralement la même chose que sa société, même
s’il a bien des désirs immédiats qui divergent
à quelque degré de ceux des autres. On
comprend par là pourquoi les gens adhèrent
avec tant de conviction à la morale de leur
entourage, sans avoir même à y penser, sans
vouloir la discuter, alors qu’ils se disputent
souvent à propos des objets de désirs plus
immédiats, comme tous ceux auxquels on
applique finalement, pour mettre fin à la
dispute, le dicton « des goûts et des
couleurs on ne discute pas ». De la
morale en revanche, on parle, on dit qu’il est
bien d’en parler, mais on n’en discute pas non
plus, et l’on désapprouve fortement la
discussion sur ce sujet. Nous comprenons
pourquoi il doit en être ainsi.
La conscience constitue donc
une sorte de plan supérieur dans
l’organisation des sentiments, les désirs qui
la constituent pouvant être considérés comme
hiérarchiquement supérieurs en un sens, étant
désirs de désirs et portant sur d’autres
sentiments. C’est pourquoi on peut considérer
ces sentiments comme les principes actifs de
la morale ou de l’éducation interne des
sentiments, puisque leur action porte sur des
sentiments. Ils n’en représentent pas pourtant
la règle, mais des puissances agissant sur
eux, alors que ceux-ci résistent ou favorisent
cette action, à l’intérieur de ce que nous
connaissons et vivons comme la lutte des
passions. Dans l’éducation donnée par d’autres
à quelqu’un, la formation et transformation
des désirs moraux a lieu principalement à
partir de la pression et de l’imitation des
sentiments, et particulièrement des sentiments
moraux, des éducateurs. En revanche, pour
celui qui entreprend de se former lui-même, la
question se pose de savoir d’où vient cette
action, non pas sur les sentiments de premier
degré dans la hiérarchie, mais sur les
sentiments de second degré, qui constituent la
conscience morale. Or le jeu réflexif de
l’organisation sentimentale, dans lequel
certains sentiments portent sur d’autres, en
les prenant pour objets, n’est pas limité à
deux niveaux. C’est un dynamisme qui permet à
cette réflexion de se produire à propos de
n’importe quel sentiment, et par conséquent
aussi à propos des sentiments moraux, de sorte
qu’il peut se constituer un troisième niveau
et d’autres, dans la mesure où nous pouvons
approuver ou désapprouver tous nos sentiments
selon des désirs qui portent sur eux. Par
exemple, de même que la honte peut viser à
diminuer ou à surmonter telles peurs, un autre
désir peut désapprouver cette honte. Et c’est
à ce niveau de la hiérarchie réflexive, où les
sentiments moraux sont eux-mêmes l’objet de
désirs et d’aversions, que se joue l’éducation
sentimentale de ceux qui l’entreprennent par
eux-mêmes. Nous avons nommé goût cette sorte
de conscience de la conscience, en constatant
que celui-ci fait l’objet à son tour d’un
goût, le goût du goût, caractéristique de
l’attitude philosophique — et qui tient le
rôle que les philosophes attribuent d’habitude
à la raison lorsqu’ils voudraient lui
soumettre les passions.
Le monde des sentiments
s’organise donc hiérarchiquement, selon
l’ordre de la réflexion. Il s’organise aussi
selon d’autres rapports systématiques, pour
former des ensembles de sentiments doués entre
eux d’une certaine cohérence, notamment par un
certain partage de leurs objets et par la
formation d’habitudes et de sentiments globaux
correspondant à leur réunion, du type des
atmosphères. Nous pouvons trouver ainsi en
nous des sortes de configurations de
sentiments douées d’une certaine permanence
dynamique et d’un caractère propre, comme de
petites personnalités qui s’affirment selon
les occasions, telles que des situations
sociales correspondant à des rôles que nous
savons y jouer. Et certaines de ces
personnalités partielles ont même leur propre
conscience, ou département de la conscience de
la personne entière, de telle façon que
celle-ci ne jugera ni ne se comportera
toujours de la même manière, mais aura des
biais particuliers à ces rôles, pouvant
parfois différer jusqu’à la franche
opposition. On voit ainsi des gens juger et
traiter en toute bonne conscience de façons
opposées ceux qui font partie de leur famille
et les autres, comme si en eux deux
personnages presque indépendants avaient la
charge de ces deux sortes de rapports (sans
arriver généralement toutefois à une
dissociation entière de la personne). Il est
intéressant de constater aussi ce type de
dissociation partielle dans certaines sortes
d’activités, de telle façon qu’il n’est pas
rare que, chez le même individu, celui qui
discourt et celui qui agit s’accordent si peu
qu’ils semblent être des personnes
différentes. Ces phénomènes compliquent
beaucoup le diagnostic.
*
Maintenant que nous avons
présenté succinctement quelques observations
sur les sentiments et le monde intime qu’ils
forment, revenons à la question des enjeux du
diagnostic philosophique de l’éducation
sentimentale personnelle que nous nous
proposons de mener. Nous avions remarqué que
c’est dans la perspective d’une philosophie
définie comme recherche de la sagesse, et non
comme discipline savante ou scientifique, que
l’éducation sentimentale importe, parce que la
sagesse, ou le véritable bonheur, est une
affaire de sentiment, entendu non au sens
d’une sorte d’émotion passive, mais d’un désir
actif. Or celui qui se décide à entrer dans la
voie philosophique ne commence pas son
éducation sentimentale à ce moment, mais il la
trouve déjà accomplie, et entreprise dès son
enfance. Cette éducation que la société donne
à tous ses membres, si elle est réussie, comme
c’est généralement le cas, du moins pour une
bonne part, demeure relativement
imperceptible, parce que ce qu’elle a formé,
c’est le principe moral de chaque individu à
partir duquel celui-ci juge de son propre état
sentimental et règle ses propres sentiments.
Car, étant donné que ce principe est la
conscience morale, dans laquelle la société et
l’individu fusionnent pour évaluer les
sentiments d’une seule voix, l’homme bien
éduqué partage sans effort les jugements et
les sentiments moraux de sa société et des
divers milieux sociaux auxquels il appartient,
en acceptant tacitement les valeurs communes,
c’est-à-dire les idéaux ambiants, explicites
ou non.
Nous avons vu que celui qui
dirige sa conduite selon ces sentiments
communs est considéré, par sa société et par
lui-même, comme raisonnable, et que s’il agit
avec une sagacité et une prudence
particulières, il est considéré de surcroît
comme sage et comme heureux, ou du moins comme
méritant de l’être. Par conséquent, dans des
circonstances normales, il n’y a pas de
raisons de remettre en question cette
éducation sentimentale, qui tend à se
justifier dans son propre résultat, ni même de
s’attarder à y réfléchir. Une perspective
critique n’apparaît éventuellement que lors
d’un échec de cette éducation, entraînant un
malaise et une méfiance à son égard. Peu
importe les raisons de cette faillite, qui
peuvent être multiples et avoir leur source
principalement dans la société, ou dans les
conflits entre les divers milieux sociaux
auxquels la personne déçue appartient, ou
encore dans les particularités mal
assimilables du caractère de l’insatisfait.
Dans tous les cas l’effet est le même, le
bonheur promis par la morale ambiante est
gravement compromis, au point que l’espoir de
l’atteindre dans la communion avec la
conscience commune a disparu. Alors il faut
bien reprendre sa propre éducation par
soi-même et se détacher de celle qui avait été
naïvement reçue. Et quand la déception est
profonde, quand la réforme morale est
entreprise sérieusement, radicalement, c’est
la voie philosophique qui s’ouvre. Et c’est
alors que se pose la question du diagnostic
qui nous intéresse.
La constatation du manque du
bonheur désiré, de son incompatibilité avec la
morale commune, implique une comparaison entre
l’idéal visé et une réalité qui l’exclut. Le
défaut peut résider dans une contradiction à
l’intérieur de cette morale, qui forme ou
justifie l’attente de la réalisation de cet
idéal alors qu’elle l’exclut par ailleurs. La
crise provoquée par cette contradiction peut
être telle qu’elle se manifeste naturellement
chez beaucoup. Dans ce cas, l’incohérence de
cette morale paraîtra dans cette mesure
objective, et conduira à une crise générale
dans la société. Sinon, quand l’individu reste
plus ou moins seul à en souffrir, il
l’éprouvera comme subjective, sa sensibilité
le mettant en désaccord avec son milieu. Or ce
n’est pas seulement l’extension extérieure de
la crise, mais aussi sa nature qui sera
différente. Dans le cas de la crise
généralisée, parce qu’elle semble avoir une
cause objective, la recherche de solution
tendra à s’orienter vers l’extérieur, vers des
remèdes déjà disponibles ou aisément
accessibles, et dont l’effet soit relativement
ponctuel, exigeant le moins de remaniements
possible de la conscience morale courante
(même si de telles crises peuvent donner lieu
à l’apparition ou à la diffusion de
conceptions très différentes de la vie et du
bonheur, bref, du salut proposé par une
nouvelle religion). Dans le second cas, la
crise exile l’individu du consensus moral, de
sorte que c’est l’ensemble de la conscience
commune qui tend à être remis en question.
Selon la perspective
objective, il semble que le traitement de la
maladie morale puisse agir sur trois points :
l’idéal, les éléments des conceptions morales
qui entrent en contradiction avec lui, et la
situation matérielle et sociale. Sauf lors de
révolutions religieuses, les retouches de
l’idéal s’en tiennent d’habitude à un
aménagement minimal tel qu’un rééquilibrage
d’éléments déjà présents. Par exemple, on se
propose dans la recherche du confort de mettre
un accent plus grand sur la santé, quitte à
faire quelques concessions en renonçant à
certains conforts immédiats, d’autant plus
qu’ils seront ensuite compensés par moins
d’inconvénients, c’est-à-dire par plus de
confort finalement. Ou concernant la
contradiction entre la fin et les moyens, on
constatera par exemple que l’idéal de la santé
est desservi par l’idée de pratiquer trop
intensément les sports, et qu’il faut donc
réfréner l’enthousiasme sportif en faisant
craindre les effets pernicieux de sa pratique
exagérée. Ou enfin, renonçant à une action
morale directe, on s’attaque à des
modifications de la situation, on crée de
nouvelles institutions, on en modifie ou en
élimine ; on réoriente l’économie, révise
les modes de distributions de la richesse, en
espérant qu’une situation matérielle et
sociale plus satisfaisante atténuera
l’insatisfaction morale. Mais plus la crise
est profonde, moins ces procédés d’ingénierie
morale sont efficaces, parce qu’ils supposent
la possibilité de distinguer vraiment l’idéal
des moyens de l’atteindre, et partant la
possibilité d’agir sectoriellement sur l’un ou
les autres, en conservant son appui sur la
stabilité de celui qu’on conserve intact. On
reconnaît ici la conception mécanique et
l’effort de l’appliquer à une réalité qui ne
s’y résume pas. En vérité, alors qu’on peut
certes décrire un idéal comme s’il était
quelque chose qui est bien défini et subsiste
par soi-même, comme dans le discours qui le
pose abstraitement, dans sa réalité
sentimentale en revanche, l’idéal est
intimement relié à tout ce dont on voudrait
l’abstraire. Et il en va de même pour tous les
sentiments moraux qui constituent la
conscience, et qui résistent à la tentative de
les agencer mécaniquement.
Celui qui, par lui-même et
non par procuration, vit une crise morale
profonde sent vite qu’on ne peut en sortir par
de tels procédés. On ne change pas les fins
d’un homme comme on reprogramme un robot,
justement parce que, contrairement au robot,
l’homme vit son idéal, vit par lui, vit en
lui, et qu’il ne peut pas s’en abstraire pour
en changer ou pour le changer. Et il sent bien
aussi que tous ses sentiments moraux sont
enveloppés dans son idéal et le constituent.
Ce sentiment de la solidarité intime de ses
sentiments est d’autant plus fort que la crise
qui sépare un individu de la conscience morale
de sa société est plus profonde, et
inversement ce sentiment isole d’autant plus
l’individu qu’il est plus vif et lucide,
c’est-à-dire qu’il met radicalement en crise
sa conscience sociale. Il sent alors
intimement que le genre de thérapie morale que
les moralistes conventionnels peuvent
envisager, sans grand effet, manque tout à
fait de pertinence pour opérer la réforme
morale devenue évidemment nécessaire. Comment,
sans avoir éprouvé vivement cette difficulté,
quelqu’un pourrait-il s’engager dans la voie
de la philosophie, voire seulement percevoir
ou deviner l’existence de cette voie ?
S’il est vrai que notre idéal
— et nos idéaux, étant donné que nous ne
sommes pas tout à fait unifiés, mais
comportons plusieurs personnages en nous —
représente les désirs qui nous constituent, ce
à partir de quoi nous jugeons, apprécions et
formons nos projets, bref, ce par quoi nous
nous gouvernons plus ou moins efficacement,
c’est-à-dire ce qui représente notre goût,
alors la crise qui le remet en question
affecte le cœur même et la totalité de ce que
nous sommes. Elle nous place devant la
nécessité, non pas de faire certains
changements en nous-mêmes, mais,
paradoxalement, de nous changer nous-mêmes, ce
qui semble impossible selon la logique
rationnelle abstraite, qui ne comprend pas la
réflexion radicale. Heureusement, le monde du
sentiment ne se réduit pas aux entités
identiques à elles-mêmes de la raison
abstraite, mais est animé d’un mouvement de
réflexion dynamique dans lequel les sentiments
se modifient sans cesse. Et dès le moment où
le philosophe est né dans la crise de tout son
ordre moral, c’est-à-dire dès le moment où il
l’a envisagée comme son affaire propre et a
décidé d’entreprendre de se modifier lui-même,
un nouveau désir est apparu en lui (ou avec
lui), un désir en un sens supérieur au goût,
qui est ce que nous avons nommé le goût du
goût, à savoir ce désir de déterminer soi-même
son propre goût et du coup de reprendre par
soi-même sa propre éducation sentimentale.
Autrement dit, à ce moment, son idéal
antérieur a été soumis à un nouvel idéal, qui
est celui du philosophe, celui de la maîtrise
morale sur soi-même. Voilà au moins comment
cela peut être exprimé dans un langage marqué
par celui de la raison abstraite, quoique
utilisé également contre lui grâce à la
reconnaissance du paradoxe parmi ses moyens
d’expression.
Contrairement au diagnostic
thérapeutique, qui cherche à reconnaître la
maladie en vue de rétablir la santé, et de
ramener ainsi le patient à la norme
socialement établie, le diagnostic
philosophique n’a plus pour s’appuyer cette
norme, puisque c’est précisément celle-ci, la
conscience morale commune, qui est remise en
cause et est considérée, pour ainsi dire,
comme la maladie. Le nouveau critère, c’est le
nouveau principe moral que nous venons
d’exposer, à savoir l’idéal du philosophe, ou
le goût du goût. En quelque sorte, c’est
maintenant la santé qui est malade, car le
malade se découvre malade d’être en santé
selon la norme de sa société. Or la maladie
est une déviation par rapport à une norme, et
c’est à partir de cette norme qu’elle doit
être perçue et évaluée. Pour un regard
scientifique, purement théorique, curieux
uniquement d’étudier les processus naturels,
un cancer est un phénomène neutre, intéressant
comme d’autres, demandant à être connu, mais
non combattu ou corrigé, parce que la nature
se dévoile aussi bien là que dans d’autres
processus d’un corps jugé par ailleurs sain.
En somme la santé et la maladie n’ont pas de
sens proprement scientifique. C’est le
médecin, du corps, de l’esprit ou de l’homme
entier (comme des animaux ou des plantes) qui,
mesurant l’écart entre la maladie et la santé
à partir de cette dernière posée comme norme,
repère dans la maladie un phénomène négatif
qu’il s’agit d’éliminer ou du moins
d’atténuer. C’est ce projet qui distingue du
simple savant le médecin engagé dans le
diagnostic, même si le médecin utilise la
science pour élaborer les techniques de son
art et pour évaluer l’état du patient en
fonction des actions à entreprendre en vue de
le soigner. Or imaginez dans quelle perplexité
se trouverait un médecin auquel on apprendrait
que la norme de la santé est abolie. Privé de
cette référence, il ne pourrait plus même
établir de diagnostics, faute de pouvoir
repérer des déviations et des cures par
rapport à cette norme désormais manquante. Il
se trouverait dans la même situation qu’un
juge auquel on apprendrait que la loi est
abolie ou qu’un théologien apprenant la
nouvelle que Dieu est mort. Voilà la situation
dans laquelle se trouve à peu près le
philosophe au moment où il a remis en question
l’autorité de sa conscience morale telle que
la société la lui avait formée.
Certes, on pourrait rétorquer
que, sans qu’on sache trop comment cela se
passe, dès qu’il remet en question l’autorité
de sa conscience morale, il est né en lui un
goût supérieur, le goût du goût, qui lui sert
de référence pour mener sa critique, comme il
le faut bien d’ailleurs, sans quoi ses
critiques resteraient purement arbitraires.
C’est vrai. Toutefois ce goût du goût ne
représente pas un principe stable, avec son
propre contenu, comme certains penseurs
croient pouvoir le trouver dans des idéaux
tels que le bien ou le vrai. C’est un désir
d’ordre supérieur, portant sur d’autres
sentiments, un désir de mener soi-même sa
propre éducation sentimentale, qui ne comporte
ni un idéal ni un programme définis, dont on
puisse déduire la nouvelle conscience à
former. Ce n’est pas non plus un désir vide,
ce qui n’aurait aucun sens, puisqu’il porte
sur d’autres désirs réels et qu’il comporte
une certaine insatisfaction à l’égard de la
constellation de sentiments qui constitue la
conscience morale. Les rapports entre les
niveaux supérieurs et les niveaux inférieurs
de la hiérarchie réflexive des sentiments ne
sont pas comme ceux qu’il pourrait y avoir
entre des principes et les vérités qu’on en
tire logiquement, bien qu’il y ait entre les
deux des analogies. Car les sentiments
s’interpénètrent de telle façon qu’on ne peut
tout à fait considérer les uns à part des
autres dans les constellations qu’ils forment,
ainsi que nous avons vu que c’est le cas
jusque dans ce qu’on peut nommer la lutte des
passions. Ainsi, on peut très bien concevoir
la naissance du goût du goût comme le résultat
de cette lutte, comme la formation d’un
nouveau désir qui s’impose et devient la
volonté de l’ensemble, sans s’en détacher.
Comment le diagnostic de
notre éducation sentimentale au sein de cette
crise peut-il se faire sans falsifier la
situation en posant et envisageant des entités
fictives, symboliques ou rationnelles, au lieu
des véritables sentiments ? Car nous
savons que la logique tend à considérer toutes
choses comme des sortes d’êtres stables et
identiques à eux-mêmes durant la durée de leur
existence. Or cette conception est
particulièrement mal adaptée aux sentiments,
qui ont certes une forme d’identité, mais
souple et floue, et qui durent, mais non sans
se modifier, qui se distinguent des autres,
mais se mélangent aussi entre eux. On peut
leur trouver des ressemblances et les classer,
mais ces classes et les notions générales que
fixent et représentent leurs noms n’en
retiennent que des représentations fictives
qui ne leur correspondent que vaguement.
Comment donc réfléchir et raisonner sur les
sentiments comme nous savons le faire, à
savoir logiquement, et espérer par là les
connaître suffisamment tels qu’ils sont, de
sorte à mener un diagnostic pertinent ?
Nous l’avons déjà dit, il faut prendre une
perspective intérieure. Mais alors, il semble
que nous devions renoncer aux ressources du
raisonnement discursif et à tous ses
avantages, tels que la rigueur et la
possibilité de communication.
Or notre diagnostic devra
permettre de découvrir plus précisément les
sentiments qui nous constituent, notamment
ceux qui forment notre conscience morale, et
de les évaluer pour savoir quels sont ceux qui
sont liés à la crise, qui sont en crise pour
ainsi dire, en provoquant l’insatisfaction qui
nous a conduits sur la voie de la philosophie.
A ce propos, nous avons vu que cette
insatisfaction ne pouvait se comprendre à
partir des seuls sentiments qui provoquent
leur propre rejet, mais qu’elle devait aussi
se comprendre par rapport aux sentiments qui
sont les agents de ce rejet, qui expriment le
dégoût à leur égard. Une fois né le goût du
goût, le désir d’autonomie dans la formation
des sentiments moraux, nous disposons d’un
critère très général : les sentiments
permettant cette autonomie sont bons dans
cette mesure, et ceux qui l’empêchent sont
mauvais dans cette mesure. C’est une règle
certainement vraie, bien comprise, mais très
difficile d’application pour les raisons que
nous savons, à savoir en premier lieu la
relative inadéquation de l’application de la
logique aux sentiments. Lorsqu’il s’agit de
trier des pommes, il est assez facile de
supprimer celles qui sont pourries et de
conserver les autres, qui n’auront rien perdu,
mais entièrement gagné à cette séparation.
C’est que les pommes peuvent se prêter assez
bien aux opérations de la logique, parce
qu’elles peuvent être traitées comme
suffisamment douées de l’identité et de la
distinction pour permettre en pratique des
opérations analogues sur elles. Tel n’est pas
le cas pour les sentiments en revanche, dont
les liens intimes ne permettent pas cette
séparation simple. C’est pourquoi il est
facile de compter les pommes, si on ne les a
pas réduites en purée, alors qu’il n’y a
presque aucun sens à compter les sentiments.
La question de savoir combien de sentiments
nous avons eus à propos de tel événement n’a
pas de sens, même si je peux dire que j’étais
dominé par deux sentiments contradictoires,
par exemple.
Ainsi, supposons que j’aie
grandi dans une société marchande et que je me
sois imprégné de sa morale, avec des
réticences, mais sans aller jusqu’à me
révolter, et en acceptant en général la
conception de la vie qu’on m’avait transmise.
Mais peu à peu je ne partage plus la
satisfaction de vivre de mon entourage. Je
vois certains ridicules, et je m’en ris. Mais
j’en ai toujours vu et je m’en suis toujours
moqué, sans que cela n’empêche ma communion
générale de sentiment avec ceux-mêmes dont je
riais et surtout ceux qui riaient avec moi.
J’ai réagi à des défauts, même parfois
répandus, et je les ai critiqués, mais tout en
conservant mon accord de fond avec mon milieu.
Maintenant, je regarde même ce que je n’ai pas
songé à réprouver particulièrement en eux et
en moi avec indifférence, blasé, voire de plus
en plus avec une vague nausée, avec parfois
une franche répugnance, qui ne m’épargne pas
moi-même. C’est la vie qui perd son sens, qui
ne promet plus rien. Et je sens que cette vie
dévaluée, c’est celle que je vois avec les
yeux de tous ceux qui m’ont appris à voir
comme eux. Alors, est-ce vraiment la vie qui
est vaine et vide ? C’est une
possibilité. Mais quelque chose se révolte en
moi contre cette idée et me dit que l’objet de
mon dégoût, c’est une façon de sentir, une
atmosphère que j’ai respirée et qui
m’empoisonne. Ne puis-je pas découvrir ce qui
ne va pas, ce qui éteint l’espoir du bonheur
dans cette perspective morale ? Je me
demande ce qui provoque ce dégoût dans la
façon de sentir des gens autour de moi. Je
cherche et me tâte. Il me semble qu’un aspect
de ma conscience qui avait peut-être déjà
provoqué en moi certaines réticences sans
pourtant me révulser vraiment, c’est le
précepte moral selon lequel il faut être
attentif à tirer de tout son profit, y compris
dans les détails, y compris les petits
profits, et même surtout ceux-ci dans la vie
courante. Je ressens mieux encore mon mépris
pour cette mesquinerie, et il me semble qu’il
sourdait déjà depuis longtemps, avant de
devenir enfin conscient. Alors, assurément,
cette mesquinerie, que je n’avais pas
l’habitude de nommer ainsi auparavant, je
l’éprouve comme un sentiment dont je veux
absolument me délivrer. Je ne l’ai pas
découverte par un argument logique partant de
principes. Mon dégoût me l’a signalée, et j’ai
trouvé le meilleur nom que je connaissais pour
la désigner. Ici, de l’intérieur du sentiment,
je connais la chose avant le nom et donc
indépendamment de lui, quelle que soit la
teinte qu’il y ajoute. Maintenant, imaginons
qu’une fois le nom présent et le sentiment
répertorié dans les registres symboliques, je
sois incité à le traiter à partir de là,
logiquement. Le réseau symbolique et logique
me conduira à suivre divers fils, les uns
lieront l’esprit du calcul de ses moindres
avantages à la valorisation précisément de la
rigueur logique, les autres, à la valorisation
de la minutie dans observation. Ces liens
suggéreront une association du caractère
méprisable du souci mesquin avec celui de la
méticulosité du calcul et de l’observation
qu’implique ce souci ; et des
raisonnements abstraits confirmeront cette
conclusion. Aurai-je raison de penser que mon
mépris doive effectivement s’étendre ainsi et
me détourner de la valorisation positive de la
rigueur et de la minutie, pour vanter au
contraire l’imprécision, l’impression et
l’impulsion premières, l’irréflexion ?
Pour le savoir, il me faut évidemment faire
autre chose qu’accumuler les raisonnements
abstraits. Il me faut envisager effectivement
tout cela dans la perspective du mépris qui
m’a ébranlé, ainsi que de la réflexion
concrète sur ce mépris lui-même à partir du
goût du goût qu’il a suscité et qui s’y
exprime.
Il n’y a pas de raison
d’éviter que le diagnostic ne se serve du
langage et du raisonnement, sous prétexte que
cela exigerait de se placer à un point de vue
contraire au sentiment. En effet, la raison
abstraite et la logique sont elles-mêmes des
productions du sentiment, loin d’être un
principe totalement différent de lui. L’erreur
serait de l’oublier, soit pour refuser toute
logique, soit, à l’inverse, pour s’installer
dans la seule perspective de la science ou de
la théorie, et de ne plus la diriger et la
corriger à partir de la connaissance
intérieure au sentiment lui-même. Il est vrai
que la tentative de conduire de manière
délibérée et systématique la raison par le
sentiment ne va pas de soi.
*
Il peut sembler que, pour
saisir les sentiments de l’intérieur,
indépendamment de la raison abstraite, il
faille les envisager dans leur entière
singularité. Et il est vrai que, tandis que la
théorie considère toutes les choses à partir
de catégories générales, n’approchant le
singulier que par restriction progressive de
la généralité, et ne parvenant jamais à la
singularité comme telle, le sentiment se vit
par contre dans la singularité, ne
généralisant qu’à partir d’elle, et sans
jamais parvenir à la véritable universalité.
Par exemple, concernant notre conscience
morale, telle qu’elle a été formée par notre
éducation, une approche théorique sera toute
différente de la perspective interne des
sentiments, et presque opposée à elle. Pour
savoir quels sont nos sentiments moraux, le
sociologue fera des enquêtes générales, où son
souci consistera d’abord à trouver les
sentiments les plus répandus, les plus
généraux, pour en déduire que tel individu,
placé dans telles circonstances, partagera à
sa façon les sentiments de son milieu, en
fonction des divers paramètres généraux de sa
situation. Au contraire, celui qui voudra
connaître et faire connaître les sentiments de
l’intérieur, choisira de s’y plonger, tels
qu’ils sont dans leur singularité, et les
exprimera par exemple dans un journal ou un
roman, cherchant à les décrire dans leur plus
grande singularité, et n’abordant les
sentiments généraux de la société que de
manière indirecte, en tant que dans
l’individu singulier ils sont vécus
comme partagés ou perçus comme ceux des
autres, à travers la manière dont ils sont
ressentis par le sujet qui forme le point de
vue choisi.
Mais nous avons vu que les
sentiments sont dans un flux perpétuel et
qu’ils changent donc sans cesse. Comment dans
ces conditions les diagnostiquer dans leur
singularité, alors qu’ils se déploient
toujours dans des histoires, empêchant de leur
attribuer une identité fixe, et par conséquent
de les connaître autrement que dans
l’instant ? Bref, le pur point de vue de
la singularité, si l’on estime qu’il est celui
du sentiment perçu par lui-même, ne
limite-t-il pas à des aperçus
instantanés ? C’est du moins à cette
conclusion que nous conduirait le raisonnement
logique. Et alors on ne voit pas ce qu’on
pourrait tirer d’une telle connaissance
instantanée, qui, à supposer qu’elle soit même
concevable, n’aurait déjà plus de pertinence
pour les autres instants que celui qui se
trouve chaque fois considéré.
Or cette conclusion est bien
celle de la raison, et elle est effectivement
impossible, à la fois du point de vue de la
raison et de celui du sentiment. Car comment
le sentiment passerait-il même d’un instant à
l’autre, pour les comparer par exemple, s’il
était comme enfermé dans l’instant, non
seulement objectivement, mais également
subjectivement ? Car précisément, dans la
perspective intérieure du sentiment, c’est le
point de vue à partir duquel il est connu
également qui s’épuiserait dans l’instant, si
sa singularité correspondait bien à
l’instantanéité. D’un tel point de vue ne
pourrait jamais naître la moindre
généralisation.
Seulement, cette conception
de l’instant, comme une sorte de point de
temps, sans aucune dimension temporelle, est
celle de la raison qui approche la singularité
à partir de la généralité, comme une limite,
et qui construit avec des entités fixes, de
sorte que c’est l’instant comme point de temps
qui représente pour elle l’élément
paradoxalement à la fois le plus singulier et
le plus général, parce qu’un point ne peut
finalement avoir aucun contenu, de sorte qu’il
reste nécessairement vide, et, comme tel,
identique à tous les autres. Quant au
sentiment, tel que compris par lui-même, il ne
se vit jamais sous la forme d’un tel instant
abstrait. Au contraire, les sentiments ont
tous une durée. Celle-ci peut être très courte
parfois, comme dans une colère ou une frayeur
subite qui s’éteint rapidement parce que ses
raisons se révèlent aussitôt illusoires et
s’évanouissent. Souvent elle est longue, comme
l’attachement à un lieu, à des choses ou à des
personnes, comme la nostalgie, comme le désir
de vengeance, etc. Et certes, les sentiments
ont alors une histoire, ils changent, tels
qu’ils sont perçus, et cette perception de soi
change donc aussi. La singularité d’un
sentiment n’est donc pas celle d’un point
fixe, identique à lui-même en tant qu’il ne
comporte justement aucun changement. Cette
multiplicité dans l’unité est incompréhensible
pour la raison purement abstraite, pour autant
qu’elle puisse exister à l’état pur. Elle est
au contraire essentielle au sentiment, et nous
avons vu qu’elle joue un rôle essentiel
notamment dans la constitution des généralités
à partir du sentiment des ressemblances qui
réunissent les semblables en les comprenant
pour ainsi dire dans un seul sentiment sans
abolir leur distinction. De la même façon, le
sentiment persiste à travers ses changements
ou peut le faire, sans devenir pour autant une
entité abstraite fixe, extérieure à ce qui
change.
Quand le sentiment dure et
change, ce n’est donc pas un objet qui change
sous un regard fixe et immuable, qui, de
l’extérieur, observerait ce changement en
l’étalant sur la ligne éternelle du temps. La
conscience intime du sentiment évolue avec
lui, et pourtant rassemble sa propre histoire
dans l’unité d’une histoire, justement. A vrai
dire, lorsqu’il dure, le sentiment n’est pas
seulement dans la durée, comme si celle-ci
existait déjà hors de lui. Chaque sentiment a
sa durée, comme une qualité propre, et non
comme une dimension extérieure dans laquelle
il s’étendrait et qui le mesurerait. Il faut
donc dire que c’est le sentiment qui constitue
la durée, plutôt qu’il ne s’y insérerait. Et
il suffit d’observer en effet pour constater
que la durée est de l’ordre du sentiment,
comme la ressemblance, comme les atmosphères.
Cherchez par exemple à saisir la durée par la
pure perception (pour autant que la perception
puisse être pure, indépendante du sentiment),
attentif à vos sens, la vue, l’ouïe, le
toucher, l’odorat, le goût, et d’autres encore
si vous en avez, et tentez de percevoir aussi
distinctement que possible la durée, comme
vous vous concentreriez sur la sensation de
l’odeur de l’air marin ; vous ne
parviendrez pas à saisir la durée comme telle
de cette façon. Et cette impossibilité a
intrigué maints penseurs, qui se sont perdus
dans des réflexions infinies sur les paradoxes
du temps — comme ils auraient aussi bien pu
s’émerveiller, de la même façon, des paradoxes
de la ressemblance ou de l’atmosphère. Car la
durée existe, bien que vous ne puissiez la
ramener à une claire perception. Comment
savez-vous donc qu’elle existe ? Vous la
sentez, vous en avez le sentiment le plus
évident. Et cette durée, telle que vécue, a
son rythme en rapport avec les sentiments qui
la forment. Selon notre humeur, le temps nous
semble long ou passe vite, comme on dit
couramment, et fort justement. Seulement, nous
tendons à croire que ces durées ne sont que
des manières subjectives d’apparaître d’un
temps objectif, coulant, lui, régulièrement à
la même vitesse sur la ligne immuable du temps
que conçoit la raison. Ce temps, c’est en
effet celui des jours et des heures, celui des
pendules, destiné à mesurer objectivement
toutes les durées. Et l’on imagine que là se
trouve le temps véritable, alors qu’il est
justement insaisissable par la sensation et
contradictoire dans la conception abstraite
qu’en forme la raison. En réalité, comme pour
les classes logiques, le temps qui mesure la
durée n’est qu’une construction sentimentale,
à partir de la durée intime du sentiment. On
pourrait tenter de montrer plus en détail
cette construction du temps, mais cela n’est
pas nécessaire pour notre entreprise actuelle,
et nous pouvons laisser au lecteur le plaisir
de se livrer à cette construction si le cœur
lui en dit.
Ce qui nous importe pour
l’instant, c’est que le sentiment singulier
qui se réfléchit ne se dissout pas dans un
temps étranger à lui, mais qu’il se forme et
se connaît dans sa propre durée, à travers
elle, selon cette manière constante qu’ont les
sentiments d’unir des multiplicités dans une
unité elle-même mouvante et variable. Ce
processus déconcerte la raison abstraite,
production pourtant du sentiment, mais
destinée à autre chose qu’à se comprendre
elle-même lorsqu’elle s’abstrait de son
origine pour s’attribuer une autonomie en fin
de compte illusoire.
L’une des difficultés de la
considération des sentiments de l’intérieur
d’eux-mêmes, dans leur propre durée, c’est de
concevoir leur rapport à la mémoire. Car, si
les sentiments ont une histoire, ne faut-il
pas que celle-ci soit inscrite dans les
registres de la mémoire, pour permettre
d’aller en rechercher les souvenirs utiles
pour en reconstituer les moments importants et
le parcours ? Or, pour la mémoire, comme
pour la raison, la volonté ou la sensation,
nous avons une faculté, à son tour douée d’une
certaine indépendance. Sa fonction est pour
ainsi dire d’observer toute notre expérience
au fur et à mesure et d’en extraire des
représentations, en les organisant le mieux
possible sur la ligne du temps, ainsi que dans
un grand système de classement, permettant de
retrouver les souvenirs singuliers. On imagine
les échanges entre la mémoire et la raison,
étant donné que ce sont en principe les mêmes
classes qu’on retrouvera le plus fréquemment
dans ces deux facultés. Et surtout, avec les
concepts abstraits de la raison, les souvenirs
de la mémoire partageront une forme
d’intemporalité. Car, de même que le regard
portant sur la ligne du temps peut la voir,
passé, présent et avenir, d’un seul coup
d’œil, d’un regard lui-même extérieur à cette
ligne, car sinon, il ne verrait jamais qu’un
point, le seul instant présent, de même les
souvenirs sont conservés à l’extérieur de
cette même ligne, de telle manière qu’ils
restent accessibles depuis ses divers points.
La différence étant que c’est la richesse
perceptive que le souvenir conserve et
restitue, tandis que les concepts de la pure
raison ne retiennent de la réalité que leurs
propriétés abstraites. Or comment le
sentiment, enfermé dans sa durée intime,
pourra-t-il comprendre sa propre histoire,
c’est-à-dire accéder à la mémoire, ce qui
exigerait qu’il puisse justement sortir de la
durée et du temps ?
Après la critique des autres
facultés, on aura déjà deviné que la faculté
de la mémoire est aussi illusoire que les
autres, ne serait-ce déjà que par la référence
qu’elle implique à la conception abstraite du
temps. Sur cette ligne du temps, le présent
est un point qui se meut. Et, miraculeusement,
dans ce point sans dimension, n’ayant qu’une
position sur la ligne temporelle, est contenue
toute la richesse de notre expérience
présente, par exemple grâce à la liaison
constante, hors de cette ligne, avec
l’éternité de la raison et de ses concepts, et
avec celle de la mémoire et de ses souvenirs.
L’ennui est que les concepts de la raison sont
changeants, ce qu’ils ne devraient pas être,
et que les souvenirs changent aussi, ce qui ne
devrait pas arriver non plus idéalement. Il y
a donc une contamination de l’éternité par le
temps, une histoire des concepts abstraits et
une histoire des souvenirs eux-mêmes, après
leur date d’inscription. Mais il suffit. Nous
avons déjà vu que cette ligne du temps était
illusoire si l’on cherchait à en faire autre
chose qu’un symbole accessoire de certains
aspects de la durée.
Or si les souvenirs ne
peuvent être ni dans l’éternité ni dans le
temps, il faut les situer dans la durée. Et
comme la durée est un mode d’existence du
sentiment, il faut que les souvenirs et toute
la mémoire concrète ou réelle appartiennent
aussi au sentiment. Et comme la durée n’est
rien en dehors du sentiment, c’est-à-dire du
sentiment réellement senti, et qu’elle varie
donc avec les sentiments, il faut que la
mémoire soit en réalité une multitude de
mémoires, dans des durées diverses, entraînées
dans les fluctuations incessantes des
passions. Chaque sentiment n’a-t-il pas en
effet sa propre mémoire, ses propres
souvenirs, non pas simplement adaptés à lui,
mais le constituant aussi, dans ce rapport
particulier qui fait de chaque sentiment
l’unité mouvante d’une multiplicité,
nécessairement mouvante elle aussi ? C’est
dire que la perspective du sentiment ne manque
pas de la mémoire, et n’a pas besoin de l’aide
externe d’une autre faculté pour avoir accès
aux souvenirs. Chaque sentiment possède les
siens, qui ne sont pas tout à fait ceux des
autres, malgré les analogies, et qui diffèrent
même parfois fortement de ceux d’autres
sentiments. Selon que je vois quelqu’un à
travers ma bienveillance ou à travers ma
méfiance, c’est une autre histoire que mon
sentiment, ou ma mémoire si l’on veut, lui
confectionne.
Mais, répliquera-t-on, n’y
a-t-il pas une mémoire objective, non
seulement indépendante de nos divers
sentiments personnels, mais même des
sentiments de tous les autres hommes ? A
strictement parler, rien n’est plus faux, et
il suffit de lire les récits des divers pays
et des diverses époques pour voir que les
mêmes événements ne sont pas les mêmes d’une
culture à l’autre. Il y a une histoire, ou des
histoires, de l’histoire même comme discipline
scientifique, dans ses essais de se rendre
aussi objective que possible, et on en
fabrique toujours de nouvelles. Reconnaissons
cependant que, dans la vie quotidienne, et
dans la routine scientifique elle-même, nous
avons l’habitude de nous référer à des faits
objectifs, en nous fiant à l’objectivité d’une
mémoire saine. Cette constatation n’aura rien
pour nous étonner cependant, dans la
perspective où le monde objectif est justement
une construction du sentiment et plus
particulièrement de certains d’entre eux.
Si chaque sentiment a ses
objets, sa propre durée et sa propre mémoire,
ainsi que sa conscience réflexive, alors il
est évident que pour reconnaître quels sont
nos sentiments, en prenant leur propre
perspective, il n’y aurait aucun sens à les
considérer comme des choses relativement bien
délimitées, objectivement définissables, ce
qui reviendrait à prendre sur eux une
perspective extérieure. A partir d’eux-mêmes,
ils apparaissent comme constituant chacun un
monde, un esprit ou une conscience de soi, une
volonté ou plutôt un désir, un mouvement
dynamique ; chacun d’entre eux unifie en soi
d’autres sentiments, à des degrés de
complexité ou de simplicité très variables,
sans compter qu’il fait partie aussi d’autres
sentiments qui l’enveloppent dans leur propre
unité. C’est pourquoi envisager un sentiment
dans sa singularité ne revient pas à le
dépouiller de toutes ses relations, pour le
considérer comme une unité relativement simple
et statique, mais au contraire, à refuser
comme référence ultime la perspective générale
de la raison théorique et entrer dans celle du
sentiment lui-même, effectivement singulière
quoique non simple ni clairement délimitée
face à une réalité extérieure par rapport à
laquelle il serait saisi et déterminé. Et cela
ne signifie pas non plus que chaque sentiment
ne reconnaisse rien de différent de lui,
puisque les sentiments entrent dans de
nombreuses relations entre eux, dont celles de
la lutte des passions, qui supposent même la
possibilité d’une opposition entre eux.
On voit que l’objet de notre
diagnostic est difficile à définir. S’il
s’agit de nos sentiments, en vue de savoir
dans quelle mesure ils sont favorables ou non
à notre projet philosophique de rééducation de
nos sentiments, il s’avère qu’il n’est pas
possible de les isoler pour les examiner et
les comparer à notre but, parce qu’ils
échappent au traitement théorique que
supposerait une telle méthode. Ils se mêlent à
un tel point à toute notre vie sentimentale
qu’on ne peut les en détacher pour les
observer à part. Mais d’autre part, comment
mener notre diagnostic s’il nous faut toujours
chercher à connaître l’ensemble de notre vie
sentimentale et l’évaluer comme un tout ?
Dans ce cas, en effet, l’exigence de prendre
une perspective intérieure aux sentiments
apparaît comme plus naturelle. Mais alors on
ne voit pas ce que notre diagnostic peut
apporter au mouvement interne spontané du
monde entier de nos sentiments, avec les
organes internes d’évaluation et de direction
que constituent les sentiments moraux. Ne
faut-il pas constater simplement que le
diagnostic que nous projetons a déjà lieu
spontanément et ne requiert aucune aide
supplémentaire ? Il faut même admettre,
semble-t-il, qu’ou bien nous voulons ajouter
par ce diagnostic une nouvelle perspective non
encore présente dans nos sentiments, ou bien
nous nous coulons dans l’évaluation spontanée
de nos sentiments, sans rien y ajouter. Dans
le premier cas, nous retombons ou restons pris
dans le défaut de supposer une faculté
étrangère, à partir de laquelle nous comptons
opérer, de l’extérieur. Dans le second, nous
évitons cette objection, mais nous
n’accomplissons rien.
En réalité, ces objections
sont analogues à celles auxquelles nous avons
déjà répondu. Elles supposent la nécessité
d’un point de vue extérieur au sentiment pour
agir sur les passions, que ce soit la raison
ou quelque autre faculté. Ce présupposé
implique une conception déficiente de
l’autonomie des sentiments, leur déniant la
capacité réflexive et critique. Alors, quand
on remarque la manière dont les sentiments
forment un système qui se règle de lui-même,
cette capacité est vue comme une sorte
d’automatisme mécanique, comme celui d’une
montre, d’un automate ou d’un robot,
éventuellement comme celui d’un animal mû
entièrement par l’instinct. Ce genre
d’automatisme reste très partiel, parce qu’il
lui manque justement la capacité réflexive qui
lui permettrait de se critiquer. Et
arbitrairement, cette puissance critique et
réflexive, on l’attribue à la raison ou à la
faculté extérieure à laquelle on juge
indispensable de recourir pour introduire la
critique, alors même que la raison abstraite
en est incapable, sinon dans un cadre
restreint, ainsi que nous l’avons vu. Dans
cette optique, le véritable diagnostic du
sentiment par lui-même est en effet
impossible. Et on imagine le philosophe, non
comme une personne constituée entièrement par
ses sentiments, mais comme doué d’une sorte de
conscience indépendante, douée à son tour de
faculté critique, capable d’observer les sentiments et d’agir
sur eux à partir de sa position de
surplomb, et capable pour cette raison de
faire un diagnostic de ce qui appartient à la
partie plus ou moins aveugle de lui-même. Si
l’on conçoit au contraire le philosophe comme
constitué de ses sentiments, comme
réfléchissant, évaluant et critiquant dans ses
sentiments et par eux, alors toute la question
se présente autrement. L’autonomie des
sentiments n’est plus la fermeture d’un
mécanisme sur lui-même, doué d’une capacité
d’adaptation et de conduite limitée,
inconsciente, qu’il s’agit de juger de
l’extérieur, mais elle signifie précisément
cette aptitude à se modifier soi-même par la
réflexion et l’évaluation. Seulement cette
aptitude n’est pas une sorte de faculté toute
faite, fonctionnant selon des lois éternelles.
Elle comporte de nombreux degrés, certains
sentiments ne la possédant qu’à un faible
degré, et d’autres, comme ceux que nous avons
nommés moraux, à un plus grand, et enfin
d’autres, tels que le goût du goût, à un plus
grand encore. Le philosophe n’est donc pas un
être qui domine ses sentiments, grâce à une
faculté supérieure, mais celui chez lequel les
sentiments possèdent à un extrême degré la
lucidité réflexive et critique. Comment cela
se passe-t-il ? Voilà une question qui
pourrait entraîner toute une recherche
théorique. D’abord, le philosophe sait qu’il a
cette capacité, parce qu’il l’expérimente, et
parce que le goût du goût n’est pas pour lui
qu’une formule, mais la désignation de ce
qu’il reconnaît en lui comme le plus haut
degré de sa capacité critique.
Il reste que la question de
savoir comment pratiquer le diagnostic demeure
ouverte, et que ses difficultés sont réelles,
d’autant plus que la connaissance du sentiment
singulier s’est révélée énigmatique au regard
de nos habitudes théoriques.
Une comparaison pourra aider
à comprendre comment est possible la sorte
d’autonomie et de direction interne des
sentiments. Prenons l’exemple analogue des
exercices physiques. Notre corps a appris la
plupart des mouvements qu’il sait faire par
lui-même, par tâtonnement, sans instructions
extérieures, ni de notre raison ni de celle
des autres. Et il a été parfaitement capable
de sentir ses défauts et de les corriger, de
deviner de meilleures façons de bouger et de
s’améliorer. Maintenant, je veux faire des
exercices, j’aimerais par exemple me tenir en
équilibre sur un seul pied et rester dans
cette position le plus longtemps sans bouger,
comme un flamand rose. J’essaie, je suis
attentif, je fais des raisonnements, et
surtout mon corps cherche l’équilibre en
mettant en jeu une grande quantité de muscles,
le sens de l’équilibre, sans que je puisse du
tout même énumérer toutes les actions qui
interviennent. Et pourtant, ce système
automatique n’est pas fermé, dans le sens où
justement, je peux diriger mon attention sur
un point ou l’autre, chercher ce qu’il y
aurait à corriger, tenter de nouveaux
mouvements et évaluer mes essais, me donner
éventuellement des préceptes, mais qui
resteront parfaitement inefficaces si mon
corps ne les interprète pas à sa manière,
puisque je suis incapable de régler par le
raisonnement l’ensemble des mouvements, des
interprétations des indications des sens, qui
me permettront d’améliorer mon équilibre. Et
encore, je parle à la manière vulgaire, comme
si je pouvais dans une certaine mesure me
distinguer de mon corps et le diriger. Mais
mes raisonnements eux-mêmes ne seraient-ils
pas encore des actions spécialisées de mon
corps, sans sens hors du contexte de toutes
ses sensations, mouvements et habitudes ?
Aurait-on l’idée de dire que, puisque le corps
se gouverne automatiquement, il est inutile
que je m’en soucie et que je me rende attentif
à ces essais de me tenir en équilibre sur une
jambe ? Ce serait oublier que, justement,
ce souci, cette attention, c’est encore une
partie du gouvernement du corps par lui-même —
une partie seulement. De même l’effort de
diagnostiquer l’état de mon éducation
sentimentale.
*
Malgré le mouvement perpétuel
dans lequel les sentiments se distinguent et
fusionnent, empêchant de les isoler pour les
considérer vraiment à part, il n’en est pas
moins vrai qu’ils se distinguent et qu’en les
considérant aussi comme distincts, on ne se
méprend pas à leur égard. Dans cette mesure,
il est donc possible de passer en revue nos
sentiments pour tenter de les définir et de
les évaluer, à condition de ne pas oublier
leur lien intime à d’autres, qui reste à
considérer et à évaluer également. Car le même
sentiment, si l’on peut dire, peut devenir
fort différent dans un contexte sentimental
différent. La colère peut se révéler une noble
indignation ou une rage de perdant déloyal, et
il n’est pas exclu qu’il s’y mélange parfois
les deux. Dans une large mesure, nos langues
font ce genre de distinctions et nous
fournissent un vocabulaire relativement
nuancé, qui peut même servir de guide jusqu’à
un certain point. Il serait trompeur toutefois
de trop s’y fier, car d’une part nos symboles
tendent à véhiculer les divisions fixes de la
logique, et à accentuer à la fois l’identité
et la différence des objets signifiés, et
d’autre part, les langues étant faites pour
l’usage de la société, et formées par cet
usage, la classification des sentiments
qu’elles proposent correspond à la conception
qu’en a la société et à l’évaluation qu’elle
en fait. Il est donc très utile de pouvoir
s’en informer ainsi avec une relative
facilité, mais il est dangereux aussi de se
laisser entraîner à concevoir comme objectifs
et vrais les jugements que la langue implique.
Surtout, la grille que la langue applique à
nos sentiments met en relief ceux auxquels la
société accorde de l’importance, et laisse les
autres dans l’ombre, alors qu’ils peuvent être
éventuellement très importants au contraire
pour nous qui désirons remettre en question
l’évaluation courante qui n’est pas seulement
celle de la société hors de nous, mais
également celle qu’elle effectue en nous et
par nous, en donnant à ses jugements le poids
de la langue, qui est également l’un de nos
grands instruments de pensée, et dont
l’influence est très insidieuse. Ainsi, dans
une hypothétique société de philosophes,
n’aurions-nous pas un mot exprès, courant,
pour signifier le goût du goût (même si cette
expression convient tout à fait pour
nous) ?
Mais il y a d’autres choses
aussi que nos sentiments particuliers qui
méritent de faire l’objet du diagnostic, parce
qu’elles contribuent beaucoup à promouvoir
notre aptitude à l’autonomie et à la critique,
ou au contraire à l’empêcher. S’il n’y a pas
de facultés en tant qu’entités plus ou moins
indépendantes en nous, il y a, à leur place,
des aspects des sentiments qui correspondent à
ces facultés au sens premier, c’est-à-dire en
tant que capacités, et souvent des aptitudes
non pas spontanées, comme des sortes
d’instincts, mais formées par les sentiments
eux-mêmes, artificielles, en ce sens. Nous
avons vu que telle est notre faculté logique
par exemple. Or ces facultés n’appartiennent
pas tant à des sentiments particuliers qu’à
l’ensemble de nos sentiments, ou du moins à
des ensembles de sentiments en nous. Or il est
important pour notre aptitude à nous gouverner
de manière autonome, et pour mener la critique
exigée déjà par notre diagnostic, de savoir
quelles facultés importent elles-mêmes à cette
vie autonome et critique, non pas en général
seulement, mais en particulier. Ainsi, on
trouvera sans doute que la capacité de
raisonner est utile et favorable à
l’acquisition de la sagesse. Mais on sait
aussi que ce n’est pas toujours le cas, et que
quand elle tend à trop s’abstraire du fond
sentimental dont elle dépend en réalité, elle
risque de se perdre dans les illusions de la
pure théorie, qui nuisent à la philosophie.
Qu’en est-il de la
perception, et tout particulièrement la
perception sensible ? On imagine mal que
nous nous résolvions à la négliger. Elle est
une construction sentimentale d’une extrême
importance, sans laquelle une grande partie
des désirs se verraient privés d’objet, et
cesseraient d’exister par conséquent.
Cependant elle a pris dans la vie sociale et
individuelle une sorte d’autonomie analogue à
celle de la raison, en tant qu’élément
essentiel du monde objectif, de sorte qu’elle
tend à s’encroûter et à dissimuler la vie des
désirs qui la constitue. On en viendrait donc,
à se fier à son apparence, à oublier
d’observer pour notre diagnostic les
sentiments que révèlent nos perceptions, et
les structures de sentiments qu’elles fixent,
comme naturelles. Si vous doutez de cette
importance, parcourez une rue avec diverses
personnes et demandez-leur après de vous la
décrire. Malgré l’uniformisation qu’a produite
la culture sur la manière de percevoir, vous
constaterez que ces descriptions sont parfois
si différentes qu’elles ne paraissent pas
correspondre à la même chose. L’un n’aura vu
que les façades, l’autre que les devantures,
un troisième que les passants, et encore
peut-être seulement les habits, un quatrième
que les écriteaux, un cinquième que sa
situation sur un plan de la ville ou du
quartier, et je ne parle pas de ceux qui ne
vous décriront que les couleurs, les sons, les
odeurs. Les œuvres des peintres, par exemple,
nous montreront à quel point ces perceptions
sont multiples et réellement différentes les
unes des autres. Ils nous feront sentir du
même coup combien sont divers les sentiments
qu’elles expriment.
En faisant les adaptations
nécessaires, ce que je viens de dire vaudrait
également pour la mémoire, qui, elle aussi,
est pour une grande part socialement convenue,
même si l’on accorde davantage au souvenir,
quoique dans une mesure restreinte, sa
dépendance des sentiments et son rôle
d’expression de ceux-ci. Les fêtes et les
monuments commémorant des moments de
l’histoire d’une société manifestent bien que
la mémoire commune est cultivée également pour
unifier les sentiments.
C’est peut-être pour
l’imagination qu’on reconnaîtra le plus
aisément sa forte liaison aux sentiments, sans
voir pourtant toute l’ampleur et toute la
profondeur de la constitution sentimentale de
nos fictions. De ce point de vue, on saisit
aussitôt l’importance de l’analyse de ces
productions imaginaires pour notre diagnostic.
L’art sous toutes ses formes, des plus
populaires aux plus raffinées, exprime et
forme à la fois nos sentiments. On sait
l’importance que plusieurs accordent aux rêves
et à la rêverie pour saisir la vie
sentimentale. De nos jours la publicité joue
un rôle analogue à celui des arts, avec
souvent une puissance plus grande dans la
cristallisation des sentiments.
Inutile d’insister sur
l’importance de la parole, que personne ne
nie. Il convient davantage de remarquer
combien, si révélatrice la parole soit-elle,
elle est également trompeuse. Chacun sait
qu’elle sert à dire la vérité comme à mentir,
et que la plupart du temps elle se situe entre
les deux. Les langues étant des structures
relativement fixes, y compris une multitude
d’expressions qui en font partie parfois le
temps d’une mode seulement, elles font oublier
leur rapport aux sentiments et paraissent
représenter un monde en soi des idées ou
vérités. On parle donc souvent sans exprimer
sa vie intérieure réelle, mais en suivant des
automatismes linguistiques, qui sont certes
parfois plus révélateurs des sentiments
généraux que des siens propres dans la mesure
où ils en divergent. Mais, même lorsqu’il
s’agit de connaître les sentiments communs
d’une société, la langue nous leurre souvent,
parce que le mensonge peut y être inscrit,
tant il est fréquent, de caractère
idéologique, parce qu’aussi son usage
automatique fait persister des mots et des
formules dont les significations vives sont
perdues. Rien n’est plus fallacieux par
exemple que de sonder les étymologies, sous
prétexte que dans quelques cas on en tire un
profit. A propos du mensonge, une fois qu’il
est reconnu, il est évident qu’il devient très
parlant. De nombreux mensonges font d’ailleurs
partie de la morale officielle, et les gens
savent qu’il faut dire une chose et en penser
ou en sentir une autre, qu’il y a donc des
sentiments qu’il faut peindre comme sur des
drapeaux, mais qu’il convient non seulement de
ne pas cultiver, mais d’éviter. De nombreux
proverbes et préceptes moraux n’existent ainsi
que pour la parade. Déjà, il est de bon ton et
convenable de condamner le mensonge en
paroles, et de le pratiquer en fait. Bref, un
diagnostic qui suivrait naïvement la morale
officielle telle qu’exprimée en parole ou dans
les écrits, ou récoltée dans des sondages,
n’aurait qu’une vision simplifiée et déformée,
parfois inversée, de la morale effective,
celle des sentiments moraux réellement
éprouvés. Il faut donc ici tout un art de
l’interprétation. Et comme pour tout notre
diagnostic, il consiste à remonter des
expressions figées, sans les écarter
simplement, à celles des sentiments réels.
Or cet art de
l’interprétation est rendu d’autant plus
difficile que notre façon de connaître et de
considérer les choses est profondément
sociale, si bien que nous sommes portés à
envisager toute chose d’un point de vue
objectif, y compris les sentiments eux-mêmes,
surtout si nous cherchons à les connaître, et
sommes guidés presque infailliblement par nos
habitudes dans ce genre d’entreprise vers
l’attitude théorique. Nous sommes ainsi portés
à accorder une importance presque exclusive à
l’objet des passions, et à définir celles-ci à
partir de lui. Nous savons qu’il existe bien
un lien intime entre les deux. Mais c’est le
désir qui définit son objet plus que
l’inverse. Et en l’oubliant, on risque surtout
de ne pas saisir le véritable objet de la
passion, mais de le confondre avec l’un de ses
analogues, faisant partie du monde objectif et
social, et qui, contrairement à l’objet propre
du sentiment, a l’avantage d’avoir un nom par
lequel on peut le saisir. L’opération est
d’autant plus difficile que ma tentative de
connaissance s’exprime dans la langue commune,
et que, ce que j’aurai éventuellement saisi de
manière plus directe de l’objet du sentiment,
il me faut le dire avec ces mots qui me
détournent de lui. Cette difficulté est du
même genre que celle du poète, qui lutte avec
les mots pour les dépouiller suffisamment de
leur sens ordinaire, en les combinant de
manière inhabituelle, afin de leur faire dire
ce que non seulement la langue n’a pas prévu,
mais qu’elle occulte dans son usage ordinaire.
On ne résout pas le problème
de la connaissance des sentiments eux-mêmes en
tournant son attention vers les propriétés du
sentiment plutôt que vers celles de l’objet.
Mais par là, on s’aide néanmoins à orienter
davantage sa pensée vers le sentiment
lui-même. Et il y a bien des propriétés qui
s’attribuent plus naturellement au sentiment
qu’à son objet, surtout considéré comme partie
du monde objectif dans lequel nous vivons avec
toute notre société. Les passions se
caractérisent par un degré d’intensité, de
violence, de calme, d’attirance ou de
répulsion, d’excitabilité, de vigueur,
d’endurance, d’influence, d’acuité, de
distinction, de réflexion, par un rythme
propre, par une harmonie ou une disharmonie
interne comme externe, par rapport à d’autres
sentiments, par une existence plus ou moins
atmosphérique, etc. Tous ces termes
appartiennent à notre langue, et ont des
applications objectives, quoique, surtout si
on les utilise systématiquement pour décrire
une perspective passionnelle étrangère à la
théorie, ils nous dirigent vers des propriétés
qui ne sont pas typiques de celles des choses
que nous considérons d’habitude comme les
objets réels. On pourra certes dire qu’un feu
est intense, mais non réfléchi, et si on le
décrit comme violent, c’est métaphoriquement
dans la mesure où on lui attribue quelque
intention de détruire ou de s’affirmer en
dépit des résistances. Et c’est justement aux
êtres doués de sentiments qu’on attribuera le
plus de ces propriétés, comme il est naturel,
puisqu’on décrit par là l’expression des
passions en eux.
Or ces caractères importent
pour notre diagnostic. C’est tout autre chose
de dire simplement que dans une société les
gens aiment la discussion, ou d’ajouter que
c’est une passion furieuse, qui ne supporte
pas de résistance, mais qui s’épuise vite, et
est contrecarrée par de nombreux autres
sentiments. On peut sûrement recenser en
général comme favorable à la philosophie
l’amour de la discussion. Mais après ces
précisions, cette conclusion deviendra bien
plus problématique, et l’on voudra par exemple
savoir quelles sont les passions qui s’y
opposent, de quelle nature elles sont
elles-mêmes, avant de se prononcer avec plus
de pertinence.
Ne se pourrait-il pas même
que certaines des qualités des passions soient
caractéristiques pour l’ensemble d’entre elles
dans telle ou telle société ? Ne
pourrait-on pas observer dans telle culture
une tendance générale, en tout, à être
passionné, c’est-à-dire à avoir des passions
vives, alors que dans d’autres l’ensemble des
sentiments reste plus calme ? Ne se
pourrait-il pas aussi que le rythme général
soit différent, et que, par exemple, une
culture se caractérise par le fait que les
passions s’y succèdent plutôt rapidement,
tandis qu’une autre se distingue par le fait
qu’elles tendent à durer chacune plus
longtemps et à résonner encore dans celles qui
les suivent ? Dans l’une, on pourrait
passer assez rapidement de l’amour à la haine,
à propos des mêmes objets, de la colère au
désir de réconciliation, du désir d’une chose
à celui d’une autre, peut-être même de
sentiments moraux à d’autres, alors que dans
l’autre, on aimerait pour longtemps ce qu’on a
commencé à aimer, les haines se prolongeraient
et ne s’apaiseraient qu’après le long travail
de passions contraires, les colères se
prolongeraient en désirs de vengeance
inextinguibles, l’attachement à certains
objets demeurerait face aux attraits de la
nouveauté, et le sentiment moral serait très
stable. N’est-ce pas intéressant pour notre
diagnostic ? Mais c’est trop général bien
sûr pour permettre aussitôt des conclusions
simples. La capacité de changer est à première
vue favorable à la philosophie, mais le
divertissement perpétuel de l’attention lui
nuit. Et inversement, une capacité de
s’occuper longuement des mêmes choses favorise
l’approfondissement de la réflexion, mais la
rigidité des sentiments fait obstacle à leur
transformation. A ce niveau de généralité,
impossible de savoir. Toutefois, cette
indétermination peut engager à étudier la
question et à entrer dans les considérations
plus particulières. En outre, pour nos
exemples, nous avons énormément simplifié,
alors que les rythmes ont des nuances qui ne
se ramènent pas à l’opposition de la vitesse
et de la lenteur, qui engagent aussi la courbe
des intensités, les parcours des suites de
passions, plus linéaires ou au contraire
circulaires, ou aléatoires, etc. Et surtout,
chez une même personne, et dans un même milieu
social, certains groupes de passions peuvent
présenter certaines caractéristiques, telles
que la vitesse ou la vivacité, tandis que
d’autres groupes en présentent d’autres,
éventuellement contraires.
*
La considération des
ensembles de passions est d’autant plus
importante que les sentiments se signalent non
seulement par leur capacité créatrice, mais
aussi tout particulièrement par leur tendance
à la composition, corrélative d’ailleurs de
leur aptitude à la dissociation. Si nous nous
examinons, nous ne parvenons à distinguer en
nous aucun sentiment vraiment simple, dans
lequel nous ne soyons plus capables, avec
quelque attention renouvelée, de découvrir
encore d’autres sentiments. On pourrait croire
que les besoins primaires, tels que la faim et
la soif, puissent se réduire à des désirs
simples, de nourriture et de boisson, en
général. Car à l’extrémité, un homme proche de
mourir de soif n’accepte-t-il pas de boire
n’importe quoi ? Oui, cela arrive, sans
que cela signifie une totale indifférence.
Alors, de toute façon, n’aura-t-il pas fallu
qu’à sa soif se mêle notamment la peur de la
mort ? D’ailleurs on en voit aussi
d’autres qui préfèrent mourir plutôt que
d’accepter telle nourriture ou telle boisson,
et pas seulement s’ils observent très
étroitement les préceptes d’une religion. Et
s’ils refusent de satisfaire juste leur faim
ou leur soif, à n’importe quel prix, c’est que
ni cette faim ni cette soif n’étaient pur
désir de nourriture ou de boisson, mais
qu’elles étaient des sentiments plus
complexes, comportant entre autres des
aversions ou des dégoûts. Et l’on peut douter
que par le plus extrême effort d’analyse on
finisse par tomber sur une seule passion
réellement simple, je veux dire non pas pensée
comme simple par abstraction, mais vécue comme
simple. Car en analysant une passion, on ne
découvre pas progressivement d’autres passions
impliquées, toujours plus simples, mais
d’autres passions aussi complexes, même si
cela semble paradoxal. Ce que nous sentons,
c’est qu’une passion n’en contient pas
entièrement une autre, mais qu’elles
s’interpénètrent. Et dans ces conditions,
diagnostiquer une passion singulière revient
toujours à en considérer en même temps
beaucoup d’autres, certes à des degrés divers,
parce qu’elles ne s’interpénètrent pas toutes
au même degré.
J’ai déjà remarqué qu’en
s’associant les passions forment des
compositions relativement stables et
indépendantes, que j’avais considérées comme
des sortes de personnages en nous. Ces
configurations passionnelles ne sont certes
pas tout à fait des personnes indépendantes,
malgré leur relative autonomie, et si cela
arrive, alors la dissociation entre ces
personnages est telle que l’unité de la
personne n’apparaît plus qu’au regard
extérieur, qui se fie à l’identité du corps
pour les relier, tandis que, de l’intérieur, ce
sont vraiment deux personnes différentes qui
vivent en s’ignorant réciproquement. Mais ce
cas ne nous concerne pas ici, puisqu’il ne
peut pas apparaître, sinon d’une manière très
indirecte, dans la perspective où nous nous
plaçons, la connaissance intérieure des
passions.
Or l’existence en nous de ces
personnages, dont certains peuvent
correspondre à des rôles sociaux, complexifie
le diagnostic des passions, car les mêmes
passions peuvent se retrouver chez plusieurs
dans des variantes différentes, et même
contraires entre elles. Ainsi, tel homme est
bienveillant dans son rôle de père de famille,
et impitoyable dans son rôle de marchand, et
ceci réellement, dans ses sentiments,
éprouvant une réelle tendresse pour les siens,
et demeurant insensible aux ennuis de ses
clients et relations d’affaires. C’est une
circonstance à observer dans le diagnostic,
puisque les passions diffèrent non seulement
dans les divers milieux, mais également chez
les mêmes personnes en fonction de leurs
personnages, et qu’il s’agit donc de les
saisir chaque fois dans le contexte de ces
personnages. De plus il faut tenir compte de
la manière dont ces personnages organisent la
personne, qui n’est pas une entité
indépendante d’eux. Il faut voir à quel point
ils ont leur vie indépendante les uns des
autres, et certains plus que d’autres, comment
ils s’influencent mutuellement, jusqu’où va la
séparation des sentiments moraux eux-mêmes,
une partie de conscience différente
appartenant à chacun de ces personnages. Il en
résulte en effet bien des conflits moraux. Par
exemple, le marchand, père de famille, que
nous prenions en exemple, peut se trouver
subitement en relations d’affaire avec un
membre de sa famille, et tomber dans une crise
morale, les deux séries de sentiments opposés
entrant inopinément en contact direct.
Lorsqu’il s’agit de personnages correspondant
à des rôles sociaux définis, pour lesquels il
existe des modèles, il est probable qu’il
existe aussi dans la morale commune des
modèles concernant leurs rapports, en les
hiérarchisant par exemple, de telle sorte que,
dans notre exemple, soit la morale du père,
soit celle du marchand, se voie accorder la
prépondérance en cas de conflit. On voit alors
qu’il ne suffit pas de repérer dans un
individu ou une société la présence de ces
deux personnages, mais qu’il faut encore
remarquer leur importance relative, et quelle
est la structure des sentiments moraux qui
organise leurs relations. Le caractère moral
n’est-il pas bien différent selon que c’est la
morale de la famille qui domine celle du monde
marchand, ou l’inverse ? N’est-il pas
encore bien différent selon les nuances des
accords entre ces deux morales ? Et de
plus, l’éducation des sentiments n’est-elle
pas à son tour bien différente selon qu’elle
a ou non formé des sentiments moraux
concernant les rapports de ces personnages ou
de certains d’entre eux ?
Nous savons que l’éducation
sentimentale a lieu, effectivement, à travers
les sentiments, par l’approbation et la
réprobation des sentiments (ou de leurs
expressions), et par la proposition de modèles
à imiter. Il y en a de très communs, comme,
pour les enfants, leurs parents et leurs
divers éducateurs. Il y en a d’autres plus
remarquables, comme les notables et les
personnes célèbres, approuvées et admirées de
la plupart ou de beaucoup. Ces modèles ne
représentent pas seulement des exemples de
comportement, mais aussi des manières de
sentir non pas juste sur certains points
particuliers, mais sur toute la vie, bref, ils
représentent des modèles individuels de
composition des sentiments. Outre les modèles
individuels concrets, il y en a d’autres, plus
collectifs, soutenus par un grand nombre
d’individualités typiques qui les
représentent. Il y en avait traditionnellement
beaucoup qui étaient attachés à des métiers,
surtout là où il y avait des corporations. Ils
définissaient peut-être des personnages, mais
souvent avec une portée plus large, car on
pouvait vivre toute sa vie, apparemment, en
guerrier ou soldat, ou en avocat, ou en juge,
ou médecin, ou homme d’affaires, et c’est en
partie encore le cas pour certaines
professions comme ces dernières. On voit la
même chose dans certaines religions et sectes,
en un sens strict ou très large. Quand le
modèle commun est fort, presque chacun tente
de s’y conformer pour valoir si possible comme
modèle lui-même, s’efforçant d’exprimer et de
signifier dans toutes ses attitudes et
expressions la sensibilité typique du groupe,
ou sa conscience morale, puisque le modèle est
conscient et que ses imitateurs tentent de le
réaliser intérieurement comme extérieurement,
et à partir donc de leurs sentiments moraux,
qui à la fois font partie du modèle et en
demandent la réalisation. Ces modèles sont à
leur tour plus ou moins caractéristiques de la
société dans laquelle ils s’affirment, et plus
ou moins approuvés, plus ou moins intégrés à
la morale plus générale. Ils sont pour les
individus qui y participent, plus ou moins
englobants, parfois régissant toute la
personne, parfois ne concernant que certaines
personnalités partielles, là où les rôles
sociaux leur donnent lieu. Dans une certaine
mesure, ce caractère plus ou moins englobant
du modèle est souvent déjà inscrit en lui.
Certains héros sont évidemment des modèles
pour toute la vie, toute la personne. Ainsi
étaient les saints, les sages, certains
guerriers ou révolutionnaires. Ainsi sont bien
des héros de l’art, du théâtre, du roman, d’un
certain cinéma, notamment. Mais il ne s’ensuit
pas nécessairement pourtant qu’ils agissent au
niveau d’intégration de la personne qu’ils
expriment. On peut voir une infirmière étendre
un certain modèle de sa profession bien
au-delà et demeurer infirmière dans toute sa
vie et tous ses sentiments. Et inversement, on
rencontre bien des imitateurs de héros qui
n’ont créé à leur imitation qu’un personnage
particulier, dominant à certaines occasions
seulement. Et pour notre diagnostic, il faut
le constater au risque d’attribuer à certains
modèles, et à la composition sentimentale
qu’ils représentent, une importance qu’ils
n’ont pas en réalité. Et nous pouvons nous
tromper nous-mêmes en cherchant à évaluer nos
propres complexes de sentiments et les
secteurs de notre conscience morale.
Non seulement, il n’est pas
facile de distinguer ces sentiments complexes,
atmosphériques, dont nous détourne notre
attention habituelle au monde objectif, mais
il est ensuite difficile de les analyser,
parce que la logique de la construction des
totalités mécaniques qui domine notre pensée,
nous fourvoie lorsqu’il s’agit d’entrer dans
ces compositions bien différentes des
sentiments, qui ont davantage d’affinité avec
celles des œuvres d’art. Car, plus que le
calcul, c’est ici l’exercice de l’imagination,
c’est-à-dire de l’invention de fictions, ou si
l’on veut d’hypothèses fictives, à travers
lesquelles nos sentiments sont mis en œuvre,
qui convient, aussi bien pour la création de
modèles, comme ceux du philosophe, que pour
leur analyse et diagnostic.
*
Je n’irai pas plus loin dans
la description des exigences de méthode que
pose notre diagnostic. D’une part, c’est
l’affaire du séminaire de définir davantage
cette méthode, dans une activité qui ne permet
pas la séparation suffisante pour traiter la
méthode à part de son application. D’autre
part il n’y aurait guère de sens de s’efforcer
à élaborer une série de règles pour diriger
une enquête qui suppose au contraire qu’on ait
pris une certaine distance critique par
rapport aux habitudes théoriques ou
scientifiques de régler les processus de
connaissance, étant donné que la perspective
interne aux sentiments qui sont notre objet en
même temps que notre point de vue et notre
critère, interdit de donner aux règles un rôle
premier.
Gilbert Boss