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La transformation des valeurs
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Automne 2012

Annonce

En temps normal, les valeurs que nous partageons dans une société vont de soi. Elles sont les principes, habituellement cachés à nos yeux, à partir desquels nous évaluons les choses, et c'est celles-ci que nous examinons et qui retiennent notre attention. Pour que nous en prenions conscience, il faut généralement ou bien la confrontation avec des gens qui se réfèrent à d'autres valeurs dans leurs jugements, ou bien des mouvements qui, en ébranlant nos valeurs dans nos vies et notre culture, nous obligent à les considérer. C'est le cas en temps de crise, et donc aujourd'hui, où notamment la crise économique nous contraint à sortir ou à envisager de sortir de nos routines, et à remettre en question nos modes de vie. Quelles sont donc nos valeurs ? A première vue, nous serions tentés de croire que nous le savons parfaitement. A la réflexion, nous remarquons que ce n'est que très imparfaitement le cas. Il s'agit donc d'examiner cette question, et de trouver le moyen de le faire. Mais nous ne possédons pas simplement des valeurs comme s'il s'agissait de choses fixes. A un rythme plus ou moins rapide selon les moments et les situations, nos valeurs, individuelles et sociales, se transforment, parfois parce que nous avons voulu les transformer, parfois par un mouvement qui semble les animer sans que nous en percevions les raisons. — Il appartient au philosophe de chercher à comprendre ses valeurs, et éventuellement d'agir sur elles pour en entreprendre (ou en empêcher) consciemment la transformation. Pour cela, il importe déjà de saisir le mouvement des valeurs dans lequel nous nous trouvons, et ce sera l'objet de ce séminaire.

Lectures :

  • Spinoza, Traité théologico-politique

  • Tocqueville, De la démocratie en Amérique

  • Stirner, L'unique et sa propriété

  • Nietzsche, L'Antéchrist

  • Musil, L'homme sans qualités

  • Hesse, Le jeu des perles de verre

  • Gilbert Boss, La fin de l'ordre économique

Introduction

Thème

Ce séminaire sur la transformation des valeurs prolonge le séminaire précédent sur le même thème, mais en changeant l'orientation de l'approche. Le point de vue du séminaire précédent était celui de l'action de la philosophie, alors que nous aborderons à présent ce sujet dans la perspective d'un diagnostic philosophique. Le point de départ est la constatation d'un mouvement dans le domaine des valeurs. L’insertion dans l'histoire est une caractéristique essentielle de la vie des hommes, telle du moins que nous pouvons la connaître, puisque nous la situons par là dans notre histoire. Or celle-ci ne se résume pas à une variation indéfinie d'événements du même genre, batailles, changements de gouvernements, luttes contre des catastrophes naturelles, etc. Elle est profondément marquée par l'évolution des cultures, c'est-à-dire par la modification des mœurs, des sensibilités, des idées, des manières de penser et d'agir. Dès que nous tentons de nous plonger dans une culture étrangère, par les écrits des historiens, par la visite des sites, par la lecture de ses auteurs, le contact de ses arts, nous sentons que la différence est plus profonde, et d'un autre type, que celle de la variété à l'intérieur de notre propre culture. Une façon d'exprimer la nature de cette différence consiste à la situer au niveau des valeurs. Car, d'une culture à l'autre, non seulement les choses et les comportements diffèrent, mais ils sont aussi éprouvés, jugés, évalués autrement. En d'autres termes, ils sont mesurés à l'aune d'autres valeurs que chez nous. Nous avons tendance à penser que ces cultures forment de grands ensembles historiques relativement homogènes, et à croire en observant la civilisation romaine ou la civilisation chinoise qu'il s'agit chaque fois d'une même culture, à l'intérieur de laquelle les changements sont inessentiels. Mais pour celui qui les étudie de plus près, c'est tout un mouvement de la culture, et donc des valeurs, qui se manifeste et qu'on voit parfois devenir si important qu'on y saisit un véritable changement de culture. L'existence de ce mouvement est encore plus évident lorsque nous réfléchissons à notre propre culture, où nous voyons une génération s'estimer si singulière dans ses valeurs qu'elle ne se sent plus comprise et ne parvient plus à comprendre vraiment la précédente ou la suivante. Et comme, les vivant de près, nous attribuons davantage d'importance à des choses qui paraîtraient assez indifférentes à un regard plus éloigné, nous traversons sans cesse des modes, que nous adoptons ou auxquelles nous résistons pour persister dans une mode précédente, nous mettant à évaluer les styles de nos vêtements, de nos voitures, de nos meubles, de nos musiques d'ambiance, tout autrement que nous le faisions alors que nous étions encore dans la mode précédente, au point que nous pouvons en venir en peu de temps à détester ce que nous adorions. Nous hésiterions à exprimer ces modifications comme des changements de valeurs, qui nous paraissent devoir être d'un autre ordre, à une beaucoup plus large échelle. Et pourtant, nous avons changé, sur des aspects particuliers, il est vrai, nos façons d'évaluer, et par conséquent nos critères d'évaluation. Et d'autre part, quand une mère ne comprend plus sa fille, elle commencera peut-être par l'exprimer en disant qu'elle ne comprend pas qu'elle puisse aimer la musique qu'elle écoute, par exemple. Deux générations successives ont-elles donc tort de prétendre qu'elles ne partagent plus les mêmes valeurs, parce qu'aux yeux d'un observateur prenant du recul ou de la hauteur, ces générations se présentent comme partageant bien davantage les grandes valeurs de leur culture qu'elles ne l'imaginent parce qu'elles s'opposent dans le détail de leurs goûts ? En somme, les deux perspectives, la plus large, celle de l'historien par exemple, et la plus rapprochée, celle de ceux qui réfléchissent directement sur ce qu'ils vivent, présentent une même structure, où le monde des valeurs dure, mais sans cesser de se mouvoir, les petits mouvements étant d'habitude plus rapides, et les plus grands, plus lents, même s'il peut y avoir dans l'un et l'autre cas des phénomènes d'accélération et de relative stagnation. Nous sommes nous-mêmes emportés dans ces mouvements aux rythmes divers, en y participant plus ou moins. A moins que nous ne croyions pouvoir nous référer à une sorte de pure raison éternelle pour régler non seulement les problèmes théoriques les plus abstraits, mais également l'ensemble de nos jugements pratiques, il faut conclure que nos évaluations changent corrélativement à une transformation des valeurs, dans la mesure où celles-ci interviennent comme les critères de nos raisonnements évaluatifs.

Où en sommes-nous donc dans ce mouvement de transformation des valeurs et dans quel sens va-t-il ? Pour le savoir, il ne suffit pas de repérer quelles sont nos valeurs, mais il faut encore les appréhender dans le dynamisme par lequel elles se transforment. Il est vrai que le second point implique le premier, car sans connaître nos valeurs, nous ne pourrons déterminer la façon dont elles se transforment et peuvent se transformer. Il s'agit donc de commencer par découvrir quelles sont nos valeurs et de trouver la méthode adéquate. Quelles sont les valeurs qui nous intéressent ici ? Ce ne sont pas, du moins pas au premier chef, les valeurs des autres, mais les nôtres. A vrai dire, entre les unes et les autres, il n'y a pas de démarcation nette, mais un passage progressif où elles se mélangent à divers degrés, et des seuils que nous pouvons établir, où nous tendrons à marquer la différence. Au sens le plus restreint, nos valeurs, ce sont celles que nous avons en tant qu'individu. Et en effet, nous pouvons constater sans cesse dans nos rapports avec nos proches même que nous différons d'eux par certaines de nos valeurs. Mais nous constatons aussi, à l'inverse, que nous partageons la plupart de nos valeurs avec notre entourage. Et celui-ci peut être envisagé de manière plus étroite ou plus large, du cercle de notre famille ou de nos amis à celui de notre société, de notre civilisation et, à la limite, pour certaines d'entre elles, de ce que nous pouvons nommer l'humanité. Cette extension peut être considérée dans l'espace social actuel, mais également à travers le temps ou l'histoire, où nous pouvons également distinguer des époques plus ou moins éloignées de nous du point de vue des valeurs. D'ailleurs cette distance temporelle se présente dans la société, mais également dans l'individu, qui, au cours de sa vie, change aussi plus ou moins de valeurs. Bref, nos valeurs sont mélangées à celles des autres, et celles-ci sont souvent aussi par là les nôtres ; ce qui n'empêche pas qu'il existe également des oppositions de valeurs, où les nôtres ne sont clairement pas celles de certains autres. Il y a donc là un problème de circonscription de notre objet. Et si nous désirions recourir à des méthodes objectives, comme celles de la psychologie, de la sociologie ou de l'histoire, il importerait de donner à cette question une réponse également objective, avec la précision objective nécessaire à l'étude. Mais les valeurs sont-elles des objets qu'on puisse précisément objectiver pour les étudier scientifiquement ? Comme les idées, les pensées, les sentiments, elles ne font certainement pas partie des choses qui composent la nature extérieure. Elles s'expriment sans doute par des signes objectifs, des comportements caractéristiques, des attitudes repérables typiques, des gestes, des discours, des œuvres. Et tout cela peut être étudié scientifiquement. Mais les valeurs elles-mêmes ne se réduisent pas à ces objets observables de cette façon, même s'il est très vraisemblable qu'elles soient intimement liées à ces manifestations. Quelqu'un s'affirme adepte de la liberté. C'est l'un des termes caractéristiques utilisés pour signifier une valeur. Savons-nous pour autant ce qu'il entend par là, quelle valeur il professe ? Il faudra encore l'écouter discourir davantage, le regarder agir pour tenter de s'en faire une idée. Et si c'est un politicien qui, dans un discours public s'égosille à prôner la liberté, est-ce même un signe qu'il partage une valeur ainsi désignée, ou est-ce plutôt un rite vide, ou la production d'un cheval de Troie ? Ici aussi, il faudra le voir agir. Mais si on me raconte toutes ses actions, comment en tirerai-je la connaissance de ses valeurs ? Car celles-ci n'apparaîtront nulle part en personne à côté de cette série d'actions. Il me faudra recourir à l'interprétation. Et pour cela, ultimement, je devrai me référer à mon propre rapport aux valeurs, à ma capacité de valoriser, afin de m'imaginer selon quelles valeurs je pourrais me comporter de la même façon que celui dont j'observe la conduite. Or ce rapport n'est plus objectif, puisqu'il implique une sorte de réflexion à partir de ma propre capacité de valoriser, telle qu'elle est mise en œuvre lorsque je tente de me feindre dans la peau de celui que je cherche à comprendre. Et il arrive qu'on se trouve incapable de découvrir une manière, même fictive, de valoriser certains comportements, si bien que, dans ces cas-là, il ne reste qu'à avouer son incompréhension. Certes, la découverte de nouveaux faits, de nouveaux aspects de ce comportement, permettra peut-être d'entrer dans un mode d'évaluation qui permette la compréhension, mais ce sera encore selon le même processus. Et ce que l'un comprendra, l'autre ne le comprendra pas, avec les mêmes données objectives. Or on sait aussi que cette compréhension est également une évaluation. On affirme mieux comprendre à mesure qu'on évalue plus positivement, et inversement on affirme ne pas comprendre lorsqu'on condamne. La connaissance des valeurs telles qu'elles se présentent dans la réalité objective suppose donc l'exercice de l'évaluation, et même un rapport évaluatif aux valeurs observées. De même, le changement de valeurs nous apparaît difficilement comme neutre. Il est évalué positivement ou négativement, c'est un progrès ou une décadence. Et si nous ne cherchons pas juste à observer pour lui-même le mouvement des valeurs, mais à participer à leur transformation, alors cet élément nécessaire d'évaluation est encore plus évident. Or n'est-ce pas notre cas ? Nous cherchons à connaître nos valeurs dans le but de pouvoir les transformer. C'est pourquoi l'impossibilité de rendre objective notre méthode n'est pas un inconvénient. Une telle recherche visant à nous situer, à évaluer notre situation en fonction de ses possibilités pour nous d'y vivre et d'y agir mieux, c'est ce que nous nommons ici un diagnostic philosophique.

Cette forme de recherche en vue de connaître les conditions circonstancielles, et néanmoins essentielles, de notre pensée et de notre activité est indissolublement liée au caractère foncièrement pratique de la philosophie. En son sens plein, celle-ci est en effet sagesse et recherche de la sagesse, même si elle est aussi conçue, en un autre sens, comme une sorte de science des sciences, comme un genre de théorie se situant au plus haut niveau d'abstraction. Par rapport à la question des valeurs, la différence entre la philosophie qui assume son implication pratique et celle qui s'efforce vers la pure théorie, consiste, comme nous venons de le voir, dans le fait que les valeurs et tous les objets de la pensée sont dans la première abordés par une méthode elle-même évaluative, tandis que dans la seconde tous les objets examinés, les valeurs y compris, dans la mesure où cela est possible, sont placés sous un regard au plus haut point dépouillé de jugement évaluatif — pour étudier, selon le mot de Spinoza, même les passions sans passions, comme s'il s'agissait de géométrie, et ainsi que s'y efforce également une certaine psychologie. S'agit-il pour autant de nous jeter dans une manière passionnée de penser, de laisser s'exprimer notre tendance à évaluer et à juger immédiatement de tout ce qui nous touche ? Évidemment non. Dans une pensée purement abstraite (à supposer qu'il puisse exister une telle chose), le principe d'évaluation se rend invisible et échappe à la réflexion. Mais s'il s'affirme immédiatement, il empêche également cette dernière et y échappe de même. Dans cette mesure, l'exercice des disciplines les plus abstraites, avec la tentative d'en appliquer l'esprit à l'examen des passions et des valeurs elles-mêmes, est utile et peut-être indispensable à la philosophie telle que nous l'entendons. Mais justement, ces disciplines abstraites représentent pour elle un exercice de discipline, au service d'une pensée assumant son caractère pratique et la nécessité de travailler les aptitudes correspondantes, plutôt que la méthode destinée à aboutir ultimement à des théories. La philosophie échappe donc à l'alternative entre une théorie sans évaluation et des évaluations non raisonnées. Et elle y parvient non pas en ajoutant la raison à la passion, la science à l'évaluation, comme si l'une devait servir à maîtriser l'autre, qui lui demeurerait par nature étrangère. Dans ce cas, la théorie resterait distincte de la pratique qu'elle dirige, et rien n'interdirait de concevoir la philosophie comme représentant la seule partie rationnelle de cette alliance, pour revenir ainsi à sa conception purement théorique. Il faut concevoir au contraire le raisonnement comme comportant déjà l'évaluation, non seulement comme incapable de s'en dégager, mais comme se fondant aussi sur elle, les valeurs n'étant jamais, à strictement parler, de purs objets d'étude, mais toujours aussi à la fois objets d'évaluation et résultats d'une certaine pratique d'évaluation, ou plus précisément ici d'une discipline d'évaluation. Autrement dit, dans le diagnostic philosophique, l'implication réciproque de la pensée et de la pratique conduit à relativiser l'idéal d'objectivité dans la saisie des valeurs et de leurs transformations, et à utiliser nos capacités d'évaluer afin de révéler nos valeurs pour ainsi dire en elles-mêmes. En procédant ainsi, nous ne sortons pas du dynamisme de la transformation des valeurs, mais nous y pénétrons, nous l'intensifions et lui donnons une clarté, une lucidité, qu'il n'a pas d'habitude. Il faut s'attendre alors à ce que les valeurs que nous découvrirons comme les nôtres à divers degrés, comme plus ou moins largement partagées, plus ou moins identifiables par les termes qui permettent de les classer dans notre langue, commune ou technique, ne se disposent pas devant nous comme un éventail d'objets dont nous puissions disposer, pour prendre du recul, raisonner dans cette perspective en surplomb, et les évaluer, et pour examiner leurs tendances, leurs mouvements, et décider à bon escient par un tel raisonnement ou une évaluation distincte si leurs transformations vont dans le bon sens ou non. Notre diagnostic même ne pourra pas être neutre, et il devra non seulement comporter des évaluations, mais également initier la transformation des valeurs que nous chercherons à saisir et à comprendre, parce qu'elles ne pourront pas être seulement l'objet de notre diagnostic, mais devront également le guider. C'est pour cette raison que la méthode devra être intimement réflexive, une réflexion de nos valeurs.

Position du problème

Il semble que notre projet d'aborder la transformation des valeurs par un diagnostic philosophique puisse s'analyser en plusieurs problèmes distincts. Premièrement, il faut repérer quelles sont nos valeurs. Deuxièmement, il faut observer quelles sont les transformations qu'elles ont subies et qu'elles subissent. Troisièmement, il faut découvrir quelles sont les possibilités de transformations auxquelles elles donnent lieu. Et quatrièmement, il faut évaluer cet état et cette évolution de nos valeurs. Ces questions paraissent se poser dans l'ordre que nous venons de leur donner, les premières étant chaque fois supposées par les suivantes. Dans ces conditions, cet ordre définit aussi immédiatement les étapes de notre recherche, puisqu'il faut résoudre les premières pour passer aux suivantes. Nos habitudes intellectuelles nous poussent à estimer très raisonnable cette façon de procéder et d'organiser la recherche. Elles nous conduiraient ensuite à continuer le processus, à passer successivement à chacune des questions, et à voir si elles ne pourraient pas être divisées à leur tour en questions partielles, susceptibles d'être mises à leur tour en série et de représenter les étapes à franchir pour en trouver la solution. Cet art de la division des problèmes est important, et même essentiel. C'est toute la solution qui s'y dessine déjà, car, on le sait, un problème bien posé est déjà, de ce seul fait, en grande partie résolu. Rien n'est plus vrai, et c'est la raison pour laquelle il importe aussi de ne pas bâcler cette étape de la position du problème en la traitant selon des habitudes conduisant à une analyse relativement mécanique, comme si précisément tous les problèmes pouvaient se traiter selon une même méthode, relativement indépendante de la nature exacte de leurs enjeux propres. Et d'ailleurs, la division que nous avons proposée ne la néglige pas vraiment, mais elle en tient compte au moins abstraitement. Et dans l'abstrait, dans le domaine du discours et de la logique, les idées s'organisent selon des fils et des arbres, dont le parcours permet une progression relativement continue, telle que celle que nous venons d'envisager. Ainsi, dans la déduction, on passe sans revenir, des prémisses aux conclusions, de celles-ci, prises comme nouvelles prémisses, à d'autres conclusions, et ainsi de suite.

Mais cette progression continue ne peut avoir lieu que si les dépendances logiques ou les implications sont unilatérales, et ne s'établissent que dans un seul sens, et non pas si elles sont réciproques. Car alors, il faut sans cesse revenir sur son chemin, changer de sens, et le raisonnement se met à former des boucles qui risquent de s'enchevêtrer, au lieu de tracer un chemin sur lequel on avance toujours, sinon pour ressauter aux embranchements afin de suivre les trajets non encore empruntés. Or en va-t-il ainsi dans un diagnostic philosophique, qui refuse de faire de l'objectivation son idéal et s'applique au contraire à réfléchir dans son objet les conditions par lesquels il peut être posé ? Concernant les valeurs, l'idéal de l'objectivation exigerait qu'on s'efforce de les extraire des jugements subjectifs de l'observateur, de les en purifier entièrement si possible, et de les placer ainsi stérilisées sous la lentille parfaitement polie d'un instrument scientifique. De cette manière, la pure valeur pourrait apparaître telle qu'elle est en elle-même, dans sa stricte objectivité, face à un regard entièrement dépouillé de jugement de valeur ou de subjectivité. Peu importe à présent que cette objectivation des valeurs soit réellement possible ou qu'elle ne corresponde qu'à une fiction ou à un simple idéal, en soi inatteignable. Il reste qu'elle représenterait la condition à laquelle les deux problèmes que nous avons distingués provisoirement, celui du repérage des valeurs comme telles, et celui de leur évaluation, pourraient se présenter comme vraiment distincts à un observateur qui, dans le cadre de sa recherche, se serait dépouillé de sa tendance à évaluer. Mais le diagnostic philosophique ne vise-t-il pas justement l'inverse, à savoir cette évaluation des valeurs et de leurs transformations réelles et possibles ?

Assurément, même dans ce but, il faut envisager la possibilité que la meilleure façon de l'atteindre consiste à procéder par l'étape de l'objectivation et à renvoyer la phase d'évaluation au moment où les valeurs et leurs champs de transformations auront été définis objectivement. Tentons donc de voir comment cette méthode pourrait s'appliquer à notre problème. Comment l'objectivation s'effectue-t-elle donc ? L'examen de cette opération montre qu'il s'agit d'une discipline par laquelle l'examinateur se met dans une disposition précise, où il fait abstraction des aspects subjectifs de son rapport aux objets étudiés. Dans chaque société, en fonction du degré auquel on accorde de l'importance à l'objectivité de certaines connaissances, diverses méthodes, divers instruments sont disponibles, qui exigent de se placer dans l'attitude appropriée et aident à le faire. C'est au point que certaines sciences, comme les mathématiques et la géométrie, semblent en elles-mêmes objectives, tant elles contraignent celui qui veut les pratiquer efficacement à prendre l'attitude objective, qui, à travers elles, s'étend plus ou moins à tous les objets auxquels ont les applique. En réalité, c'est la disposition des savants eux-mêmes qui est devenue objective dans la mesure où ils se sont élevés au niveau d'abstraction qu'exigent les opérations de leur discipline. Il semble que ce dont ils ont fait abstraction, ce soient d'abord tous les sentiments, jugés généralement représenter la part la plus subjective en nous. Mais ils ont dû se défaire également de l'habitude de comprendre les choses en fonction de la perspective dans laquelle elles leur apparaissent d'abord, et qui forme l'aspect subjectif de la sensation et de la perception. C'est une sorte d'ascèse qui est ainsi exigée de ceux qui cherchent à acquérir la disposition à envisager objectivement les choses. On pourrait décrire la situation dans laquelle l'objet est vu tel quel, c'est-à-dire objectivement, comme un point de vue neutre, ne représentant celui de personne en particulier, mais permettant, moyennant l'exercice et les facultés voulues, à tous de s'y placer pour voir de là les choses de la même manière que tous les autres. C'est ainsi que, lorsque je considère un cercle dessiné, ou imaginé, il m'apparaît avec toute sorte de caractères singuliers, un trait plus ou moins large, irrégulier, coloré diversement, sans compter que j'y rapporte des sentiments divers en fonction des associations qu'il suscite dans mon imagination avec des souvenirs et des transformations fantaisistes. Bref, il est improbable qu'il apparaisse de la même manière à quelqu'un d'autre. Au contraire, quand je le considère en géomètre, je fais abstraction de tous ces aspects pour n'y voir que ce qu'en retient sa définition géométrique, parfaitement accessible à tout autre géomètre formé à sa discipline. Et notamment, pour le géomètre, le cercle considéré n'est ni beau, ni plaisant, ni désirable, ou plutôt plus rien de tout cela n'est considéré comme pertinent du point de vue géométrique. Par conséquent, la chose parfaitement objectivée est également dépouillée de toute valeur, ou plutôt je l'observe sans plus faire intervenir aucune valeur particulière.

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Laissons pour l’instant de côté la question de savoir ce que signifie exactement cette perspective objective, et ce qu'y deviennent tous les aspects subjectifs dont il a été fait abstraction et qui sont donc tombés hors de considération. Ne nous inquiétons pas de savoir si, peut-être, loin d'avoir disparu, ils continuent d'affecter la perception objective dont ils sont censés avoir été éliminés. Envisageons même l'hypothèse de leur élimination effective. Tournons-nous vers nos objets, les valeurs, et plaçons-les dans cette lumière neutre. Ne vont-elles pas disparaître ? Car ne font-elles pas partie des aspects subjectifs de notre expérience, de ceux que la discipline d'objectivation nous a fait éliminer de notre considération ? A cette objection, on peut chercher à répondre dans deux directions. D'une part, est-il certain que les valeurs soient subjectives, ou ce qu'affecte le caractère subjectif ne serait-ce pas seulement le jugement de valeur ? D'autre part, ce qui doit avoir disparu du sujet qui pratique la science doit-il pour autant échapper à l'objectivation scientifique ?

L'idée que les valeurs puissent avoir une existence indépendante de la manière dont chacun de nous les pense, et qu'on ne puisse donc pas les réduire aux jugements subjectifs auxquels elles donnent lieu, est largement répandue. Ceux qui, par exemple, prétendent défendre les valeurs, et non telles ou telles valeurs particulières, propres à un groupe ou à une culture, présupposent leur existence indépendante. C'est pourquoi ils peuvent parler aussi bien d'un côté d'une adhésion aux valeurs que, de l'autre, d'une indifférence aux valeurs, de leur mépris, de leur perte ou de leur absence dans telle société. D'importants mouvements se réfèrent plus ou moins explicitement à une telle conception, comme celui des droits de l'homme, vu que ceux-ci sont conçus comme universels, indépendants donc des diverses cultures et plus encore des estimations individuelles. Or ces droits déclinent un certains nombre de valeurs, jugées inhérentes à la nature humaine en soi, telles que la liberté, la propriété, la famille, le bien-être, et ainsi de suite. Pour reconnaître ces valeurs, il n'est pas nécessaire dans cette perspective d'étudier les caractères particuliers des diverses cultures et des valeurs effectivement reconnues par des groupes ou des individus. On sait bien qu'une telle enquête conduit à manifester des écarts importants entre les supposées véritables valeurs universelles de l'humanité et celles qui sont reconnues dans les sociétés concrètes. Mais on interprète ces différences comme un écart entre une conception imparfaite des valeurs et leur conception plus juste. Certes, on sait bien que ces valeurs n'ont pas la même existence que les choses matérielles dont s'occupent les sciences de la nature. Ce sont des réalités qu'on pourrait qualifier par exemple de spirituelles ou de morales, par opposition à ces choses matérielles. On ne peut donc pas les montrer aux sens, et leur perception est d'une autre nature. Peu importe d'ailleurs qu'on se réfère pour en rendre compte à un sens moral inné, implanté en tout homme, à une conscience éternelle qui nous les fait sentir ou voir, à une raison qui les implique ou à une voix divine qui nous les chuchote. Quelle que soit la façon dont nous y avons accès, elles sont conçues comme indépendantes par rapport à notre manière de les penser, et comme objectives, dans la mesure où, avec l'éducation appropriée, avec les efforts nécessaires, chacun peut et doit les percevoir comme tout autre. Cette croyance est encore bien plus largement répandue qu'elle n'est explicitement affirmée. Or, si elle était vraie, ne faudrait-il pas en conclure que toute connaissance des valeurs devrait être acquise par une sorte de science objective, qui en établirait la définition exacte, les saisissant telles qu'elles sont en soi, avant de se soucier d'enquêter sur les aléas de leurs aventures dans l'histoire humaine ? Car la transformation des valeurs qui nous intéresse ne pourrait alors être que secondaire par rapport à leur existence éternelle. Il faudrait même affirmer que, à proprement parler, les valeurs ne se transforment jamais, appartenant à un ordre moral éternel. Leurs transformations se réduiraient alors aux modifications de nos manières d'appréhender plus ou moins mal les valeurs immuables. Elles appartiendraient à l'histoire de notre rapport aux valeurs, et ne concerneraient pas ces dernières comme telles. Et pour comprendre cette histoire de nos erreurs, de nos errances, dans la tentative de saisir les valeurs, il faudrait commencer par établir le critère stable auquel elles devraient être mesurées, et étudier donc les valeurs objectivement avant d'entrer dans l'examen des évolutions de nos rapports subjectifs avec elles. Un plan analogue à celui que nous avions commencé par formuler comme semblant aller de soi, proposant de distinguer diverses étapes — l'étude des valeurs comme telles, puis de leurs transformations, puis l’évaluation de ces transformations —, se justifierait tout à fait dans cette hypothèse.

Cependant l'hypothèse d'une connaissance objective des valeurs ne résiste pas à l'examen. Pour s'en convaincre, il suffit d'en analyser l'idée elle-même. En effet, si les valeurs existent comme des objets que nous puissions connaître dans l'attitude objective, il faut que nous puissions les saisir sans laisser s'immiscer de jugements de valeur dans notre mode d'approche. Sinon, nous introduisons une dimension subjective que la discipline scientifique nous interdit de faire intervenir. Supposons donc que nous parvenions à connaître, selon la pure méthode objective, une valeur quelconque, par exemple la charité, et posons même que nous en ayons une connaissance vraie. Comment cette connaissance pourra-t-elle s'exprimer ? Je pourrai donner une définition de la charité, telle que le fait d'aimer les autres comme soi-même. Imaginons que cette définition soit entièrement développée pour s'imposer comme tout à fait satisfaisante. A partir de là, je pourrai examiner toute sorte d'actions pour repérer exactement celles qui sont charitables, ou pour déterminer le degré auquel elles le sont. Je pourrai même ajouter que si la charité est une valeur, ces actions reconnues comme charitables doivent avoir de la valeur. Mais justement, d'où tirerai-je la connaissance que ce que j'ai défini comme étant la charité, l'amour des autres comme de soi-même, est une valeur ? Il faut que je l'aie acquise en plus. J'ajouterai donc à ma définition que la charité, cet amour des autres équivalent à l'amour de moi-même, est une valeur, ou que cet amour est une valeur qu'on nomme charité. Maintenant, tout le monde n'est pas aussi savant que moi, puisque certains ne considèrent pas la charité comme une valeur. Je vais donc la leur apprendre en leur expliquant, objectivement bien sûr, la juste définition. Imaginons qu'ils me disent « ah, très bien, à présent nous avons compris, nous voyons bien ce qu'est la charité, et que c'est une valeur. Mais pour notre part, vous savez, elle ne nous importe pas le moins du monde, et nous continuerons à vivre sans nous en soucier. » Je ne devrais pas m'en étonner, puisque l'hypothèse de l'objectivité de la valeur doit permettre de la comprendre sans s'engager subjectivement par une évaluation quelconque. Je devrais donc conclure simplement que ma mission d'éducateur scientifique est terminée, que maintenant qu'ils connaissent objectivement la valeur, le soin de la reconnaître, de l'adopter, bref de l'évaluer, leur revient en tant que sujets, et tombe comme la sphère subjective hors de ma science. Mais le problème est que c'est absurde. Comment pourraient-ils savoir que la charité est vraiment une valeur, alors qu'ils la jugent, subjectivement, sans valeur ? En somme, ils diraient « c'est une valeur en soi, mais ce n'en est pas une pour moi », comme quelqu'un qui dirait « il est vrai que deux et deux font quatre, mais pour ma part je n'y crois pas ». Et c'est pire encore, parce que la valeur ne se définit pas autrement que par le fait qu'elle se présente comme principe de valorisation. Si donc je ne valorise pas d'une certaine façon, non seulement je ne reconnais pas la valeur correspondante, mais je ne la connais pas non plus comme valeur. Remarquons d'ailleurs qu'il ne s'agit pas ici d'un conflit de valeurs, comme si quelqu'un disait par exemple qu'il voit que la charité a une valeur, mais qu'il en accorde davantage à d'autres sentiments qui l'amènent à lui donner respectivement peu de poids. Car dans ce cas, il y aurait une certaine valorisation subjective de la charité, même si c'est à un degré plus faible que celle qu'en font ses partisans les plus enthousiastes. Le fait est que, pour connaître une valeur, il faut que je l'éprouve comme valeur et que je me rapporte donc subjectivement à elle. Par conséquent, la valeur n'est pas objective comme supposé dans l'hypothèse.

Reste donc la deuxième possibilité de défendre la science objective des valeurs, selon l'idée que les aspects subjectifs de notre vie peuvent être connus selon ses méthodes. Une telle science n'a pas du tout besoin de l'hypothèse d'une existence indépendante des valeurs ou de la possibilité de les saisir objectivement en elles-mêmes, étant donné que c'est en tant que réalité subjective qu'elle les étudie. Ce qui importe dans cette démarche, c'est la possibilité d'objectiver la vie subjective. Or le mouvement d'objectivation n'entre pas en contradiction avec lui-même de ce seul fait, puisqu'il distingue entièrement dans cette science le sujet qui la pratique de son objet, et qu'il suffit pour réaliser l'objectivation que le savant lui-même fasse abstraction de ses tendances subjectives lorsqu'il étudie ces mêmes tendances dans son objet. N'est-ce pas ainsi d'ailleurs que procède la psychologie et que tentent de le faire diverses sciences humaines ? Rien n'interdit donc dans cette démarche de reconnaître le caractère foncièrement subjectif des valeurs et de leurs transformations, pourvu qu'elles s'offrent à une enquête neutre, dépouillée de jugement de valeur. Or n'est-il pas possible de constater sobrement l'existence de valeurs, non plus dans un domaine de réalité spécial, spirituel ou moral, mais bien dans la vie concrète des hommes, en rapport avec leurs propres jugements de valeurs ? Car ces valeurs ne se soustraient plus à l'observation quand on les observe là où elles sont concrètement, dans les comportements mêmes des hommes, parfaitement accessibles à l'examen objectif, comme ceux des animaux d'ailleurs. Évidemment, ce qu'éprouve intimement le sujet de ces jugements n'est pas accessible à la même observation, pas de manière directe au moins. C'est le comportement et les témoignages qui peuvent nous en donner quelque idée. Mais le savant a-t-il besoin d'obtenir un accès direct à cette vie intérieure ? A quoi cela lui servirait-il ? S'il y pénétrait pour en avoir l'expérience, c'est alors justement qu'il se trouverait placé lui-même dans la perspective subjective, au lieu de l'objectiver en s'abstenant de participer pour sa part à la vie intérieure du sujet observé. Il se contentera donc de l'étude des comportements, objectivement saisissables, descriptibles et explicables selon leurs rapports entre eux et à leur environnement. Il se contentera de même des témoignages, sous leur face objective, pour étudier la manière dont les sujets observés décrivent et expliquent leur rapport aux valeurs à leur façon, qui ne doit pas être confondue avec celle de la science, dont elle n'est que l'objet. Le savant aura ainsi, face à lui, des comportements et des discours, entièrement objectivés et prêts à l'enquête objective. Bien entendu, étant homme lui-même, il ne pourra s'empêcher de juger moralement et de réagir en fonction de ses propres valeurs, trouvant tels actes méchants, d'autres admirables, et ainsi de suite. Mais il se maîtrisera, se soumettra à la discipline scientifique pour les faire taire et reprendre l'examen froidement, comme s'il observait le comportement des abeilles ou des fourmis, que dis-je ? des bactéries plutôt. Tels animaux cherchent la lumière, la nourriture. Cela s'observe aux mouvements qu'ils font et à la manière dont ils sont régulièrement orientés. Il n'est pas même nécessaire de supposer qu'ils éprouvent quoi que ce soit à leur occasion. — Mais les animaux crient de douleur. — Soit, mais cela s'observe aussi matériellement. — Mais les hommes parlent de leurs sentiments et de leurs valeurs. — Oui, seulement il ne s'agit pas d'éprouver comme eux ce qu'ils sentent, mais d'examiner comment ils en parlent, en quelles circonstances, dans quelles situations, en relation avec quels autres discours et comportements, éventuellement dans quelles conditions physiques observables, comme la faim, la fatigue, etc.

Et sans aucun doute, il y a tout un domaine de connaissances qui peuvent être acquises ainsi sur l'homme, sur ses comportements, en psychologie, en sociologie, en économie, voire en histoire. Toutefois quelles sont les limites d'une telle connaissance ? Les sentiments y entreront-ils par exemple ? Et pourquoi non ? Observons un couple de canards, la manière dont ils se sont rencontrés, dont ils ont vécu depuis ensemble, s'entraidant pour élever leurs petits et au-delà, se montrant fort perturbés si leur compagnon tombe malade ou meurt. Ne pourrons-nous dire qu'ils s'aiment, non parce que nous sentons ce qu'éprouvent deux canards qui s'aiment, mais parce que c'est ce comportement même que nous nommons amour ? Imaginons même que ces canards amoureux puissent parler et nous dire « nous nous aimons... ». En apprendrions-nous vraiment davantage ? Et si un homme et une femme nous affirment qu'ils s'aiment, mais se comportent en tout d'une manière opposée au comportement typique de ce sentiment parmi les hommes, ne nous fierons-nous pas davantage à leur comportement qu'à leur témoignage, pour récuser ce dernier ? Toutefois en va-t-il de même pour les valeurs ? Car pouvons-nous également les observer comme les sentiments ramenés à des dispositions qui s'expriment dans des comportements en certaines circonstances plus ou moins définies ? Il semble plus difficile de réduire les valeurs à des dispositions observables ainsi. Et il est caractéristique que nous puissions difficilement attribuer des valeurs aux animaux, qui ne parlent pas, et n'ont donc pas de discours sur les valeurs et leurs évaluations pour nous en avertir. On peut les observer longtemps sans découvrir l'analogue de ce qu'on pense découvrir chez l'homme, une perte de valeur chez des chats, une transformation de valeurs chez des chiens ou une remise en question de leurs valeurs chez des ânes. Certes, nous pouvons observer des changements de sentiments ou de désirs chez les animaux, et voir par exemple un chat cesser d'éprouver comme dans sa jeunesse le goût de chasser les souris. Mais il n'y aurait guère de sens à en déduire aussitôt l'existence de valeurs correspondantes, ce qui reviendrait à ramener les valeurs aux désirs. Or que les deux diffèrent, cela se voit bien chez les hommes qui affirment des valeurs éventuellement opposées à leurs désirs, avoués et observés. Ainsi, pour reprendre l'exemple de la charité, le fait que quelqu'un en fasse pour lui une valeur ne signifie pas qu'il éprouve simplement le désir de traiter autrui comme lui-même, et qu'inversement, il ne désire plus poursuivre son avantage au détriment de celui des autres. Au contraire, son adhésion à la valeur de la charité le mettra souvent en conflit avec ses désirs effectifs opposés à cette valeur. Je pourrai donc examiner son comportement, et en déduire qu'il n'est pas charitable éventuellement, sans que cela signifie pour autant qu'il n'ait pas adopté la valeur de la charité et qu'il ne condamne pas, de son côté, son propre comportement, parfois sévèrement, parfois avec indulgence. Il est vrai que ces évaluations de ses propres comportements pourront marquer ceux-ci, pour y produire parfois des perturbations, parfois des nuances discrètes. Et donc l'observation objective pourra noter ces mouvements. Seulement, pour les interpréter en termes de valeurs, il faut se référer aux discours, au mieux, lorsque ceux-ci sont assez distincts, ou à d'autres formes d'expression, artistiques par exemple, des valeurs. Et alors la compréhension de ce que signifie la valeur dans ces discours implique une interprétation mettant en jeu une référence à la compréhension intérieure que nous pouvons avoir des valeurs, c'est-à-dire à une compréhension subjective, qui vient cette fois affecter l'objectivité recherchée, puisqu'elle ne peut plus être objectivée à son tour sans impliquer simplement cette même référence à la compréhension subjective au point de vue supérieur auquel il a fallu se placer pour effectuer cette objectivation ; et ainsi de suite, indéfiniment.

A vrai dire, cette objection est-elle décisive ? Car, avancée contre la possibilité d'une science objective des valeurs, elle porterait en réalité aussi contre la science des sentiments, voire des phénomènes physiques. Or nous avons bien des sciences objectives dans ces domaines. Toutefois, le sont-elles vraiment ? Pour l'étude des sentiments, que nous avions admis pouvoir être objectivés dans la mesure où il est possible d'attribuer des désirs à des animaux, même extrêmement simples, à partir de l'observation de leur comportement, il est loin d'être certain que cette objectivation puisse avoir lieu sans se référer à notre propre expérience intime du désir, ainsi que des sentiments par lesquels il s'exprime. Car ces désirs, nous ne les voyons pas chez les animaux par une observation objective. S'ils en expriment, c'est encore en nous référant à notre propre expérience subjective que nous interprétons leurs mouvements comme l'expression de sentiments. Il est si peu nécessaire d'entrer dans cette perspective que des philosophes et savants tels que Descartes ont pu proposer de ne considérer scientifiquement les animaux que comme de pures machines, et les sentiments que nous leur attribuons que comme de simples projections de notre part. Ce penseur poussait ainsi à un degré extrême la critique de la finalité grâce à laquelle la science moderne s'est dégagée de ce type de projections non seulement sur les autres êtres vivants, mais également sur les choses de la nature, où l'on faisait auparavant intervenir l'orientation vers des fins, et donc des désirs, pour expliquer les mouvements des corps — la chute de la pierre, par exemple, à partir de son désir de retourner chez elle, à son lieu naturel, en bas. Or, quand nous faisons intervenir les désirs dans l'étude des êtres vivants, ne devons-nous pas nous fonder sur une telle projection de nos propres désirs, qui réintroduit une perspective subjective dans cette forme de science ? Le biologiste, l'éthologue, le psychologue, le sociologue ne peuvent guère se passer dans leur science, aussi objective qu'ils cherchent à la concevoir, de l'hypothèse de l'existence d'un désir, ou d'un effort orienté vers des fins. Et dans cette mesure, leur discipline continue à rester subjective. Plus encore, la physique elle-même ne s'émancipe jamais entièrement de l'expérience subjective de la sensation ou de la perception. Certes, après Descartes, on pourra considérer que les couleurs, les odeurs, les saveurs, les sons, les sensations tactiles ne sont que des propriétés de la sensation, et non des choses elles-mêmes. Il n'empêche que, sans les voir ou les toucher, nous n'avons aucune expérience de ces choses purement matérielles, ni par conséquent la capacité de faire intervenir l'expérience dans les sciences. Et les qualités propres de l'étendue, nous les saisissons d'abord aussi comme des propriétés de nos sensations, à partir desquelles nous les en abstrayons le mieux possible, mais jamais de façon à pouvoir les en rendre tout à fait indépendantes. On pourrait montrer qu'il en va de même pour la géométrie et l'ensemble des mathématiques. Par conséquent, il est difficile de nier la présence d'une part de subjectivité dans toutes les sciences, quel que soit l'effort accompli pour la réduire le plus possible.

Il n'empêche que les sciences de la nature peuvent être dites objectives dans la mesure où le processus d'objectivation a été mené à un degré tel que leurs objets ont acquis une indépendance suffisante pour être conçus de la même manière par tous ceux qui ont suivi la discipline leur permettant de se placer au point de vue exigé. N'en va-t-il pas de même pour la finalité ramenée au principe minimal, que chacun peut comprendre une fois réalisée l'opération d'abstraction plaçant hors de considération les particularités concrètes de sa vie sentimentale ? Et ne peut-on de même définir un degré d'objectivité suffisant pour l'étude des phénomènes culturels, en ramenant le sens esthétique et moral à son principe, le mouvement de valorisation ? Bref, une étude objective des valeurs n'est-elle pas possible et souhaitable, une fois les diverses formes du processus d'objectivation distinguées et peut-être hiérarchisées ?

En effet, si l'on tient compte du fait que l'objectivité est bien le résultat d'un processus d'objectivation, qui a diverses orientations et degrés, rien n'interdit l'existence de sciences relativement objectives d'espèces diverses. On pourra ainsi établir une hiérarchie dans l'objectivité entre les sciences de la nature, qui rejettent la finalité, la biologie, qui l'accepte (au moins en partie), mais rejette la valorisation, et les sciences humaines, qui acceptent généralement aussi cette dernière, mais sous une forme dépouillée autant que possible des valeurs spécifiques d'un individu ou d'une culture. Et l'on pourra se réjouir de l'effort vers l'objectivité, même partielle, qui s'y exerce. Mais il reste que l'objectivité demeure précisément toujours partielle, limitée à certains degrés, même celle des sciences de la nature, et qu'en outre les valeurs résistent particulièrement à l'étude objective, celle-ci impliquant toujours des valeurs, ne serait-ce que celle de l'objectivité elle-même.

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Quelles que soient les difficultés d'une étude objective des valeurs, il nous faudrait nous en accommoder s'il s'agissait de tenter d'établir les valeurs d'une société étrangère à la nôtre, dont nous ne pourrions avoir de connaissance par une expérience intime, sinon, indirectement, à travers ses œuvres artistiques et littéraires. Et les valeurs de bien des milieux dans notre propre société ne nous sont guère accessibles autrement non plus. Mais ce sont d'abord nos propres valeurs qui nous intéressent, notamment celles que nous partageons avec des milieux plus ou moins vastes de notre société. Et celles-ci, nous pouvons certainement les reconnaître également dans leurs manifestations publiques autour de nous, mais nous en avons également une expérience intime, pour autant que les valeurs se présentent dans une telle expérience. N'est-ce pas comme nos opinions, que nous pouvons observer chez les autres, autour de nous, mais que nous trouvons également dans nos propres pensées ? Et ces dernières paraîtront une source plus originaire et plus fiable pour les y observer.

Mais est-ce vrai dans tous les cas ? N'arrive-t-il pas aussi que nous découvrions nos opinions mieux exprimées par un autre que par nous-même ? Et n'arrive-t-il pas qu'alors nous estimions les connaître mieux par ce détour ? Ce genre de phénomène introduit un soupçon sur notre aptitude à reconnaître en nous nos propres pensées. Et il arrive que ce soupçon croisse au point de conduire certains à se défier tout à fait de la connaissance que le sujet peut avoir de lui-même par ce genre d'examen direct qu'on nomme l'introspection. Ne se pourrait-il pas qu'un malin génie, qu'on peut appeler inconscient si vous préférez, ne s'acharne à nous tromper en nous cachant à nous-mêmes au plus profond de nous ? Qui sait ?

A vrai dire, si notre vie intérieure — nos pensées, nos opinions, nos sentiments, nos dispositions, nos valeurs — nous était transparente, le diagnostic que nous voulons entreprendre serait, sinon inutile, du moins très largement facilité. Il suffirait de nous interroger pour établir la liste de nos valeurs, avec leur hiérarchie exacte. Et les connaissant ainsi, nous ne manquerions pas de voir clairement aussi quelles sont les tensions entre elles, les résistances à leur égard dans notre vie émotionnelle, intellectuelle, ainsi que dans notre situation en général. Non seulement nous assisterions au spectacle de leurs transformations, tout en y participant, mais nous verrions se dessiner celles qui vont survenir. Que pourrions-nous demander à un diagnostic philosophique qui ne soit pas déjà accompli dans notre parfaite lucidité à notre égard ? Que serait l’introspection pour nous, sinon une rapide attention à ce qui se passe en nous, aussi aisée que le coup d'œil que nous jetons autour de nous pour repérer le lieu où nous nous trouvons ? Que dis-je ? Elle serait plus aisée encore, et de loin, parce que la simple vue est loin de nous révéler tout ce qui nous entoure. Mais seuls ceux qui n'ont justement guère l'expérience de l'introspection imaginent qu'elle leur apporte à volonté une connaissance immédiate, à peu près parfaite. Celui qui la pratique perçoit toute son opacité, tandis que l'observation de ceux qui s'examinent et se racontent eux-mêmes confirme cette expérience et manifeste suffisamment les mirages auxquels l'introspection expose les naïfs et même les plus aguerris. C'est d'ailleurs la raison du soupçon que nous notions.

Nous avons remarqué que la connaissance objective ne pouvait être pure, mais qu'elle se fondait inévitablement sur notre expérience subjective. Dans cette mesure, il n'y a aucune raison de nous tourner vers elle comme le moyen assuré de nous tirer des obscurités de l'introspection. Si la science objective atteint une forme d'assurance plus grande, c'est grâce à une discipline qui nous permet d'aborder les choses de manière sélective et selon une méthode permettant d'isoler et d'examiner les traits plus constants des objets, envisagés comme matériels, et analysés en fonction de régularités et de lois exprimables abstraitement, en utilisant notamment le langage et les procédures des mathématiques. Il n'y a pas de raison en soi pour qu'une autre discipline ne permette pas d'utiliser l'introspection comme moyen d'une autre forme de connaissance véritable, quoique de nature différente.

S'il est vrai que notre vie intérieure est extrêmement difficile à ressaisir, et déjà à observer précisément, tant le mouvement des idées, des sentiments, des impressions y est complexe, mouvant, flottant, flou, fantomatique, ce n'est pas au point que nous n'y distinguions rien de clair et de distinct, et parfois même nous en sommes autant ou plus capables que dans la perception du monde extérieur. Car la sensation déjà en fait partie, évidemment. Et si souvent je ne sais pas très bien ce que je crois exactement, ou ce que j'éprouve, j'ai aussi des certitudes qui laissent peu de place au doute. Ainsi j'éprouve, parmi d'autres, des douleurs et des plaisirs marqués, je conçois parfaitement certaines idées, j'agis parfois pour des motifs tout à fait connus, il m'arrive d'approuver tout à fait nettement et de savoir ce que je veux. Cela ne veut pas dire que je sois capable de donner l'explication de ce que je saisis clairement ou de prévoir ce qu'il va devenir. Mais, notamment lorsque je veux, je connais d'habitude sans le moindre doute ma volonté. Il arrive que je ne veuille pas vraiment, que je ne puisse me décider, et qu'on traduise cette hésitation en disant que je ne sais pas ce que je veux. Mais il faudrait plutôt dire que je ne sais pas ce que je voudrai, parce qu'en réalité je ne veux pas encore. Et cela, je peux le savoir, et l'exprimer par exemple en disant que j'hésite. Car si vraiment je voulais, je le saurais aussi. On accuse également de ne pas savoir ce qu'il veut celui qui change de décision. Mais il sait ce qu'il veut avant de changer, et il le sait après aussi, s'il a décidé. Il ne savait peut-être pas qu'il changerait, ce qui est une autre chose. De même pour les motifs. Car il y en a de deux sortes, ceux qui font pour ainsi dire partie de la volonté elle-même, et ceux qui font plutôt partie d'une explication supplémentaire de ma décision. Ainsi, je prends la pomme pour la manger, non par distraction, mais volontairement. Si l'on me demande pourquoi j'ai pris la pomme, je puis répondre avec la plus parfaite assurance que c'est pour la manger, parce que le motif est ici comme intérieur à ma volonté, et conscient comme elle. En revanche, si l'on me demande pourquoi j'ai pris la pomme plutôt que le raisin, qui était plus accessible, que j'aime beaucoup, etc., il se peut que je pense le savoir, mais pas nécessairement, et je peux me tromper en donnant mes motifs, ce risque devenant d'autant plus grand que je m'éloigne davantage de l'acte volontaire que je cherche à expliquer. Il y a donc des nuances à faire pour dessiner les zones de clarté à l'intérieur de notre vie intérieure, qui donnent lieu à une connaissance directe, pour les distinguer des zones de clarté inférieure, accessibles à la réflexion, mais avec plus de précaution, et des zones sombres difficiles d'accès.

Où se situe la connaissance intime que nous pouvons avoir des valeurs ? Il semble qu'il faille ranger celles-ci dans la catégorie des motifs. Car c'est ainsi que nous nous référons aux valeurs, pour diriger et justifier nos actions. Seulement, au lieu de s'appliquer à une seule action, comme les motifs particuliers, elles paraissent régir des catégories entières d'actions. Ainsi, je peux expliquer que j'ai donné de l'argent à tel mendiant par le sentiment que j'ai eu qu'il en avait réellement besoin. Mais s'il faut expliquer pourquoi je donne de l'argent aux pauvres qui me semblent en avoir besoin, alors je pourrai me référer à la valeur de la charité, dont on voit qu'elle a une portée plus vaste, puisqu'elle ne justifie pas seulement tel acte singulier, mais mon comportement général dans une catégorie de situations semblables. Et le passage du motif singulier à la valeur qui pourrait y correspondre n'est pas nécessaire. Il se peut par exemple que je refuse d'expliquer mon don au mendiant par la charité, et que j'affirme au contraire que je n'aime pas d'habitude céder à leurs prières, mais que celui-ci me faisait particulièrement pitié, ou qu'il m'était juste sympathique, insistant ainsi pour ne pas placer mon motif particulier sous un autre, plus vaste. Il se pourrait d'ailleurs aussi que je justifie la même action par une autre valeur, par exemple celle de la solidarité familiale, si ce mendiant était un cousin.

Or, vu cette forme de généralité des valeurs, dans quelle catégorie de motifs faut-il les situer, celle des motifs comme internes à la volonté, ou celle des motifs externes ? A première vue, il s'agit de motifs plus éloignés, d'une part parce qu'ils ont une application plus générale, et d'autre part parce qu'il y a un saut entre les motifs immédiats particuliers et les valeurs qui interviennent également, s'il est vrai que la même action, découlant de motifs particuliers semblables, peut s'expliquer pourtant par des valeurs différentes. En effet, il semble y avoir une nouvelle opération de l'esprit pour passer des motifs impliqués dans la volonté à ceux qui l'expliquent plus généralement sous forme de valeurs. Si tel était le cas, il faudrait s'attendre à ce que les valeurs ne fassent pas l'objet d'une connaissance très assurée et que la possibilité de référer de mêmes actions à plusieurs valeurs différentes corresponde à une hésitation et à une incertitude correspondante dans la connaissance que nous pouvons avoir de celles qui nous motivent réellement. Et ce sentiment pourrait trouver une confirmation dans la méfiance que nous avons souvent face aux explications de leurs actions que les gens nous donnent en se référant à des valeurs, d'autant que cette méfiance tend à croître plus les valeurs invoquées sont plus « élevées » et donc loin des motifs les plus immédiats. Cependant cette différence de distance entre la volonté concrète et ses motifs pour ainsi dire internes, d'un côté, et de l'autre entre cette même volonté et les valeurs, est peut-être trompeuse. Car la valeur ne peut-elle pas être véritablement un motif immédiat d'action ? Le cousin auquel je fais l'aumône, sans être porté du tout à ce type d'action, sans même éprouver de pitié pour lui, et devant lequel je passerais indifférent s'il n'était pas de ma famille, n'est-ce pas seulement parce qu'il fait partie de ma famille justement et qu'il a droit à la solidarité familiale, qui se trouve être une valeur pour moi, que je m'arrête et lui donne de l'argent ? Je le ferais aussi bien pour tout autre membre de ma famille, sans doute, et c'est donc toute une classe d'actions qui relèvera de ce même motif ou de cette même valeur, mais c'est bien explicitement cette valeur qui justifie directement, consciemment ou volontairement, mon action. Rien n'interdit donc que les valeurs puissent faire partie de la classe des motifs internes à la volonté, et clairement connaissables comme tels. Quant au soupçon que nous avons face aux justifications qui se réfèrent à des valeurs « élevées », il se pourrait que ce soit la prétendue noblesse des motifs, plutôt que le fait qu'ils sont des valeurs, qui nous rende méfiants. Celui qui fait du sport pour sa santé, même si celle-ci est également une valeur de grande envergure, personne ne le soupçonne en général de chercher à cacher ses vrais motifs en l'invoquant, parce que cette valeur n'est justement pas considérée comme donnant une dignité exceptionnelle à ceux qui la partagent et, par là, une satisfaction possible à leur vanité par exemple. D'autre part, ces valeurs auxquelles nous nous référons dans la vie sociale ne sont pas des motifs cachés dans les entrailles de sentiments obscurs, mais des motifs largement reconnus, que nous avons l’habitude de considérer, de faire intervenir dans nos délibérations, de telle sorte qu'ils sont généralement explicites et tout à fait conscients.

En principe, les valeurs devraient donc être l'objet d'une connaissance directe et assurée de la part de ceux qui agissent en fonction d'elles et qui les revendiquent pour conduire et justifier leurs façons d'agir, aussi bien auprès des autres que pour eux-mêmes. Mais comment se fait-il que, en pratique, les hommes puissent ne pas les connaître ou se tromper à leur sujet ? Car ne voit-on pas par exemple, si l'on en croit Nietzsche, derrière l'affirmation de la valeur de l'amour sous le nom de charité, l'adhésion à la valeur tout opposée du ressentiment ? Et la critique des idéologies ne repose-t-elle pas sur la découverte dans un groupe social de valeurs effectives opposées à celles qui sont affichées et affirmées ? Ainsi, bien souvent, les valeurs proclamées sur les étendards ne sont-elles pas les vraies. S'il s'agissait de simples mensonges, de tromperies conscientes, comme cela arrive aussi, ces ruses ne contrediraient pas le phénomène de la connaissance principielle des valeurs par leurs adeptes, au contraire même, puisque la volonté de les cacher ou de les déguiser supposerait cette connaissance. Mais souvent les défenseurs de telles valeurs feintes sont persuadés d'y adhérer réellement. Or comment peut-on établir ce décalage entre les valeurs authentiques de quelqu'un et celles qu'il affiche et qu'il lui arrive de prendre par illusion pour véritablement siennes ? La première méthode qui vient à l'esprit est de comparer les valeurs prétendues aux actions de ceux qui s'en réclament. Et combien n'a-t-on pas remarqué, par exemple, que les chrétiens, adeptes de la charité, se montraient aussi cruels et haineux que ceux qui ne s'en réclament pas ? Mais cette opposition entre les actes et les valeurs est-elle la preuve de l'inauthenticité de ces dernières ? Il semble que non, car il est même plutôt rare qu'un homme soit capable de vivre en parfait accord avec ses propres valeurs. Est-ce que par exemple, le fait de s'allumer une cigarette prouve que tel fumeur ne croit pas à la valeur de la santé à laquelle il prétend ? Sûrement pas. Sans compter qu'il n'est peut-être pas persuadé que la fumée lui nuise, ou lui nuise de manière significative, il peut, en en étant au contraire convaincu, s'excuser de plusieurs façons. Il peut se référer à la faiblesse de son caractère, dire qu'il voudrait bien arrêter de fumer, mais que la tentation est toujours plus forte. Ou il peut expliquer qu'il fait un compromis entre la valeur de la santé et d'autres valeurs, comme celle qu'il attribue aux plaisirs des sens, ou au conformisme social dans une société où cette pratique est coutumière. On voit donc que l'opposition entre le comportement et les valeurs affichées n'est pas un signe suffisant de l'intervention de valeurs inconscientes, puisqu'on peut fort bien agir sciemment en contradiction avec certaines de ses valeurs. En revanche, si l'opposition n'est plus uniquement entre une valeur affirmée par le sujet et ses actions, mais également entre cette valeur et ses propres discours à propos de ses valeurs, il deviendra plus difficile de ne pas y voir un signe très plausible d'ignorance ou de confusion à leur sujet. Si par exemple quelqu'un se justifie de sa cruauté en expliquant qu'il reconnaît la charité comme sa plus haute valeur, mais qu'il y a des exceptions, et qu'à la guerre la cruauté est inévitable, voire indispensable, n'est-il pas évident, non pas que la charité ne soit pas pour lui une valeur, mais qu'elle ne soit pas du moins la plus haute ? Car si l'on pose par hypothèse qu'il connaît ses valeurs et qu'il parle ici sincèrement, comme c'est possible, alors il s'ensuit qu'il ignore que la charité et la cruauté s'excluent, et que par conséquent il ne comprend pas ses propres valeurs ni ne peut vraiment les connaître (tout ceci, bien sûr, si l'on s'est assuré de comprendre son langage comme il l'entendait).

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La possibilité de se tromper sur les motifs immédiats de ses actions volontaires paraît si étrange qu'elle porte à chercher des explications conservant leur connaissance de principe. Il s'agira alors de faire intervenir un événement secondaire qui vient brouiller la connaissance originaire, sans vraiment l'abolir, mais en la recouvrant en quelque sorte. On peut recourir dans ce but à l'idée de l'intervention morale d'une sorte de mauvaise foi. Dans ce cas, à partir d'une connaissance première de ses propres valeurs, le sujet s'ingénie lui-même à la troubler et à se tromper pour concilier des valeurs qu'il sait contradictoires, pour agir selon des motifs qu'il sait au fond incompatibles avec ses propres valeurs, mais qui lui conviennent davantage dans certaines situations. Il trouvera alors des moyens de mettre en veilleuse sa véritable conscience, de l'ensevelir sous un tissu de sophismes qu'il se gardera d'examiner trop rigoureusement, pour se permettre d'agir en bonne conscience de la façon qui lui semblera le plus commode. Évidemment, cette bonne conscience s'appuiera en réalité sur la mauvaise foi, toujours minée par la vraie conscience sous-jacente, par la possibilité d'une bonne foi qui y reconduirait en détruisant l'écheveau des justifications trompeuses.

Dans l'hypothèse de la mauvaise foi, c'est le sujet lui-même qui entreprend et prend la responsabilité (non assumée pourtant) de se tromper. On peut recourir à une autre hypothèse, plaçant cette initiative et responsabilité de la tromperie hors du sujet. Dans ce cas, la conscience de ce dernier sera comme captée et manipulée par des forces qui lui échappent et demeurent pour lui inconscientes. On pourra dire que dans ce processus qui soumet sa propre conscience à une autre puissance il y a une forme d'aliénation. L'aliéné est donc ici victime d'un aliénant étranger à sa propre conscience. Si l'on conçoit le sujet psychologique comme un être complexe, formé de plusieurs entités, dont l'une seule, partielle, constitue le sujet conscient, responsable, voulant sciemment, alors l'aliénant pourra se trouver parmi les autres instances de l'appareil psychologique que, pour simplifier, nous pourrons nommer, en tant qu'elles échappent à la conscience, l'inconscient. Alors, pour des raisons qui ne nous intéressent pas ici, l'aliéné aura subi une manipulation de sa propre conscience, de telle façon qu'en de nombreuses circonstances il ne voudra plus ce qu'il croira vouloir et poursuivra des fins différentes de celles qu'il pensera se fixer. Son rapport à ses propres valeurs sera donc brouillé, et l'aliéné sera d'autant moins capable de percer la tromperie qu'elle ne vient pas de lui, de sa conscience maintenant faussée, mais de l'inconscient aliénant qu'il ne peut connaître que par les traces ambiguës laissées en lui par son action. Alors que l'homme de mauvaise foi avait la possibilité de revenir à la bonne foi, l'aliéné ne peut guère par lui-même se défaire des illusions dont il est la victime. Cette aliénation, on peut l'imaginer aussi autrement, en faisant de l'aliénant, en première instance au moins, un être extérieur à l'individu aliéné. L'aliénation sera le fait d'autres individus ou d'une société, qui agiront, consciemment ou non (car ils peuvent être déjà aliénés également), par une opération directe ou par la structuration d'un milieu et de conditions de vie qui produisent l'aliénation. Plus celle-ci est grande, moins les aliénés sont capables de percevoir leurs propres motifs, et plus ils agissent en fonction de valeurs étrangères. Ces deux formes d'aliénation, qu'on peut nommer, l'une aliénation psychique, l'autre aliénation sociale, sont parentes entre elles, et elles s'impliquent réciproquement dans une certaine mesure. Car le milieu social joue généralement un rôle dans l'organisation ou le dérangement des forces psychiques qui engendrent la première forme d'aliénation, et d'autre part l'aliénation sociale ne pourrait guère avoir lieu si elle ne trouvait un milieu psychique manipulable caché dans l'inconscient des individus. Dans les deux cas, l'aliénation est plus ou moins grande selon le degré d'éloignement auquel elle porte l'aliéné par rapport à sa conscience normale, authentique ou originaire. Elle représente une forme de déviation, de déformation, de perversion, de dégradation, d'altération, de maladie, dont les premières atteintes semblent plutôt bénignes, et dont les formes les plus graves peuvent être fatales. Elle réclame une sorte de thérapie exigeant une aide extérieure, puisque, comme nous l'avons vu, c'est la capacité de se reconnaître et d'agir de manière pertinente qui est atteinte. Comme toutes les maladies, elle se mesure par la déviation produite par rapport à une norme, une forme de santé qui est ici la conscience authentique de soi-même et de ses véritables valeurs. Et comme les maladies habituellement, elle apparaît comme un processus de dégradation à partir d'une santé, ou du moins d'une meilleure santé, antérieure. Et même si la pure norme, la pure santé, n'existe peut-être jamais — parce que la vie entraîne toujours au moins de petites déviations par rapport à elle, parce que, même dans sa meilleure santé, notre nature est fragile dès l'origine, sujette au dérangement —, cette santé est comme inscrite dans la nature humaine, tandis que la maladie, qui n'en est pas exclue en fait, la dénature néanmoins.

Le schéma de ces explications de notre ignorance de nos motifs et valeurs, ou de nos illusions à leur égard, est celui d'une dégradation, plus ou moins volontaire ou non, à partir d'une situation originaire normale de conscience ou de connaissance morale, qui se perd par notre faute ou sans faute de notre part. La cure peut prendre des formes multiples, un sursaut moral, une modification de notre milieu de vie, une interprétation patiente des signes d'aliénation, en nous ou dans l'organisation sociale, pour tirer au jour les fils cachés qui s'y rattachent et pour les dénouer, mais elle consiste toujours en une espèce de dévoilement d'une nature originaire, authentique, qui avait été recouverte et cachée à nos yeux. La guérison est une forme de retour et de retrouvailles. En somme, pour retrouver ses valeurs, il faut revenir à la maison. On a toujours eu tort de vouloir partir, et c'est un malheur que d'avoir dû le faire. On voit bien que, dans cette perspective, la transformation des valeurs n'est jamais véritable, mais illusoire, et qu'elle est toujours mauvaise. La seule bonne transformation est celle que produit le mouvement thérapeutique, en dissolvant les valeurs illusoires pour faire apparaître les seules authentiques. Il peut y avoir dans cette conception beaucoup d'histoires à raconter, mais leur schéma est toujours le même, celui d'un départ qui est également une perte, une plongée dans l'obscurité, suivi d'un mouvement de retour vers la lumière de la vraie patrie. Ce sont des variations sur le thème du fils prodigue et une apologie de la nostalgie.

Seulement cette nature morale de l'homme qui subsisterait sous toutes les déformations que les malheurs de la vie, la civilisation, le progrès lui auraient imposées n'est qu'une fiction. Ceux qui croient saisir la norme originelle n'y retrouvent que les opinions particulières de leur société ou de leur religion, et il y a autant de différentes conceptions de l'homme normal que d'idéaux construits au cours de l'histoire par les diverses cultures, grandes et petites, voire par les individus. Bien entendu, placé face à cette diversité, le partisan de la nature morale universelle de l'homme prétendra n'y voir que, précisément, les mille déformations possibles de celle-ci que l'histoire a produites. Mais lorsqu'il veut décrire cette nature, il doit le faire en sélectionnant à son tour arbitrairement l'une quelconque de ces figures historiques idéales. Et si, la prenant pour norme absolue, il s'efforce de faire dériver les autres comme des déviations de son modèle, il le fait sans plus de raison que ceux qui, partant d'un autre modèle, expliquent le sien de la même façon comme des dégradations du leur. Évidemment, il est toujours possible de prétendre que, si les autres se réfèrent à un autre modèle, c'est parce qu'ils n'ont pas la connaissance du vrai, à cause justement de l'altération même de leur conscience liée à leur éloignement de celui-ci. Et l'argument s'inverse à volonté et sert de nouveau aussi bien à tous.

Pourquoi donc s'acharner à soutenir une hypothèse présentant d'aussi grandes difficultés ? Elle devait servir à expliquer un phénomène paradoxal, le fait que nous puissions agir volontairement, consciemment, sans connaître pourtant les valeurs qui nous motivent. Pour résoudre la contradiction interne à l'idée d'une action volontaire ignorante de ses motifs, l'hypothèse d'une altération de la situation normale de l'action volontaire consciente se propose assez naturellement à l'imagination, prête à interpréter la contradiction comme une sorte de maladie. Mais c'est cacher le problème dans la solution. Car l'idée même de maladie ne comporte-t-elle pas cette même contradiction sous une autre forme ? En effet, le malade n'est plus sain, la santé excluant la maladie. La maladie ne touche donc que le malade. Or il est de la nature d'un malade, comme tel, d'être malade. Et donc la maladie lui est essentielle. Mais la maladie n'a de sens que comme une affection de la santé, et comme cette dégradation de la santé. Il faut donc que ce soit l'être sain qui soit affecté par la maladie. Il y a donc une santé originelle qui reste impliquée dans la maladie, et le malade est à la fois sain et malade. La santé dans notre cas est la conscience de l'action volontaire, et la maladie l'ignorance qui l'affecte et l'abolit. Notre contradiction de départ est rétablie. Nous n'avons donc rien gagné par le recours à ces sophismes, qui ne peuvent agir que dans l'obscurité.

Au demeurant, cette idée d'une nature humaine, qui devrait contenir en soi toutes les vraies valeurs, éternellement, et permettre de ne considérer toute l'histoire de ces dernières que comme l'aventure des errances liées à leur perte et à leur redécouverte, n'est elle-même qu'une valeur supposée comprendre en elle toutes les autres qu'elle résume. Il n'est donc pas étonnant que cette valeur varie à son tour dans l'histoire, et qu'elle puisse éventuellement être considérée sous telle de ses formes historiques comme une corruption de la vraie par ceux qui la conçoivent autrement. Loin donc d'assurer la vraie connaissance des valeurs dans le dévoilement de leur lieu originaire, avec la connaissance originaire de soi qu'il comporte, cette hypothèse, une fois réfléchie, appliquée à elle-même, entraîne dans une dérive infinie, où la supposée connaissance de principe reste en fait, dans notre réalité historique concrète, impossible à soustraire au soupçon qu'elle fait porter sur toutes les manifestations historiques des valeurs. Et en voulant faire de l'ignorance dans ce domaine un phénomène secondaire en soi, elle en rend en réalité le dépassement impossible.

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Cherchons donc ailleurs les raisons pour lesquelles, au lieu de savoir toujours quelles sont nos valeurs, nous pouvons nous tromper à leur sujet, de sorte qu'il faille une enquête pour les saisir.

Commençons par revenir à notre conception des valeurs pour tenter de la préciser, car, jusqu'ici, nous nous sommes contentés d'une représentation un peu vague, celle de motifs qui, au lieu d'être particuliers par rapport aux actions qui en découlent ou se justifient en référence à eux, ont une portée plus large, s'étendant à toute une catégorie d'actions. Cette conception relativement vague avait l'avantage de permettre d'exposer dans ses termes des façons de voir assez courantes, sans leur imposer aussitôt des restrictions venues d'une définition plus précise, éliminant dès l'abord certaines hypothèses incompatibles avec cette dernière. Maintenant qu'il ne s'agit plus de parcourir le terrain des opinions possibles pour voir ce que nous pourrions en tirer, mais de trouver le moyen d'avancer après avoir constaté l'échec des hypothèses généralement disponibles, une plus grande précision n'aura plus cet inconvénient.

Plutôt que d'entreprendre ici le cheminement permettant d'aboutir à cette définition en la justifiant, je prendrai un raccourci, en renvoyant simplement à l'introduction du précédent séminaire, où ce parcours est proposé (voir la position du problème de la transformation des valeurs dans la perspective de l'action de la philosophie), et je me contenterai de retenir la définition à laquelle il avait abouti et qui s'était confirmée dans les discussions du séminaire. Nous pouvons la formuler de la manière suivante.

La valeur comme principe d'évaluation est, dans un même sujet, un désir désiré, ou un désir perçu comme l'objet d'un autre désir.

Cette valeur est comprise comme principe d'évaluation ou comme valeur d'une source d'évaluation, et se distingue donc de la valeur des choses en tant que celle-ci résulte seulement d'une évaluation. En effet, la valeur qu'ont les choses leur vient du fait qu'elles sont désirées (positivement ou négativement, selon qu'elles sont l'objet d'un appétit ou d'une aversion, que le désir porte vers elles ou en éloigne). C'est donc le désir qui attribue la valeur aux choses, ou qui les évalue, et inversement la valeur d'une chose n'est rien d'autre que le fait pour elle d'être l'objet d'un désir (c'est-à-dire de tel type de désir ou de tel désir précis). Or le désir peut devenir lui-même l'objet du désir, et recevoir de ce fait à son tour une valeur. Cette valeur de second degré, venant d'un désir de désir, représente ce que nous nommons valeurs, absolument, entendant par là non plus la valeur de telle ou telle chose, mais les valeurs comme telles, au sens moral ou esthétique, qui nous intéressent ici. Le désir valorisé ou désiré est en effet à son tour un principe de valorisation, qui sert à valoriser les choses, et qui, étant valorisé lui-même, apparaît comme valeur, non plus en tant que chose simplement, mais en tant que principe de valorisation. En somme, tandis que la valeur des choses est juste la valeur de l'évalué, la valeur au sens qui nous intéresse est la valeur de l'évaluateur. Ainsi, lorsque je désire spontanément manger la pomme, elle devient par là bonne, et si j'approuve ce désir (si je le désire donc), celui-ci devient à son tour bon, et une valeur. On pourrait dire que la chose a une valeur, et que le désir en est une, à condition de ne voir là qu'un artifice de langage qu'il ne faut pas interpréter autrement que comme un moyen arbitraire de désigner la différence des deux formes de valeurs.

L'exemple de l'envie de la pomme n'est toutefois pas très parlant, parce que ce n'est pas d'habitude à ce genre de désirs relativement simples que nous attribuons le nom de valeurs. Ce sont des ensembles plus complexes de désirs qui interviennent, correspondant à des activités complexes. Ainsi, la charité est un désir non pas d'aimer telle personne, mais d'aimer toute personne. Aimer est bien une forme de désir déjà fort complexe, désir de s'allier à quelqu'un, de lui faire du bien, de le comprendre, etc. Aimer chacun, c'est-à-dire des personnes aux qualités très diverses, correspond à un désir plus complexe encore. Le désir d'aimer qu'est la charité est donc loin de se limiter à désirer un désir ponctuel, simple. Il sera satisfait si je parviens à aimer d'une façon très multiple, ce qui implique un désir comportant en soi quantité d'autres désirs. Et c'est d'habitude de tels désirs désirés ou valorisés très complexes que nous considérons comme des valeurs. Il n'empêche que, précisément, leur différence avec des désirs désirés plus simples n'est que de degré dans la composition ou la complication. En somme, il y a des valeurs d'ampleur différente, de petites et de grandes valeurs, même si ce sont ces dernières que nous signifions en priorité lorsque nous parlons avec emphase de nos valeurs.

L'intervention de ce désir de désir dans la constitution des valeurs explique pourquoi celles-ci ne sont guère observables objectivement, sans se référer soit à leur expérience personnelle, soit au témoignage direct à leur sujet de la part de ceux qui les partagent. Il est possible en effet de remonter avec une assez grande vraisemblance de l'observation d'un comportement aux désirs qui en définissent les motifs, dans la mesure où les visées des diverses actions peuvent être devinées, même chez les animaux, comme nous l'avons déjà noté. Et lorsque de tels désirs sont relativement constants, ils produisent également des valorisations relativement constantes de leurs objets ou fins. Les besoins sont généralement de cet ordre, et l'on ne se trompe guère en jugeant que la faim pousse les animaux à chercher leur nourriture. Il en va de même pour bien d'autres désirs, dont certains correspondent à des traditions plutôt qu'aux nécessités habituelles de notre nature spécifique. Ainsi l'habitude de cracher par terre ou dans des crachoirs correspond certainement à un besoin ou désir de se libérer ainsi la gorge. Mais dira-t-on que cette coutume signifiait également une valeur accordée au fait de cracher, qui aurait disparu avec ces mœurs ? Comment en décider par la simple observation ? En revanche, en interrogeant les cracheurs, on pourra obtenir des renseignements à ce sujet, certains répondant peut-être qu'ils se contentent de faire comme tout le monde, sans y accorder personnellement aucune importance, d'autres trouvant important, pour leur santé par exemple, de se livrer à cette pratique, d'autres encore y voyant un signe de liberté, et ainsi de suite. La seule coutume peut être suivie sans qu'on y accorde de valeur, ou en la référant à des valeurs diverses, comme celle de la coutume la plus générale, consistant à se conformer aux mœurs de son milieu, ou d'autres telles que la santé ou la liberté, ou enfin en lui attribuant une valeur en elle-même. Pour devenir une valeur, il faut donc que la pratique considérée soit rapportée à autre chose, qu'elle soit justement valorisée, ou approuvée, bref désirée. C'est donc la connaissance de l'existence d'un tel désir portant sur elle qui nous permet de la reconnaître comme impliquant une valeur, et non comme se réduisant à une simple habitude, liée certes à la persistance d'un certain type de désirs non pour autant désirés à leur tour.

Bien que les valeurs échappent à l'observation directe, sans recours au témoignage de ceux qui les partagent, elles ne sont pourtant pas tout à fait inaccessibles à l'observation. Elles ont également leurs phénomènes caractéristiques, comme les conflits de désirs ou la satisfaction et l'insatisfaction venant de leur accomplissement et de leur échec. Celui qui réalise ses valeurs, et dont les désirs correspondent donc au désir qu'il en a, éprouve une sorte particulière de contentement, analogue à la satisfaction du désir simple. Lorsque je peux me saisir de la pomme et la manger, je suis pour ainsi dire content du monde, au moins en ce qui concerne cet aspect particulier. Les choses me semblent aller comme elles doivent, c'est-à-dire comme je le désire, et je me sens sur ce point en accord avec elles. De même, lorsque je parviens à correspondre à mes valeurs, à éprouver les désirs que je désire avoir, je me sens en accord avec moi-même, et je ressens dans cette mesure ce qu'on appelle le contentement de soi, que certains nommeront également le sentiment d'être en paix avec sa conscience ou la satisfaction morale. Et vu que ce contentement a comme l'autre ses modes d'expression, ces derniers peuvent être constatés d'une façon similaire. Quant aux conflits dans lesquels entrent ces désirs créateurs de valeurs, ils sont de deux sortes, selon qu'il s'agit entre eux de conflits mutuels, ou de conflits entre eux et les désirs désirés (ou non désirés). Dans le premier cas ils donnent lieu à la perplexité, à des débats intérieurs et produisent cette inquiétude ou anxiété que nous reconnaissons comme caractéristiques des conflits intimes les plus proprement moraux, remettant en jeu notre conception de la vie et de nous-mêmes. Dans le second cas, ils naissent du désaccord entre ce que nous désirerions désirer et ce que nous désirons en fait, entre l'ordre moral que nous voudrions réaliser et l'ordre réel de nos désirs. Ce désaccord donne lieu au sentiment inverse du contentement de soi, au malaise profond, à la déception, voire à la honte, de ne pas correspondre à ce que nous voudrions être, à l'effort intime pour vaincre nos désirs récalcitrants dans lequel la morale classique veut voir la lutte entre la raison et les passions. Et là aussi, nous savons repérer les traits caractéristiques de ce genre de conflit intérieur, quoiqu'il soit généralement très difficile de savoir quels sont les désirs plus précis en jeu.

Ce genre de débats à propos des valeurs incite à se demander s'il n'y interviendrait pas des désirs de degré supérieur encore. Et effectivement, non seulement nous pouvons approuver nos désirs immédiats, mais nous pouvons aussi nous interroger sur nos valeurs, les approuver ou les condamner. Or, pour cela, il faut évaluer les désirs qui les constituent, et faire donc de ceux-ci l'objet de désirs. Si nous nommons les désirs simples, désirs de premier ordre, les désirs de ces désirs, désirs de second ordre, il conviendra de nommer ces nouveaux désirs, désirs de troisième ordre ; et de même, les désirs évaluant ces derniers, désirs de quatrième ordre, et ainsi de suite. La question se pose alors de savoir jusqu'où l'on peut remonter dans ces ordres de désirs. Il faut avouer que nous nous perdons assez vite dans leur distinction, d'autant que tous les désirs d'ordre supérieur, à partir du deuxième déjà, sont bien plus difficiles à saisir comme tels, tant ils sont généralement étroitement liés aux désirs qu'ils ont pour objets. Il n'empêche que s'il y a un sens à nous interroger sur la valeur de nos valeurs, comme nous le faisons, il faut bien que nous soyons capables de distinguer encore le troisième ordre de désirs qu'implique cette réflexion. Et cette distinction est même essentielle pour notre problème, dans la mesure où le diagnostic philosophique implique une évaluation, qui porte ici sur les valeurs et leurs transformations. Nous verrons également que la notion de ces transformations elles-mêmes suppose ce point de vue des désirs de troisième ordre.

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Une fois la valeur comprise comme un désir, ou une structure de désirs, elle n'apparaît plus comme une entité mystérieuse susceptible d'exister hors des individus concrets, dans quelque monde imaginaire purement social ou dans quelque fantastique réalité spirituelle transcendant l'humanité. Nous savons que les valeurs font partie de nous et qu'elles ont en nous leur existence concrète. Pour les découvrir, il ne s'agit donc pas de chercher à sortir de nous-mêmes, mais d'explorer le monde qui constitue notre réalité intime. D'ailleurs, cela ne veut pas dire qu'une telle enquête soit plus facile que s'il s'agissait de saisir les valeurs hors de nous. Car nous n'avons pas davantage la connaissance immédiate de ce qui nous constitue que de ce qui constitue le monde qui nous environne. Nous avons vu au contraire que souvent nos propres valeurs échappent à notre conscience claire, et que nous nous trompons souvent à leur sujet. Il faut donc avouer que nous pouvons nous tromper sur nos propres désirs. Et un peu de réflexion nous montre que c'est souvent le cas, sans qu'il soit nécessaire pour autant de supposer l'existence d'une sorte de monde sous-jacent à notre vie consciente, doué de son autonomie, et que nous pourrions nommer l'inconscient, en en faisant une sorte d'esprit ou de dieu. Si nous examinons la façon dont nous vivons nos désirs, l'opposition nette entre ce qui est conscient et ce qui ne l'est pas s'estompe en faveur de différences de degré entre des désirs que nous vivons plus ou moins obscurément, avec une conscience vague, indistincte, parfois plus claire, sentant bien davantage que nous ne connaissons explicitement.

Si nous ne connaissons pas nos propres désirs du seul fait que nous les avons, y a-t-il un avantage pour la reconnaissance de nos valeurs à les comprendre comme se ramenant à une forme de désirs ? De toute manière, nous avons besoin d'une méthode pour les aborder indirectement. On peut se tourner en priorité vers ce monde des désirs eux-mêmes pour les observer là où ils se trouvent, dans l'expérience intime que nous en avons, et tenter d'élaborer des méthodes pour les rendre plus visibles. On peut également chercher les signes par lesquels ils s'expriment matériellement, dans notre milieu, afin de les repérer ainsi et de les ressaisir à partir de leurs effets ou traces. Les deux orientations ne sont pas exclusives, elles se complètent au contraire, une fois admis que le critère ultime de l'existence d'une valeur se trouve dans celle du désir de désir qui la constitue, c'est-à-dire dans la présence même de cette valeur saisie en elle-même.

Mais revenons au paradoxe de notre ignorance de nos propres valeurs ou d'une partie d'entre elles. Ce qu'il y a d'étonnant dans une telle ignorance, ce n'est pas que nous ne sachions pas quelles sont les causes de tous nos mouvements. Car nous sommes des êtres naturels et il n'y a pas de raison pour que notre nature nous soit plus transparente que celle de tout ce qui nous entoure et dont nous participons et dépendons. Mais les mouvements qui nous intéressent à présent, ce sont nos propres actions, dont les causes, au moins immédiates, sont nos motifs. Or ces motifs sont, en d'autres termes, les raisons pour lesquelles nous agissons et grâce auxquelles les mouvements qui en découlent sont précisément nos actions. C'est-à-dire que ces actions sont telles parce que nous pouvons les revendiquer, et que nous en sommes donc conscients, au moins suffisamment pour les vouloir, sinon pour les justifier de manière convaincante. Or c'est justement là que réside la distinction entre la partie consciente et la partie inconsciente de ces actions dont nous ignorons les motifs, quoique nous ne puissions pas ne pas les connaître du tout. Lorsque nous agissons, nous avons nécessairement des motifs pour le faire, sans quoi nous ne pourrions pas être considérés comme agissant. Ces motifs sont impliqués dans notre volonté, et nous ne pouvons vouloir sans savoir que nous voulons, car ce mouvement conscient, auquel nous adhérons et que nous considérons comme nôtre, c'est ce que nous nommons justement une action ou un mouvement volontaire, la volonté signifiant précisément cette implication consciente dans notre acte, qui le distingue d'un mouvement involontaire. Et pourtant, il arrive souvent que cette conscience se réduise à un sentiment obscur que nous ne pouvons pas justifier. Nous en sommes alors réduits à dire « je le veux parce que je le veux », sans pouvoir donner d'autres raisons. Autrement dit, je sais bien que je le veux, et j'assume mes motifs, quoiqu'ils restent obscurs. Et en cette obscurité réside mon ignorance, dont on voit qu'elle ne signifie pas une ignorance totale, mais l'incapacité d'amener mes motifs à la lumière d'une justification explicite. Ces motifs restent de purs sentiments, ils sont sentis globalement, et conscients à ce titre, quoique non analysés en éléments susceptibles d'être articulés en un discours, comme l'exigerait leur justification raisonnable. Ils peuvent emporter un degré de conviction même très élevé, en dépit du fait que celui-ci ne peut pas s'expliquer. L'ignorance de nos motifs ne concerne donc que ce mode de connaissance explicite qui permet entre autres la justification discursive. En revanche, si nous considérons la connaissance pratique, celle qui est impliquée dans la volonté et l'action, elle est toujours présente justement dans le sentiment, clair ou obscur, qui nous identifie à notre action. Or ce sentiment, c'est notre désir, et si ce désir correspond à une valeur, nous la connaissons toujours au moins dans ce sens pratique.

Dans ces conditions, il est faux, à strictement parler, que nous puissions ignorer simplement nos valeurs. Et pourtant, le sentiment que nous en avons pouvant demeurer obscur, il est fréquent que nous n'en ayons qu'une connaissance confuse, incapable de donner lieu ni à une justification articulée, ni à une réflexion explicite. L'absence de cette dernière n'empêche d'ailleurs pas non plus la réflexion du désir, qui a lieu dès qu'une valeur se constitue puisque celle-ci implique l'apparition d'un désir de désir. Et loin que la réflexion morale sur les valeurs ne trouve son principe dans quelque sphère rationnelle séparée de ces sentiments, elle a son origine et son lieu dans cette réflexion du désir, dont elle n'est que la poursuite et la clarification. En soi, une valeur n'en demeure pas moins une valeur pour être sourde, pour n'être perçue que dans un sentiment obscur. La connaissance qui nous semble alors manquer, c'est celle qui nous permettrait d'amener une telle valeur à la relative clarté des concepts distincts et du discours. Or c'est le genre de connaissance que nous désirons en avoir dans notre projet de les reconnaître, de les distinguer, d'en sonder les possibilités et les tendances, de pouvoir en discuter et en juger. Pour y parvenir, il nous faut trouver les moyens de produire sur nos valeurs effectives un discours, et donc de les soumettre à la désignation et à la description.

Il serait donc erroné de croire que, là où les valeurs ne donnent pas lieu à un discours, elles n'existent pas, ou qu'elles pourraient n'avoir alors qu'une existence inconsciente. On ne peut même pas en conclure qu'elles doivent être alors purement individuelles parce que leur manifestation se réduit à ce que le sujet en sent. Cela reviendrait à supposer que tout sentiment réfractaire au discours n'a pas de réalité sociale, ce qui est loin d'être le cas. Les sentiments s'expriment et se transmettent en effet bien autrement que par la langue ; ils se communiquent par les gestes, les attitudes, les comportements, les expressions du visage et du corps, la manière de se mouvoir, le ton de la voix, la musique, la danse et les autres arts. Et les valeurs peuvent donc se partager par les mêmes voies, sans avoir besoin de devenir l'objet du discours. C'est pourquoi il est très insuffisant, et souvent trompeur, de vouloir s'informer des valeurs d'un groupe ou d'une personne par des enquêtes sur ce qu'ils ont à dire à ce sujet. Et cette limitation vaut même lorsque nous nous interrogeons nous-mêmes sur nos propres valeurs, puisque ce procédé exclut toutes celles que nous sentons sans pouvoir les exprimer par la parole.

A l'inverse, le discours sur les valeurs n'est qu'un indice à leur sujet qui ne prouve rien quant à leur nature, leur intensité, voire leur existence chez ceux qui en parlent. Il est possible de mentir sur ses valeurs comme sur ses intentions et sur toutes choses. Il est également possible de se tromper en ce qui les concerne, non parce qu'on ne les connaîtrait d'aucune façon, mais parce qu'il ne suffit pas de les sentir pour pouvoir régler le discours tenu à leur propos. Ainsi, ce que beaucoup de ceux qui professent leur attachement à la liberté entendent par ce terme est si vague qu'ils peuvent l'utiliser pour désigner des valeurs contraires entre elles, de sorte que les uns entendront par exemple lui faire signifier le droit d'exploiter leurs semblables, tandis que d'autres le comprendront comme signifiant le droit de n'être pas exploités. Pour savoir quelle valeur se cache derrière le discours, il faut donc remonter au sentiment qui s'y exprime, et qui peut différer beaucoup entre tous ceux qui utilisent les mêmes termes.

Vu que le diagnostic de nos valeurs et de leurs transformations exige l'intervention d'un discours sur ces valeurs, les deux méthodes que nous avons distinguées — celle qui cherche à connaître les valeurs directement en elles-mêmes, donc dans le sentiment qui les constitue, et celle qui tente de les aborder par les signes et traces qu'elles produisent ou laissent dans notre environnement — paraissent confrontées à des difficultés inverses pour engendrer un vrai discours sur les valeurs. Dans la première, il s'agit de découvrir le langage capable de signifier des sentiments souvent muets, tandis que dans la seconde, il faut retrouver sous les discours les sentiments réels qui s'y expriment et s'y cachent aussi bien. Surtout, dans les deux cas, vu l'ignorance théorique dans laquelle se trouvent souvent les hommes par rapport à leurs véritables valeurs, les distinctions et classements plus ou moins établis dans les discours habituels ne peuvent nous offrir que des indications sujettes à caution et très imparfaites, représentant davantage les opinions plus ou moins arbitraires de notre société sur ses propres valeurs que leur description authentique. Et la méthode pour parvenir à ressaisir le plus clairement possible la vie des désirs réellement constitutifs de nos valeurs reste à découvrir.

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Comme telle, la vie des désirs peut se passer du discours et se déployer entièrement au niveau des sentiments relativement inarticulés, puisque les désirs peuvent se suffire à eux-mêmes et effectuer la réflexion dont naissent les valeurs sans recours à la langue et à la logique discursive. Dans cette mesure la réflexion rationnelle vient se greffer sur ces sentiments qui lui préexistent et qu'elle ne produit pas. On peut se demander quelle est donc son utilité. Les premières réponses qui viennent à l'esprit se tirent de l'usage que nous attribuons d'habitude à la langue et au discours. Ne servent-ils pas à la communication et à la théorie ? Or, même si les sentiments peuvent se communiquer sans la langue, celle-ci leur offre un nouveau moyen d'expression puissant, capable de donner à leur communication une précision et une extension qu'elle n'aurait pas sans elle. Grâce à la langue et à l'écrit qui lui donne sa plus grande extension, les sentiments d'hommes d'époques révolues ou de contrées éloignées nous sont accessibles, et nous pouvons ainsi partager également dans une certaine mesure leurs valeurs. D'autre part, le discours articulé permet d'enrichir notre considération des sentiments en y intégrant des descriptions, des distinctions plus précises, des comparaisons réglées, étendues, des classifications, des liaisons plus rigoureuses avec tout ce qui appartient au domaine du discours, bref, la connaissance théorique claire de ce domaine obscur et confus. Mais à première vue cette amélioration de la communication des sentiments et ce reflet plus clair que nous en avons demeurent étrangers à leur vie propre, se contentant d'y ajouter des moyens perfectionnés de les connaître et de les faire connaître.

Si le discours se limitait à cette pure fonction, il n'interviendrait donc pas dans la formation et la transformation des valeurs, dont il ne pourrait que nous informer. Or le diagnostic que nous entreprenons se distingue justement d'une démarche théorique par sa visée et sa perspective pratiques. En réalité, même conçu comme moyen de communication et de construction théorique, le discours modifie les sentiments qu'il exprime et explique. En effet, la langue sélectionne parmi les sentiments ceux qu'elle nomme, et auxquels elle donne par là une importance prépondérante. De ce fait, elle en favorise également la communication au détriment d'autres. Et dans la mesure où cette communication n'est pas uniquement celle d'informations à propos de ces sentiments, mais également celle de leur expression, même sous une forme abstraite, elle facilite l'imitation, et partant la propagation, des sentiments sélectionnés par le discours. En renforçant certains sentiments, certaines valeurs, le discours a donc un effet réel, et il les transforme, ne serait-ce que par leur intensification relativement à ceux qu'il néglige. En outre, l'explication théorique des sentiments les met en rapport avec d'autres et avec des réalités diverses, tournant l'attention vers ces relations. Et comme cette attention n'est pas seulement théorique, mais qu'elle est vécue, et donc sentie, elle modifie à son tour les sentiments sur lesquels elle porte en fonction des rapports qu'elle y introduit. Ainsi, lorsque le discours explique un certain sentiment d'amour comme naturellement lié aux rapports avec le sexe opposé, ce même type de sentiment s'orientera plus difficilement vers des personnes du même sexe, la théorie imposant la vision de cette dernière forme de rapport comme une anomalie, comme un détournement de la relation normale, contribuant à provoquer une sorte de dissociation ou de contradiction vécue interne au sentiment représenté comme déviant. Et cette influence du discours est particulièrement prononcée lorsqu'elle agit sur le type de sentiments réfléchis qui constituent les valeurs. Ainsi, dans l'exemple que nous venons d'envisager, même si le sentiment jugé aberrant subsiste, il est fort probable que la valeur négative le concernant s'imposera en revanche, et introduira le conflit entre le désir ou l'amour de premier ordre et le désir ou l'aversion de deuxième ordre. Cette influence du discours sur les valeurs est même si grande qu'elle conduit fréquemment à engendrer l'illusion que les valeurs elles-mêmes sont de pures productions de la raison. C'est de là que naît la chimère d'une identification des valeurs avec les discours portés sur elles, responsable aussi bien de l'erreur des enquêtes d'opinion de sociologues naïfs que des vaines tentatives de modifier directement les valeurs en se contentant d'en recommander d'autres.

Le rapport du discours aux valeurs est donc très complexe. Il a une influence sur elles, il contribue à les former ou à les transformer, quoiqu'il ne les commande pas, les désirs n'étant pas de simples objets de discours. A l'inverse, le désir influence, forme et transforme les discours, s'exprimant ainsi en eux, ce qui ne signifie pas non plus qu'il s'affirme et se dise directement en eux. Néanmoins, le discours sert aussi à décrire et à faire ainsi connaître les choses, et parmi elles les désirs et les valeurs. Nous savons que la perspective théorique consiste précisément à utiliser le discours selon cette fonction informative, descriptive et explicative, en la purifiant autant que possible de ses autres fonctions. Et comme la prépondérance du modèle informatif et théorique dans les disciplines du savoir conduit à exagérer cet aspect du discours, et à le considérer généralement comme un reflet assez fidèle de ce qu'il dit — n'en différant d'habitude que par un certain décalage dans la même dimension, qu'il suffit de rectifier par une observation et des constructions théoriques plus précises —, cette surestimation conduit à la naïveté de prendre systématiquement les discours des gens sur les valeurs pour les témoins directs des valeurs qui y sont déclarées, fournissant un matériel fiable au processus de raffinement et d'explication théoriques. Cette attitude oublie que le discours n'est pas seulement un instrument de perception, d'enregistrement, d'analyse, de mise en relation et de communication de celle-ci, mais qu'il sert également à la former et à la déformer, à bloquer et à brouiller la communication, à permettre aux désirs de s'exprimer, de se déguiser, de se réaliser, de se transformer, de s'imposer aux autres par divers moyens dont le plus direct est le commandement. C'est de cette multiplicité de puissances du discours que tient compte en revanche le diagnostic philosophique, tant dans les discours qu'il forme que dans ceux qu'il examine.

Les discours sur les valeurs abondent dans nos sociétés, et il faudrait longtemps seulement pour répertorier les plus explicites et directs, voire parmi ces derniers ceux qui concernent des valeurs supposées assez largement partagées. Il semble qu'on puisse se fier à certains d'entre eux. Car avons-nous des raisons sérieuses de suspecter l'affirmation fréquente de la valeur d'une vie familiale tranquille, par exemple ? On voit les gens la rechercher, envier ceux qui en jouissent lorsqu'ils ne la vivent pas, se féliciter d'y être parvenus, la louer de tous côtés, plaindre ceux qui en restent exclus, manifester leur incompréhension envers ceux qui n'en veulent pas. Les discours paraissent concorder ici avec les manifestations diverses d'un désir réel de pouvoir réaliser le modèle d'une vie de famille. Certes, pris à un niveau trop général, ce discours peut être trompeur, parce qu'il y a bien des façons de vivre selon les normes de la famille, et que l'affirmation de la valeur de la famille peut convenir à bien des valeurs très différentes, voire opposées entre elles, autant que le sont la grande famille patriarcale fourmillant d'enfants et la petite famille plus égalitaire à trois ou à quatre. Mais pour les distinguer, il semble qu'il suffise de préciser le sens des termes, comme il est facile de le faire en y incitant l'auteur même de ce genre de discours. En va-t-il de même pour les discours valorisant aujourd'hui la démocratie ou les droits de l'homme ? Évidemment que, dans ce cas aussi, le sens peut varier passablement selon les modèles de démocratie qu'on envisage ou les droits sur lesquels on insiste plus particulièrement. Mais, d'un autre côté, qui croira aux discours justifiant les guerres d'agression fréquentes ces temps-ci au nom de ces valeurs, tant la façon de s'y prendre pour les répandre leur est en réalité opposée ? Il est évident au contraire dans ces situations que la référence à certaines valeurs sert à déguiser celles qui sont réellement en jeu, et qui représentent les désirs effectifs, moins aisément justifiables, à l'œuvre. Ce déguisement peut d'ailleurs prendre deux formes, selon que les valeurs servant de prétexte sont ou non par ailleurs des valeurs, au moins secondaires, chez ceux qui s'en réclament. Dans le premier cas, c'est une valeur moindre, mais authentique, qui sert à en cacher une plus grande, tandis que dans le second, la valeur servant de masque est purement feinte de la part de ceux qui se déguisent, quoiqu'elle soit supposée admise ou approuvée par les possibles dupes. Et il arrive que le même discours serve aux deux, rassemblant sous une même bannière ceux qu'elle représente à divers degrés et ceux qui ne s'en servent que pour faire illusion. Il y a même des discours vides, décoratifs, qui affichent de vieilles valeurs survivant à peine dans les cœurs, servant d'apparat et ne trompant éventuellement que les plus naïfs. On entend par exemple dans certaines cérémonies des louanges convenues du patriotisme là où ce sentiment a presque totalement disparu, comme si le rite et son langage lui avaient survécu, un peu comme on voit des mécréants conserver les jurons venus d'une religion morte pour eux.

L'affirmation des valeurs n'étant qu'un signe très incertain de leur réalité, c'est-à-dire de l'existence des désirs qui les constituent chez ceux auxquels elle les attribue, il faut trouver des méthodes pour en mener la critique et se référer à des critères plus efficaces. Autrement dit, il s'agit de découvrir les chemins qui peuvent conduire des discours aux valeurs qu'ils révèlent et cachent. Or on peut distinguer deux façons dont les discours sont des signes des valeurs. Ils peuvent y renvoyer comme à ce dont ils parlent, la valeur étant alors l'objet du discours ; et ils peuvent s'y rapporter également comme à ce qui s'exprime dans le discours, comme à ce qui en est plutôt le sujet. Disons, pour fixer le vocabulaire, que dans le premier type de relation, le signe est une représentation de la valeur, et que dans le second, il en est une expression. Ce qu'il importe surtout de remarquer, c'est que ces deux sortes de signes ne s'interprètent pas de la même manière, et que les deux sortes d'interprétations d'un même signe peuvent conduire à des résultats très différents, voire opposés. Ainsi, les prétentions d'envoyer des armées dites du maintien de la paix et de mener des opérations militaires de défense des droits de l'homme, représentent les valeurs de la paix et d'une certaine forme d'humanité, alors qu'elles expriment le plus souvent des désirs de guerre, de conquête, de domination et d'exploitation. Dans d'autres cas, comme dans l'exemple de la valeur de la famille, la représentation et l'expression semblent coïncider. Mais comment avions-nous cherché à nous en persuader ? — En observant l'ensemble des discours qui s'y réfèrent en relation avec les comportements exprimant cette valeur. Il semble donc que la représentation des valeurs n'en soit qu'un indice très incertain qu'il faille vérifier par leur expression.

Vu la possibilité d'une correspondance entre la représentation et l'expression des mêmes valeurs, il n'est pas inutile de repérer les discours tenus sur les diverses valeurs dans notre société. Si l'analyse des valeurs qu'ils expriment les confirme, ils nous auront menés à cette connaissance d'une manière assez directe et aisée. Si elle ne les confirme pas, le gain sera souvent important aussi, parce que les discours trompeurs sur les valeurs sont presque toujours des expressions privilégiées, quoique indirectes, d'autres valeurs, suffisamment importantes pour donner lieu à des stratégies destinées à les cacher. Les discours d'apparat sur des valeurs désuètes représentent sans doute le genre le plus stérile pour nous, vu qu'il ne nous donne l'accès à l'expression d'aucune valeur forte. Il n'est pas néanmoins sans intérêt pour l'étude de la transformation des valeurs, puisque ces valeurs éteintes ont eu quelque existence auparavant — où elles ont été assez fortes pour marquer les institutions — et qu'elles conservent les traces d'une évolution durant laquelle elles ont été remplacées par d'autres qui dominent aujourd'hui. Ici encore, il s'agit de passer de la représentation à l'expression, tout en se posant la question des raisons de l'existence de la représentation devenue inadéquate ou illusoire, ce qu'il est utile de faire également dans tous les cas de déguisement des valeurs. Ainsi, le patriotisme que nous avions pris pour exemple, était vif avant de ne laisser dans notre société que la relique de ses cérémonies ; et la justification trompeuse d'entreprises militaires par le souci des droits de l'homme correspond à la présomption de l'existence d'une certaine valeur de ces derniers chez ceux auxquels la justification s'adresse, sans quoi le prétexte avancé ne pourrait tromper personne (ce qui n'est pas toujours exclu non plus).

Puisque l'expression nous conduit plus sûrement que la représentation au désir constitutif de la valeur que nous cherchons à connaître, il convient de voir comment interpréter celle-ci.

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Nous sommes habitués dans les disciplines savantes à évaluer le sens et la vérité des représentations, c'est-à-dire à les interpréter et à les vérifier. Ces opérations ne vont certes pas de soi. Il y a plusieurs méthodes pour les mener et des débats incessants sur leur efficacité et leur valeur, ainsi que des tentatives toujours renouvelées de les améliorer. Bref, dans nos écoles, on forme d'ordinaire assez bien les capacités de traitement de la représentation. Et surtout, l'attention aux conditions de la compréhension et de la vérification des représentations est généralement assez grande chez les intellectuels d'aujourd'hui, au point justement d'être prédominante dans l'examen des signes, au détriment des aspects expressifs, plus négligés, relégués souvent dans les considérations de la critique esthétique et abandonnés à l'intuition naturelle des gens. Au sujet de la représentation, on espère en effet parvenir à une certaine objectivité, c'est-à-dire à un accord légitime entre les hommes, tandis qu'on refoule plutôt l'expression dans le domaine de la subjectivité et du désaccord légitime entre nous. C'est pourquoi celle-ci est souvent négligée dans les études savantes. Il y a certes des branches dans lesquelles son rôle ne peut être éliminé, comme en histoire, où il s'agit non seulement de repérer et de mettre en relation les faits représentés dans des documents de toutes sortes, mais également de les rapporter aux sentiments et aux intentions des acteurs pour tenter de les comprendre selon leur signification vécue. Pourtant, même ici, on peut noter la tendance à se tourner à présent le plus possible vers les méthodes jugées plus objectives du traitement des représentations et à réduire l'importance de l'expression. La méfiance face à cette dernière se justifie d'autant plus d'ailleurs que son interprétation est en général laissée à l'intuition brute ou naïve.

Cependant, s'il est vrai que les valeurs se situent dans les désirs et non dans des normes sociales ou dans d'autres réalités objectives, il faut bien, face aux signes que nous pensons en percevoir dans la société, recourir à leur interprétation expressive, afin de parvenir aux désirs qui s'y expriment justement, puisque nous avons vu que la représentation pouvait être ici trompeuse. Or si les désirs font partie de ce domaine intime, du sentiment, qu'on nomme subjectif, il est nécessaire de se fier aux modes de perception que nous pouvons en avoir, soit en nous-mêmes, soit à travers l'expression que nous en donnent les autres, ou, si l'on veut, par le sentiment ou l'intuition. Heureusement, ceux-ci peuvent également être travaillés par une discipline, et acquérir une certaine capacité d'objectivité, comme dans le cas du goût. L'exercice du diagnostic philosophique est d'ailleurs, à côté de l'éducation esthétique, une partie importante de cette discipline.

Il est bien connu que les sentiments des autres ne nous sont pas perceptibles immédiatement. Nous n'avons accès par l'observation directe qu'à la perception de leur corps, de leurs attitudes, de leur comportement, de leurs actions et des traces qu'ils en laissent intentionnellement ou non dans les choses (au sens large du terme). Et réciproquement, nous ne pouvons pas communiquer aux autres nos sentiments autrement que par ces mêmes signes. Alors, ces désirs des autres, où les percevons-nous, et sous quelle forme ? Ils ne sont directement connaissables qu'en se faisant sentir, et en se présentant sous la forme de sentiments, c'est-à-dire comme des désirs réellement éprouvés dans notre vie subjective. Dans le langage, certes, les noms de sentiments sont attribués à des attitudes et comportements typiques, qu'il nous suffit d'observer pour obtenir la représentation correspondant à ces termes, sans nous référer à des sentiments éprouvés réellement. En effet, dans bien des cas la liaison est établie de manière si constante que le sentiment et son expression deviennent équivalents dans le discours ordinaire. Il n'empêche que dès que nous voulons saisir le sentiment, et non seulement les attitudes correspondantes, c'est en revenant à nos propres sentiments que nous y parvenons. Or comment y arrivons-nous ? Par un phénomène tel que la sympathie, en nous coulant pour ainsi dire dans les attitudes et mouvements de ceux dont nous cherchons à comprendre les sentiments, et en observant les sentiments qui naissent en nous de ces rôles que nous jouons par l'imagination. Et nous nous persuadons dans la vie courante de l'efficacité de cette approche, spontanée ou cultivée, par la concordance habituelle entre les conséquences pratiques de ces sentiments tels qu'ils se dessinent en nous, d'un côté, et celles que nous observons chez ceux à qui nous les attribuons, de l'autre. En somme, c'est en cette capacité de sentir par sympathie les désirs des autres à partir des signes qu'ils nous en donnent que consiste justement l'interprétation de leurs expressions.

Mais, au-delà des approximations de la vie pratique, pouvons-nous nous y fier ? Si nous nous méfions de la connaissance subjective, c'est notamment parce que la vie subjective diffère beaucoup d'un individu à l'autre, c'est-à-dire parce que tous ne sentent pas de la même façon. Or cette différence individuelle des sentiments ne soumet-elle pas la transposition sympathique à de nombreuses et parfois grossières déformations ? Nous en avons d'ailleurs l'expérience constante, car rien n'est plus fréquent que l'incompréhension entre les hommes dans ce domaine. Elle a lieu même entre les personnes intimement liées entre elles, et elle est générale entre étrangers sur les points où leurs coutumes les ont conduits à sentir très différemment des situations semblables. Il est vrai par contre que, précisément, sur ces mêmes points, ceux qui vivent dans de mêmes traditions semblent se comprendre particulièrement bien. La diversité individuelle des sentiments semble donc compensée en partie par le partage de certains sentiments devenus pour ainsi dire communs dans des sociétés plus ou moins larges, si bien que les lignes de partage que la sympathie peine d'habitude le plus à traverser sont celles qui divisent ces communautés. Ainsi, c'est parfois la sympathie elle-même qui, en soudant les sentiments particuliers d'une société, les rend plus difficilement pénétrables aux étrangers. Or ces sociétés liées par des types particuliers de comportements, d'attitudes et de sentiments, se forment partout, à tous les niveaux, de la famille à la nation, à une civilisation entière, de telle sorte que la difficulté de se représenter les contextes vitaux auxquels se lient les désirs est partout présente à des degrés divers. On peut regretter cet état de choses ou s'en réjouir, mais c'est un fait dont il faut tenir compte. L'une des conséquences importantes de la nécessité de recourir à la sympathie réside dans la dépendance des interprétations par rapport à la variété des sensibilités, car non seulement certains peuvent interpréter aisément certaines expressions, et d'autres non, mais cette forme de sensibilité est également très inégale chez les individus, allant d'une incapacité de comprendre d'autres que les gens de leur propre milieu (et même seulement en tant que ceux-ci agissent de façon assez conventionnelle), jusqu'à la faculté de se transporter par l'imagination dans les modes de vie les plus étrangers et d'en éprouver les sentiments caractéristiques. Il est vrai que cette dernière aptitude, en partie spontanée chez certains, est souvent aussi le fruit d'une éducation de l'imagination et du sentiment. L'histoire, la littérature, les arts, les voyages, la curiosité pour les modes de vie les plus différents, le désir même de vivre autrement, sont les moyens les plus courants d'une telle éducation. Et de même que celui qui ne s'est pas formé à la physique n'en pourra avoir qu'une connaissance très limitée, celui qui n'a pas formé ses aptitudes de sympathie voit ses capacités d'interprétation expressive limitées à un cercle social et psychologique très restreint. Pas plus que la première incompréhension n'est une objection contre la physique, la seconde ne constitue donc une preuve contre la valeur de ce type d'interprétation.

L'imagination joue naturellement ici un rôle essentiel, parce qu'il ne suffit pas de désigner abstraitement des situations pour provoquer les sentiments précis qu'elles suscitent, mais qu'il faut aussi les représenter de manière plus sensible. Lorsqu'il s'agit de sentiments inhabituels, seules en effet des images proches des perceptions des sens peuvent nous replacer mentalement et affectivement dans une situation proche de celle qui est vécue, et seules elles peuvent faire naître en nous, à un degré plus faible au moins, le genre de désirs qu'elle excite. C'est l'une des raisons pour lesquelles la fiction imaginative joue ici un rôle plus grand que celui de la théorie (dans la mesure du moins où celle-ci ne sert pas de matrice pour la création de fictions plus concrètes). Telle est la situation pour les simples désirs. Mais la difficulté de parvenir ainsi à des sentiments inhabituels s'accroît encore lorsque les désirs qu'il s'agit de saisir ne sont pas ceux, immédiats, des choses dont l'imagination peut nous donner des représentations d'allure objective, mais des désirs de désirs, impliquant déjà la saisie des désirs de premier ordre, et en quelque sorte leur mise en scène pour susciter ceux du second ordre.

Nous avons vu déjà à quel point il était difficile d'induire la présence d'une valeur à partir de l'observation de discours, d'attitudes et de comportements, parce qu'il n'y a pas de lien direct entre eux, comme il peut y en avoir entre de nombreux désirs et les mouvements qu'ils produisent pour se réaliser. La colère et le désir de nuire qui l'anime se voient aussi bien dans l'expression de celui qui en est emporté que dans la tension de son corps et les mouvements qu'il fait, ou dans son effort pour se retenir. Mais la valeur qu'il accorde à la violence ou à la maîtrise de soi n'apparaît pas aussi clairement, d'autant que ce qu'il en dira peut n'avoir pour but que de reproduire le discours convenu sur le sujet. Y a-t-il des sentiments, et des expressions, des attitudes, propres aux valeurs ? Nous avons déjà vu que c'était bien le cas. Comme les valeurs sont liées à la dimension morale de notre vie, on peut les rechercher du côté des sentiments de cet ordre, tels qu'un certain enthousiasme, la fierté et son contraire, la honte, qui se manifestent par des expressions caractéristiques. Car être fier de ce que nous sommes ou faisons revient à approuver aussi les désirs qui nous animent, et par conséquent à les désirer. Et inversement, la honte signifie une désapprobation de ces désirs, et par conséquent un désir de ne pas les avoir. Ainsi, nous avons bien certaines expressions typiques des valeurs, susceptibles d'être repérées et analysées. Toutefois, ce qui s'exprime là, conformément à la nature secondaire du désir constitutif de la valeur, exige d'être compris en fonction d'autres désirs, et demande donc une sorte d'interprétation à un double niveau, quoique non nécessairement en deux temps. En effet, l'articulation entre les deux niveaux de désir n'est pas elle-même immédiatement saisissable. Si quelqu'un par exemple se montre honteux de s'être laissé emporter par la colère, il ne s'ensuit pas qu'il la condamne donc par une aversion directe de ce sentiment. Car il peut aussi bien réprouver son incapacité de la cacher, ou sa déviation par rapport à une norme sociale, ou sa manière de l'extériosiser, exprimant en réalité chaque fois des valeurs différentes. Pour le savoir, il faudra envisager des situations très complexes, comportant elles-mêmes tout un régime affectif. Le problème est semblable à celui de saisir des atmosphères, constituées de toute une organisation parfois très subtile de sentiments.

Mais le problème de la saisie de nos valeurs ne se pose pas seulement sous la forme de l'interprétation des expressions que celles-ci peuvent prendre dans notre société. Il se pose également lorsqu'il s'agit de les retrouver dans notre propre expérience intime, où elles se présentent directement sous la forme de désirs éprouvés. Et même la sympathie (et donc l'analyse de l'expression des désirs) nous ramène finalement à cette situation d'avoir à comprendre les désirs tels qu'ils se présentent dans leur forme propre.

La difficulté de les connaître ne vient pas du fait que nos désirs puissent nous demeurer inconscients. Certes, on peut contester à la rigueur le caractère conscient de tous nos désirs. On peut ranger ceux-ci en effet parmi l'ensemble des pulsions qui nous animent, voire, plus ou moins explicitement, identifier les désirs et les pulsions, tenant plus ou moins les deux termes pour synonymes. Or il est évident que plusieurs de nos pulsions sont inconscientes. Prenons la respiration, dont se charge d'habitude un instinct, quoiqu'il arrive aussi que nous éprouvions un désir conscient de respirer dans des situations moins courantes, lorsque la respiration nous est devenue difficile ou quand l'air a une qualité particulièrement plaisante, et que ces circonstances nous invitent soit à respirer profondément, soit à nous en tenir au souffle minimal, par exemple. Ne faudra-t-il pas dire ici que le désir est parfois conscient, parfois non, et que même le désir le plus profond, sous-jacent à l'autre, est cet instinct qui nous fait respirer sans que nous le sachions et que nous n'ayons à y prêter attention ? Coupons cavalièrement le nerf de telles objections en insistant sur la définition du désir comme sentiment — le sentiment étant à son tour, réciproquement, toujours un désir. En effet, on nomme le sentiment désir lorsqu'on vise cet aspect par lequel il appartient à l'ensemble des pulsions, son aspect dynamique ; et on nomme le désir sentiment pour signifier qu'il est toujours aussi senti, et partant, conscient. Quant aux pulsions inconscientes, laissons-leur le nom d'instinct, pour ne plus nous en occuper qu'accessoirement, parce qu'elles ne concernent pas directement notre question, les instincts comme tels ne devenant pas des valeurs.

Néanmoins, si les désirs sont conscients, ce n'est pas nécessairement de la manière qui nous permettrait de les reconnaître aussitôt comme nous le voudrions, parce que la façon dont nous les connaissons, c'est le sentiment, c'est-à-dire que nous en prenons conscience par le fait que nous les sentons ou les éprouvons. Or le sentiment se caractérise par le fait qu'il s'étend dans toute la dimension formée par l'échelle des degrés entre l'obscurité et la clarté, entre la confusion et la distinction, entre l'implicite et l'explicite. Et comme c'est la connaissance claire, distincte et explicite que nous visons, le sentiment oppose souvent à la tentative de le connaître son caractère plus ou moins obscur, confus et implicite. Dans la mesure où il est obscur, nous peinons à le percevoir, à le reconnaître, à saisir ce qu'il comporte. Dans la mesure où il est confus, nous peinons à le dégager des autres sentiments avec lesquels il tend à rester confondu, pour l'identifier. Dans la mesure où il est implicite, nous peinons à tourner notre attention vers lui et sommes enclins à le laisser s'estomper dans l'ensemble affectif dans lequel il reste enveloppé, comme une simple nuance qui n'arrête pas le regard. Dans cette mesure, nous tendons donc, dans notre effort de connaissance rationnelle, à le négliger et à le situer dans le domaine de ce qui n'appartient pas à la science, et à confondre même son obscurité avec un caractère inconscient.

Certes, tous les sentiments ne sont pas implicites au point de passer inaperçus, ou obscurs au point de ne pas se laisser reconnaître, ils peuvent être également très manifestes. Cependant leur examen réclame d'ordinaire une méthode visant à surmonter l'obstacle que nous venons de décrire. Il faut déjà une culture de l'attention, pour observer ce qui ne se présente pas de soi, mais se révèle à travers des nuances tendant à passer inaperçues à la conscience claire (ou à la raison, si l'on préfère). Or notre attention est fortement guidée par le langage et ses distinctions, si bien que, pour résister à cette inclination, il est utile de tenter de se concentrer sur ce qui est senti indépendamment de lui, un effort qui n'est certes pas aisé. Ces mêmes distinctions du langage et des théories qui informent nos opinions tracent des lignes plus lumineuses dans le paysage moins distinct de nos sentiments, et en donnent une interprétation immédiate qu'il est difficile de contrecarrer. Or cette résistance est nécessaire lorsqu'il s'agit de diagnostiquer nos valeurs, puisque l'opinion se prononce vivement dans ce domaine, qu'elle tend à former et à déformer selon des lignes anciennes, qui tiennent peu compte du mouvement de la vie affective.

Nous avons déjà vu combien le rôle de l'imagination est essentiel dans ce domaine. Celle-ci nous permet de faire varier par la fiction les situations, et par là les sentiments correspondants. Grâce à ce jeu, il devient possible de donner des accents à des sentiments moins apparents, aussi bien que d'en engendrer de nouveaux. Toutefois notre imagination n'est souvent guère plus libre que nos discours, étant elle-même façonnée par notre éducation et la vie sociale, par les images et les récits les plus fréquents dans notre milieu. Elle doit donc déjà se libérer en s'exerçant à se lancer dans des directions différentes de celles qui se présentent naturellement. Cet effort est d'ailleurs très similaire à celui par lequel doivent se former l'artiste et l'esthète.

L'art de saisir les désirs en eux-mêmes, en tant que sentiments, est nécessaire non seulement parce que les valeurs sont des désirs, elles aussi, mais également parce qu'un désir de désir ne peut se comprendre indépendamment du désir qu'il prend pour objet, pas plus qu'on ne peut comprendre le désir de la pomme sans se faire une idée de ce fruit. Dans cette mesure, il n'est pas possible de saisir les valeurs de quelqu'un dont on ne connaîtrait pas suffisamment les désirs de premier ordre, ni ceux-ci du reste sans se représenter assez bien son milieu vital. Au moins, en ce qui nous concerne, pour le diagnostic de nos propres valeurs — les nôtre individuellement et celles de notre société, ou plutôt des diverses sociétés auxquelles nous participons —, cette dernière condition ne semble pas devoir manquer, s'agissant pour l'essentiel de notre propre milieu de vie. Et quant à nos désirs, nous en avons, sinon la connaissance claire, du moins l'expérience.

Quant à l'enquête sur nos désirs de désirs, elle a ses difficultés propres, dont la première, que nous avons déjà notée, vient de la relative indistinction fréquente en eux entre le désir sujet et le désir objet. Il en découle une difficulté dans la recherche des valeurs du fait que de simples désirs peuvent en prendre l'apparence à nos yeux. Nous avons tendance à croire en effet que des désirs correspondent à des valeurs dès qu'ils sont fréquents et qu'ils sont très communs dans une société ou dans l'humanité. Nous avons vu pourtant que c'est loin d'être toujours le cas, car, par exemple, bien que le désir de manger soit même universel chez les hommes, il ne correspond pas pour autant à une valeur de ce seul fait. En effet, aussi universel, aussi indispensable même à la vie soit-il, il n'implique pas le désir de désirer se nourrir, pouvant même donner lieu à une valeur inverse, conduisant par exemple à le réfréner le plus possible ; et il peut très bien aussi s'exercer naturellement, mobiliser une partie des efforts des hommes, sans susciter ni approbation ni réprobation. Il suffit aux besoins qu'on y satisfasse simplement parce que c'est nécessaire, même si la tendance à valoriser les divers aspects principaux de sa vie pousse d'habitude l'homme à leur attribuer une valeur, qui dépendra autant du contexte des autres désirs dans lesquels ils s'inscrivent que de leurs caractéristiques propres et de leur nécessité. Comme les autres désirs, les plus fréquents ne sont des valeurs (positives ou négatives) que dans la mesure où ils sont valorisés, et que s'ils sont donc l'objet d'un autre désir.

On pourra objecter bien sûr que les besoins ne sont nécessaires que si nous désirons vivre, et que ce dernier désir est à son tour valorisé d'habitude, si bien que, du même coup, se trouvent valorisés aussi tous les désirs qui lui sont indispensables. Cependant cette valorisation seconde, par implication, ne suppose aucun désir précis du désir ainsi valorisé indirectement. Comme tel, il n'est donc pas une valeur, parce que sa valeur n'est que latérale, et ne lui est donc pas propre. Rien n'interdit en effet, comme nous venons de le remarquer, que, malgré son caractère indispensable, accepté de bon ou de mauvais gré, il puisse faire comme tel l'objet d'une valorisation négative, conduisant à le réprimer et à ne le satisfaire que comme un moyen en soi indigne. Ce phénomène des valorisations indirectes, par implication, est fréquent et complique la recherche des valeurs, puisqu'on s'expose naturellement à considérer les désirs servant de moyens à des valeurs comme des valeurs à leur tour à cause de leur importance, même si, par ailleurs, ils demeurent en soi indifférents ou se voient valorisés peut-être dans un sens différent des valeurs dont ils dépendent. Ainsi, du fait que le travail, l'activité économique, l'argent, jouent un grand rôle dans une société, on sera porté à juger qu'ils ont une grande valeur, alors qu'en réalité leur valeur peut varier fortement entre plusieurs sociétés économiquement développées. Dans l'une par exemple, on est fier de travailler, dans l'autre, de pouvoir s'en dispenser.

Comme les valeurs sont généralement des désirs complexes, les désirs particuliers qui y participent sont nombreux, et ils reçoivent cette lumière de la valeur, si bien que la confusion porte souvent à les considérer eux-mêmes comme des valeurs du seul fait de cette participation. Il serait naturellement tout aussi erroné de vouloir procéder de manière inverse et de refuser à tous ces désirs la possibilité d'être aussi des valeurs par eux-mêmes. D'ailleurs, cela n'est pas illogique du tout. En effet, dans un autre registre, qui songerait à conclure que tel homme est grand parce qu'il fait partie d'une grande nation ? Et pourtant, après une victoire de son pays, il se sentira probablement grand et se bercera un moment de cette illusion.

Si les valeurs sont souvent des désirs complexes, il existe aussi des systèmes, ou plutôt des complexes, de valeurs, où celles-ci sont liées assez intimement pour que ceux qui y adhèrent aient le sentiment qu'elles forment ensemble un tout indissociable, doué à son tour d'une valeur propre. C'est le cas notamment des religions. Seule l'analyse du sentiment, derrière la doctrine éventuelle, révèle quelle est la valeur du tout et de ses divers éléments. Plus le sentiment du caractère indissociable de la totalité est fort, plus l'atmosphère globale d'une religion importe, plus sa valeur se situe effectivement dans le complexe lui-même. Mais il peut arriver aussi le contraire, et que ce soient certaines valeurs plus particulières qui importent le plus et qui organisent le reste. N'est-ce pas le premier aspect qui domine chez les nostalgiques de la religion de leur enfance, et le second qui incite les réformateurs, désireux de donner leur vraie place aux principes essentiels, à bouleverser l'ordre global auquel s'attachent les sentiments des premiers ?

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Si la connaissance du désir implique celle de l'objet, et la connaissance de la valeur, celle du désir désiré, cela ne signifie pas bien sûr que la détermination se fasse en un seul sens, car l'objet est également transformé par le désir, et le désir par celui qui le valorise, si bien qu'on ne connaît pas vraiment le monde sans connaître les valeurs qui le façonnent également. Et de même, le désir de désir est lui-même affecté par les éventuels désirs de troisième ordre qui le prennent pour objet et l'évaluent à leur tour. Les changements du monde physique modifient les désirs en modifiant leurs objets (si notre nourriture se réduit à des pilules fades, la gourmandise disparaîtra ou se transformera), et les changements de ces désirs modifient les valeurs (si la gourmandise disparaît, elle ne sera plus une valeur ni positive ni négative). Inversement, les désirs tendent à se transformer selon la valorisation dont ils font l'objet, de même qu'ils transforment notre milieu naturel (par l'intermédiaire du travail notamment). Ainsi, il y a un mouvement perpétuel entre la nature, les désirs et les valeurs, ainsi que dans la nature, dans les désirs et dans les valeurs. Et les chaînes de causes sont aussi bien verticales, de haut en bas et de bas en haut, qu'horizontales, si l'on veut accepter cette métaphore spatiale (et morale). Il y a donc des modifications naturelles des désirs, et des changements qu'ils subissent et effectuent par leur adaptation réciproque ou la lutte qu'ils se font. Il y a également des transformations de désirs par d'autres, dans la chaîne descendante, depuis les désirs des ordres les plus élevés jusqu'à ceux du premier ordre et au milieu naturel (pourrait-on, pour imiter les mathématiciens, l'appeler le désir d'ordre zéro ?). Les modifications ascendantes ou horizontales des désirs sont des effets non désirés ou voulus comme tels — quoiqu'ils puissent évidemment servir de moyens à des transformations intentionnelles. En revanche, les transformations descendantes sont nécessairement désirées, étant des effets mêmes du désir affectant ce qu'il désire. Théoriquement, ces diverses chaînes causales peuvent être perçues comme indépendantes, bien que dans la réalité et la pratique, elles interfèrent constamment.

Lorsque nous observons les changements qui ont lieu dans les désirs, et dans les valeurs, certains correspondent principalement à des modifications naturelles ou non intentionnelles, et d'autres à des transformations désirées. Il est important pour notre diagnostic de faire la distinction, car, si tous ces changements sont intéressants à relever et à étudier, ils nous importent différemment, les transformations dues au désir représentant les opérations par lesquelles nous sommes actifs, les autres modifications servant à définir les conditions matérielles (en un sens large) de ces actions. Ces dernières modifications font couramment l'objet de l'étude des changements de valeurs, que l'on cherche d'habitude à comprendre comme des adaptations aux changements du milieu physique, technique et social. En revanche, les transformations de désirs et de valeurs provenant du désir lui-même sont plus proprement l'affaire de la philosophie conçue comme pratique, et par conséquent du diagnostic auquel nous voulons nous livrer.

Abstraction faite du phénomène important de la perpétuelle interaction de nos désirs qui forme le fond mouvant de notre vie intérieure, quand nos désirs changent, ou bien la situation extérieure correspondante s'est modifiée et nous nous y sommes adaptés, plus ou moins consciemment, ou bien nous les avons transformés en fonction de nos valeurs (ou les deux à la fois). Et de même, quand nos valeurs changent, ou bien il y a eu une modification dans nos désirs de premier ordre qui s'est répercutée sur nos valeurs, ou bien nous les avons transformées à partir des jugements que nous avons portés sur elles, en fonction de désirs de troisième ordre. Les actions de ce dernier type forment le lieu propre de l'opération des idées — non pas parce que les valeurs ne seraient pas aussi des idées et que seuls en seraient les principes à partir desquels elles peuvent être évaluées à leur tour, mais parce que la puissance de détermination est ici du côté des idées, comme elle l'est déjà lorsqu'on se réfère aux valeurs dans la détermination des désirs. Ainsi, dans le diagnostic de la transformation des valeurs, il est important de ne pas se contenter de référer les changements de valeurs aux situations du milieu physique, technique, politique, social, psychologique auxquelles on suppose qu'elles répondent, mais de chercher également quelles idées pourraient leur servir de principes. Et inversement, l'enquête sur ce genre d'idées peut servir de guide à la découverte de certaines transformations de valeurs peut-être moins évidentes sinon. Par exemple, l'idée de la nature éternelle, immuable, de l'homme est également un désir de rendre stable cette nature, y compris le monde des valeurs. Cette idée pourra s'associer à d'autres, comme celle du caractère idéal de cette nature, requérant l'effort pour le réaliser. Et cet idéal pourra être vu comme connu, ou à découvrir, demandant de se fier à la tradition ou de se lancer dans les aventures de la découverte, de se tourner vers le passé ou le futur. La nature humaine peut être conçue au contraire comme foncièrement historique, forçant à admettre comme inévitable le changement des valeurs. Bref, chacune de ces idées, parmi d'autres, pourra agir dans la transformation des valeurs (y compris leur fixation) et l'orienter différemment.

Cela signifie qu'en découvrant les principes d'évaluation des valeurs, on n'envisage plus celles-ci comme statiques, mais comme engagées dans un mouvement, ou du moins dans un dynamisme, tendant à les transformer dans un certain sens, défini par les idées ou désirs qui servent de principes. Rien n'assure que cette transformation aura lieu, ou qu'elle correspondra à celle que requièrent ces principes, mais les valeurs sont perçues comme sous l'influence d'une force qui va dans cette direction, et qui pourra s'imposer dans des circonstances favorables. Parmi ces circonstances, il faut compter non seulement la situation extérieure, mais également le champ même des idées avec leurs tensions réciproques, les avantages et désavantages de leur lutte, à l'intérieur de l'individu comme dans la guerre des idées à l'échelle des cultures. Et la philosophie joue ici son jeu propre, où elle rencontre d'autres formes de puissances intellectuelles, dont les idéologies. Elle retrouve donc là également son propre point de vue pratique.

Nous avons envisagé en effet la philosophie comme une discipline non pas simplement théorique, mais essentiellement pratique. C'est pourquoi ses principes ne se trouvent pas dans des sortes de premiers axiomes à partir desquels pourraient se déduire les vérités, mais plutôt dans une attitude fondamentale. Le philosophe se caractérise en effet notamment par un désir de mener sa vie avec la plus parfaite lucidité. Et ce désir le porte à accomplir sans cesse, avec un intérêt très prononcé, le passage entre les divers ordres de désirs, à l'explorer, à le pratiquer, à l'étendre même, en remontant à des ordres supérieurs, de troisième, de quatrième degré, à mesure qu'il y trouve quelque moyen de connaître ses désirs et d'agir sur eux. Ce qui oriente son examen, c'est donc le désir de saisir l'ordre de ses désirs, pour le rendre aussi autonome que possible, et donc le transformer lucidement en ce sens, raison pour laquelle cette enquête sur la transformation des valeurs prend la forme d'un diagnostic, comme nous le savons.

Est-ce à dire que ce désir correspondant à l'attitude philosophique représente une sorte de principe premier, le plus haut des désirs dans la hiérarchie des ordres, le désir absolu en quelque sorte ? En pratique, tant que la transformation philosophique ne l'atteint pas ou ne l'affecte pas essentiellement, c'est ainsi qu'il se présente. Mais ce principe est réfléchi, et capable d'agir sur lui-même, directement ou par l'intermédiaire du système de valeurs et de désirs qu'il ordonne, car il n'est pas lui-même indépendant du système de désirs qui le modifie et qu'il contribue à transformer. Aussi serait-il vain de vouloir le fixer dans un concept rigide. Cette attitude est foncièrement une attitude de recherche, réflexive, et elle peut prendre donc bien des formes. Mais elle s'oppose évidemment à d'autres attitudes, qui ne visent pas à la lucidité dans la vie, et qui défendent même éventuellement des désirs de vies moins exposées à la lumière.

Si le diagnostic philosophique n'est pas une enquête scientifique, c'est principalement parce qu'il ne prétend pas se contenter d'étudier les valeurs, mais les utilise aussi, évaluant à son tour les valeurs qu'il examine. Nous pouvions nous demander à partir de quelles valeurs ces jugements peuvent être portés. Il y en a sans doute de fort diverses selon les philosophies. Mais les principes correspondant à cette attitude philosophique, visant la lucidité, sont généralement partagés entre les philosophes, parce qu'ils définissent (de manière discutable, sans doute, comme tout dans cette discipline) la philosophie elle-même. La question se pose donc, à propos de toutes les valeurs, de savoir à quel point elles favorisent la philosophie ou la lucidité, et elles seront plus ou moins bonnes ou mauvaises dans la mesure où elles la promeuvent ou l'empêchent. La question se pose aussi, à propos de toute transformation des valeurs, de savoir si elle va dans le sens de permettre ou non une plus grande lucidité. Et cette question conduit à se demander si les principes selon lesquels ces transformations ont lieu sont compatibles ou non avec ceux de la philosophie.

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Cette introduction est loin d'avoir fait le tour des problèmes que pose un diagnostic philosophique de la transformation des valeurs. Il s'en est tenu à des questions générales, laissant à notre recherche commune le soin d'aborder les autres. Il serait par exemple intéressant de se demander où l'on peut concrètement découvrir les valeurs, dans quels types de discours, mais ailleurs également, dans les attitudes concrètes. Les hommes aiment se déterminer en imitant des modèles, par exemple. Faut-il voir en ceux-ci, grands écrivains et artistes, hommes politiques marquants, savants, vedettes du sport, du cinéma, de la chanson, des expressions particulières des valeurs ? Ces modèles changent-ils ? Peut-on tirer des conclusions de leur répartition dans diverses sphères, comme par exemple du fait que le sport en fournit beaucoup de populaires, tandis que les héros guerriers ont presque disparu ? Dans un autre domaine, faut-il compter parmi les expressions des valeurs les désirs promus par la publicité, ou bien les considérer comme un simple moyen de relier des désirs existants à des produits ? La publicité joue-t-elle un rôle, direct ou indirect dans la transformation des valeurs ? Et qu'en est-il de la propagande politique ou religieuse ? Quel rôle jouent nos arts, et notamment la production artistique industrielle et commerciale ? Qui sont les acteurs de la transformation des valeurs, et quels sont leurs principes ? Quelles valeurs défendent et promeuvent les idéologies actuelles ? Y a-t-il des mouvements importants opposés à la lucidité ? Dans ce sens, jusqu'où peut-on aller ? Dans quelle mesure peut-on se passer de valeurs, en menant une vie pour ainsi dire sourde, évitant la réflexion, et par conséquent le désir de désir ? Et jusqu'à quel point peut-on faire d'une telle attitude une valeur ? Dans cette perspective, diverses sociétés, divers individus, peuvent-ils se caractériser non seulement par leurs différentes valeurs, mais aussi par le degré chez elles du recours aux valeurs dans la vie ? Quelles sont parmi nos valeurs celles qui appellent davantage à la réflexion et au recours aux valeurs, et quelles autres l'empêchent plutôt ?

Bref, le champ est ouvert, et c'est en tentant le diagnostic, c'est-à-dire en y réfléchissant tout en le faisant, que nous en viendrons à en construire concrètement la méthode. Et c'est en nous y engageant que nous pourrons comprendre comment dans le diagnostic la philosophie devient réellement pratique et participe déjà à la transformation des valeurs qu'elle examine. Comme d'habitude, je vous invite à entrer dans cette réflexion en commençant déjà par réfléchir à la manière dont j'ai développé le problème, pour la mettre en discussion.

Gilbert Boss

 

 

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