Annonce
En
temps normal, les valeurs que nous
partageons dans une société vont de soi. Elles sont les principes,
habituellement cachés à nos yeux, à partir desquels nous évaluons
les choses, et c'est celles-ci que nous examinons et qui retiennent
notre attention. Pour que nous en prenions conscience, il faut
généralement ou bien la confrontation avec des gens qui se réfèrent
à d'autres valeurs dans leurs jugements, ou bien des mouvements qui,
en ébranlant nos valeurs dans nos vies et notre culture, nous
obligent à les considérer. C'est le cas en temps de crise, et donc
aujourd'hui, où notamment la crise économique nous contraint à
sortir ou à envisager de sortir de nos routines, et à remettre en
question nos modes de vie. Quelles sont donc nos valeurs ? A
première vue, nous serions tentés de croire que nous le savons
parfaitement. A la réflexion, nous remarquons que ce n'est que très
imparfaitement le cas. Il s'agit donc d'examiner cette question, et
de trouver le moyen de le faire. Mais nous ne possédons pas
simplement des valeurs comme s'il s'agissait de choses fixes. A un
rythme plus ou moins rapide selon les moments et les situations, nos
valeurs, individuelles et sociales, se transforment, parfois parce
que nous avons voulu les transformer, parfois par un mouvement qui
semble les animer sans que nous en percevions les raisons. — Il
appartient au philosophe de chercher
à comprendre ses valeurs, et éventuellement d'agir sur elles pour
en entreprendre (ou en empêcher) consciemment la transformation.
Pour cela, il importe déjà de saisir le mouvement des valeurs dans
lequel nous nous trouvons, et ce sera l'objet de ce séminaire.
Lectures :
-
Spinoza, Traité
théologico-politique
-
Tocqueville, De la démocratie
en Amérique
-
Stirner, L'unique et sa
propriété
-
Nietzsche,
L'Antéchrist
-
Musil, L'homme sans qualités
-
Hesse, Le jeu des perles de verre
-
Gilbert Boss, La fin
de l'ordre économique
Introduction
Thème
Ce séminaire sur la
transformation des valeurs prolonge le séminaire précédent sur le
même thème, mais en changeant l'orientation de l'approche. Le point
de vue du séminaire précédent était celui de l'action de la
philosophie, alors que nous aborderons à présent ce sujet dans la
perspective d'un diagnostic philosophique. Le point de départ est la
constatation d'un mouvement dans le domaine des valeurs. L’insertion
dans l'histoire est une caractéristique essentielle de la vie des
hommes, telle du moins que nous pouvons la connaître, puisque nous
la situons par là dans notre histoire. Or celle-ci ne se résume pas
à une variation indéfinie d'événements du même genre, batailles,
changements de gouvernements, luttes contre des catastrophes
naturelles, etc. Elle est profondément marquée par l'évolution des
cultures, c'est-à-dire par la modification des mœurs, des
sensibilités, des idées, des manières de penser et d'agir. Dès
que nous tentons de nous plonger dans une culture étrangère, par les
écrits
des historiens, par la visite des sites, par la lecture de ses
auteurs, le contact de ses arts, nous sentons que la différence est
plus profonde, et d'un autre type, que celle de la variété à
l'intérieur de notre propre culture. Une façon d'exprimer la nature
de cette différence consiste à la situer au niveau des valeurs.
Car, d'une culture à l'autre, non seulement les choses et les
comportements diffèrent, mais ils sont aussi éprouvés, jugés,
évalués autrement. En d'autres termes, ils sont mesurés à l'aune
d'autres valeurs que chez nous. Nous avons tendance à penser que ces
cultures forment de grands ensembles historiques relativement
homogènes, et à croire en observant la civilisation romaine ou la
civilisation chinoise qu'il s'agit chaque fois d'une même culture, à
l'intérieur de laquelle les changements sont inessentiels. Mais pour
celui qui les étudie de plus près, c'est tout un mouvement de la
culture, et donc des valeurs, qui se manifeste et qu'on voit parfois
devenir si important qu'on y saisit un véritable changement de
culture. L'existence de ce mouvement est encore plus évident lorsque
nous réfléchissons à notre propre culture, où nous voyons une
génération s'estimer si singulière dans ses valeurs qu'elle ne se
sent plus comprise et ne parvient plus à comprendre vraiment la
précédente ou la suivante. Et comme, les vivant de près, nous
attribuons davantage d'importance à des choses qui paraîtraient
assez indifférentes à un regard plus éloigné, nous traversons
sans cesse des modes, que nous adoptons ou auxquelles nous résistons
pour persister dans une mode précédente, nous mettant à évaluer
les styles de nos vêtements, de nos voitures, de nos meubles, de nos
musiques d'ambiance, tout autrement que nous le faisions alors que
nous étions encore dans la mode précédente, au point que nous
pouvons en venir en peu de temps à détester ce que nous adorions.
Nous hésiterions à exprimer ces modifications comme des changements
de valeurs, qui nous paraissent devoir être d'un autre ordre, à une
beaucoup plus large échelle. Et pourtant, nous avons changé, sur
des aspects particuliers, il est vrai, nos façons d'évaluer, et par
conséquent nos critères d'évaluation. Et d'autre part, quand une
mère ne comprend plus sa fille, elle commencera peut-être par
l'exprimer en disant qu'elle ne comprend pas qu'elle puisse aimer la
musique qu'elle écoute, par exemple. Deux générations successives
ont-elles donc tort de prétendre qu'elles ne partagent plus les
mêmes valeurs, parce qu'aux yeux d'un observateur prenant du recul
ou de la hauteur, ces générations se présentent comme partageant
bien davantage les grandes valeurs de leur culture qu'elles ne
l'imaginent parce qu'elles s'opposent dans le détail de leurs goûts ?
En somme, les deux perspectives, la plus large, celle de l'historien
par exemple, et la plus rapprochée, celle de ceux qui réfléchissent
directement sur ce qu'ils vivent, présentent une même structure, où
le monde des valeurs dure, mais sans cesser de se mouvoir, les petits
mouvements étant d'habitude plus rapides, et les plus grands, plus
lents, même s'il peut y avoir dans l'un et l'autre cas des
phénomènes d'accélération et de relative stagnation. Nous sommes
nous-mêmes emportés dans ces mouvements aux rythmes divers, en y
participant plus ou moins. A moins que nous ne croyions pouvoir nous
référer à une sorte de pure raison éternelle pour régler non
seulement les problèmes théoriques les plus abstraits, mais
également l'ensemble de nos jugements pratiques, il faut conclure
que nos évaluations changent corrélativement à une transformation
des valeurs, dans la mesure où celles-ci interviennent comme les
critères de nos raisonnements évaluatifs.
Où en sommes-nous donc
dans ce mouvement de transformation des valeurs et dans quel sens
va-t-il ? Pour le savoir, il ne suffit pas de repérer quelles
sont nos valeurs, mais il faut encore les appréhender dans le
dynamisme par lequel elles se transforment. Il est vrai que le second
point implique le premier, car sans connaître nos valeurs, nous ne
pourrons déterminer la façon dont elles se transforment et peuvent
se transformer. Il s'agit donc de commencer par découvrir quelles
sont nos valeurs et de trouver la méthode adéquate. Quelles sont
les valeurs qui nous intéressent ici ? Ce ne sont pas, du moins
pas au premier chef, les valeurs des autres, mais les nôtres. A vrai
dire, entre les unes et les autres, il n'y a pas de démarcation
nette, mais un passage progressif où elles se mélangent à divers
degrés, et des seuils que nous pouvons établir, où nous tendrons à
marquer la différence. Au sens le plus restreint, nos valeurs, ce
sont celles que nous avons en tant qu'individu. Et en effet, nous
pouvons constater sans cesse dans nos rapports avec nos proches même
que nous différons d'eux par certaines de nos valeurs. Mais nous
constatons aussi, à l'inverse, que nous partageons la plupart de nos
valeurs avec notre entourage. Et celui-ci peut être envisagé de
manière plus étroite ou plus large, du cercle de notre famille ou
de nos amis à celui de notre société, de notre civilisation et, à
la limite, pour certaines d'entre elles, de ce que nous pouvons
nommer l'humanité. Cette extension peut être considérée dans
l'espace social actuel, mais également à travers le temps ou
l'histoire, où nous pouvons également distinguer des époques plus
ou moins éloignées de nous du point de vue des valeurs. D'ailleurs
cette distance temporelle se présente dans la société, mais
également dans l'individu, qui, au cours de sa vie, change aussi
plus ou moins de valeurs. Bref, nos valeurs sont mélangées à
celles des autres, et celles-ci sont souvent aussi par là les
nôtres ; ce qui n'empêche pas qu'il existe également des
oppositions de valeurs, où les nôtres ne sont clairement pas celles
de certains autres. Il y a donc là un problème de circonscription
de notre objet. Et si nous désirions recourir à des méthodes
objectives, comme celles de la psychologie, de la sociologie ou de
l'histoire, il importerait de donner à cette question une réponse
également objective, avec la précision objective nécessaire à
l'étude. Mais les valeurs sont-elles des objets qu'on puisse
précisément objectiver pour les étudier scientifiquement ?
Comme les idées, les pensées, les sentiments, elles ne font
certainement pas partie des choses qui composent la nature
extérieure. Elles s'expriment sans doute par des signes objectifs,
des comportements caractéristiques, des attitudes repérables
typiques, des gestes, des discours, des œuvres. Et tout cela peut
être étudié scientifiquement. Mais les valeurs elles-mêmes ne se
réduisent pas à ces objets observables de cette façon, même s'il
est très vraisemblable qu'elles soient intimement liées à ces
manifestations. Quelqu'un s'affirme adepte de la liberté. C'est l'un
des termes caractéristiques utilisés pour signifier une valeur.
Savons-nous pour autant ce qu'il entend par là, quelle valeur il
professe ? Il faudra encore l'écouter discourir davantage, le
regarder agir pour tenter de s'en faire une idée. Et si c'est un
politicien qui, dans un discours public s'égosille à prôner la
liberté, est-ce même un signe qu'il partage une valeur ainsi
désignée, ou est-ce plutôt un rite vide, ou la production d'un
cheval de Troie ? Ici aussi, il faudra le voir agir. Mais si on
me raconte toutes ses actions, comment en tirerai-je la connaissance
de ses valeurs ? Car celles-ci n'apparaîtront nulle part en
personne à côté de cette série d'actions. Il me faudra recourir à
l'interprétation. Et pour cela, ultimement, je devrai me référer à
mon propre rapport aux valeurs, à ma capacité de valoriser, afin de
m'imaginer selon quelles valeurs je pourrais me comporter de la même
façon que celui dont j'observe la conduite. Or ce rapport n'est plus
objectif, puisqu'il implique une sorte de réflexion à partir de ma
propre capacité de valoriser, telle qu'elle est mise en œuvre
lorsque je tente de me feindre dans la peau de celui que je cherche à
comprendre. Et il arrive qu'on se trouve incapable de découvrir une
manière, même fictive, de valoriser certains comportements, si bien
que, dans ces cas-là, il ne reste qu'à avouer son incompréhension.
Certes, la découverte de nouveaux faits, de nouveaux aspects de ce
comportement, permettra peut-être d'entrer dans un mode d'évaluation
qui permette la compréhension, mais ce sera encore selon le même
processus. Et ce que l'un comprendra, l'autre ne le comprendra pas,
avec les mêmes données objectives. Or on sait aussi que cette
compréhension est également une évaluation. On affirme mieux
comprendre à mesure qu'on évalue plus positivement, et inversement
on affirme ne pas comprendre lorsqu'on condamne. La connaissance des
valeurs telles qu'elles se présentent dans la réalité objective
suppose donc l'exercice de l'évaluation, et même un rapport
évaluatif aux valeurs observées. De même, le changement de valeurs
nous apparaît difficilement comme neutre. Il est évalué
positivement ou négativement, c'est un progrès ou une décadence.
Et si nous ne cherchons pas juste à observer pour lui-même le
mouvement des valeurs, mais à participer à leur transformation,
alors cet élément nécessaire d'évaluation est encore plus
évident. Or n'est-ce pas notre cas ? Nous cherchons à
connaître nos valeurs dans le but de pouvoir les transformer. C'est
pourquoi l'impossibilité de rendre objective notre méthode n'est
pas un inconvénient. Une telle recherche visant à nous situer, à
évaluer notre situation en fonction de ses possibilités pour nous
d'y vivre et d'y agir mieux, c'est ce que nous nommons ici un
diagnostic philosophique.
Cette forme de
recherche en vue de connaître les conditions circonstancielles, et
néanmoins essentielles, de notre pensée et de notre activité est
indissolublement liée au caractère foncièrement pratique de la
philosophie. En son sens plein, celle-ci est en effet sagesse et
recherche de la sagesse, même si elle est aussi conçue, en un autre
sens, comme une sorte de science des sciences, comme un genre de
théorie se situant au plus haut niveau d'abstraction. Par rapport à
la question des valeurs, la différence entre la philosophie qui
assume son implication pratique et celle qui s'efforce vers la pure
théorie, consiste, comme nous venons de le voir, dans le fait que
les valeurs et tous les objets de la pensée sont dans la première
abordés par une méthode elle-même évaluative, tandis que dans la
seconde tous les objets examinés, les valeurs y compris, dans la
mesure où cela est possible, sont placés sous un regard au plus
haut point dépouillé de jugement évaluatif — pour étudier,
selon le mot de Spinoza, même les passions sans passions, comme s'il
s'agissait de géométrie, et ainsi que s'y efforce également une
certaine psychologie. S'agit-il pour autant de nous jeter dans une
manière passionnée de penser, de laisser s'exprimer notre tendance
à évaluer et à juger immédiatement de tout ce qui nous touche ?
Évidemment non. Dans une pensée purement abstraite (à supposer
qu'il puisse exister une telle chose), le principe d'évaluation se
rend invisible et échappe à la réflexion. Mais s'il s'affirme
immédiatement, il empêche également cette dernière et y échappe
de même. Dans cette mesure, l'exercice des disciplines les plus
abstraites, avec la tentative d'en appliquer l'esprit à l'examen des
passions et des valeurs elles-mêmes, est utile et peut-être
indispensable à la philosophie telle que nous l'entendons. Mais
justement, ces disciplines abstraites représentent pour elle un
exercice de discipline, au service d'une pensée assumant son
caractère pratique et la nécessité de travailler les aptitudes
correspondantes, plutôt que la méthode destinée à aboutir
ultimement à des théories. La philosophie échappe donc à
l'alternative entre une théorie sans évaluation et des évaluations
non raisonnées. Et elle y parvient non pas en ajoutant la raison à
la passion, la science à l'évaluation, comme si l'une devait servir
à maîtriser l'autre, qui lui demeurerait par nature étrangère.
Dans ce cas, la théorie resterait distincte de la pratique qu'elle
dirige, et rien n'interdirait de concevoir la philosophie comme
représentant la seule partie rationnelle de cette alliance, pour
revenir ainsi à sa conception purement théorique. Il faut concevoir
au contraire le raisonnement comme comportant déjà l'évaluation,
non seulement comme incapable de s'en dégager, mais comme se fondant
aussi sur elle, les valeurs n'étant jamais, à strictement parler,
de purs objets d'étude, mais toujours aussi à la fois objets
d'évaluation et résultats d'une certaine pratique d'évaluation, ou
plus précisément ici d'une discipline d'évaluation. Autrement dit,
dans le diagnostic philosophique, l'implication réciproque de la
pensée et de la pratique conduit à relativiser l'idéal
d'objectivité dans la saisie des valeurs et de leurs
transformations, et à utiliser nos capacités d'évaluer afin de
révéler nos valeurs pour ainsi dire en elles-mêmes. En procédant
ainsi, nous ne sortons pas du dynamisme de la transformation des
valeurs, mais nous y pénétrons, nous l'intensifions et lui donnons
une clarté, une lucidité, qu'il n'a pas d'habitude. Il faut
s'attendre alors à ce que les valeurs que nous découvrirons comme
les nôtres à divers degrés, comme plus ou moins largement
partagées, plus ou moins identifiables par les termes qui permettent
de les classer dans notre langue, commune ou technique, ne se
disposent pas devant nous comme un éventail d'objets dont nous
puissions disposer, pour prendre du recul, raisonner dans cette
perspective en surplomb, et les évaluer, et pour examiner leurs
tendances, leurs mouvements, et décider à bon escient par un tel
raisonnement ou une évaluation distincte si leurs transformations
vont dans le bon sens ou non. Notre diagnostic même ne pourra pas
être neutre, et il devra non seulement comporter des évaluations,
mais également initier la transformation des valeurs que nous
chercherons à saisir et à comprendre, parce qu'elles ne pourront
pas être seulement l'objet de notre diagnostic, mais devront
également le guider. C'est pour cette raison que la méthode devra
être intimement réflexive, une réflexion de nos valeurs.
Position du problème
Il semble que notre
projet d'aborder la transformation des valeurs par un diagnostic
philosophique puisse s'analyser en plusieurs problèmes distincts.
Premièrement, il faut repérer quelles sont nos valeurs.
Deuxièmement, il faut observer quelles sont les transformations
qu'elles ont subies et qu'elles subissent. Troisièmement, il faut
découvrir quelles sont les possibilités de transformations
auxquelles elles donnent lieu. Et quatrièmement, il faut évaluer
cet état et cette évolution de nos valeurs. Ces questions
paraissent se poser dans l'ordre que nous venons de leur donner, les
premières étant chaque fois supposées par les suivantes. Dans ces
conditions, cet ordre définit aussi immédiatement les étapes de
notre recherche, puisqu'il faut résoudre les premières pour passer
aux suivantes. Nos habitudes intellectuelles nous poussent à estimer
très raisonnable cette façon de procéder et d'organiser la
recherche. Elles nous conduiraient ensuite à continuer le processus,
à passer successivement à chacune des questions, et à voir si
elles ne pourraient pas être divisées à leur tour en questions
partielles, susceptibles d'être mises à leur tour en série et de
représenter les étapes à franchir pour en trouver la solution. Cet
art de la division des problèmes est important, et même essentiel.
C'est toute la solution qui s'y dessine déjà, car, on le sait, un
problème bien posé est déjà, de ce seul fait, en grande partie
résolu. Rien n'est plus vrai, et c'est la raison pour laquelle il
importe aussi de ne pas bâcler cette étape de la position du
problème en la traitant selon des habitudes conduisant à une
analyse relativement mécanique, comme si précisément tous les
problèmes pouvaient se traiter selon une même méthode,
relativement indépendante de la nature exacte de leurs enjeux
propres. Et d'ailleurs, la division que nous avons proposée ne la
néglige pas vraiment, mais elle en tient compte au moins
abstraitement. Et dans l'abstrait, dans le domaine du discours et de
la logique, les idées s'organisent selon des fils et des arbres,
dont le parcours permet une progression relativement continue, telle
que celle que nous venons d'envisager. Ainsi, dans la déduction, on
passe sans revenir, des prémisses aux conclusions, de celles-ci,
prises comme nouvelles prémisses, à d'autres conclusions, et ainsi
de suite.
Mais cette progression
continue ne peut avoir lieu que si les dépendances logiques ou les
implications sont unilatérales, et ne s'établissent que dans un seul
sens, et non pas si elles sont réciproques. Car alors, il faut sans
cesse revenir sur son chemin, changer de sens, et le raisonnement se
met à former des boucles qui risquent de s'enchevêtrer, au lieu de
tracer un chemin sur lequel on avance toujours, sinon pour ressauter
aux embranchements afin de suivre les trajets non encore empruntés.
Or en va-t-il ainsi dans un diagnostic philosophique, qui refuse de
faire de l'objectivation son idéal et s'applique au contraire à
réfléchir dans son objet les conditions par lesquels il peut être
posé ? Concernant les valeurs, l'idéal de l'objectivation
exigerait qu'on s'efforce de les extraire des jugements subjectifs de
l'observateur, de les en purifier entièrement si possible, et de les
placer ainsi stérilisées sous la lentille parfaitement polie d'un
instrument scientifique. De cette manière, la pure valeur pourrait
apparaître telle qu'elle est en elle-même, dans sa stricte
objectivité, face à un regard entièrement dépouillé de jugement
de valeur ou de subjectivité. Peu importe à présent que cette
objectivation des valeurs soit réellement possible ou qu'elle ne
corresponde qu'à une fiction ou à un simple idéal, en soi
inatteignable. Il reste qu'elle représenterait la condition à
laquelle les deux problèmes que nous avons distingués
provisoirement, celui du repérage des valeurs comme telles, et celui
de leur évaluation, pourraient se présenter comme vraiment
distincts à un observateur qui, dans le cadre de sa recherche, se
serait dépouillé de sa tendance à évaluer. Mais le diagnostic
philosophique ne vise-t-il pas justement l'inverse, à savoir cette
évaluation des valeurs et de leurs transformations réelles et
possibles ?
Assurément, même dans
ce but, il faut envisager la possibilité que la meilleure façon de
l'atteindre consiste à procéder par l'étape de l'objectivation et
à renvoyer la phase d'évaluation au moment où les valeurs et leurs
champs de transformations auront été définis objectivement.
Tentons donc de voir comment cette méthode pourrait s'appliquer à
notre problème. Comment l'objectivation s'effectue-t-elle donc ?
L'examen de cette opération montre qu'il s'agit d'une discipline par
laquelle l'examinateur se met dans une disposition précise, où il
fait abstraction des aspects subjectifs de son rapport aux objets
étudiés. Dans chaque société, en fonction du degré auquel on
accorde de l'importance à l'objectivité de certaines connaissances,
diverses méthodes, divers instruments sont disponibles, qui exigent
de se placer dans l'attitude appropriée et aident à le faire. C'est
au point que certaines sciences, comme les mathématiques et la
géométrie, semblent en elles-mêmes objectives, tant elles
contraignent celui qui veut les pratiquer efficacement à prendre
l'attitude objective, qui, à travers elles, s'étend plus ou moins à
tous les objets auxquels ont les applique. En réalité, c'est la
disposition des savants eux-mêmes qui est devenue objective dans la
mesure où ils se sont élevés au niveau d'abstraction qu'exigent
les opérations de leur discipline. Il semble que ce dont ils ont
fait abstraction, ce soient d'abord tous les sentiments, jugés
généralement représenter la part la plus subjective en nous. Mais
ils ont dû se défaire également de l'habitude de comprendre les
choses en fonction de la perspective dans laquelle elles leur
apparaissent d'abord, et qui forme l'aspect subjectif de la sensation
et de la perception. C'est une sorte d'ascèse qui est ainsi exigée
de ceux qui cherchent à acquérir la disposition à envisager
objectivement les choses. On pourrait décrire la situation dans
laquelle l'objet est vu tel quel, c'est-à-dire objectivement, comme
un point de vue neutre, ne représentant celui de personne en
particulier, mais permettant, moyennant l'exercice et les facultés
voulues, à tous de s'y placer pour voir de là les choses de la même
manière que tous les autres. C'est ainsi que, lorsque je considère
un cercle dessiné, ou imaginé, il m'apparaît avec toute sorte de
caractères singuliers, un trait plus ou moins large, irrégulier,
coloré diversement, sans compter que j'y rapporte des sentiments
divers en fonction des associations qu'il suscite dans mon
imagination avec des souvenirs et des transformations fantaisistes.
Bref, il est improbable qu'il apparaisse de la même manière à
quelqu'un d'autre. Au contraire, quand je le considère en géomètre,
je fais abstraction de tous ces aspects pour n'y voir que ce qu'en
retient sa définition géométrique, parfaitement accessible à tout
autre géomètre formé à sa discipline. Et notamment, pour le
géomètre, le cercle considéré n'est ni beau, ni plaisant, ni
désirable, ou plutôt plus rien de tout cela n'est considéré comme
pertinent du point de vue géométrique. Par conséquent, la chose
parfaitement objectivée est également dépouillée de toute valeur,
ou plutôt je l'observe sans plus faire intervenir aucune valeur
particulière.
*
Laissons pour l’instant
de côté la question de savoir ce que signifie exactement cette
perspective objective, et ce qu'y deviennent tous les aspects
subjectifs dont il a été fait abstraction et qui sont donc tombés
hors de considération. Ne nous inquiétons pas de savoir si,
peut-être, loin d'avoir disparu, ils continuent d'affecter la
perception objective dont ils sont censés avoir été éliminés.
Envisageons même l'hypothèse de leur élimination effective.
Tournons-nous vers nos objets, les valeurs, et plaçons-les dans
cette lumière neutre. Ne vont-elles pas disparaître ? Car ne
font-elles pas partie des aspects subjectifs de notre expérience, de
ceux que la discipline d'objectivation nous a fait éliminer de notre
considération ? A cette objection, on peut chercher à répondre
dans deux directions. D'une part, est-il certain que les valeurs
soient subjectives, ou ce qu'affecte le caractère subjectif ne
serait-ce pas seulement le jugement de valeur ? D'autre part, ce
qui doit avoir disparu du sujet qui pratique la science doit-il pour
autant échapper à l'objectivation scientifique ?
L'idée que les valeurs
puissent avoir une existence indépendante de la manière dont chacun
de nous les pense, et qu'on ne puisse donc pas les réduire aux
jugements subjectifs auxquels elles donnent lieu, est largement
répandue. Ceux qui, par exemple, prétendent défendre les valeurs,
et non telles ou telles valeurs particulières, propres à un groupe
ou à une culture, présupposent leur existence indépendante. C'est
pourquoi ils peuvent parler aussi bien d'un côté d'une adhésion
aux valeurs que, de l'autre, d'une indifférence aux valeurs, de leur
mépris, de leur perte ou de leur absence dans telle société.
D'importants mouvements se réfèrent plus ou moins explicitement à
une telle conception, comme celui des droits de l'homme, vu que
ceux-ci sont conçus comme universels, indépendants donc des
diverses cultures et plus encore des estimations individuelles. Or
ces droits déclinent un certains nombre de valeurs, jugées
inhérentes à la nature humaine en soi, telles que la liberté, la
propriété, la famille, le bien-être, et ainsi de suite. Pour
reconnaître ces valeurs, il n'est pas nécessaire dans cette
perspective d'étudier les caractères particuliers des diverses
cultures et des valeurs effectivement reconnues par des groupes ou
des individus. On sait bien qu'une telle enquête conduit à
manifester des écarts importants entre les supposées véritables
valeurs universelles de l'humanité et celles qui sont reconnues dans
les sociétés concrètes. Mais on interprète ces différences comme
un écart entre une conception imparfaite des valeurs et leur
conception plus juste. Certes, on sait bien que ces valeurs n'ont pas
la même existence que les choses matérielles dont s'occupent les
sciences de la nature. Ce sont des réalités qu'on pourrait
qualifier par exemple de spirituelles ou de morales, par opposition à
ces choses matérielles. On ne peut donc pas les montrer aux sens, et
leur perception est d'une autre nature. Peu importe d'ailleurs qu'on
se réfère pour en rendre compte à un sens moral inné, implanté
en tout homme, à une conscience éternelle qui nous les fait sentir
ou voir, à une raison qui les implique ou à une voix divine qui
nous les chuchote. Quelle que soit la façon dont nous y avons accès,
elles sont conçues comme indépendantes par rapport à notre manière
de les penser, et comme objectives, dans la mesure où, avec
l'éducation appropriée, avec les efforts nécessaires, chacun peut
et doit les percevoir comme tout autre. Cette croyance est encore
bien plus largement répandue qu'elle n'est explicitement affirmée.
Or, si elle était vraie, ne faudrait-il pas en conclure que toute
connaissance des valeurs devrait être acquise par une sorte de
science objective, qui en établirait la définition exacte, les
saisissant telles qu'elles sont en soi, avant de se soucier
d'enquêter sur les aléas de leurs aventures dans l'histoire
humaine ? Car la transformation des valeurs qui nous intéresse ne
pourrait alors être que secondaire par rapport à leur existence
éternelle. Il faudrait même affirmer que, à proprement parler, les
valeurs ne se transforment jamais, appartenant à un ordre moral
éternel. Leurs transformations se réduiraient alors aux
modifications de nos manières d'appréhender plus ou moins mal les
valeurs immuables. Elles appartiendraient à l'histoire de notre
rapport aux valeurs, et ne concerneraient pas ces dernières comme
telles. Et pour comprendre cette histoire de nos erreurs, de nos
errances, dans la tentative de saisir les valeurs, il faudrait
commencer par établir le critère stable auquel elles devraient être
mesurées, et étudier donc les valeurs objectivement avant d'entrer
dans l'examen des évolutions de nos rapports subjectifs avec elles.
Un plan analogue à celui que nous avions commencé par formuler
comme semblant aller de soi, proposant de distinguer diverses étapes
— l'étude des valeurs comme telles, puis de leurs transformations,
puis l’évaluation de ces transformations —, se justifierait tout
à fait dans cette hypothèse.
Cependant l'hypothèse
d'une connaissance objective des valeurs ne résiste pas à l'examen.
Pour s'en convaincre, il suffit d'en analyser l'idée elle-même. En
effet, si les valeurs existent comme des objets que nous puissions
connaître dans l'attitude objective, il faut que nous puissions les
saisir sans laisser s'immiscer de jugements de valeur dans notre mode
d'approche. Sinon, nous introduisons une dimension subjective que la
discipline scientifique nous interdit de faire intervenir. Supposons
donc que nous parvenions à connaître, selon la pure méthode
objective, une valeur quelconque, par exemple la charité, et posons
même que nous en ayons une connaissance vraie. Comment cette
connaissance pourra-t-elle s'exprimer ? Je pourrai donner une
définition de la charité, telle que le fait d'aimer les autres
comme soi-même. Imaginons que cette définition soit entièrement
développée pour s'imposer comme tout à fait satisfaisante. A
partir de là, je pourrai examiner toute sorte d'actions pour repérer
exactement celles qui sont charitables, ou pour déterminer le degré
auquel elles le sont. Je pourrai même ajouter que si la charité est
une valeur, ces actions reconnues comme charitables doivent avoir de
la valeur. Mais justement, d'où tirerai-je la connaissance que ce
que j'ai défini comme étant la charité, l'amour des autres comme
de soi-même, est une valeur ? Il faut que je l'aie acquise en
plus. J'ajouterai donc à ma définition que la charité, cet amour
des autres équivalent à l'amour de moi-même, est une valeur, ou
que cet amour est une valeur qu'on nomme charité. Maintenant, tout
le monde n'est pas aussi savant que moi, puisque certains ne
considèrent pas la charité comme une valeur. Je vais donc la leur
apprendre en leur expliquant, objectivement bien sûr, la juste
définition. Imaginons qu'ils me disent « ah, très bien, à
présent nous avons compris, nous voyons bien ce qu'est la charité,
et que c'est une valeur. Mais pour notre part, vous savez, elle ne
nous importe pas le moins du monde, et nous continuerons à vivre
sans nous en soucier. » Je ne devrais pas m'en étonner,
puisque l'hypothèse de l'objectivité de la valeur doit permettre de
la comprendre sans s'engager subjectivement par une évaluation
quelconque. Je devrais donc conclure simplement que ma mission
d'éducateur scientifique est terminée, que maintenant qu'ils
connaissent objectivement la valeur, le soin de la reconnaître, de
l'adopter, bref de l'évaluer, leur revient en tant que sujets, et
tombe comme la sphère subjective hors de ma science. Mais le
problème est que c'est absurde. Comment pourraient-ils savoir que la
charité est vraiment une valeur, alors qu'ils la jugent,
subjectivement, sans valeur ? En somme, ils diraient « c'est
une valeur en soi, mais ce n'en est pas une pour moi », comme
quelqu'un qui dirait « il est vrai que deux et deux font
quatre, mais pour ma part je n'y crois pas ». Et c'est pire
encore, parce que la valeur ne se définit pas autrement que par le
fait qu'elle se présente comme principe de valorisation. Si donc je
ne valorise pas d'une certaine façon, non seulement je ne reconnais
pas la valeur correspondante, mais je ne la connais pas non plus
comme valeur. Remarquons d'ailleurs qu'il ne s'agit pas ici d'un
conflit de valeurs, comme si quelqu'un disait par exemple qu'il voit
que la charité a une valeur, mais qu'il en accorde davantage à
d'autres sentiments qui l'amènent à lui donner respectivement peu
de poids. Car dans ce cas, il y aurait une certaine valorisation
subjective de la charité, même si c'est à un degré plus faible
que celle qu'en font ses partisans les plus enthousiastes. Le fait
est que, pour connaître une valeur, il faut que je l'éprouve comme
valeur et que je me rapporte donc subjectivement à elle. Par
conséquent, la valeur n'est pas objective comme supposé dans
l'hypothèse.
Reste donc la deuxième
possibilité de défendre la science objective des valeurs, selon
l'idée que les aspects subjectifs de notre vie peuvent être connus
selon ses méthodes. Une telle science n'a pas du tout besoin de
l'hypothèse d'une existence indépendante des valeurs ou de la
possibilité de les saisir objectivement en elles-mêmes, étant
donné que c'est en tant que réalité subjective qu'elle les étudie.
Ce qui importe dans cette démarche, c'est la possibilité
d'objectiver la vie subjective. Or le mouvement d'objectivation n'entre
pas en contradiction avec lui-même de ce seul fait,
puisqu'il distingue entièrement dans cette science le sujet qui la
pratique de son objet, et qu'il suffit pour réaliser l'objectivation
que le savant lui-même fasse abstraction de ses tendances
subjectives lorsqu'il étudie ces mêmes tendances dans son objet.
N'est-ce pas ainsi d'ailleurs que procède la psychologie et que
tentent de le faire diverses sciences humaines ? Rien n'interdit
donc dans cette démarche de reconnaître le caractère foncièrement
subjectif des valeurs et de leurs transformations, pourvu qu'elles
s'offrent à une enquête neutre, dépouillée de jugement de valeur.
Or n'est-il pas possible de constater sobrement l'existence de
valeurs, non plus dans un domaine de réalité spécial, spirituel ou
moral, mais bien dans la vie concrète des hommes, en rapport avec
leurs propres jugements de valeurs ? Car ces valeurs ne se
soustraient plus à l'observation quand on les observe là où elles
sont concrètement, dans les comportements mêmes des hommes,
parfaitement accessibles à l'examen objectif, comme ceux des animaux
d'ailleurs. Évidemment, ce qu'éprouve intimement le sujet de ces
jugements n'est pas accessible à la même observation, pas de
manière directe au moins. C'est le comportement et les témoignages
qui peuvent nous en donner quelque idée. Mais le savant a-t-il
besoin d'obtenir un accès direct à cette vie intérieure ? A
quoi cela lui servirait-il ? S'il y pénétrait pour en avoir
l'expérience, c'est alors justement qu'il se trouverait placé
lui-même dans la perspective subjective, au lieu de l'objectiver en
s'abstenant de participer pour sa part à la vie intérieure du sujet
observé. Il se contentera donc de l'étude des comportements,
objectivement saisissables, descriptibles et explicables selon leurs
rapports entre eux et à leur environnement. Il se contentera de même
des témoignages, sous leur face objective, pour étudier la manière
dont les sujets observés décrivent et expliquent leur rapport aux
valeurs à leur façon, qui ne doit pas être confondue avec celle de
la science, dont elle n'est que l'objet. Le savant aura ainsi, face à
lui, des comportements et des discours, entièrement objectivés et
prêts à l'enquête objective. Bien entendu, étant homme lui-même,
il ne pourra s'empêcher de juger moralement et de réagir en
fonction de ses propres valeurs, trouvant tels actes méchants,
d'autres admirables, et ainsi de suite. Mais il se maîtrisera, se
soumettra à la discipline scientifique pour les faire taire et
reprendre l'examen froidement, comme s'il observait le comportement
des abeilles ou des fourmis, que dis-je ? des bactéries plutôt.
Tels animaux cherchent la lumière, la nourriture. Cela s'observe aux
mouvements qu'ils font et à la manière dont ils sont régulièrement
orientés. Il n'est pas même nécessaire de supposer qu'ils
éprouvent quoi que ce soit à leur occasion. — Mais les animaux
crient de douleur. — Soit, mais cela s'observe aussi
matériellement. — Mais les hommes parlent de leurs sentiments et
de leurs valeurs. — Oui, seulement il ne s'agit pas d'éprouver
comme eux ce qu'ils sentent, mais d'examiner comment ils en parlent,
en quelles circonstances, dans quelles situations, en relation avec
quels autres discours et comportements, éventuellement dans quelles
conditions physiques observables, comme la faim, la fatigue, etc.
Et sans aucun doute, il
y a tout un domaine de connaissances qui peuvent être acquises ainsi
sur l'homme, sur ses comportements, en psychologie, en sociologie, en
économie, voire en histoire. Toutefois quelles sont les limites
d'une telle connaissance ? Les sentiments y entreront-ils par
exemple ? Et pourquoi non ? Observons un couple de canards,
la manière dont ils se sont rencontrés, dont ils ont vécu depuis
ensemble, s'entraidant pour élever leurs petits et au-delà, se
montrant fort perturbés si leur compagnon tombe malade ou meurt. Ne
pourrons-nous dire qu'ils s'aiment, non parce que nous sentons ce
qu'éprouvent deux canards qui s'aiment, mais parce que c'est ce
comportement même que nous nommons amour ? Imaginons même que
ces canards amoureux puissent parler et nous dire « nous nous
aimons... ». En apprendrions-nous vraiment davantage ? Et
si un homme et une femme nous affirment qu'ils s'aiment, mais se
comportent en tout d'une manière opposée au comportement typique de
ce sentiment parmi les hommes, ne nous fierons-nous pas davantage à
leur comportement qu'à leur témoignage, pour récuser ce dernier ?
Toutefois en va-t-il de même pour les valeurs ? Car
pouvons-nous également les observer comme les sentiments ramenés à
des dispositions qui s'expriment dans des comportements en certaines
circonstances plus ou moins définies ? Il semble plus difficile
de réduire les valeurs à des dispositions observables ainsi. Et il
est caractéristique que nous puissions difficilement attribuer des
valeurs aux animaux, qui ne parlent pas, et n'ont donc pas de
discours sur les valeurs et leurs évaluations pour nous en avertir.
On peut les observer longtemps sans découvrir l'analogue de ce qu'on
pense découvrir chez l'homme, une perte de valeur chez des chats,
une transformation de valeurs chez des chiens ou une remise en
question de leurs valeurs chez des ânes. Certes, nous pouvons
observer des changements de sentiments ou de désirs chez les
animaux, et voir par exemple un chat cesser d'éprouver comme dans sa
jeunesse le goût de chasser les souris. Mais il n'y aurait guère de
sens à en déduire aussitôt l'existence de valeurs correspondantes,
ce qui reviendrait à ramener les valeurs aux désirs. Or que les
deux diffèrent, cela se voit bien chez les hommes qui affirment des
valeurs éventuellement opposées à leurs désirs, avoués et
observés. Ainsi, pour reprendre l'exemple de la charité, le fait
que quelqu'un en fasse pour lui une valeur ne signifie pas qu'il
éprouve simplement le désir de traiter autrui comme lui-même, et
qu'inversement, il ne désire plus poursuivre son avantage au
détriment de celui des autres. Au contraire, son adhésion à la
valeur de la charité le mettra souvent en conflit avec ses désirs
effectifs opposés à cette valeur. Je pourrai donc examiner son
comportement, et en déduire qu'il n'est pas charitable
éventuellement, sans que cela signifie pour autant qu'il n'ait pas
adopté la valeur de la charité et qu'il ne condamne pas, de son côté,
son propre comportement, parfois sévèrement, parfois avec
indulgence. Il est vrai que ces évaluations de ses propres
comportements pourront marquer ceux-ci, pour y produire parfois des
perturbations, parfois des nuances discrètes. Et donc l'observation
objective pourra noter ces mouvements. Seulement, pour les
interpréter en termes de valeurs, il faut se référer aux discours,
au mieux, lorsque ceux-ci sont assez distincts, ou à d'autres formes
d'expression, artistiques par exemple, des valeurs. Et alors la
compréhension de ce que signifie la valeur dans ces discours
implique une interprétation mettant en jeu une référence à la
compréhension intérieure que nous pouvons avoir des valeurs,
c'est-à-dire à une compréhension subjective, qui vient cette fois
affecter l'objectivité recherchée, puisqu'elle ne peut plus être
objectivée à son tour sans impliquer simplement cette même
référence à la compréhension subjective au point de vue supérieur
auquel il a fallu se placer pour effectuer cette objectivation ;
et ainsi de suite, indéfiniment.
A vrai dire, cette
objection est-elle décisive ? Car, avancée contre la
possibilité d'une science objective des valeurs, elle porterait en
réalité aussi contre la science des sentiments, voire des
phénomènes physiques. Or nous avons bien des sciences objectives
dans ces domaines. Toutefois, le sont-elles vraiment ? Pour
l'étude des sentiments, que nous avions admis pouvoir être
objectivés dans la mesure où il est possible d'attribuer des désirs
à des animaux, même extrêmement simples, à partir de
l'observation de leur comportement, il est loin d'être certain que
cette objectivation puisse avoir lieu sans se référer à notre
propre expérience intime du désir, ainsi que des sentiments par
lesquels il s'exprime. Car ces désirs, nous ne les voyons pas chez
les animaux par une observation objective. S'ils en expriment, c'est
encore en nous référant à notre propre expérience subjective que
nous interprétons leurs mouvements comme l'expression de sentiments.
Il est si peu nécessaire d'entrer dans cette perspective que des
philosophes et savants tels que Descartes ont pu proposer de ne
considérer scientifiquement les animaux que comme de pures machines,
et les sentiments que nous leur attribuons que comme de simples
projections de notre part. Ce penseur poussait ainsi à un degré
extrême la critique de la finalité grâce à laquelle la science
moderne s'est dégagée de ce type de projections non seulement sur
les autres êtres vivants, mais également sur les choses de la
nature, où l'on faisait auparavant intervenir l'orientation vers des
fins, et donc des désirs, pour expliquer les mouvements des corps —
la chute de la pierre, par exemple, à partir de son désir de
retourner chez elle, à son lieu naturel, en bas. Or, quand nous
faisons intervenir les désirs dans l'étude des êtres vivants, ne
devons-nous pas nous fonder sur une telle projection de nos propres
désirs, qui réintroduit une perspective subjective dans cette forme
de science ? Le biologiste, l'éthologue, le psychologue, le
sociologue ne peuvent guère se passer dans leur science, aussi
objective qu'ils cherchent à la concevoir, de l'hypothèse de
l'existence d'un désir, ou d'un effort orienté vers des fins. Et
dans cette mesure, leur discipline continue à rester subjective.
Plus encore, la physique elle-même ne s'émancipe jamais entièrement
de l'expérience subjective de la sensation ou de la perception.
Certes, après Descartes, on pourra considérer que les couleurs, les
odeurs, les saveurs, les sons, les sensations tactiles ne sont que
des propriétés de la sensation, et non des choses elles-mêmes. Il
n'empêche que, sans les voir ou les toucher, nous n'avons aucune
expérience de ces choses purement matérielles, ni par conséquent
la capacité de faire intervenir l'expérience dans les sciences. Et
les qualités propres de l'étendue, nous les saisissons d'abord
aussi comme des propriétés de nos sensations, à partir desquelles
nous les en abstrayons le mieux possible, mais jamais de façon à
pouvoir les en rendre tout à fait indépendantes. On pourrait
montrer qu'il en va de même pour la géométrie et l'ensemble des
mathématiques. Par conséquent, il est difficile de nier la présence
d'une part de subjectivité dans toutes les sciences, quel que soit
l'effort accompli pour la réduire le plus possible.
Il n'empêche que les
sciences de la nature peuvent être dites objectives dans la mesure
où le processus d'objectivation a été mené à un degré tel que
leurs objets ont acquis une indépendance suffisante pour être
conçus de la même manière par tous ceux qui ont suivi la
discipline leur permettant de se placer au point de vue exigé. N'en
va-t-il pas de même pour la finalité ramenée au principe minimal,
que chacun peut comprendre une fois réalisée l'opération
d'abstraction plaçant hors de considération les particularités
concrètes de sa vie sentimentale ? Et ne peut-on de même
définir un degré d'objectivité suffisant pour l'étude des
phénomènes culturels, en ramenant le sens esthétique et moral à
son principe, le mouvement de valorisation ? Bref, une étude
objective des valeurs n'est-elle pas possible et souhaitable, une
fois les diverses formes du processus d'objectivation distinguées et
peut-être hiérarchisées ?
En effet, si l'on tient
compte du fait que l'objectivité est bien le résultat d'un
processus d'objectivation, qui a diverses orientations et degrés,
rien n'interdit l'existence de sciences relativement objectives
d'espèces diverses. On pourra ainsi établir une hiérarchie dans
l'objectivité entre les sciences de la nature, qui rejettent la
finalité, la biologie, qui l'accepte (au moins en partie), mais
rejette la valorisation, et les sciences humaines, qui acceptent
généralement aussi cette dernière, mais sous une forme dépouillée
autant que possible des valeurs spécifiques d'un individu ou d'une
culture. Et l'on pourra se réjouir de l'effort vers l'objectivité,
même partielle, qui s'y exerce. Mais il reste que l'objectivité
demeure précisément toujours partielle, limitée à certains
degrés, même celle des sciences de la nature, et qu'en outre les
valeurs résistent particulièrement à l'étude objective, celle-ci
impliquant toujours des valeurs, ne serait-ce que celle de
l'objectivité elle-même.
*
Quelles que soient les
difficultés d'une étude objective des valeurs, il nous faudrait
nous en accommoder s'il s'agissait de tenter d'établir les valeurs
d'une société étrangère à la nôtre, dont nous ne pourrions
avoir de connaissance par une expérience intime, sinon,
indirectement, à travers ses œuvres artistiques et littéraires. Et
les valeurs de bien des milieux dans notre propre société ne nous
sont guère accessibles autrement non plus. Mais ce sont d'abord nos
propres valeurs qui nous intéressent, notamment celles que nous
partageons avec des milieux plus ou moins vastes de notre société.
Et celles-ci, nous pouvons certainement les reconnaître également
dans leurs manifestations publiques autour de nous, mais nous en
avons également une expérience intime, pour autant que les valeurs
se présentent dans une telle expérience. N'est-ce pas comme nos
opinions, que nous pouvons observer chez les autres, autour de nous,
mais que nous trouvons également dans nos propres pensées ? Et
ces dernières paraîtront une source plus originaire et plus fiable
pour les y observer.
Mais est-ce vrai dans
tous les cas ? N'arrive-t-il pas aussi que nous découvrions nos
opinions mieux exprimées par un autre que par nous-même ? Et
n'arrive-t-il pas qu'alors nous estimions les connaître mieux par ce
détour ? Ce genre de phénomène introduit un soupçon sur
notre aptitude à reconnaître en nous nos propres pensées. Et il
arrive que ce soupçon croisse au point de conduire certains à se
défier tout à fait de la connaissance que le sujet peut avoir de
lui-même par ce genre d'examen direct qu'on nomme l'introspection.
Ne se pourrait-il pas qu'un malin génie, qu'on peut appeler
inconscient si vous préférez, ne s'acharne à nous tromper en nous
cachant à nous-mêmes au plus profond de nous ? Qui sait ?
A vrai dire, si notre
vie intérieure — nos pensées, nos opinions, nos sentiments, nos
dispositions, nos valeurs — nous était transparente, le diagnostic
que nous voulons entreprendre serait, sinon inutile, du moins très
largement facilité. Il suffirait de nous interroger pour établir la
liste de nos valeurs, avec leur hiérarchie exacte. Et les
connaissant ainsi, nous ne manquerions pas de voir clairement aussi
quelles sont les tensions entre elles, les résistances à leur égard
dans notre vie émotionnelle, intellectuelle, ainsi que dans notre
situation en général. Non seulement nous assisterions au spectacle
de leurs transformations, tout en y participant, mais nous verrions
se dessiner celles qui vont survenir. Que pourrions-nous demander à
un diagnostic philosophique qui ne soit pas déjà accompli dans
notre parfaite lucidité à notre égard ? Que serait
l’introspection pour nous, sinon une rapide attention à ce qui se
passe en nous, aussi aisée que le coup d'œil que nous jetons autour
de nous pour repérer le lieu où nous nous trouvons ? Que
dis-je ? Elle serait plus aisée encore, et de loin, parce que
la simple vue est loin de nous révéler tout ce qui nous entoure.
Mais seuls ceux qui n'ont justement guère l'expérience de
l'introspection imaginent qu'elle leur apporte à volonté une
connaissance immédiate, à peu près parfaite. Celui qui la pratique
perçoit toute son opacité, tandis que l'observation de ceux qui
s'examinent et se racontent eux-mêmes confirme cette expérience et
manifeste suffisamment les mirages auxquels l'introspection expose
les naïfs et même les plus aguerris. C'est d'ailleurs la raison du
soupçon que nous notions.
Nous avons remarqué
que la connaissance objective ne pouvait être pure, mais qu'elle se
fondait inévitablement sur notre expérience subjective. Dans cette
mesure, il n'y a aucune raison de nous tourner vers elle comme le
moyen assuré de nous tirer des obscurités de l'introspection. Si la
science objective atteint une forme d'assurance plus grande, c'est
grâce à une discipline qui nous permet d'aborder les choses de
manière sélective et selon une méthode permettant d'isoler et
d'examiner les traits plus constants des objets, envisagés comme
matériels, et analysés en fonction de régularités et de lois
exprimables abstraitement, en utilisant notamment le langage et les
procédures des mathématiques. Il n'y a pas de raison en soi pour
qu'une autre discipline ne permette pas d'utiliser l'introspection
comme moyen d'une autre forme de connaissance véritable, quoique de
nature différente.
S'il est vrai que notre
vie intérieure est extrêmement difficile à ressaisir, et déjà à
observer précisément, tant le mouvement des idées, des sentiments,
des impressions y est complexe, mouvant, flottant, flou,
fantomatique, ce n'est pas au point que nous n'y distinguions rien de
clair et de distinct, et parfois même nous en sommes autant ou plus
capables que dans la perception du monde extérieur. Car la sensation
déjà en fait partie, évidemment. Et si souvent je ne sais pas très
bien ce que je crois exactement, ou ce que j'éprouve, j'ai aussi des
certitudes qui laissent peu de place au doute. Ainsi j'éprouve,
parmi d'autres, des douleurs et des plaisirs marqués, je conçois
parfaitement certaines idées, j'agis parfois pour des motifs tout à
fait connus, il m'arrive d'approuver tout à fait nettement et de
savoir ce que je veux. Cela ne veut pas dire que je sois capable de
donner l'explication de ce que je saisis clairement ou de prévoir ce
qu'il va devenir. Mais, notamment lorsque je veux, je connais
d'habitude sans le moindre doute ma volonté. Il arrive que je ne
veuille pas vraiment, que je ne puisse me décider, et qu'on traduise
cette hésitation en disant que je ne sais pas ce que je veux. Mais
il faudrait plutôt dire que je ne sais pas ce que je voudrai, parce
qu'en réalité je ne veux pas encore. Et cela, je peux le savoir, et
l'exprimer par exemple en disant que j'hésite. Car si vraiment je
voulais, je le saurais aussi. On accuse également de ne pas savoir
ce qu'il veut celui qui change de décision. Mais il sait ce qu'il
veut avant de changer, et il le sait après aussi, s'il a décidé.
Il ne savait peut-être pas qu'il changerait, ce qui est une autre
chose. De même pour les motifs. Car il y en a de deux sortes, ceux
qui font pour ainsi dire partie de la volonté elle-même, et ceux
qui font plutôt partie d'une explication supplémentaire de ma
décision. Ainsi, je prends la pomme pour la manger, non par
distraction, mais volontairement. Si l'on me demande pourquoi j'ai
pris la pomme, je puis répondre avec la plus parfaite assurance que
c'est pour la manger, parce que le motif est ici comme intérieur à
ma volonté, et conscient comme elle. En revanche, si l'on me demande
pourquoi j'ai pris la pomme plutôt que le raisin, qui était plus
accessible, que j'aime beaucoup, etc., il se peut que je pense le
savoir, mais pas nécessairement, et je peux me tromper en donnant
mes motifs, ce risque devenant d'autant plus grand que je m'éloigne
davantage de l'acte volontaire que je cherche à expliquer. Il y a
donc des nuances à faire pour dessiner les zones de clarté à
l'intérieur de notre vie intérieure, qui donnent lieu à une
connaissance directe, pour les distinguer des zones de clarté
inférieure, accessibles à la réflexion, mais avec plus de
précaution, et des zones sombres difficiles d'accès.
Où se situe la
connaissance intime que nous pouvons avoir des valeurs ? Il
semble qu'il faille ranger celles-ci dans la catégorie des motifs.
Car c'est ainsi que nous nous référons aux valeurs, pour diriger et
justifier nos actions. Seulement, au lieu de s'appliquer à une seule
action, comme les motifs particuliers, elles paraissent régir des
catégories entières d'actions. Ainsi, je peux expliquer que j'ai
donné de l'argent à tel mendiant par le sentiment que j'ai eu qu'il
en avait réellement besoin. Mais s'il faut expliquer pourquoi je
donne de l'argent aux pauvres qui me semblent en avoir besoin, alors
je pourrai me référer à la valeur de la charité, dont on voit
qu'elle a une portée plus vaste, puisqu'elle ne justifie pas
seulement tel acte singulier, mais mon comportement général dans
une catégorie de situations semblables. Et le passage du motif
singulier à la valeur qui pourrait y correspondre n'est pas
nécessaire. Il se peut par exemple que je refuse d'expliquer mon don
au mendiant par la charité, et que j'affirme au contraire que je
n'aime pas d'habitude céder à leurs prières, mais que celui-ci me
faisait particulièrement pitié, ou qu'il m'était juste
sympathique, insistant ainsi pour ne pas placer mon motif particulier
sous un autre, plus vaste. Il se pourrait d'ailleurs aussi que je
justifie la même action par une autre valeur, par exemple celle de
la solidarité familiale, si ce mendiant était un cousin.
Or, vu cette forme de
généralité des valeurs, dans quelle catégorie de motifs faut-il
les situer, celle des motifs comme internes à la volonté, ou celle
des motifs externes ? A première vue, il s'agit de motifs plus
éloignés, d'une part parce qu'ils ont une application plus
générale, et d'autre part parce qu'il y a un saut entre les motifs
immédiats particuliers et les valeurs qui interviennent également,
s'il est vrai que la même action, découlant de motifs particuliers
semblables, peut s'expliquer pourtant par des valeurs différentes.
En effet, il semble y avoir une nouvelle opération de l'esprit pour
passer des motifs impliqués dans la volonté à ceux qui
l'expliquent plus généralement sous forme de valeurs. Si tel était
le cas, il faudrait s'attendre à ce que les valeurs ne fassent pas
l'objet d'une connaissance très assurée et que la possibilité de
référer de mêmes actions à plusieurs valeurs différentes
corresponde à une hésitation et à une incertitude correspondante
dans la connaissance que nous pouvons avoir de celles qui nous
motivent réellement. Et ce sentiment pourrait trouver une
confirmation dans la méfiance que nous avons souvent face aux
explications de leurs actions que les gens nous donnent en se
référant à des valeurs, d'autant que cette méfiance tend à
croître plus les valeurs invoquées sont plus « élevées »
et donc loin des motifs les plus immédiats. Cependant cette
différence de distance entre la volonté concrète et ses motifs
pour ainsi dire internes, d'un côté, et de l'autre entre cette même
volonté et les valeurs, est peut-être trompeuse. Car la valeur ne
peut-elle pas être véritablement un motif immédiat d'action ?
Le cousin auquel je fais l'aumône, sans être porté du tout à ce
type d'action, sans même éprouver de pitié pour lui, et devant
lequel je passerais indifférent s'il n'était pas de ma famille,
n'est-ce pas seulement parce qu'il fait partie de ma famille
justement et qu'il a droit à la solidarité familiale, qui se trouve
être une valeur pour moi, que je m'arrête et lui donne de
l'argent ? Je le ferais aussi bien pour tout autre membre de ma
famille, sans doute, et c'est donc toute une classe d'actions qui
relèvera de ce même motif ou de cette même valeur, mais c'est bien
explicitement cette valeur qui justifie directement, consciemment ou
volontairement, mon action. Rien n'interdit donc que les valeurs
puissent faire partie de la classe des motifs internes à la volonté,
et clairement connaissables comme tels. Quant au soupçon que nous
avons face aux justifications qui se réfèrent à des valeurs
« élevées », il se pourrait que ce soit la prétendue
noblesse des motifs, plutôt que le fait qu'ils sont des valeurs, qui
nous rende méfiants. Celui qui fait du sport pour sa santé, même
si celle-ci est également une valeur de grande envergure, personne
ne le soupçonne en général de chercher à cacher ses vrais motifs
en l'invoquant, parce que cette valeur n'est justement pas considérée
comme donnant une dignité exceptionnelle à ceux qui la partagent
et, par là, une satisfaction possible à leur vanité par exemple.
D'autre part, ces valeurs auxquelles nous nous référons dans la vie
sociale ne sont pas des motifs cachés dans les entrailles de
sentiments obscurs, mais des motifs largement reconnus, que nous
avons l’habitude de considérer, de faire intervenir dans nos
délibérations, de telle sorte qu'ils sont généralement explicites
et tout à fait conscients.
En principe, les
valeurs devraient donc être l'objet d'une connaissance directe et
assurée de la part de ceux qui agissent en fonction d'elles et qui
les revendiquent pour conduire et justifier leurs façons d'agir,
aussi bien auprès des autres que pour eux-mêmes. Mais comment se
fait-il que, en pratique, les hommes puissent ne pas les connaître
ou se tromper à leur sujet ? Car ne voit-on pas par exemple, si
l'on en croit Nietzsche, derrière l'affirmation de la valeur de
l'amour sous le nom de charité, l'adhésion à la valeur tout
opposée du ressentiment ? Et la critique des idéologies ne
repose-t-elle pas sur la découverte dans un groupe social de valeurs
effectives opposées à celles qui sont affichées et affirmées ?
Ainsi, bien souvent, les valeurs proclamées sur les étendards ne
sont-elles pas les vraies. S'il s'agissait de simples mensonges, de
tromperies conscientes, comme cela arrive aussi, ces ruses ne
contrediraient pas le phénomène de la connaissance principielle des
valeurs par leurs adeptes, au contraire même, puisque la volonté de
les cacher ou de les déguiser supposerait cette connaissance. Mais
souvent les défenseurs de telles valeurs feintes sont persuadés d'y
adhérer réellement. Or comment peut-on établir ce décalage entre
les valeurs authentiques de quelqu'un et celles qu'il affiche et
qu'il lui arrive de prendre par illusion pour véritablement
siennes ? La première méthode qui vient à l'esprit est de
comparer les valeurs prétendues aux actions de ceux qui s'en
réclament. Et combien n'a-t-on pas remarqué, par exemple, que les
chrétiens, adeptes de la charité, se montraient aussi cruels et
haineux que ceux qui ne s'en réclament pas ? Mais cette
opposition entre les actes et les valeurs est-elle la preuve de
l'inauthenticité de ces dernières ? Il semble que non, car il
est même plutôt rare qu'un homme soit capable de vivre en parfait
accord avec ses propres valeurs. Est-ce que par exemple, le fait de
s'allumer une cigarette prouve que tel fumeur ne croit pas à la
valeur de la santé à laquelle il prétend ? Sûrement pas.
Sans compter qu'il n'est peut-être pas persuadé que la fumée lui
nuise, ou lui nuise de manière significative, il peut, en en étant
au contraire convaincu, s'excuser de plusieurs façons. Il peut se
référer à la faiblesse de son caractère, dire qu'il voudrait bien
arrêter de fumer, mais que la tentation est toujours plus forte. Ou
il peut expliquer qu'il fait un compromis entre la valeur de la santé
et d'autres valeurs, comme celle qu'il attribue aux plaisirs des
sens, ou au conformisme social dans une société où cette pratique
est coutumière. On voit donc que l'opposition entre le comportement
et les valeurs affichées n'est pas un signe suffisant de
l'intervention de valeurs inconscientes, puisqu'on peut fort bien
agir sciemment en contradiction avec certaines de ses valeurs. En
revanche, si l'opposition n'est plus uniquement entre une valeur
affirmée par le sujet et ses actions, mais également entre cette
valeur et ses propres discours à propos de ses valeurs, il deviendra
plus difficile de ne pas y voir un signe très plausible d'ignorance
ou de confusion à leur sujet. Si par exemple quelqu'un se justifie
de sa cruauté en expliquant qu'il reconnaît la charité comme sa
plus haute valeur, mais qu'il y a des exceptions, et qu'à la guerre
la cruauté est inévitable, voire indispensable, n'est-il pas
évident, non pas que la charité ne soit pas pour lui une valeur,
mais qu'elle ne soit pas du moins la plus haute ? Car si l'on
pose par hypothèse qu'il connaît ses valeurs et qu'il parle ici
sincèrement, comme c'est possible, alors il s'ensuit qu'il ignore
que la charité et la cruauté s'excluent, et que par conséquent il
ne comprend pas ses propres valeurs ni ne peut vraiment les connaître
(tout ceci, bien sûr, si l'on s'est assuré de comprendre son
langage comme il l'entendait).
*
La possibilité de se
tromper sur les motifs immédiats de ses actions volontaires paraît
si étrange qu'elle porte à chercher des explications conservant
leur connaissance de principe. Il s'agira alors de faire intervenir
un événement secondaire qui vient brouiller la connaissance
originaire, sans vraiment l'abolir, mais en la recouvrant en quelque
sorte. On peut recourir dans ce but à l'idée de l'intervention
morale d'une sorte de mauvaise foi. Dans ce cas, à partir d'une
connaissance première de ses propres valeurs, le sujet s'ingénie
lui-même à la troubler et à se tromper pour concilier des valeurs
qu'il sait contradictoires, pour agir selon des motifs qu'il sait au
fond incompatibles avec ses propres valeurs, mais qui lui conviennent
davantage dans certaines situations. Il trouvera alors des moyens de
mettre en veilleuse sa véritable conscience, de l'ensevelir sous un
tissu de sophismes qu'il se gardera d'examiner trop rigoureusement,
pour se permettre d'agir en bonne conscience de la façon qui lui
semblera le plus commode. Évidemment, cette bonne conscience s'appuiera
en réalité sur la mauvaise foi, toujours minée par la vraie
conscience sous-jacente, par la possibilité d'une bonne foi qui
y reconduirait en détruisant l'écheveau des justifications
trompeuses.
Dans l'hypothèse de la
mauvaise foi, c'est le sujet lui-même qui entreprend et prend la
responsabilité (non assumée pourtant) de se tromper. On peut
recourir à une autre hypothèse, plaçant cette initiative et
responsabilité de la tromperie hors du sujet. Dans ce cas, la
conscience de ce dernier sera comme captée et manipulée par des
forces qui lui échappent et demeurent pour lui inconscientes. On
pourra dire que dans ce processus qui soumet sa propre conscience à
une autre puissance il y a une forme d'aliénation. L'aliéné est
donc ici victime d'un aliénant étranger à sa propre conscience. Si
l'on conçoit le sujet psychologique comme un être complexe, formé
de plusieurs entités, dont l'une seule, partielle, constitue le
sujet conscient, responsable, voulant sciemment, alors l'aliénant
pourra se trouver parmi les autres instances de l'appareil
psychologique que, pour simplifier, nous pourrons nommer, en tant
qu'elles échappent à la conscience, l'inconscient. Alors, pour des
raisons qui ne nous intéressent pas ici, l'aliéné aura subi une
manipulation de sa propre conscience, de telle façon qu'en de
nombreuses circonstances il ne voudra plus ce qu'il croira vouloir et
poursuivra des fins différentes de celles qu'il pensera se fixer.
Son rapport à ses propres valeurs sera donc brouillé, et l'aliéné
sera d'autant moins capable de percer la tromperie qu'elle ne vient
pas de lui, de sa conscience maintenant faussée, mais de
l'inconscient aliénant qu'il ne peut connaître que par les traces
ambiguës laissées en lui par son action. Alors que l'homme de
mauvaise foi avait la possibilité de revenir à la bonne foi,
l'aliéné ne peut guère par lui-même se défaire des illusions
dont il est la victime. Cette aliénation, on peut l'imaginer aussi
autrement, en faisant de l'aliénant, en première instance au moins,
un être extérieur à l'individu aliéné. L'aliénation sera le
fait d'autres individus ou d'une société, qui agiront, consciemment
ou non (car ils peuvent être déjà aliénés également), par une
opération directe ou par la structuration d'un milieu et de
conditions de vie qui produisent l'aliénation. Plus celle-ci est
grande, moins les aliénés sont capables de percevoir leurs propres
motifs, et plus ils agissent en fonction de valeurs étrangères. Ces
deux formes d'aliénation, qu'on peut nommer, l'une aliénation
psychique, l'autre aliénation sociale, sont parentes entre elles, et
elles s'impliquent réciproquement dans une certaine mesure. Car le
milieu social joue généralement un rôle dans l'organisation ou le
dérangement des forces psychiques qui engendrent la première forme
d'aliénation, et d'autre part l'aliénation sociale ne pourrait
guère avoir lieu si elle ne trouvait un milieu psychique manipulable
caché dans l'inconscient des individus. Dans les deux cas,
l'aliénation est plus ou moins grande selon le degré d'éloignement
auquel elle porte l'aliéné par rapport à sa conscience normale,
authentique ou originaire. Elle représente une forme de déviation,
de déformation, de perversion, de dégradation, d'altération, de
maladie, dont les premières atteintes semblent plutôt bénignes, et
dont les formes les plus graves peuvent être fatales. Elle réclame
une sorte de thérapie exigeant une aide extérieure, puisque, comme
nous l'avons vu, c'est la capacité de se reconnaître et d'agir de
manière pertinente qui est atteinte. Comme toutes les maladies, elle
se mesure par la déviation produite par rapport à une norme, une
forme de santé qui est ici la conscience authentique de soi-même et
de ses véritables valeurs. Et comme les maladies habituellement,
elle apparaît comme un processus de dégradation à partir d'une
santé, ou du moins d'une meilleure santé, antérieure. Et même si
la pure norme, la pure santé, n'existe peut-être jamais — parce
que la vie entraîne toujours au moins de petites déviations par
rapport à elle, parce que, même dans sa meilleure santé, notre
nature est fragile dès l'origine, sujette au dérangement —, cette
santé est comme inscrite dans la nature humaine, tandis que la
maladie, qui n'en est pas exclue en fait, la dénature néanmoins.
Le
schéma de ces
explications de notre ignorance de nos motifs et valeurs, ou de nos
illusions à leur égard, est celui d'une dégradation, plus ou moins
volontaire ou non, à partir d'une situation originaire normale de
conscience ou de connaissance morale, qui se perd par notre faute ou
sans faute de notre part. La cure peut prendre des formes multiples,
un sursaut moral, une modification de notre milieu de vie, une
interprétation patiente des signes d'aliénation, en nous ou dans
l'organisation sociale, pour tirer au jour les fils cachés qui s'y
rattachent et pour les dénouer, mais elle consiste toujours en une
espèce de dévoilement d'une nature originaire, authentique, qui avait
été recouverte et cachée à nos yeux. La guérison est une forme
de retour et de retrouvailles. En somme, pour retrouver ses valeurs,
il faut revenir à la maison. On a toujours eu tort de vouloir
partir, et c'est un malheur que d'avoir dû le faire. On voit bien
que, dans cette perspective, la transformation des valeurs n'est
jamais véritable, mais illusoire, et qu'elle est toujours mauvaise.
La seule bonne transformation est celle que produit le mouvement
thérapeutique, en dissolvant les valeurs illusoires pour faire
apparaître les seules authentiques. Il peut y avoir dans cette
conception beaucoup d'histoires à raconter, mais leur schéma est
toujours le même, celui d'un départ qui est également une perte,
une plongée dans l'obscurité, suivi d'un mouvement de retour
vers la lumière de la vraie patrie. Ce sont des variations sur le
thème du fils prodigue et une apologie de la nostalgie.
Seulement cette nature
morale de l'homme qui subsisterait sous toutes les déformations que
les malheurs de la vie, la civilisation, le progrès lui auraient
imposées n'est qu'une fiction. Ceux qui croient saisir la norme
originelle n'y retrouvent que les opinions particulières de leur
société ou de leur religion, et il y a autant de différentes
conceptions de l'homme normal que d'idéaux construits au cours de
l'histoire par les diverses cultures, grandes et petites, voire par
les individus. Bien entendu, placé face à cette diversité, le
partisan de la nature morale universelle de l'homme prétendra n'y
voir que, précisément, les mille déformations possibles de
celle-ci que l'histoire a produites. Mais lorsqu'il veut décrire
cette nature, il doit le faire en sélectionnant à son tour
arbitrairement l'une quelconque de ces figures historiques idéales.
Et si, la prenant pour norme absolue, il s'efforce de faire dériver
les autres comme des déviations de son modèle, il le fait sans plus
de raison que ceux qui, partant d'un autre modèle, expliquent le
sien de la même façon comme des dégradations du leur. Évidemment,
il est toujours possible de prétendre que, si les autres se réfèrent
à un autre modèle, c'est parce qu'ils n'ont pas la connaissance du
vrai, à cause justement de l'altération même de leur conscience
liée à leur éloignement de celui-ci. Et l'argument s'inverse à
volonté et sert de nouveau aussi bien à tous.
Pourquoi donc
s'acharner à soutenir une hypothèse présentant d'aussi grandes
difficultés ? Elle devait servir à expliquer un phénomène
paradoxal, le fait que nous puissions agir volontairement,
consciemment, sans connaître pourtant les valeurs qui nous motivent.
Pour résoudre la contradiction interne à l'idée d'une action
volontaire ignorante de ses motifs, l'hypothèse d'une altération de
la situation normale de l'action volontaire consciente se propose
assez naturellement à l'imagination, prête à interpréter la
contradiction comme une sorte de maladie. Mais c'est cacher le
problème dans la solution. Car l'idée même de maladie ne
comporte-t-elle pas cette même contradiction sous une autre
forme ?
En effet, le malade n'est plus sain, la santé excluant la maladie.
La maladie ne touche donc que le malade. Or il est de la nature d'un
malade, comme tel, d'être malade. Et donc la maladie lui est
essentielle. Mais la maladie n'a de sens que comme une affection de
la santé, et comme cette dégradation de la santé. Il faut donc que
ce soit l'être sain qui soit affecté par la maladie. Il y a donc
une santé originelle qui reste impliquée dans la maladie, et le
malade est à la fois sain et malade. La santé dans notre cas est la
conscience de l'action volontaire, et la maladie l'ignorance qui
l'affecte et l'abolit. Notre contradiction de départ est rétablie.
Nous n'avons donc rien gagné par le recours à ces sophismes, qui ne
peuvent agir que dans l'obscurité.
Au demeurant, cette
idée d'une nature humaine, qui devrait contenir en soi toutes les
vraies valeurs, éternellement, et permettre de ne considérer toute
l'histoire de ces dernières que comme l'aventure des errances liées
à leur perte et à leur redécouverte, n'est elle-même qu'une
valeur supposée comprendre en elle toutes les autres qu'elle résume.
Il n'est donc pas étonnant que cette valeur varie à son tour dans
l'histoire, et qu'elle puisse éventuellement être considérée sous
telle de ses formes historiques comme une corruption de la vraie par
ceux qui la conçoivent autrement. Loin donc d'assurer la vraie
connaissance des valeurs dans le dévoilement de leur lieu
originaire, avec la connaissance originaire de soi qu'il comporte,
cette hypothèse, une fois réfléchie, appliquée à elle-même,
entraîne dans une dérive infinie, où la supposée connaissance de
principe reste en fait, dans notre réalité historique concrète,
impossible à soustraire au soupçon qu'elle fait porter sur toutes
les manifestations historiques des valeurs. Et en voulant faire de
l'ignorance dans ce domaine un phénomène secondaire en soi, elle en
rend en réalité le dépassement impossible.
*
Cherchons donc ailleurs
les raisons pour lesquelles, au lieu de savoir toujours quelles sont
nos valeurs, nous pouvons nous tromper à leur sujet, de sorte qu'il
faille une enquête pour les saisir.
Commençons par revenir
à notre conception des valeurs pour tenter de la préciser, car,
jusqu'ici, nous nous sommes contentés d'une représentation un peu
vague, celle de motifs qui, au lieu d'être particuliers par rapport
aux actions qui en découlent ou se justifient en référence à eux,
ont une portée plus large, s'étendant à toute une catégorie
d'actions. Cette conception relativement vague avait l'avantage de
permettre d'exposer dans ses termes des façons de voir assez
courantes, sans leur imposer aussitôt des restrictions venues d'une
définition plus précise, éliminant dès l'abord certaines
hypothèses incompatibles avec cette dernière. Maintenant qu'il ne
s'agit plus de parcourir le terrain des opinions possibles pour voir
ce que nous pourrions en tirer, mais de trouver le moyen d'avancer
après avoir constaté l'échec des hypothèses généralement
disponibles, une plus grande précision n'aura plus cet inconvénient.
Plutôt que
d'entreprendre ici le cheminement permettant d'aboutir à cette
définition en la justifiant, je prendrai un raccourci, en renvoyant
simplement à l'introduction du précédent séminaire, où ce
parcours est proposé (voir la position du problème de la transformation
des valeurs dans la perspective de l'action de la philosophie),
et je me contenterai de retenir la définition à laquelle il avait
abouti et qui s'était confirmée dans les discussions du séminaire.
Nous pouvons la formuler de la manière suivante.
La valeur comme
principe d'évaluation est, dans un même sujet, un désir désiré,
ou un désir perçu comme l'objet d'un autre désir.
Cette valeur est
comprise comme principe d'évaluation ou comme valeur d'une source
d'évaluation, et se distingue donc de la valeur des choses en tant
que celle-ci résulte seulement d'une évaluation. En effet, la
valeur qu'ont les choses leur vient du fait qu'elles sont désirées
(positivement ou négativement, selon qu'elles sont l'objet d'un
appétit ou d'une aversion, que le désir porte vers elles ou en
éloigne). C'est donc le désir qui attribue la valeur aux choses, ou
qui les évalue, et inversement la valeur d'une chose n'est rien
d'autre que le fait pour elle d'être l'objet d'un désir
(c'est-à-dire de tel type de désir ou de tel désir précis). Or le
désir peut devenir lui-même l'objet du désir, et recevoir de ce
fait à son tour une valeur. Cette valeur de second degré, venant
d'un désir de désir, représente ce que nous nommons valeurs,
absolument, entendant par là non plus la valeur de telle ou telle
chose, mais les valeurs comme telles, au sens moral ou esthétique,
qui nous intéressent ici. Le désir valorisé ou désiré est en
effet à son tour un principe de valorisation, qui sert à valoriser
les choses, et qui, étant valorisé lui-même, apparaît comme
valeur, non plus en tant que chose simplement, mais en tant que
principe de valorisation. En somme, tandis que la valeur des choses
est juste la valeur de l'évalué, la valeur au sens qui nous
intéresse est la valeur de l'évaluateur. Ainsi, lorsque je désire
spontanément manger la pomme, elle devient par là bonne, et si
j'approuve ce désir (si je le désire donc), celui-ci devient à son
tour bon, et une valeur. On pourrait dire que la chose a une valeur,
et que le désir en est une, à condition de ne voir là qu'un
artifice de langage qu'il ne faut pas interpréter autrement que
comme un moyen arbitraire de désigner la différence des deux formes
de valeurs.
L'exemple de l'envie de
la pomme n'est toutefois pas très parlant, parce que ce n'est pas
d'habitude à ce genre de désirs relativement simples que nous
attribuons le nom de valeurs. Ce sont des ensembles plus complexes de
désirs qui interviennent, correspondant à des activités complexes.
Ainsi, la charité est un désir non pas d'aimer telle personne, mais
d'aimer toute personne. Aimer est bien une forme de désir déjà
fort complexe, désir de s'allier à quelqu'un, de lui faire du bien,
de le comprendre, etc. Aimer chacun, c'est-à-dire des personnes aux
qualités très diverses, correspond à un désir plus complexe
encore. Le désir d'aimer qu'est la charité est donc loin de se
limiter à désirer un désir ponctuel, simple. Il sera satisfait si
je parviens à aimer d'une façon très multiple, ce qui implique un
désir comportant en soi quantité d'autres désirs. Et c'est
d'habitude de tels désirs désirés ou valorisés très complexes
que nous considérons comme des valeurs. Il n'empêche que,
précisément, leur différence avec des désirs désirés plus
simples n'est que de degré dans la composition ou la complication.
En somme, il y a des valeurs d'ampleur différente, de petites et de
grandes valeurs, même si ce sont ces dernières que nous signifions
en priorité lorsque nous parlons avec emphase de nos valeurs.
L'intervention de ce
désir de désir dans la constitution des valeurs explique pourquoi
celles-ci ne sont guère observables objectivement, sans se référer
soit à leur expérience personnelle, soit au témoignage direct à
leur sujet de la part de ceux qui les partagent. Il est possible en
effet de remonter avec une assez grande vraisemblance de
l'observation d'un comportement aux désirs qui en définissent les
motifs, dans la mesure où les visées des diverses actions peuvent
être devinées, même chez les animaux, comme nous l'avons déjà
noté. Et lorsque de tels désirs sont relativement constants, ils
produisent également des valorisations relativement constantes de
leurs objets ou fins. Les besoins sont généralement de cet ordre,
et l'on ne se trompe guère en jugeant que la faim pousse les animaux
à chercher leur nourriture. Il en va de même pour bien d'autres
désirs, dont certains correspondent à des traditions plutôt qu'aux
nécessités habituelles de notre nature spécifique. Ainsi
l'habitude de cracher par terre ou dans des crachoirs correspond
certainement à un besoin ou désir de se libérer ainsi la gorge.
Mais dira-t-on que cette coutume signifiait également une valeur
accordée au fait de cracher, qui aurait disparu avec ces mœurs ?
Comment en décider par la simple observation ? En revanche, en
interrogeant les cracheurs, on pourra obtenir des renseignements à
ce sujet, certains répondant peut-être qu'ils se contentent de
faire comme tout le monde, sans y accorder personnellement aucune
importance, d'autres trouvant important, pour leur santé par
exemple, de se livrer à cette pratique, d'autres encore y voyant un
signe de liberté, et ainsi de suite. La seule coutume peut être
suivie sans qu'on y accorde de valeur, ou en la référant à des
valeurs diverses, comme celle de la coutume la plus générale,
consistant à se conformer aux mœurs de son milieu, ou d'autres
telles que la santé ou la liberté, ou enfin en lui attribuant une
valeur en elle-même. Pour devenir une valeur, il faut donc que la
pratique considérée soit rapportée à autre chose, qu'elle soit
justement valorisée, ou approuvée, bref désirée. C'est donc la
connaissance de l'existence d'un tel désir portant sur elle qui nous
permet de la reconnaître comme impliquant une valeur, et non comme
se réduisant à une simple habitude, liée certes à la persistance
d'un certain type de désirs non pour autant désirés à leur tour.
Bien que les valeurs
échappent à l'observation directe, sans recours au témoignage de
ceux qui les partagent, elles ne sont pourtant pas tout à fait
inaccessibles à l'observation. Elles ont également leurs phénomènes
caractéristiques, comme les conflits de désirs ou la satisfaction
et l'insatisfaction venant de leur accomplissement et de leur échec.
Celui qui réalise ses valeurs, et dont les désirs correspondent
donc au désir qu'il en a, éprouve une sorte particulière de
contentement, analogue à la satisfaction du désir simple. Lorsque
je peux me saisir de la pomme et la manger, je suis pour ainsi dire
content du monde, au moins en ce qui concerne cet aspect particulier.
Les choses me semblent aller comme elles doivent, c'est-à-dire comme
je le désire, et je me sens sur ce point en accord avec elles. De
même, lorsque je parviens à correspondre à mes valeurs, à
éprouver les désirs que je désire avoir, je me sens en accord avec
moi-même, et je ressens dans cette mesure ce qu'on appelle le
contentement de soi, que certains nommeront également le sentiment
d'être en paix avec sa conscience ou la satisfaction morale. Et vu
que ce contentement a comme l'autre ses modes d'expression, ces
derniers peuvent être constatés d'une façon similaire. Quant aux
conflits dans lesquels entrent ces désirs créateurs de valeurs, ils
sont de deux sortes, selon qu'il s'agit entre eux de conflits
mutuels, ou de conflits entre eux et les désirs désirés (ou non
désirés). Dans le premier cas ils donnent lieu à la perplexité, à
des débats intérieurs et produisent cette inquiétude ou anxiété
que nous reconnaissons comme caractéristiques des conflits intimes
les plus proprement moraux, remettant en jeu notre conception de la
vie et de nous-mêmes. Dans le second cas, ils naissent du désaccord
entre ce que nous désirerions désirer et ce que nous désirons en
fait, entre l'ordre moral que nous voudrions réaliser et l'ordre
réel de nos désirs. Ce désaccord donne lieu au sentiment inverse
du contentement de soi, au malaise profond, à la déception, voire à
la honte, de ne pas correspondre à ce que nous voudrions être, à
l'effort intime pour vaincre nos désirs récalcitrants dans lequel la
morale classique veut voir la lutte entre la raison et les passions.
Et là aussi, nous savons repérer les traits caractéristiques de ce
genre de conflit intérieur, quoiqu'il soit généralement très
difficile de savoir quels sont les désirs plus précis en jeu.
Ce genre de débats à
propos des valeurs incite à se demander s'il n'y interviendrait pas
des désirs de degré supérieur encore. Et effectivement, non
seulement nous pouvons approuver nos désirs immédiats, mais nous
pouvons aussi nous interroger sur nos valeurs, les approuver ou les
condamner. Or, pour cela, il faut évaluer les désirs qui les
constituent, et faire donc de ceux-ci l'objet de désirs. Si nous
nommons les désirs simples, désirs de premier ordre, les désirs de
ces désirs, désirs de second ordre, il conviendra de nommer ces
nouveaux désirs, désirs de troisième ordre ; et de même, les
désirs évaluant ces derniers, désirs de quatrième ordre, et ainsi
de suite. La question se pose alors de savoir jusqu'où l'on peut
remonter dans ces ordres de désirs. Il faut avouer que nous nous
perdons assez vite dans leur distinction, d'autant que tous les
désirs d'ordre supérieur, à partir du deuxième déjà, sont bien
plus difficiles à saisir comme tels, tant ils sont généralement
étroitement liés aux désirs qu'ils ont pour objets. Il n'empêche
que s'il y a un sens à nous interroger sur la valeur de nos valeurs,
comme nous le faisons, il faut bien que nous soyons capables de
distinguer encore le troisième ordre de désirs qu'implique cette
réflexion. Et cette distinction est même essentielle pour notre
problème, dans la mesure où le diagnostic philosophique implique
une évaluation, qui porte ici sur les valeurs et leurs
transformations. Nous verrons également que la notion de ces
transformations elles-mêmes suppose ce point de vue des désirs de
troisième ordre.
*
Une fois la valeur
comprise comme un désir, ou une structure de désirs, elle
n'apparaît plus comme une entité mystérieuse susceptible d'exister
hors des individus concrets, dans quelque monde imaginaire purement
social ou dans quelque fantastique réalité spirituelle transcendant
l'humanité. Nous savons que les valeurs font partie de nous et
qu'elles ont en nous leur existence concrète. Pour les découvrir,
il ne s'agit donc pas de chercher à sortir de nous-mêmes, mais
d'explorer le monde qui constitue notre réalité intime. D'ailleurs,
cela ne veut pas dire qu'une telle enquête soit plus facile que s'il
s'agissait de saisir les valeurs hors de nous. Car nous n'avons pas
davantage la connaissance immédiate de ce qui nous constitue que de
ce qui constitue le monde qui nous environne. Nous avons vu au
contraire que souvent nos propres valeurs échappent à notre
conscience claire, et que nous nous trompons souvent à leur sujet.
Il faut donc avouer que nous pouvons nous tromper sur nos propres
désirs. Et un peu de réflexion nous montre que c'est souvent le
cas, sans qu'il soit nécessaire pour autant de supposer l'existence
d'une sorte de monde sous-jacent à notre vie consciente, doué de
son autonomie, et que nous pourrions nommer l'inconscient, en en
faisant une sorte d'esprit ou de dieu. Si nous examinons la façon
dont nous vivons nos désirs, l'opposition nette entre ce qui est
conscient et ce qui ne l'est pas s'estompe en faveur de différences
de degré entre des désirs que nous vivons plus ou moins
obscurément, avec une conscience vague, indistincte, parfois plus
claire, sentant bien davantage que nous ne connaissons explicitement.
Si nous ne connaissons
pas nos propres désirs du seul fait que nous les avons, y a-t-il un
avantage pour la reconnaissance de nos valeurs à les comprendre
comme se ramenant à une forme de désirs ? De toute manière,
nous avons besoin d'une méthode pour les aborder indirectement. On
peut se tourner en priorité vers ce monde des désirs eux-mêmes
pour les observer là où ils se trouvent, dans l'expérience intime
que nous en avons, et tenter d'élaborer des méthodes pour les
rendre plus visibles. On peut également chercher les signes par
lesquels ils s'expriment matériellement, dans notre milieu, afin de
les repérer ainsi et de les ressaisir à partir de leurs effets ou
traces. Les deux orientations ne sont pas exclusives, elles se
complètent au contraire, une fois admis que le critère ultime de
l'existence d'une valeur se trouve dans celle du désir de désir qui
la constitue, c'est-à-dire dans la présence même de cette valeur
saisie en elle-même.
Mais revenons au
paradoxe de notre ignorance de nos propres valeurs ou d'une partie
d'entre elles. Ce qu'il y a d'étonnant dans une telle ignorance, ce
n'est pas que nous ne sachions pas quelles sont les causes de tous
nos mouvements. Car nous sommes des êtres naturels et il n'y a pas
de raison pour que notre nature nous soit plus transparente que celle
de tout ce qui nous entoure et dont nous participons et dépendons.
Mais les mouvements qui nous intéressent à présent, ce sont nos
propres actions, dont les causes, au moins immédiates, sont nos
motifs. Or ces motifs sont, en d'autres termes, les raisons pour
lesquelles nous agissons et grâce auxquelles les mouvements qui en
découlent sont précisément nos actions. C'est-à-dire que ces
actions sont telles parce que nous pouvons les revendiquer, et que
nous en sommes donc conscients, au moins suffisamment pour les
vouloir, sinon pour les justifier de manière convaincante. Or c'est
justement là que réside la distinction entre la partie consciente
et la partie inconsciente de ces actions dont nous ignorons les
motifs, quoique nous ne puissions pas ne pas les connaître du tout.
Lorsque nous agissons, nous avons nécessairement des motifs pour le
faire, sans quoi nous ne pourrions pas être considérés comme
agissant. Ces motifs sont impliqués dans notre volonté, et nous ne
pouvons vouloir sans savoir que nous voulons, car ce mouvement
conscient, auquel nous adhérons et que nous considérons comme
nôtre, c'est ce que nous nommons justement une action ou un
mouvement volontaire, la volonté signifiant précisément cette
implication consciente dans notre acte, qui le distingue d'un
mouvement involontaire. Et pourtant, il arrive souvent que cette
conscience se réduise à un sentiment obscur que nous ne pouvons pas
justifier. Nous en sommes alors réduits à dire « je le veux
parce que je le veux », sans pouvoir donner d'autres raisons.
Autrement dit, je sais bien que je le veux, et j'assume mes motifs,
quoiqu'ils restent obscurs. Et en cette obscurité réside mon
ignorance, dont on voit qu'elle ne signifie pas une ignorance totale,
mais l'incapacité d'amener mes motifs à la lumière d'une
justification explicite. Ces motifs restent de purs sentiments, ils
sont sentis globalement, et conscients à ce titre, quoique non
analysés en éléments susceptibles d'être articulés en un
discours, comme l'exigerait leur justification raisonnable. Ils
peuvent emporter un degré de conviction même très élevé, en
dépit du fait que celui-ci ne peut pas s'expliquer. L'ignorance de
nos motifs ne concerne donc que ce mode de connaissance explicite qui
permet entre autres la justification discursive. En revanche, si nous
considérons la connaissance pratique, celle qui est impliquée dans
la volonté et l'action, elle est toujours présente justement dans
le sentiment, clair ou obscur, qui nous identifie à notre action. Or
ce sentiment, c'est notre désir, et si ce désir correspond à une
valeur, nous la connaissons toujours au moins dans ce sens pratique.
Dans ces conditions, il
est faux, à strictement parler, que nous puissions ignorer
simplement nos valeurs. Et pourtant, le sentiment que nous en avons
pouvant demeurer obscur, il est fréquent que nous n'en ayons qu'une
connaissance confuse, incapable de donner lieu ni à une
justification articulée, ni à une réflexion explicite. L'absence
de cette dernière n'empêche d'ailleurs pas non plus la réflexion
du désir, qui a lieu dès qu'une valeur se constitue puisque
celle-ci implique l'apparition d'un désir de désir. Et loin que la
réflexion morale sur les valeurs ne trouve son principe dans quelque
sphère rationnelle séparée de ces sentiments, elle a son origine
et son lieu dans cette réflexion du désir, dont elle n'est que la
poursuite et la clarification. En soi, une valeur n'en demeure pas
moins une valeur pour être sourde, pour n'être perçue que dans un
sentiment obscur. La connaissance qui nous semble alors manquer,
c'est celle qui nous permettrait d'amener une telle valeur à la
relative clarté des concepts distincts et du discours. Or c'est le
genre de connaissance que nous désirons en avoir dans notre projet
de les reconnaître, de les distinguer, d'en sonder les possibilités
et les tendances, de pouvoir en discuter et en juger. Pour y
parvenir, il nous faut trouver les moyens de produire sur nos valeurs
effectives un discours, et donc de les soumettre à la désignation
et à la description.
Il serait donc erroné
de croire que, là où les valeurs ne donnent pas lieu à un
discours, elles n'existent pas, ou qu'elles pourraient n'avoir alors
qu'une existence inconsciente. On ne peut même pas en conclure
qu'elles doivent être alors purement individuelles parce que leur
manifestation se réduit à ce que le sujet en sent. Cela reviendrait
à supposer que tout sentiment réfractaire au discours n'a pas de
réalité sociale, ce qui est loin d'être le cas. Les sentiments
s'expriment et se transmettent en effet bien autrement que par la
langue ; ils se communiquent par les gestes, les attitudes, les
comportements, les expressions du visage et du corps, la manière de
se mouvoir, le ton de la voix, la musique, la danse et les autres
arts. Et les valeurs peuvent donc se partager par les mêmes voies,
sans avoir besoin de devenir l'objet du discours. C'est pourquoi il
est très insuffisant, et souvent trompeur, de vouloir s'informer des
valeurs d'un groupe ou d'une personne par des enquêtes sur ce qu'ils
ont à dire à ce sujet. Et cette limitation vaut même lorsque nous
nous interrogeons nous-mêmes sur nos propres valeurs, puisque ce
procédé exclut toutes celles que nous sentons sans pouvoir les
exprimer par la parole.
A l'inverse, le
discours sur les valeurs n'est qu'un indice à leur sujet qui ne
prouve rien quant à leur nature, leur intensité, voire leur
existence chez ceux qui en parlent. Il est possible de mentir sur ses
valeurs comme sur ses intentions et sur toutes choses. Il est
également possible de se tromper en ce qui les concerne, non parce
qu'on ne les connaîtrait d'aucune façon, mais parce qu'il ne suffit
pas de les sentir pour pouvoir régler le discours tenu à leur
propos. Ainsi, ce que beaucoup de ceux qui professent leur
attachement à la liberté entendent par ce terme est si vague qu'ils
peuvent l'utiliser pour désigner des valeurs contraires entre elles,
de sorte que les uns entendront par exemple lui faire signifier le
droit d'exploiter leurs semblables, tandis que d'autres le
comprendront comme signifiant le droit de n'être pas exploités.
Pour savoir quelle valeur se cache derrière le discours, il faut
donc remonter au sentiment qui s'y exprime, et qui peut différer
beaucoup entre tous ceux qui utilisent les mêmes termes.
Vu que le diagnostic de
nos valeurs et de leurs transformations exige l'intervention d'un
discours sur ces valeurs, les deux méthodes que nous avons
distinguées — celle qui cherche à connaître les valeurs
directement en elles-mêmes, donc dans le sentiment qui les
constitue, et celle qui tente de les aborder par les signes et traces
qu'elles produisent ou laissent dans notre environnement —
paraissent confrontées à des difficultés inverses pour engendrer
un vrai discours sur les valeurs. Dans la première, il s'agit de
découvrir le langage capable de signifier des sentiments souvent
muets, tandis que dans la seconde, il faut retrouver sous les
discours les sentiments réels qui s'y expriment et s'y cachent aussi
bien. Surtout, dans les deux cas, vu l'ignorance théorique dans
laquelle se trouvent souvent les hommes par rapport à leurs
véritables valeurs, les distinctions et classements plus ou moins
établis dans les discours habituels ne peuvent nous offrir que des
indications sujettes à caution et très imparfaites, représentant
davantage les opinions plus ou moins arbitraires de notre société
sur ses propres valeurs que leur description authentique. Et la
méthode pour parvenir à ressaisir le plus clairement possible la
vie des désirs réellement constitutifs de nos valeurs reste à
découvrir.
*
Comme telle, la vie des
désirs peut se passer du discours et se déployer entièrement au
niveau des sentiments relativement inarticulés, puisque les désirs
peuvent se suffire à eux-mêmes et effectuer la réflexion dont
naissent les valeurs sans recours à la langue et à la logique
discursive. Dans cette mesure la réflexion rationnelle vient se
greffer sur ces sentiments qui lui préexistent et qu'elle ne produit
pas. On peut se demander quelle est donc son utilité. Les premières
réponses qui viennent à l'esprit se tirent de l'usage que nous
attribuons d'habitude à la langue et au discours. Ne servent-ils pas
à la communication et à la théorie ? Or, même si les
sentiments peuvent se communiquer sans la langue, celle-ci leur offre
un nouveau moyen d'expression puissant, capable de donner à leur
communication une précision et une extension qu'elle n'aurait pas
sans elle. Grâce à la langue et à l'écrit qui lui donne sa plus
grande extension, les sentiments d'hommes d'époques révolues ou de
contrées éloignées nous sont accessibles, et nous pouvons ainsi
partager également dans une certaine mesure leurs valeurs. D'autre
part, le discours articulé permet d'enrichir notre considération
des sentiments en y intégrant des descriptions, des distinctions
plus précises, des comparaisons réglées, étendues, des
classifications, des liaisons plus rigoureuses avec tout ce qui
appartient au domaine du discours, bref, la connaissance théorique
claire de ce domaine obscur et confus. Mais à première vue cette
amélioration de la communication des sentiments et ce reflet plus
clair que nous en avons demeurent étrangers à leur vie propre, se
contentant d'y ajouter des moyens perfectionnés de les connaître et
de les faire connaître.
Si le discours se
limitait à cette pure fonction, il n'interviendrait donc pas dans la
formation et la transformation des valeurs, dont il ne pourrait que
nous informer. Or le diagnostic que nous entreprenons se distingue
justement d'une démarche théorique par sa visée et sa perspective
pratiques. En réalité, même conçu comme moyen de communication et
de construction théorique, le discours modifie les sentiments qu'il
exprime et explique. En effet, la langue sélectionne parmi les
sentiments ceux qu'elle nomme, et auxquels elle donne par là une
importance prépondérante. De ce fait, elle en favorise également
la communication au détriment d'autres. Et dans la mesure où cette
communication n'est pas uniquement celle d'informations à propos de
ces sentiments, mais également celle de leur expression, même sous
une forme abstraite, elle facilite l'imitation, et partant la
propagation, des sentiments sélectionnés par le discours. En
renforçant certains sentiments, certaines valeurs, le discours a
donc un effet réel, et il les transforme, ne serait-ce que par leur
intensification relativement à ceux qu'il néglige. En outre,
l'explication théorique des sentiments les met en rapport avec
d'autres et avec des réalités diverses, tournant l'attention vers
ces relations. Et comme cette attention n'est pas seulement
théorique, mais qu'elle est vécue, et donc sentie, elle modifie à
son tour les sentiments sur lesquels elle porte en fonction des
rapports qu'elle y introduit. Ainsi, lorsque le discours explique un
certain sentiment d'amour comme naturellement lié aux rapports avec
le sexe opposé, ce même type de sentiment s'orientera plus
difficilement vers des personnes du même sexe, la théorie imposant
la vision de cette dernière forme de rapport comme une anomalie,
comme un détournement de la relation normale, contribuant à
provoquer une sorte de dissociation ou de contradiction vécue
interne au sentiment représenté comme déviant. Et cette influence
du discours est particulièrement prononcée lorsqu'elle agit sur le
type de sentiments réfléchis qui constituent les valeurs. Ainsi,
dans l'exemple que nous venons d'envisager, même si le sentiment
jugé aberrant subsiste, il est fort probable que la valeur négative
le concernant s'imposera en revanche, et introduira le conflit entre
le désir ou l'amour de premier ordre et le désir ou l'aversion de
deuxième ordre. Cette influence du discours sur les valeurs est même
si grande qu'elle conduit fréquemment à engendrer l'illusion que
les valeurs elles-mêmes sont de pures productions de la raison.
C'est de là que naît la chimère d'une identification des valeurs
avec les discours portés sur elles, responsable aussi bien de
l'erreur des enquêtes d'opinion de sociologues naïfs que des vaines
tentatives de modifier directement les valeurs en se contentant d'en
recommander d'autres.
Le rapport du discours
aux valeurs est donc très complexe. Il a une influence sur elles, il
contribue à les former ou à les transformer, quoiqu'il ne les
commande pas, les désirs n'étant pas de simples objets de discours.
A l'inverse, le désir influence, forme et transforme les discours,
s'exprimant ainsi en eux, ce qui ne signifie pas non plus qu'il
s'affirme et se dise directement en eux. Néanmoins, le discours sert
aussi à décrire et à faire ainsi connaître les choses, et parmi
elles les désirs et les valeurs. Nous savons que la perspective
théorique consiste précisément à utiliser le discours selon cette
fonction informative, descriptive et explicative, en la purifiant
autant que possible de ses autres fonctions. Et comme la
prépondérance du modèle informatif et théorique dans les
disciplines du savoir conduit à exagérer cet aspect du discours, et
à le considérer généralement comme un reflet assez fidèle de ce
qu'il dit — n'en différant d'habitude que par un certain décalage
dans la même dimension, qu'il suffit de rectifier par une
observation et des constructions théoriques plus précises —,
cette surestimation conduit à la naïveté de prendre
systématiquement les discours des gens sur les valeurs pour les
témoins directs des valeurs qui y sont déclarées, fournissant un
matériel fiable au processus de raffinement et d'explication
théoriques. Cette attitude oublie que le discours n'est pas
seulement un instrument de perception, d'enregistrement, d'analyse,
de mise en relation et de communication de celle-ci, mais qu'il sert
également à la former et à la déformer, à bloquer et à
brouiller la communication, à permettre aux désirs de s'exprimer,
de se déguiser, de se réaliser, de se transformer, de s'imposer aux
autres par divers moyens dont le plus direct est le commandement.
C'est de cette multiplicité de puissances du discours que tient
compte en revanche le diagnostic philosophique, tant dans les
discours qu'il forme que dans ceux qu'il examine.
Les discours sur les
valeurs abondent dans nos sociétés, et il faudrait longtemps
seulement pour répertorier les plus explicites et directs, voire
parmi ces derniers ceux qui concernent des valeurs supposées assez
largement partagées. Il semble qu'on puisse se fier à certains
d'entre eux. Car avons-nous des raisons sérieuses de suspecter
l'affirmation fréquente de la valeur d'une vie familiale tranquille,
par exemple ? On voit les gens la rechercher, envier ceux qui en
jouissent lorsqu'ils ne la vivent pas, se féliciter d'y être
parvenus, la louer de tous côtés, plaindre ceux qui en restent
exclus, manifester leur incompréhension envers ceux qui n'en veulent
pas. Les discours paraissent concorder ici avec les manifestations
diverses d'un désir réel de pouvoir réaliser le modèle d'une vie
de famille. Certes, pris à un niveau trop général, ce discours
peut être trompeur, parce qu'il y a bien des façons de vivre selon
les normes de la famille, et que l'affirmation de la valeur de la
famille peut convenir à bien des valeurs très différentes, voire
opposées entre elles, autant que le sont la grande famille
patriarcale fourmillant d'enfants et la petite famille plus
égalitaire à trois ou à quatre. Mais pour les distinguer, il
semble qu'il suffise de préciser le sens des termes, comme il est
facile de le faire en y incitant l'auteur même de ce genre de
discours. En va-t-il de même pour les discours valorisant
aujourd'hui la démocratie ou les droits de l'homme ? Évidemment
que, dans ce cas aussi, le sens peut varier passablement selon les
modèles de démocratie qu'on envisage ou les droits sur lesquels on
insiste plus particulièrement. Mais, d'un autre côté, qui croira
aux discours justifiant les guerres d'agression fréquentes ces
temps-ci au nom de ces valeurs, tant la façon de s'y prendre pour
les répandre leur est en réalité opposée ? Il est évident
au contraire dans ces situations que la référence à certaines
valeurs sert à déguiser celles qui sont réellement en jeu, et qui
représentent les désirs effectifs, moins aisément justifiables, à
l'œuvre. Ce déguisement peut d'ailleurs prendre deux formes, selon
que les valeurs servant de prétexte sont ou non par ailleurs des
valeurs, au moins secondaires, chez ceux qui s'en réclament. Dans le
premier cas, c'est une valeur moindre, mais authentique, qui sert à
en cacher une plus grande, tandis que dans le second, la valeur
servant de masque est purement feinte de la part de ceux qui se
déguisent, quoiqu'elle soit supposée admise ou approuvée par les
possibles dupes. Et il arrive que le même discours serve aux deux,
rassemblant sous une même bannière ceux qu'elle représente à
divers degrés et ceux qui ne s'en servent que pour faire illusion.
Il y a même des discours vides, décoratifs, qui affichent de
vieilles valeurs survivant à peine dans les cœurs, servant
d'apparat et ne trompant éventuellement que les plus naïfs. On
entend par exemple dans certaines cérémonies des louanges convenues
du patriotisme là où ce sentiment a presque totalement disparu,
comme si le rite et son langage lui avaient survécu, un peu comme on
voit des mécréants conserver les jurons venus d'une religion morte
pour eux.
L'affirmation des
valeurs n'étant qu'un signe très incertain de leur réalité,
c'est-à-dire de l'existence des désirs qui les constituent chez
ceux auxquels elle les attribue, il faut trouver des méthodes pour
en mener la critique et se référer à des critères plus efficaces.
Autrement dit, il s'agit de découvrir les chemins qui peuvent
conduire des discours aux valeurs qu'ils révèlent et cachent. Or on
peut distinguer deux façons dont les discours sont des signes des
valeurs. Ils peuvent y renvoyer comme à ce dont ils parlent, la
valeur étant alors l'objet du discours ; et ils peuvent s'y
rapporter également comme à ce qui s'exprime dans le discours,
comme à ce qui en est plutôt le sujet. Disons, pour fixer le
vocabulaire, que dans le premier type de relation, le signe est une
représentation de la valeur, et que dans le second, il en est une
expression. Ce qu'il importe surtout de remarquer, c'est que ces deux
sortes de signes ne s'interprètent pas de la même manière, et que
les deux sortes d'interprétations d'un même signe peuvent conduire
à des résultats très différents, voire opposés. Ainsi, les
prétentions d'envoyer des armées dites du maintien de la paix et de
mener des opérations militaires de défense des droits de l'homme,
représentent les valeurs de la paix et d'une certaine forme
d'humanité, alors qu'elles expriment le plus souvent des désirs de
guerre, de conquête, de domination et d'exploitation. Dans d'autres
cas, comme dans l'exemple de la valeur de la famille, la
représentation et l'expression semblent coïncider. Mais comment
avions-nous cherché à nous en persuader ? — En observant
l'ensemble des discours qui s'y réfèrent en relation avec les
comportements exprimant cette valeur. Il semble donc que la
représentation des valeurs n'en soit qu'un indice très incertain
qu'il faille vérifier par leur expression.
Vu la possibilité
d'une correspondance entre la représentation et l'expression des
mêmes valeurs, il n'est pas inutile de repérer les discours tenus
sur les diverses valeurs dans notre société. Si l'analyse des
valeurs qu'ils expriment les confirme, ils nous auront menés à
cette connaissance d'une manière assez directe et aisée. Si elle ne
les confirme pas, le gain sera souvent important aussi, parce que les
discours trompeurs sur les valeurs sont presque toujours des
expressions privilégiées, quoique indirectes, d'autres valeurs,
suffisamment importantes pour donner lieu à des stratégies
destinées à les cacher. Les discours d'apparat sur des valeurs
désuètes représentent sans doute le genre le plus stérile pour
nous, vu qu'il ne nous donne l'accès à l'expression d'aucune valeur
forte. Il n'est pas néanmoins sans intérêt pour l'étude de la
transformation des valeurs, puisque ces valeurs éteintes ont eu
quelque existence auparavant — où elles ont été assez fortes
pour marquer les institutions — et qu'elles conservent les traces
d'une évolution durant laquelle elles ont été remplacées par
d'autres qui dominent aujourd'hui. Ici encore, il s'agit de passer de
la représentation à l'expression, tout en se posant la question des
raisons de l'existence de la représentation devenue inadéquate ou
illusoire, ce qu'il est utile de faire également dans tous les cas
de déguisement des valeurs. Ainsi, le patriotisme que nous avions
pris pour exemple, était vif avant de ne laisser dans notre société
que la relique de ses cérémonies ; et la justification
trompeuse d'entreprises militaires par le souci des droits de l'homme
correspond à la présomption de l'existence d'une certaine valeur de
ces derniers chez ceux auxquels la justification s'adresse, sans quoi
le prétexte avancé ne pourrait tromper personne (ce qui n'est pas
toujours exclu non plus).
Puisque l'expression
nous conduit plus sûrement que la représentation au désir
constitutif de la valeur que nous cherchons à connaître, il
convient de voir comment interpréter celle-ci.
*
Nous sommes habitués
dans les disciplines savantes à évaluer le sens et la vérité des
représentations, c'est-à-dire à les interpréter et à les
vérifier. Ces opérations ne vont certes pas de soi. Il y a
plusieurs méthodes pour les mener et des débats incessants sur leur
efficacité et leur valeur, ainsi que des tentatives toujours
renouvelées de les améliorer. Bref, dans nos écoles, on forme
d'ordinaire assez bien les capacités de traitement de la
représentation. Et surtout, l'attention aux conditions de la
compréhension et de la vérification des représentations est
généralement assez grande chez les intellectuels d'aujourd'hui, au
point justement d'être prédominante dans l'examen des signes, au
détriment des aspects expressifs, plus négligés, relégués
souvent dans les considérations de la critique esthétique et
abandonnés à l'intuition naturelle des gens. Au sujet de la
représentation, on espère en effet parvenir à une certaine
objectivité, c'est-à-dire à un accord légitime entre les hommes,
tandis qu'on refoule plutôt l'expression dans le domaine de la
subjectivité et du désaccord légitime entre nous. C'est pourquoi
celle-ci est souvent négligée dans les études savantes. Il y a
certes des branches dans lesquelles son rôle ne peut être éliminé,
comme en histoire, où il s'agit non seulement de repérer et de
mettre en relation les faits représentés dans des documents de
toutes sortes, mais également de les rapporter aux sentiments et aux
intentions des acteurs pour tenter de les comprendre selon leur
signification vécue. Pourtant, même ici, on peut noter la tendance
à se tourner à présent le plus possible vers les méthodes jugées
plus objectives du traitement des représentations et à réduire
l'importance de l'expression. La méfiance face à cette dernière se
justifie d'autant plus d'ailleurs que son interprétation est en
général laissée à l'intuition brute ou naïve.
Cependant, s'il est
vrai que les valeurs se situent dans les désirs et non dans des
normes sociales ou dans d'autres réalités objectives, il faut bien,
face aux signes que nous pensons en percevoir dans la société,
recourir à leur interprétation expressive, afin de parvenir aux
désirs qui s'y expriment justement, puisque nous avons vu que la
représentation pouvait être ici trompeuse. Or si les désirs font
partie de ce domaine intime, du sentiment, qu'on nomme subjectif, il
est nécessaire de se fier aux modes de perception que nous pouvons
en avoir, soit en nous-mêmes, soit à travers l'expression que nous
en donnent les autres, ou, si l'on veut, par le sentiment ou
l'intuition. Heureusement, ceux-ci peuvent également être
travaillés par une discipline, et acquérir une certaine capacité
d'objectivité, comme dans le cas du goût. L'exercice du diagnostic
philosophique est d'ailleurs, à côté de l'éducation esthétique,
une partie importante de cette discipline.
Il est bien connu que
les sentiments des autres ne nous sont pas perceptibles
immédiatement. Nous n'avons accès par l'observation directe qu'à
la perception de leur corps, de leurs attitudes, de leur
comportement, de leurs actions et des traces qu'ils en laissent
intentionnellement ou non dans les choses (au sens large du terme).
Et réciproquement, nous ne pouvons pas communiquer aux autres nos
sentiments autrement que par ces mêmes signes. Alors, ces désirs
des autres, où les percevons-nous, et sous quelle forme ? Ils
ne sont directement connaissables qu'en se faisant sentir, et en se
présentant sous la forme de sentiments, c'est-à-dire comme des
désirs réellement éprouvés dans notre vie subjective. Dans le
langage, certes, les noms de sentiments sont attribués à des
attitudes et comportements typiques, qu'il nous suffit d'observer
pour obtenir la représentation correspondant à ces termes, sans
nous référer à des sentiments éprouvés réellement. En effet,
dans bien des cas la liaison est établie de manière si constante
que le sentiment et son expression deviennent équivalents dans le
discours ordinaire. Il n'empêche que dès que nous voulons saisir le
sentiment, et non seulement les attitudes correspondantes, c'est en
revenant à nos propres sentiments que nous y parvenons. Or comment y
arrivons-nous ? Par un phénomène tel que la sympathie, en nous
coulant pour ainsi dire dans les attitudes et mouvements de ceux dont
nous cherchons à comprendre les sentiments, et en observant les
sentiments qui naissent en nous de ces rôles que nous jouons par
l'imagination. Et nous nous persuadons dans la vie courante de
l'efficacité de cette approche, spontanée ou cultivée, par la
concordance habituelle entre les conséquences pratiques de ces
sentiments tels qu'ils se dessinent en nous, d'un côté, et celles
que nous observons chez ceux à qui nous les attribuons, de l'autre.
En somme, c'est en cette capacité de sentir par sympathie les désirs
des autres à partir des signes qu'ils nous en donnent que consiste
justement l'interprétation de leurs expressions.
Mais, au-delà des
approximations de la vie pratique, pouvons-nous nous y fier ? Si
nous nous méfions de la connaissance subjective, c'est notamment
parce que la vie subjective diffère beaucoup d'un individu à
l'autre, c'est-à-dire parce que tous ne sentent pas de la même
façon. Or cette différence individuelle des sentiments ne
soumet-elle pas la transposition sympathique à de nombreuses et
parfois grossières déformations ? Nous en avons d'ailleurs
l'expérience constante, car rien n'est plus fréquent que
l'incompréhension entre les hommes dans ce domaine. Elle a lieu même
entre les personnes intimement liées entre elles, et elle est
générale entre étrangers sur les points où leurs coutumes les ont
conduits à sentir très différemment des situations semblables. Il
est vrai par contre que, précisément, sur ces mêmes points, ceux
qui vivent dans de mêmes traditions semblent se comprendre
particulièrement bien. La diversité individuelle des sentiments
semble donc compensée en partie par le partage de certains
sentiments devenus pour ainsi dire communs dans des sociétés plus
ou moins larges, si bien que les lignes de partage que la sympathie
peine d'habitude le plus à traverser sont celles qui divisent ces
communautés. Ainsi, c'est parfois la sympathie elle-même qui, en
soudant les sentiments particuliers d'une société, les rend plus
difficilement pénétrables aux étrangers. Or ces sociétés liées
par des types particuliers de comportements, d'attitudes et de
sentiments, se forment partout, à tous les niveaux, de la famille à
la nation, à une civilisation entière, de telle sorte que la
difficulté de se représenter les contextes vitaux auxquels se lient
les désirs est partout présente à des degrés divers. On peut
regretter cet état de choses ou s'en réjouir, mais c'est un fait
dont il faut tenir compte. L'une des conséquences importantes de la
nécessité de recourir à la sympathie réside dans la dépendance
des interprétations par rapport à la variété des sensibilités,
car non seulement certains peuvent interpréter aisément certaines
expressions, et d'autres non, mais cette forme de sensibilité est
également très inégale chez les individus, allant d'une incapacité
de comprendre d'autres que les gens de leur propre milieu (et même
seulement en tant que ceux-ci agissent de façon assez
conventionnelle), jusqu'à la faculté de se transporter par
l'imagination dans les modes de vie les plus étrangers et d'en
éprouver les sentiments caractéristiques. Il est vrai que cette
dernière aptitude, en partie spontanée chez certains, est souvent
aussi le fruit d'une éducation de l'imagination et du sentiment.
L'histoire, la littérature, les arts, les voyages, la curiosité
pour les modes de vie les plus différents, le désir même de vivre
autrement, sont les moyens les plus courants d'une telle éducation.
Et de même que celui qui ne s'est pas formé à la physique n'en
pourra avoir qu'une connaissance très limitée, celui qui n'a pas
formé ses aptitudes de sympathie voit ses capacités
d'interprétation expressive limitées à un cercle social et
psychologique très restreint. Pas plus que la première
incompréhension n'est une objection contre la physique, la seconde
ne constitue donc une preuve contre la valeur de ce type
d'interprétation.
L'imagination joue
naturellement ici un rôle essentiel, parce qu'il ne suffit pas de
désigner abstraitement des situations pour provoquer les sentiments
précis qu'elles suscitent, mais qu'il faut aussi les représenter de
manière plus sensible. Lorsqu'il s'agit de sentiments inhabituels,
seules en effet des images proches des perceptions des sens peuvent
nous replacer mentalement et affectivement dans une situation proche
de celle qui est vécue, et seules elles peuvent faire naître en
nous, à un degré plus faible au moins, le genre de désirs qu'elle
excite. C'est l'une des raisons pour lesquelles la fiction
imaginative joue ici un rôle plus grand que celui de la théorie
(dans la mesure du moins où celle-ci ne sert pas de matrice pour la
création de fictions plus concrètes). Telle est la situation pour
les simples désirs. Mais la difficulté de parvenir ainsi à des
sentiments inhabituels s'accroît encore lorsque les désirs qu'il
s'agit de saisir ne sont pas ceux, immédiats, des choses dont
l'imagination peut nous donner des représentations d'allure
objective, mais des désirs de désirs, impliquant déjà la saisie
des désirs de premier ordre, et en quelque sorte leur mise en scène
pour susciter ceux du second ordre.
Nous avons vu déjà à
quel point il était difficile d'induire la présence d'une valeur à
partir de l'observation de discours, d'attitudes et de comportements,
parce qu'il n'y a pas de lien direct entre eux, comme il peut y en
avoir entre de nombreux désirs et les mouvements qu'ils produisent
pour se réaliser. La colère et le désir de nuire qui l'anime se
voient aussi bien dans l'expression de celui qui en est emporté que
dans la tension de son corps et les mouvements qu'il fait, ou dans
son effort pour se retenir. Mais la valeur qu'il accorde à
la violence ou à la maîtrise de soi n'apparaît pas aussi
clairement, d'autant que ce qu'il en dira peut n'avoir pour but que
de reproduire le discours convenu sur le sujet. Y a-t-il des
sentiments, et des expressions, des attitudes, propres aux
valeurs ?
Nous avons déjà vu que c'était bien le cas. Comme les valeurs sont
liées à la dimension morale de notre vie, on peut les rechercher du
côté des sentiments de cet ordre, tels qu'un certain enthousiasme,
la fierté et son contraire, la honte, qui se manifestent par des
expressions caractéristiques. Car être fier de ce que nous sommes
ou faisons revient à approuver aussi les désirs qui nous animent,
et par conséquent à les désirer. Et inversement, la honte signifie
une désapprobation de ces désirs, et par conséquent un désir de
ne pas les avoir. Ainsi, nous avons bien certaines expressions
typiques des valeurs, susceptibles d'être repérées et analysées.
Toutefois, ce qui s'exprime là, conformément à la nature
secondaire du désir constitutif de la valeur, exige d'être compris
en fonction d'autres désirs, et demande donc une sorte
d'interprétation à un double niveau, quoique non nécessairement en
deux temps. En effet, l'articulation entre les deux niveaux de désir
n'est pas elle-même immédiatement saisissable. Si quelqu'un par
exemple se montre honteux de s'être laissé emporter par la colère,
il ne s'ensuit pas qu'il la condamne donc par une aversion directe de
ce sentiment. Car il peut aussi bien réprouver son incapacité de la
cacher, ou sa déviation par rapport à une norme sociale, ou sa
manière de l'extériosiser, exprimant en réalité chaque fois des
valeurs différentes. Pour le savoir, il faudra envisager des
situations très complexes, comportant elles-mêmes tout un régime
affectif. Le problème est semblable à celui de saisir des
atmosphères, constituées de toute une organisation parfois très
subtile de sentiments.
Mais le problème de la
saisie de nos valeurs ne se pose pas seulement sous la forme de
l'interprétation des expressions que celles-ci peuvent prendre dans
notre société. Il se pose également lorsqu'il s'agit de les
retrouver dans notre propre expérience intime, où elles se
présentent directement sous la forme de désirs éprouvés. Et même
la sympathie (et donc l'analyse de l'expression des désirs) nous
ramène finalement à cette situation d'avoir à comprendre les
désirs tels qu'ils se présentent dans leur forme propre.
La difficulté de les
connaître ne vient pas du fait que nos désirs puissent nous
demeurer inconscients. Certes, on peut contester à la rigueur le
caractère conscient de tous nos désirs. On peut ranger ceux-ci en
effet parmi l'ensemble des pulsions qui nous animent, voire, plus ou
moins explicitement, identifier les désirs et les pulsions, tenant
plus ou moins les deux termes pour synonymes. Or il est évident que
plusieurs de nos pulsions sont inconscientes. Prenons la respiration,
dont se charge d'habitude un instinct, quoiqu'il arrive aussi que
nous éprouvions un désir conscient de respirer dans des situations
moins courantes, lorsque la respiration nous est devenue difficile ou
quand l'air a une qualité particulièrement plaisante, et que ces
circonstances nous invitent soit à respirer profondément, soit à
nous en tenir au souffle minimal, par exemple. Ne faudra-t-il pas
dire ici que le désir est parfois conscient, parfois non, et que
même le désir le plus profond, sous-jacent à l'autre, est cet
instinct qui nous fait respirer sans que nous le sachions et que nous
n'ayons à y prêter attention ? Coupons cavalièrement le nerf
de telles objections en insistant sur la définition du désir comme
sentiment — le sentiment étant à son tour, réciproquement,
toujours un désir. En effet, on nomme le sentiment désir lorsqu'on
vise cet aspect par lequel il appartient à l'ensemble des pulsions,
son aspect dynamique ; et on nomme le désir sentiment pour
signifier qu'il est toujours aussi senti, et partant, conscient.
Quant aux pulsions inconscientes, laissons-leur le nom d'instinct,
pour ne plus nous en occuper qu'accessoirement, parce qu'elles ne
concernent pas directement notre question, les instincts comme tels
ne devenant pas des valeurs.
Néanmoins, si les
désirs sont conscients, ce n'est pas nécessairement de la manière
qui nous permettrait de les reconnaître aussitôt comme nous le
voudrions, parce que la façon dont nous les connaissons, c'est le
sentiment, c'est-à-dire que nous en prenons conscience par le fait
que nous les sentons ou les éprouvons. Or le sentiment se
caractérise par le fait qu'il s'étend dans toute la dimension
formée par l'échelle des degrés entre l'obscurité et la clarté,
entre la confusion et la distinction, entre l'implicite et
l'explicite. Et comme c'est la connaissance claire, distincte et
explicite que nous visons, le sentiment oppose souvent à la
tentative de le connaître son caractère plus ou moins obscur,
confus et implicite. Dans la mesure où il est obscur, nous peinons à
le percevoir, à le reconnaître, à saisir ce qu'il comporte. Dans
la mesure où il est confus, nous peinons à le dégager des autres
sentiments avec lesquels il tend à rester confondu, pour
l'identifier. Dans la mesure où il est implicite, nous peinons à
tourner notre attention vers lui et sommes enclins à le laisser
s'estomper dans l'ensemble affectif dans lequel il reste enveloppé,
comme une simple nuance qui n'arrête pas le regard. Dans cette
mesure, nous tendons donc, dans notre effort de connaissance
rationnelle, à le négliger et à le situer dans le domaine de ce
qui n'appartient pas à la science, et à confondre même son
obscurité avec un caractère inconscient.
Certes, tous les
sentiments ne sont pas implicites au point de passer inaperçus, ou
obscurs au point de ne pas se laisser reconnaître, ils peuvent être
également très manifestes. Cependant leur examen réclame
d'ordinaire une méthode visant à surmonter l'obstacle que nous
venons de décrire. Il faut déjà une culture de l'attention, pour
observer ce qui ne se présente pas de soi, mais se révèle à
travers des nuances tendant à passer inaperçues à la conscience
claire (ou à la raison, si l'on préfère). Or notre attention est
fortement guidée par le langage et ses distinctions, si bien que,
pour résister à cette inclination, il est utile de tenter de se
concentrer sur ce qui est senti indépendamment de lui, un effort qui
n'est certes pas aisé. Ces mêmes distinctions du langage et des
théories qui informent nos opinions tracent des lignes plus
lumineuses dans le paysage moins distinct de nos sentiments, et en
donnent une interprétation immédiate qu'il est difficile de
contrecarrer. Or cette résistance est nécessaire lorsqu'il s'agit
de diagnostiquer nos valeurs, puisque l'opinion se prononce vivement
dans ce domaine, qu'elle tend à former et à déformer selon des
lignes anciennes, qui tiennent peu compte du mouvement de la vie
affective.
Nous avons déjà vu
combien le rôle de l'imagination est essentiel dans ce domaine.
Celle-ci nous permet de faire varier par la fiction les situations,
et par là les sentiments correspondants. Grâce à ce jeu, il
devient possible de donner des accents à des sentiments moins
apparents, aussi bien que d'en engendrer de nouveaux. Toutefois notre
imagination n'est souvent guère plus libre que nos discours, étant
elle-même façonnée par notre éducation et la vie sociale, par les
images et les récits les plus fréquents dans notre milieu. Elle
doit donc déjà se libérer en s'exerçant à se lancer dans des
directions différentes de celles qui se présentent naturellement.
Cet effort est d'ailleurs très similaire à celui par lequel doivent
se former l'artiste et l'esthète.
L'art de saisir les
désirs en eux-mêmes, en tant que sentiments, est nécessaire non
seulement parce que les valeurs sont des désirs, elles aussi, mais
également parce qu'un désir de désir ne peut se comprendre
indépendamment du désir qu'il prend pour objet, pas plus qu'on ne
peut comprendre le désir de la pomme sans se faire une idée de ce
fruit. Dans cette mesure, il n'est pas possible de saisir les valeurs
de quelqu'un dont on ne connaîtrait pas suffisamment les désirs de
premier ordre, ni ceux-ci du reste sans se représenter assez bien
son milieu vital. Au moins, en ce qui nous concerne, pour le
diagnostic de nos propres valeurs — les nôtre individuellement et
celles de notre société, ou plutôt des diverses sociétés
auxquelles nous participons —, cette dernière condition ne semble
pas devoir manquer, s'agissant pour l'essentiel de notre propre
milieu de vie. Et quant à nos désirs, nous en avons, sinon la
connaissance claire, du moins l'expérience.
Quant à l'enquête sur
nos désirs de désirs, elle a ses difficultés propres, dont la
première, que nous avons déjà notée, vient de la relative
indistinction fréquente en eux entre le désir sujet et le désir
objet. Il en découle une difficulté dans la recherche des valeurs
du fait que de simples désirs peuvent en prendre l'apparence à nos
yeux. Nous avons tendance à croire en effet que des désirs
correspondent à des valeurs dès qu'ils sont fréquents et qu'ils
sont très communs dans une société ou dans l'humanité. Nous avons
vu pourtant que c'est loin d'être toujours le cas, car, par exemple,
bien que le désir de manger soit même universel chez les hommes, il
ne correspond pas pour autant à une valeur de ce seul fait. En
effet, aussi universel, aussi indispensable même à la vie soit-il,
il n'implique pas le désir de désirer se nourrir, pouvant même
donner lieu à une valeur inverse, conduisant par exemple à le
réfréner le plus possible ; et il peut très bien aussi
s'exercer naturellement, mobiliser une partie des efforts des hommes,
sans susciter ni approbation ni réprobation. Il suffit aux besoins
qu'on y satisfasse simplement parce que c'est nécessaire, même si
la tendance à valoriser les divers aspects principaux de sa vie
pousse d'habitude l'homme à leur attribuer une valeur, qui dépendra
autant du contexte des autres désirs dans lesquels ils s'inscrivent
que de leurs caractéristiques propres et de leur nécessité. Comme
les autres désirs, les plus fréquents ne sont des valeurs
(positives ou négatives) que dans la mesure où ils sont valorisés,
et que s'ils sont donc l'objet d'un autre désir.
On pourra objecter bien
sûr que les besoins ne sont nécessaires que si nous désirons
vivre, et que ce dernier désir est à son tour valorisé d'habitude,
si bien que, du même coup, se trouvent valorisés aussi tous les
désirs qui lui sont indispensables. Cependant cette valorisation
seconde, par implication, ne suppose aucun désir précis du désir
ainsi valorisé indirectement. Comme tel, il n'est donc pas une
valeur, parce que sa valeur n'est que latérale, et ne lui est donc
pas propre. Rien n'interdit en effet, comme nous venons de le
remarquer, que, malgré son caractère indispensable, accepté de bon
ou de mauvais gré, il puisse faire comme tel l'objet d'une
valorisation négative, conduisant à le réprimer et à ne le
satisfaire que comme un moyen en soi indigne. Ce phénomène des
valorisations indirectes, par implication, est fréquent et complique
la recherche des valeurs, puisqu'on s'expose naturellement à
considérer les désirs servant de moyens à des valeurs comme des
valeurs à leur tour à cause de leur importance, même si, par
ailleurs, ils demeurent en soi indifférents ou se voient valorisés
peut-être dans un sens différent des valeurs dont ils dépendent.
Ainsi, du fait que le travail, l'activité économique, l'argent,
jouent un grand rôle dans une société, on sera porté à juger
qu'ils ont une grande valeur, alors qu'en réalité leur valeur peut
varier fortement entre plusieurs sociétés économiquement
développées. Dans l'une par exemple, on est fier de travailler,
dans l'autre, de pouvoir s'en dispenser.
Comme les valeurs sont
généralement des désirs complexes, les désirs particuliers qui y
participent sont nombreux, et ils reçoivent cette lumière de la
valeur, si bien que la confusion porte souvent à les considérer
eux-mêmes comme des valeurs du seul fait de cette participation. Il
serait naturellement tout aussi erroné de vouloir procéder de
manière inverse et de refuser à tous ces désirs la possibilité
d'être aussi des valeurs par eux-mêmes. D'ailleurs, cela n'est pas
illogique du tout. En effet, dans un autre registre, qui songerait à
conclure que tel homme est grand parce qu'il fait partie d'une grande
nation ? Et pourtant, après une victoire de son pays, il se
sentira probablement grand et se bercera un moment de cette illusion.
Si les valeurs sont
souvent des désirs complexes, il existe aussi des systèmes, ou
plutôt des complexes, de valeurs, où celles-ci sont liées assez
intimement pour que ceux qui y adhèrent aient le sentiment qu'elles
forment ensemble un tout indissociable, doué à son tour d'une
valeur propre. C'est le cas notamment des religions. Seule l'analyse
du sentiment, derrière la doctrine éventuelle, révèle quelle est
la valeur du tout et de ses divers éléments. Plus le sentiment du
caractère indissociable de la totalité est fort, plus l'atmosphère
globale d'une religion importe, plus sa valeur se situe effectivement
dans le complexe lui-même. Mais il peut arriver aussi le contraire,
et que ce soient certaines valeurs plus particulières qui importent
le plus et qui organisent le reste. N'est-ce pas le premier aspect
qui domine chez les nostalgiques de la religion de leur enfance, et
le second qui incite les réformateurs, désireux de donner leur
vraie place aux principes essentiels, à bouleverser l'ordre global
auquel s'attachent les sentiments des premiers ?
*
Si la connaissance du
désir implique celle de l'objet, et la connaissance de la valeur,
celle du désir désiré, cela ne signifie pas bien sûr que la
détermination se fasse en un seul sens, car l'objet est également
transformé par le désir, et le désir par celui qui le valorise, si
bien qu'on ne connaît pas vraiment le monde sans connaître les
valeurs qui le façonnent également. Et de même, le désir de désir
est lui-même affecté par les éventuels désirs de troisième ordre
qui le prennent pour objet et l'évaluent à leur tour. Les
changements du monde physique modifient les désirs en modifiant
leurs objets (si notre nourriture se réduit à des pilules fades, la
gourmandise disparaîtra ou se transformera), et les changements de
ces désirs modifient les valeurs (si la gourmandise disparaît, elle
ne sera plus une valeur ni positive ni négative). Inversement, les
désirs tendent à se transformer selon la valorisation dont ils font
l'objet, de même qu'ils transforment notre milieu naturel (par
l'intermédiaire du travail notamment). Ainsi, il y a un mouvement
perpétuel entre la nature, les désirs et les valeurs, ainsi que
dans la nature, dans les désirs et dans les valeurs. Et les chaînes
de causes sont aussi bien verticales, de haut en bas et de bas en
haut, qu'horizontales, si l'on veut accepter cette métaphore
spatiale (et morale). Il y a donc des modifications naturelles des
désirs, et des changements qu'ils subissent et effectuent par leur
adaptation réciproque ou la lutte qu'ils se font. Il y a également
des transformations de désirs par d'autres, dans la chaîne
descendante, depuis les désirs des ordres les plus élevés jusqu'à
ceux du premier ordre et au milieu naturel (pourrait-on, pour imiter
les mathématiciens, l'appeler le désir d'ordre zéro ?). Les
modifications ascendantes ou horizontales des désirs sont des effets
non désirés ou voulus comme tels — quoiqu'ils puissent évidemment
servir de moyens à des transformations intentionnelles. En revanche,
les transformations descendantes sont nécessairement désirées,
étant des effets mêmes du désir affectant ce qu'il désire.
Théoriquement, ces diverses chaînes causales peuvent être perçues
comme indépendantes, bien que dans la réalité et la pratique,
elles interfèrent constamment.
Lorsque nous observons
les changements qui ont lieu dans les désirs, et dans les valeurs,
certains correspondent principalement à des modifications naturelles
ou non intentionnelles, et d'autres à des transformations désirées.
Il est important pour notre diagnostic de faire la distinction, car,
si tous ces changements sont intéressants à relever et à étudier,
ils nous importent différemment, les transformations dues au désir
représentant les opérations par lesquelles nous sommes actifs, les
autres modifications servant à définir les conditions matérielles
(en un sens large) de ces actions. Ces dernières modifications font
couramment l'objet de l'étude des changements de valeurs, que l'on
cherche d'habitude à comprendre comme des adaptations aux
changements du milieu physique, technique et social. En revanche, les
transformations de désirs et de valeurs provenant du désir lui-même
sont plus proprement l'affaire de la philosophie conçue comme
pratique, et par conséquent du diagnostic auquel nous voulons nous
livrer.
Abstraction faite du
phénomène important de la perpétuelle interaction de nos désirs
qui forme le fond mouvant de notre vie intérieure, quand nos désirs
changent, ou bien la situation extérieure correspondante s'est
modifiée et nous nous y sommes adaptés, plus ou moins consciemment,
ou bien nous les avons transformés en fonction de nos valeurs (ou
les deux à la fois). Et de même, quand nos valeurs changent, ou
bien il y a eu une modification dans nos désirs de premier ordre qui
s'est répercutée sur nos valeurs, ou bien nous les avons
transformées à partir des jugements que nous avons portés sur
elles, en fonction de désirs de troisième ordre. Les actions de ce
dernier type forment le lieu propre de l'opération des idées —
non pas parce que les valeurs ne seraient pas aussi des idées et que
seuls en seraient les principes à partir desquels elles peuvent être
évaluées à leur tour, mais parce que la puissance de détermination
est ici du côté des idées, comme elle l'est déjà lorsqu'on se
réfère aux valeurs dans la détermination des désirs. Ainsi, dans
le diagnostic de la transformation des valeurs, il est important de
ne pas se contenter de référer les changements de valeurs aux
situations du milieu physique, technique, politique, social,
psychologique auxquelles on suppose qu'elles répondent, mais de
chercher également quelles idées pourraient leur servir de
principes. Et inversement, l'enquête sur ce genre d'idées peut
servir de guide à la découverte de certaines transformations de
valeurs peut-être moins évidentes sinon. Par exemple, l'idée de la
nature éternelle, immuable, de l'homme est également un désir de
rendre stable cette nature, y compris le monde des valeurs. Cette
idée pourra s'associer à d'autres, comme celle du caractère idéal
de cette nature, requérant l'effort pour le réaliser. Et cet idéal
pourra être vu comme connu, ou à découvrir, demandant de se fier à
la tradition ou de se lancer dans les aventures de la découverte, de
se tourner vers le passé ou le futur. La nature humaine peut être
conçue au contraire comme foncièrement historique, forçant à
admettre comme inévitable le changement des valeurs. Bref, chacune
de ces idées, parmi d'autres, pourra agir dans la transformation des
valeurs (y compris leur fixation) et l'orienter différemment.
Cela signifie qu'en
découvrant les principes d'évaluation des valeurs, on n'envisage
plus celles-ci comme statiques, mais comme engagées dans un
mouvement, ou du moins dans un dynamisme, tendant à les transformer
dans un certain sens, défini par les idées ou désirs qui servent
de principes. Rien n'assure que cette transformation aura lieu, ou
qu'elle correspondra à celle que requièrent ces principes, mais les
valeurs sont perçues comme sous l'influence d'une force qui va dans
cette direction, et qui pourra s'imposer dans des circonstances
favorables. Parmi ces circonstances, il faut compter non seulement la
situation extérieure, mais également le champ même des idées avec
leurs tensions réciproques, les avantages et désavantages de leur
lutte, à l'intérieur de l'individu comme dans la guerre des idées
à l'échelle des cultures. Et la philosophie joue ici son jeu
propre, où elle rencontre d'autres formes de puissances
intellectuelles, dont les idéologies. Elle retrouve donc là
également son propre point de vue pratique.
Nous avons envisagé en
effet la philosophie comme une discipline non pas simplement
théorique, mais essentiellement pratique. C'est pourquoi ses
principes ne se trouvent pas dans des sortes de premiers axiomes à
partir desquels pourraient se déduire les vérités, mais plutôt
dans une attitude fondamentale. Le philosophe se caractérise en
effet notamment par un désir de mener sa vie avec la plus parfaite
lucidité. Et ce désir le porte à accomplir sans cesse, avec un
intérêt très prononcé, le passage entre les divers ordres de
désirs, à l'explorer, à le pratiquer, à l'étendre même, en
remontant à des ordres supérieurs, de troisième, de quatrième
degré, à mesure qu'il y trouve quelque moyen de connaître ses
désirs et d'agir sur eux. Ce qui oriente son examen, c'est donc le
désir de saisir l'ordre de ses désirs, pour le rendre aussi
autonome que possible, et donc le transformer lucidement en ce sens,
raison pour laquelle cette enquête sur la transformation des valeurs
prend la forme d'un diagnostic, comme nous le savons.
Est-ce à dire que ce
désir correspondant à l'attitude philosophique représente une
sorte de principe premier, le plus haut des désirs dans la
hiérarchie des ordres, le désir absolu en quelque sorte ? En
pratique, tant que la transformation philosophique ne l'atteint pas
ou ne l'affecte pas essentiellement, c'est ainsi qu'il se présente.
Mais ce principe est réfléchi, et capable d'agir sur lui-même,
directement ou par l'intermédiaire du système de valeurs et de
désirs qu'il ordonne, car il n'est pas lui-même indépendant du
système de désirs qui le modifie et qu'il contribue à transformer.
Aussi serait-il vain de vouloir le fixer dans un concept rigide.
Cette attitude est foncièrement une attitude de recherche,
réflexive, et elle peut prendre donc bien des formes. Mais elle
s'oppose évidemment à d'autres attitudes, qui ne visent pas à la
lucidité dans la vie, et qui défendent même éventuellement des
désirs de vies moins exposées à la lumière.
Si le diagnostic
philosophique n'est pas une enquête scientifique, c'est
principalement parce qu'il ne prétend pas se contenter d'étudier
les valeurs, mais les utilise aussi, évaluant à son tour les
valeurs qu'il examine. Nous pouvions nous demander à partir de
quelles valeurs ces jugements peuvent être portés. Il y en a sans
doute de fort diverses selon les philosophies. Mais les principes
correspondant à cette attitude philosophique, visant la lucidité,
sont généralement partagés entre les philosophes, parce qu'ils
définissent (de manière discutable, sans doute, comme tout dans
cette discipline) la philosophie elle-même. La question se pose
donc, à propos de toutes les valeurs, de savoir à quel point elles
favorisent la philosophie ou la lucidité, et elles seront plus ou
moins bonnes ou mauvaises dans la mesure où elles la promeuvent ou
l'empêchent. La question se pose aussi, à propos de toute
transformation des valeurs, de savoir si elle va dans le sens de
permettre ou non une plus grande lucidité. Et cette question conduit
à se demander si les principes selon lesquels ces transformations
ont lieu sont compatibles ou non avec ceux de la philosophie.
*
Cette introduction est
loin d'avoir fait le tour des problèmes que pose un diagnostic
philosophique de la transformation des valeurs. Il s'en est tenu à
des questions générales, laissant à notre recherche commune le
soin d'aborder les autres. Il serait par exemple intéressant de se
demander où l'on peut concrètement découvrir les valeurs, dans
quels types de discours, mais ailleurs également, dans les attitudes
concrètes. Les hommes aiment se déterminer en imitant des modèles,
par exemple. Faut-il voir en ceux-ci, grands écrivains et artistes,
hommes politiques marquants, savants, vedettes du sport, du cinéma,
de la chanson, des expressions particulières des valeurs ? Ces
modèles changent-ils ? Peut-on tirer des conclusions de leur
répartition dans diverses sphères, comme par exemple du fait que le
sport en fournit beaucoup de populaires, tandis que les héros
guerriers ont presque disparu ? Dans un autre domaine, faut-il
compter parmi les expressions des valeurs les désirs promus par la
publicité, ou bien les considérer comme un simple moyen de relier
des désirs existants à des produits ? La publicité
joue-t-elle un rôle, direct ou indirect dans la transformation des
valeurs ? Et qu'en est-il de la propagande politique ou
religieuse ? Quel rôle jouent nos arts, et notamment la
production artistique industrielle et commerciale ? Qui sont les
acteurs de la transformation des valeurs, et quels sont leurs
principes ? Quelles valeurs défendent et promeuvent les
idéologies actuelles ? Y a-t-il des mouvements importants
opposés à la lucidité ? Dans ce sens, jusqu'où peut-on
aller ? Dans quelle mesure peut-on se passer de valeurs, en
menant une vie pour ainsi dire sourde, évitant la réflexion, et par
conséquent le désir de désir ? Et jusqu'à quel point peut-on
faire d'une telle attitude une valeur ? Dans cette perspective,
diverses sociétés, divers individus, peuvent-ils se caractériser
non seulement par leurs différentes valeurs, mais aussi par le degré
chez elles du recours aux valeurs dans la vie ? Quelles sont
parmi nos valeurs celles qui appellent davantage à la réflexion et
au recours aux valeurs, et quelles autres l'empêchent plutôt ?
Bref, le champ est
ouvert, et c'est en tentant le diagnostic, c'est-à-dire en y
réfléchissant tout en le faisant, que nous en viendrons à en
construire concrètement la méthode. Et c'est en nous y engageant
que nous pourrons comprendre comment dans le diagnostic la
philosophie devient réellement pratique et participe déjà à la
transformation des valeurs qu'elle examine. Comme d'habitude, je vous
invite à entrer dans cette réflexion en commençant déjà par
réfléchir à la manière dont j'ai développé le problème, pour
la mettre en discussion.
Gilbert Boss